Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu: ou la politique de Machiavel au XIXe Siècle par un contemporain
Est-il vrai que vous ayez une telle illusion?
Établissez le contraire.
Vous m'accordez donc, pour un moment, le succès d'une entreprise armée contre le pouvoir établi?
Oui.
Remarquez bien alors dans quelle situation je me trouve placé. J'ai supprimé momentanément tout pouvoir autre que le mien. Si les institutions encore debout peuvent élever devant moi quelque obstacle, c'est de pure forme; en fait, les actes de ma volonté ne peuvent rencontrer aucune résistance réelle; enfin je suis dans cette condition extra-légale, que les Romains appelaient d'un mot si beau et si puissamment énergique: la dictature. C'est-à-dire que je puis tout ce que je veux à l'heure présente, que je suis législateur, exécuteur, justicier, et à cheval comme chef d'armée.
Retenez ceci. Maintenant j'ai triomphé par l'appui d'une faction, c'est-à-dire que cet événement n'a pu s'accomplir qu'au milieu d'une profonde dissension intérieure. On peut dire au hasard, mais sans se tromper, quelles en sont les causes. Ce sera un antagonisme entre l'aristocratie et le peuple ou entre le peuple et la bourgeoisie. Pour le fond des choses, ce ne peut être que cela; à la surface, ce sera un pêle-mêle d'idées, d'opinions, d'influences et de courants contraires, comme dans tous les États où la liberté aura été un moment déchaînée. Il y aura là des éléments politiques de toute espèce, des tronçons de partis autrefois victorieux, aujourd'hui vaincus, des ambitions effrénées, des convoitises ardentes, des haines implacables, des terreurs partout, des hommes de toute opinion et de toute doctrine, des restaurateurs d'anciens régimes, des démagogues, des anarchistes, des utopistes, tous à l'oeuvre, tous travaillant également de leur côté au renversement de l'ordre établi. Que faut-il conclure d'une telle situation? Deux choses: la première, c'est que le pays a un grand besoin de repos et qu'il ne refusera rien à qui pourra le lui donner; la seconde, c'est qu'au milieu de cette division des partis, il n'y a point de force réelle ou plutôt qu'il n'y en a qu'une, le peuple.
Je suis, moi, un prétendant victorieux; je porte, je suppose, un grand nom historique propre à agir sur l'imagination des masses. Comme Pisistrate, comme César, comme Néron même; je m'appuierai sur le peuple; c'est l'a b c de tout usurpateur. C'est là la puissance aveugle qui donnera le moyen de tout faire impunément, c'est là l'autorité, c'est là le nom qui couvrira tout. Le peuple en effet se soucie bien de vos fictions légales et de vos garanties constitutionnelles!
J'ai fait le silence au milieu des factions, et maintenant vous allez voir comme je vais marcher.
Peut-être vous rappelez-vous les règles que j'ai établies dans le traité du Prince pour conserver les provinces conquises. L'usurpateur d'un État est dans une situation analogue à celle d'un conquérant. Il est condamné à tout renouveler, à dissoudre l'État, à détruire la cité, à changer la face des moeurs.
C'est là le but, mais dans les temps actuels il n'y faut tendre que par des voies obliques, des moyens détournés, des combinaisons habiles, et, autant que possible, exemptes de violence. Je ne détruirai donc pas directement les institutions, mais je les toucherai une à une par un trait de main inaperçu qui en dérangera le mécanisme. Ainsi je toucherai tour à tour à l'organisation judiciaire, au suffrage, à la presse, à la liberté individuelle, à l'enseignement.
Par-dessus les lois primitives je ferai passer toute une législation nouvelle qui, sans abroger expressément l'ancienne, la masquera d'abord, puis bientôt l'effacera complétement. Telles sont mes conceptions générales, maintenant vous allez voir les détails d'exécution.
Que n'êtes-vous encore dans les jardins de Ruccellaï, ô Machiavel, pour professer ces belles leçons, et combien il est regrettable que la postérité ne puisse pas vous entendre!
Rassurez-vous; pour qui sait lire, tout cela est dans le traité du Prince.
Eh bien, vous êtes au lendemain de votre coup d'État, qu'allez-vous faire?
Une grande chose, puis une très-petite.
Voyons d'abord la grande?
Après le succès d'un coup de force contre le pouvoir établi, tout n'est pas fini, et les partis ne se tiennent généralement pas pour battus. On ne sait pas encore au juste ce que vaut l'énergie de l'usurpateur, on va l'essayer, on va se lever contre lui les armes à la main. Le moment est venu d'imprimer une terreur qui frappe la cité entière et fasse défaillir les âmes les plus intrépides.
Qu'allez-vous faire? Vous m'aviez dit que vous aviez répudié le sang.
Il ne s'agit pas ici de fausse humanité. La société est menacée, elle est en état de légitime défense; l'excès des rigueurs et même de la cruauté préviendra pour l'avenir de nouvelles effusions de sang. Ne me demandez pas ce que l'on fera; il faut que les âmes soient terrifiées une fois pour toutes et que la peur les détrempe.
Oui, je me rappelle; c'est là ce que vous enseignez dans le traité du Prince en racontant la sinistre exécution de Borgia dans Césène[7]. Vous êtes bien le même.
Non, non, vous le verrez plus tard; je n'agis ainsi que par nécessité, et j'en souffre.
Mais qui donc le versera, ce sang?
L'armée! cette grande justicière des États; elle dont la main ne déshonore jamais ses victimes. Deux résultats de la plus grande importance seront atteints par l'intervention de l'armée dans la répression. A partir de ce moment, d'une part elle se trouvera pour toujours en hostilité avec la population civile qu'elle aura châtiée sans ménagement, de l'autre elle se rattachera d'une manière indissoluble au sort de son chef.
Et vous croyez que ce sang ne retombera pas sur vous?
Non, car aux yeux du peuple, le souverain, en définitive, est étranger aux excès d'une soldatesque qu'il n'est pas toujours facile de contenir. Ceux qui pourront en être responsables, ce seront les généraux, les ministres qui auront exécuté mes ordres. Ceux-là, je vous l'affirme, me seront dévoués jusqu'à leur dernier soupir, car ils savent bien ce qui les attendrait après moi.
C'est donc là votre premier acte de souveraineté! Voyons maintenant le second?
Je ne sais si vous avez remarqué quelle est, en politique, la puissance des petits moyens. Après ce que je viens de vous dire, je ferai frapper à mon effigie toute la nouvelle monnaie, dont j'émettrai une quantité considérable.
Mais au milieu des premiers soucis de l'État, ce serait une mesure puérile.
Vous croyez cela? Vous n'avez pas pratiqué le pouvoir. L'effigie humaine imprimée sur la monnaie, c'est le signe même de la puissance. Au premier abord il y aura des esprits orgueilleux qui en tressailliront de colère, mais on s'y habituera; les ennemis mêmes de mon pouvoir seront obligés d'avoir mon portrait dans leur escarcelle. Il est bien certain que l'on s'habitue peu à peu à regarder avec des yeux plus doux les traits qui sont partout imprimés sur le signe matériel de nos jouissances. Du jour où mon effigie est sur la monnaie, je suis roi.
J'avoue que cet aperçu est nouveau pour moi; mais passons. Vous n'avez pas oublié que les peuples nouveaux ont la faiblesse de se donner des constitutions qui sont les garanties de leurs droits? Avec votre pouvoir issu de la force, avec les projets que vous me révélez, vous allez peut-être vous trouver embarrassé en présence d'une charte fondamentale dont tous les principes, toutes les règles, toutes les dispositions sont contraires à vos maximes de gouvernement.
Je ferai une autre constitution, voilà tout.
Et vous pensez que cela ne sera pas autrement difficile?
Où serait la difficulté? Il n'y a pas, pour le moment, d'autre volonté, d'autre force que la mienne et j'ai pour base d'action l'élément populaire.
C'est vrai. J'ai pourtant un scrupule: d'après ce que vous venez de me dire, j'imagine que votre constitution ne sera pas un monument de liberté. Vous pensez qu'il suffira d'une seule crise de la force, d'une seule violence heureuse pour ravir à une nation tous ses droits, toutes ses conquêtes, toutes ses institutions, tous les principes avec lesquels elle a pris l'habitude de vivre?
