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Derrière les vieux murs en ruines: roman marocain

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Jérusalem! ô mon malheur! splendide était son état.
Aujourd’hui, croulante, croulée, sont tombés tous ses remparts.
Jérusalem! ô mon malheur! ô la belle des cités!
Aujourd’hui, croulante, croulée, on y fait paître les veaux!
Jérusalem! ô mon malheur! là des palais et des hammams.
Aujourd’hui, croulante, croulée, on y fait paître des ânes.
Jérusalem! ô mon malheur! Jadis abondances et festins,
Dressez les tables, apportez les grands plats!
Aujourd’hui, croulante, croulée, famine et malédiction!

—Ha wou! wou! wou! hurlent les pleureuses en griffant le vide.

Jérusalem! ô mon malheur! splendide était son état.
Aujourd’hui, croulante, croulée, sont morts tous ses jeunes guerriers.
Le sang de Zakaria, l’ont jeté à la mer qui bouillonne.
A juré Hanna qu’elle ne revêtirait plus ses caftans.
On tua ses fils, sur ses genoux, comme des agneaux.
N’allumez pas les flambeaux, dans les ténèbres,
Pleurez et gémissez jusqu’à ce que s’achève la nuit!
A juré Hanna la malheureuse, que ne finira jamais son deuil[51]!
Pour elle sont morts ses enfants d’un seul coup!

—Ha wou! wou! wou!

Le rythme se précipite, les gémissements se font plus aigus et les mains s’abattent dans l’air en gestes exaspérés. Quelques pleureuses, entraînées par la cadence, effleurent même leurs vieilles joues que rien ne saurait rougir.

—Ha wou! wou! wou!

Le cimetière résonne d’aboiements... là-bas, au-dessus des étalages de bonbons et de la foule joyeuse, le vent apporte parfois les derniers échos des voix qui déplorent la perte de Jérusalem:

—Ha wou! wou! wou!

9 août.

Elles sont accroupies sur les divans, éblouissantes et graves. Elles portent des caftans de brocart, des tfinat en impalpables gazes nuancées comme des arcs-en-ciel, des colliers aux tremblantes pendeloques, des anneaux d’oreilles alourdis de pierreries, des ferronnières endiamantées.

Une robe en soie «safran» irrite le satin vert émeraude qui l’avoisine, un «soleil du soir» se pâme auprès d’un «bleu geai» et tous les roses, tous les jaunes, tous les oranges se provoquent en de muets combats exaspérés.

Les visages mats, bruns et noirs restent calmes dans la mêlée ardente des couleurs, les paupières battent lentement sur les longs yeux aux sombres pupilles... Elles ne bougent pas, ne parlent pas, figées en leurs splendeurs, investies de cette dignité des parures et de la fête.

On dirait une assemblée de poupées.

La plus âgée n’atteint pas onze ans, les plus jeunes ont passé deux ou trois Ramadans... Très dignes, elles boivent le thé en des verres bleus, rouges et dorés; parfois elles battent des mains pour accompagner les chants des musiciennes improvisées. Celles-ci, tapant sur leurs tarijas, et secouant leurs tambourins, se démènent avec des airs tendus, crispés, enamourés, de vraies cheikhat. Et leurs voix pointues s’efforcent d’être rauques:

O dame! ô ma maîtresse! ô dame! ô mignonne!
Rien n’arrive qui ne soit écrit.
O censeur, pardonne!
Les amants sauront m’excuser...
Aujourd’hui j’ai vu ma gazelle,
Mon cœur s’est embrasé.
Je lui parlai d’un clin d’œil:
«Viens, ô belle, sur mon sein!»
Je suis las de pleurer
Et ne cesse de pleurer.
Je suis las de souffrir
Et ne cesse de souffrir.
Je ne puis avaler aucun mets,
Je ne puis goûter le sommeil;
Mon amour est accablant,
Je succombe sous le fardeau.
Verse le remède, ô dame!
Il faut me soigner
Avec les feuilles du caroubier
Et les baisers de ma belle.
Les bougies brûlent dans le chandelier
Aux branches écartées,
L’amoureux se réjouit,
Étendu près de l’amoureuse.
Elle est plus étincelante
Que les flambeaux allumés,
Elle est plus brûlante
Que la flamme des cierges!
Qu’ils me blâment, ô dame!
O Dame! qu’ils m’inculpent!
L’amour trouble mon esprit
Et j’invoque la mort!

Enivrée par la musique, une fillette se lève et se met à danser. En cadence, les pieds teints au henné frappent le tapis, sans bouger presque de place; les khelkhalls d’argent s’entrechoquent, les petites hanches ondulent et le puéril visage impassible, chargé d’or, garde les yeux levés vers le ciel en une extase...

La danseuse peut bien avoir quatre ans.

Une autre vient la rejoindre, une négrillonne du même âge, dont les cheveux crépus s’ébouriffent au sommet du crâne comme un panache. Puis les deux petites s’avancent, le corps tendu en offrande, elles s’inclinent devant moi d’une brusque génuflexion. Je leur colle au milieu du front une piécette d’argent et elles reprennent leurs danses.

La maallema Feddoul, très fière d’offrir une si brillante fête à ses élèves, me les désigne:

—Saadia, fille d’un notaire,... cette autre, fille d’un marchand «rassasié»... Lella Zeïneb, qui dansait, est née du Chérif Mouley Zidan...

Je connais déjà les petites brodeuses. J’aime à les voir, aux heures de travail, accroupies autour de leur maîtresse, la tête penchée, l’air attentif. Avec leurs simples vêtements de laine et de mousseline, leurs nattes bizarrement tressées, elles n’ont point ces déroutantes allures de dames qu’elles affectent à présent.

Les plus jeunes tracent, d’une aiguille maladroite, des dessins zigzaguants, sur des chiffons très sales... qui furent blancs. Les aînées pénètrent le secret des anciens ornements compliqués et réguliers, pour lesquels on ne s’aide d’aucun dessin.

Et l’on fait une belle fête quand l’une d’elles termine son canevas, où tous les vieux points de Meknès pressent leurs arabesques aux chaudes couleurs.

Mais c’est avec des plus hautes préoccupations qu’elles s’assemblent aujourd’hui: ces fillettes se réjouissent et se parent afin de célébrer «la saignée d’été».

Voici le barbier, un tout jeune garçon, car un homme ne saurait pénétrer en ce harem. Il s’installe auprès de la fontaine où l’eau tinte. Une fillette vient s’accroupir devant lui, elle tend le bras.

Du bout de son rasoir, l’apprenti barbier y trace des losanges et des dessins,... des filets rouges sillonnent la peau ambrée, s’entre-croisent et se mêlent. L’enfant a bientôt les bras tout ensanglantés.

Lorsque cela coule trop fort, brouillant le travail, l’apprenti barbier verse un peu d’eau.

Le visage de la petite ne reflète aucune émotion.

—Non, me répond-elle, ça ne fait pas bien mal, ça pique seulement.

Une autre fillette lui succède, puis une autre... et vingt-deux fois, le barbier écorche harmonieusement les bras, maigres ou potelés, de toutes couleurs.

La maallema surveille l’opération, désigne les petites à tour de rôle. Elles arrivent sans crainte, fières de se soumettre à la coutume. Lella Zeïneb, la danseuse en miniature, tend ses bras de bébé qui font encore de petits bourrelets gras aux poignets.

Une flaque pourpre s’étale près de la fontaine, un grand silence recueilli plane... Toutes, elles ont conscience d’accomplir un rite, dont elles ignorent le sens, mais qui les hausse à la dignité de femmes. Et l’on ne sait plus très bien quelle mentalité peuvent avoir ces précoces fillettes si sérieuses, aux vêtements, aux bijoux, aux gestes identiques à ceux de leurs mères. Elles s’étudient à exagérer la ressemblance; leurs visages reflètent les mêmes sentiments.

Une jeune femme trace des ornements au carmin sur les bras dont le sang a cessé de couler. On attend le départ du barbier pour reprendre les chants et les réjouissances qui dureront jusqu’à la nuit.

Étrange amusement de petites filles que cette fête sanglante!

Il me semble saisir, en leurs prunelles enfantines, d’incompréhensibles lueurs inquiétantes, des lueurs assoupies qui flamberont plus tard...

O poupées! trop splendides et trop graves!

25 août.

Accablée, trébuchante, je suis Kaddour à la distance respectueuse qui convient... Car, aujourd’hui, Kaddour est un Marocain, accompagné de cet être méprisable, qu’il ne regarde même pas, une femme du peuple.

Ainsi que les riches Musulmanes,—pour me rendre aux fêtes, la nuit, mystérieusement,—j’ai pris l’habitude des fins cachemires, des djellabas légères, des mules aux très confortables selles cramoisies et aux larges étriers d’argent. En sorte que,—transformée en femme de bien petite condition, circulant sans honte au milieu du jour,—j’étouffe dans l’enveloppement pesant et chaud d’un haïk en laine rude.

Je vois à peine clair pour me diriger, par l’étroite fente des linges qui s’enroulent à mon visage; mes babouches déformées butent contre les cailloux... les poulets que je tiens gauchement, à travers l’étoffe des draperies, augmentent encore mon malaise. Ils s’agitent, battent des ailes... ils vont s’échapper. Kaddour, indifférent, continue son chemin.

Découragée, je maudis Lella Oum Keltoum qui eut l’idée fâcheuse de m’envoyer ainsi porter son offrande au marabout Mouley Ahmed, afin de s’en attirer la bénédiction.

Le saint homme siège cependant à petite distance de ma demeure, et, n’étaient ces voiles encombrants et ces poulets, je me réjouirais de l’aventure qui me permettra de l’approcher. Mouley Ahmed a, sur tant d’autres faiseurs de miracles, l’avantage d’être encore vivant, ce qui ne laisse pas que d’être appréciable, même pour un marabout. Mais peut-être ne songe-t-il pas à cette propre baraka[52]. Il ne semble point qu’il ait jamais été capable de raisonnement, et c’est bien pour cela qu’il est saint!

Il y a longtemps qu’il vint à Meknès, sans y provoquer la moindre émotion. Il était pauvre, loqueteux et faible d’esprit. Le mouvement et le travail lui répugnant à l’extrême, il s’installa contre un mur et n’en bougea plus. Comme il proférait des paroles incohérentes, et supportait le froid, la pluie et le soleil sans en ressentir l’inconvénient, les gens se prirent à lui témoigner quelque respect. Une femme du quartier se dévoua bientôt à son service: elle peignait ses cheveux bouclés et sa barbe crasseuse, nettoyait le sol autour de lui, entretenait à ses côtés un petit canoun allumé.

Or un Marocain astucieux, ayant compris combien il serait profitable d’exploiter la baraka d’un saint, voulut joindre ses soins à ceux de la pieuse femme. Mais elle en prit ombrage. Il y eut des paroles cuisantes... et même des coups échangés, tandis que Mouley Ahmed ruminait en silence.

Et puis cela se termina très dignement, par un mariage entre le serviteur et la servante en dévotion du saint homme.

Le culte de Mouley Ahmed se répandit en même temps que le bruit de ses miracles, malgré la réprobation des lettrés et des hommes de religion. Les pèlerins affluèrent, les offrandes enrichirent le couple dévoué, et l’on construisit récemment un sanctuaire au-dessus du marabout. Comme il eût été malséant de déplacer un saint, même pour une œuvre aussi honorable, les artisans exécutèrent leur travail, avec déférence et précaution, tout autour de Mouley Ahmed, sans le bouger.

Mes poulets continuent à piailler et à se débattre... Lella Oum Keltoum eût bien dû trouver une offrande moins encombrante. Elle s’inquiéta seulement de choisir des coqs parfaitement noirs.

Au détour d’une ruelle déserte, Kaddour enfin se retourne et condescend à m’aider. Mais il me rend les exécrables volatiles dès que nous approchons du sanctuaire. Je m’empresse de les remettre au pieux serviteur de Mouley Ahmed, qui m’en débarrasse avec satisfaction. Ces poulets iront, évidemment, s’ébattre dans sa propre basse-cour.

Après quelques pourparlers entre Kaddour et lui,—je me tiens modestement à l’écart, toute pénétrée de mon indignité;—il nous introduit auprès du marabout.

Des femmes, des malades encombrent déjà le sanctuaire. Il est étroit et plaisant. Tous les maîtres artisans de la ville y excellèrent en leurs travaux: les menuisiers ont sculpté la porte de cèdre, les peintres y mélangèrent harmonieusement les couleurs et les lignes, les mosaïstes pavèrent le sol d’étoiles enchevêtrées.

Des rayons verts, bleus et jaunes pénètrent à travers les vitraux enchâssés dans les stucs, ajoutant leur éclat à celui des tapis neufs, des coussins en brocart et des sofas recouverts d’étoffes voyantes.

Des cages de jonc, où roucoulent des tourterelles, se balancent devant l’entrée. Des cierges flambent dans les niches; une odeur d’encens se mêle aux exhalaisons des pauvres pèlerins.

Mouley Ahmed est devenu un saint très somptueux. Lui-même, bien vêtu, propre, sa face rougeaude, aux yeux vagues, correctement entretenue par le barbier, il semble un riche bourgeois repu, plutôt qu’un marabout dont la sainteté consistait précisément à vivre crasseux et demi-nu, sous le soleil et sous la pluie...

Dévots et dévotes passent tour à tour devant Mouley Ahmed qui les regarde idiotement, et profère des sons absurdes.

Les dons s’entassent, les piécettes tombent à ses pieds, sans même qu’il s’en aperçoive. Mais le pieux serviteur a l’œil...

Une femme recueille, sur un linge, le filet de salive qui s’écoule entre les lèvres de Mouley Ahmed et s’en frotte religieusement le visage. Une autre, prosternée devant le marabout, marmotte des oraisons. Je préfère suivre cet exemple, et, lorsque arrive mon tour d’aborder le saint homme, je m’accroupis et m’incline, en murmurant, au nom de Lella Oum Keltoum, les paroles qu’elle me fit apprendre:

«Allah, Il n’y a d’autre Dieu que lui! Le Vivant, L’Immuable!

»Ni l’assoupissement, ni le sommeil ne peuvent rien sur lui.

»Tout de la terre et des Cieux Lui appartient.»
»Qui peut intercéder auprès de Lui sans sa permission?

»Les hommes n’embrassent de sa science que ce qu’Il a voulu leur apprendre. Il sait ce qui est devant et derrière eux.

»Son siège s’étend sur les cieux et sur la terre, il n’a aucune peine à le garder.

»Il est le Très-Haut, le Sublime[53].

