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Derrière les vieux murs en ruines: roman marocain

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«O sourire de la bien-aimée, aussi clair que la rose
Mouillée par la rosée matinale!
O son allure quand elle marche et se pavane!
Comme une branche vêtue de ses feuilles!
O sa bouche, rayon de miel parfumé!
Autour d’elle, tournoient les abeilles...»

15 février.

—C’est un Juif, hachek! me dit Yasmine.

Hachek: formule de pudique restriction, dont la nôtre, «sauf ton respect», ne rend pas le pittoresque.

Yasmine est une fillette bien élevée. Elle n’ignore pas qu’il convient d’ajouter «hachek!» après avoir nommé les choses et les animaux les plus vils, du bitume, du charbon, un âne, un chien, un Juif...

Quelques-uns poussent la décence plus loin encore.

—Une femme! hachek! ne manque pas de dire notre correct serviteur Hadj Messaoud, même lorsqu’il s’adresse à moi.

Donc c’est un Juif, sauf mon respect! Que veut ce Juif? Il se présente, humble et noirâtre, fouille en sa vieille sacoche et me tend une bague ancienne ornée de rubis.

—Elle est à toi, me dit-il.

Je repousse le bijou, indignée, mais non surprise, car il est habituel de vouloir corrompre la femme du hakem.

—Pardonne-moi, insiste le Juif, elle t’appartient. Tu l’as achetée, il y a un an, au fils du rabbin qui est mon neveu. Je l’ai reconnue quand on a voulu me la vendre et c’est pourquoi je te la rapporte.

J’examine la bague. Ce Juif a raison. Quel voleur avisé l’a donc soustraite à nos collections, sans que je m’en aperçoive?

—Un enfant, tout petit, me dit le Juif. Il me l’a proposée pour un guirch[72]. Lorsque je l’interrogeai, il prit peur et se sauva. Mais je le reconnaîtrais bien.

Moi aussi! Ce ne peut être que Saïd, le tourment de notre vie.

Je congédie le Juif avec des remerciements, car il refuse toute récompense et multiplie les protestations de reconnaissance et de dévouement.

—Que le Seigneur nous laisse le hakem, en fait de bénédiction! ne cesse-t-il de répéter.

Maintenant il va falloir punir Saïd... Ah! je suis lasse!... Cet enfant a le génie du mal!... L’autre jour il fit à Rabha des propositions indécentes... Hier il débonda la fontaine, inondant ainsi le patio.

Saïd est fouetté... Hurlant, rageur, il se précipite vers le salon:

—O mon malheur! s’écrie Yasmine. Que va-t-il faire?

C’est vrai. Saïd a la coutume de se venger quand on le punit, et il conçoit des vengeances ingénieusement détestables.

Je suis Yasmine, à sa recherche. Sur le seuil de la salle, nous nous arrêtons, horrifiées: au milieu de notre plus beau tapis, un vieux Rabat, velouté comme un tapis de Perse, Saïd vient de déposer... ce qu’il a déposé!... Hachek!

24 février.

—Avoue-le, Saïd, tu es retourné chez tes sœurs aujourd’hui.

—O ma mère, tue-moi si je les ai vues!

—Tu mens! Kaddour vient de t’apercevoir sortant de chez elles.

—Par le Dieu Clément! profère l’enfant, je n’ai pas même passé dans le vent de leur quartier!

—Et comment Kaddour t’y a-t-il reconnu?

—Fais attention, ô ma mère, que Kaddour a pu se tromper. N’y a-t-il pas d’autres enfants de ma taille à Meknès?

Saïd a le raisonnement subtil et prompt. Plus tard, s’il devenait un lettré, il excellerait aux discussions oiseuses et à la controverse.

—Prends garde surtout de ne point aller chez tes sœurs.

—O ma mère, ta parole est sur ma tête! Comment irais-je puisque tu me l’as défendu? Et puis, qu’ai-je à faire avec ces chiennes? Se sont-elles souvenues de moi quand mon père m’a chassé?

—Bien. Va jouer avec Rabha.

Saïd descend l’escalier en s’aidant de ses mains pour franchir les marches hautes. Il est encore si petit! Puis il se dirige vers la cuisine.

A cette heure il n’y a peut-être personne, et Saïd, seul à la cuisine, c’est le prélude assuré d’une indigestion.

Je veux l’y chercher, Yasmine m’arrête un moment au passage, et, quand j’arrive, Saïd est déjà grimpé sur le fourneau, parmi les casseroles. Il examine leur contenu, tellement affairé qu’il ne m’entend pas. Du reste, j’ai marché sans bruit afin de le surprendre dans son vol. Mais, à mon étonnement, au lieu de pêcher un morceau, Saïd tire de sa petite sacoche un papier et, dans la marmite élue, jette une sorte de poudre.

—Que fais-tu là? dis-je brusquement.

—O ma mère!... Avec ce temps froid, je me chauffais.

—Et cette poudre que tu as versée? Qu’est-ce que cette poudre?

Cette fois Saïd ne saurait nier, la moitié du paquet est encore dans sa main. Il se met à trembler, tandis qu’une crainte passe en mon esprit...

—O ma mère! pardonne-moi. Je ne sais pas ce qu’est cette poudre... Mes sœurs me l’ont donnée ce matin. Elles m’ont promis des oranges si je la mettais, sans être vu, dans votre nourriture, là où il y aurait de la tomate... O ma mère, je ne croyais pas mal faire, pardonne-moi!

Pour la première fois, Saïd a dit la vérité, car elle lui paraît moins effrayante que le mensonge. Une angoisse me trouble tandis que les paroles de Larfaoui reviennent à ma mémoire... Il n’est pas besoin que Kaddour confirme ce que, déjà, j’ai deviné...

—O Puissant! s’écrie-t-il après avoir examiné la poudre que je lui tends, c’est du rahj[73], ce maléfice que l’on vendait au souk avant l’arrivée des Français!... Par le Prophète! est-ce possible? Ce fils de péché voulait vous empoisonner!

Saïd a pris un air tellement candide que je ne sais même pas s’il comprend l’action que ses sœurs ont voulu lui faire commettre... Mais que ne commettrait-il pour une orange?

Kaddour est devenu bien jaune, et ses yeux noircissent à la limite des ténèbres. Sans un mot, il saisit l’enfant et lui, toujours indulgent à ses fautes, tendrement habile à leur trouver des excuses, il se met à le battre avec rage.

Saïd pousse d’épouvantables rugissements. Kaddour a la main si dure!

—O mon père! crie l’enfant, ô mon père, secours-moi!... Je veux retourner chez toi! Viens me prendre, ô mon père!... Ils veulent me tuer! ô mon père!

Je parviens, toute tremblante, à arrêter Kaddour qui frémit.

—C’en est assez! Emmène-le à son père!... Et qu’on ne le revoie jamais!... Ses sœurs, tu les conduiras au pacha. S’il plaît à Dieu, elles expieront leurs méfaits... Ne touche plus à ce démon. Que le potier se débrouille avec ce qu’il a engendré!

Kaddour s’éloigne, traînant Saïd en pleurs. La misérable petite chose qui était entrée dans notre vie s’en détache...

 

Délivrée de Saïd, que l’existence paraît donc savoureuse et facile!

8 mars.

Un petit tas rutile au soleil sous les arcades. Les caftans accroupis dépassent à peine une coudée au-dessus du sol. Le caftan jaune de Rabha se penche vers les caftans roses et bleus de Yasmine et de Kenza.

Je sais qu’il n’est pas question de poupées, les fillettes marocaines ne connaissent guère cette distraction, mais plutôt de quelque histoire colportée par les terrasses.

Des phrases, parvenues jusqu’à moi, attirent mon attention:

—Elle était vierge, déclare Kenza.

—Les gens le disent!... Son visage est rond et brillant comme la lune. Dada Fatouma l’a vue...

—Tous les hommes sont fils de péché, prononce Yasmine, avec une mine avertie.

—L’autre se dessèche et jaunit de teint.

—De qui parlez-vous, petites filles? demandai-je.

—De Lella Meryem... O ma mère, l’ignores-tu? Cette gazelle a une rivale dans sa demeure! Mouley Hassan vient d’offrir à son fils une belle esclave blanche, et Mouley Abdallah est entré, chaque nuit, dans sa chambre...

