Derrière les vieux murs en ruines: roman marocain
Allah soit avec Lella Fathma
Qui a jeté ce caftan broché
En faveur de la mariée.
Et que cela lui soit rendu avec le bien!
S’il plaît à Dieu!
Allah soit avec la haute influence!
Allah soit avec la femme du hakem
Qui a jeté ces bracelets
En faveur de la mariée.
Et que cela lui soit rendu avec le bien!
S’il plaît à Dieu!
Tous les regards se tournaient, un moment, vers l’idole impassible que j’étais...
Depuis trois jours, je suivais les cérémonies de ces noces et j’avais varié mes toilettes, selon l’usage, en graduant savamment leur splendeur.
Lella Fatima Zohra me parait chaque fois de ses nobles mains. Elle m’avait même prêté quelques-uns de ses lourds et inestimables joyaux pour ajouter aux miens.
—Car, me disait-elle, du moment que tu revêts nos costumes pour les fêtes, il convient que tu sois la plus belle, afin que les critiques t’épargnent. On te regardera plus qu’une autre, ô ma fille! Sache qu’aucun détail de ta toilette ne passera inaperçu. Mais, grâce à Dieu! ton époux ne «rétrécit» pas avec toi!... Tes parures, neuves et superbes, sont bien dignes de la femme du gouverneur... Laisse-moi cependant te mettre ces anneaux d’oreilles, que le Chérif m’apporta récemment de Fès. Les tiens, encore que les pierres en soient estimables, sont très anciens, passés de mode... Les invitées en riraient.
Lella Fatima Zohra est la sagesse même. Elle connaît le cœur des femmes.
Le premier jour j’avais un caftan de satin «raisin sec» et une tfina de mousseline blanche; le second jour, un caftan de brocart noir à grands ramages multicolores; et le troisième jour, j’étais devenue cette idole éblouissante, drapée de gaze géranium.
Du fard avivait mes joues trop pâles, des dessins bruns et minutieux s’élevaient entre mes sourcils à la courbe rectifiée; mes yeux s’allongeaient de kohol. Mon visage apparaissait minuscule au milieu des joyaux, sous l’enroulement soyeux du turban.
Parfois j’apercevais dans un miroir, accroché au-dessus d’un sofa, cette étrange sultane empanachée. Je doutais que ce pût être moi!... Mais je me sentais ainsi mieux adaptée au cadre, à la fête et à la foule brillante des noces.
Yasmine et Kenza s’enorgueillissent de mon faste, elles s’en trouvent rehaussées à leurs propres yeux.
—Tu étais la plus salée de toute assemblée! déclare Kenza. Tu avais une démarche plus noble que les autres, on eût dit une femme du Dar Makzen[34]... Je ne regardais que toi: et, te voyant si belle, mon cœur dansait!
23 mars.
Un petit terrah[35], portant ses pains au four, s’attarde à bavarder devant une porte. Je dérange son aventure, car c’est justement là que je me rends, et une tête ronde, noire, crépue, disparaît à l’instant où je m’engage dans l’impasse. Au fond du vestibule, je retrouve Minéta, la petite négresse bavarde et coquette. Elle me sourit de toutes ses dents et de ses yeux d’émail mauve.
Ce n’était que moi!... elle se rassure. J’ai, dans les harems, la réputation d’être discrète. Minéta ne craint pas que je la dénonce, elle regagne la porte avec une tranquille impudeur.
Lella Lbatoul buvait le thé, entourée de femmes. Elle m’accueillit par des reproches:
—Qu’est-ce que cette absence? Tu oublies tes amies pour les abandonner ainsi? Nous ne t’avons point vue depuis combien de jours?
—Pardonne-moi, lui dis-je, j’étais invitée aux noces de Lella Henia, fille d’El Ouriki, j’y ai passé toute la semaine.
—Ah! s’écrie une inconnue, esclave en visite dans la maison, c’est toi la femme du hakem! Que tu es heureuse d’avoir un tel époux!... Il ne te ménage pas les parures. On m’a répété qu’à ce mariage tu portais un caftan de brocart vert et un izar splendide qui valait au moins trois réaux la coudée.
J’ai gagné beaucoup dans l’estime des Musulmanes, depuis que je rivalise de luxe avec elles. Lella Lbatoul me regarde encore plus amicalement. Il faut que je lui décrive mes toilettes successives dans leurs moindres détails.
—Habille-toi ainsi, pour venir me voir.
—O ma sœur! Quand je revêts vos costumes, je ne circule, comme vous, que la nuit, et pour une fête.
—C’est juste, approuve-t-elle, tu connais nos coutumes... Pourtant j’aurais eu un extrême plaisir à t’admirer.
—Lorsque vous célébrerez des noces dans cette maison.
—Mais nous n’avons ici personne à marier, pas la moindre jouvencelle.
—J’attendrai donc que Si Ahmed te donne une co-épouse, dis-je en riant.
—Tais-toi! mauvaise! s’écrie la jeune femme, ou bien je vais souhaiter que le hakem te répudie.
Nous continuâmes ainsi à nous taquiner, tout en croquant des pâtisseries.
—Où est Minéta! demanda tout à coup Lella Lbatoul, voici plus d’une heure que je ne l’ai vue...
Les esclaves se taisaient, aucune n’ayant aperçu la négrillonne ou ne voulant la trahir.
—Restez ici, vous autres! Et sur toi la bénédiction d’Allah, ô ma mère Fatima! reprit la «maîtresse des choses» en s’adressant à une vieille femme. Va donc, je te prie, dans le vestibule et sur la terrasse. Je gage que cette fille de péché est encore à bavarder avec les passants. Par le serment! O Prophète! elle sera corrigée...
La vieille ne tarda pas à revenir, suivie de Minéta, très penaude.
—Tu as dit vrai! Elle s’amusait avec le terrah, cette calamité!
Lella Lbatoul fit un signe, une esclave apporta une baguette et la lui donna. Je tentai d’intervenir.
—A cause de ma visite, pardonne-lui encore aujourd’hui!
—Demande-moi ce que tu voudras, mais pas cela, ô chérie! J’ai juré par le Prophète!...
Elle tendit sa baguette à la coupable, d’un geste impératif.
Alors la fillette releva ses caftans, les fixa soigneusement dans sa ceinture, laissant ainsi ses jambes et ses cuisses à nu, jusqu’au bas de son petit ventre noir. Puis elle prit la baguette et se mit à s’en fouetter elle-même, à coups cinglants, tandis que ses yeux s’emplissaient de larmes. Des lignes blêmes commencèrent à rayer sa peau. Lella Lbatoul, impassible, la surveillait.
—Comment se fait-il qu’elle frappe si fort? murmuré-je.
—C’est qu’elle sait bien que, si elle ne frappait pas comme il convient, deux esclaves s’empareraient d’elle aussitôt et lui infligeraient, de leurs mains, un châtiment plus cuisant.
Quelques gouttes de sang glissaient le long des cuisses, et la négrillonne pleurait à gros sanglots, la bouche crispée, tout en continuant à se fustiger, consciencieusement, sans faiblesse, pour l’amour du petit terrah.
28 mars.
Vers le soir, à l’heure où s’embrasent les vieux remparts, il est doux et paisible d’aller rêver, boire du thé, parler un peu et contempler en silence, dans l’arsa de Mouley el Kebir, chef de la famille impériale.
Il faut suivre, pour s’y rendre, un chemin désert, impressionnant, solennel au milieu des ruines.
Mais ce ne sont point des ruines habituelles, des ruines de demeures humaines, ces murailles si démesurées, si épaisses, au bas desquelles on se sent infimes, écrasés, tels des insectes; ces voûtes immenses, ces arcades, ces salles larges comme des places publiques... Elles n’ont plus de plafond, plus de carrelage; les arbres forment des vergers très riants entre les murs où des cigognes bâtissent leurs nids.
Parfois on distingue encore une inscription rongée par le temps, un fragment de stucs ciselés, quelques carreaux d’un ton précieux. Et cela rappelle que, jadis, ces lieux furent habités, somptueux et clos, que les sofas et les tapis s’étalaient à la place des herbes sauvages, que l’eau riait au fond des bassins et qu’une vie intense anima cette désolation.
Dans ce palais, beaucoup plus vaste que la ville, Mouley Ismaïl rêva d’amener Mademoiselle de Conti, la fille de La Vallière et de Louis XIV, dont une ambassade alla, pour lui, vainement solliciter la main.
Et certes elle se fut trouvée bien exilée, bien en peine, la pauvre princesse, en cette demeure de géants, au milieu d’une cour étrange et barbare, près d’un époux plus magnifique mais plus sanguinaire qu’aucun despote oriental!
Il répandait autour de lui l’épouvante. Il aimait tuer et fit périr, dit la légende, vingt mille personnes de sa propre main. Ses courtisans ne l’abordaient que prosternés, rampants, vêtus comme des esclaves et les pieds nus, avec la crainte au fond du cœur. Car on se sentait toujours guetté par la mort en sa présence... Même ses femmes les plus chères furent suppliciées. Il leur faisait couper les seins, ébouillanter le corps pour la moindre faute. Il en eut plus de six cents dans son harem, et elles lui donnèrent mille enfants, sans compter les filles...
Mouley el Kebir nous raconte tout cela de sa douce voix tranquille, et parfois il rit en relatant quelque cruauté de son formidable ancêtre,—lui qui aime les oiseaux et les fleurs, et qui compose des poésies subtiles à la louange du Prophète.
L’arsa s’épanouit, tout heureuse, pleine de couleurs, de parfums et de chants, au milieu des ruines qui virent tant de drames. Les lys, les giroflées, les soucis ardents, les roses, les glaïeuls, se mêlent en un désordre charmant, malgré les tentatives du nègre jardinier pour diriger leur exubérance. Les orangers, à bout de forces, laissent plier leurs branches sous des fruits plus éclatants que les fleurs; mais leurs feuilles luisent, vivaces et charnues et de petits boutons suaves entr’ouvrent déjà leurs corolles à côté des oranges très mûres. Quelques cyprès pointent vers le ciel; des tonnelles de jasmin et de vigne étendent sur le sol une ombre douce, et l’eau sinue, avec un glissement fluide et lisse de couleuvre, à travers la verdure.
Par delà les croulantes murailles, le minaret de Lella Aouda, tout émaillé de faïence, découpe sa sveltesse sur le ciel.
Mouley El Kebir disserte d’une voix égale, dont le timbre ne s’altère et ne se hausse jamais. Ses draperies superposent leurs teintes en une mourante recherche: le caftan de drap «cœur de pierre» apparaît sous la djellaba couleur «sucre» et le selham, fauve et pâle comme le ventre d’une tourterelle. Les mousselines les plus fines, tissées à Fès, enveloppent son visage intelligent, d’une extrême distinction, qu’éclairent de petits yeux bridés, étroits, amenuisés par le sourire jusqu’à n’être plus que des fentes brillantes remontant un peu vers les tempes. Il est accroupi d’une étrange façon: une jambe pliée et relevée, dont il tient le pied à hauteur de l’épaule, en une attitude de miniature persane.
Le négrillon Mbarek, toujours sautillant, apporte des parfums. Les fumées du santal mêlent leur odeur d’aromates à celle, plus fraîche et plus pure, des fleurs, que le vent dissémine.
Le ciel rosit... un enchantement paisible enveloppe toutes choses et nous sépare du monde réel. Il n’y a plus de ville, plus de foule. Il n’y a plus rien que ce palais mystérieux, cet immense parterre multicolore éclos au milieu de tant de ruines... et la vie s’évapore, précieuse, bleuâtre, avec les fumées du brûle-parfums...
Mbarek s’agite et me lance des regards furibonds. Il n’ose parler, mais sa mimique, ses grimaces de ouistiti dont la bouche atteint les oreilles, ses yeux qui tournent, blancs et ronds, sous les paupières écarquillées, sa mèche secouée d’indignation au sommet du crâne, doivent me faire comprendre l’indécence de ma rêverie, car on m’attend dans la maison...
Je me lève...; aussitôt, mû par un ressort, le négrillon cabriole et s’élance d’une patte sur l’autre. Il atteint la petite porte, celle que les hommes ne doivent point franchir, la bouscule, se précipite à travers le vestibule, pirouette et roule jusqu’à l’extrémité du patio.
De suprêmes rayons irisent encore les arcades au-dessus desquelles s’élèvent, gigantesques et délabrées, les murailles de Mouley Ismaïl. Cette demeure toute neuve, spacieuse, miroitante de mosaïques, est une surprise inattendue égale à celle du jardin... Des canards barbotent autour de la vasque; un dindon pontifie parmi les poules; des chats bondissent et filent; le perroquet s’agite dans sa cage en criant:
—Quel est ton état?... Marzaka!... Marzaka!...
Un bambin, mal affermi sur ses jambes, traîne au bout d’une ficelle un lapin rétif; les ramiers rentrent en hâte dans tous les trous des vieux murs, tandis que les cigognes s’abattent lourdement au sommet des ruines où elles ont tressé leurs nids depuis d’innombrables années.
D’imposantes négresses circulent, portant à bras tendus des plateaux d’argent, des corbeilles pleines d’oranges ou de piments, des cuivres étincelants. Les esclaves, les vieilles femmes, vaquent aux occupations les plus diverses, dans le grouillement des négrillons et des volailles, qu’elles écartent, indistinctement, d’une taloche ou d’un coup de reins. Précieuse, exquise, mais insolente de dédain, une fillette du Chérif promène ses airs de princesse... Toutes, elles portent les hautes ceintures de Fès, rigides, chamarrées d’or et de soie, et les volumineux turbans réservés aux femmes de la maison impériale.
Et, sur un sofa, impassible au milieu de cette agitation, grave, hiératique, éblouissante en ses vêtements couleur de flammes,
Celle dont je ne parlerai point, car il convient de respecter son mystère;
Ma très chère, ma très admirée;
La pure, la noble, la haute influence;
Petite-fille, nièce et cousine de sultans...
9 avril.
Des cris furieux et des gémissements troublent la quiétude où s’alanguissait le quartier.
Par Mouley Ahmed! ils sortent de la maison de Kaddour, notre mokhazni, et je reconnais son timbre altéré de rage, auquel se mêle, stridente et aigre, la voix de Zeïneb.
Leur porte n’est point fermée, j’entre sans bruit dans le vestibule d’où j’aperçois le patio. Ils ne m’ont point vue, car je reste dans l’ombre, et ils ne contemplent que leur colère.
L’homme est debout, frémissant, superbe, des lueurs féroces éclairant ses yeux. Une envie de tuer le torture... Toute son instinctive sauvagerie contracte son visage. Il ne fait pas un geste, mais ses mains crispées étreignent le burnous bleu...
La femme tourne autour de lui comme une bête mauvaise. Elle siffle, elle se moque, elle injurie; elle provoque les coups prêts à tomber. Sa lèvre inférieure, qu’elle mord, saigne, et un mince filet rouge coule sur son menton.
—O gens! comme il me traite!
—Elle parle! cette fille de chien!
—Le chien, c’est toi!
—O la plus vile des peaux de mouton sur qui tous les hommes se sont étendus!
—Moi, moi! qui t’ai rendu honorable!
—Tu n’étais qu’une vaurienne, tu tournais parmi les jeunes gens.
—O mon malheur! Moi qui étais une vierge bien gardée! qui lui ai donné la considération! Il demandait l’aumône, ou «qui veut m’embaucher?» C’est moi qui l’ai fait sortir, avec un selham et des caftans propres, devant les gens!
—O fille de l’âne, cet autre! Si tu m’as fait des vêtements, c’est moi qui les ai payés! et tu m’as dérobé du fil et des galons!... où est allé mon salaire? Ce que je reçois je te le donne.
—Oui, tu vas le porter aux courtisanes de Sidi Nojjar, et tu me laisses en haillons!
—Toi pécheresse! tu me voles. Tu as envoyé à ta mère! C’est de moi que tu habilles tes parents. C’est de moi que tu fais tes bracelets. Même la farine, en mon absence, tu m’en soustrais pour la revendre!... Va chercher ce chien qui est ton oncle pour que je m’arrange avec lui.
—Qu’il maudisse le tien! Je suffis seule à ma défense. Une poule n’a pas peur de toi! Chapon!
A cette injure trop cinglante l’homme tressaille, pousse une sorte de rauque hurlement et saisit Zeïneb par les cheveux d’où la sebenia glisse. De son bras maigre et musclé, de son poing nerveux, il frappe au hasard, sur le nez, sur les joues, sur les seins.