Permettez! Je ne vais pas si vite. Je vous disais, il y a peu d'instants, que les peuples étaient comme les hommes, qu'ils tenaient plus aux apparences qu'à la réalité des choses; c'est là, en politique, une règle dont je suivrais scrupuleusement les indications; veuillez me rappeler les principes auxquels vous tenez le plus et vous verrez que je n'en suis pas aussi embarrassé que vous paraissez le croire.
Qu'allez-vous en faire, ô Machiavel?
Ne craignez rien, nommez-les-moi.
Je ne m'y fie point, je vous l'avoue.
Eh bien, je vous les rappellerai moi-même. Vous ne manqueriez sans doute pas de me parler du principe de la séparation des pouvoirs, de la liberté de la parole et de la presse, de la liberté religieuse, de la liberté individuelle, du droit d'association, de l'égalité devant la loi, de l'inviolabilité de la propriété et du domicile, du droit de pétition, du libre consentement de l'impôt, de la proportionnalité des peines, de la non rétroactivité des lois; en est-ce assez et en souhaitez-vous encore?
Je crois que c'est beaucoup plus qu'il n'en faut, Machiavel, pour mettre votre gouvernement mal à l'aise.
C'est là ce qui vous trompe, et cela est si vrai, que je ne vois nul inconvénient à proclamer ces principes; j'en ferai même, si vous le voulez, le préambule de ma constitution.
Vous m'avez déjà prouvé que vous étiez un grand magicien.
Il n'y a point de magie là dedans, il n'y a que du savoir-faire politique.
Mais comment, ayant inscrit ces principes en tête de votre constitution, vous y prendrez-vous pour ne pas les appliquer?
Ah! prenez garde, je vous ai dit que je proclamerais ces principes, mais je ne vous ai pas dit que je les inscrirais ni même que je les désignerais expressément.
Comment l'entendez-vous?
Je n'entrerais dans aucune récapitulation; je me bornerais à déclarer au peuple que je reconnais et que je confirme les grands principes du droit moderne.
La portée de cette réticence m'échappe.
Vous allez reconnaître combien elle est importante. Si j'énumérais expressément ces droits, ma liberté d'action serait enchaînée vis-à-vis de ceux que j'aurais déclarés; c'est ce que je ne veux pas. En ne les nommant point, je parais les accorder tous et je n'en accorde spécialement aucun; cela me permettra plus tard d'écarter, par voie d'exception, ceux que je jugerai dangereux.
Je comprends.
Parmi ces principes, d'ailleurs, les uns appartiennent au droit politique et constitutionnel proprement dit, les autres au droit civil. C'est là une distinction qui doit toujours servir de règle dans l'exercice du pouvoir absolu. C'est à leurs droits civils que les peuples tiennent le plus; je n'y toucherai pas, si je puis, et, de cette manière, une partie de mon programme au moins se trouvera remplie.
Et quant aux droits politiques ...?
J'ai écrit dans le traité du Prince la maxime que voici, et qui n'a pas cessé d'être vraie: «Les gouvernés seront toujours contents du prince, lorsqu'il ne touchera ni à leurs biens, ni à leur honneur, et dès lors il n'a plus à combattre que les prétentions d'un petit nombre de mécontents, dont il vient facilement à bout.» Ma réponse à votre question est là.
On pourrait, à la rigueur, ne pas la trouver suffisante; on pourrait vous répondre que les droits politiques aussi sont des biens; qu'il importe aussi à l'honneur des peuples de les maintenir, et qu'en y touchant vous portez en réalité atteinte à leurs biens comme à leur honneur. On pourrait ajouter encore que le maintien des droits civils est lié au maintien des droits politiques par une étroite solidarité. Qui garantira les citoyens que si vous les dépouillez aujourd'hui de la liberté politique, vous ne les dépouillerez pas demain de la liberté individuelle; que si vous attentez aujourd'hui à leur liberté, vous n'attenterez pas demain à leur fortune?
Il est certain que l'argument est présenté avec beaucoup de vivacité, mais je crois que vous en comprenez parfaitement aussi l'exagération. Vous semblez toujours croire que les peuples modernes sont affamés de liberté. Avez-vous prévu le cas où ils n'en veulent plus, et pouvez-vous demander aux princes d'avoir pour elle plus de passion que n'en ont les peuples? Or, dans vos sociétés si profondément relâchées, où l'individu ne vit plus que dans la sphère de son égoïsme et de ses intérêts matériels, interrogez le plus grand nombre, et vous verrez si, de tous côtés, on ne vous répond pas: Que me fait la politique? que m'importe la liberté? Est-ce que tous les gouvernements ne sont pas les mêmes? est-ce qu'un gouvernement ne doit pas se défendre?
Remarquez-le bien, d'ailleurs, ce n'est même pas le peuple qui tiendra ce langage; ce seront les bourgeois, les industriels, les gens instruits, les riches, les lettrés, tous ceux qui sont en état d'apprécier vos belles doctrines de droit public. Ils me béniront, ils s'écrieront que je les ai sauvés, qu'ils sont en état de minorité, qu'ils sont incapables de se conduire. Tenez, les nations ont je ne sais quel secret amour pour les vigoureux génies de la force. A tous les actes violents marqués du talent de l'artifice, vous entendrez dire avec une admiration qui surmontera le blâme: Ce n'est pas bien, soit, mais c'est habile, c'est bien joué, c'est fort!
Vous allez donc rentrer dans la partie professionnelle de vos doctrines?
Non pas, nous en sommes à l'exécution. J'aurais certainement fait quelques pas de plus si vous ne m'aviez obligé à une digression. Reprenons.
NEUVIÈME DIALOGUE.
Vous en étiez au lendemain d'une constitution faite par vous sans l'assentiment de la nation.
Ici je vous arrête; je n'ai jamais prétendu froisser à ce point des idées reçues dont je connais l'empire.
Vraiment!
Je parle très-sérieusement.
Vous comptez donc associer la nation au nouvel oeuvre fondamental que vous préparez?
Oui, sans doute. Cela vous étonne? Je ferai bien mieux: je ferai d'abord ratifier par le vote populaire le coup de force que j'ai accompli contre l'État; je dirai au peuple, dans les termes qui conviendront: Tout marchait mal; j'ai tout brisé, je vous ai sauvé, voulez-vous de moi? vous êtes libre de me condamner ou de m'absoudre par votre vote.
Libre sous le poids de la terreur et de la force armée.
On m'acclamera.
Je le crois.
Et le vote populaire, dont j'ai fait l'instrument de mon pouvoir, deviendra la base même de mon gouvernement. J'établirai un suffrage sans distinction de classe ni de cens, avec lequel l'absolutisme sera organisé d'un seul coup.
Oui, car d'un seul coup vous brisez en même temps l'unité de la famille, vous dépréciez le suffrage, vous annulez la prépondérance des lumières et vous faites du nombre une puissance aveugle qui se dirige à votre gré.
Je réalise un progrès auquel aspirent ardemment aujourd'hui tous les peuples de l'Europe: J'organise le suffrage universel comme Washington aux États-Unis, et le premier usage que j'en fais est de lui soumettre ma constitution.
Quoi! vous allez la faire discuter dans des assemblées primaires ou secondaires?
Oh! laissons là, je vous prie, vos idées du XVIIIe siècle; elles ne sont déjà plus du temps présent.
Eh bien, de quelle manière alors ferez-vous délibérer sur l'acceptation de votre constitution? comment les articles organiques en seront-ils discutés?
Mais je n'entends pas qu'ils soient discutés du tout, je croyais vous l'avoir dit.
Je n'ai fait que vous suivre sur le terrain des principes qu'il vous a plu de choisir. Vous m'avez parlé des États-Unis d'Amérique; je ne sais pas si vous êtes un nouveau Washington, mais ce qu'il y a de certain, c'est que la constitution actuelle des États-Unis a été discutée, délibérée et votée par les représentants de la nation.
De grâce, ne confondons pas les temps, les lieux et les peuples: nous sommes en Europe; ma constitution est présentée en bloc, elle est acceptée en bloc.
Mais en agissant ainsi vous ne déguisez rien pour personne. Comment, en votant dans ces conditions, le peuple peut-il savoir ce qu'il fait et jusqu'à quel point il s'engage?