—Chose surprenante, en vérité! Qui te l’a rapportée?

—Une négresse de Lella Oum Keltoum. Toute la ville à présent le sait... Les esclaves de Lella Meryem le racontèrent à des voisines.

—Mabrouka, passant près de chez Mouley Abdallah, questionna des gens... Dada Fatouma, qui allait faire une commission à Lella Meryem, aperçut la nouvelle esclave.

—Elle a coûté trois cents réaux. L’intendant de Mouley Hassan fut à Fès, l’acheter.

—Elle ne passa point dans la maison du Chérif, c’est pour cela qu’elle était vierge... affirme Rabha.

Malgré les détours que prit cette nouvelle pour me parvenir, je ne doute point qu’elle ne soit exacte. Mouley Hassan jugeait insensé l’engagement pris par son fils avec Lella Meryem.

—Il faut quatre femmes à l’homme, disait-il un jour à mon mari, de même qu’il faut quatre jambes au cheval. C’est pourquoi le Coran nous a fixé ce nombre.

Son libertinage a dû trouver fort plaisant de donner au mari trop fidèle une esclave aussi belle et blanche que l’épouse légitime.

J’ai négligé ma charmante amie depuis quelque temps. Ainsi, j’ignorais le malheur écrit sur son destin.

Les petites filles disent qu’elle se dessèche et jaunit... Mais que peut craindre Lella Meryem d’une autre femme, elle qui réunit toutes les séductions et les grâces?... D’ailleurs elle n’a pas d’amour, ou si peu.

Je la trouve, en effet, riante et parée selon sa coutume. Le carmin de ses joues m’empêche de vérifier les allégations de Rabha quant à son teint. Son corps svelte est plus pliant qu’une branche de saule, mince et pendante. Ses yeux, ô ses yeux ensorceleurs, où l’on croit saisir les reflets du ciel!...

Elle se plaint de ma longue absence, m’offre le thé, rit, bavarde, caquetage vide et charmant de petit oiseau qui ne pense à rien qu’à chanter.

La sombre maison garde son habituelle et somptueuse mélancolie. Une esclave pile du cumin dans un mortier en cuivre, la cadence des coups accompagne notre insignifiant entretien. Des femmes sont assemblées, près de la fontaine, mais je n’y découvre pas d’inconnue. Le négrillon Miloud renifle et pleure derrière une colonne.

Il vole tout ce qu’il trouve, malgré les châtiments, explique Lella Meryem. Frappe l’esclave, ce pécheur, ton bras sera usé bien avant sa malice...

Nous disons encore de petites choses, sans intérêt, et je me lève pour partir. Alors, Lella Meryem me retient, et, son délicieux visage soudain bouleversé,—vraiment elle est jaune de teint! la petite Cherifa m’interroge:

—Tu le sais? Les gens te l’ont raconté?

—Quoi donc?

—Que Mouley Abdallah reçut de son père une esclave blanche.

Ses lèvres frémissent, son regard se noie, elle pleure...

—Que t’importe?... Une esclave et c’est tout... Ton époux en a bien d’autres...

—Oui, mais ce sont des négresses. Celle-là est blanche.

—Elle l’est sans doute moins que toi.

—Tu vas voir, dit Lella Meryem, après avoir séché ses larmes. Qu’Aoud el Ouard apporte des parfums, commande-t-elle au négrillon.

Aoud el Ouard! tige de rose, le joli nom! bien fait pour cette adolescente au visage enchanteur, aux seins fermes et glorieux, aux yeux de nuit, aux hanches souveraines.

Elle entre, et, malgré qu’elle soit une esclave, elle a toute l’assurance et l’allure d’une maîtresse des choses.

N’est-ce point d’elle que le poète a dit:

Une pleine lune marche avec fierté
En se balançant comme un roseau.

—Cette maudite! s’exclame Lella Meryem après son départ. Elle me regarde avec insolence, on dirait qu’elle est cherifa et non esclave, fille d’esclaves... Que ferai-je maintenant, je suis exilée de ma propre demeure... Je ne veux plus quitter ma chambre; dès que je sors dans la cour, elle me nargue... Au lieu de la mettre avec les négresses (la plus noire vaut mieux qu’elle dix fois et plus!), Mouley Abdallah lui a donné la petite mesria[74]!

—Ta chambre est beaucoup plus belle.

—Assurément... Mais, si Mouley Abdallah monte à la mesria?... O cette calamité!

—Par le Prophète! Lella Meryem, ne crois pas que ton époux te préfère cette esclave.

—Tu penses ainsi. Tu ne connais pas les Musulmans. Les femmes sont comme les grains du chapelet entre les mains d’un Derkaoui... Ils passent de l’une à l’autre... J’ai supplié Mouley Abdallah de renvoyer cette affligeante, de la revendre tout de suite. Il n’a pas voulu... Il dit qu’il craint de déplaire à son père. C’est elle, la rusée, la fille de diable, qui l’enchaîne... Elle saura se faire frapper la dot[75]. O jour de malheur où cette Aoud el Ouard entra dans la maison!

Je voudrais consoler la pauvre petite épouse, lui dire... Mais nos paroles à nous, elle ne les comprendra pas... J’essaye cependant.

—S’il plaît à Dieu, Lella Meryem, ton mari te reviendra. Tu peux tâcher de le reprendre...

—O Puissant! j’ai tout essayé... J’ai fait écrire sur une feuille de laurier: «Je lie tes yeux, ta bouche et ta force virile pour toute autre que moi. O serviteurs du grand nom, rendez ce qui est illégitime, plus amer à Mouley Abdallah que ne l’est cette feuille de laurier!» Je l’ai cousue dans son caftan... et cela ne l’empêcha pas de retourner auprès d’Aoud el Ouard... On m’a dit, ajoute Lella Meryem, qu’une sorcière possède les secrets pour ranimer l’amour. Elle habite à Berrima[76]... O ma sœur! je connais ton affection. Va pour moi chez cette sorcière!

Je ne m’attendais pas à cette demande et j’y réponds d’abord par des objections.

—Envoie plutôt une de tes négresses. La sorcière ne révélera rien à une Nazaréenne...

—Non, je t’en prie! Mes négresses, je n’ai pas confiance, elles sont bêtes... Tu mettras un haïk, la sorcière ne se doutera de rien car tu sais toutes nos coutumes... Je suis réfugiée en toi! ajoute Lella Meryem en m’embrassant.

L’imploration consacrée me lie... et puis, ne serait-ce point, que déjà l’aventure tente ma curiosité.

—Sur ma tête et sur mes yeux, ô délicieuse! répondis-je à la Chérifa.

12 mars.

Une nuit bleue, limpide et tendre, une nuit où le sommeil devrait nous entraîner comme une barque glissant légèrement sur l’eau calme... Les patios éclairés, qui semaient la cité de reflets orange, redescendent peu à peu au fond de l’ombre.

—Allons! me dit Kaddour, il est temps... Les braves gens sont tous rentrés...

Pour l’amour de Lella Meryem, je revêts encore une fois l’accablant haïk, et nous partons à travers les ruelles, si désertes et noires que je puis tenir mes voiles écartés, quitte à les ramener bien vite sur mon visage lorsque la petite lueur d’une lanterne dénonce, au loin, un passant attardé.

Après avoir franchi la porte de quartier, massive et grinçante, qu’un gardien ouvre devant nous et referme aussitôt, nous entrons dans Berrima.

Kaddour a préparé ma venue; la sorcière nous attend. Elle croit que, sous ces voiles de laine rude, se cache une tremblante Cherifa, échappée cette nuit, par quelles ruses! aux murailles qui l’emprisonnent. Aussi ne s’étonnera-telle pas de la rigueur avec laquelle je les tiens baissés, clos, masquant obstinément mes yeux.

Je distingue à peine la pièce où elle nous a introduits: une chaise longue, garnie de modestes sofas, tout à fait honnête et rassurante, qu’éclairent deux cierges, verts et jaunes, en de hauts chandeliers.

La sorcière est une lourde matrone à l’air équivoque. Souvent, dans les harems, j’en ai rencontré de ces vieilles, complaisantes et détestables, habiles à insinuer la tentation.

