Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu: ou la politique de Machiavel au XIXe Siècle par un contemporain
Ce n'est pas ce que je pensais dire; je ne veux même pas être obligé d'avoir à faire sans cesse de la répression, je veux, sur une simple injonction, avoir la possibilité d'arrêter toute discussion sur un sujet qui touche à l'administration.
Et comment vous y prendrez-vous?
J'obligerai les journaux à accueillir en tête de leurs colonnes les rectifications que le gouvernement leur communiquera; les agents de l'administration leur feront passer des notes dans lesquelles on leur dira catégoriquement: Vous avez avancé tel fait, il n'est pas exact; vous vous êtes permis telle critique, vous avez été injuste, vous avez été inconvenant, vous avez eu tort, tenez-vous-le pour dit. Ce sera, comme vous le voyez, une censure loyale et à ciel ouvert.
Dans laquelle, bien entendu, on n'aura pas la réplique.
Évidemment non; la discussion sera close.
De cette manière vous aurez toujours le dernier mot, vous l'aurez sans user de violence, c'est très-ingénieux. Comme vous me le disiez très-bien tout à l'heure, votre gouvernement est le journalisme incarné.
De même que je ne veux pas que le pays puisse être agité par les bruits du dehors, de même je ne veux pas qu'il puisse l'être par les bruits venus du dedans, même par les simples nouvelles privées. Quand il y aura quelque suicide extraordinaire, quelque grosse affaire d'argent trop véreuse, quelque méfait de fonctionnaire public, j'enverrai défendre aux journaux d'en parler. Le silence sur ces choses respecte mieux l'honnêteté publique que le bruit.
Et pendant ce temps, vous, vous ferez du journalisme à outrance?
Il le faut bien. User de la presse, en user sous toutes les formes, telle est, aujourd'hui, la loi des pouvoirs qui veulent vivre. C'est fort singulier, mais cela est. Aussi m'engagerais-je dans cette voie bien au delà de ce que vous pouvez imaginer.
Pour comprendre l'étendue de mon système, il faut voir comment le langage de ma presse est appelé à concourir avec les actes officiels de ma politique: Je veux, je suppose, faire sortir une solution de telle complication extérieure ou intérieure; cette solution, indiquée par mes journaux, qui, depuis plusieurs mois, pratiquent chacun dans leur sens l'esprit public, se produit un beau matin, comme un événement officiel: Vous savez avec quelle discrétion et quels ménagements ingénieux doivent être rédigés les documents de l'autorité, dans les conjonctures importantes: le problème à résoudre en pareil cas est de donner une sorte de satisfaction à tous les partis. Eh bien, chacun de mes journaux, suivant sa nuance, s'efforcera de persuader à chaque parti que la résolution que l'on a prise est celle qui le favorise le plus. Ce qui ne sera pas écrit dans un document officiel, on l'en fera sortir par voie d'interprétation; ce qui ne sera qu'indiqué, les journaux officieux le traduiront plus ouvertement, les journaux démocratiques et révolutionnaires le crieront par dessus les toits; et tandis qu'on se disputera, qu'on donnera les interprétations les plus diverses à mes actes, mon gouvernement pourra toujours répondre à tous et à chacun: Vous vous trompez sur mes intentions, vous avez mal lu mes déclarations; je n'ai jamais voulu dire que ceci ou que cela. L'essentiel est de ne jamais se mettre en contradiction avec soi-même.
Comment! Après ce que vous venez de me dire, vous avez une pareille prétention?
Sans doute, et votre étonnement me prouve que vous ne m'avez pas compris. Ce sont les paroles bien plus que les actes qu'il s'agit de faire accorder. Comment voulez-vous que la grande masse d'une nation puisse juger si c'est la logique qui mène son gouvernement? Il suffit de le lui dire. Je veux donc que les diverses phases de ma politique soient présentées comme le développement d'une pensée unique se rattachant à un but immuable. Chaque événement prévu ou imprévu sera un résultat sagement amené, les écarts de direction ne seront que les différentes faces de la même question, les voies diverses qui conduisent au même but, les moyens variés d'une solution identique poursuivie sans relâche à travers les obstacles. Le dernier événement sera donné comme la conclusion logique de tous les autres.
En vérité, il faut qu'on vous admire! Quelle force de tête et quelle activité!
Chaque jour, mes journaux seraient remplis de discours officiels, de comptes rendus, de rapports aux ministres, de rapports au souverain. Je n'oublierais pas que je vis dans une époque où l'on croit pouvoir résoudre, par l'industrie, tous les problèmes de la société, où l'on s'occupe sans cesse de l'amélioration du sort des classes ouvrières. Je m'attacherais d'autant plus à ces questions, qu'elles sont un dérivatif très-heureux pour les préoccupations de la politique intérieure. Chez les peuples méridionaux, il faut que les gouvernements paraissent sans cesse occupés; les masses consentent à être inactives, mais à une condition, c'est que ceux qui les gouvernent leur donnent le spectacle d'une activité incessante, d'une sorte de fièvre; qu'ils attirent constamment leurs yeux par des nouveautés, par des surprises, par des coups de théâtre; cela est bizarre peut-être, mais, encore une fois, cela est.
Je me conformerais de point en point à ces indications; en conséquence, je ferais, en matière de commerce, d'industrie, d'arts et même d'administration, étudier toutes sortes de projets, de plans, de combinaisons, de changements, de remaniements, d'améliorations dont le retentissement dans la presse couvrirait la voix des publicistes les plus nombreux et les plus féconds. L'économie politique a, dit-on, fait fortune chez vous, eh bien, je ne laisserais rien à inventer, rien à publier, rien à dire même à vos théoriciens, à vos utopistes, aux déclamateurs les plus passionnés de vos écoles. Le bien-être du peuple serait l'objet unique, invariable, de mes confidences publiques. Soit que je parle moi-même, soit que je fasse parler par mes ministres ou mes écrivains, on ne tarirait jamais sur la grandeur du pays, sur la prospérité, sur la majesté de sa mission et de ses destinées; on ne cesserait de l'entretenir des grands principes du droit moderne, des grands problèmes qui agitent l'humanité. Le libéralisme le plus enthousiaste, le plus universel, respirerait dans mes écrits. Les peuples de l'Occident aiment le style oriental, aussi le style de tous les discours officiels, de tous les manifestes officiels devrait-il être toujours imagé, constamment pompeux, plein d'élévation et de reflets. Les peuples n'aiment pas les gouvernements athées, dans mes communications avec le public, je ne manquerais jamais de mettre mes actes sous l'invocation de la Divinité, en associant, avec adresse, ma propre étoile à celle du pays.
Je voudrais que l'on comparât à chaque instant les actes de mon règne à ceux des gouvernements passés. Ce serait la meilleure manière de faire ressortir mes bienfaits et d'exciter la reconnaissance qu'ils méritent.
Il serait très-important de mettre en relief les fautes de ceux qui m'ont précédé, de montrer que j'ai su les éviter toujours. On entretiendrait ainsi, contre les régimes auxquels mon pouvoir a succédé, une sorte d'antipathie, d'aversion même, qui finirait par devenir irréparable comme une expiation.
Non-seulement je donnerais à un certain nombre de journaux la mission d'exalter sans cesse la gloire de mon règne, de rejeter sur d'autres gouvernements que le mien la responsabilité des fautes de la politique européenne, mais je voudrais qu'une grande partie de ces éloges parût n'être qu'un écho des feuilles étrangères, dont on reproduirait des articles, vrais ou faux, qui rendraient un hommage éclatant à ma propre politique. Au surplus j'aurais, à l'étranger, des journaux soldés, dont l'appui serait d'autant plus efficace que je leur ferais donner une couleur d'opposition sur quelques points de détail.
Mes principes, mes idées, mes actes seraient représentés avec l'auréole de la jeunesse, avec le prestige du droit nouveau en opposition avec la décrépitude et la caducité des anciennes institutions.
Je n'ignore pas qu'il faut des soupapes à l'esprit public, que l'activité intellectuelle, refoulée sur un point, se reporte nécessairement sur un autre. C'est pour cela que je ne craindrais pas de jeter la nation dans toutes les spéculations théoriques et pratiques du régime industriel.
En dehors de la politique, d'ailleurs, je vous dirai que je serais très-bon prince, que je laisserais s'agiter en pleine paix les questions philosophiques ou religieuses. En matière de religion, la doctrine du libre examen est devenue une sorte de monomanie. Il ne faut pas contrarier cette tendance, on ne le pourrait pas sans danger. Dans les pays les plus avancés de l'Europe en civilisation, l'invention de l'imprimerie a fini par donner naissance à une littérature folle, furieuse, effrénée, presque immonde, c'est un grand mal. Eh bien, cela est triste à dire, mais il suffira presque de ne pas la gêner, pour que cette rage d'écrire, qui possède vos pays parlementaires, soit à peu près satisfaite.