 

»O Dieu, O Clément, O Protecteur! par ta grâce et par l’intervention de ton serviteur Mouley Ahmed, délivre-moi de mes ennemis, de ceux qui veulent ma perte.

»Délivre-moi de l’esclave au cœur plus noir que le visage, et de ses entreprises, Que son foie éclate, que sa tête se trouble, que sa bouche rejette tous les aliments, si elle s’obstine en sa perfidie.

»Délivre-moi du vieillard! Délivre-moi du mariage avec lui et de son affliction! Accable-le de ta colère! Éloigne-le de ma demeure! Que ses cheveux, ses dents, et les poils de sa barbe tombent! Que sa virilité se glace, s’il cherche à s’emparer de moi contre ma volonté!

»Par Mouley Ahmed, le Vénéré!

»O Terrible, O Dangereux, O Vengeur.»

J’ai récité l’invocation sans en omettre une parole, je tiens à remplir consciencieusement le rôle accepté. En outre, cela me donne l’occasion d’observer Mouley Ahmed, entre la fente de mes voiles. Le saint homme reste impassible, il bave... Je n’obtiens pas un geste, pas même un grognement indiquant si ma requête est agréée.

Alors, le pieux serviteur qui m’assiste,—il a dévotement reçu les piécettes ajoutées aux poulets noirs, et certes, je suis une pèlerine à ménager!—me dit avec conviction:

—O fortunée, sache que tes désirs seront exaucés, car Mouley Ahmed n’a pas cessé de prier pour toi, tout le temps de ton imploration...

27 août.

Montons aux terrasses! La chaleur est trop écrasante, on se sent asphyxier en l’étuve des pièces. Là-haut, tout au moins, nous aurons de l’air, nous respirerons!...

Les montagnes découpent brutalement leurs silhouettes arides; les troupeaux dévalent des collines jaunes et pelées; une odeur poussiéreuse, desséchante et chaude arrive dans le vent qui passa sur tant de déserts et de rocs ardents... Il n’y a plus d’herbe, plus de verdure, plus de couleurs. Tout se confond en une seule teinte monotone,—la teinte du bled,—les arbres, les maisons, les moutons, les chameaux, les bédouins et le ciel, pareillement fauves, implacablement fauves!

Morne pays d’Afrique, plus immense en sa désolation d’été, plus grandiose et plus vrai que sous l’enchantement fleuri du printemps!

Apre jouissance d’être enveloppée dans l’haleine brûlante du Chergui, de sentir ce goût de sable qui craque entre les dents. Volupté de la chaleur en un tel décor!

... L’horizon s’obscurcit, se fait plus dense et menaçant; les figuiers, tordus sous la rafale, disparaissent avec le coteau; les montagnes s’effacent, la ville n’existe plus. Un brouillard de poussière abolit le ciel et toutes choses de la terre; des éclairs livides déchirent ces nuages desséchés qui ne donneront point d’eau... On suffoque... On croit mourir...

Il faut fuir dans l’ombre des pièces à l’atmosphère pesante... Fermez les fenêtres et les portes! Obstruez toutes les issues!... Une épouvante trouble nos âmes.

Hantise du Coran aux stances prophétiques, inspirées sans doute un soir de chergui:

«Lorsque le ciel sera ployé,
Que les étoiles tomberont,
Que les montagnes deviendront des amas de sable dispersé,
Que les femelles de chameaux râleront abandonnées,
Que les bêtes sauvages se réuniront en troupes.
Lorsque la feuille du Livre sera déroulée;
... Lorsque les brasiers de l’enfer brûleront avec fracas,
... Malheur en ce jour aux incrédules!
Allez au supplice que vous aviez traité de mensonge!
Allez dans l’ombre qui fourche en trois colonnes[54],
Qui n’ombrage pas et ne vous servira nullement pour garantir des flammes!
Malheur en ce jour aux incrédules!»

5 septembre.

Des noces ont lieu chez nos voisins, les humbles gens dont la masure s’adosse à notre demeure. C’est à cet appui robuste et bien bâti qu’elle doit de ne pas s’ébouler tout entière.

De la rue, on ne distingue que les pans de murailles poussièreuses, ébréchées, penchantes, un effondrement envahi par les herbes. Vestiges de logis abandonnés après un cataclysme, ou plutôt ruines très anciennes, ruines mortes, que le temps émiette chaque jour davantage... Pourtant des portes s’ouvrent dans ces murs, telles des crevasses, bouchées par quelques mauvaises planches, et plusieurs familles vivent au milieu de ces décombres, y prospèrent, s’y reproduisent, y meurent... Le soir, les femmes grimpent aux démolitions qu’elles appellent encore «les terrasses»; elles se rejoignent pour causer, en escaladant avec précaution les plâtras amoncelés et les poutres douteuses.

Depuis quelques jours, le concert des instruments et des chants, les yous-yous stridents qui entrent en vrilles dans les oreilles, dénoncent la suprême fête de vie dans ce squelette de maison.

Mohammed le vannier épouse une jeune vierge noire, fille de Boujema, le chien de l’eau[55]. On la lui amena l’autre soir en grande pompe, et le tintamarre de ses noces trouble notre sommeil. Les musiciennes font rage, elles ont des voix nasillardes qui percent la nuit et le sourd ronflement des tambours. Elles irritent, elles impressionnent. On craint que les murs disloqués ne s’ébranlent définitivement à leur vacarme.

Peut-être est-ce tant de cris et de bruit en un si petit espace qui affecte fâcheusement l’époux...

Tout le quartier est en émoi; mes petites filles ne cachent pas leurs inquiétudes. Rabha surtout se frappe d’une telle aventure; elle me confie ses tourments avec un air sérieux de matrone et des hochements de tête qui en disent long:

—O mon malheur! Encore vierge, la mariée, après trois jours!... Pourtant si Mohammed entre chaque soir dans le Ktaa[56], mais une sorcière lui a jeté l’œil!... Dieu sait quand on pourra sortir le siroual[57]!

Je conçois que les fillettes en perdent l’esprit. Les fêtes d’un mariage le leur troublent toujours un peu, et celui-là, si proche et palpitant, les met en effervescence. Elles passent leur temps à plat ventre, au bord de la terrasse, tâchant d’apercevoir, très en contre-bas, la petite cour où se déroulent les noces. Je leur permets aussi d’aller, vers le moghreb, prendre part aux réjouissances; elles ne vivent plus que dans cette attente. Tout le jour elles se peignent, s’habillent, réclament leurs bijoux. Elles ont revêtu chaque fois des caftans différents et des tfinat variées. J’ai promis ce soir de les accompagner et les trois petits fantômes, consciencieusement drapés dans les haïks, s’agitent près de ma chambre avec une impatience non dissimulée.

Nous sortons. Les fillettes s’engouffrent sous la porte voisine, traversent un vague vestibule et disparaissent derrière une cotonnade flasque et déteinte qui ferme la partie réservée aux femmes. Je ne puis les y suivre, car le «maître des choses» s’avance vers moi et me prie d’honorer l’assemblée de ses parents et amis. Ils sont réunis dans une étroite chambre longue, humide et noire. La chaux des murs s’écaille, se boursoufle, marbrée de taches jaunâtres. Le haïti[58] de velours accuse la misère qu’il cherche à parer; les durs matelas, rembourrés de chiffons ou de paille, arborent de très pompeuses couvertures, et des coussins aux brocarts déteints s’éliment sous leurs housses en mousseline.

Au bout de la pièce, une tenture ferme le ktaa, alcôve mystérieuse des noces, où l’on me fait signe de pénétrer.

Une température suffocante s’emprisonne derrière les rideaux et l’on y voit à peine à la lueur des cierges. Je distingue cependant un paquet d’étoffes, une forme immobile dont, un instant pour moi, une vieille soulève les voiles.

Je ne sais plus très bien s’il faut ajouter foi au sortilège, en contemplant cette mariée simiesque et luisante sous le fard, ou si, plutôt, Mohammed le vannier n’est point paralysé par une telle hideur!... Pauvre fille, à quoi songe-t-elle tout le jour, dans son coin sombre, en l’attente des nuits qui renouvellent sa déception?... Sans doute elle se croit belle, puisqu’on l’a parée, revêtue de caftans multicolores, chargée de bijoux et de verroteries...

Les voiles retombent. Je félicite la vieille, comme il convient, sur sa vilaine petite mariée, et je forme des vœux pour son bonheur.

Hors du ktaa, il semble que l’on respire un peu, malgré l’encombrement de la chambre. On me désigne la place d’honneur sur le sofa, en face de la porte. J’aperçois la cour au sol inégal entre le délabrement des murailles chevelues d’herbes; une vigne étend sa treille au-dessus de cette misère en fête.

Il me faut accepter le thé, qu’on me présente en un verre poisseux, autour duquel voltigent des guêpes, et j’ai grand’peine à échapper aux restes de couscous et aux carcasses de poulets, dont une douzaine de mains ont déjà retiré la chair et tripoté les os. Mais ils me sont offerts avec tant de bonne grâce, une si insinuante amabilité, que j’invente je ne sais quel prétexte pour excuser mon absence d’appétit... Et puis, au bout du patio, cette tenture décolorée, d’où sort un perpétuel bourdonnement et qui semble, par moments, gonflée de yous-yous et de cris, irrite ma curiosité. J’ai hâte de connaître les réjouissances féminines. Je n’ignore pas que la maison ne comporte qu’une seule chambre, celle-là même où se tiennent les hommes et où languit la noire mariée.

Une vieille esclave, louée ou prêtée pour les noces, en même temps que le haïti de velours, les tapis, les matelas, les coussins, le plateau et les tasses à thé, m’introduit dans le harem. C’est une sorte de réduit qui sert habituellement de cuisine et de «pièce aux ablutions»[59]. Les parois et le plafond, si bas qu’on ne peut se tenir debout sans courber la tête, sont noircis de fumée, luisants de crasse, et la bouche d’égout, ouverte dans un coin, répand des odeurs pestilentielles. Une dizaine de femmes s’écrasent dans ce taudis, vêtues de satins éclatants, l’air heureux et compassé qu’il sied d’affecter en la circonstance.

Les plus âgées restent accroupies sur des nattes qui couvrent la terre; d’autres aident la «maîtresse des choses» à préparer le festin du soir. Les parfums de graisse, d’huile, d’aromates, de fleurs d’oranger, de chair humaine en moiteur et de fards, mêlée aux exhalaisons de l’endroit, composent la plus nauséabonde, la plus irrespirablement infecte des atmosphères. Mais personne n’en semble incommodé. J’aperçois mes trois petites filles radieuses, l’œil ardent, la mine un peu folle. Elles chantent en battant des mains. Et tout à coup, soulevées par l’enthousiasme général, elles s’unissent aux yous-yous qui, bien au delà du réduit misérable, dans toutes les demeures alentour, vont porter le trouble au cœur des femmes et réveiller l’émoi voluptueux des noces, des toilettes et des fêtes!

19 septembre.

Kenza tourmente une dent de lait prête à tomber... elle l’enlève enfin. Un filet de sang glisse entre ses lèvres.

—Prends un peu d’eau pour te laver, lui dis-je.

Kenza ne veut rien écouter. Il importe avant tout d’accomplir les rites. Elle grimpe à la terrasse et lance la dent vers le ciel, en suppliant, très grave:

—Œil du soleil, je te donne une dent d’ânillon, rends-moi une dent de gazelle!

Tout est bien! Kenza se sent tranquille et satisfaite, car, pour l’avenir, elle vient d’assurer un peu de beauté à son visage.

28 septembre.

Presque chaque jour des cris montent jusqu’à moi, aigres ou douloureux.

Ils viennent de chez nos pauvres voisins et me révèlent que la vilaine et noire petite mariée n’a pas trouvé de bonheur auprès de Mohammed le vannier.

Après la si décevante attente des noces, le charme fut rompu.

Grâce à Dieu! une vieille s’avisa de dénouer une sebenia devant le mari ensorcelé, tout en prononçant d’efficaces paroles magiques. Et, le soir même, on sortit le siroual.

Cependant Mohammed ne chérit pas son épouse d’un grand amour.

Certes, elle ne reçut aucune grâce d’Allah... puis elle est criarde et querelleuse... Enfin il est naturel de battre une femme sans déférence pour les gens d’âge, et qui se dispute perpétuellement avec sa belle-mère. Mohammed n’excède pas ses droits.

Moi, je songe que la petite mariée n’a peut-être pas quinze ans, et que sa belle-mère est une vieille, calamiteuse entre les plus calamiteuses des vieilles... or elle habite la masure et, sans répit, elle harcèle sa bru.

Il faut avoir pitié des épouses trop laides.

—O visage de porc-épic! O celle qu’une mère ne doit pas regarder au moment où elle enfante! crie la mégère.

—Qu’Allah vide ta maison! puante! répond une voie aiguë.

—Qu’il vide la tienne! C’est toi qui es puante.

—Les gens verront... Voici ma planche à pain auprès de la tienne. Les gens jugeront.

—Pourquoi prendre ce soin?... La rue donne les nouvelles. Tous les jours on te voit prendre haïk pour racoler des passants.

—O gens! Venez témoigner!... Tu veux me rendre pécheresse devant mon mari!

—N’as-tu pas honte, toi qu’un homme a prise au milieu d’un fondouk?

—Moi! fille de bonne maison et bien apparentée!

—S’il plaît à Dieu! mon fils te répudiera pour choisir une autre épouse.

—Mon tambour et ma trompette! (Je ne t’écoute pas)!

Certes l’expression est peu séante vis-à-vis d’une belle-mère.

Un cri de chatte furieuse y répond... Je devine la bataille, aux injures, aux halètements de colère, aux piaillements aigus qui s’entremêlent...

Soudain, un coup sourd, angoissant, terrible,—l’homme est rentré,—puis de tragiques hurlements.

La souffrance qui s’exhale sans révolte, sans paroles... rien que de la souffrance...

Un autre coup... un autre! Il va la tuer? La vieille vocifère et grince encore.

—O mon malheur! ô mon malheur! gémit la victime.

Des coups s’abattent... On dirait que le voisin fend du bois.

—Donnez-moi mon haïk! sanglote la petite. Je veux retourner chez mon père! Donnez-moi mon haïk!

Une masse pesante retombe, tandis que la vieille ricane...

—Donnez-moi mon haïk! implore une faible voix brisée...

—Donnez-moi mon haïk!

Puis les plaintes agonisent et je n’entends plus rien...

30 septembre.

La chaleur sombre et se dilue dans la nuit. Apaisement, détente, volupté de l’ombre après une lumière trop cruelle!... Des parfums montent jusqu’à nous, tièdes bouffées de roses et de jasmins qui apportent, des vergers, une énervante langueur.