Et où avez-vous jamais vu qu'une constitution vraiment digne de ce nom, vraiment durable, ait jamais été le résultat d'une délibération populaire? Une constitution doit sortir tout armée de la tête d'un seul homme ou ce n'est qu'une oeuvre condamnée au néant. Sans homogénéité, sans liaison dans ses parties, sans force pratique, elle portera nécessairement l'empreinte de toutes les faiblesses de vues qui ont présidé à sa rédaction.
Une constitution, encore une fois, ne peut être que l'oeuvre d'un seul; jamais les choses ne se sont passées autrement, j'en atteste l'histoire de tous les fondateurs d'empire, l'exemple des Sésostris, des Solon, des Lycurgue, des Charlemagne, des Frédéric II, des Pierre Ier.
C'est un chapitre d'un de vos disciples que vous allez me développer là.
Et de qui donc?
De Joseph de Maistre. Il y a là des considérations générales qui ne sont pas sans vérité, mais que je trouve sans application. On dirait, à vous entendre, que vous allez tirer un peuple du chaos ou de la nuit profonde de ses premières origines. Vous ne paraissez pas vous souvenir que, dans l'hypothèse où nous nous plaçons, la nation a atteint l'apogée de sa civilisation, que son droit public est fondé, et qu'elle est en possession d'institutions régulières.
Je ne dis pas non; aussi vous allez voir que je n'ai pas besoin de détruire de fond en comble vos institutions pour arriver à mon but. Il me suffira d'en modifier l'économie et d'en changer les combinaisons.
Expliquez-vous?
Vous m'avez fait tout à l'heure un cours de politique constitutionnelle, je compte le mettre à profit. Je ne suis, d'ailleurs, pas aussi étranger qu'on le croit généralement en Europe, à toutes ces idées de bascule politique; vous avez pu vous en apercevoir par mes discours sur Tite-Live. Mais revenons au fait. Vous remarquiez avec raison, il y a un instant, que dans les États parlementaires de l'Europe les pouvoirs publics étaient distribués à peu près partout de la même manière entre un certain nombre de corps politiques dont le jeu régulier constituait le gouvernement.
Ainsi on retrouve partout, sous des noms divers, mais avec des attributions à peu près uniformes, une organisation ministérielle, un sénat, un corps législatif, un conseil d'État, une cour de cassation; je dois vous faire grâce de tout développement inutile sur le mécanisme respectif de ces pouvoirs, dont vous connaissez mieux que moi le secret; il est évident que chacun d'eux répond à une fonction essentielle du gouvernement. Vous remarquerez bien que c'est la fonction que j'appelle essentielle, ce n'est pas l'institution. Ainsi il faut qu'il y ait un pouvoir dirigeant, un pouvoir modérateur, un pouvoir législatif, un pouvoir règlementaire, cela ne fait pas de doute.
Mais, si je vous comprends bien, ces divers pouvoirs n'en font qu'un à vos yeux et vous allez donner tout cela à un seul homme en supprimant les institutions.
Encore une fois, c'est ce qui vous trompe. On ne pourrait pas agir ainsi sans danger. On ne le pourrait pas chez vous surtout, avec le fanatisme qui y règne pour ce que vous appelez les principes de 89; mais veuillez bien m'écouter: En statique le déplacement d'un point d'appui fait changer la direction de la force, en mécanique le déplacement d'un ressort fait changer le mouvement. En apparence pourtant c'est le même appareil, c'est le même mécanisme. De même encore en physiologie le tempérament dépend de l'état des organes. Si les organes sont modifiés, le tempérament change. Eh bien, les diverses institutions dont nous venons de parler fonctionnent dans l'économie gouvernementale comme de véritables organes dans le corps humain. Je toucherai aux organes, les organes resteront, mais la complexion politique de l'État sera changée. Concevez-vous?
Ce n'est pas difficile, et il ne fallait point de périphrases. Vous gardez les noms, vous ôtez les choses. C'est ce qu'Auguste fit à Rome quand il détruisit la République. Il y avait toujours un consulat, une préture, une censure, un tribunat; mais il n'y avait plus ni consuls, ni préteurs, ni censeurs, ni tribuns.
Avouez qu'on peut choisir de plus mauvais modèles. Tout se peut faire en politique, à la condition de flatter les préjugés publics et de garder du respect pour les apparences.
Ne rentrez pas dans les généralités; vous voilà à l'oeuvre, je vous suis.
N'oubliez pas à quelles convictions personnelles chacun de mes actes va prendre sa source. A mes yeux vos gouvernements parlementaires ne sont que des écoles de dispute, que des foyers d'agitations stériles au milieu desquels s'épuise l'activité féconde des nations que la tribune et la presse condamnent à l'impuissance. En conséquence je n'ai pas de remords; je pars d'un point de vue élevé et mon but justifie mes actes.
A des théories abstraites je substitue la raison pratique, l'expérience des siècles, l'exemple des hommes de génie qui ont fait de grandes choses par les mêmes moyens; je commence par rendre au pouvoir ses conditions vitales.
Ma première réforme s'appesantit immédiatement sur votre prétendue responsabilité ministérielle. Dans les pays de centralisation, comme le vôtre, par exemple, où l'opinion, par un sentiment instinctif, rapporte tout au chef de l'État, le bien comme le mal, inscrire en tête d'une charte que le souverain est irresponsable, c'est mentir au sentiment public, c'est établir une fiction qui s'évanouira toujours au bruit des révolutions.
Je commence donc par rayer de ma constitution le principe de la responsabilité ministérielle; le souverain que j'institue sera seul responsable devant le peuple.
A la bonne heure, il n'y a pas là d'ambages.
Dans votre système parlementaire, les représentants de la nation ont, comme vous me l'expliquiez, l'initiative des projets de loi seuls ou concurremment avec le pouvoir exécutif; eh bien, c'est la source des plus graves abus, car dans un pareil ordre de choses, chaque député peut, à tout propos, se substituer au gouvernement en présentant les projets de lois les moins étudiés, les moins approfondis; que dis-je? avec l'initiative parlementaire, la Chambre renversera, quand elle voudra, le gouvernement. Je raye l'initiative parlementaire. La proposition des lois n'appartiendra qu'au souverain.
Je vois que vous entrez par la meilleure voie dans la carrière du pouvoir absolu; car dans un État où l'initiative des lois n'appartient qu'au souverain, c'est à peu près le souverain qui est le seul législateur; mais avant que vous n'alliez plus loin, je désirerais vous faire une objection. Vous voulez vous affermir sur le roc, et je vous trouve assis sur le sable.
Comment?
N'avez-vous pas pris le suffrage populaire pour base de votre pouvoir?
Sans doute.
Eh bien, vous n'êtes qu'un mandataire révocable au gré du peuple, en qui seul réside la véritable souveraineté. Vous avez cru pouvoir faire servir ce principe au maintien de votre autorité, vous ne vous apercevez donc pas qu'on vous renversera quand on voudra? D'autre part, vous vous êtes déclaré seul responsable; vous comptez donc être un ange? Mais soyez-le si vous voulez, on ne s'en prendra pas moins à vous de tout le mal qui pourra arriver, et vous périrez à la première crise.
Vous anticipez: l'objection vient trop tôt, mais j'y réponds de suite, puisque vous m'y forcez. Vous vous trompez étrangement si vous croyez que je n'ai pas prévu l'argument. Si mon pouvoir était troublé, ce ne pourrait être que par des factions. Je suis gardé contre elles par deux droits essentiels que j'ai mis dans ma constitution.
Quels sont donc ces droits?
L'appel au peuple, le droit de mettre le pays en état de siége; je suis chef d'armée, j'ai toute la force publique entre les mains; à la première insurrection contre mon pouvoir, les baïonnettes me feraient raison de la résistance et je retrouverais dans l'urne populaire une nouvelle consécration de mon autorité.
Vous avez des arguments sans réplique; mais revenons, je vous prie, au Corps législatif que vous avez installé; sur ce point, je ne vous vois pas hors d'embarras; vous avez privé cette assemblée de l'initiative parlementaire, mais il lui reste le droit de voter les lois que vous présenterez à son adoption. Vous ne comptez sans doute pas le lui laisser exercer?