Cette littérature pestiférée dont on ne peut empêcher le cours, la platitude des écrivains et des hommes politiques qui seraient en possession du journalisme, ne manquerait pas de former un contraste repoussant avec la dignité du langage qui tomberait des marches du trône, avec la dialectique vivace et colorée dont on aurait soin d'appuyer toutes les manifestations du pouvoir. Vous comprenez, maintenant, pourquoi j'ai voulu environner le prince de cet essaim de publicistes, d'hommes d'administration, d'avocats, d'hommes d'affaires et de jurisconsultes qui sont essentiels à la rédaction de cette quantité de communications officielles dont je vous ai parlé, et dont l'impression serait toujours très-forte sur les esprits.
Telle est, en bref, l'économie générale de mon régime sur la presse.
Alors vous en avez fini avec elle?
Oui, et à regret, car j'ai été beaucoup plus court qu'il ne l'aurait fallu. Mais nos instants sont comptés, il faut marcher rapidement.
TREIZIÈME DIALOGUE.
J'ai besoin de me remettre un peu des émotions que vous venez de me faire traverser. Quelle fécondité de ressources, quelles conceptions étranges! Il y a de la poésie dans tout cela et je ne sais quelle beauté fatale que les modernes Byrons ne désavoueraient pas; on retrouve là le talent scénique de l'auteur de la Mandragore.
Vous croyez, Monsieur de Secondat? Quelque chose me dit pourtant que vous n'êtes pas rassuré dans votre ironie; vous n'êtes pas sûr que ces choses-là ne sont pas possibles.
Si c'est mon opinion qui vous préoccupe, vous l'aurez; j'attends la fin.
Je n'y suis pas encore.
Eh bien, continuez.
Je suis à vos ordres.
Vous venez, à vos débuts, d'édicter sur la presse une législation formidable. Vous avez éteint toutes les voix, à l'exception de la vôtre. Voilà les partis muets devant vous, ne craignez-vous rien des complots?
Non, car je serais bien peu prévoyant si, d'un revers de la main, je ne les désarmais tous à la fois.
Quels sont donc vos moyens?
Je commencerais par faire déporter par centaines ceux qui ont accueilli, les armes à la main, l'avénement de mon pouvoir. On m'a dit qu'en Italie, en Allemagne et en France, c'étaient par les sociétés secrètes que se recrutaient les hommes de désordre qui conspirent contre les gouvernements; je briserais chez moi ces fils ténébreux qui se trament dans les repaires comme les toiles d'araignées.
Après?
Le fait d'organiser une société secrète, ou de s'y affilier, sera puni rigoureusement.
Bien, pour l'avenir; mais les sociétés existantes?
J'expulserai, par voie de sûreté générale, tous ceux qui seront notoirement connus pour en avoir fait partie. Ceux que je n'atteindrai pas resteront sous le coup d'une menace perpétuelle, car je rendrai une loi qui permettra au gouvernement de déporter, par voie administrative, quiconque aura été affilié.
C'est-à-dire sans jugement.
Pourquoi dites-vous: sans jugement? La décision d'un gouvernement n'est-elle pas un jugement? Soyez sûr qu'on aura peu de pitié pour les factieux. Dans les pays incessamment troublés par les discordes civiles, il faut ramener la paix par des actes de vigueur implacables; il y a un compte de victimes à faire pour assurer la tranquillité, on le fait. Ensuite, l'aspect de celui qui commande devient tellement imposant, que nul n'ose attenter à sa vie. Après avoir couvert de sang l'Italie, Sylla put reparaître dans Rome en simple particulier; personne ne toucha un cheveu de sa tête.
Je vois que vous êtes dans une période d'exécution terrible; je n'ose pas vous faire d'observation. Il me semble cependant que, même en suivant vos desseins, vous pourriez être moins rigoureux.
Si l'on s'adressait à ma clémence, je verrais. Je puis même vous confier qu'une partie des dispositions sévères que j'écrirai dans la loi deviendront purement comminatoires, à la condition cependant que l'on ne me pas force à en user autrement.
C'est là ce que vous appelez comminatoire! Cependant votre clémence me rassure un peu; il y a des moments où, si quelque mortel vous entendait, vous lui glaceriez le sang.
Pourquoi? J'ai vécu de très près avec le duc de Valentinois qui a laissé une renommée terrible et qui la méritait bien, car il avait des moments impitoyables; cependant je vous assure que les nécessités d'exécution une fois passées, c'était un homme assez débonnaire. On en pourrait dire autant de presque tous les monarques absolus; au fond ils sont bons: ils le sont surtout pour les petits.
Je ne sais si je ne vous aime pas mieux dans l'éclat de votre colère: votre douceur m'effraie plus encore. Mais revenons. Vous avez anéanti les sociétés secrètes.
N'allez pas si vite; je n'ai pas fait cela, vous allez amener quelque confusion.
Quoi et comment?
J'ai interdit les sociétés secrètes, dont le caractère et les agissements échapperaient à la surveillance de mon gouvernement, mais je n'ai pas entendu me priver d'un moyen d'information, d'une influence occulte qui peut être considérable si l'on sait s'en servir.
Que pouvez vous méditer là-dessus?
J'entrevois la possibilité de donner, à un certain nombre de ces sociétés, une sorte d'existence légale ou plutôt de les centraliser toutes en une seule dont je nommerai le chef suprême. Par là je tiendrai dans ma main les divers éléments révolutionnaires que le pays renferme. Les gens qui composent ces sociétés appartiennent à toutes les nations, à toutes les classes, à tous les rangs; je serai mis au courant des intrigues les plus obscures de la politique. Ce sera là comme une annexe de ma police dont j'aurai bientôt à vous parler.
Ce monde souterrain des sociétés secrètes est rempli de cerveaux vides, dont je ne fais pas le moindre cas, mais il y a là des directions à donner, des forces à mouvoir. S'il s'y agite quelque chose, c'est ma main qui remue; s'il s'y prépare un complot, le chef c'est moi: je suis le chef de la ligue.
Et vous croyez que ces cohortes de démocrates, ces républicains, ces anarchistes, ces terroristes vous laisseront approcher et rompre le pain avec eux; vous pouvez croire que ceux qui ne veulent point de domination humaine accepteront un guide qui sera autant dire un maître!
C'est que vous ne connaissez pas, ô Montesquieu, ce qu'il y a d'impuissance et même de niaiserie chez la plupart des hommes de la démagogie européenne. Ces tigres ont des âmes de mouton, des têtes pleines de vent; il suffit de parler leur langage pour pénétrer dans leur rang. Leurs idées ont presque toutes, d'ailleurs, des affinités incroyables avec les doctrines du pouvoir absolu. Leur rêve est l'absorption des individus, dans une unité symbolique. Ils demandent la réalisation complète de l'égalité, par la vertu d'un pouvoir qui ne peut être en définitive que dans la main d'un seul homme. Vous voyez que je suis encore ici le chef de leur école! Et puis il faut dire qu'ils n'ont pas le choix. Les sociétés secrètes existeront dans les conditions que je viens de dire ou elles n'existeront pas.
La finale du sic volo sic jubeo ne se fait jamais attendre longtemps avec vous. Je crois que, décidément, vous voilà bien gardé contre les conjurations.
Oui, car il est bon de vous dire encore que la législation ne permettra pas les réunions, les conciliabules qui dépasseront un certain nombre de personnes.
Combien?
Tenez-vous à ces détails? On ne permettra pas de réunion de plus de quinze ou vingt personnes, si vous voulez.
Eh quoi! des amis ne pourront dîner ensemble au delà de ce nombre?
Vous vous alarmez déjà, je le vois bien, au nom de la gaieté gauloise. Eh bien, oui, on le pourra, car mon règne ne sera pas aussi farouche que vous le pensez, mais à une condition, c'est qu'on ne parlera pas politique.
On pourra parler littérature?
Oui, mais à la condition que sous prétexte de littérature on ne se réunira pas dans un but politique, car on peut encore ne pas parler politique du tout et donner néanmoins à un festin un caractère de manifestation qui serait compris du public. Il ne faut pas cela.
Hélas! que, dans un pareil système, il est difficile aux citoyens de vivre sans porter ombrage au gouvernement!
C'est une erreur, il n'y aura que les factieux qui souffriront de ces restrictions; personne autre ne les sentira.
Il va de soi que je ne m'occupe point ici des actes de rébellion contre mon pouvoir, ni des attentats qui auraient pour objet de le renverser, ni des attaques soit contre la personne du prince, soit contre son autorité ou ses institutions. Ce sont là de véritables crimes, qui sont réprimés par le droit commun de toutes les législations. Ils seraient prévus et punis dans mon royaume d'après une classification et suivant des définitions qui ne laisseraient pas prise à la moindre atteinte directe ou indirecte contre l'ordre de choses établi.
Permettez-moi de m'en fier à vous, à cet égard, et de ne pas m'enquérir de vos moyens. Il ne suffit, pas toutefois d'établir une législation draconienne; il faut encore trouver une magistrature qui veuille l'appliquer; ce point n'est pas sans difficulté.
Il n'y en a là aucune.
Vous allez donc détruire l'organisation judiciaire?
Je ne détruis rien: je modifie et j'innove.
Alors vous établirez des cours martiales, prévôtales, des tribunaux d'exception enfin?
Non.
Que ferez-vous donc?