Elles présentent des étoffes, achètent aux recluses les vêtements et les bijoux dont elles veulent se défaire, colportent les nouvelles, indiquent des remèdes, et s’entremettent surtout dans les aventures où leur malice l’emporte sur la défiance des maris.

—Nous sommes venus, dit Kaddour, comme des malfaiteurs, avec l’épouvante...

—Ne craignez rien, répond la sorcière. Par le pouvoir de ceux qui m’obéissent, nul ne s’apercevra de votre absence.

Elle s’accroupit devant un brûle-parfums, y jette quelques grains de benjoin, et se met à égrener un chapelet.

—Nous désirons, reprend Kaddour, que tu fasses venir pour nous ceux que tu as promis d’appeler.

—Ah! dit-elle avec lassitude. Aujourd’hui l’heure presse et je ne suis point disposée... Je prierai pour vous, cela suffit.

—Puisse Allah te le rendre, ô ma mère! Certes la prière est excellente! Mais nous voulons aussi que tu évoques le roi des djinns, afin d’apprendre ce qui nous importe... insiste Kaddour en faisant tomber sur le sol un réal d’argent.

La vieille s’approche de moi, pose ses mains sur ma tête. Son haleine forte m’incommode à travers le haïk:

Au nom du Dieu Clément et Miséricordieux, implore-t-elle,

Qui n’a point enfanté et n’a point été enfanté,

Qui n’a point d’égal en qui que ce soit,

Qui connaît les secrets enfermés dans les mystères de son nom?

Sur toi un rayon de sa lumière.

J’aperçois ton cœur refroidi et ton corps qui n’a plus d’attraits pour l’époux.

Celui qui s’éloigne de toi, fut enchaîné par le recours et le charme de Chenharouch le sultan[77].

Comme elle prononçait ce nom, la porte fut ébranlée d’un coup violent.

—Qui est là? cria la vieille.

—Quelqu’un est venu, répondit une voix aiguë.

—Quelqu’un est venu, Quelqu’un reviendra,

Et le destin s’ensuivra...

Au bout d’un instant, la sorcière ouvrit la porte. Il n’y avait personne; la lune éclairait un pan ruiné de muraille, et projetait sur le sol bossué l’ombre d’une treille...

—Puisque le sort t’est fâcheux, dit la vieille, j’interviendrai.

Elle disparut au bout de la chambre, derrière une boiserie, et en rapporta un plateau gravé de signes bizarres, au milieu duquel fumait un canoun plein de braises. Tout autour, bien rangées en cercle, sept petites coupes contenant des poudres, des grains et des pâtes.

La vieille déplia un haïk écarlate dont elle s’enveloppa tout entière. Elle s’accroupit, attira le plateau magique sous ses voiles, et elle ne fut plus qu’une masse flamboyante, à travers laquelle s’échappait quelque fumée...

Immobiles et silencieux, nous attendons... Les cierges crépitent, l’air s’alourdit de benjoin, une souris apparaît et file...

Est-ce un djinn?

Tout à coup, des sons rauques, insensés et caverneux semblent gonfler la draperie rouge.

Lutte, halètements, protestations... auxquels, de temps à autre, se mêle une faible plainte...

Puis une voix s’élève, qui n’est pas celle de la sorcière, ni d’un être humain, une voix qui vient des profondeurs mystérieuses:

«J’en jure par le soleil et sa clarté!
Par la lune quand elle le suit de près.
Par le jour quand il le laisse apparaître dans tout son éclat,
Par le ciel et celui qui l’a bâti,
Par la terre et celui qui l’a étendue comme un tapis,
Par l’âme et celui qui l’a formée[78]
J’en jure par cette invocation sublime et toujours exaucée.
O Mouley Idriss! Il n’y a de Dieu que Dieu!
O Mouley Abd el Kader qui voles à travers l’espace!
O Mouley Thami, maître des lieux brûlants!
Écoute-moi, ô sultan rouge! qui commandes les génies effrayants!
O Sidi Moussa, gardien des eaux!
O Sidi Mimoun er Rahmani, le Soudanais!
O Moulay Ibrahim, oiseau de la montagne!
O Sidi Saïd Derkaoui!
O Sidi Ahmed Derwich!
O les maîtres noirs de la forêt!
O les pèlerins, seigneurs des djinns!
O Lella Myrra, l’inspirée!
O Lella Aïcha, la négresse!
O Lella Rkia, fille du rouge!
O Bousou, le marin!
O Sidi Larbi, le boucher!
O le serpent des pèlerins!
O toi qu’on ne peut nommer, souverain de l’épouvante[79].
Accourez avec les nuées et le vent, avec les éclairs et le tonnerre!
O vous qui avez la connaissance des choses secrètes!
Que je voie, de vos yeux, que votre langue parle en ma bouche!
Je vous conjure et vous adjure d’écarter tous les voiles,
De me pénétrer de la science que le Seigneur mit en vous.
Je vous conjure et vous adjure par Lui, Seul, Unique,
Hors duquel il n’y a pas d’autre Dieu!
L’Éternel, le Vainqueur, le Puissant,
Roi de tous les temps et de tous les mondes,
Celui qui mettra debout les os rongés par les siècles.
Celui à qui nul n’échappe, que nul ne peut atteindre et ne peut égaler!
Éclairez mon esprit. Je vous le demande et vous l’ordonne!
Sinon vous serez contraints au moyen des flammes et de l’ébullition,
Dont aucun pouvoir ne vous protégera!
«N’as-tu jamais entendu parler du Jour qui enveloppera tout?
Du jour où les visages seront baissés,
Travaillant et accablés de fatigue,
Brûlés au feu ardent[80]
Quiconque ne répond point à mon appel,
Dieu lui fera subir le châtiment
Par la vertu du grand nom, invoqué, craint et révéré,
Qu’il assure l’accomplissement de mes desseins!

La voix peu à peu s’est enflée, elle n’implore plus, elle commande, impérieuse, et menace.

Les draperies rouges frissonnent. Entre la vieille et les génies accourus, un combat s’engage dont nous ne distinguons que les soubresauts et les cris.

Rauques aboiements, clameurs de souffrance, d’épouvante et de mort... Une louve hurle dans la nuit... Ce vagissement misérable qui répond est le dernier râle de sa victime...

... Quand la sorcière écarta ses voiles, elle avait un visage congestionné, hagard et tout à fait terrifiant.

L’incantation semblait l’avoir épuisée,—on ne converse point en vain avec les démons.—Elle resta quelques moments inerte sur le sofa, puis se redressa, prit sept pincées de poudre dans les coupelles, en fit un petit paquet et me le tendit. Elle parlait avec effort, d’une voix naturelle mais toute dolente:

—Mets ceci dans l’eau de rose et enduis-en ton corps. Et ensuite tu jeûneras et tu réciteras la prière, au moghreb, prosternée sur une natte neuve, que ton ennemie n’a jamais foulée. Invoque trois fois Mouley Abd el Kader, l’oiseau blanc, et ne crains pas... Alors les choses qui te contristent cesseront, et ton époux retrouvera sa juste raison. La jeune fille disparaîtra de ses yeux, ainsi que le soleil derrière l’ombre, un jour d’éclipse. Elle sera pour lui comme si elle n’était pas, ou sans plus d’attrait qu’une chamelle pelée...

Cet oracle a complètement brisé la sorcière; sa masse retombe sur le divan, son teint est jaune, ses joues bouffies et malsaines tremblotent... Pourtant elle retrouve quelque vigueur pour saisir le nouveau réal que lui tend Kaddour.

—Chose étonnante! s’exclame-t-il aussitôt dehors. Ces vieilles! Tout ce qu’elles font! Tout ce qu’elles savent!... Quand les djinns sont entrés dans le chambre, j’ai vu danser des flammes rouges... Et cette voix! tu l’as entendue!...

—Certes! répondis-je, cette sorcière connaît les choses mystérieuses et j’accorde que les démons l’inspirent... Cependant, ô Kaddour! explique-moi comment elle n’a point découvert que j’étais une Nazaréenne?

14 mars.

La beauté bien cachée qui surpasse toutes les autres beautés, certes je la connais! Et les fleurs de son teint, et les grenades parfumées de ses lèvres, et l’éclat de ses yeux fascinateurs... Pourquoi donc Lella Meryem, aujourd’hui, m’apparaît-elle plus éblouissante, d’un charme inattendu, étincelant, renouvelé, d’une gaîté sans égale? Serait-ce déjà l’effet du sortilège que j’apporte?