Une femme chante et sa voix, brisée comme un sanglot, semble l’haleine de la cité.

C’est un air obsédant et triste, indéfiniment répété, où vibre toute l’âme de l’Islam, sa passion, sa griserie, son indéfinissable mélancolie, et qui s’arrête soudain, en l’air, suspendu... dans une attente...

Des oliviers, au sommet de la colline, détachent leurs silhouettes sur un obscur et rouge flamboiement. Puis la lune s’élève, déformée, monstrueuse, plus écarlate qu’un coussin de cuir filali.

Une à une les terrasses surgissent des ténèbres, reflets étagés qui s’affirment et se précisent, nappes de lumière bleue, transparente et fluide, au-dessus des ombres dures, miroirs tournés vers le ciel.

Les rayons glissent entre les arcades du menzeh, et nous enveloppent.

Tout à coup, Kaddour impétueux dérange notre rêve.

—O Sidi! O Lella!... Venez voir ce que j’ai trouvé.

Le son des paroles blesse le silence. Nous ne sommes point disposés à entendre ni à remuer.

—Par Allah! le Clément! le Miséricordieux! il faut que vous descendiez.

Nous le suivons sans enthousiasme. La coupole perforée de sa lanterne projette, aux murs, des ombres géométriques. Il nous entraîne dans le vestibule, se penche, éclaire un petit tas grisâtre... Des chiffons?... un burnous oublié?... O Prophète! c’est un enfant, un minuscule petit garçon, qui dormait sur les mosaïques. Il se retourne en poussant un grognement plaintif et continue son sommeil.

Kaddour le soulève avec précaution. Ce grand diable de sauvage a les gestes délicats d’une mère pour manier le bambin.

—Je l’ai aperçu lorsque j’allais fermer la porte. C’est le Seigneur qui l’envoie! S’il est orphelin, nous l’adopterons, dit-il.

L’enfant se réveille enfin. Il nous fixe de ses grands yeux en velours noir, étonnés et puérils.

—Qui es-tu? Comment t’appelles-tu?

—Saïd ben Allal.

Il a une voix frêle comme un oiseau.

—Où est ton père?

—Il est mort.

—Et ta mère?

—Elle est morte.

Kaddour rayonne et rit de toutes ses dents. Sans doute, Allah prit en pitié notre maison vide. Il nous avait bien envoyé, d’aussi étrange façon, Yasmine, Kenza et Rabha, mais ce ne sont que des filles... Louange à Dieu! Voici un «célibataire» pour réjouir notre existence.

Le «célibataire» paraît avoir trois ans, quatre tout au plus, malgré son air d’enfant triste qui serre le cœur.

Combien il est sale et maigre!

Ses haillons jaunâtres s’effilochent... Il se gratte... on dirait un petit singe cherchant ses poux. Certes Saïd en régente une colonie florissante!

N’approfondissons pas cette nuit... Kaddour lui lave cependant la figure et les mains.

A-t-il faim? Assurément il meurt d’inanition, car il se précipite sur le lait et sur le couscous, et il nous faut modérer son appétit, malgré les regards passionnés dont il suit le plat.

—Depuis longtemps tu n’avais pas mangé?

—Depuis deux jours.

Saïd n’a pas peur. Ces Nazaréens doivent être bons puisque leur voix est douce, et qu’ils l’ont bien restauré. Par bribes, nous reconstituons son histoire! Saïd ne connut pas son père. Quant à sa mère, une pauvre femme, dit-il, Dieu la prit il y à quelques jours en sa Miséricorde. Alors Saïd partit, au hasard, à travers les rues. Des gens lui donnèrent quelquefois du pain ou de la soupe... il couchait dans les coins.

Pauvre petit perdu en l’existence, sans un parent, sans un être pour le secourir! Comment se fait-il que les voisins, les gens du quartier n’aient pas eu pitié de cette infortune?

Nous savons les Musulmans si généreux que la misère, ici, existe à peine. Il y a des pauvres dans l’Islam, des «meskine», il n’y a guère d’abandonnés en détresse.

Mais Saïd ne saurait nous répondre. Il dort à présent, pelotonné dans le burnous de Kaddour, comme un petit chat qui ronronne.

1ᵉʳ octobre.

Des éclats de rire partent de la terrasse, Rabha et Yasmine ont frotté, savonné, décrassé le «célibataire». Et voici qu’il échappe à leurs mains, tout nu, et gambade au soleil avec ivresse.

C’est un pauvre petit corps au ventre ballonné, aux membres trop grêles. Mais la figure de ouistiti ne manque pas d’un charme touchant et drôle, avec son grand front proéminent, son minuscule nez qui s’étale, sa bouche malicieuse, et surtout ses yeux immenses, au sombre éclat, sous les cils très longs et retroussés.

Saïd prend fort bon air dans les vêtements neufs qu’il consent enfin à passer: une chemise, un caftan vert pomme, recouvert d’une belle mansouria en mousseline. Puis la djellaba de laine, dont le capuchon encadre de blanc sa petite tête brune.

Kaddour a rapporté tout cela du souk, ce matin, et il n’a pas oublié les amulettes: mains en argent, piécettes, coraux et cornalines qu’il s’agit de suspendre tout au long de la mèche si comiquement tressée, sur la gauche, au sommet du crâne. Saïd est donc Aïssaoui?

—En vérité! répond-il avec orgueil, et il se met à danser en scandant rituellement le nom d’Allah.

Kaddour, et les petites filles très satisfaites contemplent Saïd. Il a l’air d’un «fils de hakem» dans ses beaux vêtements. On l’enverra étudier à la mosquée, pour qu’il nous fasse honneur.

—Je veux bien devenir un lettré, consent le bambin.

5 octobre.

Le long de l’Oued Bou Fekrane, la rivière aux tortues, nous cheminons avec Saïd et Kaddour. L’un se réjouit de trouver des grenades et des raisins dans le verger où nous le conduisons; l’autre, de suspendre aux branches la cage qu’habite un nouveau canari.

Au début de notre promenade, Saïd gambadait devant nous comme un cabri. Mais, fatigué sans doute, il devient grave, presque boudeur. Il se fait traîner par Kaddour, puis s’arrête soudain, obstiné, refusant d’aller plus loin.

—J’ai peur, dit-il.

—De quoi donc as-tu peur?

—J’ai peur des djinns...

Aucun raisonnement ne l’emporte sur cette affirmation. Tout à coup Saïd se sauve en hurlant.

—Allons! dis-je à Kaddour, ramène-le à la maison. Cet enfant gâterait notre plaisir. Tant pis pour lui, il n’aura ni raisins, ni grenades.

Malgré sa gourmandise, Saïd ne proteste pas. Il s’éloigne avec Kaddour et l’inutile canari.

Des ânes, chargés de doum[60], encombrent le sentier, ils descendent vers l’étrange petite cité des potiers qui remplace les bourgades successivement détruites, alors que la ville ne s’accrochait pas à la colline et s’étalait dans la vallée. «En l’antiquité du temps, et le passé des âges», les premiers hommes se groupèrent en cet endroit, auprès des sources, et les grottes qui leur servaient d’abri subsistent encore, parmi les oliviers millénaires. Plus tard, lorsque les Roums[61] avancèrent dans le pays et construisirent Volubilis, un village berbère campait au bord de l’oued. Il fut remplacé par la florissante Meknès musulmane des premiers siècles de l’hégire, dont il ne reste que des murailles énormes et de cyclopéennes assises, enfouies au milieu des vergers.

«Là s’élevait un hammam, construit par Alfonso le converti. Et c’était un lieu de perdition pour les hommes et pour les femmes qui découvraient au bain leurs formes admirables.

»Par la permission d’Allah tout-puissant, la ruine est venue le détruire, afin que disparût la débauche et les plaisirs lascifs.

»L’eau et les piscines existent encore, mais nul ne vient s’y purifier.

»Les chauves-souris, les chouettes, y trouvent leur refuge et l’araignée a tapissé de ses toiles légères tous les recoins.

»Tel est, en la vanité de ce monde, le sort de toute superbe construction qui ne fut point faite jour honorer Allah.»

Ainsi chantait, au VIIIᵉ siècle de l’hégire, le poète Aboul Abbas Ahmed ben Saïd El Cefjisi, afin d’expliquer la ruine de la première Meknès.

Ce hammam légendaire exista-t-il vraiment? Les gens en parlent encore, mais ils ne s’accordent pas sur sa place, et plusieurs vergers revendiquent le souvenir de cette demeure fatale qui entraîna le châtiment de tout un peuple.

En réalité, la ville, trop souvent détruite par les pillards, dut abandonner sa riche et facile vallée pour s’ériger en forteresse, au sommet de la colline.

Il ne reste plus, sur les bords de «l’oued aux tortues» que le peuple industrieux des potiers. Dans les cavernes des premiers âges, ils ont monté leurs tours, très semblables à ceux que leur léguèrent les Roums.

Du pied, ils frappent en cadence un lourd plateau de bois qui s’ébranle et fait tourner la glaise complaisante à leurs doigts. Ils ont conservé les formes d’autrefois, sans rien changer, et leurs amphores au fond pointu ont encore besoin du trépied. Avec de l’eau, de la terre et du feu, trois éléments du monde accordés par Allah, l’humble artisan devient réellement l’homme créateur. Il sait confectionner les beaux vases aux flancs sonores et les instruments nécessaires à la vie. C’est lui qui façonna, brique par brique, toutes les demeures de Meknès.

En dehors des cavernes s’agitent les enfants et les femmes, que leur entendement étroit destine aux labeurs grossiers. A demi nues, sauvages et vigoureuses comme de simples femelles, ces femmes pétrissent la glaise avec leurs pieds, sans repos, sans pensée, absorbées par l’incessant travail monotone et dur. Leurs membres musclés sont beaux et leurs corps sont parfaits, malgré les faces bestiales qui repoussent.

Le tourneur auquel nous venons commander les hautes jarres à provisions, où l’on conserve l’huile et les grains, est un artisan chenu.

Complaisant, mais peu loquace, il travaille en silence devant nous, et tire, de son bloc de glaise, les plus surprenants objets.

—Il est le maître des maîtres,—nous dit un de ses compagnons, Allah le conserve et le dédommage! C’est le père de Saïd, ce petit que vous avez chez vous.

—Comment, son père?... Saïd nous a dit qu’il était mort avant sa naissance...

Le vieux tourneur se met à rire:

—Saïd vous a menti. Vous ne savez pas encore toute sa malice! Que le Seigneur m’en décharge!... Si vous voulez le prendre, je vous le donne.

Nous nous taisons, stupéfaits... Cet homme qui, si naïvement, abandonne son enfant!... et puis l’étonnant mensonge de Saïd, la longue histoire combinée par un tout petit être...

—Écoute, ô hakem, continue le potier, Saïd ne vaut rien. Le diable lui parle et il l’écoute. J’ai voulu lui faire porter les briques, il les cassait toutes, par méchanceté. Alors je l’ai placé, comme les enfants de son âge, chez un tailleur de djellabas, pour dévider les fils. Saïd s’est sauvé de chez son maître, après avoir mis le trouble dans le quartier. Et, l’autre jour, il m’a quitté, en me volant deux réaux, à moi qui ne suis qu’un pauvre artisan!... Les gens m’ont dit qu’il était chez toi, je ne suis pas allé le chercher... je suis las, je suis vieux et j’avais peur qu’il n’eût déjà commis bien des méfaits dans ta maison... vous feriez mieux de ne pas le garder! Par le Prophète! ô seigneur hakem, je te supplie de ne pas faire retomber sur moi le mal qu’il vous causera!

Nous rassurons le père, très contents en somme de garder l’enfant auquel nous nous sentons attachés déjà. Comment ce gosse pourrait-il nous nuire? Le bonhomme, trop rude, n’aura pas su redresser cette petite nature, mauvaise, mais bien drôle.

Dès notre retour, nous interrogeons Saïd.

—Qu’est cela? Pourquoi nous as-tu dit que ton père était mort?

—Allah l’ait en sa Miséricorde! répond le gamin avec componction.

—Tu mens! C’est Sellam le tourneur. Nous l’avons va, tu le sais bien. C’est pourquoi tu n’as pas voulu venir avec nous chez les potiers.

—J’avais trop peur de lui, avoue Saïd. Il me battait, alors je me suis sauvé.

—Et ton maître, le tailleur de djellabas?

—Il me battait aussi, affirme Saïd, l’air tellement innocent que nous le croyons presque, malgré ses premiers mensonges.

Et puis, qu’importe?... Déjà nous n’avons plus d’illusions! Nous voulons en avoir.

15 octobre.

Accroupi sur une natte, au milieu de ses pots remplis de couleur, Larfaoui Jenjoul, le maître Larfaoui, décore un coffre ciselé. Ses pinceaux en poils d’âne se hérissent comme de petits balais (c’est ainsi qu’il les nomme du reste), et l’on s’étonne qu’il trace des rinceaux si déliés, des courbes si parfaites, avec de tels instruments.

Larfaoui possède les belles traditions léguées par les anciens. Il en remontrerait même au célèbre Hammadi et à sa nièce Khdija Temtam, dont, un jour, il me conta l’histoire. Mais un peintre italien,—Allah le confonde!—dérouta quelque peu les conceptions millénaires de notre décorateur, en travaillant jadis à ses côtés, dans le palais du Sultan Mouley Abdelaziz.

Larfaoui subit ainsi la fâcheuse influence européenne. Il arrive parfois que son caprice fasse éclore des bouquets aux airs penchés, aux fleurs presque naturelles, sur des fonds roses, bleu pâle, ou gris.

Grâce à Dieu! Larfaoui réserve ces innovations pour les demeures des marchands enrichis, tel ce tager Ben Melih qui n’a point le goût des belles peintures symétriques où s’enchevêtrent les lignes.

Larfaoui sait que nous, Nazaréens, apprécions le vieux style. Même il a pour moi certaine considération, parce que j’en connais à présent la technique, et ne laisse passer aucun décor moderne sans le repérer aussitôt parmi les entrelacs, telle une vipère dans les branches.

J’aime à faire travailler Larfaoui chez moi, pour la jouissance de le voir peindre. Il ignore la mélancolie. Ses pensées ont la nuance joyeuse et changeante des couleurs qu’il manie. Il excelle à balancer les verts, les jaunes, les rouges et les bleus, à créer des rapprochements où le regard se plaît. C’est un maître! Il en a le sentiment et l’orgueil. Nul peintre au monde ne saurait lui être comparé.

—Pourtant, il y a Mohammed Doukkali...

—Le Doukkali!... qu’est-ce que cela? Mets son travail auprès du mien, on ne l’apercevra même pas.