Il est bon que vous sachiez d'abord que je n'aurai pas besoin de décréter un grand nombre des lois sévères, dont je poursuivrai l'application. Beaucoup d'entre elles existeront déjà et seront encore en vigueur; car tous les gouvernements libres ou absolus, républicains ou monarchiques, sont aux prises avec les mêmes difficultés; ils sont obligés, dans les moments de crise, de recourir à des lois de rigueur dont les unes restent, dont les autres s'affaiblissent après les nécessités qui les ont vues naître. On doit faire usage des unes et des autres; à l'égard des dernières, on rappelle qu'elles n'ont pas été explicitement abrogées, que c'étaient des lois parfaitement sages, que le retour des abus qu'elles prévenaient rend leur application nécessaire. De cette manière le gouvernement ne paraît faire, ce qui sera souvent vrai, qu'un acte de bonne administration.
Vous voyez qu'il ne s'agit que de donner un peu de ressort à l'action des tribunaux, ce qui est toujours facile dans les pays de centralisation où la magistrature se trouve en contact direct avec l'administration, par la voie du ministère dont elle relève.
Quant aux lois nouvelles qui seront faites sous mon règne et qui, pour la plupart, auront été rendues sous forme de simple décrets, l'application n'en sera peut-être pas aussi facile, parce que dans les pays où le magistrat est inamovible il résiste de lui-même, dans l'interprétation de la loi, à l'action trop directe du pouvoir.
Mais je crois avoir trouvé une combinaison très-ingénieuse, très-simple, en apparence purement réglementaire, qui, sans porter atteinte à l'inamovibilité de la magistrature, modifiera ce qu'il y a de trop absolu dans les conséquences du principe. Je rendrai un décret qui mettra les magistrats à la retraite, quand ils seront arrivés à un certain âge. Je ne doute pas qu'ici encore je n'aie l'opinion avec moi, car c'est un spectacle pénible que de voir, comme cela est si fréquent, le juge qui est appelé à statuer à chaque instant sur les questions les plus hautes et les plus difficiles, tomber dans une caducité d'esprit qui l'en rend incapable.
Mais permettez, j'ai quelques notions sur les choses dont vous parlez. Le fait que vous avancez n'est point du tout conforme à l'expérience. Chez les hommes qui vivent par l'exercice continuel des travaux de l'esprit, l'intelligence ne s'affaiblit pas ainsi; c'est là, si je puis le dire, le privilége de la pensée chez ceux dont elle devient l'élément principal. Si, chez quelques magistrats, les facultés chancellent avec l'âge, chez le plus grand nombre elles se conservent, et leurs lumières vont toujours en augmentant; il n'est pas besoin de les remplacer, car la mort fait dans leurs rangs les vides naturels qu'elle doit faire; mais y eût-il en effet parmi eux autant d'exemples de décadence, que vous le prétendez, qu'il vaudrait mille fois mieux, dans l'intérêt d'une bonne justice, souffrir ce mal que d'accepter votre remède.
J'ai des raisons supérieures aux vôtres.
La raison d'État?
Peut-être. Soyez sûr d'une chose, c'est que, dans cette organisation nouvelle, les magistrats ne dévieront pas plus qu'auparavant, quand il s'agira d'intérêts purement civils?
Qu'en sais-je? car, d'après vos paroles, je vois déjà qu'ils dévieront quand il s'agira d'intérêts politiques.
Ils ne dévieront pas; ils feront leur devoir comme ils doivent le faire, car, en matière politique, il est nécessaire, dans l'intérêt de l'ordre, que les juges soient toujours du côté du pouvoir. Ce serait la pire des choses, qu'un souverain pût être atteint par des arrêts factieux dont le pays entier s'emparerait, à l'instant même, contre le gouvernement. Que servirait d'avoir imposé silence à la presse, si elle se retrouvait dans les jugements des tribunaux?
Sous des apparences modestes, votre moyen est donc bien puissant, que vous lui attribuiez une telle portée?
Oui, car il fait disparaître cet esprit de résistance, cet esprit de corps toujours si dangereux dans des compagnies judiciaires qui ont conservé le souvenir, peut-être le culte, des gouvernements passés. Il introduit dans leur sein une masse d'éléments nouveaux, dont les influences sont toutes favorables à l'esprit qui anime mon règne. Chaque année vingt, trente, quarante places de magistrats qui deviennent vacantes par la mise à la retraite, entraînent un déplacement dans tout le personnel de la justice qui peut se renouveler ainsi presque de fond en comble tous les six mois. Une seule vacance, vous le savez, peut entraîner cinquante nominations par l'effet successif des titulaires de différents grades, qui se déplacent. Vous jugez de ce qu'il en peut être quand ce sont trente ou quarante vacances qui se produisent à la fois. Non-seulement l'esprit collectif disparaît en ce qu'il peut avoir de politique, mais on se rapproche plus étroitement du gouvernement, qui dispose d'un plus grand nombre de siéges. On a des hommes jeunes qui ont le désir de faire leur chemin, qui ne sont plus arrêtés dans leur carrière par la perpétuité de ceux qui les précèdent. Ils savent que le gouvernement aime l'ordre, que le pays l'aime aussi, et il ne s'agit que de les servir tous deux, en faisant bonne justice, quand l'ordre y est intéressé.
Mais à moins d'un aveuglement sans nom, on vous reprochera d'exciter, dans la magistrature, un esprit de compétition fatal dans les corps judiciaires; je ne vous montrerai pas quelles en sont les suites, car je crois que cela ne vous arrêterait pas.
Je n'ai pas la prétention d'échapper à la critique; elle m'importe peu, pourvu que je ne l'entende pas. J'aurais pour principe, en toutes choses, l'irrévocabilité de mes décisions, malgré les murmures. Un prince qui agit ainsi est toujours sûr d'imposer le respect de sa volonté.
QUATORZIÈME DIALOGUE.
Je vous ai déjà dit bien des fois, et je vous le répète encore, que je n'ai pas besoin de tout créer, de tout organiser; que je trouve dans les institutions déjà existantes une grande partie des instruments de mon pouvoir. Savez-vous ce que c'est que la garantie constitutionnelle?
Oui, et je le regrette pour vous, car je vous enlève, sans le vouloir, une surprise que vous n'auriez peut-être pas été fâché de me ménager, avec l'habileté de mise en scène qui vous est propre.
Qu'en pensez-vous?
Je pense ce qui est vrai, au moins pour la France dont vous semblez vouloir parler, c'est que c'est une loi de circonstance qui doit être modifiée, sinon complétement disparaître, sous un régime de liberté constitutionnelle.
Je vous trouve bien modéré sur ce point. C'est simplement, d'après vos idées, une des restrictions les plus tyranniques du monde. Quoi! lorsque des particuliers seront lésés par des agents du gouvernement dans l'exercice de leurs fonctions, et qu'ils les traduiront devant les tribunaux, les juges devront leur répondre: Nous ne pouvons vous faire droit, la porte du prétoire est fermée: allez demander à l'administration l'autorisation de poursuivre ses fonctionnaires. Mais c'est un véritable déni de justice. Combien de fois arrivera-t-il au gouvernement d'autoriser de semblables poursuites?
De quoi vous plaignez-vous? Il me semble que ceci fait très-bien vos affaires.
Je ne vous ai dit cela que pour vous montrer que, dans des États où l'action de la justice rencontre de tels obstacles, un gouvernement n'a pas grand'chose à craindre des tribunaux. C'est toujours comme dispositions transitoires que l'on insère dans les lois de telles exceptions, mais les époques de transition une fois passées, les exceptions restent, et c'est avec raison, car lorsque l'ordre règne, elles ne gênent point, et quand il est troublé, elles sont nécessaires.
Il est une autre institution moderne qui ne sert pas avec moins d'efficacité l'action du pouvoir central: c'est la création, auprès des tribunaux, d'une grande magistrature que vous appelez le ministère public et qui s'appelait autrefois, avec beaucoup plus de raison, le ministère du Roi, parce que cette fonction est essentiellement amovible et révocable au gré du prince. Je n'ai pas besoin de vous dire quelle est l'influence de ce magistrat sur les tribunaux près desquels il siége; elle est considérable. Retenez bien tout ceci. Maintenant je vais vous parler de la cour de cassation, dont je me suis réservé de vous dire quelque chose et qui joue un rôle si considérable dans l'administration de la justice.
La cour de cassation est plus qu'un corps judiciaire: c'est, en quelque sorte, un quatrième pouvoir dans l'État, parce qu'il lui appartient de fixer en dernier ressort le sens de la loi. Aussi vous répéterai-je ici ce que je crois vous avoir dit à propos du Sénat et de l'Assemblée législative: une semblable cour de justice qui serait complétement indépendante du gouvernement pourrait, en vertu de son pouvoir d'interprétation souverain et presque discrétionnaire, le renverser quand elle voudrait. Il lui suffirait pour cela de restreindre ou d'étendre systématiquement, dans le sens de la liberté, les dispositions de lois qui règlent l'exercice des droits politiques.
Et c'est apparemment le contraire que vous allez lui demander?