Dès les premiers mots elle m’arrête.

—Qu’Allah te rende le bien, ô ma sœur! le remède, je n’en ai plus besoin, Aoud el Ouard est partie...

—O Seigneur! la nouvelle bénie!... Qu’est-elle devenue?

—Cette chienne! Puisse le malheur l’accompagner! Mouley Hassan l’a reprise.

—Louange à Dieu! Comment se fait-il que le Chérif ait retiré le présent offert à son fils?

—Qui le sait? Peut-être avait-il entendu vanter son attrait... Il aura voulu s’en assurer... Cela n’importe guère! dans quelques mois, elle ne sera plus qu’une esclave d’entre ses esclaves...

Lella Meryem triomphe avec insolence et naïveté... Je devine les petites ruses qu’elle mit en œuvre pour éloigner sa rivale, les louanges perfidement colportées sur Aoud El Ouard, afin d’éveiller la concupiscence du Chérif, la requête qu’elle-même fit parvenir à son beau-père...

Mouley Hassan, changeant et sensuel, regrettait sans doute de n’avoir pas cueilli cette tige de rose. Il dut être facile à convaincre.

—Sais-tu, poursuit Lella Meryem, que les noces de Lella Oum Keltoum seront bientôt célébrées?

—C’est une honte! Elle n’a pas donné son consentement.

—Lella Oum Keltoum est folle, affirma Lella Meryem, ses refus font parler tous les gens.

—O mon étonnement de t’entendre! Ne m’as-tu pas dit mille fois que Lella Oum Keltoum avait raison?...

Cette contradiction n’émeut pas la Cherifa.

—Je t’ai dit cela, dans le temps! A présent, il est clair qu’elle est folle. Puisque le Sultan a fait savoir au Cadi, par son chambellan, qu’il désire ce mariage, Lella Oum Keltoum n’a qu’à se soumettre. Les unions entre parents sont bénies d’Allah, à cause de leur ressemblance avec celle de Lella Fatima, fille du Prophète, et de son cousin, notre seigneur Ali. Les noces de Lella Oum Keltoum et de Mouley Hassan seront un bonheur dont il faut se réjouir.

—O chérie! O celle dont la langue est experte! répondis-je en souriant, Mouley Hassan t’a donc achetée toi aussi?

Le petit visage de la Cherifa rosit, lumineux, ainsi que la lune surgissant à l’horizon.

—Seulement, ajoutai-je, il ne t’a rien donné. C’est toi qui lui rendis Aoud El Ouard...

27 mars.

Turbulent et leste, Kaddour remplit la maison de son agitation. Les petites filles, radieuses, se bousculent, tout affairées; Hadj Messaoud piaffe devant ses fourneaux; Saïda, la négresse, affuble son minuscule négrillon d’un superbe burnous émeraude.

Notre expédition émeut tout le quartier; on entend dans la rue le braiement désespéré des bourricots et les querelles des âniers. Mohammed le vannier, accroupi sur le pas de sa porte, cesse de tresser des corbeilles pour observer notre cortège, et des têtes de voisines s’avancent furtivement au bord des terrasses... Après beaucoup de bruit, de cris, d’allées et venues, de faux départs et de retours imprévus, Kaddour ferme enfin nos portes avec les énormes clés qui grincent.

La caravane s’ébranle.

Certes! elle est digne d’un hakem qui va fêter le soleil dans une arsa, et les gens ne manqueront point d’en approuver le déploiement fastueux.

Kaddour prend la tête, fier, important comme un chef d’armée, une cage en chaque main. Dans l’une gazouille un chardonneret, dans l’autre, un canari.

Ensuite viennent les ânes chargés de couffas d’où sortent les plus hétéroclites choses: le manche d’un gumbri, un coussin de cuir, un bout de tapis, une théière... Ahmed le négrillon, à califourchon sur un bât, ressemble, avec son burnous émeraude, à une grenouille écartelée. Rabha chevauche, très digne, le second bourricot.

Puis s’avancent les femmes, la troupe craintive, pudique, trébuchante des femmes qui s’empêtrent dans les plis de leurs voiles: Kenza, Yasmine, déjà lasses; Saïda et son haïk rayé de larges bandes écarlates; Fathma la cheikha que nous n’eûmes garde d’oublier, car une partie de campagne s’agrémente toujours de musique et de chants.

Les hommes ferment la marche: Hadj Messaoud, tenant précieusement un pot plein de sauce qu’il n’a voulu confier à personne, et les trois porteurs nègres sur la tête desquels s’érigent, en équilibre, les plats gigantesques coiffés de cônes en paille.

Nous n’avons pas «rétréci»! Kaddour en conçoit un juste orgueil.

Au sortir des remparts, le soleil, le bled déployé, la route fauve déjà poussiéreuse, éblouissent et accablent... Mais nous n’allons pas loin, seulement à la Guebbassia, qui appartint à un vizir, et s’incline dans la vallée. Le chemin descend entre les grands roseaux bruissants, émus par la moindre brise, et nous entrons dans l’arsa toute neuve, toute fraîche, toute pimpante, dont les jeunes feuillées ne font point d’ombre.

Elle tient à la fois du verger, du paradis terrestre et de la forêt vierge, avec ses arbres fruitiers roses et blancs, ses herbages épais, ses ruisselets, ses oliviers, ses rosiers grimpants épanouis au sommet des citronniers, ses vignes qui s’enlacent et retombent comme des lianes. Les sentiers disparaissent sous l’envahissement des plantes sauvages... La ville est très loin, inexistante. On ne voit que l’ondulation de la vallée, de vertes profondeurs mystérieuses, et parfois, entre les branches, la chaîne du Zerhoun toute bleue sur l’horizon.

Kaddour a choisi, pour notre installation, un bois de grenadiers au menu feuillage de corail. Il étend les tapis, les sofas, une multitude de coussins. Au-dessus de nous il suspend les cages et les oiseaux se mettent à vocaliser follement, éperdument, en un délire.

Un peu plus loin s’organise le campement de nos gens. Des nattes, des couvertures berbères et tous les accessoires sortis des couffas. Hadj Messaoud s’ingénie à allumer un feu, qu’il souffle au bout d’un long roseau; les nègres s’agitent, apportent du bois mort. Kenza, Yasmine, Saïda, ont rejeté leurs haïks et folâtrent dans la verdure; Fathma essaye sa voix.

Le déjeuner est un festin: des poulets aux citrons, des pigeons tendres et gras, des saucisses de mouton percées d’une brochette en fer forgé, un couscous impressionnant, dont tous nos appétits ne pourront venir à bout.

Les plats passent de nous à nos voisins, et c’est amusant de les voir manger, engouffrer avec un tel entrain!... leurs dents brillent comme celles des carnassiers, leurs mains huileuses, dégouttantes de sauces, ont des gestes crochus pour dépecer les volailles. Il n’en reste bientôt plus que les carcasses. Pourtant la montagne de couscous, quoique fort ébréchée, a raison de tous les assauts.

Ensuite chacun s’étend avec satisfaction et rend grâce à Dieu très bruyamment.

Kaddour prépare le thé.

Rien ne fut oublié, ni le plateau, ni les verres, ni même les mrechs niellés pour nous asperger d’eau de rose.

Il fait chaud, les grenadiers ménagent leur ombre, des moucherons voltigent dans le soleil, les cigales grincent très haut... Tout vibre! l’air tiède, les feuillages, les impondérables remous de l’azur. Le parfum des orangers s’impose, plus oppressant, plus voluptueux.

Le printemps d’Afrique est une ivresse formidable. Il ne ressemble en rien à nos printemps délicats, gris et bleutés, dont l’haleine fraîche, les sourires mouillés font éclore des pervenches dans les mousses. Ici la nature expansive, affolée, se dilate. Les bourgeons éclatent subitement, gonflés de sève, pressés d’étaler leurs feuilles; un bourdonnement sourd et brûlant monte des herbes; les juments hennissent au passage des étalons; les oiseaux s’accouplent avec fureur.