—Et Temtam?

—Tu plaisantes! Quand il doit exécuter un ornement compliqué, je le lui dessine.

—Les peintres de Fès?

—Ceux de Fès! Les Sultans les avaient dans leur ombre, et ils me faisaient venir de Meknès pour décorer leurs palais.

—Soit, personne donc ne t’égale ni te dépasse?

—Si, Allah! Il a peint les Cherekrek[62] au plumage d’azur...

Un sourire d’enfantine vanité éclaire son intelligent visage noir, et, pour me convaincre pleinement, Larfaoui, du bout de son pinceau, décrit une série de lignes qui s’enlacent en un réseau inextricable, mais harmonieux.

Avec une affolante rapidité, le panneau est couvert, terminé. D’un vase gracile, s’élève l’étrange épanouissement symétrique et compliqué d’un bouquet.

Cela semble le travail de plusieurs jours, et Larfaoui l’a fait éclore en moins d’un quart d’heure.

Mais, à présent, il flâne, il gratte doucement ses minerais jaunes, casse à petits coups les œufs dont les coquilles jonchent les mosaïques, se complaît à une lente et minutieuse préparation. Puis il va boire à la fontaine, cueille une orange, considère le ciel que le crépuscule ne rosit pas encore, hélas!... et se réaccroupit sans enthousiasme devant le coffre commencé!

Larfsaoui est un artiste, et je me sens pleine d’indulgence pour sa paresse. Parfois, il abandonne son travail durant plusieurs jours, car c’est «la fête du soleil». Alors il s’en va, une cage à la main, dans une arsa fleurie. Étendu sous un arbre, il écoute l’oiseau, sirote une tasse de thé, respire le parfum des roses... Il jouit.

Après ces fugues, il ne manque pas de m’apporter un bouquet ou un fruit, qu’il m’offre avec un large rire. Larfaoui me désarme et m’enchante. Saïd s’est installé auprès de lui et considère son œuvre. S’il plaît à Dieu! Saïd lui aussi sera peintre, il perpétuera les traditions qui ont créé tant de merveilles.

—Quel est cet enfant? demande Larfaoui.

—Un petit abandonné que nous élèverons.

—Allah vous récompense! D’où vient-il?

—C’est le fils de Sellam le potier.

—Ah! fait Larfaoui, d’un air singulier. Va me chercher un verre d’eau, dit-il au bambin, et, dès que celui-ci disparaît, il ajoute:

—On ne t’a donc pas dit qu’il a deux sœurs, des prostituées, hachek? (sauf ton respect).

—Je sais. Mais ce n’est pas la faute de l’enfant. Avec l’aide d’Allah nous en ferons un honnête et bon Musulman.

—Tu as connu El Hadi, le tisserand?

—Oui... qu’a-t-il à faire en ceci?

—Il est mort il y a deux mois.

—Dieu l’accueille en sa Clémence!

—Par le serment! je vais te dire une chose vraie. El Hadi fréquentait ces chiennes, il leur avait prêté de l’argent. Vint l’échéance, elles lui dirent: «Donne-nous un délai.» Il l’accorda, et, pour l’en remercier, elles lui envoyèrent un couscous. Dès qu’il en eut mangé, son ventre lui fit mal, jusqu’à en mourir... Certes il fut empoisonné!

—O Puissant!... A-t-on prévenu la justice?

—A quoi bon? Il était mort... Mais je te conseille, méfie-toi de l’enfant. En grandissant, le louveteau ne saurait devenir qu’un loup.

Saïd arrive à petits pas, tenant avec précaution le verre plein d’eau. Son visage s’arrondit déjà, la mèche d’Aïssaoui se balance drôlement au côté du crâne bien rasé... Non, nous ne le rejetterons pas au vice. Qu’Allah nous accorde son assistance!

6 novembre.

«L’Achoura vient.».... En cette attente, Meknès a pris son visage le plus riant; toutes les préoccupations, toutes les querelles restent suspendues, rien ne pouvant égaler l’importance d’une fête qui se renouvelle, identique, chaque année.

Puissance des fêtes sur les enfants et les peuples simples qui leur ressemblent.

Nous ne savons plus en jouir comme eux. Qui nous rendra les liesses de jadis, pour Noël et pour Pâques? Nos jours enfiévrés fuient d’une allure uniforme.

Mais ici, grâce à Dieu! les fêtes gardent tout leur prestige. Saïd en parle abondamment. Il sait déjà prévoir le nombre de roues qui tourneront sur la place de Bab Berdaine.

—On dit, ô ma mère, qu’il y en aura dix mille! Combien plus que l’an dernier!...

Toujours, bien entendu, la fête qui vient surpassera les précédentes.

Depuis une semaine, Saïd a été presque sage. Il n’a point menti, ni volé, ni fait d’affreuses colères. Il mérite aujourd’hui de revêtir le selham de satin émeraude, dont le capuchon encadre sa face de ouistiti.

Les petites filles suivent, fières et gauches dans leurs caftans de drap neuf et leurs tfinat en mousseline raide. Mais on ne distingue de leurs splendeurs que de très estimables babouches, car elles se voilent pudiquement dans leurs haïks. Rabha, elle-même, a voulu enrouler son visage de linges qui écrasent son petit nez.

A mesure que nous approchons de la place, la foule se fait très dense et Kaddour a bien de la peine à nous frayer un passage. Foule éclatante, colorée, sans une tache d’étoffe sombre. Pas de femmes, ou presque, à part quelques hétaïres et des femmes berbères au profil sauvage, mais des tirailleurs, des artisans, de jeunes bourgeois, et surtout des enfants.

C’est la fête des petits. Il y en a de tous les âges, de toutes les tailles, importants et raides en leurs beaux habits. Ceux qui ne marchent pas encore sont portés sur les bras. Tous les crânes des garçons reluisent, fraîchement rasés; une mèche se balance au sommet, à droite ou à gauche, selon la confrérie à laquelle on les a voués. Les selhams, de velours et de soie, miroitent au soleil. Les fillettes ont des nattes minuscules, enchevêtrées avec art et régularité, tout autour de la tête. Elles se parent de ferronnières, de lourds anneaux d’oreilles et de colliers prêtés par leurs mamans. La plupart circulent à visage découvert, le port du haïk n’étant de rigueur qu’au moment où l’enfant devient nubile, et alors les sorties se font très rares... Celles qui voulurent, ainsi que les nôtres, prendre des allures de dames, se trouvent fort embarrassées de leurs voiles, sur cette place où l’on s’amuse.

Les marchands de sucreries, très entourés, se tiennent derrière leurs frêles étalages qui attirent les guêpes. Ils vendent des bonbons roses et blancs, des nougats empoussiérés, des pains de millet au miel, des beignets, des grenades et de jolies arbouses écarlates et veloutées.

La foule s’agite dans un brouillard doré, poussière et soleil.

Un immense grincement domine le tumulte des voix, acide, exaspérant, grincement de bois et de ferraille, grincement des roues, à sièges suspendus, qui tournent en hauteur, au moyen d’un mécanisme ingénieusement simple. Ces roues,—il y en a une quinzaine,—sont le plus couru des divertissements, et les amateurs attendent, avec impatience, leur tour de monter dans les grinçantes machines. Mais ceux qui déjà y sont accroupis, ne se rassasient point d’un tel plaisir et paient guirch sur guirch pour le prolonger. Ils jouissent aussi de se trouver en mire à tous les yeux, ils rient très haut et s’efforcent de faire tourner leurs sièges sur eux-mêmes, sens dessus dessous, tandis que la roue continue à les emporter, de son propre mouvement.

Parmi les tirailleurs et les jeunes hommes, trois belles sont montées dans une roue, et font sensation. Les voiles ne laissent apercevoir de leurs visages que les yeux peints, allongés jusqu’aux tempes, mais les djellabas, impudemment ouvertes, révèlent de clinquants colliers et l’éclat des étoffes, tandis que les jambes s’agitent, avec ostentation, chaque fois que le siège bascule.

—Par Allah! s’écria Rabha. Regarde, ô ma mère, c’est Mouley El Fadil qui rit avec ces femmes! Un chérif d’entre les chorfas!...

Je partage l’indignation de la petite. Il faut, en vérité, que Mouley El Fadil ait perdu la raison pour s’exposer avec des courtisanes, aux populaires réjouissances d’Achoura!...

Installé dans le quatrième siège de la roue, il semble s’amuser à l’extrême limite de l’amusement, bascule, pieds par-dessus tête, virevolte, lance aux belles de plaisantes apostrophes.

Dès ce soir, Lella Oum Keltoum sera certainement informée de ce scandale, et les colporteuses de nouvelles insisteront, avec perfidie, sur les ébats du «fils de son oncle».

—Il est fou de cette Drissia, tu vois, la plus salée, celle au caftan «cardon»... Les hommes ne valent rien, formule Rabha en faisant une moue attristée.

Que ne m’eût-elle appris, la petite fille, si la «carroussa» n’était, à ce moment, passée près de nous. Rabha fut saisie d’un intense désir d’y prendre place. Haïk et mines de femme sont vite rejetés. Pour un sou, la voici logée dans la boîte, prison roulante qui bute, cahote et grince, où les enfants s’entassent jusqu’à l’étouffement. Un homme traîne, deux autres poussent et s’efforcent d’activer les roues qui ne marchent pas...

Pendant ce temps, Saïd savoure les joies d’un autre sport. Sur ce poteau, fiché dans le sol, des barres en croix tournent horizontalement. Au bout de chaque poutre, deux cordes soutiennent un siège fait de quatre planches peintes et parfois décorées de colonnettes. Si les enfants placés vis-à-vis sont d’un poids égal, et si les gamins chargés de tirer sur les cordes accomplissent leur tâche, le système s’ébranle. Entraînés par la force centrifuge, les sièges s’éloignent du poteau central, dans une envolée qui force l’entourage à s’écarter. Saïd ne veut plus quitter la passionnante machine, ses menottes s’agrippent aux cordes, son selham vert balaye l’assistance. Il est heureux!

Nous accédons à ses supplications et le confions à Kaddour qui s’amuse autant que lui. Les petites filles, déjà lasses, inhabituées aux sorties, ne demandent qu’à rentrer. Mais tout le reste du jour, elles ressassent, avec excitation, les plaisirs de la fête.

Vers le mohgreb, Kaddour est revenu, seul et la mine soucieuse. Il porte sur son bras le selham de satin vert.

—Où est Saïd?

—C’est un vaurien, fils de vaurien!... Il s’est sauvé de moi, tandis que nous étions devant un marchand de bonbons. Voici des heures que je le cherche!... La foule était si compacte qu’une sauterelle, tombant sur la place, n’aurait pu se poser à terre...

Saïd n’est pas beaucoup plus gros qu’une sauterelle, mais le vert de son selham l’emporte, quant à l’éclat, sur celui de ces bestioles.

—Dans ma pensée, reprend Kaddour, il s’en est justement débarrassé afin que je ne puisse plus le reconnaître. Un homme me l’a remis tout piétiné. Un selham de satin!...

—As-tu été chez le Pacha?...

—J’ai vu le Pacha, j’ai vu le Mohtasseb, j’ai vu le chef du quartier!... Il n’y a pas de lieu au monde où je ne sois allé. Maintenant j’ai lâché les crieurs publics, ils parcourent la ville. Écoute...

La voix sonore, au rythme connu, s’enfle et décroît, tout au long de la rue, derrière nos murs, mais elle ne proclame point la perte ordinaire d’une sacoche ou d’un âne:

O les gens de religion!
O les braves gens!
Un enfant a disparu!
Un garçon de trois ans,
Possesseur d’un petit caftan rose,
Celui qui peut donner de ses nouvelles
Fera le bien et recevra sa récompense.

Le crieur chante en courant, la voix s’éloigne:

O les gens de religion!
O les braves gens...

Toute la ville va s’occuper du méchant gamin, et je ne doute point qu’on ne le ramène ici. Qui donc, sauf nous, voudrait garder Saïd?...

Pourtant la nuit s’avançait lorsqu’un Mokhazni du Pacha, tenant l’enfant endormi dans ses bras, vint heurter à notre porte.

—Il était sous l’auvent de la grande mosquée. Une femme qui avait entendu le crieur est venue me prévenir.

—Sur elle et sur toi, la bénédiction d’Allah! Voici des réaux que vous partagerez.

Saïd, posé à terre et mal réveillé, ouvre des yeux hagards.

Il parle, parle, d’une bizarre petite voix haletante:

—Mes sœurs m’ont dit: «Prends-leur des gâteaux, il y en a chez eux... prends-leur du sucre que tu nous apporteras, et du petit argent si tu en trouves...» Il y avait des hommes et des femmes. Nous nous sommes bien réjouis, nous avons bu et nous avons mangé... nous avons parfumé nos vêtements... Mes sœurs, ce ne sont que des p... de Sidi Nojjar, mais elles m’ont donné des bonbons.

—O méchant! pourquoi t’es-tu sauvé de Kaddour? Tes sœurs étaient donc à la fête? Nous t’avions défendu de les voir jamais, tu le sais bien.

L’enfant rit sans répondre, puis il entonne une chanson obscène, vacille et tombe accroupi sur les mosaïques. Son haleine, empestée de mahia[63], confirme ce que déjà nous avions deviné.

Saïd est ivre, épouvantablement!...

12 novembre.

Les vapeurs qui s’étendaient sur le ciel, comme le tfina de mousseline dont la transparence atténue l’éclat d’un caftan, se sont accumulées, cette nuit, et deviennent d’épaisses nuées menaçantes.

Elles accourent de l’ouest, se poursuivent, se bousculent, se confondent en un conflit tragique et muet. Plus haute et subitement hostile, la chaîne du Zerhoun barre l’horizon d’un rempart indigo foncé; les ruines s’abandonnent, très grises; il semble que la ville se soit écroulée davantage. En cette atmosphère de tristesse et d’hiver, ce n’est plus qu’un lamentable tas de décombres.

Quelques gouttes s’écrasent lentement dans la poussière en y traçant des étoiles... Leur rythme s’accentue, se précipite, et Meknès disparaît sous le voile rayé de la pluie.

Elle tombe! Elle tombe! impétueuse, irrésistible, dévastatrice. On dirait qu’elle veut se venger de son long exil. Elle tombe avec rage, avec férocité. Elle noie les demeures, transperce les murs, flagelle les arbres et les plantes. La rue tout entière est un torrent qui dégringole; certains patios en contre-bas de la chaussée se remplissent d’eau, l’inondation gagne les chambres et en chasse les habitants... J’aperçois des voisines réfugiées sur la terrasse de leur pauvre masure. Elles sont trois, blotties les unes contre les autres, telles des oiseaux frileux, résistant mal au déluge et au vent qui les cingle. Kaddour apporte une échelle. Il doit opérer un véritable sauvetage pour les amener dans la cuisine où elles se sécheront.

