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Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu: ou la politique de Machiavel au XIXe Siècle par un contemporain

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MONTESQUIEU.

Vous ruinez la base même du sens moral; mais que vous importe? Ce qui m'étonne, c'est que vous conserviez un jury criminel.


MACHIAVEL.

Dans les États centralisés comme le mien, ce sont les fonctionnaires publics qui désignent les membres du jury. En matière de simple délit politique, mon ministre de la justice pourra toujours, quand il le faudra, composer la chambre des juges appelés à en connaître.


MONTESQUIEU.

Votre législation intérieure est irréprochable; il est temps de passer à d'autres objets.


III PARTIE.

DIX-HUITIÈME DIALOGUE.


MONTESQUIEU.

Jusqu'à présent vous ne vous êtes occupé que des formes de votre gouvernement et des lois de rigueur, nécessaires pour le maintenir. C'est beaucoup; ce n'est rien encore. Il vous reste à résoudre le plus difficile de tous les problèmes, pour un souverain qui veut affecter le pouvoir absolu dans un État européen, façonné aux moeurs représentatives.


MACHIAVEL.

Quel est donc ce problème?


MONTESQUIEU.

C'est celui de vos finances.


MACHIAVEL.

Cette question n'est point restée étrangère à mes préoccupations, car je me souviens de vous avoir dit que tout, en définitive, se résoudrait par une question de chiffres.


MONTESQUIEU.

Fort bien, mais ici c'est la nature même des choses qui va vous résister.


MACHIAVEL.

Vous m'inquiétez, je vous l'avoue, car je date d'un siècle de barbarie sous le rapport de l'économie politique et j'entends fort peu de chose à ces matières.


MONTESQUIEU.

Je me rassure pour vous. Permettez-moi toutefois de vous adresser une question. Je me souviens d'avoir écrit, dans l'Esprit des lois, que le monarque absolu était astreint, par le principe de son gouvernement, à n'imposer que de faibles tributs à ses sujets[13]. Donnerez-vous du moins aux vôtres cette satisfaction?

MACHIAVEL.

Je ne m'y engage pas et je ne connais rien, en vérité, de plus contestable que la proposition que vous avez émise là. Comment voulez-vous que l'appareil du pouvoir monarchique, l'éclat et la représentation d'une grande cour, puissent exister sans imposer à une nation de lourds sacrifices? Votre thèse peut être vraie en Turquie, en Perse, que sais-je! chez de petits peuples sans industrie, qui n'auraient d'ailleurs pas le moyen de payer l'impôt; mais dans les sociétés européennes, où la richesse déborde des sources du travail, et se présente sous tant de formes à l'impôt, où le luxe est un moyen de gouvernement, où l'entretien et la dépense de tous les services publics sont centralisés entres les mains de l'État, où toutes les hautes charges, toutes les dignités sont salariées à grands frais, comment voulez-vous encore une fois que l'on se borne à de modiques tributs, comme vous dites, quand, avec cela, on est souverain maître?


MONTESQUIEU.

C'est très juste et je vous abandonne ma thèse, dont le véritable sens vous a d'ailleurs échappé. Ainsi, votre gouvernement coûtera cher; il est évident qu'il coûtera plus cher qu'un gouvernement représentatif.


MACHIAVEL.

C'est possible.


MONTESQUIEU.

Oui, mais c'est ici que commence la difficulté. Je sais comment les gouvernements représentatifs pourvoient à leurs besoins financiers, mais je n'ai aucune idée des moyens d'existence du pouvoir absolu dans les sociétés modernes. Si j'interroge le passé, je vois très-clairement qu'il ne peut subsister qu'aux conditions suivantes: il faut, en premier lieu, que le monarque absolu soit un chef militaire, vous le reconnaissez sans doute.


MACHIAVEL.

Oui.


MONTESQUIEU.

Il faut, de plus, qu'il soit conquérant, car c'est à la guerre qu'il doit demander les principales ressources qui lui sont nécessaires pour entretenir son faste et ses armées. S'il les demandait à l'impôt, il écraserait ses sujets. Vous voyez par là que ce n'est pas, parce que le monarque absolu dépense moins, qu'il doit ménager les tributs, mais parce que la loi de sa subsistance est ailleurs. Or, aujourd'hui, la guerre ne rapporte plus de profits à ceux qui la font: elle ruine les vainqueurs aussi bien que les vaincus. Voilà une source de revenus qui vous échappe.

Restent les impôts, mais, bien entendu, le prince absolu doit pouvoir se passer, à cet égard, du consentement de ses sujets. Dans les États despotiques, il y a une fiction légale qui leur permet de les taxer discrétionnairement: en droit, le souverain est censé posséder tous les biens de ses sujets. Quand il leur prend quelque chose, il ne fait donc que reprendre ce qui lui appartient. De la sorte, point de résistance.

Enfin, il faut que le prince puisse disposer, sans discussion comme sans contrôle, des ressources que lui a procurées l'impôt. Tels sont, en cette matière, les errements inévitables de l'absolutisme; convenez qu'il y aurait beaucoup à faire pour en revenir là. Si les peuples modernes sont, aussi indifférents que vous le dites, à la perte de leurs libertés, il n'en sera pas de même quand il s'agira de leurs intérêts; leurs intérêts sont liés à un régime économique exclusif du despotisme: si vous n'avez par l'arbitraire en finances, vous ne pouvez pas l'avoir en politique. Votre règne entier s'écroulera sur le chapitre des budgets.


MACHIAVEL.

Je suis fort tranquille sur ce point, comme sur le reste.


MONTESQUIEU.

C'est ce qu'il faut voir; allons au fait. Le vote des impôts, par les mandataires de la nation, est la règle fondamentale des États modernes: accepterez-vous le vote de l'impôt?


MACHIAVEL.

Pourquoi non?


MONTESQUIEU.

Oh! prenez garde, ce principe est la consécration la plus expresse de la souveraineté de la nation; car lui reconnaître le droit de voter l'impôt, c'est lui reconnaître celui de le refuser, de le limiter, de réduire à rien les moyen d'action du prince, et, par suite, de l'anéantir lui-même, au besoin.


MACHIAVEL.

Vous êtes catégorique. Continuez.


MONTESQUIEU.

Ceux qui votent l'impôt sont eux-mêmes des contribuables. Ici leurs intérêts sont étroitement solidaires de ceux de la nation, en un point où elle aura nécessairement les yeux ouverts. Vous allez trouver ses mandataires aussi peu accommodants sur les crédits législatifs, que vous les avez trouvés faciles sur le chapitre des libertés.


MACHIAVEL.

C'est ici que la faiblesse de l'argument se découvre: je vous prie de prendre note de deux considérations que vous avez oubliées. En premier lieu les mandataires de la nation sont salariés; contribuables ou non, ils sont personnellement désintéressés dans le vote de l'impôt.


MONTESQUIEU.

Je conviens que la combinaison est pratique, et la remarque judicieuse.


MACHIAVEL.

Vous voyez l'inconvénient d'envisager trop systématiquement les choses; la moindre modification habile fait tout varier. Vous auriez peut-être raison si j'appuyais mon pouvoir sur l'aristocratie, ou sur les classes bourgeoises qui pourraient, à un moment donné, me refuser leur concours; mais, en second lieu, j'ai pour base d'action le prolétariat, dont la masse ne possède rien. Les charges de l'État ne pèsent presque pas sur elle, et je ferai même en sorte qu'elles n'y pèsent pas du tout. Les mesures fiscales préoccuperont peu les classes ouvrières; elles ne les atteindront pas.


MONTESQUIEU.

Si j'ai bien compris, ceci est très-clair: vous faites payer à ceux qui possèdent, par la volonté souveraine de ceux qui ne possèdent pas. C'est la rançon que le nombre et la pauvreté imposent à la richesse.


MACHIAVEL.

N'est-ce pas juste?


MONTESQUIEU.

Ce n'est pas même vrai, car dans les sociétés actuelles, au point de vue économique, il n'y a ni riche, ni pauvre. L'artisan de la veille est le bourgeois du lendemain, en vertu de la loi du travail. Si vous atteignez la bourgeoisie territoriale ou industrielle, savez-vous ce que vous faites?

Vous rendez en réalité l'émancipation par le travail plus difficile, vous retenez un plus grand nombre de travailleurs dans les liens du prolétariat. C'est une aberration que de croire que le prolétaire peut profiter des atteintes portées à la production. En appauvrissant par des lois fiscales ceux qui possèdent, on ne crée que des situations factices et, dans un temps donné, on appauvrit même ceux qui ne possèdent pas.


MACHIAVEL.

Ce sont de belles théories, mais je suis bien décidé à vous en opposer de tout aussi belles, si vous le voulez.


MONTESQUIEU.

Non, car vous n'avez pas encore résolu le problème que je vous ai posé. Obtenez d'abord de quoi faire face aux dépenses de la souveraineté absolue. Ce ne sera pas si facile que vous le pensez, même avec une chambre législative dans laquelle vous aurez la majorité assurée, même avec la toute-puissance du mandat populaire dont vous êtes investi. Dites-moi, par exemple, comment vous pourrez plier le mécanisme financier des États modernes aux exigences du pouvoir absolu. Je vous le répète, c'est la nature même des choses qui résiste ici. Les peuples policés de l'Europe ont entouré l'administration de leurs finances, de garanties si étroites, si jalouses, si multipliées, qu'elles ne laissent pas plus de place à la perception qu'à l'emploi arbitraire des deniers publics.


MACHIAVEL.

Quel est donc ce merveilleux système?


MONTESQUIEU.

Je puis vous l'indiquer en quelques mots.