Zeïneb se tord en criant, elle se dresse, telle une vipère, crache au visage de son époux, y trace des sillons sanglants avec ses ongles... Couple tragiquement mêlé qui roule sur le sol...
Kaddour tape comme une brute, aveuglé de colère. Il ne m’entend ni ne me voit... J’essaye de les séparer. Alors seulement, il s’aperçoit de ma présence. Et soudain, rendu à lui-même, il se relève, s’immobilise, correct, les pieds joints au garde à vous, et fait le salut militaire!...
Zeïneb, gémissante, reste affalée. J’avise Mina qui pleure dans un coin:
—Soigne ta sœur! Et toi, dis-je à Kaddour, viens avec moi.
Nous sortons. Kaddour me suit, penaud, sans prononcer une parole; son turban, plus désordonné que de coutume, penche vers l’oreille, son visage saigne.
—Honte à toi! lui dis-je enfin, de battre ainsi ta femme! Qu’avait-elle fait?
—Elle bavardait avec les voisines malgré ma défense. Lorsque je suis rentré, rien n’était cuit, et elle m’accueillit par des paroles amères. Mina s’est jointe à elle. Ces femmes se liguent contre moi, je m’en débarrasserai... Je vais aller trouver le cadi pour répudier Zeïneb.
11 avril.
Kaddour erre dans le maison, les sourcils contractés d’un tourment persistant. Il ne rit plus, il ne bondit plus, il se traîne... Yasmine et Kenza ne parviennent pas à le distraire. Il reste sombre et va s’accroupir sous les arcades. Son grand corps maigre ne forme plus qu’un petit tas lamentable.
Il a reconduit Zeïneb et Mina chez leur mère.
Le premier jour, Kaddour éprouvait un joyeux sentiment de délivrance dans sa demeure apaisée. Maintenant il la trouve bien vide, et les saucisses de mouton achetées au souk, les beignets que l’on mange seul sont loin de valoir les plats savoureux préparés par Zeïneb... Même les courtisanes de Sidi Nojjar perdent beaucoup d’attrait, lorsqu’on n’a plus le repos d’une épouse légitime.
Kaddour croyait convoler avec telle fille ou telle veuve du quartier; il s’en réjouissait fort, dans l’excitation de sa colère. Cela lui semble aujourd’hui peu plaisant de dépenser tout l’argent de la dot[36] et des noces, pour se procurer une femme qui ne vaudra pas mieux que les autres.
—Car leurs ruses sont inouïes! Allah les a créées pour notre épreuve!... J’en ai eu cinq, me dit-il. Je n’avais pas quatorze ans, lorsque mon père me donna la première, malgré mes pleurs. Je me suis sauvé le soir même, sans approcher la jeune fille. La seconde est morte, un an après notre mariage. La troisième m’a volé, je la répudiai. Je surpris la quatrième avec un homme... Zeïneb est la cinquième. Quelle démone! Sa langue ne sait point se contenir... Mais je ne puis rien dire quant à sa conduite. Elle a de l’entendement et son père était notaire.
Kaddour commerce à regretter une si belle alliance.
12 avril.
Le printemps se réveille tout à coup, trop longtemps engourdi par les pluies tardives. Le soleil surgit, brûlant, l’air vibre devant les montagnes, les terrasses, couvertes d’une étrange végétation, semblent les jardins suspendus de quelque cité asiatique.
Les fleurs ensevelissent le bled. Il y a des champs de soucis oranges, ardents comme un ciel d’été à l’heure du moghreb, et d’autres, dont les liserons bleu pâle étendent une eau paisible, que le vent moire de légers frissons.
Au sortir de Bab Berdaïne, le vallon boisé se creuse, se déroule, s’étale voluptueusement entre les collines. Les vignes, enlacées aux grands micocouliers, les arbres fruitiers, les peupliers qui fusent, sveltes et verts, tels les minarets au-dessus de la ville, mettent la fraîcheur de leurs jeunes feuillages parmi les masses rousses des grenadiers bourgeonnants, celles des oliviers gris et des aloès très bleus aux pointes aiguës.
Puis les montagnes s’étagent, imposantes, estompées de brume, sur divers plans, et les plus lointaines s’évanouissent, presque transparentes dans l’atmosphère.
Une végétation sauvage, follement exubérante, envahit le cimetière, effaçant les sentiers et les tombes. Seuls les dômes de quelques marabouts émergent au-dessus de la verdure, dorés par les derniers rayons.
Moments d’un calme divin dans la splendeur. Éloignement de tout..... A quelle époque, en quel lieu vivons-nous?...
Il ne faut plus penser, plus savoir... mais se faire une âme simple comme celle de ces Marocains accroupis le long du chemin, qui viennent, chaque soir, contempler silencieusement l’ineffable beauté des choses, qu’ils sentent et ne raisonnent point.....
13 avril.
Des coups légers à la porte...
Un Marocain sans doute, car les Nazaréens n’ont point cette discrétion de bon aloi et font, du heurtoir, un affligeant usage.
—Qui est là? crie Rabha.
Une fois ce devoir accompli, elle continue à broder son mouchoir.
Les coups résonnent à nouveau, délicatement, sans impatience.
—Qui est là? reprend la fillette.
Elle laisse à regret son ouvrage et traverse le patio à pas lents. Chemin faisant, elle aperçoit une rose dans les feuilles, s’en empare, la pique dans ses cheveux, derrière son oreille qu’orne déjà le grand anneau d’argent aux tremblantes pendeloques.
De petits coups lui rappellent l’attente résignée du visiteur.
—Qui est là? demande-t-elle encore, afin de lui donner de l’espoir.
—Ton prochain en Allah, répond une voix derrière la porte.
Après un long conciliabule, Rabha arrive, l’air sérieux et m’informe:
—C’est une esclave de Marzaka, notre voisine. Elle te dit d’aller chez sa maîtresse.
—Réponds-lui que j’y passerai demain, s’il plaît à Dieu!
Au bout de quelques minutes, Rabha revient, la mine de plus en plus mystérieuse:
—Elle demande que tu viennes tout de suite.
—Allons! fais-la monter.
La messagère est une vieille, extrêmement noire et borgne, que Marzaka charge de ses commissions importantes.
—Le salut! O Lella!
J’écourte les compliments.
—Tu porteras à ta maîtresse mon salut le plus excellent... qu’y a-t-il? Pas de mal, s’il plaît à Dieu?
—Il n’y a rien d’autre que le bien... Lella Marzaka te prie de venir maintenant.
—Pourquoi?
—Pour voir Lella Oum Keltoum, répond la négresse, avec un certain embarras.
Je n’insiste pas... Accroupie dans un coin, Rabha écoute, attentive; Yasmine et Kenza sont entrées, sans pudeur, pour surprendre notre entretien; Kaddour rôde à travers la galerie, et je présume que Hadj Messaoud, au fond de sa cuisine, est déjà, comme les autres, informé d’un événement que j’ignore toujours...
Un silence insolite régnait chez mes voisines, Lella Oum Keltoum reste invisible; les esclaves, muettes et en attente, prennent des allures solennelles. Marzaka doit faire effort pour ne point omettre les formules de bienvenue. Elle renvoie ses négresses et s’affale, dramatique, sur le sofa...
—Chose étonnante! Cette fille me tue!... En vérité sa tête est folle!... Hier soir elle avait accepté le mariage avec Mouley Hassan. J’envoyai aussitôt prévenir le Cadi. Or, ce matin, quand elle sut que les notaires devaient venir, elle a fait serment de répondre «Non» à toutes leurs demandes. Honte sur nous! Honte sur la maison!
Marzaka se frotte les joues, elle essuie des larmes qui ne coulent pas, et se pâme, réellement bouleversée. J’aurais pitié de sa ridicule détresse, si je ne savais, par Lella Meryem, ce qui rend cette mère si favorable à Mouley Hassan: des bracelets de cheville déjà reçus, lourds et de bon argent, et le collier promis pour les noces, où les émeraudes et les rubis dépassent la grosseur d’un pois chiche. Son âme vile ne peut résister à l’appât d’un pareil présent. Vendre son enfant au Chérif, qu’elle respecte et qu’elle craint, lui paraît tout naturel.
—Que veux-tu de moi, et que puis-je en cette affaire?
Marzaka sanglote presque, elle m’embrasse l’épaule;
—Je suis réfugiée en toi! O Lella! Seule tu sais raisonner la tête de ma fille. Parle-lui!... Dis-lui de ressaisir son entendement. Elle a promis hier... Je suis réfugiée en toi! reprend-elle, suivant la formule consacrée qui lie.
Il me répugne d’être mêlée à ces intrigues, mais je ne puis décemment refuser de voir Lella Oum Keltoum, surtout après l’invocation de la négresse.
—Qu’elle vienne donc, et laisse-nous seules avec Allah.
Marzaka se lève pesamment. Sa croupe, tendue de brocart, semble un coussin bien gonflé qui se détache du sofa.
Elle traverse la cour en se dandinant et pénètre dans une autre pièce, où elle adjure sa fille de m’écouter, d’être raisonnable.
Lella Oum Keltoum arrive enfin, l’air soucieux, fait clore la lourde porte et, déridée tout à coup, s’assied dans l’ombre auprès de moi. Nous parlons à voix basse, devinant bien qu’on nous épie.
—C’est ma mère qui t’a fait venir? Cette esclave, engendrée d’esclaves... Sache qu’hier elle m’a battue, bien que je sois sa maîtresse. Et c’est pourquoi j’ai dû promettre d’accepter le mariage. Mais, de ma vie, je ne répondrai «Oui» devant les notaires. J’aimerais mieux couper ma langue entre mes dents!... Contre cela, elle ne peut rien, la chienne!... Plus tard, quand je serai la plus forte, et que j’aurai épousé Mouley El Fadil, c’est moi qui la battrai, qui la ferai manger par les rats, s’il plaît à Dieu!...
—Écoute, lui dis-je, ta mère s’est réfugiée en moi, il faut bien que je te parle: tu n’ignores pas que Mouley El Fadil n’osera jamais te demander, et, d’ailleurs, il se réjouit avec des femmes, des prostituées, hachek[37]. C’est par toi-même que je l’appris... Alors, pourquoi refuses-tu Mouley Hassan qui est le plus noble et le plus riche du pays?
La petite s’écarte de moi, soudain méfiante. Puis elle se rapproche en riant, et m’embrasse.
—Ta tête pense une chose, et ta bouche en prononce une autre... Que m’importe le fils de l’oncle? On me le donnerait, je ne le prendrais pas!... Il est misérable auprès de Mouley Hassan. Celui-là seul est digne de moi. Mais je ne l’épouserai jamais. Il me veut et je ne le veux pas... Ma mère, il l’a payée. Moi je ne suis pas comme elle, fille d’un esclave noir, Mouley Hassan ne peut pas m’acheter.
Lella Oum Keltoum frémit en lançant très haut ces paroles. Elle a oublié toute prudence, et les négresses, tapies avec Marzaka derrière notre porte, et les sournoises vengeances cruelles.
Une fierté la transfigure. Malgré le sang maternel, Lella Oum Keltoum est bien de la race des Chorfa Ifraniïne. Elle a leur orgueil magnifique, cet orgueil qui donne à Mouley Hassan tant de prestige, en dépit de ses vices et de son intelligence médiocre.
On a heurté à la porte tandis que nous causions. Ce sont les notaires. Une esclave les précède à travers le patio.
Les dignes hommes! Si blancs! si pudiques, dans l’enveloppement de leurs mousselines! l’air compassé, religieux et solennel qui convient; les pas feutrés, la démarche grave, les gestes onctueux et lents... O notaires incorruptibles! Gardiens des actes, dépositaires des serments les plus sacrés!
Derrière toutes les portes, toutes les grilles, toutes les balustrades, toutes les fentes des boiseries, des femmes curieuses les contemplent avec émotion.
Ils s’accroupissent, impénétrables, sur les sofas de la grande salle où on les a conduits. Puis les négresses les enferment soigneusement, verrouillent les volets et la porte, et Marzaka fait venir sa fille dans le patio.
Lella Oum Keltoum s’y rend, sans résistance, elle s’approche tout contre la porte qui la sépare des notaires. Sa silhouette se détache sur les rayonnantes décorations peintes et ciselées dans le cèdre, son petit visage brun reste souriant...
Peut-être éprouve-t-elle une volupté en parlant à ces hommes qu’elle ne voit point...
—Tu es bien Lella Oum Keltoum, fille de Sidi M’hammed Lifrani? Que Dieu le prenne en sa Miséricorde!...
—Oui, mes seigneurs.
—Nous sommes venus, suivant la clause insérée dans le testament de Sidi M’hammed ton père (Qu’Allah lui donne le repos!) pour entendre de toi, si tu consens à épouser, avec dot, selon la loi coranique, Mouley Hassan ton parent.
—Non! Non!...
Lella Oum Keltoum a presque crié ces mots, par défi à sa mère. Son visage reprend l’air opiniâtre et mauvais qui lui est ordinaire. La petite chèvre se bute en un farouche entêtement.
Dans la salle close, les notaires doivent être consternés. Ils craignent la rancune de Mouley Hassan et la risée des gens. C’est la troisième fois qu’ils se dérangent inutilement pour cette fillette. Pareil refus, si contraire aux habitudes,—on les a fait venir afin d’enregistrer une adhésion,—leur paraît un scandale.
Après quelques moments de silence, l’un d’eux reprend, d’une voix persuasive:
—C’est notre devoir, Lella Oum Keltoum, de bien préciser nos questions pour éviter toute erreur. Nous te demandons si tu acceptes d’être la femme de Mouley Hassan en légitimes noces?
—J’avais compris, et je dis: «Non.»
—Qu’Allah t’accorde son assistance!
Lella Oum Keltoum retourne, de son allure dédaigneuse, vers la salle où je l’attends.
Les notaires s’en vont. Ils dissimulent leur dépit sous une austérité de circonstance.
A travers la maison, les esclaves commentent la scène avec animation.
Et j’aperçois Marzaka, effondrée sur le divan, comme un coussin à moitié vidé de sa laine. Elle secoue la tête et gémit:
—As tu vu cette autre!... la pécheresse... O mon malheur!... O mon malheur!... Elle m’a tuée!...
15 avril.
Curieuse sensation nocturne: je me rends à des noces chez le nakib des Chorfa Alaouïine[38], notre grand ami, Mouley el Kebir.
De nouveau, Lella Fatima Zohra m’a transformée en idole. Et je suis partie, enveloppée de voiles blancs, laissant à peine deviner mes yeux. Le capuchon de ma djellaba est retenu sur ma tête par une grosse cordelière d’or et de soie; mon burnous de fin cachemire blanc flotte au vent du soir, il découvre parfois mes cherbils brodées d’argent, dans les massifs étriers niellés. Kaddour conduit ma mule par la bride; un petit esclave de Mouley Hassan nous précède avec une énorme lanterne. Yasmine et Kenza, emmitouflées dans leurs haïks, ferment le cortège... Quelques passants rasent les murs, indifférents, silhouettes furtives qu’engloutit aussitôt la nuit. Pourtant, place El Hedim, nous croisons des Européens, un groupe d’officiers. Ils se retournent, me contemplent, échangent leurs réflexions... Cet équipage, mon costume, dénoncent une femme de qualité.
—Tiens! une sultane en balade!
—Je donnerais quelque chose pour connaître la belle.
—C’est bizarre, l’attrait de ces femmes invisibles!...
Je passe, imperturbable et droite, dédaigneuse des vulgaires piétons. J’ai pris un peu de l’âme musulmane en revêtant ces draperies; je rougirais d’être aperçue par un homme et, lorsque le vent indiscret écarte mon burnous, je le ramène avec précaution, voilant mes étriers et mes mains.
Pourtant, j’ai bien gardé mon âme à moi, car je jouis du pittoresque de mon cortège et de ce qu’il s’adapte si bien au site.
Nous franchissons Bab Mansour, plus énorme, plus impressionnante encore dans la fantasmagorie lunaire. Les rayons glissent le long des mosaïques aux reflets verts, qui luisent, telle une eau attirante et glacée dont les gouffres d’ombre cernent les rives... Puis le chemin s’engage entre les murs croulants des vieux palais. Dédale au sortir duquel la demeure en fête, pleine de femmes parées et de cierges, apparaît plus éblouissante.
Beauté des étoffes, des bijoux, des guirlandes de fleurs, des ors et des parfums! Beauté d’Orient que je sens intensément et dont je fais partie!...
20 avril.