Le ciel, les arbres, les fleurs, ont des couleurs excessives, un éclat brutal qui déconcerte. La terre disparaît sous les orties, les ombelles plus hautes qu’un homme, les ronces traînantes et ces orchidées qui jaillissent du sol comme de monstrueuses fleurs du mal.

J’aperçois le ciel si bleu, à travers le papillotement d’un olivier, dont les petites feuilles se détachent en ombres grêles et en reflets d’argent. Le canari, exténué de roulades, ne pousse plus que de faibles cris. Saïda, la négresse, vautrée dans l’herbe, s’étire, telle une bête lascive; ses bras musclés brillent en reflets violets, ses yeux luisent, à la fois languides et durs; elle mâchonne de petites branches.

Saïda ne m’apparaît pas simiesque ainsi qu’à l’habitude. Elle est belle, d’une beauté sauvage, toute proche de cette ardente nature en liesse. Soudain elle bondit et disparaît dans les lointains verts de l’arsa. On dirait la fuite d’un animal apeuré.

Fathma la cheikha continue ses chansons, mais sa voix s’adoucit et parfois se brise:

O nuit!—gémit-elle,—ô nuit!
Combien es-tu longue, ô nuit!
A celui qui passe les heures
En l’attente de sa gazelle
Et veille la nuit en son entier!
O Belles! ô chanteuses! ô celles
Vers qui s’envole mon esprit!
Si vous êtes filles de Fès et nobles,
Je me réjouirai parmi vous.
Je ne vous quitterai pas.
Qu’est la vie sans amour?...
La mort me convient mieux.
O jeune fille étendue, es-tu malade?
T’a-t-on frappée, chère colombe?...
Tes joues sont des pommes musquées,
Tes lèvres ont la pulpe juteuse
Des raisins roses du Zerhoun
Quand l’automne dore les vergers;
La chair des pastèques est moins fraîche
Que la tienne où je veux mordre...
O nuit! ô nuit! Combien es-tu courte, ô nuit!
A celui qui passe les heures auprès de sa gazelle!
Enamouré il ne peut dormir.
Il avait espéré tant de jours!

Le chant me berce... Une torpeur tombe du ciel avec le soleil qui s’égrène sur nous en mille taches d’or, mobiles et brûlantes. La voix de Fathma se mêle à toutes les voix amoureuses de la terre, des herbes et des branches; je n’en distingue plus que l’harmonie...

Quand je m’éveille, le soleil décline vers l’occident, de longues ombres s’étendent sous les arbres. Fathma s’est tue, elle mange... Autour du couscous un cercle s’est reformé: Hadj Messaoud, Yasmine, Kenza, le petit Ahmed et les âniers. Quelques heures de digestion calmèrent la résistance de leurs estomacs. Certes ils auraient honte de revenir avec un seul grain de semoule! Cependant Rabha déclare que «son ventre est plein. Louange à Dieu!» et Saïda, la négresse, n’a pas reparu.

Kaddour n’est pas là non plus.

J’avais entendu les notes de son gumbri jusqu’au moment où le sommeil m’enveloppa... Kaddour ne s’attarde jamais en nonchalance, il lui faut du mouvement, de la vie... Rien d’étonnant à ce qu’il vagabonde à travers le verger... Pourtant cette double absence m’inquiète, et j’arrête Kenza qui veut aller à leur recherche. Il y a tant d’allégresse, tant de senteurs dans ce jardin, une telle provocation de la nature capiteuse!...

Saïda reparaît la première, l’air calme, les mains pleines de gros champignons blancs trouvés au bord de l’oued. Elle gronde le négrillon qui a taché son burnous, puis elle s’accroupit et se jette sur le couscous.

Le plat est nettoyé quand Kaddour revient, d’un tout autre côté; il parle beaucoup, il nous donne mille détails sur les particularités de sa promenade. Malgré tout, je ne me sens pas convaincue... Et puis, cela paraît presque naturel, s’ils se sont aimés par un tel jour de printemps.

Saïda est jeune, vigoureuse et saine, libre aussi puisque ses deux maris la répudièrent. C’est une bonne et simple brute, toute d’instinct. Kaddour doit plaire aux femmes par sa violence, son impérieuse volonté... il ne s’embarrasse point de scrupules.

Maintenant ils cheminent avec notre petite caravane, apaisés, indifférents. Las surtout, comme les fillettes, Hadj Messaoud, la cheikha et le gosse au burnous émeraude, soudain épuisés après la grande excitation de l’arsa.

Les remparts se détachent sur un ciel rouge, et nous franchissons Bab Berdaine dans le tumulte des troupeaux, qui regagnent leurs étables à l’heure du moghreb.

31 mars.

Kaddour passe du rire à la fureur sans s’arrêter jamais aux états intermédiaires.

Hors de lui ce matin, il vocifère dans la cuisine. De ma chambre j’entends ses éclats, mais je ne perçois point les réponses du Hadj Messaoud, l’homme paisible.

—Oui! oui! J’ai répudié ma femme! Elle ne m’est plus rien! Où se cache-t-elle, cette chienne fille du chien cet autre?...

»Elle a quitté ma maison pendant que j’étais ici.

. . . . . . . . . . . . .

—C’est vrai, je l’avais battue. Que pouvais-je faire?... O Allah! le croirais-tu! Elle a mis ma sacoche en gage chez le marchand d’épices pour s’acheter du henné!

. . . . . . . . . . . . .

—Je n’ai plus qu’à partir de la ville! Les gens ont pu voir ma sacoche pendue chez ce marchand d’épices!—Allah le confonde!—Il l’avait accrochée à la face de sa boutique!... Honte sur moi!... Quand je suis passé, j’ai dit: Ha!

. . . . . . . . . . . . .

»Je l’ai répudiée devant notaires. Elle ira chez son oncle voler tout ce qu’elle trouvera de sacoches!...

La chose paraît grave. J’appelle Kaddour. Il a sa figure sauvage des mauvais jours. Son nez frémit, sa petite barbe se hérisse et son regard a noirci...

—Qu’as-tu raconté au Hadj Messaoud? Tu as répudié Zeïneb devant notaires?

—Oui, c’est une voleuse sans vergogne, une impudente, une...

—Doucement! Par combien de fois l’as-tu répudiée?

—Deux fois, pas davantage. Les notaires m’ont demandé d’attendre un peu avant la troisième répudiation, mais je veux le faire tout de suite, et ce sera fini.

—Voyons, Kaddour! à cause d’une sacoche, tu oublies tout son bien.

—Tout son bien! Elle ne m’apporta que le malheur et la honte.

—Tu ne sais te passer d’elle, et tu connais votre loi musulmane: quand tu l’auras répudiée trois fois, tu ne pourras plus la reprendre que si elle a épousé, entre temps, un autre homme... Voudrais-tu la savoir dans la maison d’un autre? Et que diraient les gens?

A cette idée Kaddour est devenu très jaune de teint. Il fronce les sourcils, halète un peu.

—Pour ton visage! finit-il par répondre, je vais chercher Zeïneb. C’est une fille de gens honorables. Elle s’est évidemment réfugiée chez sa mère... Il lui fallait du henné, car elle doit aller à des noces demain, et j’avais oublié de lui laisser de l’argent... Avant de prononcer la troisième répudiation, j’écouterai ce qu’elle dira de ma sacoche...

5 avril.

Pour échapper aux raisonnements, à l’anxiété, au vertige d’horreur où nous sommes entraînés, il faut de vastes paysages joyeux, et des spectacles apaisants.

Allons au cimetière oublier la mort, et toutes les choses tragiques de ce temps.

Le cimetière est un lieu plaisant où l’on peut s’étendre à l’ombre des oliviers, les yeux éblouis par l’azur du ciel et par le vert intense de la terre. Une vie bourdonnante monte des herbes et descend des branches; les cigognes planent, très haut; les moucherons tournoient en brouillard léger; l’âpre odeur des soucis relève l’arôme miellé des liserons et des mauves.

Il fait chaud, il fait clair, il fait calme... L’âme se détend, se mêle aux chansons, aux parfums, aux frémissements de l’air tiède, à tout ce qui tourbillonne, impalpable et enivré dans le soleil.