Vous êtes plus ombrageux que moi, car je vous avoue que je ne vois à cela aucun inconvénient. Nul autre que moi-même ne pouvant présenter la loi, je n'ai pas à craindre qu'il s'en fasse aucune contre mon pouvoir. J'ai la clef du tabernacle. Ainsi que je vous l'ai dit d'ailleurs, il entre dans mes plans de laisser subsister en apparence les institutions. Seulement je dois vous déclarer que je n'entends pas laisser à la Chambre ce que vous appelez le droit d'amendement. Il est évident qu'avec l'exercice d'une telle faculté, il n'est pas de loi qui ne pourrait être déviée de son but primitif et dont l'économie ne fût susceptible d'être changée. La loi est acceptée ou rejetée, il n'y a pas d'autre alternative.
Mais il n'en faudrait pas davantage pour vous renverser: il suffirait pour cela que l'assemblée législative repoussât systématiquement tous vos projets de loi ou seulement qu'elle refusât de voter l'impôt.
Vous savez parfaitement que les choses ne peuvent se passer ainsi. Une chambre, quelle qu'elle soit, qui entraverait par un tel acte de témérité le mouvement des affaires publiques se suiciderait elle-même. J'aurais mille moyens d'ailleurs de neutraliser le pouvoir d'une telle assemblée. Je réduirais de moitié le nombre des représentants et j'aurais, par suite, moitié moins de passions politiques à combattre. Je me réserverais la nomination des présidents et des vice-présidents qui dirigent les délibérations. Au lieu de sessions permanentes, je réduirais à quelques mois la tenue de l'assemblée. Je ferais surtout une chose qui est d'une très-grande importance, et dont la pratique commence déjà à s'introduire, m'a-t-on dit: j'abolirais la gratuité du mandat législatif; je voudrais que les députés reçussent un émolument, que leurs fonctions fussent, en quelque sorte, salariées. Je regarde cette innovation comme le moyen le plus sûr de rattacher au pouvoir les représentants de la nation; je n'ai pas besoin de vous développer cela, l'efficacité du moyen se comprend assez. J'ajoute que, comme chef du pouvoir exécutif, j'ai le droit de convoquer, de dissoudre le Corps législatif, et qu'en cas de dissolution, je me réserverais les plus longs délais pour convoquer une nouvelle représentation. Je comprends parfaitement que l'assemblée législative ne pourrait, sans danger, rester indépendante de mon pouvoir, mais rassurez-vous: nous rencontrerons bientôt d'autres moyens pratiques de l'y rattacher. Ces détails constitutionnels vous suffisent-ils? en voulez-vous davantage?
Cela n'est nullement nécessaire et vous pouvez passer maintenant à l'organisation du Sénat.
Je vois que vous avez très-bien compris que c'était là la partie capitale de mon oeuvre, la clef de voûte de ma constitution.
Je ne sais vraiment ce que vous pouvez faire encore, car, dès à présent, je vous regarde comme complétement maître de l'État.
Cela vous plaît à dire; mais, en réalité, la souveraineté ne pourrait s'établir sur des bases aussi superficielles. A côté du souverain, il faut des corps imposants par l'éclat des titres, des dignités et par l'illustration personnelle de ceux qui le composent. Il n'est pas bon que la personne du souverain soit constamment en jeu, que sa main s'aperçoive toujours; il faut que son action puisse au besoin se couvrir sous l'autorité des grandes magistratures qui environnent le trône.
Il est aisé de voir que c'est à ce rôle que vous destinez le Sénat et le Conseil d'État.
On ne peut rien vous cacher.
Vous parlez du trône: je vois que vous êtes roi et nous étions tout à l'heure en république. La transition n'est guère ménagée.
L'illustre publiciste français ne peut pas me demander de m'arrêter à de semblables détails d'exécution: du moment que j'ai la toute-puissance en main, l'heure où je me ferai proclamer roi n'est plus qu'une affaire d'opportunité. Je le serai avant ou après avoir promulgué ma constitution, peu importe.
C'est vrai. Revenons à l'organisation du Sénat.
DIXIÈME DIALOGUE.
Dans les hautes études que vous avez dû faire pour la composition de votre mémorable ouvrage sur les Causes de la grandeur et de la décadence des Romains, il n'est pas que vous n'ayez remarqué le rôle que jouait le Sénat auprès des Empereurs à partir du règne d'Auguste.
C'est là, si vous me permettez de vous le dire, un point que les recherches historiques ne me paraissent pas avoir encore complétement éclairci. Ce qu'il y a de certain, c'est que jusqu'aux derniers temps de la République, le Sénat Romain avait été une institution autonome, investie d'immenses priviléges, ayant des pouvoirs propres; ce fut là le secret de sa puissance, de la profondeur de ses traditions politiques et de la grandeur qu'il imprima à la République. A partir d'Auguste, le Sénat n'est plus qu'un instrument dans la main des empereurs, mais on ne voit pas bien par quelle succession d'actes ils parvinrent à le dépouiller de sa puissance.
Ce n'est pas précisément pour élucider ce point d'histoire que je vous prie de vous reporter à cette période de l'Empire. Cette question, pour le moment, ne me préoccupe pas; tout ce que je voulais vous dire, c'est que le Sénat que je conçois devrait remplir, à côté du prince, un rôle politique analogue à celui du Sénat Romain dans les temps qui ont suivi la chute de la République.
Eh bien, mais à cette époque la loi n'était plus votée dans les comices populaires, elle se faisait à coups de sénatus-consultes; est-ce cela que vous voulez?
Non pas: cela ne serait point conforme aux principes modernes du droit constitutionnel.
Quels remercîments ne vous doit-on pas pour un semblable scrupule!
Je n'ai d'ailleurs pas besoin de cela pour édicter ce qui me paraît nécessaire. Nulle disposition législative, vous le savez, ne peut émaner que de ma proposition, et je fais d'ailleurs des décrets qui ont force de lois.
Il est vrai, vous aviez oublié ce point, qui n'est cependant pas mince; mais alors je ne vois pas à quelles fins vous réservez le Sénat.
Placé dans les plus hautes sphères constitutionnelles, son intervention directe ne doit apparaître que dans des circonstances solennelles; s'il était nécessaire, par exemple, de toucher au pacte fondamental, ou que la souveraineté fût mise en péril.
Ce langage est encore très-divinatoire. Vous aimez à préparer vos effets.
L'idée fixe de vos modernes constituants a été, jusqu'à présent, de vouloir tout prévoir, tout régler dans les chartes qu'ils donnent aux peuples. Je ne tomberais pas dans une telle faute; je ne voudrais pas m'enfermer dans un cercle infranchissable; je ne fixerais que ce qu'il est impossible de laisser incertain; je laisserais aux changements une assez large voie pour qu'il y ait, dans les grandes crises, d'autres moyens de salut que l'expédient désastreux des révolutions.
Vous parlez en sage.
Et en ce qui concerne le Sénat, j'inscrirais dans ma constitution: «Que le Sénat règle, par un sénatus-consulte, tout ce qui n'a pas été prévu par la constitution et qui est nécessaire à sa marche; qu'il fixe le sens des articles de la constitution qui donneraient lieu à différentes interprétations; qu'il maintient ou annule tous les actes qui lui sont déférés comme inconstitutionnels par le gouvernement ou dénoncés par les pétitions des citoyens; qu'il peut poser les bases de projets de lois d'un grand intérêt national; qu'il peut proposer des modifications à la constitution et qu'il y sera statué par un sénatus-consulte.»
Tout cela est fort beau et c'est véritablement là un Sénat Romain. Je fais seulement quelques remarques sur votre constitution: elle sera donc rédigée dans des termes bien vagues et bien ambigus pour que vous jugiez à l'avance que les articles qu'elle renferme pourront être susceptibles de différentes interprétations.
Non, mais il faut tout prévoir.
Je croyais que, au contraire, votre principe, en pareille matière, était d'éviter de tout prévoir et de tout régler.
L'illustre président n'a pas hanté sans profit le palais de Thémis, ni porté inutilement le bonnet à mortier. Mes paroles n'ont pas eu d'autre portée que celle-ci: Il faut prévoir ce qui est essentiel.
Dites-moi, je vous prie: votre Sénat, interprète et gardien du pacte fondamental, a-t-il donc un pouvoir propre?
Indubitablement non.
Tout ce que fera le Sénat, ce sera donc vous qui le ferez?
Je ne vous dis pas le contraire.
Ce qu'il interprétera, ce sera donc vous qui l'interpréterez; ce qu'il modifiera, ce sera vous qui le modifierez; ce qu'il annulera, ce sera vous qui l'annulerez?