Des notaires causent dans une petite mesria[39]. Ils sont pareillement ennuagés de mousselines très blanches, d’une extrême finesse. Leurs turbans s’enroulent en plis réguliers, leurs djellabas impeccables s’ornent d’une simple ganse. Ils semblent plus immaculés que les autres.
Si Abd el Kader grasseye, selon la coutume de Fès. Ses joues molles retombent avec onction; ses yeux laissent filtrer des regards atténués sous les paupières lourdes; tout son être est imprégné de mansuétude.
Malgré l’apparence joviale d’une face rubiconde, ornée aux tempes de petites mèches frisées, Si Thami n’est pas moins patelin personnage. Il arrondit ses gestes, ne parle qu’à voix grave et lente, tel un azzab lisant le Koran à la mosquée. Le moindre propos l’effarouche, il ne se permet que d’insipides plaisanteries pieuses, dont il rit lui-même, d’un rire discret, tout enroué de pudeur.
Hadj Bou Médiane somnole dans une perpétuelle apathie. Il est plus savant, dit-on, que les autres; c’est pour cela qu’il se tait... Parfois cependant son visage noir s’éveille, et une voix sort, étrangement fluette, de l’énorme corps affalé au milieu des draperies. Chacun écoute avec déférence l’avis du «lettré». Puis la discussion se ranime et Hadj Bou Médiane retombe en sa torpeur.
Il s’agit, sujet passionnant entre tous et jamais épuisé depuis des siècles, de savoir s’il est permis d’écrire le Koran avec une encre dans laquelle une souris est tombée.
—Cela se peut, prétend Si Abd el Kader, si la souris n’est point morte, mais c’est péché si elle s’est noyée.
—Pourtant, objecte mon mari, la souris, même vivante, est un être impur qui suffit à corrompre l’encre...
—Il est permis, déclare Si Thami, de faire ses ablutions avec l’eau dont un chien a bu. Or, comme la souris, le chien est un animal impur et l’on ne saurait employer l’eau dans laquelle son cadavre aurait séjourné...
Lentes et paisibles s’écoulent les heures en la mesria proprette. Des nattes de jonc couvrent les murs et le sol; les manuscrits s’entassent auprès d’un encrier en poterie tout hérissé de calames. Les notaires sont accroupis sur leurs petits tapis de feutre rouge, dont ils ne se séparent jamais, afin de pouvoir faire les prières rituelles en quelque lieu qu’ils soient. Ils sirotent le thé à la menthe, ou boivent une gorgée d’eau dans une coupe de verre qu’ils se passent... et ils discutent, avec une béate satisfaction, sur des questions absurdes pour lesquelles ils font étalage de science et de raisonnement.
Je vais saluer Zohor, la femme de notre hôte Si Thami. Elle est toujours installée au rez-de-chaussée, dans une longue chambre qui donne sur le patio. Des cotonnades à ramages garnissent les sofas. Les coussins s’arrondissent ou s’allongent sous leurs housses de mousseline. Ils ne sont point de soie, mais de toile brodée à chaque extrémité en teintes monochromes. Aucun luxe n’apparaît dans la maison; tout y est simple, convenable et propre. Une vieille esclave aide aux soins du ménage; elle éleva Si Thami et le vénère. A présent les enfants du maître l’appellent Dada.
Zohor fait, pour m’accueillir, un grand effort d’amabilité, car elle est naturellement indolente. Sa vie glisse, insipide et monotone, comme l’huile qui coule sans bruit. Après les premières formules de politesse, nous nous taisons... Elle ne s’intéresse à rien de moi, ni de personne; elle parle peu, ne monte pas aux terrasses et ne s’impatiente jamais. C’est l’épouse admirable.
Son mari la traite avec une douceur hautaine empreinte de mépris.
Nous nous taisons... cela ne fait rien, il n’est pas nécessaire de parler quand on n’a rien à dire. Il suffit d’être là pour honorer l’amie et jouir de sa présence. Zohor allaite son dernier né avec une sereine bestialité. De temps à autre elle répète, indifférente:
—Il n’y a pas de mal sur toi?
... Quel est ton état?
Et puis nous nous taisons encore...
La nuit tombe, les notaires se séparent sans avoir terminé la discussion... chacun s’en va, son petit tapis rouge bien plié sous un bras. La ruelle silencieuse s’émeut à peine de leurs pas discrets.
23 avril.
Quatorze plats coiffés de leurs couvercles coniques, en paille tressée ou en poterie, s’alignent devant la salle où le tajer Ben Melih à réuni ses hôtes.
Il se plaît, quand il reçoit, à étaler une excessive magnificence.
Nous ne sommes que cinq, et les esclaves ont disposé auprès de nous une dizaine de mrechs d’argent, lourdement ciselés, pleins d’eau de rose; des brûle-parfums dont les effluves estompent la pièce d’une buée bleuâtre; des plateaux chargés de tasses et de verres; des buires en cristal contenant les sirops variés; des coupes débordantes de pâtisseries.
Tout est splendide, abondant et riche... trop riche. Ce n’est point la seigneuriale opulence de Mouley Hassan, mais un luxe neuf, indiscret, qui dénonce la très récente fortune du marchand. La demeure rutile insolemment de ses couleurs et de ses ors, que le temps n’a point encore atténués; les brocarts des tentures et les mosaïques étincellent à l’envi; les piles de coussins menacent les précieuses stalactites du plafond; les tapis, selon le goût d’à présent, ont été tissés en Angleterre, sur de fantaisistes modèles asiatiques. Un piano à queue voisine avec un phonographe, et le tajer Ben Melih aime à raconter qu’il le fit venir à grands frais, alors qu’aucune route n’était tracée, à travers le bled. Il fallut quatre chameaux pour transporter la lourde caisse, et quatre autres suivaient afin de les relayer... Les seize cents réaux[40] que coûta cet instrument procurent au marchand le plaisir vaniteux de relater son odyssée, tout en tapant avec un doigt, au hasard, sur Les notes désaccordées.
De la coupole dorée, qui s’arrondit au centre de la salle, descend un lustre aux scintillantes pendeloques, et des glaces appliquées le long des parois prolongent et répètent la splendeur trop fastueuse des choses.
Le tajer Ben Melih est un personnage rubicond, aux mains grasses. Un très gros diamant brille à son annulaire, bien que le Coran interdise aux hommes les bijoux d’or et les pierreries. Des mousselines superposées calment l’éclat de son caftan géranium, dont le bord heurte des chaussettes d’un vert pistache, fort irritant. Car le marchand, dans ses voyages, prit quelques habitudes d’Europe. Ses commensaux, qui fréquentent aussi Manchester et Marseille, Si Abd el Kerim à la figure chafouine, et le noir Si Aïssa Zerhouni, affectent certain mépris pour les Marocains à l’entendement étroit. Leurs critiques ne ménagent ni les lettrés, ni les Chorfa, ni les Sultans; elles s’exercent même très volontiers à leurs dépens.
—En l’an 1330[41], nous raconte Si Abd el Kerim, Fès fut assiégée pendant trois mois par les Berbères qui pillaient les douars environnants et répandaient l’épouvante. Notre maître Mouley Hafidh dut se résoudre à appeler les Français à son secours. Mais, lorsque leurs troupes approchèrent de la ville, le Sultan eut une hésitation. Il réunit tous les savants pour prendre leurs conseils et décider avec eux s’il convenait de laisser l’armée du général Moinier pénétrer dans la sainte cité de Mouley Idriss... Le Sultan, qui était lui-même un lettré, se plaisait aux controverses; comme toujours en pareil cas, l’entretien dévia; et il discutait interminablement avec les savants sur le sexe de la fourmi qui, selon les Écritures, adressa la parole à Salomon,—les uns prétendant que c’était une fourmi-mâle, et les autres une fourmi-femelle,—tandis que les Français entraient à Fès, sans rencontrer de résistance... Allah est le plus savant!
A ces paroles, Si Ben Melih fut pris d’un tel rire qu’il faillit pâmer, tandis que Si Aïssa Zerhouni se convulsait de plaisir.
—Certes! s’écria le marchand, après qu’il se fut calmé, cette histoire est fort divertissante, mais je puis vous citer un trait, plus curieux encore, de nos mœurs arriérées: Mouley Ahmed et Mouley Mahmoud, petits-fils du Sultan Mouley Abd er Rahman, héritèrent en commun de la demeure paternelle. Aucun d’eux ne voulut se désister de son droit, moyennant une redevance à l’autre. Or, selon la coutume des Chorfa Alaouiïne, un frère ne saurait voir les femmes de son frère, et leurs épouses et concubines demeurant ensemble dans cette maison, ils se trouvent ainsi proscrits de leur propre logis. Ils ne peuvent dépasser les petites mesrias attenantes qu’ils habitent. En sorte que, s’ils veulent parler à une épouse ou une favorite, et faire avec elle ce qu’ils ont à faire, il leur faut l’envoyer quérir par une esclave, qui la remmène une fois l’entretien terminé...
Nous accueillîmes ce récit par des exclamations et des compliments. Et nous nous dilations intérieurement, en songeant que, si l’on en venait aux anecdotes de harem, il y aurait fort à rire avec celles qui circulent sur la maison de notre hôte... Ainsi nous devisions en l’attente du repas.
Pendant ce temps, les esclaves avaient encore aligné quelques plats devant nous, et Mahjouba la négresse passait l’aiguière aux ablutions.
On servit d’abord la pastilla, sorte de galette croustillante, feuilletée, toute farcie de pigeonneaux, saupoudrée de cannelle et de sucre. Puis un agneau rôti dont le ventre recélait un succulent couscous. Ensuite vinrent d’innombrables poulets diversement assaisonnés; des tajines de mouton aux olives, aux jeunes courgettes, aux fonds d’artichauts, au fenouil, aux fèves tendres et vertes, aux aubergines, aux pommes précoces, à tout ce que le Seigneur fit pousser d’excellent à travers le bled et les jardins. Entre les plats, des hors-d’œuvre couvraient la mida pour exciter nos appétits; mais, malgré l’extrême acidité des citrons au vinaigre, des piments rouges et des poivrons confits, nous regardâmes défiler les derniers mets d’un œil morne et sans désir.
Et nous répondions avec accablement aux insistances de Si Ben Melih:
—Pardonne-nous!... Grâce à Dieu, nous sommes rassasiés! Certes! Tu n’as pas restreint avec nous!...
—Si je n’ai pas restreint, proteste le marchand, c’est dans la restriction, car, pour honorer des hôtes tels que vous, il ne devrait plus rester en ville un poulet ni un seul mouton!... Au moins, goûtez encore à ce méchoui.
Mais le méchoui au cumin ne saurait nous tenter, pas plus que les «charia[42]»,—les petits cheveux,—que les femmes ont roulés patiemment, un à un, entre leurs doigts; ni les beignets bourrés de crème, de viandes ou d’amandes pilées; ni les beraouat à la frangipane; ni les confitures de limons, de tomates et de fleurs d’oranger.
La verve des convives s’est éteinte; ils ne songent plus à médire de leurs compatriotes.
Affalés sur les sofas, nous nous taisons, l’esprit lourd et la pensée vague. Les pâtisseries, que les esclaves passent en même temps que le thé, nous font presque horreur; le moindre geste nous semble épuisant...
Pourtant je me lève et je suis Mahjouba la négresse, afin d’aller dans le harem où l’on m’attend. J’accomplis cette visite sans joie, par simple bienséance, car les femmes du tajer Ben Melih ne méritent pas seulement leur réputation de dévergondage. Ce sont les plus communes, les plus grossières créatures que j’aie rencontrées; leurs conversations feraient rougir un eunuque!
Elles m’entourent, me tripotent, m’examinent, tâtent mes vêtements, évaluent mes bijoux, s’enquièrent du prix de tout ce que je porte, soulèvent mes jupes, me posent des questions malséantes, rient de mes moindres paroles avec des airs sournois et vicieux, m’indiquent d’invraisemblables remèdes.....
J’ai peine à me défendre entre leurs mains curieuses et leurs langues déchaînées. Yakout, la favorite, s’est emparée de ma bague, qu’elle prétend échanger contre un vulgaire anneau dont elle fait miroiter devant moi la pierre.
Elles sont toutes couvertes de joyaux et de brocarts rutilants; elles exhalent des parfums violents et leurs visages si fardés ont des expressions plus équivoques encore que ceux des cheikhat de Fès. Où donc le tajer Ben Melih a-t-il été recruter son harem? Les esclaves rivalisent avec leurs maîtresses d’inconduite et de propos obscènes.
Une jeune fille très brune, aux épaisses lèvres violettes et sensuelles dans la face ronde, se glisse près de moi et murmure une plaisanterie, que je feins n’avoir pas entendue.
Elle ne connaît pas la honte! C’est Halima, la fille aînée du marchand, l’immariable jouvencelle. Qui voudrait épouser celle que tous les hommes du pays ont approchée? Ses scandaleuses aventures ne se racontent qu’après avoir dit: «Hachek!» (Sauf ton respect!)
Elle a dépassé les limites du célibat. Sachant trop bien qu’aucun Meknasi ne consentirait à devenir son gendre, Si Ben Melih fit pressentir un caïd du Zerhoun, en lui offrant, avec la fille, des troupeaux de moutons, des oliveraies et des sacs de réaux. Malgré l’appât, le montagnard déclina, lui aussi, l’opulente alliance.
Il eût peut-être passé sur la réputation de Halima, mais il craignit de corrompre à jamais son harem, en y introduisant une femme sortie de celui du marchand. Par une fatalité, la vierge la plus pudique et la mieux gardée devient une fille de péché dès qu’elle pénètre chez Si Ben Melih! Et les répudiations, la bâtonnade, les châtiments variés, pas plus que les verrous, ne sauraient empêcher les débordements de toutes ces perverses.
Las de surveiller, de sévir et de frapper en vain, Si Ben Melih se résigne à ne plus voir, à ne plus entendre,... il voyage. Sans doute, n’a-t-il d’espérance qu’en les compagnes dont, au paradis, le Rétributeur dédommagera ses infortunes terrestres:
Des femmes vierges aux grands yeux noirs, bien enfermées dans des pavillons,
Et que jamais homme ni génie n’a touchées[43]...»
... Je me sens fort mal à l’aise au milieu de ces effrontées. J’ai tenté de prendre congé, mais je suis enlacée dans un réseau de protestations et de mains familières.
Deux visiteuses, emmitouflées dans leurs haïks, détournent heureusement l’attention. Elles quittent leurs babouches au seuil de la salle et nous saluent.
La première écarte ses draperies de laine, et fait glisser, au bas du menton, les linges dont elle avait masqué son visage. C’est une vieille aux dents cariées, aux petits yeux larmoyants entre les rides, fort déplaisante en vérité!... Elle me considère sans bienveillance et va s’accroupir à l’autre bout de la pièce, entraînant Khaddouje et Saadia, les co-épouses. Sa compagne, effacée, discrète, toujours voilée, se place derrière elle et ne prononce pas une parole, désintéressée, semble-t-il, de l’entretien.
Le vide, subitement, s’est fait autour de moi. Les femmes, les favorites, les esclaves, les grandes et les petites filles, enveloppent la vieille à figure d’entremetteuse, attentives, les regards brillants, un sourire suspect au coin des lèvres. Elles discutent à voix basse avec animation.
Personne, maintenant, ne s’occupe de moi. Je suis toute seule dans mon coin, sur le sofa déserté. Même, il me semble sentir une gêne causée par ma présence, un désir d’en être débarrassées...
Je me lève et prononce, par politesse, quelques formules de départ, auxquelles on répond à peine.
Mais, dans le mouvement que j’ai fait en me rapprochant du groupe, j’aperçois le pied de la silencieuse et pudique forme voilée, qui se recule un peu plus dans l’ombre.
Et c’est un large pied, robuste, aux phalanges embroussaillées de poils!.....
27 avril.
Dès le matin, le soleil pénètre à travers les fentes des volets et ces quelques rayons suffisent à ranimer tous les ors, toutes les couleurs, toutes les harmonies, assoupis dans l’ombre. Mais la splendeur des boiseries peintes me trouve indifférente, en ces jours de printemps étincelant et passionné.
Il y a trop d’azur dehors et trop d’allégresse pour rester enfermée, même en un palais. Les arbres du riadh étouffent entre les murs, mes amies musulmanes souffrent d’un malaise qu’elles ne raisonnent point... Elles voient un ciel plus bleu dans l’encadrement des tuiles, au-dessus de leurs patios, elles respirent un air plus vibrant. Le vent leur apporte l’âme forte, amère et saine des fleurs sauvages, et les lourds parfums des orangers et des rosiers. Les petits rapaces roux se disputent et piaillent sur leurs terrasses; les tendres ramiers s’attardent en caresses.