Je ne lui demanderai rien, elle fera d'elle-même ce qu'il conviendra de faire. Car c'est ici que concourront le plus puissamment les différentes causes d'influence dont je vous ai parlé plus haut. Plus le juge est près du pouvoir, plus il lui appartient. L'esprit conservateur du règne se développera là à un plus haut degré que partout ailleurs, et les lois de haute police politique recevront, dans le sein de cette grande assemblée, une interprétation si favorable à mon pouvoir, que je serai dispensé d'une foule de mesures restrictives qui, sans cela, deviendraient nécessaires.
On dirait vraiment, à vous entendre, que les lois sont susceptibles des interprétations les plus fantasques. Est-ce que les textes législatifs ne sont pas clairs et précis, est-ce qu'ils peuvent se prêter à des extensions ou à des restrictions comme celles que vous indiquez?
Ce n'est pas à l'auteur de l'Esprit des lois, au magistrat expérimenté qui a dû rendre tant d'excellents arrêts, que je puis avoir la prétention d'apprendre ce que c'est que la jurisprudence. Il n'y a pas de texte, si clair qu'il soit, qui ne puisse recevoir les solutions les plus contraires, même en droit civil pur; mais je vous prie de remarquer que nous sommes ici en matière politique. Or, c'est une habitude commune aux législateurs de tous les temps, d'adopter, dans quelques-unes de leurs dispositions, une rédaction assez élastique pour qu'elle puisse, selon les circonstances, servir à régir des cas ou à introduire des exceptions sur lesquels il n'eût pas été prudent de s'expliquer d'une manière plus précise.
Je sais parfaitement que je dois vous donner des exemples, car sans cela ma proposition vous paraîtrait trop vague. L'embarras pour moi est de vous en présenter qui aient un caractère de généralité assez grand pour me dispenser d'entrer dans de longs détails. En voici un que je prends de préférence, parce que tout à l'heure nous avons touché à cette matière.
En parlant de la garantie constitutionnelle, vous disiez que cette loi d'exception devrait être modifiée dans un pays libre.
Eh bien, je suppose que cette loi existe dans l'État que je gouverne, je suppose qu'elle a été modifiée; ainsi j'imagine qu'avant moi il a été promulgué une loi, qui, en matière électorale, permettait de poursuivre les agents du gouvernement sans l'autorisation du conseil d'État.
La question se présente sous mon règne qui, comme vous le savez, a introduit de grands changements dans le droit public. On veut poursuivre un fonctionnaire devant les tribunaux à l'occasion d'un fait électoral; le magistrat du ministère public se lève et dit: La faveur dont on veut se prévaloir n'existe plus aujourd'hui; elle n'est plus compatible avec les institutions actuelles. L'ancienne loi qui dispensait de l'autorisation du conseil d'État, en pareil cas, a été implicitement abrogée. Les tribunaux répondent oui ou non, en fin de compte le débat est porté devant la cour de cassation et cette haute juridiction fixe ainsi le droit public sur ce point: l'ancienne loi est abrogée implicitement; l'autorisation du conseil d'État est nécessaire pour poursuivre les fonctionnaires publics, même en matière électorale.
Voici un autre exemple, il a quelque chose de plus spécial, il est emprunté à la police de la presse: On m'a dit qu'il y avait en France une loi qui obligeait, sous une sanction pénale, tous les gens faisant métier de distribuer et de colporter des écrits à se munir d'une autorisation délivrée par le fonctionnaire public qui est préposé, dans chaque province, à l'administration générale. La loi a voulu réglementer le colportage et l'astreindre à une étroite surveillance; tel est le but essentiel de cette loi; mais le texte de la disposition porte, je suppose: «Tous distributeurs ou colporteurs devront être munis d'une autorisation, etc.»
Eh bien, la cour de cassation, si la question lui est proposée, pourra dire: Ce n'est pas seulement le fait professionnel que la loi dont il s'agit a eu en vue. C'est tout fait quelconque de distribution ou de colportage. En conséquence, l'auteur même d'un écrit ou d'un ouvrage qui en remet un ou plusieurs exemplaires, fût-ce à titre d'hommage, sans autorisation préalable, fait acte de distribution et de colportage; par suite il tombe sous le coup de la disposition pénale.
Vous voyez de suite ce qui résulte d'une semblable interprétation; au lieu d'une simple loi de police, vous avez une loi restrictive du droit de publier sa pensée par la voie de la presse.
Il ne vous manquait plus que d'être juriste.
Cela est absolument nécessaire. Comment aujourd'hui renverse-t-on les gouvernements? Par des distinctions légales, par des subtilités de droit constitutionnel, en usant contre le pouvoir de tous les moyens, de toutes les armes, de toutes les combinaisons qui ne sont pas directement prohibées par la loi. Et ces artifices de droit, que les partis emploient avec tant d'acharnement contre le pouvoir, vous ne voudriez pas que le pouvoir les employât contre les partis? Mais la lutte ne serait pas égale, la résistance ne serait même pas possible; il faudrait abdiquer.
Vous avez tant d'écueils à éviter, que c'est un miracle si vous les prévoyez tous. Les tribunaux ne sont pas liés par leurs jugements. Avec une jurisprudence comme celle qui sera appliquée sous votre règne, je vous vois bien des procès sur les bras. Les justiciables ne se lasseront pas de frapper à la porte des tribunaux pour leur demander d'autres interprétations.
Dans les premiers temps, c'est possible; mais quand un certain nombre d'arrêts auront définitivement assis la jurisprudence, personne ne se permettra plus ce qu'elle défend, et la source des procès sera tarie. L'opinion publique sera même tellement apaisée, qu'on s'en rapportera, sur le sens des lois, aux avis officieux de l'administration.
Et comment, je vous prie?
Dans telles ou telles conjonctures données, quand on aura lieu de craindre que quelque difficulté ne s'élève sur tel ou tel point de législation, l'administration, sous forme d'avis, déclarera que tel ou tel fait tombe sous l'application de la loi, que la loi s'étend à tel ou tel cas.
Mais ce ne sont là que des déclarations qui ne lient en aucune manière les tribunaux.
Sans aucun doute, mais ces déclarations n'en auront pas moins une très-grande autorité, une très-grande influence sur les décisions de la justice, partant d'une administration aussi puissante que celle que j'ai organisée. Elles auront surtout un très-grand empire sur les résolutions individuelles, et, dans une foule de cas, pour ne pas dire toujours, elles préviendront des procès fâcheux; on s'abstiendra.
A mesure que nous avançons, je vois que votre gouvernement devient de plus en plus paternel. Ce sont là des moeurs judiciaires presque patriarcales. Il me paraît impossible, en effet, que l'on ne vous tienne pas compte d'une sollicitude qui s'exerce sous tant de formes ingénieuses.
Vous voilà pourtant obligé de reconnaître que je suis bien loin des procédés barbares de gouvernement que vous sembliez me prêter au commencement de cet entretien. Vous voyez qu'en tout ceci la violence ne joue aucun rôle; je prends mon point d'appui où chacun le prend aujourd'hui, dans le droit.
Dans le droit du plus fort.
Le droit qui se fait obéir est toujours le droit du plus fort; je ne connais pas d'exception à cette règle.
QUINZIÈME DIALOGUE.
Quoique nous ayons parcouru un cercle très-vaste, et que vous ayez déjà presque tout organisé, je ne dois pas vous cacher qu'il vous reste encore beaucoup à faire pour me rassurer complétement sur la durée de votre pouvoir. La chose du monde qui m'étonne le plus, c'est que vous lui ayez donné pour base le suffrage populaire, c'est-à-dire, l'élément de sa nature le plus inconsistant que je connaisse. Entendons-nous bien, je vous prie; vous m'avez dit que vous étiez roi?
Oui, roi.
A vie ou héréditaire?
Je suis roi, comme on est roi dans tous les royaumes du monde, roi héréditaire avec une descendance appelée à me succéder de mâle en mâle, par ordre de progéniture, à l'exclusion perpétuelle des femmes.
Vous n'êtes pas galant.
Permettez, je m'inspire des traditions de la monarchie franque et salienne.
Vous m'expliquerez sans doute comment vous croyez pouvoir faire de l'hérédité, avec le suffrage démocratique des États-Unis?
Oui.
Comment! vous espérez, avec ce principe, lier la volonté des générations futures?
Oui.
Ce que je voudrais voir, quant à présent, c'est la manière dont vous vous en tirerez avec ce suffrage, quand il s'agira de l'appliquer à la nomination des officiers publics?
Quels officiers publics? Vous savez bien que, dans les États monarchiques, c'est le gouvernement qui nomme les fonctionnaires de tous les rangs.
Cela dépend de quels fonctionnaires. Ceux qui sont préposés à l'administration des communes sont, en général, nommés par les habitants, même sous les gouvernements monarchiques.
On changera cela par une loi; ils seront nommés à l'avenir par le gouvernement.
Et les représentants de la nation, est-ce aussi vous qui les nommez?
Vous savez bien que cela n'est pas possible.