Je ne prétends pas m'en défendre.
C'est donc à dire que vous vous réservez le droit de défaire ce que vous avez fait, d'ôter ce que vous avez donné, de changer votre constitution, soit en bien, soit en mal, ou même de la faire disparaître complétement si vous le jugez nécessaire. Je ne préjuge rien de vos intentions ni des mobiles qui pourraient vous faire agir dans telles ou telles circonstances données; je vous demande seulement où se trouverait la plus faible garantie pour les citoyens au milieu d'un si vaste arbitraire, et comment surtout ils pourraient jamais se résoudre à le subir?
Je m'aperçois que la sensibilité philosophique vous revient. Rassurez-vous, je n'apporterais aucune modification aux bases fondamentales de ma Constitution sans soumettre ces modifications à l'acceptation du peuple par la voie du suffrage universel.
Mais ce serait encore vous qui seriez juge de la question de savoir si la modification que vous projetez porte en elle le caractère fondamental qui doit la soumettre à la sanction du peuple. Je veux admettre toutefois que vous ne ferez pas par un décret ou par un sénatus-consulte ce qui doit être fait par un plébiscite. Livrerez-vous à la discussion vos amendements constitutionnels? les ferez-vous délibérer dans des comices populaires?
Incontestablement non; si jamais le débat sur des articles constitutionnels se trouvait engagé devant des assemblées populaires, rien ne pourrait empêcher le peuple de se saisir de l'examen du tout en vertu de son droit d'évocation, et le lendemain ce serait la Révolution dans la rue.
Vous êtes logique du moins: alors les amendements constitutionnels sont présentés en bloc, acceptés en bloc?
Pas autrement, en effet.
Eh bien, je crois que nous pouvons passer à l'organisation du Conseil d'État.
Vous dirigez vraiment les débats avec la précision consommée d'un Président de cour souveraine. J'ai oublié de vous dire que j'appointerais le Sénat comme j'ai appointé le Corps législatif.
C'est entendu.
Je n'ai pas besoin d'ajouter d'ailleurs que je me réserverais également la nomination des Présidents et des Vice-Présidents de cette haute assemblée. En ce qui touche le Conseil d'État, je serai plus bref. Vos institutions modernes sont des instruments de centralisation si puissants, qu'il est presque impossible de s'en servir sans exercer l'autorité souveraine.
Qu'est-ce, en effet, d'après vos propres principes, que le Conseil d'État? C'est un simulacre de corps politique destiné à faire passer entre les mains du Prince un pouvoir considérable, le pouvoir règlementaire qui est une sorte de pouvoir discrétionnaire, qui peut servir, quand on veut, à faire de véritables lois.
Le Conseil d'État est de plus investi chez vous, m'a-t-on dit, d'une attribution spéciale peut-être plus exorbitante encore. En matière contentieuse, il peut, m'assure-t-on, revendiquer par droit d'évocation, ressaisir de sa propre autorité, devant les tribunaux ordinaires, la connaissance de tous les litiges qui lui paraissent avoir un caractère administratif. Ainsi, et pour caractériser en un mot ce qu'il y a de tout à fait exceptionnel dans cette dernière attribution, les tribunaux doivent refuser de juger quand ils se trouvent en présence d'un acte de l'autorité administrative, et l'autorité administrative peut, dans le même cas, dessaisir les tribunaux pour s'en référer à la décision du Conseil d'État.
Or, encore une fois, qu'est-ce que le Conseil d'État? A-t-il un pouvoir propre? est-il indépendant du souverain? Pas du tout. Ce n'est qu'un Comité de Rédaction. Quand le Conseil d'État fait un règlement, c'est le souverain qui le fait; quand il rend un jugement, c'est le souverain qui le rend, ou, comme vous dites aujourd'hui, c'est l'administration, l'administration juge et partie dans sa propre cause. Connaissez-vous quelque chose de plus fort que cela et croyez-vous qu'il y ait beaucoup à faire pour fonder le pouvoir absolu dans des États où l'on trouve tout organisées de pareilles institutions?
Votre critique tombe assez juste, j'en conviens; mais, comme le Conseil d'État est une institution excellente en soi, rien n'est plus facile que de lui donner l'indépendance nécessaire en l'isolant, dans un certaine mesure, du pouvoir. Ce n'est pas ce que vous ferez sans doute.
En effet, je maintiendrai le type de l'unité dans l'institution là où je le trouverai, je le ramènerai là où il n'est pas, en resserrant les liens d'une solidarité que je regarde comme indispensable.
Nous ne sommes pas restés en chemin, vous le voyez, car voilà ma constitution faite.
Déjà?
Un petit nombre de combinaisons savamment ordonnées suffit pour changer complétement la marche des pouvoirs. Cette partie de mon programme est remplie.
Je croyais que vous aviez encore à me parler de la cour de cassation.
Ce que j'ai à vous en dire trouvera mieux sa place ailleurs.
Il est vrai que si nous évaluons la somme des pouvoirs qui sont entre vos mains, vous devez commencer à être satisfait.
Récapitulons:
Vous faites la loi: 1° sous la forme de propositions au Corps législatif; vous la faites, 2°, sous forme de décrets; 3° sous forme de sénatus-consultes; 4° sous forme de règlements généraux; 5° sous forme d'arrêtés au Conseil d'État; 6° sous forme de règlements ministériels; 7° enfin sous forme de coups d'État.
Vous ne paraissez pas soupçonner que ce qui me reste à accomplir est précisément le plus difficile.
En effet, je ne m'en doutais pas.
Vous n'avez pas assez remarqué alors que ma constitution était muette sur une foule de droits acquis qui seraient incompatibles avec le nouvel ordre de choses que je viens d'établir. Il en est ainsi, par exemple, de la liberté de la presse, du droit d'association, de l'indépendance de la magistrature, du droit de suffrage, de l'élection, par les communes, de leurs officiers municipaux, de l'institution des gardes civiques et de beaucoup d'autres choses encore qui devront disparaître ou être profondément modifiées.
Mais n'avez-vous pas reconnu implicitement tous ces droits, puisque vous avez reconnu solennellement les principes dont ils ne sont que l'application?
Je vous l'ai dit, je n'ai reconnu aucun principe ni aucun droit en particulier; au surplus, les mesures que je vais prendre ne sont que des exceptions à la règle.
Et des exceptions qui la confirment, c'est juste.
Mais, pour cela, je dois bien choisir mon moment, car une erreur d'opportunité peut tout perdre. J'ai écrit dans le traité du Prince une maxime qui doit servir de règle de conduite en pareil cas: «Il faut que l'usurpateur d'un État y commette une seule fois toutes les rigueurs que sa sûreté nécessite pour n'avoir plus à y revenir; car plus tard il ne pourra plus varier avec ses sujets ni en bien ni en mal; si c'est en mal que vous avez à agir, vous n'êtes plus à temps, du moment où la fortune vous est contraire; si c'est en bien, vos sujets ne vous sauront aucun gré d'un changement qu'ils jugeront être forcé.»
Au lendemain même de la promulgation de ma constitution, je rendrai une succession de décrets ayant force de loi, qui supprimeront d'un seul coup les libertés et les droits dont l'exercice serait dangereux.
Le moment est bien choisi en effet. Le pays est encore sous la terreur de votre coup d'État. Pour votre constitution on ne vous a rien refusé, puisque vous pouviez tout prendre; pour vos décrets on n'a rien à vous permettre, puisque vous ne demandez rien et que vous prenez tout.
Vous avez le mot vif.
Un peu moins cependant que vous n'avez l'action, convenez-en. Malgré votre vigueur de main et votre coup d'oeil, je vous avoue que j'ai peine à croire que le pays ne se soulèvera pas en présence de ce second coup d'État tenu en réserve derrière la coulisse.
Le pays fermera volontairement les yeux; car, dans l'hypothèse où je me suis placé, il est las d'agitations, il aspire au repos comme le sable du désert après l'ondée qui suit la tempête.
Vous faites avec cela de belles figures de rhétorique; c'est trop.
Je m'empresse d'ailleurs de vous dire que les libertés que je supprime, je promettrai solennellement de les rendre après l'apaisement des partis.
Je crois qu'on attendra toujours.
C'est possible.
