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Derrière les vieux murs en ruines: roman marocain

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The Project Gutenberg eBook of Derrière les vieux murs en ruines: roman marocain

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Title: Derrière les vieux murs en ruines: roman marocain

Author: A. R. de Lens

Release date: July 15, 2022 [eBook #68528]
Most recently updated: October 18, 2024

Language: French

Original publication: France: Calmann Lévy, 1922

Credits: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DERRIÈRE LES VIEUX MURS EN RUINES: ROMAN MAROCAIN ***

A. R. DE LENS

———

Derrière
les vieux murs
en ruines

Roman marocain


PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3

1922

Prix: 6 fr. 75 c.


DERRIÈRE
LES VIEUX MURS EN RUINES



CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

——

DU MÊME AUTEUR
Format in-18.
LE HAREM ENTR’OUVERT1 vol.
En préparation:
OUM EL GHIT OU L’OMBRE DU HAREM, roman.1 —
OUM EL GHIT OU LA CHOUETTE AU SOLEIL, roman1 —

Droits de traduction et de reproduction réservés
pour tous les pays.

Copyright 1922, by Calmann-Lévy.


A. R. DE LENS
——

DERRIÈRE
LES VIEUX MURS
EN RUINES

ROMAN MAROCAIN


PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3
——
1922


A JEAN REVEILLAUD


DERRIÈRE
LES VIEUX MURS EN RUINES


20 novembre 1915.

De Meknès on ne voit d’abord que des remparts et des ruines.

Les remparts déroulent, durant des heures, une ceinture farouche derrière laquelle on ne devine rien.

Parfois un palmier incline sa tête au-dessus des murailles, un olivier gris surgit dans une crevasse, quelques figuiers s’agrippent entre les cailloux.

Il semble que l’on soit destiné, comme en un conte, à longer inlassablement une cité mystérieuse et morte...

Puis, sur la colline, apparaissent les ruines. Ce sont de très vieux murs aux tons fauves, des palais à demi détruits, dont quelques arcades attestent encore les dimensions colossales; un enchevêtrement de terrasses vétustes, de treilles, de logis abandonnés, de pierres qui ne tiennent plus et que la végétation envahit... Seuls des minarets émaillés de vert, sveltes et luisants, dominent, intacts, l’immense écroulement de la ville.

A cette heure tardive où nous arrivons, la chaîne du Zerhoun est revêtue d’une brume violette, striée de grandes ombres bleues, et les ruines, subitement, se dorent, flamboient et s’éteignent avec le crépuscule, plus grises, plus tragiques d’avoir été si lumineuses il y a quelques minutes à peine.

Le Chérif[1] nous a envoyé des esclaves et des mules. Un négrillon nous précède à travers les ruelles qui se croisent, se multiplient, s’engouffrent sous des voûtes aux ténèbres profondes. Puis elles reviennent à la faible lueur nocturne, pour nous mieux révéler l’infinie vieillesse et la mélancolie des bâtisses qui s’effondrent.

Combien de temps devrons-nous circuler dans cet impressionnant dédale, où les rares passants, enveloppés de leurs burnous, semblent des fantômes? Ils glissent le long des murs, sans plus de bruit que le halo de leurs lanternes, dont les sautillements jaunâtres exécutent une danse de feux follets.

Le ruelle se resserre, se fait plus noire et désolée, elle descend, à présent, au fond de l’ombre, par un grossier escalier de pierres, dans lequel nos mules butent à chaque pas. Le négrillon s’arrête... C’est ici?... Cette porte derrière laquelle on aperçoit un vestibule misérable?... Ici, la demeure du noble et richissime Chérif Mouley Hassan?...

Le voici qui s’avance, tout de blanc drapé, avec cet air altier dont il ne se départ jamais. Des esclaves noirs l’accompagnent, car il ne se déplace qu’en grande pompe, comme le Sultan que son orgueil voudrait égaler. Mais un sourire adoucit, pour nous, la fierté de ses allures. Le Chérif nous honore d’une amitié particulière depuis que mon mari eut, au Maghzen[2], l’occasion de débrouiller une affaire de faux dont il avait été victime.

—Soyez les bienvenus chez moi! Soyez les bienvenus! répète-t-il.

Après mille congratulations et politesses, nous le suivons dans le vestibule aux angles brusques. Plusieurs portes, massives, blindées de fer, hérissées de clous, se succèdent avec des airs hostiles. La dernière s’ouvre... Le patio nous apparaît tout à coup, sous la caresse bleue des rayons lunaires, tandis que les salles flamboient, toutes dorées dans l’illumination des cierges de cire qui s’alignent sur les tapis.

Enchantement exquis et mystérieux de cette demeure, auquel on n’est pas préparé. Des reflets miroitent sur les murs revêtus de mosaïques, sur les ors des plafonds ciselés et peints, sur les dalles de marbre, si polies qu’elles semblent mouillées. Ils dansent en étincelles opalines au sommet du jet d’eau. Chaque gouttelette est piquée d’un reflet vert par la lune, et d’un reflet orange par la lumière des flambeaux.

Une foule d’esclaves s’empresse à nous servir. Elles apportent le thé à la menthe et les parfums, avec un luxe princier d’argenterie. D’énormes plats de Fès, aux bleus rares, des coupes de Chine et d’autres en cristal, remplies de gâteaux, de noix, de dattes, sont disposés sur une mida[3] que recouvre une soie émeraude brochée d’or. Et l’on nous verse aussi du lait d’amandes, du sirop de grenades et du café à la cannelle.

Le Chérif, nonchalamment accroupi parmi les coussins, dirige les négresses d’un signe ou d’un clignement d’œil. Elles ne passent devant lui qu’humbles, les bras collés au corps, la tête basse, dans une attitude de respect infini et de crainte. Mais leurs croupes rebondies, ondulant sous le caftan, leurs faces rondes et luisantes, leurs bras vigoureux, attestent la richesse d’une maison où l’abondance règne...

Toutes choses de ce palais, comme en un conte des Mille et Une Nuits, sont d’une incomparable somptuosité. En nulle autre demeure je ne vis une décoration si luxueuse, des tapis si épais, des sofas si moelleux, ni pareille abondance de coussins... L’air est embaumé par les vapeurs légères et précieuses qui s’échappent des brûle-parfums; des esclaves nous aspergent d’eau de rose, avec les mrechs d’argent au col effilé; d’autres, agitant devant nous des mouchoirs de soie, chassent d’invisibles mouches.

Indolent et majestueux, le Chérif jouit de notre admiration, à laquelle nous savons, comme il sied, donner un tour flatteur, mais discret.

—Oui, nous dit-il, cette demeure est agréable... j’en ai bien d’autres à Fès, à Tanger, à Marrakech, cent fois plus belles, où vous serez mes hôtes un jour, s’il plaît à Dieu!...

Son orgueil est immense et magnifique. Il rivalise de faste avec le Sultan, son cousin, qu’il surpasse par la largesse de son hospitalité et l’éclat de son train.

Chacun se souvient encore du brigandage de ses ancêtres toujours en dissidence, et dont Mouley Abder Rahman[4] ne se concilia l’amitié qu’en accordant sa fille, Lella Aïcha Mbarka, au père de notre hôte.

—C’était un homme! nous dit-il, un guerrier valeureux que nul n’a pu vaincre... Nous ne sommes point efféminés comme ces citadins aux cœurs de poules... et nous descendons, par les mâles, plus directement du Prophète que par notre alliance avec les Alaouïine[5]... Je me souviens des séjours que je fis, en mon enfance, dans nos tribus de l’Atlas... Nous partions dès l’aube à la chasse aux fauves, précédés par des centaines de rabatteurs. Il y avait de nombreuses victimes parmi eux, cela compte peu, et nous revenions chargés de trophées importants. Au reste, mes cousins, les Chorfa, qui vivent encore à Ifrane, ne recouvrent pas leurs couches avec des brocarts, mais avec des peaux de lions...

Ses yeux flambent en évoquant de tels souvenirs, sa taille se redresse, sa belle tête à barbe blanche est celle d’un chef, d’un conquérant. Mouley Hassan a raison, un sang plus brûlant court en ses veines qu’en celles des paisibles amis avec lesquels, d’habitude, nous devisons. Il ne parle guère que de lui, de ses aïeux, de ses chevaux, de ses biens et de ses exploits. Mais sa vanité devient superbe d’atteindre de telles proportions en un tel cadre! Il veut éblouir et ne ménage rien à cet effet. Un respect émerveillé l’entoure à cause de ses richesses, des tribus qu’il domine encore dans la montagne et de l’influence extrême qu’il possède sur son impérial cousin.

L’agitation grandit parmi les esclaves, leur nombre se multiplie. A présent le patio est envahi de nègres portant les plats de cuivre coiffés de couvercles coniques. Ils les alignent à l’entrée de la salle, tandis qu’une fillette purifie nos mains sous l’eau tiède et parfumée d’une aiguière. Le Chérif s’accroupit avec nous autour de la table ronde et basse; il rompt lui-même les pains à l’anis dont il distribue abondamment les morceaux.

—Allons! Au nom d’Allah!

Les plats succèdent aux plats, succulents et formidables: ce sont des tagines[6] de mouton aux oignons, aux raisins secs, aux épices variées, et d’autres contenant cinq poulets rôtis, farcis ou à diverses sauces. Quelle basse-cour tout entière a-t-on sacrifiée pour notre dîner de ce soir!...

Notre accoutumance aux mœurs arabes est telle que nous ne nous étonnons plus d’un pareil repas, et savons, très correctement, selon les règles, retirer la viande entre le pouce et l’index de la main droite, ou rouler, d’un petit mouvement saccadé de la paume, les boulettes de couscous, que l’on porte à sa bouche, rondes et luisantes comme des œufs.

Mais l’excellence des mets nous surprend agréablement, habitués que nous sommes à la cuisine moins raffinée des Rbati[7].

—C’est que, nous dit notre hôte, ils n’emploient pas ainsi que nous le beurre et l’huile fine. Ces «marchands» se contentent de l’abondance, leurs gosiers n’ont point la délicatesse des nôtres... Au reste, on ne cuit bien que dans nos maisons du Maghzen et j’ai fait venir de Tétouan plusieurs négresses expertes aux tagines et à la pâtisserie... Vous ne trouverez nulle part au Maroc, pas même à Fès, une cuisine comparable à celle-ci.

La mida se couvre à présent de coupes en cristal contenant d’étranges petites salades qui témoignent d’une imagination culinaire très inventive: oranges assaisonnées de vinaigre et d’eau de rose; persil haché dans une sauce huileuse; patates douces relevées de piments; rondelles de carottes à la fleur d’oranger... Par le Prophète! ce n’est point mauvais et quelques-uns de ces mélanges ont même une succulence inattendue... Ils sont destinés à ranimer, pour la fin du repas, nos appétits défaillants. Car il convient encore de faire honneur à une dizaine de nouveaux poulets, au couscous, et à ce très délectable «turban du Cadi», qui recèle, en une pâte croustillante et mince, des amandes pilées avec du sucre. Et comme aucune boisson n’accompagne un tel festin, le thé à la menthe, dont ensuite on prend trois tasses, est le très bien venu. Mais il s’accompagne de pâtisseries auxquelles, malgré l’insistance de notre hôte, nous ne saurions toucher...

Je laisse Mouley Hassan décrire à mon mari, avec son habituelle emphase, l’étendue de ses domaines et le nombre de ses serviteurs, et, sans prononcer une parole, je me lève pour aller rendre visite à l’invisible «maîtresse des choses».

Une négresse a compris mon désir. Elle me précède à travers le patio. Quatre massifs piliers soutiennent, au premier étage, une galerie rectangulaire précieusement dorée, peinte et sculptée. Quelques femmes chuchotent dans l’ombre, et je les sais, tapies derrière les balustrades en bois tourné, pour épier les hommes qu’elles ne doivent pas approcher...

Mais ce n’est point là-haut que nous allons. L’esclave me fait parcourir des couloirs sinueux et sombres aboutissant à un «riadh[8]» irréel dans l’enchantement azuré de la lune: les orangers, chargés de fruits, forment des masses noires, au-dessus desquelles les bananiers balancent leurs larges feuilles déchiquetées. Quelques roses tardives, étrangement blafardes, surgissent dans la verdure; un jasmin recouvre une allée, d’une tonnelle si parfumée que l’on ne saurait s’attarder à son ombre. Des bassins étroits et profonds, affleurant le sol au milieu des mosaïques, se moirent de larges reflets, et l’on n’entend, dans le recueillement nocturne, que les petits cris étouffés des oiseaux rêvant de l’épervier ou du serpent, et le bruit cristallin d’une fontaine...

Lella Fatima Zohra m’attend, accroupie en une salle étincelant à la lumière des flambeaux. C’est une femme assez âgée, au visage grave et bon, aux gestes sobres, dont on devine, dès l’abord, la haute naissance. Pourtant elle n’a point la morgue de Mouley Hassan, et les esclaves, autour d’elle, perdent leur air de servilité craintive; quelques-unes, même, s’adossent familières aux montants de la porte et mettent leur mot à la conversation.

La Cherifa me reçoit avec une réelle bienveillance, quoiqu’elle ne me connaisse pas encore... Et certes je suis sensible à cet accueil, car je sais les vieilles dames marocaines beaucoup plus farouches aux Nazaréens[9] que leurs époux, et souvent même hostiles.

—Sois la bienvenue chez nous, dit-elle, tu honores notre maison.

—Sur toi, la bénédiction d’Allah. C’est nous qui sommes honorés d’être reçus dans une si noble famille et une si magnifique demeure!

—Nos tapis sont indignes d’être foulés par tes pieds; si je le pouvais, je te porterais sur mes épaules... O le grand jour chez nous, de vous avoir pour hôtes!

—Plus grande encore est notre réjouissance, ô Lella[10]!

—C’est la première fois que tu viens à Meknès? Que t’en semble?

—Je n’ai rien aperçu dans les ténèbres, mais il ne me reste plus quoi que ce soit à admirer, puisque j’ai vu ta maison.

—Elle est belle, et semble méprisable à qui n’en sort jamais...

—Le regretterais-tu?

—Certes, je refuserais de franchir la porte si on me le proposait!... Telle est notre coutume,—et nous, gens du Maghzen, devons la suivre plus strictement que les autres. Mais je pense parfois qu’il y a des rues, des souks, des arsas[11], des montagnes... et je ne connais que ces murs...

—Ils sont d’une splendeur sans égale, et tu possèdes un riadh plein de verdure pour rafraîchir tes yeux...

—Louange à Dieu!... Je te montrerai toute la maison lorsque les hommes en seront partis. Mais ce soir tu sembles fatiguée, ô ma fille, et, malgré la joie que me donne ta compagnie, je ne veux pas, après ce long voyage, t’empêcher de prendre du repos.