Que devinent-elles de cette griserie épandue sur la terre, de cette nature en délire qu’elles ne connaîtront jamais?
Lella Meryem soupire et me confie ses rêves:
—Si Mouley Abdallah voulait me conduire dans cette arsa qu’il possède au bord de l’oued!... Tu viendrais avec moi! Nous y passerions quelques jours, car il y a un petit pavillon. C’est chose permise d’emmener sa femme en un jardin, lorsqu’il est bien clos...
Rares! oh! si rares! Lella Meryem, les citadines qui se sont étendues sous les figuiers à l’ombre épaisse, qui ont connu le goût des feuilles fraîches et des petites fleurs écloses dans les herbes!
Parfois, la nuit, furtivement, mystérieusement, s’ébranle en caravane le harem de quelque bourgeois, de quelque riche marchand... Mais une cherifa ne saurait s’échapper des murailles qui l’enserrent, même sous la protection des ténèbres et des voiles. Ma folle petite amie sait fort bien que ses désirs ne peuvent pas, ne doivent pas être satisfaits; qu’elle ne connaîtra du printemps que sa caresse énervante et tiède, et cette oppression délicieuse, dont tout son être est troublé...
Pourtant, chaque année, à cette époque, elle se leurre de vains projets. Elle imagine des séjours dans les jardins qu’elle conçoit comme ceux du Paradis, décrits par le Livre:
Là des fruits, des palmiers et des grenadiers,
Des sièges élevés au-dessus du sol,
Des coupes préparées,
Des coussins disposés par rangées,
Des tapis étendus...»
Et Lella Meryem répète, tel un refrain:
—Si Mouley Abdallah voulait me conduire dans son arsa, au bord de l’oued!
Ainsi, toutes les prisonnières se sentent tourmentées par l’attrait des choses impossibles.
Celles qui vivent en un froid patio, miroitant de mosaïques, envient le bonheur des autres, maîtresses d’un riadh où l’on peut cueillir des oranges et surveiller l’éclosion des feuilles.
Mais ces privilégiées ne jouissent point non plus d’un cœur apaisé. Elles rêvent aux vergers dont on ne voit pas les murs, aux tapis étalés dans l’herbe. Là se borne leur ambition; le bled immense les effraye; l’idée d’une promenade n’effleure même pas leur esprit. Inhabitués au mouvement, leurs membres n’en supporteraient pas la fatigue. Et je sais que les femmes du tajer Ben Melih, qui partirent cette nuit pour l’arsa où le maître les emmène parfois, ne changeront rien à leurs habitudes. Elles n’iront point se perdre dans les sentiers, ni s’ébattre à travers la verdure. Elles ne quitteront guère les sofas disposés sous les arbres, et, tout le jour, accroupies, presque immobiles, elles boiront d’innombrables tasses de thé, comme à la ville.
Le printemps éveille des instincts plus vagabonds au cœur des hommes. Dès que le soleil tiédit les rues encore luisantes de pluie, on les voit s’acheminer vers la campagne. Les lettrés, blancs et soignés, s’en vont à petits pas, tenant leur inséparable tapis de prière. Les artisans, les jeunes bourgeois, les étudiants, seuls ou par bandes joyeuses, envahissent les vergers. Chacun balance au bout de son bras la cage de jonc où voltige un canari. Les pépiements enivrés dans les branches ne leur suffisent pas; il faut, pour compléter leur extase, les roulades et les vocalises d’un virtuose.
Parfois aussi, l’un d’eux, plus sentimental, gratte les cordes d’un gumbri, et les grêles notes sautillantes se mêlent aux cris des insectes.
Escortés de leurs esclaves, des notables, à mules, gagnent les arsas plus lointaines où ils festoieront jusqu’au moghreb.
Cet exode de toute la ville suscite en moi la nostalgie des grands espaces illimités. Le riadh m’apparaît plus étroit, plus écrasé par ses murailles, et d’une somptueuse mélancolie. Les fleurs y poussent en des parterres trop réguliers, elles se heurtent aux mosaïques des allées, elles s’étiolent loin du soleil. Comme les Musulmanes, elles souffrent d’être belles et recluses, et de ne pouvoir s’épanouir dans le printemps.
29 avril.
Les esclaves s’affairent tandis que, installées sur des sofas, nous, les privilégiées du destin, attendons patientes et oisives.
Malgré nos caftans de satin et nos tfinat de mousseline neuve, ce n’est point une fête de noces qui nous assemble, mais la réjouissance intime à laquelle nous fûmes conviées par Lella Fatima Zohra.
Mouley Hassan lui a fait construire, au fond de son riadh, le superbe hammam, pavé de marbres et de faïences, que nous inaugurons aujourd’hui.
Comme les sultans, ses ancêtres, le Chérif a le goût de bâtir et ne recule devant aucune somptuosité. Ce présent, offert à l’épouse délaissée, veut, peut-être, lui faire mieux accepter la quatrième union qu’il prépare.
Lella Fatima Zohra ne songeait point, en sa résignation, à combattre son involontaire et malheureuse petite rivale... Mais la splendide générosité de son époux comble ses désirs les plus intenses et la relève aux yeux des gens. Qui donc oserait plaindre une femme possédant un pareil hammam en sa demeure?
Une coupole s’élève au-dessus de la salle de repos où nous sommes réunies, et ses bois peints et dorés s’éclairent étrangement par une vingtaine de petites ouvertures, dont les lumières symétriques participent à la décoration. Des mosaïques, d’une extrême finesse, montent aux murs, rejoignant les stucs ciselés. Une fontaine ruisselle en sa précieuse niche de marbre blanc. Le tintement des eaux enchante notre silence.
Lella Meryem, aujourd’hui, reste immobile et muette. Marzaka, trop parée, affecte des allures rigides; Lella Oum Keltoum garde ses airs maussades... Malgré les projets du Chérif, Lella Fatima Zohra, la très sage, a sans doute jugé nécessaire d’inviter se jeune parente, pour éviter les commentaires et ne point déplaire à l’époux...
Le temps s’écoule comme les eaux inutiles de la fontaine. Le temps n’est ici d’aucun prix. Chose monotone, vide et superflue. On apprend, en pays d’Islam, à attendre, sans rien faire, durant des heures, à «patienter».
Une négresse, enfin, sort des chambres de chauffe.
—Tout est prêt, dit-elle, le sol est si brûlant qu’on n’ose y mettre le pied.
Sa face bestiale s’épanouit. Plus un hammam est chaud, plus il est confortable. Cela dénonce qu’on n’a pas épargné le bois.
Nous abandonnons lentement les sofas. Dès la première porte, une moiteur nous enveloppe. Dans la salle suivante règne la chaleur. Mes compagnes, aidées par leurs esclaves, quittent leurs vêtements sans la moindre gêne. Elles sont trop naturelles pour connaître d’autre pudeur que celle de l’instinct, devant l’homme.
La pudeur naquit aux pays froids, elle fond à la chaleur, comme la neige. Et, dans cette pièce, il fait terriblement chaud!
Les négresses ont, en hâte, rejeté leurs caftans. Toutes les femmes sont nues. Elles s’engouffrent par une troisième porte dans l’étuve, troupeau de brebis blanches encadrées de brebis noires.
Un brouillard dense et brûlant atténue encore la lumière parcimonieuse qui filtre des voûtes. Les formes confuses semblent s’agiter dans un rêve. Lella Meryem devient une blancheur imprécise et charmante; Lella Fatima Zohra s’effondre sur le sol comme un tas de linge; une esclave blanche, favorite du Chérif, surgit, sculpturale, à travers la buée... Les autres femmes, bronzées ou noires, ont disparu, happées, anéanties, absorbées par les ténèbres.
Des groupes se forment suivant les préséances. Lella Fatima Zohra me fait asseoir, auprès d’elle et de Lella Meryem, sur les dalles chaudes. Un peu plus loin, Marzaka et Lella Oum Keltoum se sont installées avec d’autres parentes. Les petits clans de négresses restent invisibles au fond de l’ombre.
Des enfants s’amusent et barbotent, bébés gras et potelés, roulant avec béatitude dans l’eau ruisselante, fillettes grêles, petits garçons qui garderont plus tard, en leur souvenir, la vision de ces femmes qu’ils ne reverront plus... De jeunes esclaves circulent, belles comme des bronzes antiques, les membres fermes, les seins arrondis, les reins polis et luisants. Ce sont là ces mêmes négresses aux faces de singe et aux rires niais!...
Elles plongent dans l’eau bouillante d’un bassin les énormes cruches de cuivre, les kemkoum dont le fond est rond et qui oscillent sur leur base, et elles aspergent leurs maîtresses avec des gestes parfaits. Une esclave de Lella Fatima Zohra frotte le dos de la matrone. Son buste se courbe et s’élève, dans l’harmonie du mouvement; son corps ruisselle de sueur et la lumière diffuse, qui tombe de la voûte, y accroche quelques reflets.
Mes yeux, habitués à cette ombre, distinguent à présent les rotondités noires de Marzaka, les chairs flasques, les seins ballottants de quelques vieilles, et, tout à coup, m’apparaît Lella Oum Keltoum, souple, juvénile, attirante en sa gracilité de bel animal sauvage. Ses cheveux défaits et crépus s’ébouriffent comme une crinière; ses jambes sveltes, ses bras fuselés s’étirent voluptueusement, tandis que son esclave la masse, la lave et la parfume.
Lella Oum Keltoum n’est plus la fillette à la mine maussade, laide et sans charme, parée de sa seule révolte. C’est un fruit vert, plein de sève, déjà gonflé par le printemps, dont la saveur acide peut exciter la convoitise de Mouley Hassan.
Mes yeux se sont tournés instinctivement vers Lella Fatima Zohra.
Impassible, la vieille Cherifa regardait, elle aussi, le corps brun de l’adolescente...
1ᵉʳ mai.
... «Or, continua le mohtasseb[44], Si Abd el Hamid excitant la jalousie des gens par son orgueil et sa rapacité, ses ennemis voulurent le perdre. Comme il était gardien des trésors impériaux, voici ce qu’ils imaginèrent:
»Un jour que Si Abd el Hamid se présentait au Makhzen[45], quelqu’un fit remarquer une toile d’araignée sur sa djellaba. Chacun, aussitôt, cria au scandale, car, disait-on, il fallait qu’il eût pénétré dans le lieu préposé à sa garde, avec de malhonnêtes intentions, pour en avoir rapporté cette toile d’araignée...
»... Et, par la permission d’Allah, notre maître, ce petit détail entraîna la disgrâce d’un puissant...»
Nous étions à cette heure savoureuse qui suit un repas d’amis. Certes, délectable ce repas, mais non de ceux dont l’abondance empêche l’allégement de l’esprit. Nos convives, rassasiés et satisfaits, se plaisaient aux anecdotes, tout en parfumant leurs vêtements d’effluves et d’eaux odorantes.
Tandis que le mohtasseb terminait son récit, au milieu d’une discrète approbation, j’entrevis une forme blanche glissant en hâte sous les arcades... Nos hôtes, par bienséance, avaient baissé les yeux, afin de ne point apercevoir cette chose indécente et prohibée, une femme.
Yasmine entre aussitôt et, selon les convenances, me chuchote à l’oreille.
—Viens parler à Zeïneb.
—Dis-lui de patienter, je suis avec des gens.
Mais il paraît qu’il y a urgence, car Yasmine me presse de la suivre.
La femme de Kaddour s’est réfugiée dans une pièce voisine, pour ne pas être vue par les hommes. Sa pudeur ne va point jusqu’à modérer l’éclat de sa voix... Je subis, sans y rien comprendre, des invocations et des pleurs.
Zeïneb garde son haïk, tout en écartant de son visage les linges trempés de larmes... Le désespoir et la colère alternent sur sa face.
—O ma petite mère! O Lella! Je suis réfugiée en toi!... Je veux retourner dans ma famille. Dis au hakem d’obliger Kaddour à me rendre mon acte de mariage!... O mon malheur! Comment supporter un homme tel que lui? Il me dénude aux yeux de tous!
—Allons! explique-toi?... Quelle est cette histoire?
—Depuis l’hiver il m’a promis un caftan «courge» et je suis lasse de l’attendre!... Vois, le mien est en lambeaux! Les pauvresses de Mouley Abdallah auraient honte d’en porter un semblable!
Elle rejette son haïk pour me montrer un caftan déteint, effiloché, béant par maintes déchirures, en vérité fort minable.
—Prends espoir. Nous sommes le premier du mois, Kaddour doit toucher sa paye aujourd’hui.
—Ce matin, il l’a reçue. Aussitôt, j’ai réclamé ce caftan et il me répond qu’il n’a plus rien!...
—Comment! Tout son argent dépensé en quelques heures?
—Il dit qu’il a réglé ses dettes... Je le connais! Ses dettes, il ne les paye jamais, ou lorsque les gens veulent l’emmener devant le pacha... Par ma tête! je suis sûre qu’il a mangé cet argent à acheter des oiseaux. Depuis qu’il a vu dix cages chez l’Amin el Mostafad, il a perdu son entendement. La maison est pleine de canaris. Puisse Allah les rendre muets! Avant de me nourrir, il leur donne du millet. Ces canaris m’ont tuée!...
Je m’efforce de calmer Zeïneb, et lui dissimule que, ce matin même, Kaddour me fit admirer une superbe cage, aux treillis en piquants de porc-épic, ornés de perles multicolores. Il y sautillait un canari, obstinément silencieux, malgré les compliments, les objurgations et les injures dont, tour à tour, l’accablait son maître.
—Si tu l’entendais à l’aube! me dit Kaddour. Il fait plus de bruit que le veilleur du Ramadan avec sa trompette! Que sont auprès de lui les canaris de l’Amin?... Je l’ai eu pour vingt-cinq réaux[46]; il serait bon marché à quarante.
Kaddour, évidemment, n’a même pas songé à ses promesses,—comment peut-on préférer un caftan à un canari? ni qu’il leur faudrait vivre ce mois-ci.
—Va-t’en avec le bien? dis-je à Zeïneb. Je parlerai à ton mari. Peut-être a-t-il encore de quoi te payer ce caftan courge.
Puis, je fais chercher Kaddour.
—Qu’ai-je entendu de toi, avec ce canari?
—Ah! tu sais déjà!... Ce Zerhouni, un voleur! Je le citerai devant le Pacha; un fils d’adultère, un trompeur!... M’avoir vendu vingt-cinq réaux une femelle qui ne sait même pas dire cui-cui!...
—Ce n’est pas cela qui m’occupe, mais le caftan de ta femme.
—O Allah! qu’elle est pressée!... Certes elle l’aura, sans aucun doute. A présent je n’ai plus rien... Je lui achèterai son caftan dès que ce Zerhouni m’aura rendu l’argent qu’il m’a volé. Je saurai bien où trouver ce coupeur de routes. Salah, le porteur d’eau, connaît son cousin. J’irai le chercher à Fès s’il le faut!... Vingt-cinq réaux un canari femelle!
—Fort bien! mais Zeïneb réclame son acte de mariage.
Kaddour sursaute. Malgré les canaris, Zeïneb lui est chère.
—Aï! Comment ferai-je!... Personne, assurément, ne voudra me prêter... Je suis sous ta protection et celle d’Allah. Donne-moi dix réaux, je te les rendrai dans un mois.
Je sais ce que l’on risque à prendre Kaddour pour débiteur, mais son enfantillage et son embarras me touchent.
Dès qu’il tient l’argent, Kaddour retrouve toute sa gaîté. Que lui importe le mois suivant et, après tant d’autres, cette nouvelle dette qu’il ne payera jamais.
Pourvu qu’il achète le caftan et ne se laisse pas tenter par un chardonneret!...
Je suis passée chez lui, tout à l’heure, pour m’en assurer.
Cette fois le ménage est en paix. Grâce à Dieu! les dix réaux ont eu cet heureux effet.
—Zeïneb, montre-moi ton beau caftan «courge».
Elle rit.
—Je ne l’ai pas acheté. Qu’ai-je à faire d’un caftan? Le mien durera, s’il plaît à Dieu, jusqu’à la fête prochaine... Regarde ces bracelets. Combien ils sont lourds! Le Juif les vend quarante réaux, je lui en ai versé dix et il patientera pour le reste.
2 mai.
Aujourd’hui, chez le notaire Si Thami, j’ai trouvé l’apathique Zohor toute rouge et secouée de fièvre.