La perfection du système financier, dans les temps modernes, repose sur deux bases fondamentales, le contrôle et la publicité. C'est là que réside essentiellement la garantie des contribuables. Un souverain ne pourrait pas y toucher sans dire indirectement à ses sujets: Vous avez l'ordre, je veux le désordre, je veux l'obscurité dans la gestion des fonds publics; j'en ai besoin parce qu'il y a une foule de dépenses que je veux pouvoir faire sans votre approbation, de déficits que je veux pouvoir masquer, de recettes que je veux avoir le moyen de déguiser ou de grossir suivant les circonstances.


MACHIAVEL.

Vous débutez bien.


MONTESQUIEU.

Dans les pays libres et industrieux, tout le monde sait les finances, par nécessité, par intérêt et par état, et votre gouvernement à cet égard ne pourrait tromper personne.


MACHIAVEL.

Qui vous dit qu'on veuille tromper?


MONTESQUIEU.

Toute l'oeuvre de l'administration financière, si vaste et si compliquée qu'elle soit dans ses détails, aboutit, en dernière analyse, à deux opérations fort simples, recevoir et dépenser.

C'est autour de ces deux ordres de faits financiers, que gravite la multitude des lois et des règlements spéciaux, qui ont encore pour objet une chose fort simple: faire en sorte que le contribuable ne paye que l'impôt nécessaire et régulièrement établi, faire en sorte que le gouvernement ne puisse appliquer les fonds publics qu'à des dépenses approuvées par la nation.

Je laisse de côté tout ce qui est relatif à l'assiette et au mode de perception de l'impôt, aux moyens pratiques d'assurer l'intégralité de la recette, l'ordre et la précision dans le mouvement des fonds publics; ce sont là des détails de comptabilité dont je n'ai point à vous entretenir. Je veux seulement vous montrer comment la publicité marche avec le contrôle, dans les systèmes de finance politique les mieux organisés de l'Europe.

Un des problèmes les plus importants à résoudre, était de faire sortir complétement de l'obscurité, de rendre visibles à tous les yeux les éléments de recettes et de dépenses sur lesquels est basé l'emploi de la fortune publique entre les mains des gouvernements. Ce résultat a été atteint par la création de ce que l'on appelle, en langue moderne, le budget de l'État, qui est l'aperçu ou l'état estimatif des recettes et des dépenses, prévues non pas pour une période de temps éloignée, mais chaque année pour le service de l'année suivante. Le budget annuel est donc le point capital, et en quelque sorte générateur, de la situation financière, qui s'améliore ou s'aggrave, en proportion de ses résultats constatés. Les parties qui le composent sont préparées par les différents ministres dans le département desquels les services à pourvoir sont placés. Ils prennent pour base de leur travail les allocations des budgets antérieurs, en y introduisant les modifications, additions et retranchements nécessaires. Le tout est adressé au ministre des finances, qui centralise les documents qui lui sont transmis, et qui présente à l'assemblée législative, ce que l'on appelle le projet du budget. Ce grand travail publié, imprimé, reproduit dans mille journaux, dévoile à tous les yeux la politique intérieure et extérieure de l'État, l'administration civile, judiciaire et militaire. Il est examiné, discuté et voté, par les représentants du pays, après quoi il est rendu exécutoire de la même manière que les autres lois de l'État.


MACHIAVEL.

Permettez-moi d'admirer avec quelle netteté de déduction et quelle propriété de termes, tout à fait modernes, l'illustre auteur de l'Esprit des lois a su se dégager, en matière de finances, des théories un peu vagues et des termes quelquefois un peu ambigus du grand ouvrage qui l'a rendu immortel.


MONTESQUIEU.

L'Esprit des lois n'est pas un traité de finances.


MACHIAVEL.

Votre sobriété sur ce point mérite d'autant plus d'être louée, que vous auriez pu en parler très-compétemment. Veuillez donc continuer, je vous prie, je vous suis avec le plus grand intérêt.


DIX-NEUVIÈME DIALOGUE.


MONTESQUIEU.

La création du système budgétaire a entraîné, on peut le dire, avec elle toutes les autres garanties financières qui sont aujourd'hui le partage des sociétés politiques bien réglées.

Ainsi, la première loi qui se trouve nécessairement imposée par l'économie du budget, c'est que les crédits demandés soient en rapport avec les ressources existantes. C'est là un équilibre qui doit se traduire constamment aux yeux par des chiffres réels et authentiques, et pour mieux assurer cet important résultat, pour que le législateur qui vote sur les propositions qui lui sont faites ne subisse aucun entraînement, on a eu recours à une mesure très-sage. On a divisé le budget général de l'État en deux budgets distincts: le budget des dépenses et le budget des recettes, qui doivent être votés séparément, chacun par une loi spéciale.

De cette manière, l'attention du législateur est obligée de se concentrer, tour à tour, isolément, sur la situation active et passive, et ses déterminations ne sont pas à l'avance influencées par la balance générale des recettes et des dépenses.

Il contrôle scrupuleusement ces deux éléments, et c'est, en dernier lieu, de leur comparaison, de leur étroite harmonie, que naît le vote général du budget.


MACHIAVEL.

Tout cela est fort bien, mais est-ce que par hasard les dépenses sont renfermées dans un cercle infranchissable par le vote législatif? Est-ce que cela est possible? Est-ce qu'une chambre peut, sans paralyser l'exercice du pouvoir exécutif, défendre au souverain de pourvoir, par des mesures d'urgence, à des dépenses imprévues?


MONTESQUIEU.

Je vois bien que cela vous gêne, mais je ne puis le regretter.


MACHIAVEL.

Est-ce que, dans les États constitutionnels eux-mêmes, la faculté n'est pas formellement réservée au souverain, d'ouvrir, par ordonnances, des crédits supplémentaires ou extraordinaires dans l'intervalle des sessions législatives?


MONTESQUIEU.

C'est vrai, mais à une condition, c'est que ces ordonnances soient converties en lois à la réunion des Chambres. Il faut que leur approbation intervienne.


MACHIAVEL.

Qu'elle intervienne une fois que la dépense est engagée, pour ratifier ce qui est fait, je ne le trouverais pas mauvais.


MONTESQUIEU.

Je le crois bien; mais, malheureusement, on ne s'en est pas tenu là. La législation financière moderne la plus avancée interdit de déroger aux prévisions normales du budget, autrement que par des lois portant ouverture de crédits supplémentaires et extraordinaires. La dépense ne peut plus être engagée sans l'intervention du pouvoir législatif.


MACHIAVEL.

Mais alors on ne peut même plus gouverner.


MONTESQUIEU.

Il paraît que si. Les États modernes ont réfléchi que le vote législatif du budget finirait par être illusoire, avec les abus des crédits supplémentaires et extraordinaires; qu'en définitive la dépense devait pouvoir être limitée, quand les ressources l'étaient naturellement; que les événements politiques ne pouvaient faire varier les faits financiers d'un instant à l'autre, et que l'intervalle des sessions n'était pas assez long pour qu'il ne fût pas toujours possible d'y pourvoir utilement par un vote extra-budgétaire.

On est allé plus loin encore; on a voulu qu'une fois les ressources votées pour tels et tels services, elles pussent revenir au trésor si elles n'étaient pas employées; on a pensé qu'il ne fallait pas que le gouvernement, tout en restant dans les limites des crédits alloués, pût employer les fonds d'un service pour les affecter à un autre, couvrir celui-ci, découvrir celui-là, au moyen de virements de fonds opérés de ministère à ministère, par voie d'ordonnances; car ce serait éluder leur destination législative et revenir, par un détour ingénieux, à l'arbitraire financier.

On a imaginé, à cet effet, ce que l'on appelle la spécialité des crédits par chapitres, c'est-à-dire que le vote des dépenses a lieu par chapitres spéciaux ne contenant que des services corrélatifs et de même nature pour tous les ministères. Ainsi, par exemple, le chapitre A comprendra, pour tous les ministères, la dépense A, le chapitre B la dépense B et ainsi de suite. Il résulte de cette combinaison que les crédits non employés doivent être annulés dans la comptabilité des divers ministères et reportés en recettes au budget de l'année suivante. Je n'ai pas besoin de vous dire que la responsabilité ministérielle est la sanction de toutes ces mesures. Ce qui forme le couronnement des garanties financières, c'est l'établissement d'une chambre des comptes, sorte de cour de cassation dans son genre, chargée d'exercer, d'une manière permanente, les fonctions de juridiction et de contrôle sur le compte, le maniement et l'emploi des deniers publics, ayant même pour mission de signaler les parties de l'administration financière qui peuvent être améliorées au double point de vue des dépenses et des recettes. Ces explications suffisent. Ne trouvez-vous pas qu'avec une organisation comme celle-là, le pouvoir absolu serait bien embarrassé?


MACHIAVEL.

Je suis encore atterré, je vous l'avoue, de cette incursion financière. Vous m'avez pris par mon côté faible: je vous ai dit que je m'entendais fort peu à ces matières, mais j'aurais, croyez-le bien, des ministres qui sauraient rétorquer tout cela et démontrer le danger de la plupart de ces mesures.


MONTESQUIEU.

Ne le pourriez-vous pas un peu vous-même?


MACHIAVEL.

Si fait. A mes ministres le soin de faire de belles théories; ce sera leur principale occupation; quant à moi, je vous parlerai finances plutôt en politique qu'en économiste. Il y a une chose que vous êtes trop porté à oublier, c'est que la matière des finances est, de toutes les parties de la politique, celle qui se prête le plus aisément aux maximes du traité du Prince. Ces États qui ont des budgets si méthodiquement ordonnés et des écritures officielles si bien en règle, me font l'effet, de ces commerçants qui ont des livres parfaitement tenus et se ruinent bel et bien finalement. Qui donc a de plus gros budgets que vos gouvernements parlementaires? Qu'est-ce qui coûte plus cher que la République démocratique des États-Unis, que la République royale d'Angleterre? Il est vrai que les immenses ressources de cette dernière puissance sont mises au service de la politique la plus profonde et la mieux entendue.