—Dieu te bénisse, ô Lella! tu n’as pas «raccourci[12]» avec moi.

—Qu’Allah te fasse dormir en son contentement!

—Puisses-tu te réveiller au matin avec le bien!

A travers les couloirs en labyrinthe, je regagne la salle des hôtes que nous occupons.

Et, sur une couche de brocart violet ramagé d’or, je perçois encore, en un demi-sommeil, le clapotis clair du jet d’eau, le glissement des pieds nus dans le patio, puis, angoissante et sublime, la clameur dont le muezzin déchire la nuit:

La prière sur toi, ô Prophète de Dieu!
La prière sur toi, ô l’Aimé de Dieu!
La prière sur toi, ô Seigneur Mohammed!...

21 novembre.

Meknès dans la lumière du matin... Ce sont toujours des ruines, mais des ruines avenantes, chargées de vignes dont les treilles s’étendent au-dessus des patios.

Il y a des ruelles aux sinuosités inattendues, des voûtes très noires au bout desquelles éclate tout à coup l’ensoleillement d’une muraille; de petites places, provinciales et paisibles sous l’ombre d’un énorme mûrier, où des Marocains se reposent et boivent le thé, en calculant les coups d’une partie de dames.

Les marchands somnolent en leurs échoppes, au milieu des babouches, des lanternes ou des soies éclatantes, sans aucun souci d’attirer le client. Les menuisiers rabotent les planches de cèdre, qu’ils creusent patiemment de décors géométriques et compliqués. Une bonne odeur résineuse flotte sur leur quartier. La cadence des marteaux domine en celui des forgerons. Nul ne se presse, car le temps appartient à Dieu...

Des herbes garnissent les murs branlants et la crête des terrasses; une vie douce, ralentie, semble palpiter à peine en la vieille cité.

Mais elle a aussi de larges rues lumineuses qui s’encombrent de bourricots et de piétons; des souks mouvementés; des places immenses, brûlées de soleil, où se tiennent les marchés. La foule grouillante des Berbères; des vendeurs d’œufs, de poulets et de légumes; des vieilles bédouines aux visages osseux; des jongleurs, des musiciens, des charmeurs de serpents, des Arabes pouilleux, des gamins et des esclaves, s’agite et semble minuscule dans un cadre trop colossal pour des humains. Les remparts, les portes et les palais de Mouley Ismaïl[13] imposent à l’entour leurs écrasantes silhouettes.

Le mauvais rêve de Rabat et de sa civilisation est loin!... Loin de toute la distance qui sépare la vie européenne de celle-ci, plus encore que de cet interminable bled désert et de ces montagnes qu’il nous fallut traverser.

Ici, je sens que je pourrai reprendre mon existence demi-musulmane et que d’invisibles amies m’attendent en leurs demeures, derrière les vieux murs en ruines.

23 novembre.

Lella Fatima Zohra me fait appeler chaque matin, et je la trouve invariablement accroupie au milieu de la salle qui donne sur le riadh. Elle se soulève à peine pour m’accueillir, car sa corpulence répugne au moindre mouvement. Toute une vie de réclusion appesantit ses membres. La Cherifa ne bouge guère de sa place favorite, d’où elle aperçoit le jardin, un coin de ciel, et surveille les allées et venues des esclaves. Son existence s’écoule sur un sofa, dans l’amoncellement des coussins; c’est là qu’elle dort, s’habille, boit le thé, prend ses repas. Ses nobles mains, qui ne connurent jamais le travail, reposent blanches et potelées parmi les étoffes. Depuis que l’âge et les soucis ont ravagé sa beauté, Lella Fatima Zohra ne porte plus que les vêtements sévères qui conviennent aux matrones: des caftans de drap, voilés par une simple tfina de mousseline; une sebenia, tissée dans le pays, à rayures oranges et jaunes, alors que les jeunes femmes se coiffent des soyeux foulards à ramages venus d’Europe.

Haute et rigide, une ceinture de Fès enroule autour de sa taille des arabesques éblouissantes. C’est le seul luxe qu’elle garde, bien que la mode en soit passée.

—Car, dit-elle, je ne saurais, sans cela, me soutenir. J’y fus habituée dès l’enfance, mes os n’auraient pas la force de supporter mon corps.

Elle a renoncé à tout autre ornement, ses joues ne se relèvent d’aucun fard; c’est à peine si elle noircit ses yeux de kohol et colore ses mains au henné. Pour qui du reste se parerait-elle?... L’indiscrétion des négresses m’a déjà révélé que le Chérif ne va plus jamais la rejoindre en sa chambre...

Lella Fatima-Zohra m’apparaît femme de grand sens, prudente et avisée. Elle accepte, avec une résignation très digne, les désordres de son époux, les innombrables favorites dont il emplit la maison. C’est elle-même, dit-on, qui lui ferma sa porte, après trop de scandales, et obtint cette séparation à l’amiable, si rare chez les Musulmans. Mouley Hassan ne la répudia pas, son orgueil dut plier devant les exigences de la Cherifa. Il ne fut pas non plus sans peser la grande fortune que l’épouse ajoutait à la sienne, ni cette luxueuse demeure, héritée de son beau-père.

Et, qu’a-t-il à regretter d’une femme flétrie, alors qu’il peut se procurer si facilement toutes ces jeunes négresses à la peau lisse, aux reins mouvants, et à la forte odeur capiteuse?...

Lella Fatima Zohra reprit donc sa liberté, si l’on peut appeler liberté l’obligation de vivre entre les murs, dans la stricte observance des coutumes musulmanes.

Malgré le détachement du maître, elle jouit d’un réel prestige dans la maison, car elle est de noble race, riche et considérée, outre l’entendement qu’Allah lui dispensa. Les esclaves semblent la vénérer; les concubines, dont le nombre augmente chaque jour, lui témoignent une humble déférence et sollicitent même ses conseils dans les circonstances graves. Un essaim de négrillons et de négrillonnes, aux teints plus ou moins foncés, bourdonnent sans cesse autour d’elle, et roulent sur les tapis, bousculent les coussins avec l’exubérance animale de leur âge. Progéniture du Chérif—qui témoigne un goût particulier pour les négresses,—et qu’elle traite presque maternellement.

—Tu n’as pas d’enfant? lui ai-je demandé.

—J’en ai perdu huit, mais,—louange à Dieu!—il me reste un fils, Mouley Abdallah, marié depuis le mois de Chabane. Sa demeure est toute proche. Il faudra que tu ailles voir ma belle-fille, Lella Meryem, une gazelle aux yeux langoureux...

—Elle sera mon amie, puisqu’elle paraît si chère à ton cœur.

—S’il plaît à Dieu!... Mouley Abdallah en a l’esprit perdu. Il la comble de présents et lui a même promis de ne prendre aucune autre femme.

—Crois-tu qu’il tiendra sa parole?

—Dieu seul connaît le cœur des hommes. Il est le plus savant.

—Les Meknassi[14] ont-ils toujours plusieurs épouses?

—Rare, ô ma fille! celui qui peut se contenter d’une... Généralement ils en prennent deux ou trois, parfois quatre, selon la permission du Livre, et combien d’esclaves!...

—Toi, du moins, tu n’as pas de co-épouse?

—Détrompe-toi, Mouley Hassan a trois femmes légitimes, l’une à la Mecque, fille du Mufti des quatre rites, l’autre à Marrakech, dont le père est un Caïd des Sgharna, et moi-même... Il songe à présent à en épouser une quatrième...

Lella Fatima Zohra n’en dit pas davantage, et, malgré sa sérénité, je n’osai l’interroger sur ce sujet délicat.

24 novembre.

—Je suis lasse et ne puis encore te faire visiter la maison, me répète la Cherifa toutes les fois que je me rends auprès d’elle.

Je n’imagine guère, du reste, sa lourde personne errant à travers les cours et les couloirs. C’est à peine si je la vis faire quelques pas dans les allées du jardin, vite essoufflée par cet effort.

—Aïcheta te guidera, me dit-elle aujourd’hui, en désignant une esclave. Pardonne-moi, ô ma fille, de ne t’accompagner comme je le voudrais, car mes membres affaiblis se refusent à moi.

La négresse m’entraîne dans le palais, dont je ne connais encore qu’une partie, et, consciencieusement, elle m’en fait visiter tous les recoins: les cuisines sombres, noircies de fumée, où flotte un relent d’huile et de graisse; les chambres à provisions, pleines d’énormes jarres ventrues; les escaliers étroits, les couloirs innombrables; le «menzeh»[15], dans lequel le Chérif aime à recevoir ses amis, et qui a, sur le premier vestibule, son entrée indépendante; les salles immenses, étincelantes d’ors, de peintures et de mosaïques, toutes garnies de sofas et de coussins en brocart; et les cinq patios, différents d’âge et de style, mais également admirables. Ils furent construits par les ancêtres de Lella Fatima Zohra, à mesure qu’augmentaient l’opulence de la famille et le nombre des épouses. Les galeries du premier étage sont soutenues par des piliers sur lesquels repose l’entablement. Dans chaque patio l’eau scintille, telle la gemme précieuse au milieu de l’écrin. Elle fuse des grandes coupes de marbre, en jets minces et brillants; ruisselle des vasques très basses posées à même le sol; s’étale paresseusement dans les bassins, azurée, changeante, selon les caprices du ciel.

Des esclaves viennent aux fontaines remplir leurs amphores et les aiguières de cuivre destinées aux ablutions. Une extraordinaire population féminine s’agite dans le palais, cuit les aliments sur des canoun[16], lave le sol à grande eau, boit du thé, file de la laine. De belles négresses, aux croupes arrondies, se vautrent parmi les coussins. Leur indolence, le luxe de leurs parures multicolores, et certain air de bestiale satisfaction épanouissant leurs faces, dénoncent les favorites du moment.

Mais il y a aussi de minces fillettes à peine nubiles, dont le Chérif ne dédaigne pas le charme aigrelet, et des matrones effrontément fardées qui savent, parfois encore, l’ensorceler de leurs attraits vieillissants.

—Du reste, me confie Aïcheta, il a connu, ne fût-ce qu’une fois, chaque femme de sa maison. Quand il achète une nouvelle esclave, on la fait bien reposer, manger avec abondance, aller au hammam et revêtir des vêtements neufs. Puis, le maître l’appelle un soir. Celle qui sait plaire reçoit des bijoux, des caftans, des servantes; elle habite une belle chambre et n’a rien à faire de tout le jour. Les autres, les pauvres! retournent avec les esclaves et travaillent comme des ânes.

—Et toi, Aïcheta? demandai-je curieuse.

—O mon malheur! Le Seigneur ne m’avait pas désignée pour être une «maîtresse des choses». Je ne passai, chez Mouley Hassan, qu’une seule nuit...

Aïcheta est noire et simiesque. Je m’étonne même que notre hôte n’ait pas jugé à propos de faire une infraction à sa coutume.

—As-tu vu ces vieilles qui filaient dans l’autre cour? continue la négresse, elles ont eu des jours heureux, lorsque le Chérif était jeune... A présent, qui songerait à les regarder? Allah seul reste immuable...

—Certes! qu’Il soit exalté. Mais, dis-moi ce que devient une favorite quand elle a cessé de plaire?

—Si ton vêtement de soie est abîmé, tu en fais un chiffon pour nettoyer les plateaux...

—Ainsi, elle retourne parmi les esclaves?

—En vérité! et nous nous moquons d’elle ce jour-là.

La face de guenon grimace d’un rire mauvais.

—Il ne tardera pas à luire pour Messaouda, la fière, ajoute-t-elle, en désignant une négresse qui allaite un nouveau-né. Un sein noir et luisant sort d’une large manche de son caftan, où disparaît la tête de l’enfant.

—Mais, dis-je, elle a donné un fils au Chérif.

—Et qu’importe?... Il sera Chérif lui-même, si Dieu lui accorde l’existence... sa mère n’en reste pas moins une esclave comme moi! Nous autres sommes faites pour servir et manger du bâton...

Aïcheta parle sans amertume. Elle envie le sort des favorites qui goûtent pendant quelques mois, ou quelques années, aux délices de la richesse et de l’oisiveté, mais elle est parfaitement résignée à son sort qu’elle juge normal et dispensé par Allah.

—Ne répète rien de ce que je t’ai raconté à Lella Fatima Zohra, me recommande-t-elle au retour.

—N’aie pas de crainte, ô ma fille, murmurai-je en lui glissant une pièce d’argent dans la main; mon cœur est fermé sur les secrets par un cadenas.

25 novembre.

Une chanson:

Mon aimé vivait près de moi,
Hélas! il partit pour Alger!
Son œil était noir,
Il avait de longs cils,
Et les vêtements lui seyaient.
Mon aimé me quitta!...
S’en fut avec lui le bonheur de l’esprit,
Jusqu’à quand, ô Dieu!
Œil de mon cœur,
Ta beauté me sera-t-elle cachée?
Je te recommande, ô fils d’Adam!
N’attache pas ton âme
A celle qui n’a souci de toi.
Vois l’œil de la femme,
C’est lui ta balance. Il t’indiquera
Si elle t’aime ou ne t’aime pas.
Je te recommande, ô fils d’Adam!
N’attache pas ton âme
A une étrangère, à une chanteuse.
Avec elle tu te réjouirais dans les fêtes
Chaque jour au son des instruments...
Puis tu serais dépouillé, misérable,
Honteux de tes caftans en haillons...
Je te recommande, ô fils d’Adam!
N’oublie pas celle que tu laissa,
Pleurant et griffant son visage...
Mon cœur n’a plus de joie
Et la vie loin de toi m’est à charge...
Combien de temps, ô Dieu!
Œil de mon cœur,
Ta beauté me sera-t-elle cachée?

27 novembre.

C’est un triste patio, tout décoré de stucs et de peintures aux ors vieillis. Mais les murailles oppressent l’étroite cour, elles semblent étrangler le ciel, dont un carré se dessine au-dessus des arcades. Une terne lueur glisse le long des parois humides, les salles s’emplissent d’ombre et les reflets de leurs brocarts y meurent, exténués.

Il fait gris et froid chez Mouley Abdallah; mon cœur est serré d’angoisse par la mélancolie des choses, tandis que j’attends Lella Meryem.

Elle arrive, éblouissante de jeunesse, de parure et de beauté. On dirait que l’air s’échauffe tout à coup, que la lumière vibre, plus ardente, qu’une nuée d’oiseaux s’est abattue auprès de moi.

Elle gazouille, elle rit, elle s’agite. Elle me pose mille questions et ne me laisse pas le temps d’y répondre. Elle proteste de son affection, me prodigue les flatteries et les compliments, remercie le Seigneur de m’avoir envoyée vers elle... Je n’ai pu encore placer une parole... C’est une folle petite mésange qui s’enivre de son babillage. Et je m’étonne qu’un tel entrain, qu’une exubérance aussi joyeuse puissent s’ébattre en pareille cage!... Même en de plus riants décors, je ne connus jamais que des Musulmanes nonchalantes et graves, inconsciemment accablées par leur destin.