Elle est étendue sur un matelas, au fond de la chambre. Des couvertures l’enveloppent, recouvrant même sa tête. Il en sort parfois un gémissement étouffé... Depuis trois jours elle n’a plus son entendement.
Aussi la vieille Dada prend-elle soin de tenir la pièce close et sans air. Deux cierges de cire, brûlant dans les chandeliers, donnent à cette nuit factice une allure mortuaire.
Quelques femmes, des parentes, causent à voix basse, tout en faisant griller des saucisses de mouton sur un canoun. Elles n’interrompent leurs commérages que pour s’approcher de Zohor et elles la fatiguent de paroles compatissantes... puis elles retournent à leur cuisine et à leurs histoires...
Elles ont préconisé d’inutiles remèdes, Allah seul donne le soulagement! Une patte de hérisson, suspendue parmi les amulettes au caftan de la malade, n’empêche pas la fièvre de monter.
—Pourquoi n’appelez-vous pas la toubiba? demandé-je.
—Ce qui est écrit est écrit, répond l’esclave. Nul n’arrêtera le destin qui doit s’accomplir.
—Sans doute, mais Dieu permet qu’on s’adresse à ceux qui savent.
—Nos vieilles savent, elles aussi.
—Comment sauraient-elles, puisqu’elles n’ont pas étudié?
—Certaines choses ne s’apprennent point dans les livres... Écoute: «C’était à l’époque ancienne, des vieilles voulurent prendre le diable...
»—Que ferons-nous, dirent-elles, pour l’attirer?...
»Elles amenèrent dix femmes qui s’égratignèrent, et vint le diable.
»—Qu’avez-vous?
»—Le diable est mort!
»—Par ma tête! je suis le diable!
»—En vérité!
»—Entre dans cette amphore et nous te croirons.
»—Allons! dit le diable. Il entre, et elles ferment vite l’amphore.
»—Laissez-moi sortir! criait-il en s’agitant. Mais elles rient:
»—Nous tenons le diable! Nous tenons le diable!
»—Lâchez-moi! Filles de brigands! Chiennes! Chamelles!
»—O Allah! nous ne te libérerons pas!
»—Puissiez-vous être rôties! Prostituées!
»—Toi! le borgne! Possesseur d’un seul cheveu!
»—Que les boutons sortent de votre chair! Que les rats vous dévorent!
»—Visage noir! tu ne nous effrayes plus!
»—O mes filles! Délivrez-moi et je vous rendrai le bien.
»—Comment ferais-tu le bien, toi, Père du Mal?
»—Je vous montrerai quelque chose pour que vous l’emportiez sur les hommes.
»Elles consentirent et il leur enseigna la sorcellerie. C’est depuis ce jour que les vieilles connaissent les maléfices et le secret de guérir les maux.»
Les femmes qui ont écouté l’histoire hochent la tête, approbatives.
—Il faut, dit la plus âgée, enfumer les vêtements de Zohor avec des araignées sèches et du cumin.
L’esclave apporte un brûle-parfums rempli de braises et les ingrédients nécessaires. Une âcre fumée se répand en la pièce.
La malade gémit doucement.
3 mai.
Je retourne voir la pauvre Zohor. Elle est plus mal ce matin. Allah dispose de nous!
Une odeur de fumée, de saucisses et de fièvre, flotte en la chambre. Les parentes sont parties, mais le notaire, accroupi sur le matelas auprès de sa femme, la contemple avec angoisse.
Il me salue, me complimente, sans omettre une seule formule; puis il retourne au chevet de la malade.
—Zohor!... Zohor!... répète-t-il d’une voix chargée d’émotion.
Je l’avais toujours vu si hautain et froid avec elle!... D’un geste affectueux il serre sa main et il essuie son front où la sueur ruisselle.
Un cierge crépite et s’éteint tout à coup... La petite vie jaunâtre de celui qui reste, semble palpiter avec peine en l’atmosphère trop lourde. Si Thami murmure des choses dont je ne perçois que la douceur.
Le cœur serré, je me retire, et, tout le jour, comme une hantise, j’entends la voix si tendre du pauvre homme, implorant l’épouse qui ne répond plus...
4 mai.
Zohor est entrée dans la Miséricorde d’Allah.
Elle passa douce et terne en ce monde, et ne lui témoigna que de l’indifférence. Elle tenait peu de place et faisait peu de bruit.
Pourtant ses parentes assemblées poussent de grands cris pour déplorer sa mort. On s’étonne que la discrète Zohor provoque une si bruyante douleur. Les exclamations s’élèvent parmi les sanglots:
—O ma maîtresse! ô mon pain! gémit l’esclave.
—O ma mère, tu m’abandonnes! s’écrie une fillette avec conviction.
—O ma sœur, pourquoi me laisses-tu?
—Quelle souffrance tu causes à mon cœur!
—Qui t’a détournée de nous, ô chérie?
—Montre-moi le chasseur, celui qui donne la mort.
—O joie de la maison, où t’es-tu enfuie?
... Puis elles se taisent, car les matrones sont arrivées et l’on doit faire à la morte sa dernière toilette.
Lorsqu’elle est parfumée, lavée, habillée de vêtements blancs n’ayant ni ganses ni boutons, on l’enferme dans un cercueil. Les hommes retournent à la terre enveloppés d’un simple linceul, mais les femmes sont recluses jusque dans la mort.
La vieille Dada s’affaire aux préparatifs, elle en oublie de pleurer... Pourtant elle aimait cette douce maîtresse indolente. Qui ne la chérissait la pauvre! la colombe dont le cœur était blanc?
Lorsque les amis de Si Thami, les notaires bénins et compassés, les parents et les voisins, s’ébranlent en cortège après avoir récité le Coran, de longs cris désespérés fusent à travers les portes closes, derrière lesquelles les femmes épiaient la cérémonie. L’esclave se griffe le visage comme une Berbère... Zohor s’en va au milieu des lamentations.
—O ma sœur!
—O ma mère!
—O la meilleure des voisines!
Son caftan radis lamé d’argent, celui-là même que je lui vis aux noces de Ghita, recouvre le cercueil. Il promène une note gaie dans l’ombre des ruelles étroites. Parfois un rayon de soleil frôle les plis du satin et projette de beaux reflets roses sur les murailles rapprochées.
Je ne me suis pas mêlée à l’escorte, où les femmes n’ont que faire, et je la vois disparaître au détour d’une rue.
... Un chat saute entre deux terrasses d’un bond nerveux et tendu; un petit terrah passe en riant, sa planchette bien garnie des pains qu’il porte au four; la vie continue... Que faisait Zohor dans la vie?... Pourtant je reste là, oppressée par cette chose si poignante et si simple: l’effacement d’une existence.
—Pourquoi t’attrister? me dit Larfaoui qui m’avait aperçue, sortant de la maison mortuaire. Allah seul est durable! La morte, elle ne souffre plus, et il nous reste encore, à nous, la joie et la beauté.
12 mai.
Vainement je cherchais la tombe de Zohor, au milieu des herbes sauvages, des grandes ombellifères aux tiges aqueuses, des cactus bleus, épais et gonflés d’eau par les dernières pluies...
La terre s’étire, féline et lascive sous le soleil; une buée légère s’évapore, frissonnante comme une volupté.
On m’avait dit:
—C’est la troisième pierre, à droite du chemin, près d’un olivier tordu.
Mais les tombes et les sentiers disparaissent sous la verdure, et tous les oliviers ont des troncs difformes, figés dans les convulsions d’une douleur sans fin... Seuls, leurs feuillages gris semblent endeuillés parmi le tendre éclat des fleurs et des jeunes pousses. Le cimetière rit. Il est accueillant et gai. Des pêchers, des pommiers, des abricotiers dévalent, masses roses et blanches, aussi pimpants que des bouquets. Leur douce odeur se mêle au parfum plus amer des anthémyses qui tendent, en offrande, leurs corolles vers la lumière. Aucune mélancolie ne se dégage des cimetières musulmans, mais une paisible assurance: le retour joyeux et simple des êtres à la nature...
Trois jeunes hommes rêvent à l’ombre d’un micocoulier. Ils ont suspendu, dans ses branches, une cage de jonc où sautille un canari. L’oiseau lance d’abord une timide roulade. Puis il s’arrête, incertain, et repart... un rayon de soleil frôle ses barreaux; il le célèbre, et chante, et s’étourdit de pépiements enivrés. Sa petite âme d’harmonie exhale toute l’ardente allégresse du printemps....
Un sourire alanguit le visage des adolescents. Pendant des heures ils resteront à jouir, à écouter l’oiseau.
J’ai oublié que je suis au cimetière... un cortège de femmes passe, d’où l’on m’appelle. Parentes, amies et pleureuses qui se rendent au tombeau de la pauvre Zohor. Il était là, tout près de moi, endormi dans la verdure, pierre anonyme et sans ornements. Pourtant j’aurais pu le deviner, car les herbes, alentour, ont été récemment piétinées et ne se redressent qu’à demi, l’air brisé.
Chaque matin durant ces trois jours, les hommes et les femmes sont venus, tour à tour, réciter ici les versets du Coran.
Aujourd’hui des chanteuses funèbres accompagnent les parentes, pour les dernières lamentations. Elles étendent un drap blanc sur la tombe, et l’ornent de guirlandes. Les étoiles du jasmin, les boutons de rose à peine entr’ouverts, les mimosas, les giroflées délicates répandent leurs parfums les plus grisants.
Le canari s’exalte de lui-même, ses roulades emplissent le cimetière. Ce n’est plus la voix de cette petite boule de plumes, soyeuse et gonflée, mais la cantilène triomphante de la vie qui domine les chants mortuaires.
psalmodient les pleureuses.
Il n’y a que Toi! O notre maître!
Notre Seigneur, c’est Lui, l’Unique!
Et sur Mohammed, O Prophète!
Bénédiction et salut!
Par ceux à la barbe blanche,
Par ceux à la barbe naissante.
Dieu nous en a gratifiés en ce bas monde
Et dans le séjour le dernier.
Par eux, nous témoignons, O Allah!
M’a pénétré le froid de ses murs!
Tous, nous passerons le destin de la mort,
Laissant nos biens à la joie des héritiers...
Allah! Allah! ô notre maître!
Il n’y a que Toi! ô notre maître!»
Les femmes s’en vont... elles ne se réuniront plus désormais que le vendredi, sur la tombe de Zohor.
Puis leurs visites s’espaceront, et le souvenir s’effacera dans les cœurs, ainsi que la pierre sous les herbes.
C’est le grand isolement qui commence, l’isolement infini, où sombrent tous les êtres...
Mais des jeunes hommes, au printemps, suspendront toujours leurs cages parmi les branches, et les oiseaux continueront à célébrer, au-dessus des tombes, l’éternelle victoire de la vie.
17 mai.
Il y avait eu des coups de heurtoir à la porte et toute une agitation dont je ne m’étais point inquiétée. Le moindre événement suscite toujours de nombreux commentaires. Et voici que les trois petites filles font irruption dans ma chambre avec une femme qui se précipite en répétant la formule consacrée:
—Je me réfugie en toi! Je me réfugie en toi!
Je n’ai pas su assez vite me défendre de son approche. Elle embrasse mes mains, mes épaules, le bas de ma jupe...
Allons! je suis prise... il me faudra, d’honneur, intervenir dans son cas. Il serait inadmissible que la femme du hakem se refusât aux devoirs sacrés de la protection... Sans doute!... mais c’est à moi que l’on recourt le plus volontiers, et il me faut constamment être sur mes gardes, pour échapper aux baisers solliciteurs... Yasmine et Kenza savent pourtant qu’elles ne doivent introduire personne sans mon autorisation...
Cependant la femme s’est dévoilée et je comprends leur émoi, en reconnaissant Mina au sourire niais et aux dents si longues.
Mina ne rit pas aujourd’hui, elle pleure. Elle raconte une interminable histoire compliquée, sans aucun intérêt, que j’écoute distraitement, ayant aussitôt compris qu’il s’agit d’une brouille entre Kaddour et Zeïneb.
Or, je sais Kaddour léger, prodigue, infidèle et colèreux. Je n’ignore pas non plus le caractère fantasque de sa femme, ni sa jalousie, sa nonchalance, sa coquetterie et ses paroles plus acides que les olives confites durant des années dans le jus de citron... Et, s’ils se chamaillent sans cesse, ils ne manquent jamais de se réconcilier, car ils s’exècrent en s’adorant et ne sauraient se passer l’un de l’autre.
Kaddour a, sans doute, battu Zeïneb. Elle, certainement, a mérité la correction... Qu’ai je à faire en tout ceci? Mais une phrase de Mina me surprend... O Allah! est-ce croyable?... Zeïneb serait au Moristane? Zeïneb la citadine bien élevée, enfermée avec les voleuses, les filles publiques et les fous!
Quelle faute a-t-elle commise pour s’attirer pareil châtiment, pour affoler son époux au point de lui faire oublier toute décence conjugale?
A travers les discours de Mina, je démêle le motif de la dispute: une revendeuse ayant apporté un collier d’occasion, Zeïneb fut prise d’une irrésistible envie de le posséder, et Kaddour, toujours sans le sou, le lui refusa.
—Soit, dis-je à Mina. Et ensuite, que s’est-il passé? Ta sœur est fort amère, quant à la langue. Elle ne ménage point les injures. Ou bien, a-t-elle griffé son mari?
—Par Mouley Yakoub! il faut lui pardonner... sa tête était troublée, elle ne savait plus ce qu’elle faisait...
—Quoi encore? qu’a-t-elle fait?
—C’est le démon qui l’inspira...
La jeune fille reconnaît les torts de Zeïneb et s’obstine à les déplorer, sans m’en donner l’explication.
J’appelle Kaddour qui rôde autour de ma chambre. Il a son air misérable des lendemains de querelle; son teint paraît plus noir, ses yeux grésillants se sont éteints et, lorsque je prononce:
—Zeïneb est au Moristane! Zeïneb, la fille d’un notaire!
Il s’effondre, bouleversé par les remords.
—Nous nous étions disputés pour ce bijou, et, comme je ne voulais pas le lui acheter, elle a lâché mon plus beau canari. Un canari qui m’a coûté dix-huit réaux.
A cette pensée, la colère ranime Kaddour un moment. Je répète:
—Pour ton oiseau, tu as mis au Moristane la fille d’un notaire!
La réalité l’accable de nouveau.
—Allons la chercher, lui dis-je.
Aussitôt il est debout, impatient, joyeux. Il ne désirait que cela. Il bouscule les gens; il lance des «Balek!», étourdissants. Néanmoins, l’approche du Moristane calme sa vivacité.
—J’ai peur qu’elle ne veuille plus revenir chez moi, avoue-t-il.
Et, au moment où je franchis la porte, il murmure précipitamment:
—Dis-lui que j’achèterai ce collier avec ma prochaine paye.
Dans le vestibule, accroupi sur une peau de mouton, je trouve un vieillard, Si Bouchta, gardien du lieu, qui égrène son chapelet.
—Je voudrais voir Zeïneb, épouse de Kaddour le mokhazni. Est-ce possible?
Le vieillard s’exclame: tout n’est-il pas permis à la femme du hakem? Ma présence sera, pour la maison, une bénédiction. Bienvenue! Bienvenue!
Il met la main sur son cœur, s’incline, multiplie les compliments et m’introduit dans le patio.
C’est une cour comme une autre, délabrée, mal entretenue, mais qui n’a rien de particulièrement sinistre. Des cotonnades grisâtres, des loques déteintes et sans âge, flottent devant quelques portes.
L’épouse du gardien, toute petite, toute ratatinée, toute cassée, m’introduit dans une chambre pleine de femmes aux visages nus, parmi lesquelles Zeïneb, enveloppée de son haïk, garde une allure de pudique bienséance.
—Tu viens de la part de Kaddour? interrogea-t-elle d’une voix implorante, soumise, altérée par cette ardente tendresse que les brutalités de son époux réveillent toujours en elle.
—Kaddour t’attend...
Je n’ai pas besoin d’évoquer le collier; Zeïneb est déjà dans la cour, pressée de rejoindre le cruel amoureux qui règle avec Si Bouchta les formalités de son départ.
Toutes les prisonnières se sont agrippées à mes vêtements.
—O femme du hakem! O femme du hakem!... Écoute-moi... Je suis innocente,... Je voudrais sortir d’ici... Intercède pour moi...
La vieille Halima les fait taire.