MONTESQUIEU.

Vous n'êtes pas dans la question. A quoi voulez-vous en venir?


MACHIAVEL.

A ceci: c'est que les règles de l'administration financière des États n'ont aucun rapport avec celles de l'économie domestique, qui paraît être le type de vos conceptions.


MONTESQUIEU.

Ah! ah! la même distinction qu'entre la politique et la morale?


MACHIAVEL.

Eh bien oui, cela n'est-il pas universellement reconnu, pratiqué? Les choses n'étaient-elles pas ainsi même de votre temps, beaucoup moins avancé cependant sous ce rapport, et n'est-ce pas vous-même qui avez dit que les États se permettaient en finances des écarts dont rougirait le fils de famille le plus déréglé?


MONTESQUIEU.

C'est vrai, j'ai dit cela, mais si vous en tirez un argument favorable à votre thèse, c'est une véritable surprise pour moi.


MACHIAVEL.

Vous voulez dire, sans doute, qu'il ne faut pas se prévaloir de ce qui se fait, mais de ce qui doit se faire.


MONTESQUIEU.

Précisément.


MACHIAVEL.

Je réponds qu'il faut vouloir le possible, et que ce qui se fait universellement ne peut pas ne pas se faire.


MONTESQUIEU.

Ceci est de la pratique pure, j'en conviens.


MACHIAVEL.

Et j'ai quelque idée que si nous faisions la balance des comptes, comme vous dites, mon gouvernement, tout absolu qu'il est, coûterait moins cher que le vôtre; mais laissons cette dispute qui serait sans intérêt. Vous vous trompez vraiment bien, si vous croyez que je m'afflige de la perfection des systèmes de finances que vous venez de m'expliquer. Je me réjouis avec vous de la régularité de la perception de l'impôt, de l'intégralité de la recette; je me réjouis de l'exactitude des comptes, je m'en réjouis très-sincèrement. Croyez-vous donc qu'il s'agisse, pour le souverain absolu, de mettre les mains dans les coffres de l'État, de manier lui-même les deniers publics. Ce luxe de précautions est vraiment puéril. Est-ce que le danger est-là? Tant mieux, encore une fois, si les fonds se recueillent, se meuvent et circulent avec la précision miraculeuse que vous m'avez annoncée. Je compte justement faire servir à la splendeur de mon règne toutes ces merveilles de comptabilité, toutes ces beautés organiques de la matière financière.


MONTESQUIEU.

Vous avez le vis comica. Ce qu'il y a de plus étonnant pour moi dans vos théories financières, c'est qu'elles sont en contradiction formelle avec ce que vous dites à cet égard dans le traité du prince, où vous recommandez sévèrement, non pas seulement l'économie en finances, mais même l'avarice[14].

MACHIAVEL.

Si vous vous en étonnez, vous avez tort, car sous ce point de vue les temps ne sont plus les mêmes, et l'un de mes principes les plus essentiels est de m'accommoder aux temps. Revenons et laissons d'abord un peu de côté, je vous prie, ce que vous m'avez dit de votre chambre des comptes: cette institution appartient-elle à l'ordre judiciaire?


MONTESQUIEU.

Non.


MACHIAVEL.

C'est donc un corps purement administratif. Je le suppose parfaitement irréprochable. Mais la belle avance quand il a vérifié tous les comptes! Empêche-t-il que les crédits ne se votent, que les dépenses ne se fassent? Ses arrêts de vérification n'en apprennent pas plus sur la situation que les budgets. C'est une chambre d'enregistrement sans remontrance, c'est une institution ingénue, n'en parlons donc pas, je la maintiens, sans inquiétude, telle qu'elle peut être.


MONTESQUIEU.

Vous la maintenez, dites-vous! Vous comptez donc toucher aux autres parties de l'organisation financière?


MACHIAVEL.

Vous n'en doutiez pas, j'imagine. Est-ce qu'après un coup d'État politique, un coup d'État financier n'est pas inévitable? Est-ce que je ne me servirai pas de la toute-puissance pour cela comme pour le reste? Quelle est donc la vertu magique qui préserverait vos règlements financiers? Je suis comme ce géant de je ne sais quel conte, que des pygmées avaient chargé d'entraves pendant son sommeil; en se relevant, il les brisa sans s'en apercevoir. Au lendemain de mon avènement, il ne sera même pas question de voter le budget; je le décréterai extraordinairement, j'ouvrirai dictatorialement les crédits nécessaires et je les ferai approuver par mon conseil d'État.


MONTESQUIEU.

Et vous continuerez ainsi?


MACHIAVEL.

Non pas. Dès l'année suivante je rentrerai dans la légalité; car je n'entends rien détruire directement, je vous l'ai dit plusieurs fois déjà. On a réglementé avant moi, je réglemente à mon tour. Vous m'avez parlé du vote du budget, par deux lois distinctes: je considère cela comme une mauvaise mesure. On se rend bien mieux compte d'une situation financière, quand on vote en même temps le budget des recettes et le budget des dépenses. Mon gouvernement est un gouvernement laborieux; il ne faut pas que le temps si précieux des délibérations publiques se perde en discussions inutiles. Dorénavant le budget des recettes et celui des dépenses seront compris dans une seule loi.


MONTESQUIEU.

Bien. Et la loi qui interdit d'ouvrir des crédits supplémentaires, autrement que parmi vote préalable de la Chambre?


MACHIAVEL.

Je l'abroge; vous en comprenez assez la raison.


MONTESQUIEU.

Oui.


MACHIAVEL.

C'est une loi qui serait inapplicable sous tous les régimes.


MONTESQUIEU.

Et la spécialité des crédits, le vote par chapitres?


MACHIAVEL.

Il est impossible de le maintenir: on ne votera plus le budget des dépenses par chapitres, mais par ministères.


MONTESQUIEU.

Cela me paraît gros comme une montagne, car le vote par ministère ne donne pour chacun d'eux qu'un total à examiner. C'est se servir, pour tamiser les dépenses publiques, d'un tonneau sans fond au lieu d'un crible.


MACHIAVEL.

Cela n'est pas exact, car chaque crédit, porté en bloc, présente des éléments distincts, des chapitres comme vous dites; on les examinera si l'on veut, mais on votera par ministère, avec faculté de virements d'un chapitre à un autre.


MONTESQUIEU.

Et de ministère à ministère?


MACHIAVEL.

Non, je ne vais pas jusque-là; je veux rester dans les limites de la nécessité.


MONTESQUIEU.

Vous êtes d'une modération accomplie, et vous croyez que ces innovations financières ne jetteront pas l'alarme dans le pays?


MACHIAVEL.

Pourquoi voulez-vous qu'elles alarment plus que mes autres mesures politiques?


MONTESQUIEU.

Mais parce que celles-ci touchent aux intérêts matériels de tout le monde.


MACHIAVEL.

Oh! ce sont-là des distinctions bien subtiles.


MONTESQUIEU.

Subtiles! je trouve le mot bien choisi. N'y mettez donc pas de subtilité vous-même, et dites simplement qu'un pays qui ne peut pas défendre ses libertés, ne peut pas défendre son argent.


MACHIAVEL.

De quoi pourrait-on se plaindre, puisque j'ai conservé les principes essentiels du droit public en matière financière? Est-ce que l'impôt n'est pas régulièrement établi, régulièrement perçu, les crédits régulièrement votés? Est-ce qu'ici, comme ailleurs, tout ne s'appuie pas sur la base du suffrage populaire? Non, sans doute, mon gouvernement n'est pas réduit à l'indigence. Le peuple qui m'a acclamé, non-seulement souffre aisément l'éclat du trône, mais il le veut, il le recherche dans un prince qui est l'expression de sa puissance. Il ne hait réellement qu'une chose, c'est la richesse de ses égaux.


MONTESQUIEU.

Ne vous échappez pas encore; vous n'êtes pas au bout; je vous ramène d'une main inflexible au budget. Quoi que vous disiez, son organisation même comprime le développement de votre puissance. C'est un cadre qu'on peut franchir, mais on ne le franchit qu'à ses risques et périls. Il est publié, on en connaît les éléments, il reste là comme le baromètre de la situation.


MACHIAVEL.

Finissons-en donc sur ce point, puisque vous le voulez.


VINGTIÈME DIALOGUE.


MACHIAVEL.

Le budget est un cadre, dites-vous; oui, mais c'est un cadre élastique qui s'étend autant qu'on le veut. Je serai toujours au dedans, jamais au dehors.


MONTESQUIEU.

Que voulez-vous dire?


MACHIAVEL.

Est-ce à moi qu'il appartient de vous apprendre comment les choses se passent, même dans les États dont l'organisation budgétaire est poussée à son plus haut point de perfection? La perfection consiste précisément à savoir sortir, par des artifices ingénieux, d'un système de limitation purement fictif en réalité.