Mais Lella Meryem ne ressemble à aucune autre.

On ne perçoit d’abord que l’ensorcellement de ses yeux, noirs, immenses, allongés de kohol; des yeux au regard affolant sous l’arc sombre des sourcils. Ils pétillent et s’éteignent, ils s’alanguissent et se raniment, tour à tour candides, sensuels, étonnés ou provocants. Ils sont toute la lumière et toutes les ténèbres, étincelants comme des joyaux, et plus mystérieux que l’onde au fond des puits. Ils éclipsent les autre grâces dont Allah combla Lella Meryem.

Car sa bouche est une fleur d’églantier prête à s’ouvrir; ses dents, les boutons de l’oranger; sa peau, un pétale délicat; son petit nez frémissant, un faucon posé au milieu d’un parterre.

En vérité, Mouley Abdallah ne trouverait nulle part une femme aussi séduisante, et ses promesses me semblent à présent moins extraordinaires.

Lella Meryem prépare le thé, tout en continuant à bavarder. Ses gestes sont harmonieux, d’un charme rare; les petites mains rougies au henné manient gracieusement les ustensiles d’argent et chacun de ses mouvements révèle la souplesse de son corps, malgré l’ampleur des vêtements. Elle porte un caftan rose et une tfina[17] de gaze citron pâle, qu’une ceinture brodée d’or plisse à la taille en reflets chatoyants. La sebenia[18] violette, bien tendue sur les demmouges[19], encadre son visage comme une ancienne coiffure égyptienne. Un seul bijou brille au milieu de son front, plaque d’or rehaussée de rubis et de diamants, en dessous de laquelle se balance un minuscule croissant, dont la larme d’émeraude atteint l’extrémité des sourcils.

—Je t’attendais depuis tant de jours! s’exclame-t-elle. Les négresses m’avaient rapporté que tu habites chez Mouley Hassan, père de mon époux... Combien grande mon impatience de te connaître!... Je ne vis aucune Nazaréenne avant toi... Tu me plais! Promets-moi de revenir souvent... Je ne reçois jamais personne, comprends-tu... Mouley Abdallah ne me permet même pas de monter à la terrasse... Tu es la joie qu’Allah m’envoie! Ne me fais pas languir trop longtemps en ton absence.

Je promis tout ce qu’elle voulut. Et j’ai quitté la triste maison, stupéfaite, ensorcelée, ravie, les yeux éblouis de soleil, et la tête pleine de chansons.

30 novembre.

Mouley Hassan nous a trouvé une demeure voisine de la sienne. Le vizir qui l’édifia mourut il y a quelques années, et les exactions du moqaddem[20], des notaires, et du cadi, ont abouti au morcellement de ses biens.

Parce qu’un tuteur fut déshonnête, nous vivrons au milieu des splendeurs que le vizir Hafidh conçut pour la joie de ses yeux, et celle de ses descendants... Étendus sur des sofas, nous déchiffrerons les inscriptions désabusées qui se déroulent parmi les dentelles en stuc.

Dieu seul est grand!
Lui seul persiste!
La seule paix durable.
C’est à Lui que nous retournerons.

Les plafonds de cèdre, ciselés, peints et dorés, les lourdes portes, les mosaïques aux miroitantes étoiles, les vitraux enchâssés en des alvéoles de stuc, dispensant un jour plus mystérieux, les salles immenses et les boudoirs de sultanes, précieux, étincelants et secrets, rivalisent de somptuosité avec le palais voisin. Et l’on dit que le menzeh, d’où l’on embrasse un si prestigieux panorama depuis les chaînes du Zerhoun jusqu’aux cimes lointaines de l’Atlas, ne fut élevé, par le vizir, que pour masquer la vue à la maison du Chérif, qu’il jalousait.

Une lutte sournoise divisa ces deux hommes, d’orgueil égal, qui n’osèrent s’attaquer de face; chacun prétendant surpasser l’autre en magnificence.

Outre l’intérêt qu’il nous porte, Mouley Hassan, dont les démarches parvinrent à nous obtenir cette demeure, n’est pas sans jouir de la pensée que toutes ces merveilles auront été réalisées par son rival pour la joie de Nazaréens.... Et, sans doute, est-ce à ce mobile inavoué que nous devrons de vivre en un tel cadre de beauté.

Tandis que le vizir Hafidh se réjouissait avec ses hôtes, dans les salles supérieures, ouvertes par cinq arcades devant «le monde entier»—le vallon, les collines, les montagnes bleues, du matin, et roses, du crépuscule,—les femmes végétaient en ces longues pièces luxueuses et sombres qui donnent sur le riadh.

Mélancolie charmante du jardin revenu à l’état sauvage!

Allées de mosaïque jonchées de feuilles mortes; vasque de marbre, verdâtre et branlante, dont l’eau ruisselle avec un bruit de sanglot; tonnelle de passiflores, jamais émondée, que soutiennent des bois tournés et vermoulus; enchevêtrement des rosiers, des lianes et des bananiers aux larges palmes; oranges mûrissantes, dans le vert cru des feuillages; petits pavillons précieusement peints, lavés par toutes les pluies; et les fleurs des églantiers, pâles, décolorées, d’être nées à l’ombre de murailles vétustes et trop hautes...

En ces mois d’automne, le soleil ne dore plus que le faîte des arbres et le jardin frissonne, humide et morose dans la lumière glauque de ses bosquets.

Quelques lézards sinuent, rapides, à la poursuite d’un insecte; des merles sautillent à travers les branches d’un vieux poirier; les guêpes tournoient en bourdonnant, qui ont fait leur ruche entre les stalactites dorées des arcades. Il semble que l’on réveille une demeure enchantée, où les araignées tissaient paisiblement leurs toiles sur les ciselures merveilleuses, depuis que la mort emporta le «Maître des choses» en la Clémence d’Allah.

2 décembre.

—Balek! Balek![21] crie le mokhazni qui m’accompagne, en me frayant un passage au milieu de la foule.

Je cherche vainement à modérer son ardeur, à lui faire comprendre que les souks appartiennent à tous, que je dois supporter comme un autre leur encombrement matinal. Kaddour ne peut admettre que la femme du hakem[22] soit arrêtée dans sa marche, et, malgré mes objurgations, il continue à écarter les gens par des: Balek! de plus en plus retentissants.

Kaddour est un grand diable, maigre, nerveux, tout d’un jet, attaché spécialement au service de mon mari. Les yeux pétillent dans sa face presque noire; une petite barbe frisotte sur ses joues osseuses; le nez s’étale avec satisfaction; les lèvres, épaisses et violacées, grimacent d’un large rire en découvrant les dents très blanches. Un mélange de sauvagerie et d’intelligence anime son visage expressif; ses djellaba négligées bâillent sur le caftan, et son turban semble toujours sortir de quelque bagarre. Mais Kaddour porte fièrement le burnous bleu des mokhaznis et son allure a quelque chose de noble.

Il marche d’un pas souple et bondissant, tel un sloughi. Monté, il évoque les guerriers du Sahara. Les piétons s’écartent en hâte devant les ruades et les écarts de son cheval qu’il éperonne sans cesse, pour l’orgueil de le dompter tandis qu’il se cabre.

Kaddour est pénétré de ses mérites: il sait tout, il comprend tout.

En vérité, débrouillard, vif et malin, il a trouvé moyen de nous procurer les plus invraisemblables objets, d’installer notre demeure aux escaliers étroits, de passer les meubles par les terrasses, et de nous carotter[23] sur les achats. Il se révèle serviteur précieux et pittoresque, d’un dévouement à toute épreuve. Kaddour paraît déjà nous aimer et s’apprête à nous exploiter discrètement, comme il convient vis-à-vis de bons maîtres qui ont du bien, et pour lesquels on donnerait au besoin sa vie.

Nous quittons les souks où les esclaves, les bourgeois aux blanches draperies, les femmes du peuple emmitouflées dans leurs haïks, se pressent autour des échoppes. Les petits ânes, chargés de légumes, trottinent dans la cohue qui s’ouvre et se referme avec une inlassable patience. Parfois un notable, campé sur une mule, passe imperturbable et digne.

Les ruelles s’engourdissent alentour dans la tiédeur du soleil, plus calmes, plus solitaires par le contraste de leur bruyant voisinage...

—Veux-tu entrer chez moi? C’est ici, me dit le mokhazni en désignant une impasse.

Avant que j’aie le temps de lui répondre, il a bondi jusqu’à une porte, à laquelle il heurte en proférant des «ouvre!» impérieux.

La femme se dissimule derrière le battant qu’elle entrebâille, et elle prononce les formules de bienvenue. Puis elle nous précède jusqu’au patio, modeste et délabré, sur lequel donnent deux pièces tout en longueur. Mais les carreaux rougeâtres reluisent, bien lavés; aucun linge, aucun ustensile ne traîne, les matelas très durs sont garnis de coussins, et une bouillotte fume dans un coin sur un canoun de terre.

Accroupi près de la porte, Kaddour prépare le thé avec autant de grâce et de soin que Mouley Hassan.

Ce n’est plus notre mokhazni, mais un Arabe dont je suis l’hôte.

Astucieux, il avait prévu ma visite et a su m’attirer dans son quartier. Zeineb porte un caftan neuf et une tfina fraîchement blanchie.

—C’est la fille d’un notaire, m’apprend Kaddour avec satisfaction; du reste, moi-même je suis Chérif!

Qui n’est pas Chérif à Meknès?

La jeune femme verse l’eau chaude sans omettre de me congratuler selon les règles. Elle a de beaux yeux, dont la nuance grise étonne, et un visage régulier. C’est une vraie citadine à la peau blanche, aux allures langoureuses; mais des éclairs traversent parfois ses prunelles, sous l’ombre des cils palpitants...

Elle me présente sa sœur Mina, une grande fille timide et pâle, à l’air niais; puis elle m’apporte de l’eau de rose et un mouchoir brodé qu’elle tient à m’offrir.

Une humble allégresse anime le petit patio: des canaris gazouillent en leurs cages, quelques plantes égayent des poteries grossières, et le soleil glisse de beaux rayons dorés jusqu’à la margelle d’un puits ouvrant son œil presque au ras du sol, dans un vétuste encadrement de mosaïques.

5 décembre.

Les vêtements des Marocaines ne sont point, comme les nôtres, de coupe compliquée. La tchamir, le caftan et la tfina—tuniques superposées, en forme de kimonos,—ne diffèrent que par le tissu, et se taillent sur un même modèle.

Le tchamir est de percale blanche; le caftan, de drap, de satin ou de brocart aux couleurs vives; la tfina, toujours transparente, en simple mousseline ou en gaze d’impalpable soie.

Une ceinture, brodée d’or, retient les plis autour de la taille; une cordelière relève l’ampleur des manches. Les pieds, teints de henné, chaussent négligemment des cherbil en velours, où s’enlacent les broderies à l’éclat métallique.

Les cheveux se dissimulent sous la sebenia, large foulard de soie, parfois couronnée d’un turban.

Ce sont bien les vêtements lourds, embarrassants et vagues, convenant à ces éternelles recluses qui, d’une allure toujours très lasse, évoluent entre les divans... Les fillettes et les aïeules portent des robes identiques. Seulement les matrones adoptent des nuances plus sévères, et, puisque leur temps de plaire est passé, elles se gardent des tissus aux dessins fantaisistes qui font le bonheur des jeunes femmes.

Dès qu’une batiste nouvelle, un satin jusqu’alors inconnu, sont mis en vente à la kissaria[24] toutes les Musulmanes de Meknès se sentent ravagées d’un même désir.

Aussitôt les unes se montrent plus caressantes, pour enjôler leurs époux; les autres sacrifient le gain d’un travail de broderie; celle-ci confie à la vieille Juive—habituelle et complaisante messagère,—une sebenia dont elle veut se défaire; celle-là, moins scrupuleuse, dérobe, sur les provisions domestiques, un peu d’orge, de farine ou d’huile, qu’elle revendra clandestinement...

Ainsi, la batiste nouvelle, le satin inconnu suscitent, à travers la cité, mille ruses, mille travaux et mille baisers... Et soudain, toutes les belles—riches citadines et petites bourgeoises—s’en trouvent uniformément parées. Il faut être une bien pauvre femme, dénuée d’argent, de grâce et d’astuce, pour ne point revêtir l’attrayante nouveauté.

Or, comme les modes ne varient point, ou si peu, toutes les Musulmanes, en l’Empire Fortuné,—de Marrakech à Taza, de l’enfance à la sénilité—se ressemblent étrangement, quant à la toilette, et les très anciennes sultanes, au temps de Mouley Ismaïl, portaient sans doute, avec le même air d’accablement, des caftans aux larges manches et de volumineux turbans.

Encore, y a-t-il, pour chacune, des traditions et des règles qui restreignent, dans les couleurs, la liberté de leur fantaisie: le «bleu geai», le vert, le noir, le «raisin sec» ne conviennent qu’aux blanches, à celles dont la chair est de lait et que le poète compare volontiers à des lunes.

Les peaux ambrées se font valoir par des roses, des «pois chiches», des «radis» et des «soleils couchants».

Les négresses attisent leurs brûlants attraits avec la violence des rouges et des jaunes qu’exaspèrent leurs faces de nuit.

Nulle n’oserait essayer les nuances interdites à son teint par l’expérience des générations et des générations.

Lella Meryem s’indigna fort de ce beau caftan orange, dont les ramages d’argent sinuaient, à travers les plis, en éclairs acides et en arabesques délicatement grises, et que je voulais m’acheter pour des noces.

—O ma sœur! tu n’y songes pas! Les gens se moqueraient de toi en disant: «La femme du hakem ne sait pas mieux s’habiller qu’une bédouine...» A toi qu’Allah combla de ses grâces et fit plus blanche qu’un réal d’argent, il faut les teintes sombres ou tendres.

Elle me choisit un brocart jasmin salok, qui est d’un violet presque groseille, un autre vert émeraude fleuri d’or et un troisième où des bouquets multicolores s’épanouissent dans les ténèbres du satin.

Aujourd’hui, j’ai trouvé Lella Meryem assombrie d’une préoccupation... Elle tenait à la main un morceau de tulle blanc couvert de légères guirlandes brodées.

—Vois, me dit-elle, ce madnous (persil) qui vient d’arriver à la kissaria. Vois combien joli sur mon caftan «cœur de rose»! J’en voudrais avoir une tfina. Et cette chienne de Friha qui s’est fâchée parce que je n’ai pas voulu lui donner plus de trois réaux d’une sebenia qu’elle m’apportait!... Voici un demi-mois qu’elle ne revient plus ici!... Oh mon malheur! Qui donc fera mes achats désormais, si cette Juive de péché se détourne de moi! Puisse-t-elle être rôtie dans la fournaise! On m’a dit que Lella el Kebira, Lella Maléka, Lella Zohor et tant d’autres ont déjà leur «persil», alors que moi je n’en n’ai pas!