—Celles-ci ne méritent pas que tu t’occupes d’elles, dit la gardienne, en me désignant d’équivoques créatures fardées, dont les vêtements mi-européens, mi-indigènes et les bijoux clinquants, proclament le métier. Elles ont dévalisé un tirailleur ivre qu’elles avaient attiré chez elles... Cette autre a fait scandale à Sidi Nojjar. Toi, Ghita, raconte ce qui t’est advenu, par la volonté d’Allah notre Maître.
La femme interpellée s’approche de moi. Elle est toute jeune, gentille, malgré son expression fadasse, et des marques de petite vérole.
—Il m’a battue, dit elle en retroussant ses caftans, très haut, sur ses cuisses rayées de lignes bleues, jaunes, rouges, où quelques plaies suppurent.
—Qui t’a battue?
—Mon mari.
—Pourquoi?
—... Malgré moi... les voies illicites. Ensuite il s’est plaint au cadi qui m’a mise ici. O femme du hakem, ne m’abandonne pas. Je veux être répudiée, je veux retourner chez mes parents.
Elle pleure. Elle a l’air d’une fillette bien sage et toute contrite d’une faute qu’elle n’a pas commise.
Derrière moi, une voix flûtée supplie avec insistance. Je me retourne. Une gamine, de huit ou neuf ans, couvre mes mains de baisers. Elle est mince, chétive, ébouriffée, petit animal inquiétant aux regards déjà vicieux. Elle raconte effrontément une histoire où je démêle qu’elle s’est sauvée de chez ses parents.
—Viens voir les fous, me dit Halima, qui ne tient peut-être pas à ce que je m’attarde chez les prisonnières.
C’est vrai, je l’avais oublié, il y a des fous dans cette maison, et je n’entends ni cris, ni rires de démence... et puis, quelle espèce de fous cela peut-il être, que suffit à garder ce couple falot?
La vieille s’arrête devant une porte fermée par un sac en lambeaux. Elle me pousse dans la chambre au fond de laquelle un homme est étendu sur des chiffons. Une chaîne en fer part de la muraille et vient s’attacher au cou du malheureux en un solide carcan. L’homme peut, tout au plus, faire quelques pas, vite rappelé au mur par sa chaîne. Celui-ci, du reste, ne se lève même pas de sa couchette. C’est un nègre, jeune encore, à l’épaisse toison, à la barbe ravageante. Il est pâle, oh! si pâle!... En vérité, ce nègre est livide!... Toute vie semble retirée de son corps et ne subsiste plus que dans sa barbe trop touffue et dans le regard lucide, calme, dont il me fixe.
—Quel est ton état?
—Il n’y a pas de mal sur toi?
Nous échangeons les formules de politesse, tout naturellement, comme des gens qui se rencontrent dans la rue. Ce nègre est fort bien élevé, il connaît les règles du savoir-vivre. Se peut-il qu’il soit fou?... Il répond à mes questions avec la plus grande netteté.
—Il y a cinq ans que je suis entré ici... J’étais vigoureux alors, je marchais sur mes pieds. A présent ils ne peuvent plus me porter.
Il désigne ses pauvres jambes, maigres, ankylosées, des jambes mortes... A quoi bon cette chaîne? Il ne saurait se sauver...
—Non, il n’est pas fou, me dit Si Bouchta, il est tranquille, obéissant, il ne réclame jamais... Autrefois, quand on nous l’amena, il avait des visions, il parlait la nuit. Maintenant il dort bien.
Mon esprit se déconcerte devant ce nègre impassible, qui ne me prie même pas d’intercéder pour son sort, comme s’il le jugeait irrévocable.
—A-t-il des parents?
—Sa mère vient le voir chaque jour et lui apporte à manger.
—Que Dieu la conserve!
Je n’ose lui donner quelque espoir, lui dire que j’essayerai de faire intervenir le hakem, le médecin... A quoi bon troubler cette résignation, si j’échoue...
Dans la pièce voisine, sombre, humide, d’où s’exhalent d’âcres odeurs, une forme est affalée, que je distingue à peine.
La vieille soulève une loque, découvre un visage aux cheveux noirs, épars, aux yeux grands ouverts, au teint blême, beauté de folle, terrifiante, malsaine, dont on reste obsédé. Cette femme gît immobile, ne bronche même pas lorsque Si Bouchta promène une bougie tout près de sa face où luit un regard tragique et vague.
—Voici des années, Allah les a comptées! qu’elle ne se lève plus, ni ne prononce une parole... dit le vieillard.
La chaîne pend le long du mur, à peine relevée pour enserrer le col d’une créature inerte...
Des pestilences me chassent; l’angoisse étreint mon cœur. Cette folle, vraiment folle, est-elle plus troublante que le nègre raisonnable en sa cellule d’aliéné?
Je suis les gardiens, fiers de leur maison, à travers un corridor grossièrement pavé, le long duquel s’ouvrent des réduits, sans portes, comme une écurie. Au fond de ces pièces, déjà sombres, s’enfoncent des autres, des cachots, où l’atmosphère s’alourdit. Et j’aperçois, à la lueur de la chandelle que tient Si Bouchta, des êtres hirsutes, hâves, défaillants, cadavres qui remuent encore, larves agonisant dans les ténèbres.
Certains se dressent à notre approche, font quelques pas, tendent leurs chaînes. La plupart, indifférents, restent pelotonnés dans leur coin.
Il y en a qui tiennent des discours sensés, jusqu’à ce qu’une phrase les arrête, qu’ils répètent indéfiniment, tandis que leurs regards vacillent.
Il y a ce gros bouffi dont les yeux brillent et clignotent entre la fente des paupières, et qui rit, et qui m’appelle avec des paroles obscènes, à l’effarement de mes guides.
Et puis un vieillard squelettique, agenouillé vers l’orient, qui tire sur sa chaîne pour se prosterner comme il convient, et marmonne des prières sans fin.
Et cette vieille aux chairs grises, aux mèches grises, aux loques grises, écroulée, puante, telle un tas d’ordures...
Pas un cri, pas un bond.
Leurs voix sont atones; ils n’ont plus la force de crier. Leurs membres se glacent, ils se meuvent à peine écrasés sous les fers. Leurs vies s’éteignent, ils s’anéantissent lentement, implacablement, dans le tombeau.
Ah! je comprends comment un couple de vieillards suffit à garder les fous du Moristane.
Non, je ne veux plus rien voir, je ne peux plus endurer l’horreur macabre de ces lieux... Des fous furieux seraient moins atroces que ces misérables, abrutis par leur destin...
Ici tout est ténèbre, silence et mort... De l’autre côté de ces murs, il y a la rue tiède, les souks, les passants, et ce couple, Kaddour et Zeïneb, qui se presse, amoureux, vers la petite maison pleine de canaris.....
19 mai.
J’ai rencontré Si Ahmed Jebli, le riche marchand d’étoffes, le rassasié, le généreux. Il me dit d’un air d’allégresse:
—Allah t’a mise sur mon chemin, j’allais à ta recherche. Ma maison est dans la joie depuis la guérison de Si Abd el Aziz. Elle te prie de venir ce soir, car je donne une nuit de Gnaoua[47], pour satisfaire au vœu dont je me liai, lorsque mon fils fut atteint par la petite vérole.
—Sur ma tête et mes yeux! répondis-je.
C’est pourquoi, mystérieuse, voilée, je me rendis à mule chez Si Ahmed Jebli, dès que les ténèbres eurent enveloppé le monde.
J’avais revêtu un caftan de satin abricot et une tfina de légère mousseline jaune. Je ne portais qu’un seul bijou au milieu du front. L’élégante discrétion de ma toilette obtint les compliments de toutes ces dames. Elles aussi avaient soigné leurs parures, qui n’atteignaient point cependant la somptueuse magnificence réservée aux noces. Ce n’étaient que soieries et gazes, sourires sur les lèvres et contentement des cœurs. Nous nous assemblâmes dans une mesria du premier étage, d’où nous pouvions fort bien voir la fête sans être aperçues, car les invités du maître occupaient, au rez-de-chaussée, une longue salle située en dessous de la nôtre, et nous n’approchions des fenêtres grillées qu’avec la protection de nos haïks.
Le patio de Si Ahmed se prolonge en un jardin, par-devant lequel il forme une large place mosaïquée. Là étaient réunis les visages de bitume, si nombreux qu’ils ressemblaient aux sauterelles abattues sur un champ. Ils faisaient deux groupes distincts, celui des hommes et celui des femmes. De grandes torches fumeuses, fichées dans le sol, les éclairaient de reflets rougeâtres, et des cierges s’alignaient sur les tapis, dans les hauts chandeliers.
Après avoir bu et mangé jusqu’au rassasiement, les nègres préludent en sourdine. Mes compagnes regardent, attentives et recueillies. Ce n’est point pour elles un simple divertissement, mais un acte religieux dont elles comprennent encore le sens magique.
—Tous les puits sont-ils fermés? demande à une petite esclave le chef de la confrérie.
Minéta contrôle avec conscience les pesants couvercles de marbre, car, si par inadvertance un seul restait entr’ouvert, l’armée des djinns ferait irruption et, calamité! s’emparerait de tous les Gnaoua.
—Va boucher les conduits de la chambre aux ablutions, ordonne Lella Lbatoul.
On ne saurait avoir trop de prudence envers ces démons, toujours prêts à s’élancer sur les humains.
Les musiciens commencent à s’exciter, leurs chants deviennent plus rauques, les joueurs de gumbri grattent leurs instruments avec une rage grandissante, et la cadence des crotales secoue furieusement la nuit. Un à un, les danseurs se lèvent, encensent leurs vêtements et leurs corps et viennent exécuter quelques pas devant l’orchestre.
Hypnotisée, une négresse de la maison, qui passait au milieu du patio, s’est arrêtée. Elle dépose son plateau de cuivre et s’avance vers les Gnaoua. Selon les rites, elle parfume ses caftans et s’apprête à danser. Puis, saisie d’une pudeur subite, elle s’enfuit. Mais on la ramène et peu à peu Fatima se prend au rythme de la musique. Des réminiscences lointaines s’emparent de son être, elle danse... droite, presque sur place, en un dandinement exaspéré. Ses hanches roulent, ses épaules tressaillent, ses seins frémissent, une stupide béatitude alanguit son visage.
Les esclaves et les femmes, qui d’abord avaient ri, l’encouragent de leurs stridents yous-yous.
Fatima danse éperdue, les yeux hagards, la croupe bondissante. Elle oublie les murs, les assistants, l’esclavage. Elle est dans son pays, en Guinée, un soir d’ivresse...
Les musiciens se démènent avec des expressions de souffrance voluptueuse. Délices et torture! Cruelle jouissance de la musique!... Reflets mauves sur les fronts en sueur... Éclairs blancs des dents et des yeux à travers les faces de nuit, et cette femme hallucinée qui danse...
Soudain l’effrayant vacarme s’apaise en un chant religieux:
Le salut sur Toi, ô Mohammed! ô Prophète de Dieu!
Par Allah! nous prions sur Toi! ô Prophète de Dieu!
Les esclaves entraînent Fatima, épuisée. Sept ou huit danseurs lui succèdent.
La barbare cadence a surgi des psaumes, comme un chat bondissant hors de l’ombre. Les nègres rejettent burnous et djellabas, ils restent vêtus d’une tunique sur l’ampleur des culottes bouffantes. Des voiles dont ils s’enveloppent, blancs, noirs, bleus, verts, selon les djinns évoqués, se déploient, cinglent l’air et s’enroulent semblables à des couleuvres. Les gestes s’accentuent, les jambes sèches et sans mollets se détendent avec une brusque souplesse, les bras se projettent en avant par saccades, les visages prennent des airs d’hypnose et de bestiale félicité.
Et toujours le claquement formidable des crotales!
... Du groupe des femmes, une masse énorme s’est détachée, un amas de draperies rampant sur les mosaïques, la maallema, la prêtresse!
Elle arrive en poussant des gémissements, jusqu’au groupe des danseurs, vautrée, frémissante, face contre terre. Sa tête s’agite convulsivement au ras du sol. Elle semble implorer l’orchestre, elle souffre d’un mal torturant. Le djinn s’empare d’elle...
En hâte, on la dépouille de sa djellaba, on encense ses vêtements, ses pieds et ses mains, on cherche à la maintenir tandis qu’elle se tord. Tout à coup, avec un hurlement, elle se dresse et se met à danser.
Une étonnante flexibilité ploie son corps épais, le mouvemente de tressaillements, torsions d’épaules, déhanchements. Autour d’elle, les danseurs s’excitent, les musiciens hors d’eux-mêmes expriment une poignante douleur. Cela dure longtemps ainsi, toujours plus vite, toujours plus fort...
Et subitement, le paroxysme de cette frénésie sombre dans le psaume calme et grave, l’imploration religieuse:
... Au milieu du cercle, on dépose une coupe remplie d’eau. Un Gnaoui s’agenouille devant elle, il gémit, il supplie, il tend les bras vers la coupe, il la conjure. Puis il la saisit avec respect, l’élève des deux mains vers le ciel et la pose enfin sur sa tête, sans ralentir ses mouvements.
Il se lève et commence à évoluer tout autour du patio, avec des ondulations de reins et d’épaules, une extase de brute. Les autres le suivent, plus nerveux, leurs pieds frappent le sol, leurs trémoussements s’exaspèrent jusqu’au délire. Et, de nouveau, je me sens étourdie par cet excès de bruit et d’agitation, sans pouvoir mesurer ce qu’en dure le temps.
... Mais la mélopée vient assourdir le dernier éclat des instruments. Et c’est une surprise toujours nouvelle que ce psaume dont la sereine beauté domine et dissipe le cauchemar des nègres déchaînés.
... La femme a repris ses contorsions de reptile. Une autre s’avance, rampante, et d’autres serpentent à leur suite. On dirait des spectres surgis des tombeaux, des larves enfantées par le sol. Leurs sanglots ont des accents désespérés et leur démence gagne tous les danseurs. Une épouvante plane sur l’assemblée.
Les sorcières se sont enveloppées de voiles rouges.
Et rouges sont les suaires des Gnaoua!
Et rouges les reflets des torches!
Et rouges les visages et les cœurs!
—O Allah! murmure Lella Lbatoul, Sidi Hamou est arrivé! Sidi Hamou! père des flammes et du sang, le djinn redoutable, gardien des lieux brûlants!
Mes compagnes frémissent, troublées par l’évocation.
Le choc des crotales, les chants sauvages, les hurlements, atteignent la limite de l’intensité. Les fantômes ardents se démènent autour des sorcières, tout le jardin trépide.
L’énorme prêtresse frénétique se renverse d’avant en arrière, à droite, à gauche. Sa masse n’est plus qu’un mouvement désordonné. Son voile a glissé, la sebenia se détache... ronde et crépue se tête roule sur ses épaules comme une boule.
Han! Han! la sorcière bondit?
Han! Han! Elle se convulse extrêmement!
Han! Han! Han!
Tout à coup, d’un suprême élan, elle s’abat raide en arrière, et on l’emporte pâmée, tandis que l’infernale cohorte accélère sa danse en un vertigineux tourbillon.
Les voiles rouges embrasent la nuit.
Et rouges sont les suaires des Gnaoua!
Et rouges les reflets des torches!
Et rouges les visages et les cœurs!
C’est rouge sur rouge! et rouge! et rouge!
Les arbres frémissent, les murs s’ébranlent... Une hallucination flamboyante danse devant mes yeux.
Les Gnaoua sont partis... Il y a eu le silence et l’immobilité... Les choses reprennent leur air normal. Le patio vide miroite sous la lune. Étonnement du calme reconquis...
La nuit, paisible et bleue, criblée d’étoiles, s’étend doucement au-dessus du jardin. Un vent léger fait bruisser les palmes des bananiers; on perçoit le bruit du jet d’eau...
Un oiseau jette un petit cri peureux dans le recueillement nocturne...
10 juin.
Derrière combien de remparts se cache l’arsa de Mouley Hassan où nous sommes attendus?... Souvent, le Chérif nous en vanta l’agrément, les eaux abondantes, les treilles dont les raisins ont un goût savoureux et rare.
Nous avons franchi la première enceinte de la ville, et nos mules trottent sur une sorte de chemin élevé, plate-forme d’une gigantesque muraille qui s’en va très loin, à travers le bled, protégeant d’immenses étendues arides et désertes. Le nègre, qui courait derrière nos montures, nous fait enfin tourner sur la droite, et nous pénétrons dans une de ces casbahs qui entourent les palais en ruines.