Un ruisseau coule au milieu des roseaux où le vent chante; de jeunes hommes, à demi nus, y lavent leur linge. Ils le piétinent avec des gestes de danseurs antiques. Leurs jambes s’agitent en cadence, et, soudain, s’allongent, horizontales, minces, le pied tendu, un moment arrêtées en l’air, comme s’ils faisaient exprès d’être beaux en leurs singulières attitudes rythmiques. Des vêtements sèchent autour d’eux, sur les plantes, étalant des nuances imprécises, exténuées par l’âge.

A quelques pas de moi, un adolescent, très absorbé, s’épouille.

—En as-tu trouvé beaucoup?

—Une vingtaine seulement. Je n’enlève que les plus gros, ceux qui mordent trop fort... les poux ont été créés par Allah en même temps que l’homme... Qui n’en a pas? Ils complètent le fils d’Adam.

—Sans doute, tu parles juste et d’expérience.

Le jeune garçon ne s’attarde pas à ce travail. Il est venu au cimetière pour jouir, pour fêter le soleil. Une cage, suspendue au-dessus de lui dans les branches, lance des roulades frénétiques. On ne voit pas l’oiseau, les barreaux de jonc ne semblent contenir qu’une harmonie, une exaltation qui s’évade.

Couché sur sa djellaba, une pipe de kif entre les lèvres, un verre de thé à portée de sa main, le regard bienheureux et vague, cet adolescent participe à l’universelle félicité d’un matin au printemps. Parfois, il s’arrache à sa béatitude pour vérifier quelques cordes tendues entre deux arbres, comme d’immenses fils de la Vierge.

—Ce sont, m’explique-t-il, des cordes pour mon gumbri[81]. Si elles sèchent vite, elles auront de beaux sons... Je suis Driss le boucher.

Complaisamment il soupèse un paquet blême et mou d’intestins encore frais. Il en attache les bouts à une branche et les dévide en s’éloignant, pour atteindre un micocoulier aux ramures basses.

Plus loin, un groupe de burnous, dont je n’aperçois que les capuchons émergeant des herbes, se penche au-dessus du sol en religieuses attitudes. Mais ce n’est point une tombe qu’ils entourent. Ils jouent aux échecs... et ils poussent les pions avec de subites inspirations, après avoir longuement médité chaque coup.

Quelques bourricots, chargés de bois, trottinent à la file dans le sentier, entre les plantes sauvages et hautes, qu’ils écartent sur leur passage, en frissonnant de la peau et des oreilles. L’ânier invective contre eux sans relâche.

—Allons! Pécheurs! Calamités! Fils d’adultère! Allons! Pourceaux d’entre les pourceaux!

Parfois il arrête ses injures pour baiser la porte d’un marabout, marmotte quelque oraison, puis il rejoint ses ânons en courant et vociférant de plus belle...

Des femmes voilées psalmodient autour d’un tombeau, et leurs chants me rappellent que ce lieu n’est point une arsa, malgré les arbres, le sol couvert de fleurs, les cactus rigides et bleus et le bel horizon de montagnes mollement déployées; que ces frustes pierres éparses dans la verdure ne sont point les accidents d’un terrain rocailleux... Mais lorsque je passe, elles me saluent et rient et elles m’interrogent sur les noces de Rhadia où je fus l’autre semaine.

O croyants! Vous avez raison. Il faut vivre sereinement, sans autre souci que les douces frivolités de l’existence. Il faut vivre sans réfléchir, sans prévoir. Il faut vivre d’une vie simple, paisible, familière—et se distraire et chanter, et jouir des bonnes choses—en regardant le ciel très bleu, en écoutant les oiseaux—avec insouciance, avec ivresse.

Le monde est un cimetière délicieux.

13 avril.

—La mariée pleure! la mariée pleure!

Vierge pudique et bien gardée, dont aucun homme ne connaît le visage, ô petite gazelle farouche tremblant à l’approche du chasseur, combien tes larmes réjouiront l’époux!... Puisse Allah, qui les compte, te les rendre en félicités! Puissent tes filles, au jour de leurs noces, verser autant de larmes que toi et t’honorer de leur douleur ainsi que tu honores ta mère!

O mariée, tes pleurs disent ta pureté parfaite.

 

Les invitées louangent entre elles cette «aroussa» dont l’affliction peut servir d’enseignement aux fillettes qui l’entourent. Et elles félicitent Marzaka d’avoir mis tant de honte au cœur de Lella Oum Keltoum, de l’avoir si bien élevée, si merveilleusement préparée au mariage, car jamais fiancée n’a répandu plus de larmes!

Nulle n’ignore sa résistance, ni la contrainte qui la brise, mais une jeune fille dont l’hymen est célébré avec un si surprenant éclat ne doit-elle pas s’en réjouir secrètement, mesurer l’envie élogieuse des gens, jouir en son cœur des récits émerveillés qui se répéteront de génération en génération?

Le mariage enfin, qu’il convient d’atteindre dans la tristesse, n’est-il pas le but unique d’une Musulmane, l’inconnu qui vient briser tout à coup la monotonie du temps, le moment suprême d’orgueil et de joie?

Depuis sept jours, tant de femmes, les plus riches, les plus nobles de la ville, n’ont eu d’yeux et d’attention que pour Lella Oum Keltoum. Toutes les parures se sont étalées autour d’elle; tous les flambeaux se sont allumés; tous les parfums se sont épandus; toutes les chanteuses ont détaillé sa beauté, sa pudeur et son émoi; toutes les fillettes, réunies dans le Ktaa, ont frémi de désir en la contemplant.

Soudain, à cause d’elle, la vie uniforme et lente est devenue un enchantement de plaisirs, de festins, de musique et de splendeurs.

Docile entre les mains de la neggafa, pliée par la tradition, Lella Oum Keltoum a pris l’attitude rituelle des jeunes épouses. Ses pieds ne touchent plus le sol, ses lèvres ne prononcent plus une parole, ses yeux ne s’ouvrent pas sur les somptuosités environnantes.

Maintes fois, elle fut exposée à l’admiration de l’assemblée, en des atours différents. Et chacune de ses toilettes était plus splendide que la précédente, et chacun de ses bijoux dépassait la richesse des autres, et chacune de ses larmes excitait davantage l’admiration et la louange...

Qui donc n’envierait Lella Oum Keltoum?

Il faut avoir un cœur de Nazaréenne, sous les caftans de brocart, pour songer avec angoisse au destin qui s’accomplit, pour démêler la révolte et le désespoir à travers les pleurs traditionnels d’une mariée...

Dans le palais de Mouley Hassan où l’on se prépare à recevoir l’aroussa, la magnificence dépassera, dit-on, celle des fêtes qui se déroulent ici.

Lella Fatima-Zohra, très dignement retirée dans ses appartements, ne saurait y assister, mais elle a donné ses ordres et prévu toutes choses afin que les noces de Mouley Hassan soient dignes de leur maison.

Tout est prêt.

L’époux s’impatiente.

Amenez la mule harnachée de velours et d’argent!

Allumez les cierges aux mains des jouvenceaux!

Frappez les instruments!

Voici que la vierge paraît! Autour d’elle, les danseurs bondissent, les tambourins s’agitent éperdus, les torches répandent leur lumière vacillante et dorée.

Et les gens, attardés dans la nuit, s’émerveillent au passage fantastique du cortège nuptial, tandis que, droite, rigide, sous ses voiles de pourpre et d’or, mystérieuse amazone éblouissante, la mariée pleure.

16 juin.

Au retour de Marrakech, où nous allâmes après les noces de Lella Oum Keltoum, Meknès m’apparaît plus intime, plus familière et plus aimable. Tous les visages nous sont connus et accueillants, toutes les portes nous sont ouvertes.

J’ai hâte de revoir mes amies abandonnées depuis deux mois, d’apprendre les petits événements très importants de leur existence, et surtout de savoir ce qu’il advint de la révoltée entre les mains du vieillard...

—Comment le jugerions-nous, m’a répondu Yasmine. Peut-on se fier aux propos des esclaves, mères du mensonge? Et pour ce qui est de Lella Oum Keltoum, elle ne monte plus jamais à la terrasse, car elle est Chérifa, et son temps de fillette a passé. Aussi n’avons-nous point revu la couleur de son visage, bien qu’elle soit de nouveau notre voisine. Mouley Hassan l’a gardée chez lui pendant les premières semaines, puis il l’a réinstallée dans sa propre demeure et il y passe lui-même presque toutes les nuits... Hier soir, nous avons appris ton retour aux négresses, et certes Lella Oum Keltoum en doit être informée et t’attendre dans l’impatience.