Le joli visage de la Cherifa se contracte d’une enfantine petite moue... J’ai pitié de son extrême détresse, et propose d’aller faire l’achat de ce «persil» passionnément désiré.

Le kissaria, le marché aux étoffes, n’est pas loin. Elle forme plusieurs rues couvertes, le long desquelles s’alignent des échoppes qui sont grandes comme des placards. Graves et blancs, enturbannés de mousseline, les marchands se tiennent accroupis dans leurs boutiques minuscules, au milieu des cotonnades, des draps et des soieries. Ils ont des gestes harmonieux en touchant les étoffes, de longs doigts pâles où brille une seule bague, des airs exquis et distingués. Ils me saluent avec déférence, une main appuyée sur le cœur et le regard doucement souriant. Je m’arrête devant Si Mohammed el Fasi; il étale aussitôt, pour que je m’asseye, un morceau de drap rose, sur les mosaïques du degré qui donne accès à son échoppe. Après mille salutations et politesses raffinées, il me montre les différents «persils» aux guirlandes bleues, mauves ou jaunes, dont les élégantes de Meknès veulent toutes avoir des tfinat...

Alentour, des femmes berbères discutent âprement pour quelques coudées de cotonnade. Des Juives, des esclaves, des Marocaines, enveloppées de leurs haïks, se livrent à d’interminables marchandages, sans que les placides négociants se départent de leur indifférence.

Toutes ces échoppes si jolies, si gaies avec leurs boiseries peintes, leurs volets précieusement décorés, évoquent une suite de petites chapelles, devant lesquelles de blanches nonnes font leurs dévotions...

Combien de belles, qui ne connaîtront jamais ce souk où les boutiques regorgent des étoffes dont elles rêvent, attendent, derrière les murs, le retour de leurs messagères!...

Alors, je me hâte à travers les ruelles ensoleillées, car je rapporte un trésor: le «persil» de Lella Meryem.

7 décembre.

Yasmine et Kenza, les petites adoptées que nous avions laissées à Rabat, arrivent avec notre serviteur le Hadj Messaoud, très ahuries par ce long voyage qu’il leur fallut faire pour nous rejoindre.

Misérables fillettes du Sous que leur destin conduisit chez des Nazaréens, elles y ont pris l’âme de Marocaines habituées au luxe des villes. Oubliant les gourbis de terre et les tentes en poils de chèvre, elles évoluent sans étonnement dans notre nouvelle et somptueuse demeure.

—Celle de Rabat était mieux, déclarent elles. Par les fenêtres on apercevait toute la ville française!... Ici, on ne voit que les maisons du pays...

—Mais il y a des mosaïques et des stucs ciselés.

—Qu’ai-je à faire de ces choses à nous? riposte Yasmine.

Pourtant, la terrasse les ravit, car elles pourront y bavarder, au crépuscule, avec des voisines.

—O ma mère! sais-tu comment ces femmes portent la tfina?... Étrange est leur coutume!

Non, certes, je n’avais pas remarqué ce détail...

Il y a quelques heures à peine que Yasmine et Kenza sont arrivées, et déjà elles retroussent élégamment leurs tuniques, selon la mode de Meknès!

8 décembre.

Des babillages au-dessus de la ville, lorsque le soleil déclinant magnifie les plus humbles choses...

Les vieux remparts rougissent ainsi que des braises; les minarets étincellent par mille reflets de leurs faïences; les hirondelles, qui tournoient à la poursuite des moucherons, semblent des oiseaux d’or évoluant dans l’impalpable et changeante fantaisie du ciel.

Pépiements, disputes, bavardages, cris de femmes et d’oiseaux...

L’ombre de Meknès s’allonge, toute verte, sur le coteau voisin et l’envahit... Le dôme d’un petit marabout, ardent comme une orange au milieu des feuillages, n’est plus, soudain, qu’une coupole laiteuse, d’un bleu délicat. La lumière trop vive s’est atténuée, les montagnes s’enveloppent de brumes chatoyantes et pâles... seuls, les caftans des Marocaines jettent encore une note dure dans l’apaisement du crépuscule. Ils s’agitent sur toutes les terrasses. Ils sont rouges, violets, jaunes ou verts, excessivement. Leurs larges manches flottent au rythme convenu d’un langage par signes. Ainsi les femmes communiquent, de très loin, avec d’autres qu’elles n’approcheront jamais.

A cette heure, elles dominent la ville, interdisant aux hommes l’accès des terrasses. Elles surgissent au-dessus des demeures, où elles attendirent impatiemment l’instant de détente et de presque liberté, dans l’étendue que balaye le vent... Mais il est des recluses, plus recluses que les autres, les très nobles, les très gardées, qui ne connaîtront jamais les vastes horizons, ni les chaînes du Zerhoun sinuant derrière la ville, ni les voisines bavardes et curieuses... Et les Cherifat sentent leur cœur plus pesant lorsque l’ombre envahit les demeures. Elles songent à celles qui s’ébattent là-haut: les esclaves, les fillettes, les femmes de petite naissance...

Combien leur sort est enviable! Quelques-unes se livrent aux escalades les plus hardies pour rejoindre des amies. Elles se montrent une étoffe, échangent des sucreries et des nouvelles. Rien ne saurait égaler la saveur d’une histoire scandaleuse!

Mais elles restent indifférentes à la magie du soir.

Une adolescente, ma voisine de terrasse, se tient à l’écart des groupes, toujours pensive.

Un obsédant souci contracte sa bouche aux lèvres charnues. Elle a le visage rond, les joues fermes et brunes, un nez légèrement épaté, des yeux plus noirs que les raisins du Zerhoun. Lella Oum Keltoum n’est pas belle, mais elle possède d’immenses richesses.

Son père, Sidi M’hammed Lifrani, mourut il y a quelques années. C’était un cousin de Mouley Hassan. Il ne laissa qu’une fille, héritière de sa fortune, ma sauvage petite voisine.

Je la salue:

—Il n’y a pas de mal sur toi?

—Il n’y a pas de mal, répond-elle sans un sourire.

Le silence nous sépare de nouveau, comme chaque soir, car je n’ai pas su encore apprivoiser la taciturne. Lella Oum Keltoum détourne la tête et son regard s’en va très loin, dans le vague du ciel... Les esclaves bavardent et rient, accoutumées sans doute à cette étrange mélancolie. Une grosse négresse, flamboyante de fard, promène ses airs repus en des vêtements trop somptueux. Ses formes, d’une plénitude abusive, roulent et tanguent à chacun de ses pas. Une aimable grimace épanouit, en mon honneur, sa face de brute, tandis qu’elle s’approche de la terrasse.

—Comment vas-tu?

—Avec le bien... Quel est ton état?

—Grâce à Dieu!

—Qui es-tu?

—La «maîtresse des choses» en cette demeure, répond-elle, non sans une vaniteuse complaisance.

—Je croyais que Sidi M’hammed Lifrani,—Dieu le garde en sa Miséricorde!—n’avait laissé aucune épouse?

—Certes! mais moi, j’ai enfanté de lui Lella Oum Keltoum.

—Ah! c’est ta fille... Elle semble malade, la pauvre!

—Oui, sa tête est folle... Aucun toubib ne connaît de remède à ce mal, ricane la négresse en s’éloignant.

La fillette, qui épiait notre entretien, me jette un regard malveillant. Qu’ai-je fait pour m’attirer sa rancune?

Je voudrais l’apaiser, mais elle a disparu tout à coup, comme une chevrette effarouchée.

La cité crépusculaire se vide.

La nuit bleuit doucement, noyant d’ombre les choses éteintes. La vallée devient un fleuve ténébreux, les montagnes ne sont plus que d’onduleuses silhouettes. Un grand silence plane sur la ville.

Tous les oiseaux ont regagné leurs nids, et toutes les femmes, leurs demeures.

10 décembre.

Lella Meryem incline aux confidences. Par elle j’apprends les petits secrets des harems, ceux que les autres ne diront pas, malgré leur amitié.

—Tu es plus que ma sœur, déclare-t-elle, j’ai mesuré ton entendement.

—Pourquoi, lui ai-je demandé, n’habitez-vous pas, selon la coutume, chez le père de ton mari? Là, tu te plairais auprès de Lella Fatima Zohra, là des jardins où te promener, des fontaines toujours murmurantes...

—Sans doute, me répondit-elle, mais là se trouve Mouley Hassan.

Son regard compléta les paroles, et je devinai: Mouley Abdallah, homme de sens, voulut soustraire sa charmante gazelle aux coups d’un chasseur endurci.

Certes, ce serait un grand péché devant Allah, que de jeter les yeux sur l’épouse de son fils! Mais Mouley Hassan ne sait pas refréner ses désirs, et, peut-être, croit-il à des droits d’exception, pour un personnage tel que lui...

Qui blâmerait la prudence de Mouley Abdallah, possesseur d’une perle si rare, à l’éclat merveilleux?

—O Puissant! que de négresses, que de vierges! s’exclame la petite Cherifa. Mouley Hassan se rend à Fès chaque fois qu’arrive un convoi d’esclaves et il en ramène les plus belles. Lella Fatima Zohra montre bien de la patience! Et que ferait-elle, la pauvre? Mouley Hassan l’a rejetée comme un vieux caftan... Sais-tu, continue-t-elle, les yeux brillants, que, malgré sa barbe blanche, il veut encore épouser une jeune fille!

—Un jour, Lella Fatima Zohra m’en a parlé, mais j’ignore même le nom de celle qu’il choisit.

—C’est Lella Oum Keltoum, ta voisine de terrasse, tu dois la connaître?

Lella Oum Keltoum! La sombre fillette que ne peuvent distraire les splendeurs du couchant ni la réunion des femmes bavardes...

—Pourquoi le Chérif la convoite-t-il ainsi? Elle n’est pas même jolie... Il ne manque pas à Meknès de vierges plus attirantes.

—Oui, me répond Lella Meryem, mais il ne saurait trouver, dans tout le pays, une héritière aussi fortunée. Or, Mouley Hassan aime les réaux d’argent autant que les jouvencelles, et il veut épouser Lella Oum Keltoum bien qu’elle se refuse obstinément à ce mariage.

—Depuis quand, ô ma sœur, les vierges sont-elles consultées sur le choix de leur époux? Voici des années que je vis parmi les Musulmanes, et, de ma vie, je n’entendis parler de ceci.

—O judicieuse! telle est en effet notre coutume, et les adolescentes sont mariées par leur père ou leur tuteur, sans avoir jamais vu celui qu’elles épousent... Alors comment donneraient-elles leur avis, et qui songerait à le leur demander!... Par Allah, ce serait inouï, et bien malséant! Mais, pour ce qui est de Lella Oum Keltoum, les choses sont différentes.

»C’est une étrange histoire entre les histoires:

»Son père, Sidi M’hammed Lifrani—Dieu l’ait en sa Miséricorde,—était un cousin de Mouley Hassan. Il a laissé d’immenses richesses. Combien de vergers, de terres, d’oliveraies, de silos pleins de blé, de pressoirs d’huile! Et des moutons, des négresses, des sacs de douros empilés dans les chambres!... Quand il mourut, à défaut d’héritier mâle, une partie de ses biens retournèrent au Makhzen, et Lella Oum Keltoum, son unique enfant, eut le reste. C’était encore la moitié du pays.

»Or, il y avait eu, du temps de son père, une rivalité entre les deux cousins: Mouley Hassan détestait Sidi M’hammed Lifrani, plus riche et plus puissant que lui... On dit qu’il essaya, par des cadeaux au grand vizir, de remplacer son cousin qui était Khalifa du Sultan. Il n’y parvint pas. Plus tard, une réconciliation étant intervenue, Mouley Hassan prétendit, pour l’assurer, faire un contrat de noces avec Lella Oum Keltoum. Elle perdait à peine ses petites dents!

»Sidi M’hammed chérissait sa fille, la seule enfant qu’Allah lui eût conservée. Il refusa de la donner à son cousin, disant que ce serait un péché de marier, à un homme déjà vieux, une fillette à peine oublieuse de la mamelle. Mais à partir de ce moment, il eut peur... Quand il sentit ployer ses os, il fit venir les notaires, et arrangea toutes ses affaires.

»Et voici pour Lella Oum Keltoum: il déclara dans son testament, par une formule très sacrée, qu’elle désignerait elle-même son époux, fût-il chrétien, fût-il juif,—hachek[25]!—pourvu qu’il se convertit à l’Islam. Et que son consentement devrait être donné par elle devant notaires, et inscrit dans un acte, pour que son mariage pût être célébré.

»Le Cadi fut très scandalisé d’une pareille volonté, si contraire à nos usages. Mais la clause était valable, inscrite dans un testament conforme à la loi, et Sidi M’hammed y avait également inséré, par prudence, un legs important au Cadi. En sorte qu’il ne pouvait annuler ce testament sans se léser lui-même.

—Alors, que peut faire Mouley Hassan? Lella Oum Keltoum n’a qu’à choisir un époux de son gré.

—C’est justement ce qu’avait voulu son père, mais le meilleur cheval, quand il est mort, ne saurait porter un caillou... Mouley Hassan chercha, tout d’abord, à faire annuler le testament. Le Cadi s’y refusa. Il voulut ensuite ramener Lella Oum Keltoum à Meknès. Elle était restée à Fès comme au temps de son père, et elle échappait mieux, ainsi, aux desseins du Chérif.

»Le tuteur, un homme juste et craignant Dieu, essaya de s’opposer à ce retour; il connaissait les convoitises de Mouley Hassan. Alors celui-ci demanda sa révocation. Certes, il dut payer beaucoup, car il l’obtint. Un autre tuteur fut nommé, et commencèrent les tourments de Lella Oum Keltoum. Elle vit entourée d’ennemis. Sa mère, Marzaka, est la plus mauvaise; une esclave ne saurait avoir qu’un cœur d’esclave. Mouley Hassan acheta sa complicité par des cadeaux. C’est Marzaka elle-même qui a traîné sa fille à Meknès, malgré sa résistance.

—Et si Lella Oum Keltoum désignait un autre homme!

—Elle l’a voulu. Par défi, elle prétendait épouser un nègre affranchi. Mouley Hassan interdit aux notaires d’aller recevoir sa déclaration, et Marzaka battit sa fille jusqu’à ce que la peau s’attachât aux cordes... Quant au nègre, on ignore ce qu’il devint, et les gens disent en parlant de lui:—«Qu’Allah l’ait en sa miséricorde!» comme pour un mort...

—S’il plaît à Dieu! m’écriai-je, Lella Oum Keltoum finira par l’emporter sur tous ces perfides!