Qu'est-ce que votre budget annuellement voté? Pas autre chose qu'un règlement provisoire, qu'un aperçu, par à peu près, des principaux événements financiers. Jamais la situation n'est définitive qu'après l'achèvement des dépenses que la nécessité a fait naître pendant le cours de l'année. On reconnaît, dans vos budgets, je ne sais combien d'espèces de crédits qui répondent à toutes les éventualités possibles: les crédits complémentaires, supplémentaires, extraordinaires, provisoires, exceptionnels, que sais-je? Et chacun de ces crédits forme, à lui seul, autant de budgets distincts. Or, voici comment les choses se passent: le budget général, celui qui est voté au commencement de l'année, porte au total, je suppose, un crédit de 800 millions. Quand on est arrivé à la moitié de l'année, les faits financiers ne répondent déjà plus aux premières prévisions; alors on présente aux Chambres ce que l'on appelle un budget rectificatif, et ce budget ajoute 100 millions, 150 millions au chiffre primitif. Arrive ensuite le budget supplémentaire: il y ajoute 50 ou 60 millions; vient enfin la liquidation qui ajoute 15, 20 ou 30 millions. Bref, à la balance générale des comptes, l'écart total est d'un tiers de la dépense prévue. C'est sur ce dernier chiffre que survient, en forme d'homologation, le vote législatif des Chambres. De cette manière, au bout de dix ans, on peut doubler et même tripler le budget.


MONTESQUIEU.

Que cette accumulation de dépenses puisse être le résultat de vos améliorations financières, c'est ce dont je ne doute pas, mais rien de semblable n'arrivera dans les États où l'on évitera vos errements. Au surplus, vous n'êtes pas au bout: il faut bien, en définitive, que les dépenses soient en équilibre avec les recettes; comment vous y prendrez-vous?


MACHIAVEL.

Tout consiste ici, on peut le dire, dans l'art de grouper les chiffres et dans certaines distinctions de dépenses, à l'aide desquelles on obtient la latitude nécessaire. Ainsi, par exemple, la distinction entre le budget ordinaire et le budget extraordinaire peut être d'un grand secours. A la faveur de ce mot extraordinaire on fait passer assez aisément certaines dépenses contestables et certaines recettes plus ou moins problématiques. J'ai, par exemple, ici 20 millions en dépenses; il faut y faire face par 20 millions en recettes: je porte en recette une indemnité de guerre de 20 millions, non encore perçue, mais qui le sera plus tard, ou bien encore je porte en recette une augmentation de 20 millions dans le produit des impôts, qui sera réalisée l'année prochaine. Voilà pour les recettes; je ne multiplie pas les exemples. Pour les dépenses, on peut recourir au procédé contraire: au lieu d'ajouter, on déduit. Ainsi, on détachera, par exemple, du budget des dépenses les frais de perception de l'impôt.


MONTESQUIEU.

Et sous quel prétexte, je vous prie?


MACHIAVEL.

On peut dire, et avec raison, selon moi, que ce n'est pas une dépense de l'État. On peut encore, par la même raison, ne pas faire figurer au budget des dépenses ce que coûte le service provincial et communal.


MONTESQUIEU.

Je ne discute rien de tout cela, vous pouvez le voir; mais que faites-vous des recettes qui sont des déficits, et des dépenses que vous éliminez?


MACHIAVEL.

Le grand point, en cette matière, est la distinction entre le budget ordinaire et le budget extraordinaire. C'est au budget extraordinaire que doivent se reporter les dépenses qui vous préoccupent.


MONTESQUIEU.

Mais enfin ces deux budgets se totalisent et le chiffre définitif de la dépense apparaît.


MACHIAVEL.

On ne doit pas totaliser; au contraire. Le budget ordinaire apparaît seul; le budget extraordinaire est une annexe à laquelle on pourvoit par d'autres moyens.


MONTESQUIEU.

Et quels sont-ils?


MACHIAVEL.

Ne me faites pas anticiper. Vous voyez donc d'abord qu'il y a une manière particulière de présenter le budget, d'en dissimuler, au besoin, l'élévation croissante. Il n'est pas de gouvernement qui ne soit dans la nécessité d'en agir ainsi; il y a des ressources inépuisables dans les pays industrieux, mais, comme vous le remarquiez, ces pays-là sont avares, soupçonneux: ils disputent sur les dépenses les plus nécessaires. La politique financière ne peut pas, plus que l'autre, se jouer cartes sur table: on serait arrêté à chaque pas; mais en définitive, et grâce, j'en conviens, au perfectionnement du système budgétaire, tout se retrouve, tout est classé, et si le budget a ses mystères, il a aussi ses clartés.


MONTESQUIEU.

Mais pour les initiés seulement, sans doute. Je vois que vous ferez de la législation financière un formalisme aussi impénétrable que la procédure judiciaire chez les Romains, au temps des douze tables. Mais poursuivons. Puisque vos dépenses augmentent, il faut bien que vos ressources croissent dans la même proportion. Trouverez-vous, comme Jules César, une valeur de deux milliards de francs dans les coffres de l'État, ou découvrirez-vous les sources du Potose?


MACHIAVEL.

Vos traits sont fort ingénieux; je ferai ce que font tous les gouvernements possibles, j'emprunterai.


MONTESQUIEU.

C'est ici que je voulais vous amener. Il est certain qu'il est peu de gouvernements qui ne soient dans la nécessité de recourir à l'emprunt; mais il est certain aussi qu'ils sont obligés d'en user avec ménagement; ils ne sauraient, sans immoralité et sans danger, grever les générations à venir de charges exorbitantes et disproportionnées avec les ressources probables. Comment se font les emprunts? par des émissions de titres contenant obligation de la part du gouvernement, de servir des rentes proportionnées au capital qui lui est versé. Si l'emprunt est de 5 p.c., par exemple, l'État, au bout de vingt ans, a payé une somme égale au capital emprunté; au bout de quarante ans une somme double; au bout de soixante ans une somme triple, et, néanmoins, il reste toujours débiteur de la totalité du même capital. On peut ajouter que si l'État augmentait indéfiniment sa dette, sans rien faire pour la diminuer, il serait conduit a l'impossibilité d'emprunter ou à la faillite. Ces résultats sont faciles à saisir: il n'est pas de pays où chacun ne les comprenne. Aussi les États modernes ont-ils voulu apporter une limitation nécessaire à l'accroissement des impôts. Ils ont imaginé, à cet effet, ce que l'on a appelé le système de l'amortissement, combinaison vraiment admirable par la simplicité et par le mode si pratique de son exécution. On a crée un fonds spécial, dont les ressources capitalisées sont destinées à un rachat permanent de la dette publique, par fractions successives; en sorte que toutes les fois que l'État emprunte, il doit doter le fonds d'amortissement d'un certain capital destiné à éteindre, dans un temps donné, la nouvelle créance. Vous voyez que ce mode de limitation est indirect, et c'est ce qui fait sa puissance. Au moyen de l'amortissement, la nation dit à son gouvernement: vous emprunterez si vous y êtes forcé, soit, mais vous devrez toujours vous préoccuper de faire face à la nouvelle obligation que vous contractez en mon nom. Quand on est sans cesse obligé d'amortir, on y regarde à deux fois avant d'emprunter. Si vous amortissez régulièrement, je vous passe vos emprunts.


MACHIAVEL.

Et pourquoi voulez-vous que j'amortisse, je vous prie? Quels sont les États où l'amortissement a lieu d'une manière régulière? En Angleterre même il est suspendu; l'exemple tombe de haut, j'imagine: ce qui ne se fait nulle part, ne peut pas se faire.


MONTESQUIEU.

Ainsi vous supprimez l'amortissement?


MACHIAVEL.

Je n'ai pas dit cela, tant s'en faut; je laisserai fonctionner ce mécanisme, et mon gouvernement emploiera les fonds qu'il produit; cette combinaison présentera un grand avantage. Lors de la présentation du budget, on pourra, de temps en temps, faire figurer en recette le produit de l'amortissement de l'année suivante.


MONTESQUIEU.

Et l'année suivante il figurera en dépenses.


MACHIAVEL.

Je n'en sais rien, cela dépendra des circonstances, car je regretterai beaucoup que cette institution financière ne puisse pas marcher plus régulièrement. Mes ministres s'expliqueront à cet égard d'une manière extrêmement douloureuse. Mon Dieu, je ne prétends pas que, sous le rapport financier, mon administration n'aura pas quelques côtés critiquables, mais, quand les faits sont bien présentés, on passe sur beaucoup de choses. L'Administration des finances est pour beaucoup aussi, ne l'oubliez pas, une affaire de presse.


MONTESQUIEU.

Qu'est-ce que ceci?


MACHIAVEL.

Ne m'avez-vous pas dit que l'essence même du budget était la publicité?


MONTESQUIEU.

Oui.


MACHIAVEL.

Eh bien, les budgets ne sont-ils pas accompagnés de comptes rendus, de rapports, de documents officiels de toutes les façons? Que de ressources ces communications publiques ne donnent-elles pas au souverain, quand il est entouré d'hommes habiles! Je veux que mon ministre des finances parle la langue des chiffres avec une admirable clarté et que son style littéraire, d'ailleurs, soit d'une pureté irréprochable.

Il est bon de répéter sans cesse ce qui est vrai, c'est que «la gestion des deniers publics se fait actuellement à la lumière du jour.»

Cette proposition incontestable doit être présentée sous mille formes; je veux qu'on écrive des phrases comme celle-ci:

«Notre système de comptabilité, fruit d'une longue expérience, se distingue par la clarté et la certitude de ses procédés. Il met obstacle aux abus et ne donne à personne, depuis le dernier des fonctionnaires jusqu'au chef de l'État lui-même, le moyen de détourner la somme la plus minime de sa destination, ou d'en faire un emploi irrégulier.»

On tiendrait votre langage: comment faire mieux? et l'on dirait:

«L'excellence du système financier repose sur deux bases: contrôle et publicité. Le contrôle qui empêche qu'un seul denier puisse sortir des mains des contribuables pour entrer dans les caisses publiques, passer d'une caisse à une autre caisse, et en sortir pour aller entre les mains d'un créancier de l'État, sans que la légitimité de sa perception, la régularité de ses mouvements, la légitimité de son emploi, en soient contrôlés par des agents responsables, vérifiés judiciairement par des magistrats inamovibles, et définitivement sanctionnés dans les comptes législatifs de la Chambre.»