Alors je vous plains, car si vous abandonnez le suffrage à lui-même, si vous ne trouvez pas ici quel que nouvelle combinaison, l'assemblée des représentants du peuple ne tardera pas, sous l'influence des partis, à se remplir de députés hostiles à votre pouvoir.
Aussi ne compté-je pas le moins du monde abandonner le suffrage à lui-même.
Je m'y attendais. Mais quelle combinaison adopterez-vous?
Le premier point est de lier envers le gouvernement ceux qui veulent représenter le pays. J'imposerai aux candidats la solennité du serment. Il n'est pas question ici d'un serment prêté à la nation, comme l'entendaient vos révolutionnaires de 89; je veux un serment de fidélité prêté au prince lui-même et à sa constitution.
Mais puisque en politique vous ne craignez pas de violer les vôtres, comment pouvez-vous espérer qu'on se montrera, sur ce point, plus scrupuleux que vous-même?
Je compte peu sur la conscience politique des hommes; je compte sur la puissance de l'opinion: personne n'osera s'avilir devant elle en manquant ouvertement à la foi jurée. On l'osera d'autant moins, que le serment que j'imposerai précédera l'élection au lieu de la suivre, et qu'on sera sans excuse de venir rechercher le suffrage, dans ces conditions, quand on ne sera pas à l'avance décidé à me servir. Il faut maintenant donner au gouvernement le moyen de résister à l'influence de l'opposition, d'empêcher qu'elle ne fasse déserter les rangs de ceux qui veulent le défendre. Au moment des élections, les partis ont pour habitude de proclamer leurs candidats et de les poser en face du gouvernement; je ferai comme eux, j'aurai des candidats déclarés et je les poserai en face des partis.
Si vous n'étiez pas tout-puissant, le moyen serait détestable, car, en offrant ouvertement le combat, vous provoquez les coups.
J'entends que les agents de mon gouvernement, depuis le premier jusqu'au dernier, s'emploient à faire triompher mes candidats.
Cela va de soi, c'est la conséquence.
Tout est de la plus grande importance en cette matière. «Les lois qui établissent le suffrage sont fondamentales; la manière dont le suffrage est donné est fondamentale; la loi qui fixe la manière de donner les billets de suffrage est fondamentale[9].» N'est-ce pas vous qui avez dit cela?
Je ne reconnais pas toujours mon langage quand il passe par votre bouche; il me semble que les paroles que vous citez s'appliquaient au gouvernement démocratique.
Sans doute, et vous avez déjà pu voir que ma politique essentielle était de m'appuyer sur le peuple; que, quoique je porte une couronne, mon but réel et déclaré est de le représenter. Dépositaire de tous les pouvoirs qu'il m'a délégués, c'est moi seul, en définitive, qui suis son véritable mandataire. Ce que je veux il le veut, ce que je fais il le fait. En conséquence, il est indispensable que lors des élections les factions ne puissent pas substituer leur influence à celle dont je suis la personnification armée. Aussi, ai-je trouvé d'autres moyens encore de paralyser leurs efforts. Il faut que vous sachiez, par exemple, que la loi qui interdit les réunions s'appliquera naturellement à celles qui pourraient être formées en vue des élections. De cette manière, les partis ne pourront ni se concerter, ni s'entendre.
Pourquoi mettez-vous toujours les partis en avant? Sous prétexte de leur imposer des entraves, n'est-ce pas aux électeurs eux-mêmes que vous les imposez? Les partis, en définitive, ne sont que des collections d'électeurs; si les électeurs ne peuvent pas s'éclairer par des réunions, par des pourparlers, comment pourront-ils voter en connaissance de cause?
Je vois que vous ignorez avec quel art infini, avec quelle astuce les passions politiques déjouent les mesures prohibitives. Ne vous embarrassez pas des électeurs, ceux qui seront animés de bonnes intentions sauront toujours pour qui voter. D'ailleurs, j'userai de tolérance; non-seulement je n'interdirai pas les réunions qui seront formées dans l'intérêt de mes candidats, mais j'irai jusqu'à fermer les yeux sur les agissements de quelques candidatures populaires qui s'agiteront bruyamment au nom de la liberté; seulement, il est bon de vous dire que ceux qui crieront le plus fort seront des hommes à moi.
Et comment réglez-vous le suffrage?
D'abord, en ce qui touche les campagnes, je ne veux pas que les électeurs aillent voter dans les centres d'agglomération, où ils pourraient se trouver en contact avec l'esprit d'opposition des bourgs ou des villes, et, de là, recevoir la consigne qui viendrait de la capitale; je veux qu'on vote par commune. Le résultat de cette combinaison, en apparence si simple, sera néanmoins considérable.
Il est facile de le comprendre, vous obligez le vote des campagnes à se diviser entre des notoriétés insignifiantes, ou à se reporter, à défaut de noms connus, sur les candidats désignés par votre gouvernement. Je serais bien surpris si, dans ce système, il éclôt beaucoup de capacités ou de talents.
L'ordre public a moins besoin d'hommes de talent que d'hommes dévoués au gouvernement. La grande capacité siége sur le trône et parmi ceux qui l'entourent, ailleurs elle est inutile; elle est presque nuisible même, car elle ne peut s'exercer que contre le pouvoir.
Vos aphorismes tranchent comme l'épée; je n'ai point d'arguments à vous opposer. Reprenez donc, je vous prie, la suite de votre règlement électoral.
Par les raisons que je viens de vous déduire, je ne veux pas non plus de scrutin de liste qui fausse l'élection, qui permette la coalition d'hommes et de principes. Je diviserai d'ailleurs les colléges électoraux en un certain nombre de circonscriptions administratives, dans lesquelles il n'y aura place que pour l'élection d'un seul député, et où, par suite, chaque électeur ne pourra porter qu'un nom sur son bulletin de vote.
Il faut, de plus, avoir la possibilité de neutraliser l'opposition dans les circonscriptions où elle se ferait trop vivement sentir. Ainsi, je suppose que, dans les élections antérieures, une circonscription se soit fait remarquer par la majorité de ses votes hostiles, ou que l'on ait lieu de prévoir qu'elle se prononcera contre les candidats du gouvernement, rien n'est plus facile que d'y remédier: si cette circonscription n'a qu'un petit chiffre de population, on la rattache à une circonscription voisine ou éloignée, mais beaucoup plus étendue, dans laquelle ses voix soient noyées et où son esprit politique se perd. Si la circonscription hostile, au contraire, a un chiffre de population important, on la fractionne en plusieurs parties que l'on annexe aux circonscriptions voisines, dans lesquelles elle s'annihile complétement.
Je passe, vous le comprenez bien, sur une foule de points de détail qui ne sont que les accessoires de l'ensemble. Ainsi, je divise au besoin les colléges en sections de colléges, pour donner, quand il le faudra, plus de prise à l'action de l'administration et je fais présider les colléges et les sections de colléges par les officiers municipaux dont la nomination dépend du gouvernement.
Je remarque, avec une certaine surprise, que vous n'usez pas ici d'une mesure que vous indiquiez dans le temps à Léon X, et qui consiste dans la substitution des billets de suffrage par les scrutateurs après le vote.
Ce serait peut-être difficile aujourd'hui, et je crois que l'on ne doit user de ce moyen qu'avec la plus grande prudence. Un gouvernement habile a, d'ailleurs tant d'autres ressources! Sans acheter directement le suffrage, c'est-à-dire à deniers découverts, rien ne lui sera plus facile que de faire voter les populations à son gré au moyen de concessions administratives, en promettant ici un port, là un marché, plus loin une route, un canal; et à l'inverse, en ne faisant rien pour les villes et les bourgs où le vote sera hostile.
Je n'ai rien à reprocher à la profondeur de ces combinaisons; mais ne craignez-vous pas qu'on ne dise que tantôt vous corrompez et tantôt vous opprimez le suffrage populaire? Ne craignez-vous pas de compromettre votre pouvoir dans des luttes où il se trouvera toujours si directement engagé? Le moindre succès qu'on remportera sur vos candidats sera une éclatante victoire qui mettra votre gouvernement en échec. Ce qui ne cesse de m'inquiéter pour vous, c'est que je vous vois toujours obligé de réussir en toutes choses, sous peine d'un désastre.
Vous tenez le langage de la peur; rassurez-vous. Au point où j'en suis arrivé, j'ai réussi dans tant de choses, que je ne puis pas périr par les infiniment petits. Le grain de sable de Bossuet n'est pas fait pour les véritables hommes politiques. Je suis si avancé dans ma carrière que je pourrais, sans danger, braver même des orages; que signifient donc les infimes embarras d'administration dont vous parlez? Croyez-vous que j'aie la prétention d'être parfait? Ne sais-je pas bien qu'il se commettra plus d'une faute autour de moi? Non, sans doute, je ne pourrai pas faire qu'il n'y ait quelques pillages, quelques scandales. Cela empêchera-t-il que l'ensemble des affaires ne marche et ne marche bien? L'essentiel est bien moins de ne commettre aucune faute, que d'en supporter la responsabilité avec une attitude d'énergie qui impose aux détracteurs. Quand même l'opposition parviendrait à introduire dans ma chambre quelques déclamateurs, que m'importerait? Je ne suis pas de ceux qui veulent compter sans les nécessités de leur temps.