—Qui le sait! Nul n’échappe à son destin. Tu connais l’histoire de ce marchand trop prudent: pour éviter les voleurs, il coucha dans un fondouk. Or la terrasse était vieille et s’écroula sur lui... Sa mort était écrite cette nuit-là.

—Ne crains-tu pas, si Mouley Hassan parvient à épouser Lella Oum Keltoum, qu’il ne se venge de ses refus?

—Allah!... Tu ne connais pas les hommes! Il se réjouira d’elle parce qu’elle est jeune, et de ses biens, puisqu’elle est riche. Et sa résistance, qui l’irrite à présent, il la jugera tout à fait excellente, quand elle sera sa femme. Une vierge pudique et bien gardée ne saurait agir autrement à l’égard de l’homme qu’elle doit épouser, même si le mariage la réjouit secrètement. Certes Lella Oum Keltoum hait Mouley Hassan à la limite de la haine, car il fut cause de tous ses maux. Mais il a bien trop d’orgueil pour le croire...

Lella Meryem se tait, lasse d’avoir si longtemps parlé d’une même chose... et soudain, l’esprit occupé d’un sujet tout aussi passionnant, elle s’écrie:

—O ma sœur!... le brocart que Lella Maléka portait, dit-on, aux noces de sa nièce, le connais-tu? sais-tu où l’on en peut avoir?... Pour moi, on l’a cherché en vain à toutes les boutiques de la Kissaria... Dans ma pensée, elle l’aura fait venir de Fès.

20 décembre.

Trois fumeurs de kif rêvent au coin de la place devant l’échoppe du kaouadji[26].

Le jour s’achève, triste et sombre: quelques feuilles d’un vert flétri jonchent le sol. Elles ne savent pas mourir en beauté. L’automne est une apothéose pour notre vieux monde, le suprême éclat des choses finissantes, plus exquises d’être à l’agonie. L’Afrique ne connaît que l’ivresse ardente du soleil; dès qu’il disparaît, elle s’abandonne, lamentable.

Mais les fumeurs échappent à la mélancolie des saisons: un chardonneret chante au-dessus de leurs têtes, dans une cage suspendue à l’auvent de la boutique; un pot de basilic, placé devant leurs yeux, arrondit sa boule verte, et le kif s’évapore lentement, fumée bleuâtre, au bout des longues pipes ciselées et peintes.

Ils ont ainsi toutes les chansons, toute la verdure et tout le soleil...

Ce sont deux jeunes hommes et un vieillard. Leurs yeux vagues larmoient, perdus dans le mystère d’une extase; ils ne bougent pas, respirent à peine. Leurs visages doux et béats s’alanguissent en une même torpeur voluptueuse.

Le vieillard murmure des paroles sans lien, d’une étrange voix chantante et suave:

—Viens, Lella!...
... ô ma gazelle!
... mon petit œil!
... mon petit foie!
... Viens, ô ma dame! ma chérifa!...
... viens!

Le jour s’éteint.

Les fumeurs de kif continuent à contempler le vide.

Mollement, un mûrier trempe ses branches dans la nuit, et ses feuilles tombent silencieuses, comme à la surface d’un étang.

3 janvier 1916.

Les demeures mystérieuses n’ont plus de secret pour moi, je connais leurs splendeurs et leurs trésors si bien cachés. Je sais les noms, les coutumes et les grâces de celles autour de qui furent élevées les hautes murailles. Je m’initie aux intrigues et aux drames de leur existence:

Lella Maléka et Lella Zohra co-épouses de Sidi M’hammed El Ouazzani, se consolent, avec leurs esclaves, des privations imposées par un vieux mari... Une haine farouche divise au contraire toutes les femmes et toutes les négresses du voluptueux Si Larbi El Mekki, car il leur distribue ses faveurs inégalement, sans souci du châtiment qui l’attend au jour de la Rétribution[27].

 

Austère et calme, la demeure du notaire Si Thami n’abrite qu’un touchant bonheur familial. Une vieille servante aide aux soins des enfants que Zohor met au monde avec une inlassable fécondité.

 

Le palais du marchand Ben Melih contemple mille et une orgies. Les libertins de la ville s’y donnent rendez-vous. Chacun sait qu’on y est aussi facilement accueilli que dans les bouges de Sidi Nojjar. Les riches débauchées n’ont pas même les exigences des courtisanes. Seule une frénésie de vice, de plaisir et de curiosité les pousse à des aventures qui n’ont rien de très périlleux, car le maître, impuissant à réprimer les désordres de son harem, se résout à les ignorer... Pourtant, il y a quelques jours, on l’entendit crier, du haut de sa mule, à un forgeron:

—Eh! le maalem Berrouaïl! Fais-moi, pour ma terrasse, une serrure dont les ruses du Malin ne pourront triompher!

Les gens riaient sous le capuchon de leurs burnous et se demandaient entre eux:

—Qu’a-t-il pu se passer chez Si Ben Melih pour qu’il s’en émeuve ainsi?

C’est que, le matin même, il avait été appelé par le Pacha afin de reprendre trois fugitives: sa sœur, sa fille et une favorite, ramassées ivres mortes durant la nuit!... Et la publicité de ce scandale dépassait la résignation du marchand.

 

Lella Lbatoul, la femme de Si Ahmed Jebli le fortuné, dirige sa maison avec intelligence et sévérité.

—Les esclaves doivent être surveillées de près, dit-elle, si l’on n’y prenait garde, elles mangeraient jusqu’aux pierres du logis.

Les heures, pour elle, ne passent point inemployées. Du sofa où elle se tient accroupie, elle commande toute une armée de négresses: les unes, auprès de la fontaine, s’activent à savonner du linge: les autres épluchent des légumes ou cuisent les aliments. Chacune a sa besogne qui varie de semaine en semaine. Il y a la «maîtresse de la vaisselle», la «maîtresse du chiffon», la «maîtresse du thé», la «maîtresse des vêtements». Une vieille esclave de confiance, la «maîtresse des placards», assume la responsabilité des clés et des provisions.

On dirait une ruche bourdonnante, où les ouvrières s’absorbent en leur travail. Malgré son apparente oisiveté, la «maîtresse des choses», Lella Lbatoul, en est la reine, l’organe essentiel, sans qui rien ne subsisterait.

 

De ces Musulmanes si diverses, nulle n’atteint la sagesse de Lella Fatima Zohra, ni l’attrait de cette exquise petite écervelée, mon amie Lella Meryem.

Elle est un enchantement pour les yeux, un parfum à l’odorat, une harmonie ensorceleuse. Elle est inutile, frivole et superflue, car elle n’est que beauté.

Avant de me connaître, Lella Meryem se mourait d’ennui sans le savoir. Les journées sont longues à passer, et si semblables, si monotones malgré la gaieté qu’elle dépense!

Elle se lève tard, s’étire, bavarde avec ses négresses, savoure longuement la harira[28].

Puis elle se pare, grave cérémonie compliquée. Une petite esclave apporte les coffrets, les parfums, les vêtements, les sebenias et les turbans pliés en des linges aux broderies multicolores.

Lella Meryem se plaît à varier chaque jour la nuance de ses caftans de drap et de ses tfinat transparentes. Sur un caftan «radis», elle fait chatoyer les plis d’une mousseline vert printemps. Elle éteint l’ardeur d’un «soleil couchant» par un nuage de gaze blanche. Elle marie tendrement les roses et les bleus pâles. Lella Meryem est jolie en toutes ses fantaisies, tel le rayon de soleil qui embellit ce qu’il touche. Mais elle se plaint de ne pouvoir, assez souvent, revêtir les lourds brocarts ramagés d’or et les joyaux réservés aux fêtes.

—Mes coffres en sont remplis, dit-elle, avec fierté, je puis encore assister à bien des noces sans jamais remettre la même toilette. Mon père—que Dieu le garde en sa miséricorde!—n’avait pas rétréci avec moi!... Mouley Abdallah non plus, ajoute-t-elle. Regarde ces bracelets qu’il m’a rapportés de Fès.

Elle me passe les massifs bijoux d’or ciselé, selon le goût moderne, de ceux que l’on apprécie à leur poids. Même les sultanes du Dar Maghzen envieraient ces parures qui émeuvent à peine Lella Meryem.

On lui a tant dit qu’elle était la plus belle lune d’entre toutes les lunes! qu’aucune étoile ne saurait briller auprès d’elle... Mouley Abdallah s’affole en la contemplant. Elle se laisse adorer sans étonnement et sans ivresse. Tout de Lella Meryem est léger, superficiel, gracieux et charmant. Son petit cœur d’oiseau ne saurait contenir une passion. Elle n’a pas plus de vices que d’amour.

O précieuse!

O chanson!

O petite brise parfumée!

Du bout de son doigt, enroulé de batiste, elle étale du rouge sur ses joues, attentive à faire une tache bien ronde aux bords atténués. Elle avive le pétale ardent de sa lèvre supérieure, tandis que l’autre lèvre, assombrie de souak, semble tomber d’un pavot noir.

A l’aide d’un bâtonnet enduit de kohol, qu’elle glisse entre les cils, elle agrandit ses splendides yeux de houri, ses yeux aux mille lueurs, ses yeux où l’on perçoit une âme ardente et merveilleuse... qui n’existe pas.

Il ne lui reste plus qu’à tracer avec une longue aiguille de bois, trempée dans la gomme de liak, un minutieux dessin, compliqué comme une broderie de Fès, qui s’épanouit au milieu du front.

Lorsqu’elle a décidé entre les sebenias de soie aux couleurs éclatantes, réajusté ses grands anneaux d’oreilles et sa ferronnière en diamants, Lella Meryem s’immobilise, un instant.

La grande occupation de sa journée s’achève, et maintenant, tant d’heures encore à remplir!...

Lella Meryem se désintéresse des esclaves et des travaux domestiques. Dada, la nourrice de Mouley Abdallah, s’y entend, grâce à Dieu, beaucoup mieux qu’elle. La couture et la broderie sont, pour sa vivacité, de trop calmes distractions. Les visiteuses viennent bien rarement, à son gré, lui apporter les nouvelles des autres harems.

O Prophète! que les heures sont lentes!

Lella Meryem monte aux salles du premier étage, s’accroupit sur les divans, bâille, puis redescend. Elle envoie une esclave chez Lella Fatima Zohra, et une autre dans sa famille. Au retour des négresses, elle commente indéfiniment de très petits incidents.

Le repas arrive enfin. Il se prolonge, il prend une importance extrême dans la monotonie du temps.

Les plats ont été portés d’abord au Chérif et à ses hôtes habituels. Une épouse ne leur connaît jamais que cet air ravagé, cet écartèlement des viandes dont il manque les meilleurs morceaux.

Lella Meryem déjeune toute seule, nulle femme de sa maison ne pouvant prétendre à l’honneur de manger avec la très noble petite Chérifa. Elle picore, de-ci, de-là, pour s’amuser, sans réel appétit. Après elle, les mets seront servis, par ordre hiérarchique, aux divers groupes de parentes pauvres, de servantes et d’esclaves qui composent son entourage. Et il ne reste guère que des os nageant dans un peu de sauce, lorsqu’ils parviennent au petit cercle vorace des trois négrillons et de la jeune Saïda.

La journée se dévide sans hâte, tel un écheveau pesant. Lella Meryem prend le thé, bavarde, rit et s’ennuie. De vagues rumeurs arrivent à elle, à travers les murs. Qu’est-ce que cela?... Elle dépêche à la porte Miloud le petit nègre.

Il ne revient plus... elle s’impatiente. Une esclave va le rechercher... Ce n’était rien, une querelle de gens... Mais ce pécheur de Miloud en a profité pour s’amuser avec les négrillons voisins.

Miloud est fouetté.

Après cela, on ne sait plus que faire...

Et voici l’heure troublante où le soleil empourpre le haut des murs, où de toutes les maisons de Meknès, les femmes grimpent aux terrasses et se réunissent au-dessus de la ville, dans l’enchantement du moghreb...

Lella Meryem reste seule en son logis enténébré, car la jalousie prudente de Mouley Abdallah lui interdit l’accès des terrasses.

Il faut que je vienne à cette heure, pour distraire son esprit de l’obsédante envie, de l’unique chose qu’elle désire et n’obtiendra jamais: prendre part aux bavardages qui s’échangent d’une demeure à l’autre, et montrer aux voisines, à toutes les voisines, proches et lointaines, à celles dont elle ignore même les noms, leur montrer qu’elle est belle, chérie et comblée.

Et que ses parures se renouvellent comme les jours, présents d’Allah...

10 janvier.

Ma voisine de terrasse—la farouche, l’inquiète, la chevrette noire et soupçonneuse—ne s’enfuit plus à mon approche. Lella Meryem dut lui faire savoir que je serais une alliée.

Parce que les tourments sont trop lourds à supporter dans l’isolement, parce que sa mère et les autres femmes du logis la trahiront pour quelques réaux, c’est à moi l’étrangère, la Nazaréenne, que Lella Oum Keltoum découvre sa détresse... Un soir, elle osa m’appeler, et, depuis lors, au moghreb, comme toutes les Marocaines et tous les oiseaux babillards, perchée sur le mur qui sépare nos terrasses, elle bavarde inlassablement.

Mais, à mesure que le crépuscule assombrit le monde, Lella Oum Keltoum sent épaissir les ténèbres de son cœur et noircir la fatalité.

Étrange enfant, mauvaise, irascible, sans beauté ni grâce, et cependant attachante en sa révolte désespérée. Elle lutte, elle se cabre, elle brave sa mère, son tuteur, les notaires et le Cadi, tous vendus au Chérif pour la livrer comme une proie. Elle crie sous les coups, a des ruses puériles, répond à la violence par de fausses promesses, mais jamais ses lèvres ne prononcent l’acceptation solennelle qu’imposa la prudence du père. L’entêtement de cette fillette l’emporte sur le superbe Mouley Hassan et déjoue ses profonds desseins.

Lella Oum Keltoum exècre sa mère, ses négresses et les parentes de son entourage. Elle les maudit, par derrière, d’effroyables malédictions.

—Puissent les punaises rouges te dévorer tout entière.

—Puisse ta langue enfler dans ta bouche et t’étouffer.

—Puisse ton ventre se couvrir de lèpre!

—La cécité dans tes yeux, s’il plaît à Dieu!

Elle affirme son autorité sur les esclaves comme une enfant rageuse, leur jette ses babouches au visage, les humilie et les frappe haineusement.

Lella Oum Keltoum éprouve une joie mauvaise en me contant les tourments qu’elle leur inflige. Ses veux de chatte, vifs et perçants, luisent de cruauté...

Chaque jour cependant approche le terme de son malheur. Qui saurait modifier les arrêts d’Allah?