MONTESQUIEU.

O Machiavel! vous raillez toujours, mais votre raillerie a quelque chose d'infernal.


MACHIAVEL.

Vous oubliez où nous sommes.


MONTESQUIEU.

Vous défiez le ciel.


MACHIAVEL.

Dieu sonde les coeurs.


MONTESQUIEU.

Poursuivez.


MACHIAVEL.

Au commencement de l'année budgétaire, le surintendant des finances s'énoncera ainsi:

«Rien n'altère, jusqu'ici, les prévisions du budget actuel. Sans se faire d'illusions, on a les plus sérieuses raisons d'espérer que, pour la première fois depuis bien des années, le budget, malgré le service des emprunts, présentera, en fin de compte, un équilibre réel. Ce résultat si désirable, obtenu dans des temps exceptionnellement difficiles, est la meilleure des preuves que le mouvement ascendant de la fortune publique ne s'est jamais ralenti.»

Est-ce bien dicté?


MONTESQUIEU.

Poursuivez.


MACHIAVEL.

A ce propos l'on parlera de l'amortissement, qui vous préoccupait tout à l'heure, et l'on dira:

«L'amortissement va bientôt fonctionner. Si le projet que l'on a conçu à cet égard venait à se réaliser, si les revenus de l'État continuaient à progresser, il ne serait pas impossible que, dans le budget qui sera présenté dans cinq ans, les comptes publics ne se soldassent par un excédant de recettes.»


MONTESQUIEU.

Vos espérances sont à long terme; mais à propos de l'amortissement, si, après avoir promis de le mettre en fonction, on n'en fait rien, que direz-vous?


MACHIAVEL.

On dira que le moment n'avait pas été bien choisi, qu'il faut attendre encore. On peut aller beaucoup plus loin: des économistes recommandables contestent à l'amortissement une efficacité réelle. Ces théories, vous les connaissez; je puis vous les rappeler.


MONTESQUIEU.

C'est inutile.


MACHIAVEL.

On fait publier ces théories par les journaux non officiels, on les insinue soi-même, enfin un jour on peut les avouer plus hautement.


MONTESQUIEU.

Comment! après avoir reconnu auparavant l'efficacité de l'amortissement, et en avoir exalté les bienfaits!


MACHIAVEL.

Mais, est-ce que les données de la science ne changent pas? est-ce qu'un gouvernement éclairé ne doit pas suivre, peu à peu, les progrès économiques de son siècle?


MONTESQUIEU.

Rien de plus péremptoire. Laissons l'amortissement. Quand vous n'aurez pu tenir aucune de vos promesses, quand vous vous trouverez débordé par les dépenses, après avoir fait entrevoir des excédants de recettes, que direz-vous?


MACHIAVEL.

Au besoin, on en conviendra hardiment. Cette franchise honore les gouvernements et touche les peuples, quand elle émane d'un pouvoir fort. Mais, en revanche, mon ministre des finances s'attachera à enlever toute signification à l'élévation du chiffre des dépenses. Il dira, ce qui est vrai: «C'est que la pratique financière démontre que les découverts ne sont jamais entièrement confirmés; qu'une certaine quantité de ressources nouvelles surviennent d'ordinaire dans le cours de l'année, notamment par l'accroissement du produit des impôts; qu'une portion considérable, d'ailleurs, des crédits votés, n'ayant pas reçu d'emploi, se trouvera annulée.»


MONTESQUIEU.

Cela arrivera-t-il?


MACHIAVEL.

Quelquefois il y a, vous le savez, en finances des mots tout faits, des phrases stéréotypées, qui font beaucoup d'effet sur le public, le calment, le rassurent.

Ainsi, en présentant avec art telle ou telle dette passive, on dit: ce chiffre n'a rien d'exorbitant;—il est normal, il est conforme aux antécédents budgétaires;—le chiffre de la dette flottante n'a rien que de très-rassurant. Il y a une foule de locutions semblables dont je ne vous parle pas parce qu'il est d'autres artifices pratiques, plus importants, sur lesquels je dois appeler votre attention.

D'abord, dans tous les documents officiels il est nécessaire d'insister sur le développement de la prospérité, de l'activité commerciale et du progrès toujours croissant de la consommation.

Le contribuable s'émeut moins de la disproportion des budgets, quand on lui répète ces choses, et on peut les lui répéter à satiété, sans que jamais il s'en défie, tant les écritures authentiques produisent un effet magique sur l'esprit des sots bourgeois. Lorsque l'équilibre des budgets est rompu et que l'on veut, pour l'année suivante, préparer l'esprit public à quelque mécompte, on dit à l'avance, dans un rapport, l'année prochaine le découvert ne sera que de tant.

Si le découvert est inférieur aux prévisions, c'est un véritable triomphe; s'il est supérieur, on dit: «le déficit a été plus grand qu'on ne l'avait prévu, mais il s'était élevé à un chiffre supérieur l'année précédente; de compte fait, la situation est meilleure, car on a dépensé moins et cependant on a traversé des circonstances exceptionnellement difficiles: la guerre, la disette, les épidémies, des crises de subsistances imprévues, etc.»

«Mais, l'année prochaine, l'augmentation des recettes permettra, suivant toute probabilité, d'atteindre un équilibre depuis si longtemps désiré: la dette sera réduite, le budget convenablement balancé. Ce progrès continuera, on peut l'espérer, et, sauf des événements extraordinaires, l'équilibre deviendra l'habitude de nos finances, comme il en est la règle.»


MONTESQUIEU.

C'est de la haute comédie; l'habitude sera comme la règle, elle ne se prendra jamais, car j'imagine que, sous votre règne, il y aura toujours quelque circonstance extraordinaire, quelque guerre, quelque crise de subsistances.


MACHIAVEL.

Je ne sais pas s'il y aura des crises de subsistances; ce qui est certain, c'est que je tiendrai très-haut le drapeau de la dignité nationale.


MONTESQUIEU.

C'est bien le moins que vous puissiez faire. Si vous recueillez de la gloire, on ne doit pas vous en savoir gré, car elle n'est, entre vos mains, qu'un moyen de gouvernement: ce n'est pas elle qui amortira les dettes de votre État.


VINGT ET UNIÈME DIALOGUE.


MACHIAVEL.

Je crains que vous n'ayez quelque préjugé à l'égard des emprunts; ils sont précieux à plus d'un titre: ils attachent les familles au gouvernement; ce sont d'excellents placements pour les particuliers, et les économistes modernes reconnaissent formellement aujourd'hui que, loin d'appauvrir les États, les dettes publiques les enrichissent. Voulez-vous me permettre de vous expliquer comment?


MONTESQUIEU.

Non, car je crois connaître ces théories-là. Comme vous parlez toujours d'emprunter et jamais de rembourser, je voudrais savoir d'abord à qui vous demanderez tant de capitaux, et à propos de quoi vous les demanderez.


MACHIAVEL.

Les guerres extérieures sont, pour cela, d'un grand secours. Dans les grands États, elles permettent d'emprunter 5 ou 600 millions; on fait en sorte de n'en dépenser que la moitié ou les deux tiers, et le reste trouve sa place dans le Trésor, pour les dépenses de l'intérieur.


MONTESQUIEU.

Cinq ou six cent millions, dites-vous! Et quels sont les banquiers des temps modernes qui peuvent négocier des emprunts dont le capital serait, à lui seul, toute la fortune de certains États?


MACHIAVEL.

Ah! vous en êtes encore à ces procédés rudimentaires de l'emprunt? C'est, permettez-moi de vous le dire, presque de la barbarie, en matière d'économie financière. On n'emprunte plus aujourd'hui aux banquiers.


MONTESQUIEU.

Et à qui donc?


MACHIAVEL.

An lieu de passer des marchés avec des capitalistes, qui s'entendent pour déjouer les enchères et dont le petit nombre annihile la concurrence, on s'adresse à tous ses sujets: aux riches, aux pauvres, aux artisans, aux commerçants, à quiconque a un denier de disponible; on ouvre enfin ce qui s'appelle une souscription publique, et pour que chacun puisse acheter des rentes, on les divise par coupons de très-petites sommes. On vend depuis 10 francs de rente, 5 francs de rente jusqu'à cent mille francs, un million de rentes. Le lendemain de leur émission la valeur de ces titres est en hausse, fait prime, comme on dit: on le sait, et l'on se rue de tous côtés pour en acheter; on dit que c'est du délire. En quelques jours les coffres du Trésor regorgent; on reçoit tant d'argent qu'on ne sait où le mettre; cependant on s'arrange pour le prendre, parce que si la souscription dépasse le capital des rentes émises, on peut se ménager un grand effet sur l'opinion.


MONTESQUIEU.

Ah!


MACHIAVEL.

On rend aux retardataires leur argent. On fait cela à grand bruit, à grand renfort de presse. C'est le coup de théâtre ménagé. L'excédant s'élève quelquefois à deux ou trois cent millions: vous jugez à quel point l'esprit public est frappé de cette confiance du pays dans le gouvernement.


MONTESQUIEU.

Confiance qui se mêle à un esprit d'agiotage effréné, à ce que j'entrevois. J'avais entendu parler, en effet, de cette combinaison, mais tout, dans votre bouche, est vraiment fantasmagorique. Eh bien, soit, vous avez de l'argent plein les mains, mais....


MACHIAVEL.