Un de mes grands principes est d'opposer les semblables. De même que j'use la presse par la presse, j'userais la tribune par la tribune; j'aurais autant qu'il en faudrait d'hommes dressés à la parole et capables de parler plusieurs heures sans s'arrêter. L'essentiel est d'avoir une majorité compacte et un président dont on soit sûr. Il y a un art particulier de conduire les débats et d'enlever le vote. Aurais-je besoin d'ailleurs des artifices de la stratégie parlementaire? Les dix-neuf vingtièmes de la Chambre seraient des hommes à moi qui voteraient sur une consigne, tandis que je ferais mouvoir les fils d'une opposition factice et clandestinement embauchée; après cela, qu'on vienne faire de beaux discours: ils entreront dans les oreilles de mes députés comme le vent entre dans le trou d'une serrure. Voulez-vous maintenant que je vous parle de mon Sénat?
Non, je sais par Caligula ce que ce peut être.
SEIZIÈME DIALOGUE.
Un des points saillants de votre politique, c'est l'anéantissement des partis et la destruction des forces collectives. Vous n'avez point failli à ce programme; cependant, je vois encore autour de vous des choses auxquelles vous n'avez point touché. Ainsi vous n'avez encore porté la main ni sur le clergé, ni sur l'Université, ni sur le barreau, ni sur les milices nationales, ni sur les corporations commerciales; il me semble, cependant, qu'il y a là plus d'un élément dangereux.
Je ne puis vous dire tout à la fois. Venons de suite aux milices nationales, car je ne devrais plus avoir à m'en occuper; leur dissolution a été nécessairement un des premiers actes de mon pouvoir. L'organisation d'une garde citoyenne ne saurait se concilier avec l'existence d'une armée régulière, car, les citoyens en armes pourraient, à un moment donné, se transformer en factieux. Ce point, cependant, n'est pas sans difficulté. La garde nationale est une institution inutile, mais elle porte un nom populaire. Dans les États militaires, elle flatte les instincts puérils de certaines classes bourgeoises, qui, par un travers assez ridicule, allient le goût des démonstrations guerrières aux habitudes commerciales. C'est là un préjugé inoffensif, il serait d'autant plus maladroit de le heurter, que le prince ne doit jamais avoir l'air de séparer ses intérêts de ceux de la cité qui croit trouver une garantie dans l'armement de ses habitants.
Mais puisque vous dissolvez cette milice.
Je la dissous pour la réorganiser sur d'autres bases. L'essentiel est de la mettre sous les ordres immédiats des agents de l'autorité civile et de lui ôter la prérogative de recruter ses chefs par la voie de l'élection; c'est ce que je fais. Je ne l'organiserai, d'ailleurs, que dans les lieux où il conviendra, et je me réserve le droit de la dissoudre de nouveau et de la rétablir sur d'autres bases encore, si les circonstances l'exigent. Je n'ai rien à vous dire de plus sur ce point. En ce qui touche l'Université, l'ordre de choses actuel me satisfait à peu près. Vous n'ignorez pas, en effet, que ces grands corps d'enseignement ne sont plus organisés, aujourd'hui, comme ils l'étaient autrefois. Ils ont presque partout, m'assure-t-on, perdu leur autonomie et ne sont plus que des services publics à la charge de l'État. Or, ainsi que je vous l'ai dit plus d'une fois, là où est l'État, là est le prince; la direction morale des établissements publics est entre ses mains; ce sont ses agents qui inspirent l'esprit de la jeunesse. Les chefs comme les membres des corps enseignants de tous les degrés sont nommés par le gouvernement, ils y sont rattachés, ils en dépendent, cela suffit; s'il reste çà et là quelques traces d'organisation indépendante dans quelque école publique ou Académie que ce soit, il est facile de la ramener au centre commun d'unité et de direction. C'est l'affaire d'un règlement ou même d'un simple arrêté ministériel. Je passe à tire-d'aile sur des détails qui ne peuvent pas appeler mes regards de plus près. Cependant, je ne dois pas abandonner ce sujet sans vous dire que je regarde comme très-important de proscrire, dans l'enseignement du droit, les études de politique constitutionnelle.
Vous avez en effet d'assez bonnes raisons pour cela.
Mes raisons sont fort simples; je ne veux pas qu'au sortir des écoles, les jeunes gens s'occupent de politique à tort et à travers; qu'à dix-huit ans, on se mêle de faire des constitutions comme on fait des tragédies. Un tel enseignement ne peut que fausser les idées de la jeunesse et l'initier prématurément à des matières qui dépassent la mesure de sa raison. C'est avec ces notions mal digérées, mal comprises, qu'on prépare de faux hommes d'État, des utopistes dont les témérités d'esprit se traduisent plus tard par des témérités d'action.
Il faut que les générations qui naissent sous mon règne soient élevées dans le respect des institutions établies, dans l'amour du prince; aussi ferais-je un usage assez ingénieux du pouvoir de direction qui m'appartient sur l'enseignement: je crois qu'en général dans les écoles on a un grand tort, c'est de négliger l'histoire contemporaine. Il est au moins aussi essentiel de connaître son temps que celui de Périclès; je voudrais que l'histoire de mon règne fût enseignée, moi vivant, dans les écoles. C'est ainsi qu'un prince nouveau entre dans le coeur d'une génération.
Ce serait, bien entendu, une apologie perpétuelle de tous vos actes?
Il est évident que je ne me ferais pas dénigrer. L'autre moyen que j'emploierais aurait pour but de réagir contre l'enseignement libre, que l'on ne peut pas directement proscrire. Les universités renferment des armées de professeurs dont on peut, en dehors des classes, utiliser les loisirs pour la propagation des bonnes doctrines. Je leur ferais ouvrir des cours libres dans toutes les villes importantes, je mobiliserais ainsi l'instruction et l'influence du gouvernement.
En d'autres termes, vous absorbez, vous confisquez à votre profit même les dernières lueurs d'une pensée indépendante.
Je ne confisque rien du tout.
Permettez-vous à d'autres professeurs que les vôtres de vulgariser la science par les mêmes moyens et cela sans brevet, sans autorisation?
Quoi! voulez-vous donc que j'autorise des clubs?
Non, passez donc à un autre objet.
Parmi la multitude de mesures réglementaires que réclame le salut de mon gouvernement, vous avez appelé mon attention sur le barreau; c'est étendre l'action de ma main au delà de ce qui est nécessaire pour le moment; je touche ici d'ailleurs à des intérêts civils, et vous savez qu'en cette matière, ma règle de conduite est de m'abstenir autant que possible. Dans les États où le barreau est constitué en corporation, les justiciables regardent l'indépendance de cette institution comme une garantie inséparable du droit de la défense devant les tribunaux, qu'il s'agisse de leur honneur, de leur intérêt ou de leur vie. Il est bien grave d'intervenir ici, car l'opinion pourrait s'alarmer sur un cri que ne manquerait pas de jeter la corporation tout entière. Cependant, je n'ignore pas que cet ordre sera un foyer d'influences constamment hostiles à mon pouvoir. Cette profession, vous le savez mieux que moi, Montesquieu, développe des caractères froids et opiniâtres dans leurs principes, des esprits dont la tendance est de rechercher dans les actes du pouvoir l'élément de la légalité pure. L'avocat n'a pas au même degré que le magistrat le sens élevé des nécessités sociales; il voit la loi de trop près, et par des côtés trop petits pour en avoir le sentiment juste, tandis que le magistrat....
Épargnez l'apologie.
Oui, car je n'oublie pas que je suis devant un descendant de ces grands magistrats qui soutinrent avec tant d'éclat, en France, le trône de la monarchie.
Et qui se montrèrent rarement faciles à l'enregistrement des édits, quand ils violaient la loi de l'État.
C'est ainsi qu'ils ont fini par renverser l'État lui-même. Je ne veux pas que mes cours de justice soient des parlements et que les avocats, sous l'immunité de leur robe, y fassent de la politique. Le plus grand homme du siècle, auquel votre patrie a eu l'honneur de donner le jour, disait: Je veux que l'on puisse couper la langue à un avocat qui dit du mal du gouvernement. Les moeurs modernes sont plus douces, je n'irais pas jusque-là. Au premier jour, et dans les circonstances qui conviendront, je me bornerai à faire une chose bien simple: je rendrai un décret qui, tout en respectant l'indépendance de la corporation, soumettra néanmoins les avocats à recevoir du souverain l'investiture de leur profession. Dans l'exposé des motifs de mon décret, il ne sera pas, je crois, bien difficile de démontrer aux justiciables qu'ils trouveront dans ce mode de nomination une garantie plus sérieuse que quand la corporation se recrute d'elle-même, c'est-à-dire avec des éléments nécessairement un peu confus.