—Pourquoi, lui dis-je, refuses-tu d’épouser Mouley Hassan. Il est riche, noble et grand parmi les grands!... Combien de vergers, de terres et de belles demeures il possède! Il te donnerait beaucoup de présents.

—Il est vieux, réplique-t-elle d’une voix irritée, il a trois femmes, et moi je veux mon cousin Mouley El Fadil...

—Quoi, ce jouvenceau qui étudie à la mosquée?

—Oui! sa barbe est encore toute petite... nous avons joué ensemble quand nous étions enfants. C’est lui que je préfère.

—Sais-tu seulement s’il te veut pour épouse?

—Par Allah! qui donc refuserait mes biens? riposte la fillette en se rengorgeant. Mais Mouley Hassan est puissant et le fils de mon oncle a peur... Moi, je ne crains personne, ajoute-t-elle avec un rire acide.

Sa brusque expansion s’arrête, son regard s’éteint... et j’aperçois sa mère, la grosse négresse mielleuse, qui s’approche, tout épanouie d’affabilité. Ses hanches trop lourdes la font osciller de droite et de gauche, tel un kemkoum[29] de hammam. Elle exhale un parfum de roses et d’huile rance.

Nous échangeons d’innombrables politesses et nos sourires les plus suaves.

—Puisses-tu, ajoute enfin Marzaka la négresse, raisonner un peu cette folle! Je n’ignore pas ton entendement et les gens louent ta prudence.

—Il ne saurait y avoir meilleurs conseils que ceux d’une mère, répondis-je, afin de ne point éveiller sa méfiance. Les jeunes ont tout avantage à consulter leurs devanciers.

Je craignis, un instant, de m’attirer, par ces paroles, la rancune de Lella Oum Keltoum. Mais, habituée aux ruses, elle sut deviner la mienne, car elle insista pour que je vinsse, le lendemain, sur l’invitation que m’en faisait la négresse.

Bien que nos demeures soient mitoyennes, il me fallut faire un long détour afin d’arriver chez mes voisines. Leur porte se terre au fond d’une impasse, à laquelle on n’accède que par un dédale de ruelles sombres et ruinées.

Le palais de Sidi M’hammed Lifrani se dégrade aussi lamentablement que les masures d’alentour. De longues crevasses, d’où s’échappent des herbes et des résédas sauvages, lézardent ses murailles; les pluies ont raviné sa façade. La somptuosité du patio, pavé de marbres noirs et blancs, proteste contre l’incurie des habitantes. Une lèpre jaunâtre ronge les ciselures des stucs; les colonnes s’effritent; les mosaïques, arrachées aux murs, y ont laissé de petits trous poussiéreux; les précieuses peintures et les ors des boiseries meurent sous les infiltrations de l’hiver. Dans les salles négligées traînent de vulgaires ustensiles; les esclaves roulent le couscous et allument des canoun sur les tapis... Les sofas n’ont pas même la décence de leur misère; de larges déchirures baillent à travers leurs brocarts où les arabesques d’or n’ont laissé que des traces jaunâtres. Les taches de bougie maculent toutes les étoffes. Des mousselines, salies et trouées, protègent de flasques coussins, dont les esclaves ont dérobé la laine.

Lella Oum Keltoum, à qui toutes choses appartiennent, n’est encore qu’une faible petite fille. Par l’appui de Mouley Hassan et la complaisance du tuteur légal, Marzaka, la négresse, règne seule en cette demeure. Elle domine toutes les femmes et ne sait les diriger.

Après la mort de Sidi M’hammed Lifrani, son premier soin fut de vendre les esclaves, ses compagnes, dont la peau trop claire assombrissait la sienne. Ce ne sont plus, à présent, que faces de nuit où luisent des yeux et des dents.

Le teint bronzé de Lella Oum Keltoum y gagne un éclat imprévu. Au milieu de cet étonnant entourage, elle semble vraiment une souveraine. Pauvre petite sultane ployée sous la tyrannie maternelle et plus esclave que ses esclaves!

Ses révoltes augmentent le malaise qui plane en ce logis. On y sent des intrigues, des convoitises, des haines.

Nous échangeons de vagues politesses, tout en buvant du thé. Marzaka, assise auprès de moi sur le sofa, épuise les compliments. Lella Oum Keltoum garde un silence maussade et son visage devient plus dur lorsque sa mère l’en réprimande. Chacune m’épie, les paroles se font rares.

... De la rue, à travers les murs, parvient une mélopée dont le sens m’échappe. Mais les femmes ont reconnu cet appel, car toutes, sans plus se soucier de ma présence, elles se précipitent vers le vestibule.

Seule, Lella Oum Keltoum reste avec moi. Son visage aussitôt se détend:

—O chérie, me dit-elle, tu rafraîchis mon cœur. En te voyant, j’oublie mes peines si cuisantes... Ce matin, on voulait chercher les notaires pour entendre mon consentement. J’ai dit «Non!» et l’esclave m’a battue.

—Quelle esclave osa frapper Lella Oum Keltoum?

—Ma mère, ce charbon, cette truie!

Le retour des femmes interrompt l’enfant. Deux bédouines les accompagnent, sordides et belles en leurs haillons drapés. La plus jeune, une superbe créature au profil rigide, couverte de tatouages, svelte et musclée, étend sur le sol du sable divinatoire...

L’excitation est extrême parmi les négresses; toutes interrogent à la fois. Lella Oum Keltoum réclame, avec insistance, des prédictions!

—O Allah! dit la devineresse, tout est noir autour de moi, je ne distingue rien... Apportez quelque chose de blanc, afin de m’éclairer...

Mazurka lui glisse une piécette d’argent, qu’elle saisit avidement. Sa vision devient plus nette:

 

—«Lella Oum Keltoum, reprend-elle d’une voix chantante, tu m’es envoyée par le Seigneur et son Prophète. Sur lui, la bénédiction et le salut!

En toi, je vois le désir d’une chose qui ne fut pas écrite au livre de ta destinée.

Laisse-la!

En une chose proche sera pour toi le bien.

Cet homme est celui qui t’apportera la félicité.

Il t’aime. Et toi, tu dis un jour «oui» et l’autre «non».

Il faut te conformer aux desseins du Puissant.

Contente-toi de peu, en attendant qu’il te donne beaucoup.

Car alors,—s’il plaît à Dieu!—rosira ton visage, et jaunira celui de tes ennemis.»

La fillette écoute avec émotion. Elle ne songe point que sa mère et les esclaves ont reçu les sorcières dans le vestibule... Elle ne s’étonne pas de la précision de son horoscope et de l’obscurité de tous les autres.

«Il t’est venu un gros pain, dont tu mangeras ainsi que les tiens, disent les bédouines à Marzaka.

Celui qui goûtera ce pain se réjouira.

Les autres pleureront.»

Et à moi:

«Tu tiens entre tes mains ta destinée comme un oiseau captif.

Une parole a été prononcée,

Une autre suivra,

Ce qui doit s’accomplir

Bientôt s’accomplira.»

Chacune découvre ce qui lui plaît dans le jargon des devineresses, et, bien que les femmes aient influencé l’oracle d’Oum Keltoum, il leur semble qu’il se passe là quelque chose de grave, de religieux, d’évident. Leurs cervelles primitives accueillent l’extraordinaire avec simplicité. Ces bédouines en haillons, dont on excite le verbe par des piécettes, savent, à n’en point douter, tous les secrets du temps.

13 janvier.

Rêve écroulé d’un grand prince, cité trop vaste et déchue, Meknès somnole dans l’engourdissement de l’Islam.

Seules, désormais, les cigognes hantent les palais de Mouley Ismaïl[30]. Parmi les ruines, des rosiers escaladent les citronniers, les grenadiers, les orangers, et mêlent leurs fleurs aux fruits éclatants que nul ne cueille.

Les cimetières sont des jardins où l’on s’assemble, sous les micocouliers aux lourdes ramures, pour contempler, à l’heure du moghreb, l’horizon des montagnes lointaines derrière les tombes.

J’aime en Meknès les contrastes de gloire et d’agonie.

Quelques bourricots, silhouettes minuscules et brunes, traversent l’immense place el Hedim. Des autruches à demi sauvages règnent sur l’Aguedal, destiné au déploiement des armées chérifiennes. Les rues enchevêtrent leur labyrinthe, coupé de soleil et d’ombre, des gamins, échappés à la Médersa, troublent parfois leur quiétude... Un grave Chérif, dont les passants baisent dévotement le burnous, frôle la poussière de ses draperies... Des femmes voilées heurtent à un seuil, s’engouffrent silencieuses et gauches, par la porte entr’ouverte. Un notable trottine sur sa mule, suivi d’esclaves noirs et luisants. Les muezzins jettent leurs invocations du haut des minarets... et la vie s’écoule monotone, calme, heureuse, facile, à l’ombre des treilles et des vieux murs.

Pourtant, chaque année, vers cette époque du Mouloud, Meknès sort de sa léthargie pour devenir la plus frénétique cité de l’Islam.

Depuis deux jours, ses fils, frappés d’une subite et sanguinaire folie, se sont mués en Aïssaouas aux regards hallucinés, aux cris rauques, aux trépidations épileptiques.

De tout le pays accourent, par bandes, les membres de la Confrérie: maigres Sahariens, élancés, vigoureux et bruns; habitants des rivages et des villes, dont le démence passagère secoue la nonchalance; pâtres, cultivateurs, guerriers; Berbères aux vêtements grossiers et aux traits rudes; Algériens et même Tunisiens, que la longueur du trajet ne détourna pas du pèlerinage au tombeau de leur très saint patron, Sidi ben Aïssa.

Mais les lettrés jugent et déplorent leurs pratiques, si contraires aux enseignements de Notre Seigneur Mohammed, Envoyé d’Allah.

Certes, Sidi ben Aïssa fut un homme sage, ennemi du désordre. Il n’avait pas prévu les excès auxquels ses disciples se livreraient en son nom, et s’en fût assurément fort affligé. Il prêchait la prière et le renoncement devant Allah, qui surpassent tous les biens de ce monde.

Le sultan qui régnait alors imprimait sur Meknès le sceau de sa gloire. Il voulait en faire une cité colossale et splendide, rivale des plus célèbres capitales de l’Europe. Des milliers de captifs chrétiens, d’esclaves noirs venus du Soudan, de prisonniers assujettis pendant les combats, construisaient, sans relâche, des remparts et des palais. Les plus habiles artisans, recrutés jusqu’aux confins de l’Empire Fortuné, mettaient leur art au service du souverain, pour en exécuter les orgueilleuses conceptions. Une effervescence, un excès d’activité, bouillonnaient dans toute la ville.

Sidi ben Aïssa voyait avec tristesse que les «serviteurs d’Allah», oubliant leurs premiers devoirs, s’employaient uniquement à l’exaltation du puissant despote. Et comme, par la grâce du Seigneur, il était fort riche, il se prit à parcourir les souks, chaque matin, à l’heure où se recrutent les ouvriers, afin d’embaucher, à un prix supérieur, tous ceux qui désiraient du travail. Puis, il les mettait en prière jusqu’au moghreb, et les rétribuait suivant ses promesses.

Ainsi, les chantiers se vidèrent peu à peu, à la fureur du Sultan. Pourtant il n’osa faire mourir son pieux concurrent, et se contenta de le chasser.

Sidi ben Aïssa, s’éloignant de la ville, suivi de quelques fidèles, passa près de la demeure de Sidi Saïd, également réputé pour sa sainteté, et dit:

—Celui qui n’a pas de feu en emprunte au voisin.

A ces paroles, Sidi Saïd saisit une outre vide, souffla dedans avec force et, par un prodige d’Allah, Lui seul est tout-puissant, le ventre du Sultan se mit à gonfler démesurément, en même temps que l’outre...

Le souverain, affolé, implora son pardon. Il ne l’obtint qu’en rappelant l’exilé à Meknès et en s’humiliant devant Dieu.

Mais les disciples de Sidi ben Aïssa, frappés par le miracle, voulurent abandonner leur maître pour se ranger sous la direction de Sidi Saïd.

—Qu’avez-vous à faire de mes conseils? leur demanda celui-ci, votre cheikh est complet.

Et il les renvoya, persuadés, auprès de lui.

C’est ainsi que Sidi ben Aïssa fut surnommé le «Cheikh el Kamel» (le cheikh complet), et que sa mémoire demeura jointe à celle de Sidi Saïd, en une même vénération.

Après la mort de Sidi ben Aïssa, ses disciples donnèrent les marques d’une excessive douleur.

Depuis lors, ils se réunissent chaque année à Meknès, pour le Mouloud, emplissant la ville de leurs chants, de leurs musiques et de leurs danses.

Ceci nous fut conté, un jour, par le cadi, tandis que nous traversions le pittoresque cimetière où le Saint repose.

A travers les aloès, les hautes herbes et les oliviers aux troncs difformes, on aperçoit le marabout de Sidi Saïd, émergeant d’un bosquet.

Svelte, et nettement profilé sur l’horizon, un palmier solitaire le domine.

—Les hommes, avait ajouté mélancoliquement notre compagnon, ne sont que des hommes, les jours ne sont que des jours, les époques ne sont que des époques, et l’Univers est au Vainqueur.

15 janvier.

La folie des Aïssaouas envahit toute la ville et la possède jusqu’aux moelles.

Il n’est plus d’impasses paisibles, de petites places désertes et solitaires à l’ombre des mûriers, de quartiers silencieux.

Nuit et jour, les bandes d’Aïssaouas parcourent les ruelles, vibrantes de leurs clameurs. Les esclaves et les femmes du peuple, penchées au bord des terrasses, y répondent par des yous-yous perçants, tandis que les autres, celles qui sont éternellement recluses derrière les murs, frémissent d’angoisse et de plaisir à la pensée des choses qu’elles ne voient pas.

Des légendes se répètent avec un petit frisson: celle de l’Aïssaoui que l’on enchaîne chaque année, au moment de la fête, depuis que, hors de lui, au retour d’une procession, il dévora son propre enfant...

Celle des Juifs qui furent happés et dépecés comme de simples moutons...

Celle des Sehim, si terribles en leur délire sacré, que l’entrée de la ville leur est interdite...

Mes amies supputent gravement le nombre de pèlerins accourus «du monde entier», des Chleuh descendus de la montagne, des agneaux égorgés et des babouches vendues aux étrangers.

Lella Meryem se passionne aux récits de ses esclaves; une lueur de volupté trouble ses yeux enchanteurs, pour le massacre d’un mouton...

Toute la maisonnée de Lella Oum Keltoum trépide sur la terrasse. J’ai vu ma petite voisine, oubliant ses tourments et ses haines, s’agiter en cadence avec des airs d’exaltation, tandis que la grosse Marzaka, secouée d’une crise hystérique, se débattait, entre les mains des négresses, afin de se précipiter dans l’espace, au passage des Aïssaouas.

Ils sont nus, ils sont hagards, ils sont horribles... Leurs mouvements et leurs cris ont l’implacable continuité de la démence.