C'est certain, car vos maximes permettent au prince de ne pas tenir sa parole quand il y trouve son intérêt.
Ne vous hâtez pas de prononcer; vous verrez l'usage que je saurai faire de cette promesse; je me charge bientôt de passer pour l'homme le plus libéral de mon royaume.
Voilà un étonnement auquel je ne suis pas préparé; en attendant, vous supprimez directement toutes les libertés.
Directement n'est pas le mot d'un homme d'État; je ne supprime rien directement; c'est ici que la peau du renard doit se coudre à la peau du lion. A quoi servirait la politique, si l'on ne pouvait gagner par des voies obliques le but qui ne peut s'atteindre par la ligne droite? Les bases de mon établissement sont posées, les forces sont prêtes, il n'y a plus qu'à les mettre en mouvement. Je le ferai avec tous les ménagements que comportent les nouvelles moeurs constitutionnelles. C'est ici que doivent se placer naturellement les artifices de gouvernement et de législation que la prudence recommande au prince.
Je vois que nous entrons dans une nouvelle phase; je me dispose à vous écouter.
ONZIÈME DIALOGUE.
Vous remarquez avec beaucoup de raison, dans l'Esprit des lois, que le mot de liberté est un mot auquel on attache des sens fort divers. On lit, dit-on, dans votre ouvrage, la proposition que voici:
«La liberté est le droit de faire ce que les lois permettent[8].»
Je m'accommode très-bien de cette définition que je trouve juste, et je puis vous assurer que mes lois ne permettront que ce qu'il faudra. Vous allez voir quel en est l'esprit. Par quoi vous plaît-il que nous commencions?
Je ne serais pas fâché de voir d'abord comment vous vous mettrez en défense vis-à-vis de la presse.
Vous mettez le doigt, en effet, sur la partie la plus délicate de ma tâche. Le système que je conçois à cet égard est aussi vaste que multiplié dans ses applications. Heureusement, ici, j'ai mes coudées franches; je puis tailler et trancher en pleine sécurité et presque sans soulever aucune récrimination.
Pourquoi donc, s'il vous plaît?
Parce que, dans la plupart des pays parlementaires, la presse a le talent de se rendre haïssable, parce qu'elle n'est jamais au service que de passions violentes, égoïstes, exclusives; parce qu'elle dénigre de parti pris, parce qu'elle est vénale, parce qu'elle est injuste, parce qu'elle est sans générosité et sans patriotisme; enfin et surtout, parce que vous ne ferez jamais comprendre à la grande masse d'un pays à quoi elle peut servir.
Oh! si vous cherchez des griefs contre la presse, il vous sera facile d'en accumuler. Si vous demandez à quoi elle peut servir, c'est autre chose. Elle empêche tout simplement l'arbitraire dans l'exercice du pouvoir; elle force à gouverner constitutionnellement; elle contraint; à l'honnêteté, à la pudeur, au respect d'eux-mêmes et d'autrui les dépositaires de l'autorité publique. Enfin, pour tout dire en un mot, elle donne à quiconque est opprimé le moyen de se plaindre et d'être entendu. On peut pardonner beaucoup à une institution qui, à travers tant d'abus, rend nécessairement tant de services.
Oui, je connais ce plaidoyer, mais faites-le comprendre, si vous le pouvez, au plus grand nombre; comptez ceux qui s'intéresseront au sort de la presse, et vous verrez.
C'est pour cela qu'il vaut mieux que vous passiez de suite aux moyens pratiques de la museler; je crois que c'est le mot.
C'est le mot, en effet; au surplus, ce n'est pas seulement le journalisme que j'entends refréner.
C'est l'imprimerie elle-même.
Vous commencez à user de l'ironie.
Dans un moment vous allez me l'ôter puisque sous toutes les formes vous allez enchaîner la presse.
On ne trouve point d'armes contre un enjouement dont le trait est si spirituel; mais vous comprendrez à merveille que ce ne serait pas la peine d'échapper aux attaques du journalisme s'il fallait rester en butte à celles du livre.
Eh bien, commençons par le journalisme.
Si je m'avisais de supprimer purement et simplement les journaux, je heurterais très-imprudemment la susceptibilité publique, qu'il est toujours dangereux de braver ouvertement; je vais procéder par une série de dispositions qui paraîtront de simples mesures de prévoyance et de police.
Je décrète qu'à l'avenir aucun journal ne pourra se fonder qu'avec l'autorisation du gouvernement; voilà déjà le mal arrêté dans son développement; car vous vous imaginez sans peine que les journaux qui seront autorisés à l'avenir ne pourront être que des organes dévoués au gouvernement.
Mais, puisque vous entrez dans tous ces détails, permettez: l'esprit d'un journal change avec le personnel de sa rédaction; comment pourrez-vous écarter une rédaction hostile à votre pouvoir?
L'objection est bien faible, car, en fin de compte, je n'autoriserai, si je le veux, la publication d'aucune feuille nouvelle; mais j'ai d'autres plans, comme vous le verrez. Vous me demandez comment je neutraliserai une rédaction hostile? De la façon la plus simple, en vérité; j'ajouterai que l'autorisation du gouvernement est nécessaire à raison de tous changements opérés dans le personnel des rédacteurs en chef ou gérants du journal.
Mais les anciens journaux, restés ennemis de votre gouvernement et dont la rédaction n'aura pas changé, parleront.
Oh! attendez: j'atteins tous les journaux présents ou futurs par des mesures fiscales qui enrayeront comme il convient les entreprises de publicité; je soumettrai les feuilles politiques à ce que vous appelez aujourd'hui le timbre et le cautionnement. L'industrie de la presse sera bientôt si peu lucrative, grâce à l'élévation de ces impôts, que l'on ne s'y livrera qu'à bon escient.
Le remède est insuffisant, car les partis politiques ne regardent pas à l'argent.
Soyez tranquille, j'ai de quoi leur fermer la bouche, car voici venir les mesures répressives. Il y a des États en Europe où l'on a déféré au jury la connaissance des délits de presse. Je ne connais pas de mesure plus déplorable que celle-là, car c'est agiter l'opinion à propos de la moindre billevesée de journaliste. Les délits de presse ont un caractère tellement élastique, l'écrivain peut déguiser ses attaques sous des formes si variées et si subtiles, qu'il n'est même pas possible de déférer aux tribunaux la connaissance de ces délits. Les tribunaux resteront toujours armés, cela va sans dire, mais l'arme répressive de tous les jours doit être aux mains de l'administration.
Il y aura donc des délits qui ne seront pas justiciables des tribunaux, ou plutôt vous frapperez donc de deux mains: de la main de la justice et de celle de l'administration?
Le grand mal! Voilà bien de la sollicitude pour quelques mauvais et méchants journalistes qui font état de tout attaquer, de tout dénigrer; qui se comportent avec les gouvernements comme ces bandits que les voyageurs rencontrent l'escopette au poing sur leur route. Ils se mettent constamment hors la loi; quand bien même on les y mettrait un peu!
C'est donc sur eux seuls que vont tomber vos rigueurs?
Je ne puis pas m'engager à cela, car ces gens-là sont comme les têtes de l'hydre de Lerne; quand on en coupe dix, il en repousse cinquante. C'est principalement aux journaux, en tant qu'entreprises de publicité, que je m'en prendrais. Je leur tiendrais simplement le langage que voici: J'ai pu vous supprimer tous, je ne l'ai pas fait; je le puis encore, je vous laisse vivre, mais il va de soi que c'est à une condition, c'est que vous ne viendrez pas embarrasser ma marche et déconsidérer mon pouvoir. Je ne veux pas avoir tous les jours à vous faire des procès, ni avoir sans cesse à commenter la loi pour réprimer vos infractions; je ne puis pas davantage avoir une armée de censeurs chargés d'examiner la veille ce que vous éditerez le lendemain. Vous avez des plumes, écrivez; mais retenez bien ceci; je me réserve, pour moi-même et pour mes agents, le droit de juger quand je serai attaqué. Point de subtilités. Quand vous m'attaquerez, je le sentirai bien et vous le sentirez bien vous-mêmes; dans ce cas-là, je me ferai justice de mes propres mains, non pas de suite, car je veux y mettre des ménagements; je vous avertirai une fois, deux fois; à la troisième fois je vous supprimerai.