Il n'est que trop vrai que l'on peut prêter aux mesures les plus détestables, le langage de la raison! Mais voyons, qu'allez-vous faire maintenant à l'égard du clergé? Voilà une institution qui ne dépend de l'État que par un côté et qui relève d'une puissance spirituelle, dont le siége est ailleurs que chez vous. Je ne connais rien de plus dangereux pour votre pouvoir, je vous le déclare, que cette puissance qui parle au nom du ciel et dont les racines sont partout sur la terre: n'oubliez pas que la parole chrétienne est une parole de liberté. Sans doute, les lois de l'État ont établi une démarcation profonde entre l'autorité religieuse et l'autorité politique; sans doute, la parole des ministres du culte ne se fera entendre qu'au nom de l'Évangile; mais le spiritualisme divin qui s'en dégage est la pierre d'achoppement du matérialisme politique. C'est ce livre si humble et si doux qui a détruit, à lui seul, et l'empire Romain, et le césarisme, et sa puissance. Les nations franchement chrétiennes échapperont toujours au despotisme, car le christianisme élève la dignité de l'homme trop haut pour que le despotisme puisse l'atteindre, car il développe des forces morales sur lesquelles le pouvoir humain n'a pas de prise[10]. Prenez garde au prêtre: il ne dépend que de Dieu, et son influence est partout, dans le sanctuaire, dans la famille, dans l'école. Vous ne pouvez rien sur lui: sa hiérarchie n'est pas la vôtre, il obéit à une constitution qui ne se tranche ni par la loi, ni par l'épée. Si vous régnez sur une nation catholique et que vous ayez le clergé pour ennemi, vous périrez tôt ou tard, quand bien même le peuple entier serait pour vous.
Je ne sais pas trop pourquoi il vous plaît de faire du prêtre un apôtre de liberté. Je n'ai jamais vu cela, ni dans les temps anciens, ni dans les temps modernes; j'ai toujours trouvé dans le sacerdoce un appui naturel du pouvoir absolu.
Remarquez-le bien, si, dans l'intérêt de mon établissement, j'ai dû faire des concessions à l'esprit démocratique de mon époque, si j'ai pris le suffrage universel pour base de mon pouvoir, ce n'est qu'un artifice commandé par les temps, je n'en réclame pas moins le bénéfice du droit divin, je n'en suis pas moins roi par la grâce de Dieu. A ce titre, le clergé doit donc me soutenir, car mes principes d'autorité sont conformes aux siens. Si, cependant, il se montrait factieux, s'il profitait de son influence pour faire une guerre sourde à mon gouvernement....
Eh bien?
Vous qui parlez de l'influence du clergé, vous ignorez donc à quel point il a su se rendre impopulaire dans quelques États catholiques? En France, par exemple, le journalisme et la presse l'ont tellement perdu dans l'esprit des masses, ils ont tellement ruiné sa mission, que si je régnais dans son royaume savez-vous bien ce que je pourrais faire?
Quoi?
Je pourrais provoquer, dans l'Église, un schisme qui briserait tous les liens qui rattachent le clergé à la cour de Rome, car c'est là qu'est le noeud gordien. Je ferais tenir par ma presse, par mes publicistes, par mes hommes politiques le langage que voici: «Le christianisme est indépendant du catholicisme; ce que le catholicisme défend, le christianisme le permet; l'indépendance du clergé, sa soumission à la cour de Rome, sont des dogmes purement catholiques; un tel ordre de choses est une menace perpétuelle contre la sûreté de l'État. Les fidèles du royaume ne doivent pas avoir pour chef spirituel un prince étranger; c'est laisser l'ordre intérieur à la discrétion d'une puissance qui peut être hostile à tout moment; cette hiérarchie du moyen âge, cette tutelle des peuples en enfance ne peut plus se concilier avec le génie viril de la civilisation moderne, avec ses lumières et son indépendance. Pourquoi aller chercher à Rome un directeur des consciences? Pourquoi le chef de l'autorité politique ne serait-il pas en même temps le chef de l'autorité religieuse? Pourquoi le souverain ne serait-il pas pontife?» Tel est le langage que l'on pourrait faire tenir à la presse, à la presse libérale surtout, et ce qu'il y a de très-probable, c'est que la masse du peuple l'entendrait avec joie.
Si vous pouviez le croire et si vous osiez tenter une semblable entreprise, vous apprendriez promptement et d'une manière à coup sûr terrible, ce qu'est la puissance du catholicisme, même chez les nations où il paraît affaibli[11].
Le tenter, grand Dieu! Mais je demande pardon, à genoux, à notre divin maître, d'avoir seulement exposé cette doctrine sacrilége, inspirée par la haine du catholicisme; mais Dieu, qui a institué le pouvoir humain, ne lui défend pas de se garantir des entreprises du clergé, qui enfreint d'ailleurs les préceptes de l'Évangile quand il manque de subordination envers le prince. Je sais bien qu'il ne conspirera que par une influence insaisissable, mais je trouverais le moyen d'arrêter, même au sein de la cour de Rome, l'intention qui dirige l'influence.
Comment?
Il me suffirait d'indiquer du doigt au Saint-Siége l'état moral de mon peuple, frémissant sous le joug de l'Église, aspirant à le briser, capable de se démembrer à son tour du sein de l'unité catholique, de se jeter dans le schisme de l'Église grecque ou protestante.
La menace au lieu de l'action!
Combien vous vous trompez, Montesquieu, et à quel point ne méconnaissez vous pas mon respect pour le trône pontifical! Le seul rôle que je veuille jouer, la seule mission qui m'appartienne à moi souverain catholique, ce serait précisément d'être le défenseur de l'Église. Dans les temps actuels, vous le savez, le pouvoir temporel est gravement menacé, et par la haine irréligieuse, et par l'ambition des pays nord de l'Italie. Eh bien, je dirais au Saint-Père: Je vous soutiendrai contre eux tous, je vous sauverai, c'est mon devoir, c'est ma mission, mais du moins ne m'attaquez pas, soutenez moi de votre influence morale; serait-ce trop demander quand moi-même j'exposerais ma popularité en me portant pour défenseur du pouvoir temporel, complétement discrédité aujourd'hui, hélas! aux yeux de ce qu'on appelle la démocratie européenne. Ce péril ne m'arrêterait point; non-seulement je tiendrais en échec, de la part des États voisins, toute entreprise contre la souveraineté du Saint-Siége, mais si, par malheur, il était attaqué, si le Pape venait à être chassé des États pontificaux, comme cela s'est déjà vu, mes baïonnettes seules l'y ramèneraient et l'y maintiendraient toujours, moi durant.
En effet, ce serait un coup de maître, car si vous teniez à Rome une garnison perpétuelle, vous disposeriez presque du Saint-Siége, comme s'il résidait dans quelque province de votre royaume.
Croyez-vous qu'après un tel service rendu à la papauté, elle refuserait de soutenir mon pouvoir, que le Pape même, au besoin, refuserait de venir me sacrer dans ma capitale? De tels événements sont-ils sans exemple dans l'histoire?
Oui, tout se voit dans l'histoire. Mais enfin, si au lieu de trouver dans la chaire de Saint-Pierre un Borgia ou un Dubois, comme vous paraissez y compter, vous aviez en face de vous un pape qui résistât à vos intrigues et bravât votre colère, que feriez-vous?
Alors, il faudrait bien s'y résoudre, sous prétexte de défendre le pouvoir temporel, je déterminerais sa chute.
Vous avez ce que l'on appelle du génie!
DIX-SEPTIÈME DIALOGUE.
J'ai dit que vous avez du génie; il en faut, vraiment, d'une certaine sorte, pour concevoir et exécuter tant de choses. Je comprends maintenant l'apologue du dieu Wishnou; vous avez cent bras comme l'idole indienne, et chacun de vos doigts touche un ressort. De même que vous touchez tout, pourrez-vous aussi tout voir?
Oui, car je ferai de la police une institution si vaste, qu'au coeur de mon royaume la moitié des hommes verra l'autre. Me permettez-vous quelques détails sur l'organisation de ma police?
Faites.
Je commencerai par créer un ministère de la police, qui sera le plus important de mes ministères et qui centralisera, tant pour l'extérieur que pour l'intérieur, les nombreux services dont je doterai cette partie de mon administration.
Mais si vous faites cela, vos sujets verront immédiatement qu'ils sont enveloppés dans un effroyable réseau.
Si ce ministère déplaît, je l'abolirai et je l'appellerai, si vous voulez, ministère d'État. J'organiserai d'ailleurs dans les autres ministères des services correspondants, dont la plus grande partie sera fondue, sans bruit, dans ce que vous appelez aujourd'hui ministère de l'intérieur et ministère des affaires étrangères. Vous entendez parfaitement qu'ici je ne m'occupe point de diplomatie, mais uniquement des moyens propres à assurer ma sécurité contre les factions, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur. Eh bien, croyez-le, sous ce rapport, je trouverai la plupart des monarques à peu près dans la même situation que moi, c'est-à-dire très-disposés à seconder mes vues, qui consisteraient à créer des services de police internationale dans l'intérêt d'une sûreté réciproque. Si, comme je n'en doute guère, je parvenais à atteindre ce résultat, voici quelques-unes des formes sous lesquelles se produirait ma police à l'extérieur: Hommes de plaisirs et de bonne compagnie dans les cours étrangères, pour avoir l'oeil sur les intrigues des princes et des prétendants exilés, révolutionnaires proscrits dont, à prix d'argent, je ne désespérerais pas d'amener quelques-uns à me servir d'agents de transmission à l'égard des menées de la démagogie ténébreuse; établissement de journaux politiques dans les grandes capitales, imprimeurs et libraires placés dans les mêmes conditions et secrètement subventionnés pour suivre de plus près, par la presse, le mouvement de la pensée.