Fruste petit village, aux masures couvertes de chaume, rappelant celles de France, malgré les haies de cactus. Tout y est paysan et familier. Des poules errent à travers les chemins, des enfants presque nus se roulent dans la poussière, et les femmes, de fière allure en leurs haillons drapés, s’en vont, le visage libre, selon la coutume des bédouines.
Au-dessus des murettes en terre, on aperçoit le sommet des arbres, dont la luxuriance s’exagère par le contraste des environs secs et roussis. Toutes les arsas ont des portes en misérables planches mal équarries. Celle de Mouley Hassan ne diffère pas des autres. Après une longue attente, un gardien claudicant se décide à nous l’ouvrir.
Surprise toujours nouvelle des choses qui se dissimulent derrière la pauvreté des murs!
Un immense jardin s’épanouit, embaume et flambe, de toutes ses roses, de toutes les fleurs de ses grenadiers et de ses jasmins. Il semblerait à l’abandon, si la fraîcheur des feuillages et l’âpre parfum des menthes n’y révélaient la présence de l’eau. Sous les arbres fruitiers poussent des fèves, des courges, des tomates, des pastèques et des plantes aromatiques pour le thé. Mais ces cultures n’ont point l’ennuyeuse symétrie des nôtres. Elles s’enchevêtrent sans ordre visible, se mêlent, au hasard, de géraniums et de rosiers fleuris, forment des masses de feuillage où se complaît le regard. Malgré leur utilité, apparaît simplement leur charme.
D’étroites allées en maçonnerie se croisent à angles brusques, surélevées au-dessus du sol. Une longue tonnelle de roseaux, couverte par les vignes, offre un chemin d’ombre verte jusqu’au pavillon où le Chérif nous attend.
Mouley Hassan arrive à notre rencontre, digne et lent, afin de satisfaire à l’hospitalité, sans toutefois marquer un empressement qu’il ne témoigne à personne. Sa haute stature s’enveloppe d’admirables mousselines, sous lesquelles joue le rose vif du caftan. Sa barbe, aussi blanche que ses lainages, encadre son visage majestueux. Négligemment il manœuvre un chasse-mouches, fait de souples crins réunis en une poignée de cuir.
Il goûte nos compliments avec une complaisance hautaine, célèbre lui-même l’excellence et la fécondité de ce jardin que nul n’égale, tout en affirmant qu’il en possède bien d’autres, plus merveilleux encore.
On accède au pavillon par quelques degrés de mosaïques, raffinement inattendu en ce champêtre décor, aussi bien que le tout petit paysage apprêté devant la salle, et qui borne la vue: un berceau de jasmin jaune protégeant une vasque... L’eau qui monte vers les feuillages, et s’égoutte dans un bassin précieux...
Jet d’eau! Contentement de l’esprit, amusé par ses caprices... Repos des yeux qui ne se lassent pas de sa fraîcheur, après la fatigue ardente et poussiéreuse de la route... Miracle de l’eau, venue de la montagne, pour sourdre en ce marbre poli, et retomber en mille gouttelettes... Symbole de jouissance parfaite, aux brûlants pays de l’Islam.
—Ce pavillon fut construit, dit le Chérif, par le sultan Mouley Abd er Rahman, pour sa favorite, une Circassienne de grande beauté, dont il eut ma mère, Lella Aïcha Mbarka. Ses ancêtres et lui-même recevaient, des ambassadeurs, certaines choses d’Europe qu’il se plut à y réunir. Rien n’y fut changé depuis lors.
Fascinés par le jet d’eau et son décor charmant, nous n’avions pas regardé la salle.
Où sommes-nous?... en quel pays et en quel temps?... A part les sofas, tous ces meubles nous sont familiers. Nous les avons connus chez les très vieilles gens de notre enfance et dans les musées, car ils sont touchants, admirables ou ridicules... Les retrouver ici!... dans une casbah du Maroc, non point comme des objets de curiosité, mais ornant une pièce vivante, où l’on vient rêver, boire du thé, dormir!...
Des horloges Empire s’alignent le long d’un mur; un petit guéridon supporte un service de Saxe dépareillé; un vieux secrétaire enroule symétriquement les veines de ses admirables bois aux tons chauds. Les étagères soutiennent des vases vieillots, des fleurs sous globe; une potiche de Sèvres, laide et bleue; des coupes en argent, ornées de guirlandes.
En face des horloges, deux fauteuils Louis XVI sont adossés à la muraille. Ils attendent... Qui?... des marquis, des ambassadeurs?... Les Marocains n’ont point coutume de s’asseoir, ils préfèrent les sofas où s’accroupir.
Ces pauvres fauteuils, inutiles, servirent peut-être à des mariées, aux jours de leurs noces... Personne, à présent, n’oserait s’y poser, ils ont l’air trop vieux, trop fragiles. Leurs soies, presque décolorées, se fendent en maintes déchirures, leurs ors sont ternis, et leurs bois vermoulus.
Au centre de la salle s’érige, sur une console dorée, le plus beau jouet à musique dont puissent jamais s’égayer les longs ennuis d’une sultane. Mouley Hassan remonte la vieille mécanique. Il en sort une petite ritournelle chevrotante et surannée, une voix amortie qui semble traverser les âges pour parvenir jusqu’à nous. Et l’harmonie en est exquise, touchante et douce comme une aïeule. Elle nous enveloppe de très anciens rêves, de sensations lointaines, imprécises, et qui font mal, tendrement, délicatement...
Tout vit à nouveau sous le globe de verre qui protège un petit paysage d’autrefois: une frégate, gréée à l’ancienne, toutes voiles dehors, se balance au milieu des flots. Elle aborde un paysage exotique, mal connu, quelque part, là-bas, dans «les Iles!...»
Une source de cristal coule, en tournoyant, et tombe d’un rocher au sommet duquel s’épanouit un arbre. A travers les branches, sautillent et volettent des oiseaux de paradis. Ils sifflent, remuent la tête, ouvrent leurs becs effilés, font des grâces, agitent leurs ailes bleues, vertes et mordorées dont le temps n’a point amorti l’éclat métallique.
Devant cet étonnant paysage, ce navire soulevé par les vagues, quels rêves dut faire la sultane recluse, qui ne connaissait que les palais aux grands murs et ce jardin si bien clos?
La boîte à musique finit d’égrener son émouvante chanson, les dernières notes meurent, imperceptibles; la petite voix, un instant réveillée, rentre dans le passé... Mouley Hassan se campe devant la porte, aux côtés de laquelle deux niches semblables sont creusées. L’une est vide, l’autre garnie d’une pendule, en bronze admirablement ciselé, qui porte la marque d’un horloger de Londres, et la date 1793. Mais c’est la place vide que contemple le Chérif, et il rit d’orgueil satisfait.
—J’ai connu, en cet endroit, nous dit-il, une autre pendule, sœur de celle que vous voyez ici. Elles avaient été offertes à Mouley Sliman par un ambassadeur d’Angleterre. Et toutes deux marchaient si exactement ensemble, que leur carillon semblait unique... Mon cousin, ce Sidi M’hammed Lifrani qui fut khalifa du sultan, prétendit avoir des droits sur l’héritage de Lella Aïcha Mbarka. Il revenait à moi seul, et comprenait de grands biens. Le cadi ne manqua point d’en juger selon l’évidence. Alors, tandis que j’étais à Marrakech, Sidi M’hammed fit enlever une des pendules, par vengeance, et il jura que je ne la reverrais jamais. A mon retour, on me dit qu’elle était cassée. Je n’en crus rien, tous mes esclaves furent battus jusqu’à ce que l’un d’eux m’eût raconté la chose...
»A cette époque, Sidi M’hammed était plus puissant que moi. Que pouvais-je faire? Je me tus.
»Or, ajouta le Chérif en riant, mon cousin est mort. Ses biens revinrent à la fille qu’il avait enfantée avec la négresse Marzaka... Tu vas souvent la voir... L’aurais-tu remarquée, cette pendule?
J’affirmai, très sincèrement, qu’il y avait beaucoup d’horloges et de pendules chez mes voisines, mais qu’aucune d’entre elles ne valait celle-ci par la perfection du travail ni l’ancienneté.
—Qu’importe! reprit Mouley Hassan. Je verrai bientôt par moi-même, car, s’il plaît à Dieu, j’épouserai la fille de mon cousin dans quelques mois... Quand tu reviendras dans ce pavillon, tu y trouveras les deux pendules.
Il dit cela nonchalamment, comme une chose toute naturelle et certaine, mais sur laquelle il est bienséant de ne point s’attarder, et, agitant son chasse-mouches avec impatience, il se mit à invectiver contre les esclaves:
—Aicheta!... Mbilika!... ô pécheresses, qu’attendez-vous?... Apportez les rafraîchissements et les pâtisseries!... Je veux, continua-t-il en se tournant vers nous, que vous jugiez cette eau de violettes... En dehors de ma maison, nul ne sait la préparer... Voici des fruits confits dans un sirop de miel à la rose, et des pâtes d’amandes parfumées au safran, à la cannelle, à la menthe. Ma grand’mère en tint la recette d’une esclave turque fort habile... Sans doute n’avez-vous jamais goûté ces gâteaux si délicieux? J’en fais venir spécialement les pistaches par des pèlerins... Ils n’ont pas leurs pareils en délicatesse...
24 juin.
Dès l’aube, le rabbin Tôbi Ben Kiram me fait chercher pour le mariage de sa fille.
Au contraire des nocturnes noces musulmanes, celles des Juifs sont très matinales.
Le Mellah s’éveille dans la fraîche lumière; les étaux de bouchers encore fermés, les rues désertes, lui donnent un air plus avenant. Un vent pur balaye tous ses miasmes.
Des femmes entrent, en même temps que moi, chez la fiancée. Très affairées, elles ont cette allure grave, importante, qu’il convient de prendre en pareil cas. Mais leurs vêtements négligés, des vêtements de tous les jours, m’étonnent. Sans doute ce n’est pas la mode ici de faire toilette pour un mariage, alors que chaque samedi on exhibe des jupes de velours et d’extraordinaires châles bariolés!...
Isthir vient me dire bonjour, et cela me surprend aussi de la voir agir et circuler sans embarras le jour même de ses noces, car je suis habituée à la hiératique impassibilité des mariées musulmanes...
On l’appelle dans une chambre pour l’habiller. Vingt mains s’emparent aussitôt d’elle: les mains grasses, molles et moites de ses parentes; les mains décharnées, aux gestes crochus, des vieilles qui encombrent la pièce. On la tourne, on la retourne, on la peigne, on la farde. Les femmes discutent autour d’elle sur les détails de sa parure; les petites Juives se pressent pour l’apercevoir; elles ouvrent d’immenses yeux attentifs, et, peut-être, songent-elles à l’instant où elles-mêmes seront des mariées!...
Jour suprême! Jour d’orgueil et de joie secrètement attendu par toutes les jeunes filles!
Isthir n’en semble pas goûter le charme sans mélange. Huit mégères, dont les mentons provoquent les nez, s’attaquent à sa chevelure. Chacune tire sur une mèche, et tresse une natte si raide, si serrée, que la peau du front doit en être mieux tendue... La pauvre mariée a un air de martyre; elle ne bouge pas, ne proteste pas, mais de grosses larmes roulent sur ses joues. Les vieilles impitoyables continuent leur travail, tout en chantant avec des voix éteintes, presque sans timbre. Les louanges de l’aroussa prennent, dans leurs gosiers, des accents de funèbre complainte.
Le supplice s’achève enfin! Isthir est embellie d’une sorte de frange, curieusement nattée au ras des sourcils, et de huit petites queues qui se retroussent. On lui passe des lingeries toutes raides et neuves: la chemise, le pantalon, une guimpe, un jupon, de coupe française, avec beaucoup de dentelles, de volants, de rubans roses et bleus très agressifs. La tête d’Isthir surgit, insolite, de ce luxe vulgaire. Mais les dessous galamment européens, disparaissent bientôt dans l’ampleur d’un caftan de brocart blanc à ramages multicolores, et d’une tfina de soie transparente.
Cela devient tout à fait arabe, tandis que le visage de la mariée se judaïse de plus en plus. Des plaques de carmin, rehaussées de points blancs, s’étalent au milieu de ses joues; ses lèvres peintes laissent couler jusqu’au menton des ornements écarlates; ses cheveux sont coiffés d’une petite tiare très disgracieuse d’où tombe un voile en mousseline. Il ne reste plus qu’à poser le fistoul[48].
Une discussion s’engage entre la mère et la tante d’Isthir. L’une tient un fistoul de soie citron liseré d’or, l’autre un fistoul de soie pistache liseré d’argent, et chacune veut imposer son choix. La dispute s’envenime, devient aigre et tout à coup se termine par la victoire du fistoul vert, dont l’aroussa est aussitôt parée. Alors on apporte les bijoux: les colliers de perles, la main d’or préservatrice du mauvais œil, les bracelets, les bagues aux pierreries voyantes, les boucles d’oreilles en émeraudes, que l’on me prie de poser moi-même le long du visage.
La mariée est prête.
Elle trône sur une estrade au-dessus de l’assistance. Elle a pris enfin l’attitude solennelle convenant à une aroussa. Je ne puis plus l’identifier à la fillette qui, ce printemps, me servit le thé avec des allures de petite Française. Cette ridicule poupée, haute en couleur, ces vieilles dont les seins pendent et ballottent dans l’échancrure du boléro d’or fané; ces rondes matrones en robes de cotonnade, me semblent aujourd’hui très étrangères, d’une autre espèce humaine inapparentée à la nôtre...
Pourtant Isthir porte des jupons et des chemises ornés de dentelles. Quand elle partira pour la France, une couturière l’affublera d’un costume tailleur. Mais aujourd’hui, elle revêt les caftans des Musulmanes...
Race étonnamment souple et tenace que la sienne! Si prompte à s’adapter et qui, pourtant, à travers les pays et les siècles, sous toutes les civilisations et tous les costumes, conserve son essence: l’opiniâtre, l’indestructible, l’inaltérable âme juive.
Des violons grincent dans la cour, une fade odeur écœurante s’épand, à mesure que le patio se remplit d’invités. Ils ont gardé leurs lévites habituelles, noires, maculées de taches, et leurs foulards graisseux. Seul, le rabbin Tôbi exhibe une superbe redingote en drap blanc.
Le jeune Haroun traverse la foule au milieu d’une rumeur sympathique et vient se placer devant l’aroussa. Il a renoncé, en ce jour, au veston, aux bottes, au chapeau mou et aux cravates rutilantes, pour revêtir un costume soutaché, gris tourterelle, que recouvre une ample draperie de soie. Au sommet de son crâne bien pommadé, s’élève un étrange petit cube noir, retenu par des courroies... Comique et pénétré, Haroun baisse modestement les yeux, comme un figurant de théâtre.
Les rabbins chantent des litanies sur un air très religieux qui ressemble aux nôtres; l’un d’eux psalmodie en hébreu une interminable prière, puis l’époux passe au doigt de sa femme un anneau d’or en disant:
—Au nom de la Loi de Moïse, tu m’es consacrée.
Tout cela aurait une certaine grandeur, si, dans l’assistance, on ne faisait déjà circuler du rhum. Un vieux Juif à cheveux gris, adossé à la muraille, fixe l’espace d’un air extatique, Moïse écoutant l’Éternel, mais, au passage du verre, il se précipite sur la liqueur, qu’il avale d’une seule lampée...
On descend la mariée de son estrade, et toutes les femmes s’empressent à lui frotter les lèvres avec un morceau de sucre.
—Afin, me dit-on, qu’elle soit toujours douce et plaisante à son époux.
Isthir garde les yeux clos, on se bouscule et on l’écrase, une petite larme perle au bord de ses paupières, de furtives grimaces contractent son visage quand certaines invitées lui meurtrissent la bouche avec trop d’ardeur. Des Juifs s’emparent de son fauteuil, et l’emportent hors du logis, hissé sur la tête de l’un d’eux.
Le mariée s’en va dominant la foule, le cortège noir des hommes qui, seuls, l’accompagnent au domicile conjugal.
Dans la rue il fait clair et chaud. Le soleil se rit des brocarts éclatants et de l’entourage sordide. On dirait un mannequin de mardi gras promené dans les bas-faubourgs.
Devant chaque maison, des Juives attendent, les mains pleines de sucre qu’elles frottent sur les vêtements d’Isthir. Elles offrent aussi du lait, symbole d’abondance et de pureté. La mariée n’y touche pas, mais ses suivants se garderaient de manquer pareille aubaine. Ils vident au passage tous les verres. Celui dans lequel Isthir trempe ses lèvres, en arrivant chez l’époux, est aussitôt brisé à ses pieds.