Mais nous n’avons point le temps de nous apitoyer sur les malheurs d’autrui. Les petites filles, très excitées, nous signalent nos propres désastres. L’eau ruisselle dans le salon à travers la coupole précieusement ciselée... elle suinte le long des murs sous le haïti[64] de velours... elle envahit le vestibule... En hâte on déménage les pièces, on sauve les anciens tapis de Rabat, on décloue les tentures et les broderies.

C’est bien notre faute! A cette époque nos terrasses devraient être refaites, nouvellement blanchies à la chaux, pour affronter la mauvaise saison. Mais la nonchalance des Musulmans nous a gagnés. Comme eux nous remettons de jour en jour les plus urgents travaux; comme eux nous voilà surpris par ces pluies tardives, et, comme eux aussi, nous nous précipiterons, à la première éclaircie, chez les «blanchisseurs de terrasses» que toute la ville se disputera...

On en a vite assez de la pluie!...

Il fait froid, on grelotte dans ces immenses salles revêtues de mosaïques. Un vent glacial filtre sous les portes et les croisées mal jointes; le riadh est transformé en un bassin au milieu duquel, imperturbable et fier, le jet d’eau, sans attrait, continue à s’élancer.

Privée de tous ses reflets, notre demeure prend un air lugubre de prison; les ors, les faïences, les vitraux se sont éteints...

Il n’y a plus de soleil!... Toutes ces choses d’Orient ne vivent que de soleil. Elles n’ont été conçues que pour le soleil. Elles ne signifient rien sans soleil...

Sa première fureur apaisée, la pluie se fait régulière et monotone; elle s’installe...

Les rues s’emplissent de boue. Il y a des flaques profondes où l’on s’enlise, des pentes que l’on ne saurait gravir sans glisser, des ruisseaux gluants épais et bruns...

Au pas de sa mule, un notable éclabousse les murs et les passants. Des négrillons barbotent avec ivresse, maculant leur peau de taches blanchâtres.

Les Marocains ont chaussé de hautes socques en bois qui pointent à l’avant du pied. Enveloppés de leur burnous de drap sombre, aux capuchons dressés, ils ressemblent à des gnomes. Eux aussi ont perdu tout leur charme de belles draperies et d’allures majestueuses. Mais ils ne s’abordent qu’avec des airs réjouis et ils se congratulent comme pour une fête:

—Quel est ton état par ce temps? Allah le prolonge!

—Certes! il promet l’abondance et la prospérité.

—L’orge, ainsi que le poisson, aime l’eau...

—Louange à Dieu qui nous accorde la pluie!

—Bénie soit-elle! les récoltes seront heureuses...

Le jour oscille et s’abîme dans la nuit. Une nuit mate, épaisse, absolue... Aucune lueur ne descend du ciel, ces ténèbres n’ont pas d’étoiles. Seules, des lanternes errantes éclairent le sol de reflets en zigzag.

21 novembre.

Quelques paroles de Saïd.

Je ferme les boutons à pression de ma robe. L’enfant écoute attentivement leur petit bruit sec:

—Ils claquent, dit-il, comme des poux sous l’ongle.

Mon mari achève une épure. Saïd s’approche de lui et désigne le compas:

—O mon père! voici donc l’instrument des Nazaréens pour saisir le mauvais œil?

 

La pluie:

—Bénédiction! s’écrie Saïd. Il pleut des prunes et des raisins.

30 novembre.

Deux Européennes sont entrées dans la demeure éblouissante où l’on célèbre les noces de Lella Khdija, fille d’un ancien vizir...

Elles ont un air à la fois hardi et apeuré, au milieu des Musulmanes dont elles ne comprennent ni le langage, ni les coutumes, et qu’elles méprisent avec curiosité... On nous avait prévenues, ce sont des étrangères de passage; l’une, femme d’un officier, habite Casablanca; l’autre vient de Paris et visite le Maroc. Elles avaient envie de connaître les fêtes d’un mariage et Si Mohammed ben Daoud, pressenti, n’a pu répondre que par une invitation.

Elles restent interdites dans le patio. Les esclaves s’agitent pour leur trouver des sièges et apportent enfin un vieux fauteuil et une chaise, qu’elles disposent à l’entrée de la salle, devant le divan où nous sommes accroupies.

La Parisienne arbore un impertinent face-à-main, son œil furète à droite, à gauche, dans tous les coins. On dirait qu’elles regardent une comédie. Elles échangent leurs impressions à voix haute, sûres de n’être point comprises. Je me rends compte que cette Parisienne est une femme de lettres faisant un «voyage d’études». A tout propos elle dit:

—Tel détail est caractéristique, je le signalerai à mes lecteurs... Quel spectacle curieux! Voilà un beau sujet d’article.

Sa compagne remarque surtout nos toilettes.

C’est le soir de la suprême cérémonie, le départ de la mariée pour la maison nuptiale. Aussi l’excitation, les parures, les chants atteignent-ils le paroxysme de l’intensité. Toutes les invitées resplendissent à l’envi.

Combien ces Européennes élégantes, certainement habituées au monde, apparaissent mesquines et ternes avec leurs costumes tailleurs, leurs bottes lacées, leurs chapeaux inesthétiques! Gauches aussi, parmi les femmes, chargées de brocarts et de bijoux, aux mouvements lents et rituels... Le cadre trop somptueux ne convient point à leur frêle beauté. La moindre négresse a plus d’allure que ces jolies dames, qui auraient beaucoup de succès dans un salon.

Elles me considèrent à présent; je continue à battre des mains au rythme de la musique, tout en chantant comme les autres:

—La paix, ô Lella!
La paix en notre demeure!

Elles ne me devinent pas. Elles ne peuvent pas me deviner sous le fard, le kohol et les parures... Cependant c’est vers moi que leurs regards convergent avec insistance... peut-être parce que je suis la plus éblouissante.

Lella Fatima-Zohra ne manque pas, chaque fois que je vais à des noces, de me prêter quelques-uns de ses extraordinaires joyaux. Des rangs d’émeraudes et de perles s’enroulent autour de mon turban, et les colliers de la sultane Aïcha Mbarka étincellent sur mon caftan noir broché d’or. Mais ce n’est pas seulement cette magnificence qui intrigue les jolies dames: mes yeux trop pâles, mes yeux bleus, ont une étrange douceur au milieu des sombres prunelles ardentes de mes amies...

Les chants ont cessé, nous reprenons nos attitudes d’idoles, échangeant à peine de rares paroles. Les Européennes quittent leurs chaises et viennent s’accroupir gauchement auprès de nous. Elles voudraient être aimables et répètent le seul mot qu’elles sachent:

—Mesiane! Mesiane! (joli).

Ainsi la conversation ne peut aller fort loin. Je doute que la femme de lettres pénètre beaucoup l’âme musulmane. Elle touche le brocart de ma robe:

—Mesiane! dit-elle encore.

Une idée traverse mon esprit: je ne connais pas ces dames, je ne les reverrai jamais, nulle ne se doutera de la mystification.

—Comment trouvez-vous notre fête? leur demandé-je.

Elles me regardent, interloquées.

—Tu parles français?

—Un peu.

—Très bien même, presque sans accent! s’étonne la Parisienne. Où l’as-tu appris?

—Ma grand’mère était Française.

—Ah! c’est donc pour cela que tu as les yeux bleus!... Comment a-t-elle épousé un Musulman?

—Je ne sais pas, dis-je, subitement hostile.

Elles comprennent qu’il ne faut point poser certaines questions. Pourtant le désir de m’interroger les tourmente, surtout la femme de lettres, ravie d’une si rare aubaine.

—Comme tu es belle! reprend-elle en examinant mes parures. Ces bracelets d’or sont anciens?

—Non! m’écrié-je avec orgueil, ils sont tout neufs!

Les Européennes échangent de petits coups d’œil ironiques. La femme de lettres exulte. C’est tout juste si elle ne dit pas: «Je noterai cela pour mes lecteurs.»

Elle s’enquiert de mille détails saugrenus. Elle n’est pas bête cependant; je la croirais même intelligente, mais si incompréhensive de tout ce qui n’est pas sa civilisation, ses habitudes, sa culture! Elle est venue avec une idée toute faite sur les odalisques lascives, alanguies, fumant le narghileh, à moitié nues dans l’enroulement des gazes lamées d’or ou d’argent. Et aussi les désenchantées qui aspirent à la liberté et se meurent de ne pouvoir sortir ni fréquenter les hommes.

Elle rencontre ici des Musulmanes très graves, hiératiques, vêtues de lourdes soieries qui ne laissent même pas deviner la silhouette de leur corps, des femmes aux rigides allures de statues... Cela dérange sa conception, elle y tient et veut la retrouver. Toutes ses questions tendent vers ce but:

—Sais-tu danser? me demande-t-elle. Y aura t-il des danses aujourd’hui?

—Chez nous les femmes ne dansent pas, seulement les fillettes ou les négresses.

—La danse du ventre? la danse des poignards?

—Non, elles ne connaissent pas ces danses à vous, mais les nôtres... Celle-ci, dis-je en désignant Kenza qui, justement, esquisse quelques mouvements harmonieux et lents, avec l’air inspiré, presque religieux d’une prêtresse.

—Et c’est tout! interrogent les jolies dames fort déçues.

Je sais bien ce qu’elles attendaient: la figuration de l’amour, le drame de la volupté... Mais la danse ici n’est qu’un rite, le plus grave, le plus pudique des rites. La petite danseuse se rassied, une esclave lui succède, dont le visage noir s’ennoblit tandis que sa croupe ondule lentement sous le caftan...

Les chants ont pris un rythme de psaumes, ce sont les plaintes de la mariée songeant au départ:

Oh! qu’y a-t-il en moi, ma mère!
O dame! qu’y a-t-il en moi?...
Elles sont parties, mes compagnes,
Elles ne m’ont point avisée!
Elles m’abandonnent, hélas!
Qu’y a-t-il en moi?...
Bientôt, bientôt Dieu aura pitié de ma peine,
Je retrouverai tout ce qui m’a quittée.
Je ne me séparerai plus de toi, ma mère!
O beauté! je ne partirai pas!
Même si je dois mourir, ô chef!
Même si l’on me charge de chaînes
Et que le collier en soit neuf!
Jeunes filles nous nous tenions au bord de la fontaine
Et l’on est venu me prendre parmi elles!
—Quelle est, disaient-ils, la vierge au bandeau?
Ils m’emmenèrent... quel trouble!
Qu’y a-t-il en moi, ô dame?
O beauté! Qu’y a-t-il en moi?
Garde, ô Seigneur, les cherifat
Filles du Prophète, du Choisi!

Impassibles et silencieuses les femmes écoutent le chant nuptial, tandis que la petite mariée sanglote derrière les tentures du ktaa.

Mais la Parisienne ne sait pas se taire, et elle me presse de questions:

—Tu portes toujours des robes comme celle-ci?

—Non, madame, c’est mon costume pour les noces.

—Dans ta maison, en temps habituel, que mets-tu?

—J’ai un caftan de drap et une tfina de mousseline.

—L’été, lorsqu’il fait chaud, ou que tu attends ton mari, n’as-tu pas seulement des robes de gaze?

—Certes non! ce n’est pas notre coutume.

—Que fais-tu chez toi, tout le jour?

—Je dirige mes esclaves, je m’occupe de mes enfants.

—Et tu ne t’ennuies jamais?

—Pourquoi m’ennuierais-je?

—Tu n’as pas envie de sortir, de voyager comme nous?

—Si l’on voulait me faire sortir, je pleurerais pour rentrer, dis-je, répétant la réponse qu’une Musulmane me fit à moi-même, au temps où je ne comprenais pas encore.

—N’aimerais-tu pas voir les hommes, causer avec eux?

—Quelle honte! m’écrié-je convaincue.

La Parisienne est visiblement troublée; je jouis de son désarroi. Elle croyait trouver des courtisanes et des rebelles en ces somptueuses barbares. Je lui laisse entrevoir des femmes très près d’elle, tout en étant si loin, très semblables, à part quelques différences de coutumes.—Des femmes adaptées à leur existence et qui n’en souffrent pas plus que nous, d’être clouées au sol, quand nous voyons passer des avions... Mais les apparences seules frappent son esprit; elle a des étonnements excessifs pour les cérémonies de ces noces et ne fait pas de retour sur les nôtres. Elle n’en soupçonne point le sens profond. L’étrangeté du décor, le pittoresque de quelques détails suffisent à la dérouter...

Nos mariées, vêtues de blanc et couronnées d’oranger, qui s’avancent avec un traditionnel air pudique, sont pourtant les sœurs de cette aroussa «pleine de honte», chargée de bijoux et de voiles. L’étalage des cadeaux, accompagnés de la carte des donateurs, ne le cède en rien à leur présentation par la neggafa. La musique, les cierges, les parures, les festins forment le thème de nos fêtes aussi bien que de celle-ci... Vestiges des rites millénaires qui apparentent tous les humains et dont les symboles survivent incompris à travers les religions et les races. Ils m’apparaissent et m’émeuvent davantage au contact de ces curiosités superficielles.

Et soudain, j’ai la poignante impression d’être étrangère à toutes, dans cette fête. Si loin des Européennes qui ne peuvent comprendre les âmes vers lesquelles je me suis inclinée! si loin! plus loin encore des Marocaines que ne chercheront jamais à comprendre la mienne...

Cependant je sens mieux que, toutes, nous sommes des sœurs.

Il faut intimement connaître les Musulmanes pour ne plus voir en elles des créatures à part, mais de simples femmes animées des sentiments les plus naturels: des coquettes, des jalouses, des frivoles, des mères aussi, d’excellentes maîtresses de maison... Elles s’intéressent aux toilettes, aux histoires d’esclaves et d’amour. Cela me semble identique aux questions de chiffons, de domestiques et d’intrigues qui passionnent tant d’Européennes. Même l’ennui, l’inconscient ennui qui forme la trame de leurs existences monotones et recluses, n’est guère plus accablant que celui dont languissent nos petites bourgeoises, condamnées à vivre dans un fastidieux cercle restreint, hors duquel, si souvent, elles ne soupçonnent rien...

Je voudrais dire tout cela et tant d’autres choses à cette femme de lettres qui cherche à découvrir les Musulmanes. Mais je me tais, puisque aujourd’hui j’en suis une... Car jamais aucune d’entre elles n’analysa ses sentiments. Et c’est là surtout ce qui les différencie tellement de nos âmes occidentales, et forme tout le secret de leur paisible bonheur.