Du haut des terrasses, on leur jette une chèvre ou un mouton sur lequel ils se ruent, en une dégoûtante et sauvage curée.

Des mains frénétiques écartèlent la victime, arrachent les entrailles, les morceaux de chair pantelante, la toison maculée... Grisés par le sang dont ils sont couverts, les Aïssaouas poussent des rugissements de plus en plus effroyables. Leurs yeux se dilatent au fond des orbites, leurs doigts crispés semblent munis de griffes, leurs gestes se font terriblement menaçants.

Ce ne sont plus des hommes, mais des fauves: des lions, des loups, des panthères, des sangliers, suivant le rôle qui leur fut assigné dans la Confrérie.

Quelques-uns tombent raides, soudainement épuisés; d’autres se tordent, l’écume aux lèvres, en de hideuses convulsions... Puis les chefs, à coups de matraque, chassent la troupe hurlante qui s’éloigne, bannières au veut, et se dirige vers le lieu d’un nouveau carnage.

Appuyées au rebord de ma terrasse, Yasmine et Kenza regardent, avec passion, avec béatitude. Yasmine en folie; les yeux convulsés, secoue frénétiquement sa tête et crie:

—Allah! Allah! Allah!

18 janvier.

Les hurlements et la fureur mystique hantent les jours et les nuits. Nous vivons dans un cauchemar où s’agitent des êtres éperdus...

L’excitation a grandi toute la semaine à travers les maisons et les rues. Elle atteint son paroxysme aujourd’hui, fête du Mouloud, sur le passage de l’interminable et fanatique procession, qui se déroule, jusqu’au crépuscule, entre le marabout de Sidi Ben Aïssa et celui de Sidi Saïd.

Les groupes succèdent aux groupes, animés d’une même démence, clamant inlassablement le nom d’Allah. Des femmes berbères secouent, d’un mouvement spasmodique, leurs chevelures sauvages, véritables crinières de lionnes en fureur.

Des hommes au torse nu, au visage bestial, s’avancent, les bras enlacés, se prêtant un mutuel appui, comme s’ils étaient ivres. Quelques-uns agitent leurs draperies sanglantes, d’autres se brûlent avec des torches, se défoncent la tête à coups de hache, s’enfoncent dans la chair de longues épines, sans interrompre le rythme implacable qui les possède.

Le soleil tape sur les crânes en ébullition, arrache des scintillements aux bijoux, aux poignards et aux harnachements, flamboie sur les étendards éclatants, embrase tout un peuple d’énergumènes.

Les hurlements se mêlent aux sons exaspérés des flûtes et des tambours, aux hennissements des chevaux montés par les chefs, aux clameurs de la foule, aux cris aigus des Marocaines...

Cette contagieuse folie gagne les spectateurs, qui s’écrasent sur tous les remparts et toutes les terrasses; des femmes, prises de mouvements convulsifs, tentent d’échapper aux compagnes qui les retiennent, pour se jeter du haut des murs...

Une angoisse m’étreint au milieu de cette immense hallucination. Il semble qu’un délire secoue la ville tout entière d’une fantastique et furieuse frénésie...

19 janvier.

Ce matin, dès l’aube, le pèlerinage s’est disloqué. Les étrangers s’empressent de regagner, par étapes, leurs villes lointaines; les Chleuh s’enfoncent dans la montagne; les Meknass retournent à leurs occupations.

Un «lion» farouche a repris ses pinceaux pour tracer d’étranges bouquets symétriques sur les boiseries d’une mosquée. Je retrouve un «sanglier» placidement accroupi au milieu de son échoppe. L’Aïssaoui à face de brute, barbouillée de sang, dont le souvenir hante comme un cauchemar, est redevenu un digne bourgeois aux digestions lentes, aux gestes rares et solennels.

Les femmes emprisonnées retombent dans l’apathie morne de leurs journées. Lella Oum Keltoum et Marzaka, rapprochées par une commune démence, un instant, se jettent des regards plus noirs et des paroles plus amères...

Le trottinement des ânes, le son frêle d’un gumbri[31], les mélopées du muezzin ébranlent, seuls, les échos des ruelles apaisées.

Les traces sanglantes, peu à peu, s’effaceront sous la poussière...

La paix et le recueillement ont retrouvé leurs droits dans la caduque cité aux murailles croulantes.

20 janvier.

Des jardins entre les grands murs... Ils ont cette grâce maladive et touchante des Musulmanes prisonnières. Trop de mosaïques, trop de fontaines, trop de marbres et trop de splendeurs.

Inconsciente nostalgie de l’espace...

Les fleurs s’étiolent à l’ombre des orangers; les fruits mûrissent avec peine; un jet d’eau s’élance au-dessus de la vasque, d’un effort désespéré pour échapper à l’oppressante angoisse du jardin. Mais le ciel est loin, très haut, par-dessus les vieilles murailles que le regard ne franchit point. Et la plainte de l’eau raconte une éternelle déception...

Elles prennent le thé sous les arcades, lentement, à petites gorgées, et elles disent de vaines paroles insignifiantes, sans penser à rien. Elles ont mis leurs caftans de brocart, leurs sebenias multicolores et leurs turbans les plus volumineux. Mais elles sont de trop noble caste pour monter aux terrasses et les voisines n’envieront pas ces parures.

Un merle sautille dans les branches en les contemplant de son petit œil jaune et rond qui s’étonne. Pourquoi ces lourdes soieries ramagées d’or, ces fards, ces bijoux somptueux, puisque nul ne doit les contempler que le maître, toujours le même, un vieillard détaché des choses de ce monde!... Le saint homme est parti dès l’aube, à la mosquée, faire ses dévotions.

Elles étalent les plis de leurs caftans et s’immobilisent, les mains, rougies au henné, rigidement posées sur leurs genoux. Elles se sentent belles;—c’est la fête. Elles en ont parlé depuis bien des jours et l’attendaient avec impatience.

Mais les heures sont lentes à passer... Elles ne s’ennuient pas; elles ne savent pas ce que c’est que l’ennui. Leur vie n’est qu’un immense ennui...

Un repas très copieux appesantit leur esprit; elles ne bougent plus, le regard vague et doucement bestial.

Enveloppée de son haïk, une esclave pénètre dans le jardin, elle s’avance vers les belles recluses, leur baise l’épaule avec componction et s’accroupit à quelque distance. Elle donne des nouvelles de sa maîtresse, une parente, et présente ses vœux pour la fête. Les politesses s’échangent, traditionnelles, à voix indifférentes et lasses. Puis la messagère rajuste ses voiles et s’en va.

Un chardonneret, de sa cage peinte et dorée, lance d’étourdissantes roulades inutiles; le jet d’eau redouble vainement ses efforts; les fleurs haussent leurs calices vers le soleil qui lèche à peine les hautes parois.

Elles restent toujours impassibles, aucun sourire n’illumine leurs visages aux longs yeux peints, mais une secrète joie agite leurs cœurs, car Mabrouka la négresse les a vues, et elle pourra dire:

—Pour le Mouloud, Lella Zohra portait un caftan neuf en brocart jaune, à six réaux la coudée, et Lella Maléka avait une «sebenia de balance[32]» qui lui tombait jusqu’à la taille!

4 février.

El Mâati, le mokhazni, envoie sa fille passer la journée avec Yasmine et Kenza. Sans doute dans l’espoir qu’apitoyés par le dénuement de Rabha, nous donnerons de l’argent ou des vêtements. La petite grelotte, un mince caftan plaqué sur son corps d’oiseau. Des traces de coups, longues et bleuâtres, rayent ses jambes et ses reins.

—Qui t’a fait cela?

—Mon père. Il m’a battue l’autre jour, répond-elle.

Rabha n’a pas peur de nous. Elle aimerait à demeurer ici, comme ces petites filles bien habillées, qui mangent à leur contentement et boivent du thé très sucré. Leurs maîtres sont généreux, ils ne ménagent rien!

S’il plaît à Dieu nous l’élèverons, elle aussi, dans notre maison.

Toute confiante, Rabha me raconte son histoire:

—Tu sais, ma mère était du Sous. Elle fut répudiée et partit. Mon père prit une autre femme, une veuve qui avait une fille. Celle qui n’a plus sa mère s’écrie: «Je suis orpheline!» Arrive une belle-mère, elle pleure des larmes de sang... El Mâati n’est pas méchant, mais, quand il se met en colère, il ne mesure pas les coups. On le craint! L’autre jour, la fille de cette femme a cassé la théière. Mon père rentre: «Qui l’a brisée?» dit-il.

»Elle répondit: «C’est Rabha.»

»J’étais innocente, mais la femme dit aussi: «C’est Rabha», et j’ai mangé du bâton... Je me tus et cherchai en ma tête. Ce matin, quand mon père revint, je lui appris: «Écoute, ces femmes se moquent de toi! En ton absence, elles font venir des hommes et se réjouissent avec eux. Il en reste toujours un, à la porte, pour signaler ton retour, c’est pourquoi tu ne les surprends jamais.» A ces mots, l’œil de mon père devint rouge. Il a battu la femme et la fille jusqu’à ce que son bras fût fatigué... Alors, j’ai dit: «C’est bien! Vous m’aviez fait battre pour une faute que je n’avais pas commise, je vous ai fait battre pour ce que vous n’aviez pas fait.» Mon père a ri extrêmement!...

—Mais ces femmes, ô pauvrette, ne pensais-tu pas à leur rancune?

—Qu’importe! Maintenant elles me craignent, et, si je reste ici, qu’ai-je à faire avec elles?

Rabha jubile encore de sa ruse!... C’est une toute petite fille, frêle et douce, qui paraît six ans à peine.

6 février.

Rabha gazouille tout le jour, de sa petite voix grêle. Ses chansons se répètent indéfiniment, sur un obsédant mode plaintif, et ne signifient pas grand’chose:

O huile d’argan!
O huile!
O notre huile à nous!
O notre huile bénie!
O huile d’argan!
O huile!

Durant des heures, nous l’entendrons vanter les mérites de l’huile, puisqu’elle a commencé sur ce thème. Demain, elle célébrera le Prophète avec la même constance.

10 février.

Vrais joyaux des Mille et Une Nuits, les bijoux des Marocaines sont lourds et somptueux. Ils s’harmonisent avec les soieries trop magnifiques, les fards trop violents, les parfums trop enivrants, les demeures trop luxueuses.

Ils éclipsent la beauté des femmes, ils éblouissent, ils accablent... Les khelkhall, qui s’entrechoquent au moindre pas, pèsent aux fines chevilles qu’ils enserrent. Les anneaux meurtrissent et déforment les oreilles, malgré la chaînette qui les soutient sur la tête. Les énormes pierreries jettent un éclat dont la brutalité blesse et déconcerte.

Dans les demeures en fête, il y a des femmes vêtues de brocarts et plus étincelantes que des idoles.

Des bracelets d’or ciselé chargent leurs bras; des rangs de perles fines encerclent leurs cous bruns; les cabochons précieux font d’étranges saillies sur leurs bagues; les ferronnières enrichies de diamants brillent au milieu des fronts, sous l’échafaudage compliqué des turbans rehaussés de broderies et de plumes. Quelques-unes portent de hauts diadèmes où les pierreries jettent des lueurs vertes et rouges parmi les entrelacs du métal. D’autres ont la tête ceinte d’un souple bandeau en perles, d’où tombent les longs glands en rubis. Les nattes noires, encadrant le visage, sont piquées d’agates et d’améthystes. Des émeraudes scintillent sur les boucles de ceinture, délicatement ouvrées.

Étincelante d’or et de gemmes précieuses, la Marocaine tout entière est un joyau, dont on ne perçoit que le resplendissement.

Sur l’ordre de Lella Fatima Zohra, les esclaves ont apporté ses coffrets. La vieille Cherifa, en femme de traditions, résiste aux nouvelles coutumes. Ce ne sont point des boîtes européennes, vulgaires et prétentieuses, selon le goût d’aujourd’hui, mais d’anciennes cassettes peintes, rehaussées de clous aux dessins réguliers, incrustées d’ivoire ou de nacre.

Elle en tire d’invraisemblables bijoux: des colliers en grosses perles de filigrane, d’où pendent trois rosaces d’or, constellées de pierreries; des plaques précieuses et lourdes, d’une allure toute byzantine; des émaux rutilants comme des flammes figées; des boucles d’oreilles dont le chaton d’émeraude se ferme d’un petit couvercle en or perforé, afin qu’on y puisse enclore les parfums qui tomberont goutte à goutte sur les épaules.

Est-ce croyable? Tant de parures, et si merveilleuses, à une vieille femme, dédaignée de son époux, et qui ne les porte jamais!... Un trésor où la perfection du travail rivalise avec la valeur des pierres.

Lella Fatima Zohra me fait constater leur splendeur désuète.

—Ce sont, ô ma fille, de très vieilles choses, passées de mode. Elles appartinrent à la sultane Aïcha Mbarka, aïeule de Mouley Hassan. J’en fus parée moi-même dans ma jeunesse, et s’il plaît à Dieu, je t’en prêterai lorsque tu iras à des fêtes, car certains de ces colliers restent encore appréciables...

»Regarde ces perles, continua-t-elle en s’animant, ne dirait-on pas des gouttes de lune? Et ces bagues, excellemment ciselées, réjouissantes à l’infini!... Ce bandeau, que brodent ces émeraudes plus transparentes et vertes que les ailes de sauterelles, me couronnait au jour de mes noces... Et ces bracelets me furent donnés en présent par Mouley Hassan, alors que j’étais son unique épouse.

Le voix de la vieille cherifa s’est insensiblement altérée.

Émoi des souvenirs évoqués, des années où elle fut jeune et peut-être charmante?...

Regret d’un amour qu’elle aurait éprouvé pour l’inconstant mari?...

Ou, plus simplement, volupté des bijoux, toujours palpitante au cœur des femmes?...

Lella Fatima Zohra resserre les cassettes et les bijoux merveilleux.

Son visage n’a point changé.

Il garde son secret sous une constante et sereine expression d’apathie.

1ᵉʳ mars.

Étrange isolement des harems, si bien à l’écart que les tragiques convulsions du monde n’y parviennent même pas en échos assourdis... Des milliers de petites vies se déroulent derrière les murs, paisibles, insouciantes et monotones, affairées à de petites choses, assombries de petits soucis, éclairées de petites joies, sans percevoir le râle formidable des peuples...

Douce ignorance, quiétude parfaite de la pensée, tandis que nous haletons d’horreur et d’angoisse dans le même temps, nous qui ne voyons pas davantage, mais qui savons!...

2 mars.