Le rabbin Tôbi s’approche alors de sa fille. Il la prend dans ses bras et la porte, au fond de la chambre nuptiale, sur le grand lit voilé de dentelles, où elle doit attendre jusqu’au moghreb, tandis que les invités festoieront.
Déjà, les tables sont prêtes, on se verse à la ronde d’abondantes rasades de mahia[49].
Ce soir, chacun s’en ira fort ivre, et l’époux s’approchera d’Isthir en titubant.
26 juin.
Accablement d’une nuit chaude... insomnie!
Inquiet, mal éveillé, l’esprit erre dans les ténèbres. L’oreille attentive écoute... elle néglige les sons familiers qui tissent la trame de la nuit, tintement monotone de l’eau, chants répercutés des coqs, pour capter d’imperceptibles bruits.
A force d’épier, elle saisit: des souris grignotent,... la brise halette contre les vitres,... un insecte grimpe au mur et retombe,... les moustiques bourdonnent.
Une chatte miaule, amoureuse. Soudain, sa plainte atroce, longue, stridente, fait palpiter le silence d’une souffrance aiguë qui s’apaise en ronronnements.
Ah!... on marche au-dessus de nous... Folie!... on croit toujours entendre des pas dans la nuit... A-t-on parlé?... L’ombre vibre doucement. Tous les sens énervés cherchent à percevoir... Ce n’est rien... Mais voici qu’un son réel et lourd nous dresse en sursaut.
Nous courons à la terrasse: trois silhouettes se détachent sur le bleu sombre du ciel,... ce sont des femmes. L’une d’elles gémit affalée, ses compagnes essayent de la relever. En nous voyant elles font un geste d’effroi, puis elles se précipitent vers nous, suppliantes, et baisent nos pieds.
—O mon seigneur le hakem! O Lella! pardonne-nous!... Par votre vie, nous ne voulions pas le mal!
—Qui êtes-vous? Que faites-vous ici à cette heure?
Elles ne répondent pas, elles implorent... mes yeux distinguent des visages connus.
—Saadia! Khaddouje?
Les femmes du tajer Ben Melih! Je comprends et ne puis m’empêcher de rire... cette autre qui se plaint est Yakout, l’esclave favorite...
—Es-tu blessée?
—O mon malheur! O calamité! Je suis tombée en sautant ce mur, mon pied s’est brisé, je ne puis plus marcher... O Prophète... Qu’allons-nous devenir? Le maître nous tuera!
—Mais non! il tient à son bien. Vous lui avez joué tant d’autres tours et vous êtes toujours en vie...
—O seigneur!... Par la tête de ma mère, je le jure, nos cœurs sont blancs! Nous allions seulement rendre visite à une amie.
—Elle a une petite barbe, votre amie, et elle porte un turban?
—O Lella! tu es avisée... Nous ne te cacherons rien, mais ne nous fais pas honte devant le hakem.
J’accède à cette pudeur imprévue. Du reste mon mari, dès que j’ai reconnu les aventureuses, s’est éloigné discrètement. Je l’appelle à notre aide. Il s’agit de sauver ces femmes, tout en ménageant, pour une fois, l’honneur du marchand. Kaddour, que l’on a fait chercher, les reconduira par le chemin des terrasses. Mais les fugitives, tout à coup, ont pris une excessive réserve: elles me conjurent de ne pas les abandonner ainsi, seules, avec un homme!
Nous partons en silence, tels des rôdeurs nocturnes. Il faut grimper, redescendre, escalader les petites murettes. Des échelles, des cordes à linge nous prêtent parfois leur appui. Yakout entrave notre marche, nous la portons presque et elle se mord les lèvres pour contenir ses cris.
Souvent nous nous arrêtons au-dessus d’une demeure, haletants, oppressés par la crainte d’avoir fait quelque bruit.
Y a-t-il des gens qui écoutent dans la nuit?..... Tout dort... Les patios creusent des puits mystérieux; la ville m’apparaît comme en un cauchemar où l’on bute au milieu des obstacles, où l’on va sans fin, le cœur étreint d’angoisse.
Louange à Dieu! Voici la demeure de Si Ben Melih. Une porte entr’ouverte sur l’escalier engloutit les trois femmes. Ce n’est point l’heure des remerciements. La nuit devient plus grise. Hâtons-nous!... Un muezzin jette au-dessus de Meknès la plainte religieuse du Feger; de tous les minarets, aussitôt, s’envolent les prières annonçant l’aube.
Le ciel s’empourpre, la chaîne du Zerhoun apparaît en silhouette onduleuse, les choses perdent leur aspect bizarre et redeviennent normales. Pour une fois, la magie du décor me laisse insensible. Que dirait-on d’apercevoir la femme du hakem et son mokhazni sur la terrasse des voisins!
Mais Allah nous avait écrit la sécurité! Délivrés de Yakout, notre retour s’accomplit plus vite et sans peine. Nul ne nous a vus.
Seul, un ramier, au bord de son nid, nous contemple d’un œil étonné...
1ᵉʳ juillet.
Toutes les femmes ce soir montent aux terrasses; un recueillement insolite plane au-dessus de leur assemblée... Elles ne bavardent point ni ne s’attardent en escalades pour rejoindre les voisines. Droites et graves, tournées vers l’Occident, elles inspectent le ciel où vacille un dernier reflet. Elles ne savent point qu’il est mauve, d’une nuance incertaine et délicieuse faite de tous les roses du couchant fondus en l’azur du jour, mais seulement qu’il y doit paraître le signe des temps attendus.
Tout à coup une rumeur s’élève de la ville; les discordants hautbois[1] ont déchiré le crépuscule et dominent la cantilène des muezzins... Les femmes y répondent par des yous-yous suraigus; les enfants courent en criant l’heureuse nouvelle, les passants se la confirment d’un air ravi: la première lune du Ramadan est apparue!
Quelle joie! Tous les cœurs sont en liesse, excités par la perspective des jours inhabituels, qui ne seront point comme les autres jours, qui rompront le cours monotone de la vie! Pourtant ce seront des jours si cruels et trop longs en cette saison d’été, où, depuis la naissance de l’aube jusqu’à l’agonie dorée du moghreb, toutes les abstinences mortifieront les serviteurs d’Allah: abstinence de nourriture, de boisson, de tabac, abstinence d’amour... Mais ils débutent par une fête.
Chacun s’affaire pour le premier repas nocturne, et, bien qu’il fût prévu depuis longtemps et même préparé, la foule se presse autour des marchands. Une odeur de friture domine tous les relents des souks, les saucisses rissolent, les beignets s’entassent; les petites lampes à huile, allumées au fond des échoppes, révèlent l’amoncellement des victuailles. De bons bourgeois, dignes et blancs, promènent les melons et les figues précoces qu’ils viennent d’acheter.
Voici les nuits sans sommeil, les souffrances du jeûne, l’épuisement, la soif torturante... Nul n’y songe.
La brûlante harira fume dans toutes les demeures.
Gloire à Dieu! Monseigneur Ramadan est arrivé!
12 juillet.
Ce ne sont que gens las et dolents, mines creuses, regards ternes, ou brillants de fièvre, dans les visages émaciés. Les bons bourgeois replets ont perdu leur air jovial en même temps que leurs joues. Ils somnolent tout le jour au hasard des sofas et se réveillent très grognons, la bouche mauvaise et sèche. Ils se montrent tyranniques, exigeants, emportés. Les esclaves travaillent à contre-cœur avec des gestes mous; les femmes redoublent de jalousie... Les ménages se désunissent, les meilleurs amis se brouillent; partout on entend des disputes et des criailleries. La moindre chose irrite les nerfs trop tendus et prend la proportion d’un drame; jamais on ne vit tant de plaideurs aux audiences du pacha. Pour un morceau de viande, pour un fruit écrasé, pour un mot, des hommes s’empoignent férocement, une lueur de meurtre au fond des yeux. Les voix s’éraillent en injures gutturales:
—Qu’Il maudisse ton père, ô fils d’esclave!
—O fils du fainéant cet autre!
—Qu’Il maudisse ton père et ta tribu!
—O fils du vagabond!
—N’as-tu pas honte, ô le plus vil des hommes, qui fais des actions de femmes!
—Pourquoi rougirais-je? Je vaux mieux que toi. Les gens me connaissent et la tribu témoignera.
—Qui es-tu? Homme vivant au crochet des femmes! Serviteur de p...! qui rassemble les babouches de tes maîtresses!
—O Dieu! Écoute-le! Lui qui a prostitué sa mère à un Juif!
—Fils de brigand!
—Fils de voleur! Fils de coupeur de routes!...
... L’éclair d’un poignard zigzague dans l’air, un peu de sang macule un burnous. Les cris sont devenus de rauques hurlements, une mêlée générale met aux prises tous les passants.
Qu’y a-t-il?... Pourquoi cette tragique querelle?
C’est que El Ghali, le forgeron, a pris un peu d’eau à la cruche de son voisin pour en arroser un pot de basilic...
La troupe des énergumènes s’éloigne en vociférant. Et le Pacha va faire donner cent coups de bâton à tous les combattants qui n’auront pas glissé quelques douros entre les doigts de ses mokhaznis...
La rue retombe dans sa torpeur silencieuse et chaude.
J’entre chez Si Larbi el Mekki à qui je dois remettre un message.
Le soleil flambe sur les mosaïques de la cour, l’ombre des arcades descend à peine, toute courte et cassée, au bas de la muraille. Derrière les tentures de mousseline, les femmes dorment dans le désordre des pièces; nulle ne m’appelle au passage. Meftouha la négresse me précède toute gémissante:
—O mon malheur! Que je suis lasse par ce temps! Monseigneur Ramadan me tue!
Elle ne songe même pas à me poser les mille aimables et vaines questions d’usage, auxquelles j’aurais répondu par mille autres questions, également aimables et non moins vaines. Pourtant, au moment de m’introduire chez son maître, elle interrompt ses plaintes pour me dire d’un air mystérieux:
—Ce matin, l’intendant de Si Larbi a ramené de Fès une nouvelle esclave...
—En vérité! Comment est-elle?
Meftouha grimace sans répondre, elle entr’ouvre la lourde porte de cèdre.
Mes yeux éblouis ne perçoivent rien tout d’abord, en la salle somptueuse et fraîche, refermée sur l’ombre comme un coffret.
Si Larbi et quelques amis gisent affalés parmi les coussins. Hadj Hafidh ronfle avec conviction, les autres s’étirent et bâillent. A travers la croisée ils surveillent les progrès de l’ombre qui, insensiblement, allonge ses arcades sur le sol.
—Encore cinq heures jusqu’au moghreb!
La conversation languit. Ils se taquinent entre eux avec des plaisanteries toujours répétées.
—Si Mohammed! Tu sembles altéré. Veux-tu prendre une tasse de thé ou du sirop de grenades?...
—Allah te bénisse! Je n’ai besoin de rien.
—Que cherches-tu?... Ta tabatière?... Voici la mienne.
Si Larbi, à demi soulevé de ses coussins, tend au vieillard la petite boîte de corne pleine d’odorante neffa.
Si Mohammed détourne la tête, mais ses narines palpitent et, instinctivement, il esquisse le geste du priseur...
Tentation! Suprême et trop douloureuse tentation!
Puis, une interminable discussion use le temps, sur le point de savoir s’il reste encore quinze ou seize jours de jeûne... Les pénibles heures passent plus lentes chez les riches oisifs, prostrés dans leur fatigue, que pour les pauvres diables contraints au travail quotidien.
D’un suprême effort Si Larbi se lève, afin de me reconduire. En traversant le patio, il me désigne la nouvelle esclave, une négresse toute jeune, ferme et luisante comme un beau marbre. L’œil du maître brille et s’éteint aussitôt...
... C’est Ramadan! Quatre heures encore jusqu’au moghreb!
8 août.
Jour de lamentations, jour de deuil.
Les Juifs pleurent la chute de Jérusalem, où ils étaient rois, heureux et fiers...
Simouel Atia, le bijoutier, me presse de le suivre dans sa petite ville aux murailles bleues. Il me promet le spectacle d’un peuple désespéré.
—Depuis hier, me dit il, nos demeures ont été dépouillées de leurs tapis, car un sol nu convient à ceux qui gémissent dans la douleur...
Aussitôt franchie la porte du Mellah, nous tombons en pleine cohue. On se pousse, on s’écrase, on se dispute. Il y a des cris, des rires, un familier tintement de monnaie; les gamins blêmes se faufilent entre les groupes, chacun tient un jouet ou un gâteau. La foule se fait plus dense autour des marchands accroupis à terre, derrière leurs étalages. Ils vendent des courges, des melons, des pastèques ouvertes à la chair juteuse, des concombres tortillés et raides. D’autres ont un petit bazar européen, où les femmes trouvent des colliers en perles dorées, des miroirs, des peignes, des savons au musc. Mais il y a surtout des confiseries splendidement garnies: les meringues s’empilent, savoureuses et légères, à côté des sucreries écarlates, des gâteaux d’amandes, des biscuits, des dragées aux vives couleurs, des pâtes qui s’étirent comme les guimauves de nos foires, et où s’engluent les mouches gourmandes.
Les garçons teigneux, les fillettes aux longs visages, ouvrent d’envie leurs yeux, à la vue de tant de choses excellentes, et ils hésitent dans leur choix, en tendant au marchand des liards crasseux. Ils pourraient acheter des cacahouètes, des noix, des joujoux... Un vieux Juif, au nez purulent, souffle en de petites amphores pleines d’eau, afin d’en tirer des roulades et des pépiements de rossignol... Pour un guirch[50] les enfants émerveillés soufflent après l’ignoble vieux, dans ces jouets qu’il leur vend...
Une joyeuse animation épanouit le Mellah... Est-ce donc ainsi que les Juifs déplorent la perte de Sion, le jour maudit où leur peuple fut dispersé à travers le monde et y devint la plus lamentable des races?...
—Oh! me dit Simouel, ceci est seulement la fête des petits. Nous autres ne faisons provision de gâteaux que pour la nuit, car nous sommes dans le jeûne à présent...
Des synagogues entr’ouvertes s’échappe une confuse rumeur. Les hommes accroupis sur les nattes et balançant leurs bustes d’avant en arrière, chantent avec des airs vraiment attentifs. Mais d’autres circulent et causent à haute voix de choses très profanes.
Je me souviens de cette synagogue tunisienne, tout illuminée pour les Pâques, où les femmes faisaient cuire leur dîner à côté des gens en prières, tandis qu’un gosse se traînait au ras du sol, bien campé sur son petit pot.
Pour avoir pénétré chez les Juifs africains, on comprend mieux le geste de Jésus chassant les marchands du temple...
Des femmes reviennent du cimetière, uniformément enveloppées de châles blancs qui remplacent aujourd’hui les châles aux couleurs acides. Elles ont une démarche grave et je pense enfin trouver auprès des morts un émouvant désespoir.
Les tombes, en forme de sarcophages, étincellent au soleil comme des mottes de neige. Petite cité soigneusement passée à la chaux, toute propre, toute radieuse.
Un peu plus loin, d’antiques pierres grises s’effritent dans les broussailles, ainsi que de vieux ossements.
Ce sont les sépulcres des anciens Juifs de Meknès, dont on ignore même les noms... Au jour de la désolation, ils récitaient, eux aussi, des psaumes dans les synagogues et achetaient des bonbons... mais leur vie s’écoula pleine de terreur sous un ciel inhospitalier. Nul ne vient plus gémir sur leur tombe... Les pleureuses se réunissent à côté dans le pimpant cimetière nouveau.
Je m’approche d’un petit groupe d’où montent des cris.
Oh! ces vieilles! ces effrayantes vieilles sans âge, aux chairs flasques ou desséchées, véritables sorcières réunies pour des incantations! Leurs yeux, d’eau trouble et jaunâtre, clignotent au fond des orbites, leurs bouches ouvrent des trous sombres que hérisse une seule dent cariée... Elles portent des boléros d’or terni, des satins sans reflets... étranges costumes surannés dont les bleus, les verts et les roses achèvent de s’éteindre sous la crasse.
Toutes, avec leurs bras décharnés et leurs mains crochues, elles font les gestes du désespoir, griffant leurs faces de spectres... mais leurs doigts n’approchent point des joues, car elles ont soin de laisser une bonne distance entre leurs ongles et leurs visages. Elles répondent aux stances de la chanteuse principale par des aboiements scandés qui voudraient être lugubres.