Je vois avec étonnement que ce n'est pas précisément le journaliste qui est frappé dans ce système, c'est le journal, dont la ruine entraîne celle des intérêts qui se sont groupés autour de lui.
Qu'ils aillent se grouper ailleurs; on ne fait pas de commerce sur ces choses-là. Mon administration frapperait donc, ainsi que je viens de vous le dire, sans préjudice bien entendu des condamnations prononcées par les tribunaux. Deux condamnations dans l'année entraîneraient de plein droit la suppression du journal. Je ne m'en tiendrais pas là, je dirais encore aux journaux, dans un décret ou dans une loi s'entend: Réduits à la plus étroite circonspection en ce qui vous concerne, n'espérez pas agiter l'opinion par des commentaires sur les débats de mes chambres; je vous en défends le compte rendu, je vous défends même le compte rendu des débats judiciaires en matière de presse. Ne comptez pas davantage impressionner l'esprit public par de prétendues nouvelles venues du dehors; je punirais les fausses nouvelles de peines corporelles, qu'elles soient publiées de bonne ou de mauvaise foi.
Cela me paraît un peu dur, car enfin les journaux ne pouvant plus, sans les plus grands périls, se livrer à des appréciations politiques, ne vivront plus guère que par des nouvelles. Or, quand un journal publie une nouvelle, il me paraît bien difficile de lui en imposer la véracité, car, le plus souvent, il n'en pourra répondre d'une manière certaine, et quand il sera moralement sûr de la vérité, la preuve matérielle lui manquera.
On y regardera à deux fois avant de troubler l'opinion, c'est ce qu'il faut.
Mais je vois autre chose. Si l'on ne peut plus vous combattre par les journaux du dedans, on vous combattra par les journaux du dehors. Tous les mécontentements, toutes les haines écriront aux portes de votre Royaume; on jettera par-dessus la frontière des journaux et des écrits enflammés.
Oh! vous touchez ici à un point que je compte réglementer de la manière la plus rigoureuse, parce que la presse du dehors est en effet très-dangereuse. D'abord toute introduction ou circulation dans le Royaume, de journaux ou d'écrits non autorisés, sera punie d'un emprisonnement, et la peine sera suffisamment sévère pour en ôter l'envie. Ensuite ceux de mes sujets convaincus d'avoir écrit, à l'étranger, contre le gouvernement, seront, à leur retour dans le royaume, recherchés et punis. C'est une indignité véritable que d'écrire, à l'étranger, contre son gouvernement.
Cela dépend. Mais la presse étrangère des États frontières parlera.
Vous croyez? Nous supposons que je règne dans un grand royaume. Les petits États qui borderont ma frontière seront bien tremblants, je vous le jure. Je leur ferai rendre des lois qui poursuivront leurs propres nationaux, en cas d'attaque contre mon gouvernement, par la voie de la presse ou autrement.
Je vois que j'ai eu raison de dire, dans l'Esprit des lois, que les frontières d'un despote devaient être ravagées. Il faut que la civilisation n'y pénètre pas. Vos sujets, j'en suis sûr, ne connaîtront pas leur histoire. Selon le mot de Benjamin Constant, vous ferez du Royaume une île où l'on ignorera ce qui se passe en Europe, et de la capitale une autre île où l'on ignorera ce qui se passe dans les provinces.
Je ne veux pas que mon royaume puisse être agité par les bruits venus du dehors. Comment les nouvelles extérieures arrivent-elles? Par un petit nombre d'agences qui centralisent les renseignements qui leur sont transmis des quatre parties du monde. Eh bien, on doit pouvoir soudoyer ces agences, et dès lors elles ne donneront de nouvelles que sous le contrôle du gouvernement.
Voilà qui est bien; vous pouvez passer maintenant à la police des livres.
Ceci me préoccupe moins, car dans un temps où le journalisme a pris une si prodigieuse extension, on ne lit presque plus de livres. Je n'entends nullement toutefois leur laisser la porte ouverte. En premier lieu, j'obligerai ceux qui voudront exercer la profession d'imprimeur, d'éditeur ou de libraire à se munir d'un brevet, c'est-à-dire d'une autorisation que le gouvernement pourra toujours leur retirer, soit directement, soit par des décisions de justice.
Mais alors, ces industriels seront des espèces de fonctionnaires publics. Les instruments de la pensée deviendront les instruments du pouvoir!
Vous ne vous en plaindrez pas, j'imagine, car les choses étaient ainsi de votre temps, sous les parlements; il faut conserver les anciens usages quand ils sont bons. Je retournerai aux mesures fiscales; j'étendrai aux livres, le timbre qui frappe les journaux, ou plutôt j'imposerai le poids du timbre aux livres qui n'auront pas un certain nombre de pages. Un livre, par exemple, qui n'aura pas deux cents pages, trois cents pages, ne sera pas un livre, ce ne sera qu'une brochure. Je crois que vous saisissez parfaitement l'avantage de cette combinaison; d'un côté je raréfie par l'impôt cette nuée de petits écrits qui sont comme des annexes du journalisme; de l'autre, je force ceux qui veulent échapper au timbre à se jeter dans des compositions longues et dispendieuses qui ne se vendront presque pas ou se liront à peine sous cette forme. Il n'y a plus guère que les pauvres diables, aujourd'hui, qui ont la conscience de faire des livres; ils y renonceront. Le fisc découragera la vanité littéraire et la loi pénale désarmera l'imprimerie elle-même, car je rends l'éditeur et l'imprimeur responsables, criminellement, de ce que les livres renferment. Il faut que, s'il est des écrivains assez osés pour écrire des ouvrages contre le gouvernement, ils ne puissent trouver personne pour les éditer. Les effets de cette intimidation salutaire rétabliront indirectement une censure que le gouvernement ne pourrait exercer lui-même, à cause du discrédit dans lequel cette mesure préventive est tombée. Avant de donner le jour à des ouvrages nouveaux, les imprimeurs, les éditeurs consulteront, ils viendront s'informer, ils produiront les livres dont on leur demande l'impression, et de cette manière le gouvernement sera toujours informé utilement des publications qui se préparent contre lui; il en fera opérer la saisie préalable quand il le jugera à propos et en déférera les auteurs aux tribunaux.
Vous m'aviez dit que vous ne toucheriez pas aux droits civils. Vous ne paraissez par vous douter que c'est la liberté de l'industrie que vous venez de frapper par cette législation; le droit de propriété s'y trouve lui-même engagé, il y passera à son tour.
Ce sont des mots.
Alors vous en avez, je pense, fini avec la presse.
Oh! que non pas.
Que reste-t-il donc?
L'autre moitié de la tâche.
DOUZIÈME DIALOGUE.
Je ne vous ai montré encore que la partie en quelque sorte défensive du régime organique que j'imposerais à la presse; j'ai maintenant à vous faire voir comment je saurais employer cette institution au profit de mon pouvoir. J'ose dire que nul gouvernement n'a eu, jusqu'à ce jour, une conception plus hardie que celle dont je vais vous parler. Dans les pays parlementaires, c'est presque toujours par la presse que périssent les gouvernements, eh bien, j'entrevois la possibilité de neutraliser la presse par la presse elle-même. Puisque c'est une si grande force que le journalisme, savez-vous ce que ferait mon gouvernement? Il se ferait journaliste, ce serait le journalisme incarné.
Vraiment, vous me faites passer par d'étranges surprises! C'est un panorama perpétuellement varié que vous déployez devant moi; je suis assez curieux, je vous l'avoue, de voir comment vous vous y prendrez pour réaliser ce nouveau programme.
Il faudra beaucoup moins de frais d'imagination que vous ne le pensez. Je compterai le nombre de journaux qui représenteront ce que vous appelez l'opposition. S'il y en a dix pour l'opposition, j'en aurai vingt pour le gouvernement; s'il y en a vingt, j'en aurai quarante; s'il y en a quarante, j'en aurai quatre-vingts. Voilà à quoi me servira, vous le comprenez à merveille maintenant, la faculté que je me suis réservée d'autoriser la création de nouvelles feuilles politiques.
En effet, cela est très-simple.
Pas tant que vous le croyez cependant, car il ne faut pas que la masse du public puisse soupçonner cette tactique; la combinaison serait manquée et l'opinion se détacherait d'elle-même des journaux qui défendraient ouvertement ma politique.