 

J’avais cueilli, pour la petite épouse, toutes les roses de notre riadh. Cependant je parvins chez elle les mains vides, car chaque enfant, rencontré dans la rue, me priait gentiment de lui donner une fleur, et, lorsque j’atteignis la demeure de nos voisines, je fus sollicitée par une vieille mendiante accroupie dans la poussière. C’était une pauvre femme hideuse et décharnée; des haillons cachaient à peine son corps, laissant apercevoir la peau flétrie, la misère des seins et les jambes osseuses. A mon approche, elle arrêta sa complainte:

—O Lella, me dit-elle, accorde-moi une petite rose!

Cette demande inattendue fut aussitôt exaucée, et la pauvresse, m’ayant couverte de bénédictions, plongea son visage de spectre dans les fleurs dont ses mains étaient pleines.

 

On n’entre plus chez Lella Oum Keltoum ainsi qu’autrefois. Un portier garde le seuil, soupçonneux et digne sur sa peau de mouton. Il ne laisse pénétrer les gens qu’à bon escient.

Dans l’ombre du vestibule, se cachant derrière les portes, il n’y a plus de curieuses négresses à épier les passants.

Le demeure m’apparut toute différente et cent fois plus belle que je ne pensais, car, aussitôt après les noces, Mouley Hassan mit à la réparer les meilleurs artisans de la ville. En sorte que le palais de Sidi M’hammed Lifrani a retrouvé son ancienne splendeur.

Dans les salles, tous les sofas étaient neufs, bien rembourrés et chargés de coussins. Des haïtis, en velours éclatant, garnissaient les murailles, des tapis d’Angleterre couvraient les miroitantes mosaïques, et de grands miroirs, venus d’Europe, reflétaient la transformation des choses, au milieu de cadres très dorés.

Lella Oum Keltoum s’avance vers moi, le visage plein, avenant et reposé. Des caftans de drap alourdissent mollement ses gestes et lui donnent une imposante ampleur. La sebenia de soie, remplaçant la simple cotonnade blanche permise aux vierges, laisse tomber de longues franges multicolores autour de ses joues peintes. Des anneaux d’or, enrichis d’énormes rubis, se balancent à ses petites oreilles brunes qu’ils déforment, et la ferronnière, qui brille au milieu de son front, est constellée de diamants, étincelants à faire jaunir d’envie toutes les sultanes.

Je ne l’ai point questionnée sur Mouley Hassan, et la petite épouse ne m’en a rien dit, mais il semble présent partout en cette demeure. Son nom est dans toutes les bouches, son selham, bien plié, reposait sur un matelas, et le nerf de bœuf, dont il use volontiers avec les esclaves, pendait à la muraille, à côté d’un chapelet et d’un poignard au fourreau d’argent.

Après les premiers compliments et les nouvelles de mon voyage, Lella Oum Keltoum m’entretint, très longuement, de terrains contestés que le Chérif veut acheter... Histoire étrange et bien compliquée pour une petite Musulmane... Cependant cela semble la passionner tout autant que les présents dont son époux la comble, les caftans d’une invraisemblable somptuosité qui emplissent tous ses coffres et les bijoux trop modernes, massifs et surchargés d’insolentes pierreries, qu’elle me fit évaluer avec orgueil.

Lella Oum Keltoum a pris l’assurance tranquille d’une maîtresse des choses. Les négresses exécutent ses ordres avec empressement. Elles ne traînent plus, négligentes, à travers la demeure, et se tiennent debout, adossées aux portes, humbles et prêtes à servir, ou vaquent dans les cuisines à leurs besognes coutumières.

Elles s’apparentent déjà, par leurs airs repus, aux vigoureuses esclaves du Chérif; leurs faces camuses et sournoises se sont épanouies; des foutas neuves ceignent leurs fortes croupes.

Marzaka elle-même a repris tout naturellement la place qui convient. Lella Oum Keltoum la traite avec mansuétude et l’entente semble les unir parfaitement, sans aucune rancœur des querelles passées.

Opulente et nette en son caftan de drap géranium que tempère une tfina de mousseline blanche, la grosse négresse a renoncé aux brocarts fripés qu’elle arborait jadis, hors de propos. Elle se tient, selon la bienséance, un peu à l’écart sur le sofa, tandis que Lella Oum Keltoum siège avec moi au milieu du divan, place honorable d’où l’on aperçoit le patio.

Toujours mielleuse, prompte à l’adulation, Marzaka traite sa fille avec une flatteuse déférence.

Bénédiction[82]! ô Lella! répond-elle à ses moindres propos.

Devant nous, le soleil étincelle aux marbres luisants de la cour, à ses ors, à ses mosaïques, à ses eaux ruisselant des vasques.

Et les reflets ardents éclairent d’heureux visages apaisés, dans l’ombre de la salle...

Ce n’est plus qu’abondance, plénitude, jouissance de l’être et satisfaction.

Alors, ce que je voulais dire, je ne l’ai point dit, et n’ai point demandé ce que je voulais demander.

Mais, en quittant Lella Oum Keltoum, je me suis écriée:

—En vérité! la bénédiction d’Allah s’étend sur ta maison!

—Louange à Dieu! répondit-elle avec conviction. Puisse-t-Il nous garder la félicité qu’Il accorda!

17 juin.

Un nègre, portant sur sa tête un grand plateau de bois coiffé d’un cône en vannerie, est introduit dans notre riadh. Les petites filles, toujours curieuses, m’appellent avec insistance. Elles ont hâte de soulever le pittoresque couvercle et de réjouir leurs yeux par l’aspect des friandises dont se délecteront leurs palais.

Mes amies musulmanes m’ont habituée à ces cadeaux culinaires, accompagnés de souhaits, de salutations et souvent d’une pressante invite à les aller voir.

J’ai reconnu El Bachir, l’esclave de Lella Lbatoul. Il me remet un mouchoir plein de pétales de roses, et découvre le plateau afin que je contemple les fenouils confits dans du vinaigre et les délectables beignets au miel parsemés de sésame. Je m’apprête à le charger, pour sa maîtresse, des remerciements qui conviennent, mais son compliment, plus long que de coutume et d’une étrange teneur, m’arrête, interdite.

—Lella Lbatoul t’envoie son salut le plus tendre et le plus parfumé. Elle espère qu’il n’y a pour toi que prospérité et te fait savoir qu’elle s’ensauvage de ton absence depuis le long temps qu’elle ne t’a vue. En sorte qu’elle désire ardemment que tu viennes la distraire. Elle t’apprend aussi que sa petite fille, la chérie, Lella Aïcha, est entrée ce matin dans la miséricorde d’Allah, par suite de sa maladie, la rougeole, et que tous les autres enfants en sont atteints. Puisse le Seigneur les guérir!... Lella Lbatoul fit cueillir ces roses de ses rosiers et sortir des réserves ce fenouil et ces gâteaux que tu aimes, afin que ton odorat, ton goût et ton cœur soient excellemment dulcifiés... Et la petite Aïcha—qu’Allah miséricordieux la reçoive et l’agrée!—fut enterrée à midi... Sur le hakem et sur toi, paix et bénédictions parfaites!...

Voilà ce que m’a dit l’esclave en m’offrant les fleurs, les hors-d’œuvre et les pâtisseries.

Je ne suis pas étonnée, car je sais qu’il ne faut pas s’étonner des choses que l’on ne comprend point, ni surtout les juger.

Mais j’ai revu, dans ma pensée, la fillette accrochée aux caftans maternels et que Lella Lbatoul couvrait de baisers passionnés.

La petite Aïcha est morte!... C’était écrit! Il ne reste plus que la résignation... Et, comme il ne sied point d’attrister une amie par une nouvelle de ce genre, Lella Lbatoul a songé,—auprès du petit cadavre qui ne réclamait plus aucun soin,—à m’envoyer les odorants pétales et les friandises, dont la délicatesse atténuerait, pour moi, l’ombre de ce malheur.

30 juin.

Douceur!... Quiétude!... Plaisant repos!...

