Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 1 - (A)
Il ne faudrait pas croire que les arcatures ont suivi rigoureusement la
voie que nous venons de tracer, pour atteindre leur développement; avant
d'arriver à l'adoption de la courbe en tiers-point on rencontre des
tâtonnements, car c'est particulièrement pendant les périodes de
transition que les exceptions se multiplient. Nous en donnerons une qui
date des premières années du XIIIe siècle, et qui peut compter parmi les
plus originales; elle se trouve dans les bas côtés de l'église de
Montier-en-Der (Haute-Marne) (10), charmant édifice rempli de
singularités architectoniques, et que nous aurons l'occasion de citer
souvent. Vers la fin du XIIIe siècle, les arcatures basses, comme tous
les autres membres de l'architecture ogivale s'amaigrissent; elles
perdent l'aspect d'une construction. d'un soubassement, qu'elles
avaient conservé jusqu'alors, pour se renfermer dans le rôle de
placages. Le génie si impérieusement logique qui inspirait les
architectes du moyen âge, les amena bientôt en ceci comme en tout à
l'abus. Ils voulurent voir dans l'arcature d'appui la continuation de la
fenêtre, comme une allége de celle-ci. Ils firent passer les meneaux
des fenêtres à travers la tablette d'appui, et l'arcature vint se
confondre avec eux.
Dès lors la fenêtre semblait descendre jusqu'au banc inférieur; les dernières traces du mur roman disparaissaient ainsi, et le système ogival s'établissait dans toute sa rigueur (11). Cet exemple tiré des bas côtés du choeur de la cathédrale de Sées, date des dernières années du XIIIe siècle. Toutefois, les petits pignons ménagés au-dessus des arcs donnent encore à ces soubassements une décoration qui les isole de la fenêtre, qui en fait un membre à part ayant son caractère propre, tandis que plus tard, au commencement du XIVe siècle, comme dans le choeur de l'église Saint-Nazaire de Carcassonne, l'arcature basse en se reliant aux meneaux des fenêtres, adopte leurs formes, se compose des mêmes membres de moulures, répète leurs compartiments (12). Ce n'est plus en réalité que la partie inférieure de la fenêtre qui est bouchée, et par le fait, le mur forcé de se retraiter à l'intérieur au nu des vitraux, pour laisser la moitié des meneaux se dégager en bas-relief, ne conserve plus qu'une faible épaisseur qui équivaut à une simple cloison. Il était impossible d'aller plus loin. Pendant les XIVe et XVe siècles, les arcatures basses conservent les mêmes allures, ne variant que dans les détails de l'ornementation suivant le goût du moment.
On les voit disparaître tout à coup vers le milieu du XVe siècle, et cela s'explique par l'usage alors adopté de garnir les soubassements des chapelles de boiseries plus ou moins riches. Avec les arcatures disparaissent également les bancs de pierre, ceux-ci étant à plus forte raison remplacés par des bancs de bois. Des moeurs plus raffinées, l'habitude prise par les familles riches et puissantes ou par les confréries, de fonder des chapelles spéciales pour assister au service divin, faisaient que l'on préférait les panneaux de bois et des siéges bien secs, à ces murs et à ces bancs froids et humides.
Nous ne pouvons omettre parmi les arcatures de rez-de-chaussée, les grandes arcatures des bas côtés de la cathédrale de Poitiers. Cet édifice (voy. CATHÉDRALE), bâti à la fin du XIIe siècle et au commencement du XIIIe, présente des dispositions particulières qui appartiennent au Poitou. Les voûtes des bas côtés sont aussi hautes que celles de la nef, et le mur sous les fenêtres, épais et élevé, forme une galerie servant de passage au niveau de l'appui de ces fenêtres. Ce haut appui est décoré par une suite de grandes arcatures plein cintre surmontées d'une corniche dont la saillie est soutenue par des corbelets finement sculptés (13). Des arcatures analogues se voient dans la nef de l'église Sainte-Radegonde de Poitiers, qui date de la même époque.