13 décembre.

Coucher de soleil vert et rose, au dehors des murs. Étrange atmosphère irréelle, voluptueuse et changeante, par la magie de ces deux couleurs qui se cherchent, s’opposent, s’exaspèrent puis doucement s’atténuent et se fondent en un crépuscule dont les cendres apaisent la dernière flambée du jour.

Le bled, où les jeunes orges étendent leurs prairies d’un vert acide, va rejoindre par de larges ondulations, vert-bleu, vert-mauve, vert-gris, les montagnes lointaines et proches à la fois, nettement découpées sur la transparence du ciel abricot.

Une route sinue, rose et dorée, à travers les champs d’où reviennent les troupeaux roux. Des milliers d’oiseaux les accompagnent, avec un grand tourbillonnement dans l’air calme, une palpitation d’ailes et de cris; de ces ibis blancs, appelés «serviteurs des bœufs», qui vivent avec les bestiaux et les quittent seulement aux portes de la ville. Quelques minutes encore, ils tracent dans le ciel des méandres agités, tandis que la terre, à mes pieds, se bariole de leurs fugitives ombres vertes. Puis ils s’abattent sur un bosquet, et les arbres au sombre feuillage sont fleuris tout à coup, comme des magnolias, d’innombrables fleurs d’un rose laiteux.

Le cimetière de Sidi Ben Aïssa dort à l’ombre des oliviers, très solitaire et paisible à cette heure. Mais, de l’autre côté de ses murs, s’adossent accroupis, en petits tas de haillons dorés, des Arabes et des Chleuhs qui projettent leurs belles ombres vertes sur ces murs très roses, et, recueillis, écoutent les discours d’un charmeur de serpents.

Agile et svelte en sa courte tunique, l’homme évolue au milieu de son auditoire, ses yeux hallucinants fixent tour à tour chacun des spectateurs. Au sommet de son crâne rasé, s’épanouit la mèche des Aïssaouas que le soleil fait flamber comme du cuivre rouge. Un petit orchestre, accroupi dans la poussière, accompagne ses gestes et scande ses discours. Ce jongleur, parfois, a l’air d’un saint en extase, et les gens ne démêlent pas très bien s’ils assistent à des tours habiles et récréants, ou participent aux miracles que renouvelle, chaque jour, sur cette place, le charmeur de serpents. Car l’homme ne brave les reptiles et ne s’en joue que par la protection des saints dont il proclame la baraka.

Mouley Abdelkader! O Mouley Abdelkader!
Allah lui a conféré sa grâce!
Quand un disciple l’appelle, le maître accourt vers lui,
Il agite ses manches et vole comme l’oiseau.
Ris et sois joyeux! Chasse de ton cœur le souci!
L’assurance de la richesse
Mouley Abdelkader te la donne.
Et quand il l’a donnée
Il ne revient pas sur sa parole,
Notre Seigneur Dieu s’en est porté garant.
Moi je suis tien, O illustre!
Je n’ai d’autre recours que toi,
Accorde-moi ta protection, ne tarde pas!
Mouley Abdelkader,
O Sauveur des patrons de vaisseaux!
Galope! Il te suffit pour cela d’un roseau.
Moi je suis tien, O illustre!

Et les assistants supplient en chœur:

O Mouley Abdelkader!
O Sidi Ben Aïssa!
Protecteurs des gens en péril!
O ceux par qui l’on ne craint pas!

L’imploration, peu à peu, se fait plus pressante, les musiciens martèlent avec rage leurs tambourins. Soudain, les sons stridents d’une flûte percent les notes ronronnantes et graves, et deux serpents, lancés à toute volée d’on ne sait où, s’abattent au milieu du cercle. L’homme les saisit par l’extrémité de la queue. Au bout de ses bras, les serpents tombent, allongés et minces, presque inertes. L’un a le ventre rosâtre, du rose délicat d’un pétale, l’autre le ventre couleur d’absinthe. Après quelques moments, ils se raniment; un frissonnement coule tout du long de leur peau, les têtes plates se redressent avec effort et se dardent l’une vers l’autre en agitant des langues aiguës. Ils se défient, s’abordent et s’enroulent étroitement. De cette corde vivante, l’homme cingle l’air au-dessus des gens effarés:

Enlève de ton âme la crainte,
Pourquoi t’effrayer?
Celui qui tient la hache
A-t-il besoin de chercher la jointure?
Il frappe où il veut,
Il possède l’acier puissant.
Moi, j’ai appelé la bénédiction de Mouley Abdelkader,
Moi, j’implore le secours de Sidi Ben Aïssa.

Tout en chantant, l’homme abandonne les reptiles enlacés et s’accroupit en face de cylindres en peau, sortes d’outres rigides, au col serré d’un lien.

Il plonge ses mains dans les profondeurs des outres et les retire pleines de serpents qu’il jette négligemment sur le sol: petits serpents luisants, lisses et blanchâtres, molles couleuvres aux écailles vert sombre, serpents épais, ronds et lourds, qui déroulent leurs anneaux avec pesanteur et semblent quitter à regret la retraite d’où ils sont extraits. Comment ces deux outres, d’apparence médiocre, pouvaient elles recéler un tel nombre de serpents?

Quelques-uns se sont éloignés du tas répugnant, et sinuent, dans la poussière, vers la foule qui se débande. Mais le jongleur les a vite rattrapés, et il les fixe par les bouts de leurs queues, serrés entre ses orteils. Ainsi maintenus, les serpents s’écartent sur le sol, en éventail aux branches inégales. Seul, le plus grand, que l’homme a jeté sur ses épaules, entoure son cou et pend, sans entraves, jusqu’au bas de sa tunique.

Parmi les petits serpents déployés à terre, le disciple des saints choisit le plus vif, le plus frétillant. Il le pince au milieu du corps, entre le pouce et l’index, et l’élève à la hauteur de son visage.

Le petit serpent nerveux s’est crispé, sa queue se tortille, d’un raide mouvement, sa tête fine se tend, gueule béante, vers le charmeur.

Va, marche au milieu des serpents!
Va! Chasse dans la forêt, O toi qui crains!
Dans la forêt entre les oueds,
Sur la colline de Mzara
Où le fusil est braqué.
Si Ben Aïssa le protège,
Pour te trancher un seul poil
Mille coups ne suffiraient.

Hypnotisées mutuellement, les têtes se sont rapprochées, celle de l’homme et celle du reptile, les bouches se sont ouvertes, et, tandis que les yeux se fascinent, étincelants, la langue tendue de l’Aïssaoui disparaît dans la gueule du petit serpent. Ils restent là, fixés l’un à l’autre avec de pareils airs d’extase.....

O Mouley Abdelkader!
O Sidi Ben Aïssa!
Protecteurs des gens en péril,
O ceux par qui l’on ne craint pas!

Les dernières lueurs du moghreb s’éteignent, les serpents verts ne forment plus qu’un tas noir aux pieds du charmeur, tous les roses du ciel et de la terre sont absorbés par la nuit.

Lorsque l’homme retira sa langue de la gueule du petit serpent, deux gouttes sombres tombèrent dans la poussière, sans qu’on en distinguât la rougeur sanglante.

24 décembre.

Discret, timide et si décent, le maître de Saïd m’aborde. Il parle bas, d’une voix enrouée, monotone, comme s’il dévidait quelque verset du Coran. L’enseignement sacré, qu’il distribue depuis trente ans à des générations de petits Marocains, n’a pas été sans l’affaisser un peu. Il n’entre jamais dans notre demeure qu’avec une secrète appréhension, car la vue du hakem paralyse sa langue, experte aux récitations pieuses. Il ne se plaît qu’au milieu des enfants dont il a gardé l’âme simple.

—Quelles sont les nouvelles du lettré? lui demandai-je. La fête fut-elle réussie?

—Grâce à Dieu! le Généreux! le Bienveillant! Nous nous sommes rassasiés de couscous et de poulets.

Le lettré est un homme pauvre, et les quelques sous versés toutes les semaines par ses élèves lui permettent à peine de subsister. Ce n’est qu’aux fêtes, où chaque enfant apporte sa part du festin, que le maître peut calmer la faim qui le tenaille sans répit.

Cependant le lettré se félicite d’un métier qui l’honore. Sa connaissance impeccable du Livre lui procure des joies innocentes. Il aime à dérouler l’interminable ruban des versets, selon les sept modes différents. Même, il est capable, nous révéla-t-il un jour avec fierté, d’en réciter plusieurs chapitres à l’envers, en commençant par le dernier mot.

—Comment est ton état, ô lettré? Es-tu content de Saïd?

—Allah! O mon Maître! soupire le pauvre homme. Il m’a tué!... De ma vie je n’ai connu un enfant pareil... Pardonne-moi, c’est pour cela que je suis venu.

—Tu as honoré notre maison!... Qu’a donc fait Saïd, ce fils de péché?

—Par malice, il abîma sa planchette. Je lui ordonnai de descendre dans la cour afin de la blanchir, et, comme il s’obstinait à ne pas bouger...

Le lettré s’arrête et paraît fort gêné.

—O lettré! il fallait le battre.

—Allah!... J’ai voulu lui donner quelques petits coups de baguette sur la plante des pieds, mais aussitôt,—hachek!—il a fait voler son eau sur moi!... Puis il s’est roulé à terre en poussant des cris affreux, comme si on le sciait en deux.

—Où est-il à présent, ce vaurien?

—J’ai fermé l’école avec ma clé, laissant les élèves sous la surveillance de mon fils, et je suis venu prévenir le hakem... Cet enfant l’emporte sur moi!

Pour un peu, le lettré se mettrait à pleurer; ses mains tremblent... d’indignation peut-être... de crainte aussi. Évidemment il a peur que mon mari ne donne raison à l’exécrable Saïd. Je dois le rassurer, et partir moi-même avec lui afin que cette affaire se dénoue, sans plus d’atteinte à son prestige.

Nous avons choisi son école parce que les notables de la ville y envoient leurs enfants. Selon la coutume, elle dépend d’une mosquée, ainsi qu’un hammam où les fidèles se purifient, et la fontaine. Cette mosquée étant parmi les plus anciennes de Meknès, le hammam est noir de crasse, la fontaine a perdu toutes ses mosaïques, et les poutres sculptées, qui soutiennent l’école, fléchissent, près de s’effondrer. Mais, comme toujours en pays musulman, du milieu des ruines surgit une intense vie joyeuse. La vieille école s’emplit de la cadence ardente sur laquelle cinquante petites voix récitent le Coran. Dès la ruelle, j’en perçois les modulations, les coups de baguette scandant la mesure, et il me revient à l’esprit l’histoire de cette sultane qui faisait élever cent jeunes vierges à l’exercice perpétuel du Coran, «si bien que leur bourdonnement surpassait en douceur celui des abeilles, et que leurs paroles étaient plus savoureuses que le miel».

Le lettré introduit, dans une serrure ingénieuse et primitive, sa clé en bois hérissée de clous.

Nous montons un lamentable escalier, étroit et raide, dont les générations ont fait sauter les mosaïques et usé les poutrelles.

Tranquillement accroupi près du seuil, au milieu de cinquante petites paires de babouches, Saïd se plaît à les mélanger, avec un air de malicieuse satisfaction. Mais, dès qu’il m’entend, le petit scélérat se met à pleurer et à pousser mille cris effrayants. A lui seul il couvre la voix de tous ses compagnons qui égrènent les pieux versets.

—Sellal Qlouba! Sellal Qlouba! vocifère-t-il.

—Que dis-tu, Saïd?

—Sellal Qlouba est dans la rue! J’ai peur de Sellal Qlouba! O ma mère! protège-moi! O ma mère! Je suis réfugié en toi! sanglote le petit en se prosternant à mes pieds pour embrasser ma robe.

Le lettré m’explique, d’une humble voix effrayée, qu’un bruit s’est répandu depuis quelques jours: un homme, venu de loin, Sellal Qlouba,—l’arracheur de cœurs,—parcourt la ville avec un fusil et une sacoche où il enferme les entrailles de ses victimes... La voix du lettré s’éteint, de plus en plus basse. On dirait qu’il craint d’être entendu par Sellal Qlouba. L’effroi le paralyse autant que ses écoliers dont les visages se contractent depuis que la malice de Saïd réveilla leurs alarmes.

J’ai grand’peine à emmener l’enfant qui, par méchanceté, refuse de descendre l’escalier et se laisse à moitié rouler sur les marches disjointes.

Arrivé dans la rue, il change d’attitude. Nous devons traverser les souks, et il escompte déjà les pois chiches grillés qu’il pourra s’acheter si je lui donne un sou. La face comique de ouistiti s’exerce au sourire.

Mais nous passons devant le marchand de pois chiches sans nous arrêter.

—N’as-tu pas honte, ai-je répondu à sa demande, c’est du bâton que tu devrais manger!

—Je n’ai pas voulu descendre pour blanchir ma planchette, à cause de Sellal Qlouba, reprend-il. J’avais peur.

—Allons, Saïd! Il n’y a pas de Sellal Qlouba, tu le savais bien quand tu as crié tout à l’heure. Et, du reste, il ne faut craindre qu’Allah.

—Il ne faut craindre qu’Allah! répète docilement la petite voix.

Il trottine auprès de moi, rasséréné, mais tout à coup je sens sa main trembler dans la mienne.

Une troupe de gamins remonte la rue avec des cris épouvantables.

—Sellal Qlouba! hurlent-ils, Sellal Qlouba...

Les boutiquiers inquiets rabattent en hâte les volets de leurs échoppes; les fillettes qui allaient à la fontaine, chargées de leur cruche, se sauvent en pleurant; des femmes affolées s’empêtrent dans leurs haïks; quelques hommes se précipitent vers la mosquée...

Dès qu’il est à la maison, Saïd, encore tout ému, terrorise les petites filles par ses descriptions.

—Il est plus grand qu’un minaret, il a un ventre comme une outre. Sa bouche! ô mes sœurs! se bouche est semblable à Bab Mansour[65]. Vous pouvez demander à ma mère. Elle l’a vu.

Qui donc oserait nier l’existence d’un être qui met toute la ville en panique?

Sellal Qlouba!

L’arracheur de cœurs!

3 janvier 1917.

Une suite d’événements palpitants a secoué l’indolence habituelle des jours, en la demeure de Si Larbi el Mekki.