J'en aurais plus encore que vous ne pensez, car, chez les nations modernes, il y a de grandes institutions de banque qui peuvent prêter directement à l'État 100 et 200 millions au taux ordinaire; les grandes villes peuvent prêter aussi. Chez ces mêmes nations il y a d'autres institutions que l'on appelle institutions de prévoyance: ce sont des caisses d'épargne, des caisses de secours, des caisses de retraite. L'État a l'habitude d'exiger que leurs capitaux, qui sont immenses, qui peuvent s'élever quelquefois à 5 ou 600 millions, soient versés dans le Trésor public où ils fonctionnent avec la masse commune, moyennant de faibles intérêts payés à ceux qui les déposent.

De plus, les gouvernements peuvent se procurer des fonds exactement comme les banquiers. Ils délivrent sur leur caisse des bons à vue pour des sommes de deux ou trois cent millions, sortes de lettres de change sur lesquelles on se jette avant qu'elles n'entrent en circulation.


MONTESQUIEU.

Permettez-moi donc de vous arrêter: vous ne parlez que d'emprunter ou de tirer des lettres de change; ne vous préoccuperez-vous jamais de payer quelque chose?


MACHIAVEL.

Il est bon de vous dire encore que l'on peut, en cas de besoin, vendre les domaines de l'État.


MONTESQUIEU.

Ah, vous vous vendez maintenant! mais ne vous préoccuperez-vous pas de payer enfin?


MACHIAVEL.

Sans aucun doute; il est temps de vous dire maintenant comment on fait face au passif.


MONTESQUIEU.

Vous dites, on fait face au passif: je voudrais une expression plus exacte.


MACHIAVEL.

Je me sers de cette expression parce que je la crois d'une exactitude réelle. On ne peut pas toujours éteindre le passif, mais on peut lui faire face; le mot est même très-énergique, car le passif est un ennemi redoutable.


MONTESQUIEU.

Eh bien, comment lui ferez-vous face?


MACHIAVEL.

A cet égard les moyens sont très-variés: il y a d'abord l'impôt.


MONTESQUIEU.

C'est-à-dire le passif employé à payer le passif.


MACHIAVEL.

Vous me parlez en économiste et non en financier. Ne confondez pas. Avec le produit d'une taxe on peut réellement payer. Je sais que l'impôt fait crier; si celui que l'on a établi gêne, on en trouve un autre, ou l'on rétablit le même sous un autre nom. Il y a un grand art, vous le savez, à trouver les points vulnérables de la matière imposable.


MONTESQUIEU.

Vous l'aurez bientôt écrasée, j'imagine.


MACHIAVEL.

Il y a d'autres moyens: il y a ce que l'on appelle la conversion.


MONTESQUIEU.

Ah! ah!


MACHIAVEL.

Ceci est relatif à la dette que l'on appelle consolidée, c'est-à-dire à celle qui provient de l'émission des emprunts. On dit aux rentiers de l'État, par exemple: jusqu'à ce jour je vous ai payé 5 p.c. de votre argent; c'était le taux de votre rente. J'entends ne plus vous payer que le 4 1/2 ou le 4 p.c. Consentez à cette réduction ou recevez le remboursement du capital que vous m'avez prêté.


MONTESQUIEU.

Mais si l'on rend réellement l'argent, je trouve le procédé encore assez honnête.


MACHIAVEL.

Sans doute on le rend, si on le réclame; mais très-peu s'en soucient; les rentiers ont leurs habitudes; leurs fonds sont placés; ils ont confiance dans l'État; ils aiment mieux un revenu moindre et un placement sûr. Si tout le monde demandait son argent il est évident que le Trésor serait pris au lacet. Cela n'arrive jamais et l'on se débarrasse par ce moyen d'un passif de plusieurs centaines de millions.


MONTESQUIEU.

C'est un expédient immoral, quoi qu'on dise; un emprunt forcé qui déprime la confiance publique.


MACHIAVEL.

Vous ne connaissez pas les rentiers. Voici une autre combinaison relative à un autre genre de dette. Je vous disais tout à l'heure que l'État avait à sa disposition les fonds des caisses de prévoyance et qu'il s'en servait en payant le loyer, sauf à les rendre à première réquisition. Si, après les avoir longtemps maniés, il n'est plus en mesure de les rendre, il consolide la dette qui flotte dans ses mains.


MONTESQUIEU.

Je sais ce que cela signifie; l'État dit aux déposants: Vous voulez votre argent, je ne l'ai plus; voilà de la rente.


MACHIAVEL.

Précisément, et il consolide de la même manière toutes les dettes auxquelles il ne peut plus suffire. Il consolide les bons du Trésor, les dettes contractées envers les villes, envers les banques, enfin toutes celles qui forment ce que l'on appelle très-pittoresquement la dette flottante, parce qu'elle se compose de créances qui n'ont point d'assiette déterminée et qui sont à une échéance plus ou moins rapprochée.


MONTESQUIEU.

Vous avez de singuliers moyens de libérer l'État.


MACHIAVEL.

Que pouvez-vous me reprocher si je ne fais que ce que font les autres?


MONTESQUIEU.

Oh! si tout le monde le fait, il faudrait être bien dur, effectivement, pour le reprocher à Machiavel.


MACHIAVEL.

Je ne vous indique seulement pas la millième partie des combinaisons que l'on peut employer. Loin de redouter l'accroissement des rentes perpétuelles, je voudrais que la fortune publique entière fût en rentes; je ferais en sorte que les villes, les communes, les établissements publics convertissent en rentes leurs immeubles ou leurs capitaux mobiliers. C'est l'intérêt même de ma dynastie qui me commanderait ces mesures financières. Il n'y aurait pas dans mon royaume un écu qui ne tînt par un fil à mon existence.


MONTESQUIEU.

Mais à ce point de vue même, à ce point de vue fatal, atteindrez-vous votre but? Ne marchez-vous pas, de la manière la plus directe, à votre ruine à travers la ruine de l'État? Ne savez-vous pas que chez toutes les nations de l'Europe il y a de vastes marchés de fonds publics, où la prudence, la sagesse, la probité des gouvernements est mise à l'enchère? A la manière dont vous dirigez vos finances, vos fonds seraient repoussés avec perte des marchés étrangers et ils tomberaient aux plus bas cours, même à la Bourse de votre royaume.


MACHIAVEL.

C'est une erreur flagrante. Un gouvernement glorieux, comme serait le mien, ne peut que jouir d'un grand crédit à l'extérieur. A l'intérieur, sa vigueur dominerait les appréhensions. Au surplus je ne voudrais pas que le crédit de mon État dépendît des transes de quelques marchands de suif; je dominerais la Bourse par la Bourse.


MONTESQUIEU.

Qu'est-ce encore?


MACHIAVEL.

J'aurais de gigantesques établissements de crédit institués en apparence pour prêter à l'industrie, mais dont la fonction la plus réelle consisterait à soutenir la rente. Capables de jeter pour 400 ou 500 millions de titres sur la place, ou de raréfier le marché dans les mêmes proportions, ces monopoles financiers seraient toujours maîtres des cours. Que dites-vous de cette combinaison?


MONTESQUIEU.

Les bonnes affaires que vos ministres, vos favoris, vos maîtresses vont faire dans ces maisons-là! Votre gouvernement va donc jouer à la bourse avec les secrets de l'État?


MACHIAVEL.

Que dites-vous!


MONTESQUIEU.

Expliquez donc autrement l'existence de ces maisons. Tant que vous n'avez été que sur le terrain des doctrines, on pouvait se tromper sur le véritable nom de votre politique, depuis que vous en êtes aux applications, on ne le peut plus. Votre gouvernement sera unique dans l'histoire; on ne pourra jamais le calomnier.


MACHIAVEL.

Si quelqu'un dans mon royaume s'avisait de dire ce que vous laissez entendre, il disparaîtrait comme par l'effet de la foudre.


MONTESQUIEU.

La foudre est un bel argument; vous êtes heureux de l'avoir à votre disposition. En avez-vous fini avec les finances?


MACHIAVEL.

Oui.


MONTESQUIEU.

L'heure s'avance à grands pas.


IVe PARTIE.

VINGT-DEUXIÈME DIALOGUE.


MONTESQUIEU.

Avant de vous avoir entendu, je ne connaissais bien ni l'esprit des lois, ni l'esprit des finances. Je vous suis redevable de m'avoir enseigné l'un et l'autre. Vous avez entre les mains la plus grande puissance des temps modernes, l'argent. Vous pouvez vous en procurer à peu près autant que vous voulez. Avec de si prodigieuses ressources vous allez faire de grandes choses, sans doute; c'est le cas de montrer enfin que le bien peut sortir du mal.


MACHIAVEL.

C'est ce que j'entends vous montrer en effet.


MONTESQUIEU.

Eh bien, voyons.


MACHIAVEL.

Le plus grand de mes bienfaits sera d'abord d'avoir donné la paix intérieure à mon peuple. Sous mon règne les mauvaises passions sont comprimées, les bons se rassurent et les méchants tremblent. J'ai rendu à un pays déchiré avant moi par les factions, la liberté, la dignité, la force.


MONTESQUIEU.

Après avoir changé tant de choses, n'en seriez-vous pas venu à changer le sens des mots?


MACHIAVEL.

La liberté ne consiste pas dans la licence, pas plus que la dignité et la force ne consistent dans l'insurrection et le désordre. Mon empire paisible au dedans, sera glorieux au dehors.


MONTESQUIEU.

Comment?


MACHIAVEL.