 

La vie qui s’exprime en gestes harmonieux et lents sous les vêtements aux nobles plis... Siestes et rêveries prolongées dans l’ombre des salles où tout a été conçu pour la jouissance des yeux. Les rosaces des mosaïques rayonnent le long des parois, d’une infinie variété en leur apparente similitude; les frises déroulent leurs dentelles de stuc, et, lorsque le regard atteint le plafond, il se perd délicieusement parmi les arabesques et les lignes qui se poursuivent, se rejoignent et s’enlacent avec une surprenante harmonie.

Esclaves! accourez à l’appel du maître, sur vos pieds nus que ne sauraient meurtrir les tapis, les marbres, ni l’émail des carrelages.

Esclaves! il y a des mouches importunes, agitez les mouchoirs de soie.

Ouvrez les portes si bien ciselées, qui semblent les gigantesques et précieux battants de tabernacles chrétiens, afin que l’air du soir rafraîchisse la salle et chasse les dernières fumées du santal dont s’embaumèrent les somnolences. Au delà des arcades, apparaît la cour pavée de faïences, que les reflets du ciel moirent d’une luisante eau bleue, et la vasque toute ruisselante où s’abreuvent des tourterelles.

Fraîcheur!... Délices!... Monotone et limpide chanson des jets d’eau!...

Esclaves! apportez les plateaux d’argent chargés de tasses. Ils brillent entre vos mains noires comme le contraste d’une parure. Avancez en roulant vos hanches! Que le samovar qui vous courbe fasse valoir vos lourdes splendeurs!

L’existence est chose facile et voluptueuse, ô négresses! Sur vos destinées furent écrites la servitude et les besognes familières, mais aussi les plaisirs d’amour.

—«Lequel des bienfaits de Dieu nierez-vous[83]?»

Il a donné à ses croyants l’inestimable faveur d’une vie sans fièvres et sans heurts, sans l’agitation qui consume les peuples d’Occident, sans les raisonnements, et les recherches dont il torture leurs cerveaux, sans la tension exaspérée de leurs volontés vers des buts superflus.

Il a donné aux misérables tout l’or des soleils couchants à contempler chaque soir le long des remparts; les repos à l’abri des treilles; les récits des conteurs publics; l’insouciante paresse de lézards qui vivent d’une mouche entre deux torpeurs.

Il a donné à d’autres de petites échoppes pour somnoler parmi les babouches, les poteries, les écheveaux de soie; les parties d’échecs au coin d’une place; les ânillons trottinants que l’on chevauche sur les reins, tout au bout, presque à la naissance de la queue, tandis que les jambes trop longues effleurent la poussière.

Il a donné aux lettrés leurs blanches mousselines et leur air dévot, leur esprit subtil; le charme des absurdes discussions théologiques; les livres ornés de miniatures—trésors de poésie, de science et d’ingéniosité—les mosquées aux nattes fines où l’on accomplit soigneusement les rites prescrits pour les cinq prières.

Il a donné aux riches les belles demeures, les sofas, les innombrables coussins, les esclaves et les parfums; les arsas verdoyantes où les branches fléchissent, accablées sous trop de fruits; les divertissements de la musique et des festins; les mules qui s’en vont d’un pas si tranquille, régulier et sûr, avec leurs selles très confortables, vêtues de drap rouge, et leurs larges étriers.

Il a donné aux femmes les terrasses et les voisines, les noces, les parures, les bavardages, les messagères, les revendeuses complaisantes et la distraction nocturne des hammams.

Il a donné aux morts des cimetières sans tristesse, à l’ombre des micocouliers, des cimetières où l’on s’efface très vite, en un même néant sous les fleurs...

«Lequel des bienfaits d’Allah nierez-vous?»

Il a donné à tous un bien suprême: la paix.

Allures paisibles.

Esprits paisibles.

Bonheurs paisibles.

 

Cela que nous ignorons.

FIN


E. GREVIN—IMPRIMERIE DE LAGNY—232-4-22.

NOTES:

[1] Chérif. Descendant du Prophète.

[2] Maghzen, gouvernement du Sultan.

[3] Mida, petite table ronde et très basse.

[4] Sultan contemporain de Louis-Philippe.

[5] Dynastie des sultans actuels.

[6] Mets marocains dans la composition desquels entrent toujours des viandes.

[7] Habitants de Rabat.

[8] Jardin intérieur.

[9] Nom donné aux chrétiens.

[10] Titre qui devrait être réservé aux Cherifas, mais que, par politesse, on donne indifféremment à toutes les femmes, ainsi que, en France, «Madame» ou «Mademoiselle».

[11] Vergers marocains.

[12] Expression très courante signifiant à peu près «être généreux sans rien ménager».

[13] Le grand sultan contemporain de Louis XIV.

[14] Habitants de Meknès.

[15] Lieu «d’où l’on voit», sorte de belvédère.

[16] Petits fourneaux de terre.

[17] Robe de dessus transparente.

[18] Foulard de tête.

[19] Sorte de gros bourrelets encadrant la tête sur lesquels est appliqué le foulard de soie.

[20] Tuteur-gardien.

[21] Attention.

[22] Le dirigeant, le gouverneur.

[23] Le verbe «carotter» est passé dans la langue arabe et conjugué selon les règles.

[24] Marché aux étoffes.

[25] Sauf ton respect.

[26] Vendeur de café.

[27] Les Musulmans qui n’auront point fait à leurs épouses des parts égales, paraîtront devant Allah «avec des fesses inégales» (Commentaire du Coran).

[28] Sorte de soupe très épicée.

[29] Cruche ventrue en cuivre, dont le fond est arrondi et qui ne peut se tenir sans branler.

[30] Le grand sultan de Meknès contemporain de Louis XIV.

[31] Instrument à deux cordes.

[32] Les plus beaux foulards de tête sont ainsi nommés parce que, très lourds, ils s’achètent au poids.

[33] Maîtresse des cérémonies.

[34] De la maison impériale.

[35] Garçon qui porte les pains au four et les rapporte à domicile.

[36] La dot, en droit coranique, est versée par le mari.

[37] Formule équivalant à «sauf ton respect».

[38] Chef de la famille impériale dans une ville.

[39] Pièce indépendante du reste de la maison, où le maître reçoit ses amis.

[40] 8000 francs.

[41] L’an 1330 de l’hégire, (1911 de l’ère chrétienne).

[42] Sorte de vermicelle.

[43] Coran.

[44] Prévôt des marchands.

[45] Cour du Sultan.

[46] 125 francs.

[47] Guinéens. Nègres originaires de Guinée qui forment une sorte de confrérie.

[48] Voile de soie tombant jusqu’aux reins et réservé aux Juives mariées.

[49] Eau-de-vie de figues.

[50] 0 fr. 25.

[51] Hanna avait sept enfants, qui furent tués sur ses genoux à la prise de Jérusalem.

[52] Bénédiction apportant la chance.

[53] Coran. Verset du trône.

[54] La fumée.

[55] L’indigène préposé aux canalisations.

[56] Alcôve formée par des draperies, où la mariée reste enfermée.

[57] Pantalon.

[58] Tenture murale.

[59] Water-closet.

[60] Feuilles des palmiers nains, qui servent à chauffer les fours.

[61] Romains.

[62] Le geai bleu ou chasseur d’Afrique.

[63] Eau-de-vie de figues.

[64] Tenture murale décorée en forme d’arcades.

[65] La plus monumentale porte du Maroc, à Meknès.

[66] Pantalon.

[67] Nom fantaisiste de tribu.

[68] Étudiant. Les «étudiants» s’adonnent souvent à la sorcellerie.

[69] Sorte de gâteau.

[70] Formule de repentir.

[71] Vieux chant maure andalou.

[72] 0 fr. 25.

[73] Arsenic.

[74] Pièce du logis ayant une issue indépendante.

[75] Se faire épouser avec reconnaissance dotale.

[76] Quartier de Meknès.

[77] Nom d’un génie.

[78] Coran. Sourate du Soleil.

[79] Les trois premières invocations sont adressées à des saints, les autres à des génies mâles et femelles.

[80] Coran. Sourate du «Jour qui enveloppe».

[81] Instrument de musique à deux cordes.

[82] Formule très respectueuse d’assentiment, d’inférieur à supérieur.

[83] Coran.


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