Ce fut d’abord le mariage de Fathma, sa fille cadette, et, le soir même du départ pour la maison nuptiale, l’accouchement imprévu de sa tante Drissia. Elle était là, en grand costume, un éblouissant caftan jaune fleuri de bouquets multicolores, et elle prenait sa part des réjouissances, lorsque tout à coup elle poussa un cri, puis un autre, le visage crispé de souffrance... mais bientôt ce fut fini, deux jumeaux venaient de naître au son des instruments.

Le fête ne fut interrompue que fort peu d’instants. Dès que l’accouchée eut été installée sur les matelas au fond de la salle, les yous-yous et les chants reprirent avec une nouvelle vigueur. Les invitées commentaient, sans se lasser, l’inattendu de cet incident et répétaient:

—Grâce à Dieu! Quelle chose étonnante! Elle n’a poussé que deux cris!

Le cortège nuptial étant parti, je quittai l’assemblée, malgré les instances pour me retenir, car on allait mettre le henné à cinq petits garçons, dont la circoncision aurait lieu le lendemain.—Si Larbi ayant sans doute estimé que les frais et l’embarras des noces serviraient ainsi à double fin. Il n’avait point prévu qu’Allah en ajouterait une troisième, et même une quatrième, car un des jumeaux mourut pendant la nuit, et son cercueil fut emporté dès l’aube,—bien avant que n’arrivât le siroual[66] de la mariée.

Je suis revenue ce matin. Les joueurs de hautbois et de tumbal s’exercent déjà devant la porte, les joues démesurément gonflées ou les baguettes rageuses. La maison bourdonne comme une ruche. Si Larbi piétine en son vestibule, impatient de diriger toutes choses, mais ne pouvant, à cause des invitées, pénétrer dans sa demeure.

Les négresses se bousculent à travers le patio, elles installent les sofas, versent des bols de fumante harira, préparent les plateaux à thé, les coupes pleines de henné, de sel et de cumin qui serviront tout à l’heure.

Les petits héros de la fête sortent un à un dans la cour, superbement vêtus. Leurs caftans de drap aux vives couleurs traînent à terre,—car ils n’ont pas de ceinture aujourd’hui.—Ils sont recouverts d’une courte tunique ramagée d’argent: des bandelettes blanches criblées de taches roses ceignent leurs fronts, et leurs burnous d’un vert aigre blessent les regards.

On les installe sur une estrade, autour de laquelle les femmes en toilette viennent s’accroupir. Il y a le fils aîné de Si Larbi, un grand garçon mince qui a peut-être douze ans, puis trois de ses cousins beaucoup plus jeunes, et enfin le minuscule négrillon Messaoud, enseveli dans l’ampleur de ses vêtements.

Il doit être bien étonné, le pauvre gosse, de se trouver ainsi paré! Certes, il n’échappe à personne qu’il est un esclave, dont les caftans trop longs, le burnous défraîchi, furent prêtés pour la circonstance, alors que ses compagnons arborent fièrement leurs draperies neuves. Mais il domine l’assistance, il est assis sur des coussins, il n’a rien à faire et les femmes ont poussé des yous-yous à son apparition! Ses yeux ronds s’écarquillent plus que d’habitude avec une naïve expression de stupeur.

A côté de lui, un bambin ne cesse de pleurer, affolé par la perspective de l’opération. Ses mains, agrippées à la robe de sa mère, la retiennent, près de lui, droite devant l’estrade, troublant ainsi l’ordonnance de la fête. Et le petit lève vers la jeune femme de pitoyables regards suppliants.

—O mon malheur! gémit-il sans relâche. O mon malheur!

Les autres sont dignes, un peu émus sans doute au fond du cœur, mais ils s’étudient à rester impassibles et raides, ainsi qu’il convient. Quelques propos des invitées doivent parvenir jusqu’à eux et les troubler davantage. Car elles parlent sans aucune retenue de la prochaine cérémonie; elles en décrivent complaisamment les détails aux tout petits, vautrés auprès d’elles, et dont ce sera le tour dans quelques années.

Ma voisine, qui étale un étourdissant caftan violet à fleurs géranium, fait même, avec deux doigts écartés en ciseaux, des gestes d’une trop explicite impudeur... Le bébé, vers qui elle se penche, n’en paraît point ému et continue à sucer son pouce en toute sérénité.

Le soleil descend peu à peu dans le patio, il ajoute aux toilettes un éclat superflu. Des roses faux heurtent les bleus trop vifs, les oranges, les jaunes ardents, les ramages d’or qui fulgurent en éclairs à travers les satins.

Et puis l’acidité agaçante des cinq petits burnous verts...

Mais les musiciennes, tapant à tour de bras sur les tambours de formes diverses, et chantant avec fureur, dominent le tumulte des gens, des voix et des couleurs.

... Drissia l’accouchée, halette sur des matelas, le visage rouge et les mains brûlantes.

Tout près d’elle des invitées, très splendides, causent avec une animation qui m’étonne. Je saisis le nom, cent fois répété depuis quelques jours, de Sellal Qlouba.

L’arracheur de cœurs, personne ne l’a vu, mais chacun le décrit et en propage l’épouvante.

«Les gens le disent.» Cela suffit. Des paniques se multiplient à travers la ville et les écoles demeurent désertes, car les mères n’osent plus laisser sortir leurs petits.

Lella Lbatoul, parente de Si Larbi, est ici. Je vais m’asseoir auprès d’elle et l’interroge:

—O docte et prudente! toi qui ne prononces point de paroles au hasard, explique-moi cette étonnante histoire de Sellal Qlouba. Y crois-tu vraiment?

—J’ai appris, me répond-elle, à me défier des choses qui passent de bouche en bouche, et sont racontées par les enfants ou les esclaves. Cependant il me semble qu’on ne parlerait pas ainsi de Sellal Qlouba s’il n’existait pas... Les gens disent que c’est un homme de la tribu des Mzadem[67], très loin, dans le sud, au delà de Marrakech. Or, par une malédiction d’Allah, tous ceux de cette tribu sont affligés d’un chancre qui leur ronge le nez. Et ce mal ne saurait guérir qu’au moyen d’un remède composé par un taleb[68], avec des cœurs arrachés aux petits enfants. C’est pourquoi Sellal Qlouba partit en chasse à travers le pays.

—Connais-tu, dans ton entourage, un seul enfant qui ait été sa victime?

—Non, grâce à Dieu!... Aussi ne suis-je pas très assurée que Sellal Qlouba soit à Meknès. Cependant, par précaution, je n’ai point envoyé mon fils à la mosquée tous ces jours-ci...

Tandis que nous causions, un ordre est arrivé du vestibule, et l’excitation s’exagère. De robustes négresses se placent devant les jeunes garçons qu’elles chargent à califourchon sur leur dos. Le petit éploré jette des cris aigus et tend désespérément les mains vers sa mère:

—Je ne veux pas! Oh! je ne veux pas!... Laissez-moi!...

On l’emporte de force avec les autres, dont le calme commence à se démentir.

Aussitôt les mamans sont conduites vers l’estrade et installées à leur tour parmi les coussins. Elles sont quatre, puisque, bien entendu, le négrillon n’a pas la sienne ici, mais seulement une mère très lointaine, en Mauritanie ou au Tchad, dans un des pays sauvages où l’on va voler des enfants afin de les vendre ensuite aux habitants civilisés des villes marocaines.

Personne donc n’occupe la place de Messaoud, personne, en songeant à lui, ne sent battre son cœur à trop grands coups. Les mamans semblent un peu émues. Heureusement elles ont à remplir des rites très absorbants: bien étaler les plis de leurs robes; tenir leur pied droit dans un bassin de cuivre rempli d’eau, en y foulant le mors d’un cheval, dont les rênes, relevées d’une main, sont mordues entre les incisives; et enfin se regarder, sans distraction, en un petit miroir que l’on a placé dans leur autre main.

Ces gestes compliqués ont pour but, prétendent les lettrés, de fixer leur attention de telle sorte qu’elles n’éprouvent pas un trop vif émoi durant la circoncision. Mais elles, les femmes, gardiennes des traditions, savent bien qu’elles accomplissent des rites très graves qui assureront le bonheur et la santé de leurs fils.

La mère du petit éploré y met une conscience admirable; rigide, immobile, les sourcils contractés par l’effort, elle cligne à peine des yeux, absorbée en sa propre image. Les autres s’exécutent plus mollement et la neggafa les en réprimande:

—O honte! dit-elle à l’une des étourdies, tu n’a pas mis de rouge sur tes joues et tu effleures à peine les rênes de tes lèvres pendant que l’on circoncit ton enfant! Prends garde qu’Allah ne fasse retomber sur lui son mécontentement.

De l’autre patio, où sont réunis les hommes, on entend les sons aigres et sourds des instruments. Un petit esclave arrive en courant, il porte sur sa tête un plateau où l’on a déposé les caftans, les tuniques et les burnous vert acide. Aussitôt après reviennent les négresses chargées de leurs fardeaux. Ils ne sont plus enveloppés que d’un drap blanc, comme un suaire, et leurs têtes ballottent à droite et à gauche, affreusement contractées par la souffrance.

Ils crient! Ils crient! la bouche grande ouverte, les lèvres tordues. Ils hurlent! mais on ne les entend pas, car les musiciennes hurlent plus fort qu’eux en maltraitant leurs tambourins et les yous-yous des invitées s’excitent à couvrir les voix douloureuses.

Les mamans maîtrisent avec peine leur émotion. Celle qui mordait si négligemment ses rênes pleure à présent de toutes ses larmes. On dépose les cinq petits sur un matelas et les négresses s’en vont, le dos de leurs vêtements tout ensanglanté... Ils crient, les pauvres circoncis! Ils crient! Ils lassent les chants et les yous-yous. Bientôt on distingue leurs gémissements. Chaque mère console son fils, l’embrasse, lui promet «que c’est fini, qu’on ne recommencera jamais».

Le négrillon reste tout seul, mais lui, il ne pleure pas du tout. Peut-être comprend-il que ce serait inutile, qu’il n’y a personne pour le cajoler, ni l’apaiser... A quatre ou cinq ans, déjà, il doit avoir sa philosophie de l’existence... Un peu de sueur mouille ses tempes, une larme sèche au coin de ses yeux, il a l’air encore plus ébahi que tout à l’heure. Sa petite patte noire, crispée sur l’étoile, l’écarte de la cuisante blessure. Il attend patiemment que se calme la souffrance et il regarde, sans mépris, ses compagnons, tous plus âgés que lui, qui savent si mal supporter leurs tourments. Ce sont les petits maîtres, les enfants riches et libres, ils ont des parents pour les gâter... Lui, Messaoud le négrillon, n’en est pas à sa première expérience douloureuse; depuis longtemps il sait accepter silencieusement tous les maux, car les cris ne servent à rien et importunent les gens. En sorte qu’aujourd’hui c’est lui le privilégié. Il souffre moins que les autres.

Le grand Sadik oublie toute espèce de dignité et secoue sa tête en sanglotant:

—Oh! Oh! Oh! le barbier! il m’a coupé!... Oh! Oh! le barbier!...

Et les autres, adoptant ce thème lamentable, hurlent en chœur:

—Oh! le barbier!... Oh! le barbier!...

Leurs cris montent, se dépassent, s’apaisent exténués, puis repartent avec une nouvelle frénésie. Les musiciennes redoublent leurs efforts; les invitées bavardent et changent de toilette, les esclaves s’affairent à préparer le festin, dont treize plats déjà sont alignés dans la cour.

Et, au fond de la salle, Drissia l’accouchée agite ses bras en prononçant des paroles incohérentes, tandis que le bébé vagit comme un jeune cabri.

5 janvier.

Lorsque j’entrai dans le harem de Mouley El Kébir, deux Juives proposaient aux Cherifat des étoffes et des passementeries.

L’une était fort vieille, d’un âge indicible, avec un profil crochu, de petits yeux ternes perdus au fond des orbites, une bouche édentée aux lèvres minces, une flasque peau ridée pendillant sous le menton comme une barbiche de chèvre, et des poignets sillonnés de veines, ainsi que ces troncs d’arbres morts où s’incrustent les racines des lierres.

L’autre, toute jeune, jolie, potelée, rose et blanche. De larges yeux inexpressifs éclairaient son doux visage innocent.

Pourtant il y avait une ressemblance entre ces deux femmes et l’on devinait qu’un jour, plus tard, il sortirait une affreuse vieille pointue, de tant de grâce et de fraîcheur...

Elles se tenaient discrètement près de la porte, humbles, déférentes, avec des sourires craintifs. Et elles se prosternèrent, sur le seuil, en quittant leurs nobles clientes.

Le maître étant absent, des ordres furent donnés pour que s’éloignassent les serviteurs mâles, et nous allâmes dans l’arsa soigneusement close. Les Chérifat, nonchalantes, firent quelques pas dans les allées et, tout de suite lasses, s’affalèrent sur des sofas que les esclaves disposaient le long d’un mur. Je passai plusieurs heures avec elles.

Je partis vers le moghreb, et m’étonnai, au sortir du fantastique chemin entre les ruines, de retrouver les deux Juives blotties l’une contre l’autre, frissonnantes comme des poules durant un orage...

Elles se précipitent vers moi, baisent le bas de ma jupe, mon épaule, mes mains.

—Nous nous mettons sous ta protection! Ne nous abandonne pas! implorent-elles.

—Sans doute, mais qu’y a-t-il?

—Écoute! disent-elles avec un visage de terreur. Les Aïssaouas!...

Au delà de Bab Mansour, je perçois, en effet, la rumeur caractéristique, le rythme précipité du nom d’Allah...

Les Juives continuent leurs jérémiades:

—Nous n’osons passer, et voici que le moghreb approche!... Ah! Seigneur! Les Aïssaouas nous tueront certainement... ils égorgent et dépècent les Juifs qu’ils rencontrent, c’est leur coutume... Azar Tobi rentra l’autre jour, échappé de leurs mains, avec un visage en sang, et des vêtements tout déchirés!... Qu’allons-nous devenir? Prends nous sous ta garde! Auprès de toi, sans doute, ils n’oseront nous toucher.

Des larmes brillent dans les petits yeux desséchés de la sorcière, elles ruissellent sur les joues roses de sa fille. J’arrive péniblement à me libérer de leurs bras et je traverse Bab Mansour entre les tremblantes Juives.

A l’autre extrémité de la place El Hédim, un groupe d’Aïssaouas se livre aux pieuses contorsions d’usage. Ils sont loin et fort préoccupés de leurs danses, ils ne nous aperçoivent même pas. Les femmes se rassurent et me remercient.

—Rentrez chez vous par les souks, leur dis-je, vous n’avez plus rien à craindre.

Mais, aussitôt le péril écarté, elles ont repris leurs préoccupations mercantiles.