Ce n'est plus contre les factions de votre royaume, c'est contre l'âme même de l'humanité que vous finirez par conspirer.
Vous le savez, je ne m'effraie pas beaucoup des grands mots. Je veux que tout homme politique, qui voudra aller cabaler à l'étranger, puisse être observé, signalé de distance en distance, jusqu'à son retour dans mon royaume, où on l'incarcérera bel et bien pour qu'il ne soit pas en mesure de recommencer. Pour avoir mieux en main le fil des intrigues révolutionnaires, je rêve une combinaison qui serait, je crois, assez habile.
Et quoi donc, grand Dieu!
Je voudrais avoir un prince de ma maison, assis sur les marches de mon trône, qui jouerait au mécontent. Sa mission consisterait à se poser en libéral, en détracteur de mon gouvernement et à rallier ainsi, pour les observer de plus près, ceux qui, dans les rangs les plus élevés de mon royaume, pourraient faire un peu de démagogie. A cheval sur les intrigues intérieures et extérieures, le prince auquel je confierais cette mission ferait ainsi jouer un jeu de dupe à ceux qui ne seraient pas dans le secret de la comédie.
Quoi! c'est à un prince de votre maison que vous confieriez des attributions que vous classez vous-même dans la police?
Et pourquoi non? Je connais des princes régnants qui, dans l'exil, ont été attachés à la police secrète de certains cabinets.
Si je continue à vous écouter, Machiavel, c'est pour avoir le dernier mot de cette effroyable gageure.
Ne vous indignez pas, monsieur de Montesquieu; dans l'Esprit des lois, vous m'avez appelé grand homme[12].
Vous me le faites expier chèrement; c'est pour ma punition que je vous écoute. Passez le plus vite que vous pourrez sur tant de détails sinistres.
A l'intérieur, je suis obligé de rétablir le cabinet noir.
Rétablissez.
Vos meilleurs rois en faisaient usage. Il ne faut pas que le secret des lettres puisse servir à couvrir des complots.
C'est là ce qui vous fait trembler, je le comprends.
Vous vous trompez, car il y aura des complots sous mon règne: il faut qu'il y en ait.
Qu'est-ce encore?
Il y aura peut-être des complots vrais, je n'en réponds pas; mais à coup sûr il y aura des complots simulés. A de certains moments, ce peut être un excellent moyen pour exciter la sympathie du peuple en faveur du prince, lorsque sa popularité décroît. En intimidant l'esprit public on obtient, au besoin, par là, les mesures de rigueur que l'on veut, ou l'on maintient celles qui existent. Les fausses conspirations, dont, bien entendu, il ne faut user qu'avec la plus grande mesure, ont encore un autre avantage: c'est qu'elles permettent de découvrir les complots réels, en donnant lieu à des perquisitions qui conduisent à rechercher partout la trace de ce qu'on soupçonne.
Rien n'est plus précieux que la vie du souverain: il faut qu'elle soit environnée d'innombrables garanties, c'est-à-dire d'innombrables agents, mais il est nécessaire en même temps que cette milice secrète soit assez habilement dissimulée pour que le souverain n'ait pas l'air d'avoir peur quand il se montre en public. On m'a dit qu'en Europe les précautions à cet égard étaient tellement perfectionnées, qu'un prince qui sort dans les rues, pouvait avoir l'air d'un simple particulier, qui se promène, sans garde, dans la foule, alors qu'il est environné de deux ou trois mille protecteurs.
J'entends, du reste, que ma police soit parsemée dans tous les rangs de la société. Il n'y aura pas de conciliabule, pas de comité, pas de salon, pas de foyer intime où il ne se trouve une oreille pour recueillir ce qui se dit en tout lieu, à toute heure. Hélas, pour ceux qui ont manié le pouvoir, c'est un phénomène étonnant que la facilité avec laquelle les hommes se font les délateurs les uns des autres. Ce qui est plus étonnant encore, c'est la faculté d'observation et d'analyse qui se développe chez ceux qui font état de la police politique; vous n'avez aucune idée de leurs ruses, de leurs déguisements, de leurs instincts, de la passion qu'ils apportent dans leurs recherches, de leur patience, de leur impénétrabilité; il y a des hommes de tous les rangs qui font ce métier, comment vous dirai-je? par une sorte d'amour de l'art.
Ah! tirez le rideau!
Oui, car il y a là, dans les bas-fonds, du pouvoir, des secrets qui terrifient le regard. Je vous épargne de plus sombres choses que vous n'en avez entendues. Avec le système que j'organiserai, je serai si complétement renseigné, que je pourrai tolérer même des agissements coupables, parce qu'à chaque minute du jour j'aurai le pouvoir de les arrêter.
Les tolérer, et pourquoi?
Parce que dans les États européens le monarque absolu ne doit pas indiscrètement user de la force; parce qu'il y a toujours, dans le fond de la société, des activités souterraines sur lesquelles on ne peut rien quand elles ne se formulent pas; parce qu'il faut éviter avec grand soin d'alarmer l'opinion sur la sécurité du pouvoir; parce que les partis se contentent de murmures, de taquineries inoffensives, quand ils sont réduits à l'impuissance et que prétendre désarmer jusqu'à leur mauvaise humeur, serait une folie. On les entendra donc se plaindre, çà et là, dans les journaux, dans les livres; ils essaieront des allusions contre le gouvernement dans quelques discours ou dans quelques plaidoyers; ils feront, sous divers prétextes, quelques petites manifestations d'existence; tout cela sera bien timide, je vous le jure, et le public s'il en est informé, ne sera guère tenté que d'en rire. On me trouvera bien bon de supporter cela, je passerai pour trop débonnaire; voilà pourquoi je tolérerai ce qui, bien entendu, me paraîtra pouvoir l'être sans aucun danger: je ne veux pas même que l'on puisse dire que mon gouvernement est ombrageux.
Ce langage me rappelle que vous avez laissé une lacune, et une lacune fort grave, dans vos décrets.
Laquelle?
Vous n'avez pas touché à la liberté individuelle.
Je n'y toucherai pas.
Le croyez-vous? Si vous vous êtes réservé la faculté de tolérer, vous vous êtes principalement réservé le droit d'empêcher tout ce qui vous paraîtrait dangereux. Si l'intérêt de l'État, ou même un soin un peu pressant, exige qu'un homme soit arrêté, à la minute même, dans votre royaume, comment pourra-t-on le faire s'il y a dans la législation quelque loi d'habeas corpus; si l'arrestation individuelle est précédée de certaines formalités, de certaines garanties? Pendant qu'on y procédera, le temps se passera.
Permettez; si je respecte la liberté individuelle, je ne m'interdis pas à cet égard quelques modifications utiles à l'organisation judiciaire.
Je le savais bien.
Oh! ne triomphez pas, ce sera la chose la plus simple du monde. Qui est-ce qui statue en général sur la liberté individuelle, dans vos États parlementaires?
C'est un conseil de magistrats, dont le nombre et l'indépendance sont la garantie des justiciables.
C'est une organisation à coup sûr vicieuse, car, comment voulez-vous qu'avec la lenteur des délibérations d'un conseil, la justice puisse avoir la rapidité d'appréhension nécessaire sur les malfaiteurs?
Quels malfaiteurs?
Je parle des gens qui commettent des meurtres, des vols, des crimes et des délits justiciables du droit commun. Il faut donner à cette juridiction l'unité d'action qui lui est nécessaire: je remplace votre conseil par un magistrat unique, chargé de statuer sur l'arrestation des malfaiteurs.
Mais il ne s'agit pas ici de malfaiteurs; à l'aide de cette disposition, vous menacez la liberté de tous les citoyens; faites au moins une distinction sur le titre de l'accusation.
C'est justement ce que je ne veux pas faire. Est-ce que celui qui entreprend quelque chose contre le gouvernement n'est pas autant et plus coupable que celui qui commet un crime ou un délit ordinaire? La passion ou la misère atténuent bien des fautes, mais qu'est-ce qui force les gens à s'occuper de politique? Aussi je ne veux plus de distinction entre les délits de droit commun et les délits politiques. Où donc, les gouvernements modernes ont-ils l'esprit, d'élever des espèces de tribunes criminelles à leurs détracteurs? Dans mon royaume, le journaliste insolent sera confondu, dans les prisons, avec le simple larron et comparaîtra, à côté de lui, devant la juridiction correctionnelle. Le conspirateur s'assiéra devant le jury criminel, côte à côte avec le faussaire, avec le meurtrier. C'est là une excellente modification législative, remarquez-le, car l'opinion publique, en voyant traiter le conspirateur à l'égal du malfaiteur ordinaire, finira par confondre les deux genres dans le même mépris.