Je ferai la guerre dans les quatre parties du monde. Je franchirai les Alpes, comme Annibal; je guerroierai dans l'Inde, comme Alexandre; dans la Lybie, comme Scipion; j'irai de l'Atlas au Taurus, des bords du Gange au Mississipi, du Mississipi au fleuve Amour. La grande muraille de la Chine tombera devant mon nom; mes légions victorieuses défendront, à Jérusalem, le tombeau du Sauveur; à Rome, le vicaire de Jésus-Christ; leurs pas fouleront au Pérou la poussière des Incas, en Égypte les cendres de Sésostris; en Mésopotamie celles de Nabuchodonosor. Descendant de César, d'Auguste et de Charlemagne, je vengerai, sur les bords du Danube, la défaite de Varus; sur les bords de l'Adige, la déroute de Cannes; sur la Baltique, les outrages des Normands.


MONTESQUIEU.

Daignez vous arrêter, je vous conjure. Si vous vengez ainsi les défaites de tous les grands capitaines, vous n'y suffirez pas. Je ne vous comparerai pas à Louis XIV, à qui Boileau disait: Grand roi cesse de vaincre ou je cesse d'écrire; cette comparaison vous humilierait. Je vous accorde qu'aucun héros de l'antiquité ou des temps modernes, ne saurait être mis en parallèle avec vous.

Mais ce n'est point de cela qu'il s'agit: La guerre en elle-même est un mal; elle sert dans vos mains à faire supporter un mal plus grand encore, la servitude; mais où donc est, dans tout ceci, le bien que vous m'avez promis de faire?


MACHIAVEL.

Ce n'est pas ici le cas d'équivoquer; la gloire est déjà par elle-même un grand bien; c'est le plus puissant des capitaux accumulés; un souverain qui a de la gloire a tout le reste. Il est la terreur des États voisins, l'arbitre de l'Europe. Son crédit s'impose invinciblement, car, quoi que vous ayez dit sur la stérilité des victoires, la force n'abdique jamais ses droits. On simule des guerres d'idées, on fait étalage de désintéressement et, un beau jour, on finit très-bien par s'emparer d'une province que l'on convoite et par imposer un tribut de guerre aux vaincus.


MONTESQUIEU.

Mais, permettez, dans ce système-là on fait parfaitement bien d'en agir ainsi, si on le peut; sans cela, le métier militaire serait par trop niais.


MACHIAVEL.

A la bonne heure! vous voyez que nos idées commencent à se rapprocher un peu.


MONTESQUIEU.

Oui, comme l'Atlas et le Taurus. Voyons les autres grandes choses de votre règne.


MACHIAVEL.

Je ne dédaigne pas autant que vous paraissez le croire un parallèle avec Louis XIV. J'aurais plus d'un trait avec ce monarque; comme lui je ferais des constructions gigantesques; cependant, sous ce rapport, mon ambition irait bien plus loin que la sienne et que celle des plus fameux potentats; je voudrais montrer au peuple que les monuments dont la construction exigeait autrefois des siècles, je les rebâtis, moi, en quelques années. Les palais des rois mes prédécesseurs tomberaient sous le marteau des démolisseurs pour se relever rajeunis par des formes nouvelles; je renverserais des villes entières, pour les reconstruire sur des plans plus réguliers, pour obtenir de plus belles perspectives. Vous ne pouvez pas vous imaginer à quel point les constructions attachent les peuples aux monarques. On pourrait dire qu'ils pardonnent aisément qu'on détruise leurs lois à la condition qu'on leur bâtisse des maisons. Vous verrez d'ailleurs, dans un instant, que les constructions servent à des objets particulièrement importants.


MONTESQUIEU.

Après les constructions, que ferez-vous?


MACHIAVEL.

Vous allez bien vite: le nombre des grandes actions n'est pas illimité. Veuillez donc me dire, je vous prie, si, depuis Sésostris jusqu'à Louis XIV, jusqu'à Pierre Ier, les deux points cardinaux des grands règnes n'ont pas été la guerre et les constructions.


MONTESQUIEU.

C'est vrai, mais on voit pourtant des souverains absolus qui se sont préoccupés de donner de bonnes lois, d'améliorer les moeurs, d'y introduire la simplicité et la décence. On en a vu qui se sont préoccupés de l'ordre dans les finances, de l'économie; qui ont songé à laisser après eux l'ordre, la paix, des institutions durables, quelquefois même la liberté.


MACHIAVEL.

Oh! tout cela se fera. Vous voyez bien que, d'après vous-même, les souverains absolus ont du bon.


MONTESQUIEU.

Hélas! pas trop. Essayez de me prouver le contraire, cependant.

Avez-vous quelque bonne chose à me dire?


MACHIAVEL.

Je donnerais à l'esprit d'entreprise un essor prodigieux; mon règne serait le règne des affaires. Je lancerais la spéculation dans des voies nouvelles et jusqu'alors inconnues. Mon administration desserrerait même quelques-uns de ses anneaux. J'affranchirais de la réglementation une foule d'industries: les bouchers, les boulangers et les entrepreneurs de théâtres seraient libres.


MONTESQUIEU.

Libres de faire quoi?

MACHIAVEL

Libres de faire du pain, libres de vendre de la viande et libres d'organiser des entreprises théâtrales, sans la permission de l'autorité.


MONTESQUIEU.

Je ne sais ce que cela signifie. La liberté de l'industrie est de droit commun chez les peuples modernes. N'avez-vous rien de mieux à m'apprendre?


MACHIAVEL.

Je m'occuperais constamment du sort du peuple. Mon gouvernement lui procurerait du travail.


MONTESQUIEU.

Laissez le peuple en trouver de lui-même, cela vaudra mieux. Les pouvoirs politiques n'ont pas le droit de faire de la popularité avec les deniers de leurs sujets. Les revenus publics ne sont pas autre chose qu'une cotisation collective, dont le produit ne doit servir qu'à des services généraux; les classes ouvrières que l'on habitue à compter sur l'État, tombent dans l'avilissement; elles perdent leur énergie, leur élan, leur fonds d'industrie intellectuelle. Le salariat par l'État les jette dans une sorte de servage, dont elles ne peuvent plus se relever qu'en détruisant l'État lui-même. Vos constructions engloutissent des sommes énormes dans des dépenses improductives; elles raréfient les capitaux, tuent la petite industrie, anéantissent le crédit dans les couches inférieures de la société. La faim est au bout de toutes vos combinaisons. Faites des économies, et vous bâtirez après. Gouvernez avec modération, avec justice, gouvernez le moins possible et le peuple n'aura rien à vous demander parce qu'il n'aura pas besoin de vous.


MACHIAVEL.

Ah! que vous envisagez d'un oeil froid les misères du peuple! Les principes de mon gouvernement sont bien autres; je porte dans mon coeur les êtres souffrants, les petits. Je m'indigne quand je vois les riches se procurer des jouissances inaccessibles au plus grand nombre. Je ferai tout ce que je pourrai pour améliorer la condition matérielle des travailleurs, des manoeuvres, de ceux qui plient sous le poids de la nécessité sociale.


MONTESQUIEU.

Eh bien, commencez donc par leur donner les ressources que vous affectez aux émoluments de vos grands dignitaires, de vos ministres, de vos personnages consulaires. Réservez-leur les largesses que vous prodiguez sans compter à vos pages, à vos courtisans, à vos maîtresses.

Faites mieux, déposez la pourpre dont la vue est un affront à l'égalité des hommes. Débarrassez-vous des titres de Majesté, d'Altesse, d'Excellence, qui entrent dans les oreilles orgueilleuses comme des fers aigus. Appelez-vous protecteur comme Cromwell, mais ayez les actes des apôtres; allez vivre dans la chaumière du pauvre, comme Alfred le Grand, coucher dans les hôpitaux, vous étendre sur le lit des malades comme saint Louis. Il est trop facile de faire de la charité évangélique quand on passe sa vie au milieu des festins, quand on repose le soir dans des lits somptueux, avec de belles dames, quand, à son coucher et à son lever, on a de grands personnages qui s'empressent à vous mettre la chemise. Soyez père de famille et non despote, patriarche et non prince.

Si ce rôle ne vous va pas, soyez chef d'une République démocratique, donnez la liberté, introduisez-la dans les moeurs, de vive force, si c'est votre tempérament. Soyez Lycurgue, soyez Agésilas, soyez un Gracque, mais je ne sais ce que c'est que cette molle civilisation où tout fléchit, où tout se décolore à côté du prince, où tous les esprits sont jetés dans le même moule, toutes les âmes dans le même uniforme; je comprends qu'on aspire à régner sur des hommes mais non sur des automates.


MACHIAVEL.

Voilà un débordement d'éloquence que je ne puis pas arrêter. C'est avec ces phrases-là qu'on renverse les gouvernements.


MONTESQUIEU.

Hélas! Vous n'avez jamais d'autre préoccupation que celle de vous maintenir. Pour mettre à l'épreuve votre amour du bien public, on n'aurait qu'à vous demander de descendre du trône au nom du salut de l'État. Le peuple, dont vous êtes l'élu n'aurait qu'à vous exprimer sa volonté à cet égard pour savoir le cas que vous faites de sa souveraineté.


MACHIAVEL.

Quelle étrange question! N'est-ce pas pour son bien que je lui résisterais?


MONTESQUIEU.

Qu'en savez-vous? Si le peuple est au-dessus de vous, de quel droit subordonnez-vous sa volonté à la vôtre? Si vous êtes librement accepté, si vous êtes non pas juste, mais seulement nécessaire, pourquoi attendez-vous tout de la force et rien de la raison? Vous faites bien de trembler sans cesse pour votre règne, car vous êtes de ceux qui durent un jour.


MACHIAVEL.

Un jour! je durerai toute ma vie, et mes descendants peut-être après moi. Vous connaissez mon système politique, économique, financier. Voulez-vous connaître les derniers moyens à l'aide desquels je pousserai jusqu'aux dernières couches du sol les racines de ma dynastie?