ARCATURES DE COURONNEMENT. Dans quelques églises romanes, particulièrement celles élevées sur les bords du Rhin, on avait eu l'idée d'éclairer les charpentes au-dessus des voûtes en berceau, au moyen d'une suite d'arcatures à jour formant des galeries basses sous les corniches (voy. GALERIE). Les voûtes, en berceau des nefs ou en cul-de-four des absides, laissaient entre leurs reins et le niveau de la corniche convenablement élevée pour laisser passer les entraits des charpentes au-dessus de l'extrados, un mur nu qui était d'un aspect désagréable, et qui de plus était d'une grande pesanteur. (14) Soit la coupe d'une voûte en berceau plein cintre ou en cul-de-four, les fenêtres ne pouvaient se cintrer au-dessus de la naissance A des voûtes, à moins d'admettre des pénétrations, ce qui était hors d'usage; il restait donc de A en B niveau de la corniche, une élévation de mur commandée par la pose de la charpente; on perça ce mur en C par une galerie à jour ou fermée par un mur mince, destinée alors, soit à donner de l'air sous les combles, soit à former comme un chemin de ronde allégeant les constructions inférieures. Cette disposition, inspirée par un calcul de constructeur, devint un motif de décoration dans quelques monuments religieux de la France. Au XIIe siècle la partie supérieure des murs de la nef de la cathédrale d'Autun, fermée par une voûte en berceau ogival renforcée d'arcs-doubleaux, fut décorée par une arcature aveugle extérieure qui remplit cette surélévation nue des maçonneries, bien que par le fait elle ne soit d'aucune utilité; elle n'était placée là que pour occuper les yeux, et comme une tradition des galeries à jour des édifices romans des bords du Rhin.
Cette arcature (15) a cela de particulier qu'elle est, comme forme, une imitation des galeries ou chemins de ronde des deux portes antiques existant encore dans cette ville (portes de Saint-André et d'Arrou). Il faut croire que ce motif fut très-goûté alors, car il fut répété à satiété dans la cathédrale d'Autun et dans les églises de Beaune et de Saulieu qui ne sont que des imitations de cet édifice, ainsi que dans un grand nombre de petites églises du Mâconnais et de la haute Bourgogne. À l'extérieur des absides, les arcatures romanes sont prodiguées dans les édifices religieux du Languedoc, de la Provence, et particulièrement de la Saintonge, du Poitou et du Berry. On voit encore une belle ceinture d'arcatures alternativement aveugles ou percées de fenêtres à l'extérieur du triforium de l'église ronde de Neuvy-Saint-Sépulcre (Indre), XIe siècle (voy. SAINT-SÉPULCRE). Ce système d'arcatures encadrant des fenêtres est adopté en auvergne à l'extérieur des absides, dans les parties supérieures des nefs et des pignons des transsepts; en voici un exemple tiré du bras de croix nord de l'église Saint-Étienne de Nevers, élevée au XIe siècle sur le plan des églises auvergnates (16).
Cette arcature présente une disposition qui appartient aux églises de cette province, c'est ce triangle qui vient remplacer l'arc plein cintre dans certains cas. L'église de Notre-Dame-du-Port, à Clermont, nous donne à l'extrémité des bras de croix nord et sud une arcature à peu près pareille à celle-ci; mais à Saint-Étienne de Nevers ces arcatures décorent l'intérieur et l'extérieur du pignon du croisillon nord, tandis qu'à Notre-Dame-du-Port elles n'existent qu'à l'intérieur. Il n'est pas besoin de dire que les arcatures hautes des nefs ou des absides ne pouvaient plus trouver leur place du moment que la voûte en arcs-ogives était adoptée, puisque alors les archivoltes des fenêtres s'élevaient jusque sous les corniches supérieures; aussi ne les rencontre-t-on plus dans les monuments des XIIIe, XIVe et XVe siècles, si ce n'est dans la cathédrale de Reims, où l'on voit apparaître comme un dernier reflet de la tradition des arcatures romanes supérieures. Ici, ces arcatures surmontent les corniches et pourraient être considérées comme des balustrades si leur dimension extraordinaire n'empêchait de les confondre avec ce membre de l'architecture ogivale. Ce sont plutôt des claires-voies dont on ne s'explique guère l'utilité. Les chapelles du choeur de la cathédrale de Reims sont surmontées de rangées de colonnes isolées portant des arcs et un bandeau. Cette, décoration, qui date du XIIIe siècle, prend une grande importance par ses dimensions; elle a le défaut d'être hors d'échelle avec les autres parties de l'édifice, et rapetisse les chapelles à cause de son analogie avec les formes d'une balustrade (17).
Les couronnements du choeur de cette même cathédrale étaient également terminés par une arcature aveugle dont il reste une grande quantité de fragments reposés et restaurés à la fin du XVe siècle, après l'incendie des combles. Là, cette arcature se comprend mieux, elle masquait un chéneau; mais l'arcature à jour de la nef, refaite également au XVe siècle en suivant les formes adoptées à la fin du XIIIe siècle, n'est plus qu'une imitation de ce parti quant à l'apparence extérieure seulement, puisqu'elle ne répond à aucun besoin. Les tours centrales des églises, élevées sur le milieu de la croisée, sont souvent décorées à l'intérieur ou à l'extérieur, pendant les époques romanes ou de transition, d'arcatures aveugles, surtout dans la Normandie, l'Auvergne, la Saintonge et l'Angoumois, où ce mode de tapisser les nus des murs dans les parties supérieures des édifices paraît avoir été particulièrement adopté. Les souches des tours centrales des cathédrales de Coutances à l'intérieur, de Rouen à l'intérieur et à l'extérieur, de Bayeux à l'extérieur, des églises de Saint-Étienne de Caen à l'intérieur, de Notre-Dame-du-Port et d'Issoire à l'extérieur, de la plupart des églises de la Charente, etc., sont munies d'arcatures (voy. TOUR, CLOCHER). Nous voyons aussi les arcatures employées comme décoration dans les étages supérieurs des clochers plantés sur les façades des églises romanes et du commencement du XIIIe siècle, au-dessus des portails, sous les roses.