Je diviserai en trois ou quatre catégories les feuilles dévouées à mon pouvoir. Au premier rang je mettrai un certain nombre de journaux dont la nuance sera franchement officielle, et qui, en toutes rencontres, défendront mes actes à outrance. Ce ne sont pas ceux-là, je commence par vous le dire, qui auront le plus d'ascendant sur l'opinion. Au second rang je placerai une autre phalange de journaux dont le caractère ne sera déjà plus qu'officieux et dont la mission sera de rallier à mon pouvoir cette masse d'hommes tièdes et indifférents qui acceptent sans scrupule ce qui est constitué, mais ne vont pas au delà dans leur religion politique.
C'est dans les catégories de journaux qui vont suivre que se trouveront les leviers les plus puissants de mon pouvoir. Ici, la nuance officielle ou officieuse se dégrade complétement, en apparence, bien entendu, car les journaux dont je vais vous parler seront tous rattachés par la même chaîne à mon gouvernement, chaîne visible pour les uns, invisible à l'égard des autres. Je n'entreprends point de vous dire quel en sera le nombre, car je compterai un organe dévoué dans chaque opinion, dans chaque parti; j'aurai un organe aristocratique dans le parti aristocratique, un organe républicain dans le parti républicain, un organe révolutionnaire dans le parti révolutionnaire, un organe anarchiste, au besoin, dans le parti anarchiste. Comme le dieu Wishnou, ma presse aura cent bras, et ces bras donneront la main à toutes les nuances d'opinion quelconque sur la surface entière du pays. On sera de mon parti sans le savoir. Ceux qui croiront parler leur langue parleront la mienne, ceux qui croiront agiter leur parti agiteront le mien, ceux qui croiront marcher sous leur drapeau marcheront sous le mien.
Sont-ce là des conceptions réalisables ou des fantasmagories? Cela donne le vertige.
Ménagez votre tête, car vous n'êtes pas au bout.
Je me demande seulement, comment vous pourrez diriger et rallier toutes ces milices de publicité clandestinement embauchées par votre gouvernement.
Ce n'est là qu'une affaire d'organisation, vous devez le comprendre; j'instituerai, par exemple, sous le titre de division de l'imprimerie et de la presse, un centre d'action commun où l'on viendra chercher la consigne et d'où partira le signal. Alors, pour ceux qui ne seront qu'à moitié dans le secret de cette combinaison, il se passera un spectacle bizarre; on verra des feuilles, dévouées à mon gouvernement, qui m'attaqueront, qui crieront, qui me susciteront une foule de tracas.
Ceci est au-dessus de ma portée, je ne comprends plus.
Ce n'est cependant pas si difficile à concevoir; car, remarquez bien que jamais les bases ni les principes de mon gouvernement ne seront attaqués par les journaux dont je vous parle; ils ne feront jamais qu'une polémique d'escarmouche, qu'une opposition dynastique dans les limites les plus étroites.
Et quel avantage y trouverez-vous?
Votre question est assez ingénue. Le résultat, vraiment considérable déjà, sera de faire dire, par le plus grand nombre: Mais vous voyez bien qu'on est libre, qu'on peut parler sous ce régime, qu'il est injustement attaqué, qu'au lieu de comprimer, comme il pourrait le faire, il souffre, il tolère! Un autre résultat, non moins important, sera de provoquer, par exemple, des observations comme celles-ci: Voyez à quel point les bases de ce gouvernement, ses principes, s'imposent au respect de tous; voilà des journaux qui se permettent les plus grandes libertés de langage, eh bien, jamais ils n'attaquent les institutions établies. Il faut qu'elles soient au-dessus des injustices des passions, puisque les ennemis mêmes du gouvernement ne peuvent s'empêcher de leur rendre hommage.
Voilà, je l'avoue, qui est vraiment machiavélique.
Vous me faites beaucoup d'honneur, mais il y a mieux: A l'aide du dévouement occulte de ces feuilles publiques, je puis dire que je dirige à mon gré l'opinion dans toutes les questions de politique intérieure ou extérieure. J'excite ou j'endors les esprits, je les rassure ou je les déconcerte, je plaide le pour et le contre, le vrai et le faux. Je fais annoncer un fait et je le fais démentir suivant les circonstances; je sonde ainsi la pensée publique, je recueille l'impression produite, j'essaie des combinaisons, des projets, des déterminations soudaines, enfin ce que vous appelez, en France, des ballons d'essai. Je combats à mon gré mes ennemis sans jamais compromettre mon pouvoir, car, après avoir fait parler ces feuilles, je puis leur infliger, au besoin, les désaveux les plus énergiques; je sollicite l'opinion à de certaines résolutions, je la pousse ou je la retiens, j'ai toujours le doigt sur ses pulsations, elle reflète, sans le savoir, mes impressions personnelles, et elle s'émerveille parfois d'être si constamment d'accord avec son souverain. On dit alors que j'ai la fibre populaire, qu'il y a une sympathie secrète et mystérieuse qui m'unit aux mouvements de mon peuple.
Ces diverses combinaisons me paraissent d'une perfection idéale. Je vous soumets cependant encore une observation, mais très-timide cette fois: Si vous sortez du silence de la Chine, si vous permettez à la milice de vos journaux de faire, au profit de vos desseins, l'opposition postiche dont vous venez de me parler, je ne vois pas trop, en vérité, comment vous pourrez empêcher les journaux non affiliés de répondre, par de véritables coups, aux agaceries dont ils devineront le manége. Ne pensez-vous pas qu'ils finiront par lever quelques-uns des voiles qui couvrent tant de ressorts mystérieux? Quand ils connaîtront le secret de cette comédie, pourrez-vous les empêcher d'en rire? Le jeu me paraît bien scabreux.
Pas du tout; je vous dirai que j'ai employé, ici, une grande partie de mon temps à examiner le fort et le faible de ces combinaisons, je me suis beaucoup renseigné sur ce qui touche aux conditions d'existence de la presse dans les pays parlementaires. Vous devez savoir que le journalisme est une sorte de franc-maçonnerie: ceux qui en vivent sont tous plus ou moins rattachés les uns aux autres par les liens de la discrétion professionnelle; pareils aux anciens augures, ils ne divulguent pas aisément le secret de leurs oracles. Ils ne gagneraient rien à se trahir, car ils ont pour la plupart des plaies plus ou moins honteuses. Il est assez probable, j'en conviens, qu'au centre de la capitale, dans un certain rayon de personnes, ces choses ne seront pas un mystère; mais, partout ailleurs, on ne s'en doutera pas, et la grande majorité de la nation marchera avec la confiance la plus entière sur la trace des guides que je lui aurai donnés.
Que m'importe que, dans la capitale, un certain monde puisse être au courant des artifices de mon journalisme? C'est à la province qu'est réservée la plus grande partie de son influence. Là j'aurai toujours la température d'opinion qui me sera nécessaire, et chacune de mes atteintes y portera sûrement. La presse de province m'appartiendra en entier, car là, point de contradiction ni de discussion possible; du centre d'administration où je siégerai, on transmettra régulièrement au gouverneur de chaque province l'ordre de faire parler les journaux dans tel ou tel sens, si bien qu'à la même heure, sur toute la surface du pays, telle influence sera produite, telle impulsion sera donnée, bien souvent même avant que la capitale s'en doute. Vous voyez par là que l'opinion de la capitale n'est pas faite pour me préoccuper. Elle sera en retard, quand il le faudra, sur le mouvement extérieur qui l'envelopperait, au besoin, à son insu.
L'enchaînement de vos idées entraîne tout avec tant de force, que vous me faites perdre le sentiment d'une dernière objection que je voulais vous soumettre. Il demeure constant, malgré ce que vous venez de dire, qu'il reste encore, dans la capitale, un certain nombre de journaux indépendants. Il leur sera à peu près impossible de parler politique, cela est certain, mais ils pourront vous faire une guerre de détails. Votre administration ne sera pas parfaite; le développement du pouvoir absolu comporte une quantité d'abus dont le souverain même n'est pas cause; sur tous les actes de vos agents qui toucheront à l'intérêt privé, on vous trouvera vulnérable; on se plaindra, on attaquera vos agents, vous en serez nécessairement responsable, et votre considération succombera en détail.
Je ne crains pas cela.
Il est vrai que vous avez tellement multiplié les moyens de répression, que vous n'avez que le choix des coups.