—Non, me répond la vieille, nous n’allons point encore au Mellah, mais du côté de ta demeure, chez le Chérif Mouley Hassan, afin de proposer des tentures pour la chambre nuptiale qu’il prépare.

22 janvier.

Depuis hier, Saïd est malade, de sa maladie habituelle, une effroyable indigestion. Car Saïd, parmi tous ses défauts, ne «rétrécit» pas quant à la gourmandise, mais ses intestins délabrés ne peuvent supporter les choses bizarres dont il est si friand et qu’il parvient à se procurer malgré notre défense: halaoua[69] qu’un marchand déroule d’un bâton, figues de Barbarie, millet agglutiné dans de la mélasse, et, surtout, pois chiches secs et croquants. Les petites amulettes d’argent, que nous avions suspendues à sa mèche d’Aïssaoui, ont disparu mystérieusement. Saïd prétend que des camarades les lui dérobèrent à l’école. Je croirais plutôt que Saïd les a vendues, ou échangées contre des gâteaux.

Mais voici bien des jours qu’il ne lui reste plus rien à monnayer, et je comprends mal comment il put acheter cette provision de beignets et de glands-doux rôtis que je viens de découvrir derrière son lit. A toutes mes questions, il répond par de nouveaux cris scandés de gémissements lamentables:

—O mon malheur! ô ma petite mère... Mes os sont cassés!... O mon foie!... Mon cœur éclate!

—Tu es encore une fois retourné chez tes sœurs! Ce sont elles qui t’ont donné ces beignets?

—O ma mère! Par le serment je ne les ai pas vues! Je n’ai pas quitté la mosquée avant l’aser. Demande au lettré... Comment aurais-je été chez mes sœurs?... O mon petit ventre. Qu’il me fait mal!

Saïd a toujours les accents de l’innocence. Je renonce à savoir et vais retrouver mon mari dans le salon. Kaddour l’avertit, justement, qu’un indigène attend à la porte.

—Qui est-ce?

—Je ne le connais pas. Il dit qu’il veut te parler, à toi-même... Sur lui, pas de mal, ajoute le mokhazni pour exprimer que l’autre semble riche.

—Fais-le monter...

Kaddour accompagne un Marocain bien vêtu, à la figure blême et bouffie, au regard fuyant. Sans doute un marchand de Fès dont il a le type.

Il nous salue avec des formules obséquieuses que mon mari doit arrêter.

—Est-ce pour une affaire? Pourquoi ne pas être venu me parler au bureau?

Après des explications compliquées, le Marocain finit par solliciter un permis pour sortir du sucre. Il veut l’envoyer à Fès, où le bénéfice est plus fort, évidemment.

—Tu sais bien que chaque ville reçoit sa part de sucre. Si j’en laissais sortir, j’en priverais les gens d’ici.

—Ta parole est la plus grande, ô hakem!... Je te demande cinquante petits sacs, pas davantage. Il y en a tant d’autres à Meknès!

—Excuse-moi, c’est tout à fait impossible.

—Je me réfugie en ton enfant, ô hakem! Je sais que Saïd est cher à ton cœur. Allah protège tes jours et les siens!... Quarante petits sacs seulement?

—Assez de paroles. Je ne peux t’en laisser sortir même la moitié d’un.

Le gros marchand comprend que l’insistance est inutile. Cependant, il semble sur le point d’ajouter quelque chose... il hésite... puis se ressaisit et s’éloigne lentement.

Mais, après un instant, Kaddour revient.

—Qu’est-ce encore?

—Cet homme, il demande l’argent.

—Comment l’argent?... Quel argent?

—Il dit: les cinq réaux qu’il a donnés hier au petit pour qu’il te parle de cette affaire.

... L’acquisition des beignets et des glands ne m’étonne plus, ni même la vénalité de Saïd qui trafique à présent de son influence!

Dès nos premières questions il se remet à pleurer pitoyablement; des cris affreux couvrent nos reproches. Saïd paraît soumis à tous les tourments des djinns.

—Allons, Kaddour! c’est clair. Le marchand a dit vrai. Rends-lui ses réaux, et conseille-lui de ne plus heurter à notre porte.

Saïd se tord et gémit. L’effroi contracte sa petite figure simiesque. Il est tout à fait affolé.

Le battre?... A quoi cela servirait-il? Aucune punition ne peut le corriger, il est mauvais jusqu’aux moelles... Et puis, aujourd’hui sa maladie n’est pas feinte. Demain il aura perdu le souvenir de sa faute.

Mon mari se contente de le menacer des plus épouvantables châtiments s’il reçoit, à nouveau, les cadeaux des gens.

—O mon père! répète l’enfant tout contrit, obéissant à Dieu[70]... De ma vie je ne recommencerai!... Obéissant à Dieu! Obéissant à Dieu!

6 février.

«C’est entre lys, cassies, roses, odeurs suaves,
Chansons, amis tendres, boissons et musiciennes
Que l’âme s’épanouit dans la joie [71]...»

La voix du chanteur, pleine et sonore, alanguit notre indolence.

Étendus sur les sofas gonflés de laine souple, nous possédons tout ce qui enchante l’être délicieusement: la félicité du repos, la quiétude, l’ivresse engourdissante des parfums, et ce riadh irréel, bleu, glacé de lune, qui s’étend devant la belle salle où nous sommes réunis.

Jouissons de l’heure et de ses plaisirs! Comme les peintures du plafond, la musique enlace mille arabesques plaisantes sur un thème simple. L’esprit s’amuse à en suivre les détours un instant, puis, lassé par cet effort, s’abandonne à sa béatitude...

Des esclaves au corps parfait passent dans l’allée miroitante, derrière les rames des bananiers. Les paons se sont perchés très haut dans les branches. Au sommet du jet d’eau, dansent les reflets de lune... Le jardin, plein de senteurs, dort, étrangement verdi par la froide lumière. Bleuâtres et mauves comme des fleurs perverses, les roses défaillent sous les orangers.

Afin de mieux goûter ces délices nocturnes, Si Ahmed Jebli, notre hôte, a fait venir de Fès le chanteur célèbre, le maître El Fathi. Les amis de choix, rassemblés, lui savent gré de ces jouissances délicates, mais en témoignent discrètement. Mouley Hassan qui, parfois, a recours au riche marchand pour des emprunts, daignera, ce soir, honorer notre réunion...

Le Chérif se fait attendre longtemps... Un mouvement parmi les esclaves nous avertit de son arrivée. Majestueux et trop fier, il entre en saluant d’un signe de tête imperceptible, et, conduit par le maître de maison, il s’installe au milieu du divan, à la place d’honneur, juste devant la porte et le magique jardin sous la lune...

Il a le visage grave d’un prince observé par la foule.

Presque aussitôt, El Fathi prélude. Jusqu’alors il laissait aux autres musiciens le soin d’occuper l’assistance. Sa voix emplit la vaste salle. Une voix souple et savante, au timbre inattendu, très haute, gutturale et belle cependant. Il domine l’orchestre qui épie ses moindres gestes, il lui impose son rythme personnel et ses variations. D’une main il frappe impérieusement le divan pour marquer la cadence. Lorsque El Fathi finit un thème, les musiciens le reprennent en sourdine, avec des modulations imperceptibles. Les chants adoucis du chœur laissent mieux percevoir l’accompagnement du luth, et celui du rbab qui gémit comme une tourterelle.

A des motifs larges, de plain-chant, succèdent les phrases d’une mélancolie raffinée. La poésie désuète de leurs paroles accentue cette impression poignante dont nous étreint l’œuvre des civilisations très anciennes. A travers les chansons, l’amour s’exalte, rit et pleure, mais parfois aussi une plainte évoque les temps révolus:

«O mon regret pour les jours passés
Dans les plaisirs, dans la joie,
Jours favorables et paisibles!
»O séparation des demeures de l’Andalousie,
Donne-moi du répit!
»O Allah! par ta grâce et ton assistance,
Par ton Prophète bien-aimé,
Apaise ma douleur incessante!
»O séparation des demeures de l’Andalousie,
Donne-moi du répit!»

Grenade!... Terre qu’Allah fit enchanteresse! eaux murmurantes, vaste plaine aux horizons infinis, incendiés de soleil, et les blanches sierras glacées!... Divine Grenade où les Maures ajoutèrent de la beauté!

Ils savaient que les eaux doivent ruisseler des vasques et que les jardins pleins de cyprès, de jasmins et de roses, s’encadrent de buis symétriques. Ils savaient qu’aux sommets des plus merveilleuses collines, il faut des palais de marbre où l’on enferme les sultanes...

Qu’avons-nous fait de Grenade après eux?

Qu’avons-nous su?...

«O séparation des demeures de l’Andalousie,
Donne-moi du répit!»

Devant ce riadh frémissant de feuillages et d’esclaves, je sens la détresse de l’Alhambra, de ses cours désertes, mortes... Mais il ne sied pas d’attacher trop d’importance à la musique profane. Ces lamentations n’ont ému que moi, l’étrangère.

Nos compagnons, installés par petits groupes autour de la salle, écoutent, impassibles. Si Ahmed Jebli et deux ou trois de ses amis, originaires de Fès comme lui, et plus mélomanes que les Meknasis, battent la mesure de leur orteil.

Lorsque le chant se termine, sur une sorte d’invocation lancée par El Fathi, des négresses aux bras robustes apportent les plateaux, les aspersoirs, les brûle-parfums. Notre hôte dispose lui-même, sur les braises, des morceaux de bois odorant qu’il tire d’une cassette en argent.

Que la vie semble bien faite et suave en cette soirée! Le thé à la citronnelle, les parfums, les chants, les belles draperies et les sofas moelleux contentent les sens, tandis qu’une musique raffinée, de paisibles entretiens occupent l’esprit sans le lasser...

Lorsque Mouley Hassan parle, chacun l’écoute avec déférence. Il revient inlassablement à lui-même et aux siens.

—Certes, dit-il à mon mari, Mouley Ismaïl fut au Maroc l’unique sultan. Il se faisait appeler le diadème des princes... Plus de cent mille soldats nègres composaient ses armées; d’innombrables ouvriers travaillaient à ses palais ou à des fortifications que des gens ont cru, depuis, être l’œuvre des djinns. Tous les pays berbères, contre lesquels les Français luttent à présent, lui étaient soumis. Et, pour les maintenir dans l’obéissance, il conçut dans sa vieillesse, après cinquante ans de règne, le projet de relier Meknès à Marrakech par des remparts ininterrompus.

«Les aveugles, disait-il, pourront se diriger à travers le pays, en suivant ces murs de leurs bâtons.» Il l’eût fait, si son destin n’avait été enfin écrit.

»Nous, les Ifraniin, poursuivit Mouley Hassan avec orgueil, sommes d’une autre lignée de Chorfa, plus proches du Prophète; mais après deux siècles, en considération de Mouley Ismaïl, nous épousons encore ses descendantes. Le sang du grand sultan, que me transmirent ma mère et mes aïeules, était digne de s’allier à celui de mes ancêtres.

Nos compagnons, recueillis, approuvaient en hochant du turban. Et, comme les musiciens préludaient à nouveau sur les luths, Mouley Hassan se leva.

Sans doute, tenait-il à marquer ainsi qu’il était venu par condescendance, et non pour le plaisir de la musique.

—J’ai des esclaves, avait-il dit avec négligence, qui frappent du luth, du rbab, et du tambourin à la limite de la perfection; et d’autres qui chantent tous nos vieux airs andalous ainsi que ceux du Caire, de Fès et d’Alger. Je n’épargnai rien pour leur éducation et les fis initier à Fès, dans l’art des instruments, par le maître Saouri...

Après son départ, les conversations devinrent plus familières. Les autres invités, riches négociants et possesseurs de cultures, se sentaient mieux entre eux.

—Mouley Hassan a omis de te parler du dernier sultan de Meknès, son cousin, nous dit aussitôt le tajer Ben Melih; si Mouley Ismaïl a régné plus de cinquante ans, celui-là ne régna pas cinquante jours... Encore ne régnait-il que sur ses propres esclaves, car il n’osait quitter son palais. Il n’avait pas un soldat et le trésor était vide... Son vizir, Si Allal Doukkali, cet orgueilleux que tu connais, réunit une fois au Dar Maghzen tous les négociants de Meknès. Il leur fit part de cette détresse. Et nous, d’une seule voix, nous assurâmes ne pas avoir un liard pour donner à notre maître.

»Cependant je possédais mille sacs de sucre et ne pouvais les dissimuler comme des réaux. Or le sultan me pria de les lui prêter pour en faire de l’argent. Mon embarras fut extrême... J’acceptai, sous la condition que Si Allal garantirait la dette de son maître... Mais le vizir s’y refusa. Il n’avait pas plus confiance que moi-même, et je gardai mon sucre... Grâce à Dieu! car, ayant appris que les Français approchaient de Meknès, le sultan s’empressa d’abdiquer quelques jours plus tard...

—Nous nous divertissons encore en songeant à cette aventure, reprit Si Ahmed Jebli; mais certes nous n’avons pas à dire contre ce sultan, le pauvre!... Il ne fit de mal à personne et son cœur était blanc...

—Tel n’est pas celui d’un Chérif d’entre les Chorfa, dont on sait les histoires curieuses, insinua Si Larbi, et qui s’enrichit avec les dépouilles, non de ses ennemis, mais de ses épouses... Si le Coran excellent n’avait fixé à quatre le nombre de nos femmes, il posséderait tout l’Empire fortuné... Il portait son choix sur les plus riches orphelines, afin de les mieux spolier. Quand un tuteur résistait, il le faisait destituer en payant le Cadi... On raconte que ce Chérif admirable ne fut arrêté que par la résistance d’une petite fille...

A ces paroles, nos compagnons sourirent discrètement, mais leurs visages devinrent plus graves lorsque notre hôte déclara:

—Une petite fille ne saurait s’opposer longtemps aux desseins d’un puissant... Sachez que celui-ci offrit au Sultan des présents si splendides, que notre maître ordonna de célébrer le mariage sans tarder... Telle est l’histoire du Chérif et de l’adolescente rébarbative, bien plus surprenante, en vérité! que toutes celles que nous entendîmes aujourd’hui.

Ainsi j’appris comment est fixée la destinée de Lella Oum Keltoum...

Les grands murs sans fenêtres, aux portes toujours closes, ne suffisent pas à garder leurs secrets. Et ces bourgeois si prudes, qui ne prononcent point le nom d’une femme, songeaient tous à la jouvencelle dont la fraîcheur et les richesses réjouiront les dernières années de Mouley Hassan, tandis qu’El Fathi, de sa voix suraiguë, détaillait les charmes d’une belle.

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