MONTESQUIEU.

Non.


MACHIAVEL.

Vous refusez de m'entendre, vous êtes vaincu; vous, vos principes, votre école et votre siècle.


MONTESQUIEU.

Vous insistez, parlez, mais que cet entretien soit le dernier.


VINGT-TROISIÈME DIALOGUE.


MACHIAVEL.

Je ne réponds à aucun de vos mouvements oratoires. Les entraînements d'éloquence n'ont que faire ici. Dire à un souverain: voudriez-vous descendre de votre trône pour le bonheur de votre peuple, n'est-ce pas folie? Lui dire encore: puisque vous êtes une émanation du suffrage populaire, confiez-vous à ces fluctuations, laissez-vous discuter, est-ce possible? Est-ce que tout pouvoir constitué n'a pas pour première loi de se défendre, non pas seulement dans son intérêt, mais dans l'intérêt du peuple qu'il gouverne? N'ai-je pas fait le plus grand sacrifice qu'il soit possible de faire aux principes d'égalité des temps modernes? Un gouvernement issu du suffrage universel, n'est-il pas, en définitive, l'expression de la volonté du plus grand nombre? vous me direz que ce principe est destructeur des libertés publiques; qu'y puis-je faire? Quand ce principe est entré dans les moeurs, connaissez-vous le moyen de l'en arracher? Et, s'il n'en peut être arraché, connaissez-vous un moyen de le réaliser dans les grandes Sociétés européennes, autrement que par le bras d'un seul homme. Vous êtes sévère sur les moyens de gouvernement: indiquez-moi un autre mode d'exécution, et, s'il n'y en a pas d'autre que le pouvoir absolu, dites-moi comment ce pouvoir peut se séparer des imperfections spéciales auxquelles son principe le condamne.

Non, je ne suis pas un saint Vincent de Paule, car mes sujets ont besoin, non pas d'une âme évangélique, mais d'un bras; je ne suis non plus ni un Agésilas, ni un Lycurgue, ni un Gracque, parce que je ne suis ni chez des Spartiates, ni chez des Romains; je suis au sein de sociétés voluptueuses, qui allient la fureur des plaisirs à celle des armes, les transports de la force avec ceux des sens, qui ne veulent plus d'autorité divine, plus d'autorité paternelle, plus de frein religieux. Est-ce moi qui ai créé le monde au milieu duquel je vis? je suis tel, parce qu'il est tel. Aurais-je la puissance d'arrêter sa pente? Non, je ne peux que prolonger sa vie parce qu'elle se dissoudrait plus vite encore si elle était livrée à elle-même. Je prends cette société par ses vices, parce qu'elle ne me présente que des vices; si elle avait des vertus, je la prendrais par ses vertus.

Mais si d'austères principes peuvent insulter à ma puissance, est-ce donc qu'ils peuvent méconnaître les services réels que je rends, mon génie et même ma grandeur?

Je suis le bras, je suis l'épée des Révolutions qu'égare le souffle avant-coureur de la destruction finale. Je contiens des forces insensées qui n'ont d'autre mobile, au fond, que la brutalité des instincts, qui courent à la rapine sous le voile des principes. Si je discipline ces forces, si j'en arrête l'expansion dans ma patrie, ne fût-ce qu'un siècle, n'ai-je pas bien mérité d'elle? ne puis-je même prétendre à la reconnaissance des États européens qui tournent les yeux vers moi, comme vers l'Osiris qui, seul, a la puissance de captiver ces foules frémissantes? Portez donc vos yeux plus haut et inclinez-vous devant celui qui porte à son front le signe fatal de la prédestination humaine.


MONTESQUIEU.

Ange exterminateur, petit-fils de Tamerlan, réduisez les peuples à l'ilotisme, vous n'empêcherez pas qu'il n'y ait quelque part des âmes libres qui vous braveront, et leur dédain suffirait pour sauvegarder les droits de la conscience humaine rendus imperceptibles par Dieu.


MACHIAVEL.

Dieu protège les forts.


MONTESQUIEU.

Arrivez donc, je vous prie, aux derniers anneaux de la chaîne que vous avez forgée. Serrez-la bien, usez de l'enclume et du marteau, vous pouvez tout. Dieu vous protége, c'est lui-même qui guide votre étoile.


MACHIAVEL.

J'ai peine à comprendre l'animation qui règne maintenant dans vos paroles. Suis-je donc si dur, moi qui ai pris pour politique finale, non la violence, mais l'effacement? rassurez-vous donc, je vous apporte plus d'une consolation inattendue. Seulement laissez-moi prendre encore quelques précautions que je crois nécessaires à ma sûreté, vous verrez qu'avec celles dont je m'entoure, un prince n'a rien à craindre des événements.

Nos écrits ont plus d'un rapport, quoi que vous en disiez, et je crois qu'un despote qui veut être complet ne doit pas non plus se dispenser de vous lire. Ainsi, vous remarquez fort bien dans l'Esprit des lois qu'un monarque absolu doit avoir une garde prétorienne nombreuse[15]; l'avis est bon, je le suivrai. Ma garde serait d'un tiers environ de l'effectif de mon armée. Je suis grand amateur de la conscription qui est une des plus belles inventions du génie français, mais je crois qu'il faut perfectionner cette institution en essayant de retenir sous les armes le plus grand nombre possible de ceux qui ont achevé le temps de leur service. J'y parviendrais, je crois, en m'emparant résolûment de l'espèce de commerce qui se fait dans quelques États, comme en France par exemple, sur les engagements volontaires à prix d'argent. Je supprimerais ce négoce hideux et je l'exercerais moi-même honnêtement sous la forme d'un monopole en créant une caisse de dotation de l'armée qui me servirait à appeler sous les drapeaux par l'appât de l'argent et à y retenir par le même moyen ceux qui voudraient se vouer exclusivement à l'état militaire.

MONTESQUIEU.

Ce sont donc des espèces de mercenaires que vous aspirez à former dans votre propre patrie!


MACHIAVEL.

Oui, la haine des partis dira cela, quand je ne suis mû que par le bien du peuple et par l'intérêt, d'ailleurs si légitime, de ma conservation qui est le bien commun de mes sujets.

Passons à d'autres objets. Ce qui va vous étonner, c'est que je reviens aux constructions. Je vous ai prévenu que nous y serions ramenés. Vous allez voir l'idée politique qui surgit du vaste système de constructions que j'ai entrepris; je réalise par là une théorie économique qui a fait beaucoup de désastres dans certains États de l'Europe, la théorie de l'organisation du travail permanent pour les classes ouvrières. Mon règne leur promet un salaire indéfini. Moi mort, mon système abandonné, plus de travail; le peuple est en grève et monte à l'assaut des classes riches. On est en pleine Jacquerie: perturbation industrielle, anéantissement du crédit, insurrection dans mon État, soulèvement autour de lui; l'Europe est en feu. Je m'arrête. Dites-moi si les classes privilégiées, qui tremblent bien naturellement pour leur fortune, ne feront pas cause commune, et la cause la plus étroite avec les classes ouvrières pour me maintenir, moi ou ma dynastie; si d'autre part, l'intérêt de la tranquillité européenne n'y rattachera pas toutes les puissances de premier ordre.

La question des constructions qui paraît mince est donc en réalité, comme vous le voyez, une question colossale. Quand il s'agit d'un objet de cette importance, il ne faut pas ménager les sacrifices. Avez-vous remarqué que presque toutes mes conceptions politiques se doublent d'une combinaison financière? C'est encore ce qui m'arrive ici. J'instituerai une caisse des travaux publics que je doterai de plusieurs centaines de millions à l'aide desquels je provoquerai aux constructions sur la surface entière de mon royaume. Vous avez deviné mon but: je tiens debout la jacquerie ouvrière; c'est l'autre armée dont j'ai besoin contre les factions. Mais cette masse de prolétaires qui est dans ma main, il ne faut pas maintenant qu'elle puisse se retourner contre moi au jour où elle serait sans pain. C'est à quoi je pourvois par les constructions elles-mêmes, car ce qu'il y a de particulier dans mes combinaisons, c'est que chacune d'elles fournit en même temps ses corollaires. L'ouvrier qui construit pour moi construit en même temps contre lui les moyens de défense dont j'ai besoin. Sans le savoir, il se chasse lui-même des grands centres où sa présence m'inquiéterait; il rend à jamais impossible le succès des révolutions qui se font dans la rue. Le résultat des grandes constructions, en effet, est de raréfier l'espace où peut vivre l'artisan, de le refouler aux faubourgs, et bientôt de les lui faire abandonner; car la cherté des subsistances croît avec l'élévation du taux des loyers. Ma capitale ne sera guère habitable, pour ceux qui vivent d'un travail quotidien, que dans la partie la plus rapprochée de ses murs. Ce n'est donc pas dans les quartiers voisins du siége des autorités que les insurrections pourront se former. Sans doute, il y aura autour de la capitale une population ouvrière immense, redoutable dans un jour de colère; mais les constructions que j'élèverais seraient toutes conçues d'après un plan stratégique, c'est-à-dire, qu'elles livreraient passage à de grandes voies où, d'un bout à l'autre, pourrait circuler le canon. L'extrémité de ces grandes voies se relierait à une quantité de casernes, espèces de bastilles, pleines d'armes, de soldats et de munitions. Il faudrait que mon successeur fût un vieillard imbécile ou un enfant pour se laisser tomber devant une insurrection, car, sur un ordre de sa main, quelques grains de poudre balaieraient l'émeute jusqu'à vingt lieues de la capitale. Mais le sang qui coule dans mes veines est brûlant et ma race a tous les signes de la force. M'écoutez-vous?

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