Une avenue descend de la ville vers les remparts, large et d’un aspect inhabituel. Les murs d’une mosquée s’élèvent à droite, un palmier les dépasse qui semble regarder dans la rue. De l’autre côté s’alignent les échoppes où travaillent des Juifs: bijoutiers, fabricants de lanternes et de babouches, tisseurs de galons, marchands d’épices. Tout au bout, une porte s’ouvre sur le Mellah, le lieu salé. C’est là que, jadis, les Juifs, désignés aux besognes nauséabondes, tannaient les peaux de bêtes et les salaient. Lorsqu’un Sultan revenait d’une expédition, il leur envoyait aussi les têtes des rebelles, pour être préparées dans la saumure. Ensuite elles étaient fichées le long des enceintes afin de marquer les exploits du souverain, tout en médusant ses ennemis d’un grand effroi... Cuites et recuites au soleil d’été, puis lamentables sous les pluies diluviennes, elles restaient des mois à fixer le bled, de leurs yeux morts, vidés par les rapaces.

Aujourd’hui les remparts n’arborent plus de sinistres trophées, et la vie s’écoule en besognes familières dans la cité d’Israël, petite ville bleue, d’un caractère spécial et inaltéré, enclose à côté de la grande Meknès musulmane.

Mouchi Soutrit prétend y avoir découvert un ancien tapis de Rabat. Il nous entraîne à travers les ruelles aux murs badigeonnés d’outremer. Quelques Juifs nous suivent, dégingandés et blêmes dans leurs vêtements noirs. Ils ont de longs nez tristes, des barbes frisottantes et d’admirables yeux aux regards sournois.

La marmaille grouille; des femmes se penchent aux fenêtres; trois aveugles déambulent, l’un derrière l’autre, en se tenant par les épaules. Le premier s’agrippe à la queue d’un âne qui conduit ainsi le trio.

Nous pénétrons avec notre guide en une pauvre maison où flotte un parfum d’égout. Des femmes accroupies confectionnent les passementeries dont les Musulmans ornent leurs caftans. Les ustensiles les plus divers traînent autour d’elles; un marmot piaille sur son petit pot; des guirlandes d’oignons et de piments sèchent, accrochées aux murs. Une fillette gît dans un coin, chétive et pâle, si pâle qu’on dirait une moribonde. Des essaims de mouches voltigent et la tourmentent. Ses yeux en sont cernés comme d’un kohol répugnant. Personne ne s’occupe d’elle, mais une tasse ébréchée, pleine de liquide, a été mise à portée de sa main.

—Elle est bien malade! disons-nous.

—Ce n’est rien, répond une femme, elle a enfanté il y a quelques jours...

Mon mari marchande le tapis, un vieux Rabat, aux points serrés, d’une harmonieuse décoration. Il est beaucoup plus grand que la chambre, et il faut le déployer dans la cour.

Depuis des années, explique la Juive, le Musulman, qui l’a mis en gage chez mon père, ne paye plus les intérêts; nous voulons vendre ce tapis.

—Combien en demandes-tu?

—Cinquante réaux.

—C’est trop! Fais un prix raisonnable.

—Par l’Éternel! il nous garantissait de cette somme.

Une discussion s’engage. Obséquieuse, mais tenace, la Juive ne veut pas lâcher un réal... Après bien des pourparlers, un arrangement se conclut pourtant.

Dehors, nous retrouvons notre escorte qui s’est beaucoup augmentée. Un gros homme ventripotent, ceint d’une écharpe en soie bariolée, nous sollicite: «Ferons-nous au rabbin l’honneur de visiter sa maison?»

A notre réponse condescendante, Tôbi ben Kiram se redresse. Il nous entraîne à travers les ruelles les plus encombrées; je le soupçonne de vouloir exhiber sa bonne fortune à toute la Communauté. On se bouscule dans le souk, des gens font la queue devant les étaux de bouchers qui s’ornent de poumons rosâtres et mous. Une fade odeur de sang se mêle aux relents d’ordures dont on est poursuivi; des trognons de choux, des légumes écrasés gisent à terre; les individus exhalent une senteur caractéristique. Des vieilles promènent leurs jupes couvertes de broderies, et leurs châles d’un vert malsain; de malingres fillettes, aux cheveux embroussaillés, plient sous le poids des couffes trop remplies; des adolescents, des vieillards coiffés du traditionnel foulard jaune, des femmes chargées de marmots morveux, se poussent et se dépassent...

Il n’y a pas ici de ces quartiers paisibles qui s’endorment dans le soleil. Une population trop dense étouffe entre les murs dont elle ne saurait déborder. Et, bien que les maisons soient construites en hauteur, avec plusieurs étages, la place manque. Des familles s’entassent et végètent dans les logis trop étroits. Celui de notre hôte, un des plus riches du Mellah, s’offre le luxe d’un assez large patio. Il est très propre et clair, à cause des fenêtres qui donnent au dehors. La chambre longue où l’on nous reçoit, s’orne, comme une pièce arabe, de sofas et de coussins. Des tentures de mousseline flottent devant la porte; des chandeliers en cuivre étincelant, des plats de Chine, des verroteries et des fleurs sous globe, s’alignent, au-dessus de boiseries peintes. Le thé est élégamment disposé sur une table, à la mode européenne.

Le rabbin nous présente sa femme, une pâle Juive aux yeux bleus, dont les cheveux apparaissent en bandeaux châtains qu’enserre la sebenia. Elle semble jeune encore, malgré sa corpulence. Il y a vingt-cinq ans que ses noces furent célébrées, alors qu’elle atteignait sa septième année... Son visage garde certain charme de douceur, mais la silhouette accuse des rotondités excessives, on dirait trois courges posées l’une sur l’autre. Un rang d’émeraudes brutes et de perles s’enfouit dans les replis du cou gras; des bracelets d’or très massifs encerclent ses poignets.

Une fillette, vêtue à l’européenne, aide sa mère à servir le thé, les confitures de tomates, les pâtisseries, les meringues blanches et crémeuses. Isthir s’acquitte de sa tâche avec une aisance pudique de très bon goût. Elle parle un français sans accent, car elle fréquente l’école et prépare son certificat d’études.

—Ma fille a treize ans, dit le rabbin, elle se mariera bientôt. Nos coutumes ont bien changé depuis quelques années. De mon temps, les fillettes ne dépassaient pas huit ans avant que soient célébrées leurs noces. Aujourd’hui, on les laisse grandir chez leurs parents.

Le fiancé est ce jeune Israélite en bottes et veston, très francisé, assis sur une chaise, alors que nous sommes tous accroupis selon les anciennes mœurs.

Après le mariage, le couple compte aller en France faire du commerce.

—Cela ne vous ennuie-t-il pas de quitter Meknès? demandé-je à la fillette.

—Oh! non, madame, je serai contente de voyager.

Dans dix ans, ils feront, à Paris, un ménage très sortable; leurs enfants flirteront dans les salons et suivront des conférences à la Sorbonne.

Trop longtemps et durement opprimés, les Juifs marocains s’élancent à présent vers la liberté. Malgré l’abjection d’une race pourrie par tous les vices, les débauches, l’ivrognerie, les mariages précoces et consanguins, la plus basse des servitudes, ils ont gardé l’intelligence et les qualités essentielles de leur peuple. Ils nous apparaissent très voisins, tellement aptes à s’assimiler nos habitudes, notre civilisation!

Ces Juives fades et blondes nous ressemblent. Ces garçonnets anémiques, aux visages effilés, qui, le samedi, délaissent les traditionnelles djellabas de cotonnade noire et se promènent très fiers de leurs costumes marins, auront vite fait de dépouiller à jamais toute orientale apparence, pour se muer en hommes d’action dans nos capitales.

Le Mellah crève de toute part, et, ne pouvant s’épandre à son gré sur le bled musulman, il déborde en Europe.

Pourquoi les Juifs regretteraient-ils un pays où ils furent des esclaves, des parias, des maudits? Il n’y a pas longtemps encore, que tous les égouts de la ville déversaient en leur quartier des flots immondes, et que les Musulmans y faisaient jeter leurs ordures... Interdiction absolue de s’en débarrasser! Lorsque l’amoncellement devenait trop ignoble, que les odeurs empuantissaient les rues à l’excès, une délégation d’Israélites s’en allait solliciter le pacha, humblement, et obtenait, contre une forte somme, la permission de nettoyer...

Leur existence n’était qu’une perpétuelle terreur. Toutes les révoltes, quelle qu’en fût la cause, aboutissaient à un pillage du Mellah. Car on les savait riches, malgré leur servitude, et les Juives ont une douce peau blanche...

Ils furent épargnés une seule fois, en 1911, lors de la dernière incursion berbère. Le cheikh de la kasbah voisine de Berrima, un vieux coupeur de routes, avait une réputation de bravoure. Les notables israélites vinrent se mettre sous sa protection en immolant devant lui deux taureaux. Cheikh Ahmed ne pouvait se dispenser de les défendre. Il le fit avec tant de vaillance que le Mellah et Berrima furent les seuls quartiers préservés.

Je contemple nos hôtes: ceux du passé qui gardent encore le calot noir et la lugubre djellaba; qui connurent les plus humiliantes interdictions: défense de monter à cheval ou à mule, de revêtir des étoffes de couleur, de chausser des babouches, de passer devant une mosquée autrement qu’à quatre pattes, comme des chiens. Puis mes regards se reportent sur ceux du présent, les fiancés qui préparent l’avenir. Isthir est une belle fille vigoureuse; elle aspire à s’échapper vers une plus large destinée. Malgré son aspect débile, Haroun rumine de vastes projets. Il doit être persévérant, intelligent et débrouillard, comme tous ceux de sa race; il a sans doute en lui l’envergure d’un négociant ou d’un banquier. Une certaine gêne les paralyse encore tous les deux, tels ces derniers relents qui s’attardent au Mellah, malgré les travaux d’assainissement. Mais leurs manières ont déjà perdu presque toute servilité. Demain ils relèveront la tête.

Les vieux gardent une attitude obséquieuse, une tendance à s’aplatir devant le hakem.

Isthir et Haroun me semblent déjà plus près de nous que de leurs parents.

12 mars.

Deux paons se promènent dans un beau jardin.

Nonchalants et fiers, ils s’en vont à petits pas étudiés, comme ceux d’une belle. Et le bout de leur queue balaye le sol qui reluit, fraîchement lavé.

Des profonds parterres, les arbres et les fleurs jaillissent, pleins de sève. Jamais émondés, livrés à leur fantaisie et mêlés de plantes sauvages, ils croissent au hasard dans leur rigide encadrement de mosaïques. Par caprice ornemental, plutôt que pour séparer le jardin du reste de la cour, Si Ahmed Jebli le fit entourer de balustrades en bois tournés et peints, à travers lesquelles s’évadent quelques branches.

Une touffe de bananiers agonise en un enchevêtrement de palmes jaunes que le vent froisse; un poirier, tendrement fleuri, abrite leur déclin de son triomphant renouveau; des oranges éclairent la sombre masse de leurs arbres; d’invisibles violettes exhalent leur odeur.

Allégresse des fleurs dans la lumière et dans l’azur!... des rameaux très blancs, balancés par la brise, qui papillonnent sur le ciel!... des boiseries multicolores, des treillages, des petits pavillons aux couleurs vives, des superbes oiseaux dont la somptuosité s’unit si parfaitement à celle du décor, et qui réussissent,—comme ce palais,—à faire de la beauté avec de trop insolentes splendeurs!

Savent-ils, ces paons, qu’ils sont bleus, au paroxysme du bleu, du même bleu que les balustrades extrêmement bleues, et que l’incroyable bleu profond du ciel? Ont-ils conscience de leur harmonie, en ce beau jardin artificiel et passionné, lorsqu’ils vont boire aux bassins cerclés de mosaïques et qu’ils font la roue, sous les arcades, auprès des portes où miroitent autant d’ors et de rayonnantes magnificences que les leurs?

Savent-elles, ces belles recluses, chargées de bijoux et de soieries, accroupies dans l’ombre des salles, savent-elles, ces négresses qui circulent, portant à bras tendus les corbeilles de fruits ou les plateaux de cuivre, l’accord qu’elles forment avec toutes choses de leur demeure?

Et celui qui voulut cet ensemble, qui mit ces femmes et ces oiseaux dans le jardin, qui allia le désordre des parterres à la précieuse recherche des boiseries et des vasques, Si Ahmed Jebli, sait-il quel chef-d’œuvre il réalisa?

Non, sans doute... Les Mauresques, les paons, les esclaves, les fontaines et les fleurs ne raisonnent point.

Ni le riche marchand aux conceptions d’artiste, ni ses frères musulmans qui, sans cesse, créent de la beauté, qui sont eux-mêmes de la beauté.

Mais d’instinct, et d’autant plus intensément, ils en vivent.

20 mars.

C’était au grand soir des noces, dans une des plus riches familles de Meknès.

La mariée, accroupie sur une haute estrade dressée au milieu du patio, présidait, comme une sultane, la cour de ses femmes en vêtements somptueux. Quatre d’entre elles portaient l’izar, luxe suprême, draperie de gaze formant une sorte de peplum impondérable et chatoyant, qui amortit l’éclat du caftan de brocart.

Aussi les avait-on installées sur des sièges élevés, garnis de coussins. Elles s’y tenaient très raides, recueillies et scintillantes, toutes pénétrées de leur importance; car la parure devient en cette occasion une chose grave, d’un caractère rituel, presque religieux. Et les autres invitées, simplement accroupies sur les sofas, ne s’étonnaient pas de ce que les plus belles fussent mises ainsi en évidence, puisque telle est la coutume.

Des passantes, attirées par la fête, occupaient, anonymes, enveloppées de leurs haïks, un autre coin du patio. Elles contemplaient la mariée, fantôme voilé d’or et de pourpre; les fillettes portant des cierges; les invitées aux atours merveilleux, et surtout les quatre idoles immobiles.

Deux d’entre elles voilaient leurs caftans sombres d’un izar en mousseline jaune. La troisième, une négresse fort noire, l’air bestial et satisfait, avait un izar blanc sur un caftan rose à ramages. La quatrième, la plus splendide, était revêtue d’un caftan émeraude, broché d’or, et d’un izar géranium. Sa volumineuse coiffure ceinte de bandeaux d’or se couronnait d’un turban de plumes. Une ferronnière de diamants brillait au milieu de son front, d’énormes anneaux d’oreilles enrichis d’émeraudes, des colliers de perles et de pierreries aux longues pendeloques, la paraient d’une manière somptueusement barbare, et, hiératique, elle pensait:

—Oh! que cette coiffure me fait mal!... Je voudrais tant remuer un peu... Cette fête a un caractère étonnant! Voilà bien les Mille et Une Nuits!... Ces vêtements m’écrasent, je n’en peux plus... il faut cependant rester jusqu’au bout.

Pendant ce temps, la neggafa[33], aux pieds du fantôme doré de la mariée, faisait la présentation des cadeaux:

Allah!... psalmodiait-elle d’une voix chantante,

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