Les trois derniers étages du clocher nord de la cathédrale de Sens, dit tour de Plomb, sont entourés d'arcatures aveugles formant galerie à jour seulement dans les milieux du second étage. Nous donnons ici (18) le dessin de l'arcature trilobée supérieure de ce clocher. On remarquera que les colonnettes accouplées de cette arcature sont supportées par des figures marchant sur des lions; ces sortes de cariatides se rencontrent dans quelques édifices de la Champagne et d'une partie de la Bourgogne (voy. SUPPORT).
ARCATURES ORNEMENT. Il nous reste à parler des arcatures qui se rencontrent si fréquemment disposées dans les soubassements des ébrasements des portails des églises, et qui sont bien réellement alors une simple décoration. Les arcatures dont nous avons précédemment parlé sont bâties, font presque toujours partie de la construction, leurs arcs sont composés de claveaux, et forment, ainsi que nous l'avons fait ressortir plus haut, comme autant d'arcs de décharge portés sur des colonnes monolythes; tandis que les arcatures de socles sont la plupart du temps évidées dans des blocs de pierre.
Telles sont les arcatures placées au-dessous des statues aujourd'hui détruites des portails de la cathédrale de Sées (19), qui datent des premières années du XIIIe siècle; celles du portail nord de la cathédrale de Troyes qui, bien qu'un peu postérieures, présentent une disposition analogue; celles du portail sud de la cathédrale d'Amiens avec des arcs entrelacés (20) posées de 1220 à 1225; celles si finement sculptées et d'un goût si pur qui tapissent les parements des soubassements de la porte centrale de la cathédrale de Paris, et entre lesquelles sont représentés les Vertus et Vices (21), 1220 environ; celles qui sont disposées dans une place pareille à la place Sainte-Anne, de la même façade, et entre lesquelles sont gravées en creux des fleurs de lis simulant une tenture; celles enfin de la porte de la Vierge (22), toujours de la cathédrale de Paris, traitées avec un soin et une grandeur de style peu ordinaires.
Cette dernière arcature peut être donnée comme un des modèles les plus complets de ce genre de décoration, et nous ne connaissons rien qui puisse lui être comparé. Elle est enrichie de sculptures de la plus grande beauté, et qui ont le mérite d'être parfaitement disposées pour la place qu'elles occupent. Les personnages ou animaux ronde bosse qui remplissent les écoinçons entre les arcs, formaient comme des supports sous les grandes figures adossées à des colonnes, autrefois debout sur ce soubassement, et rappelaient le martyre des saints ou les personnifiaient. La forte saillie de ces figures s'échappant entre les petites archivoltes, était en rapport avec la grandeur et le haut relief des statues, tandis que toute la sculpture placée sous les arcs et dans les entre-colonnements n'est plus qu'une sorte de tapisserie dont le peu de relief ne détruit pas la grande unité de ce beau soubassement. On peut voir, bien que la gravure ne donne qu'une faible idée de cette décoration, comme la saillie des bas-reliefs se perd avec le fond à mesure qu'ils se rapprochent du sol. Les ornements entre les colonnes ne sont plus même que des gravures en creux, non point sèches comme un simple trait, mais présentant des parties larges et grasses évidées en coquille. La construction de ce soubassement est en harmonie parfaite avec l'ornementation. Les fonds tiennent à la bâtisse. Les colonnettes jumelles monolythes, rendues très-résistantes par l'espèce de cloison ornée qui les relie, portent les arcs pris dans un même morceau de pierre avec leurs tympans et leurs écoinçons. Chaque compartiment de l'ornementation est sculpté dans une hauteur d'assise. Malheureusement la main des iconoclastes de 1792 a passé par là, et la plupart des figures placées dans les écoinçons ont été mutilées. Quant aux petits bas-reliefs rangés sous les tympans, ils ont servi de but aux pierres des enfants pendant fort longtemps. Ces bas-reliefs peuvent aller de pair avec ce que la sculpture antique a produit de plus beau.
On voit peu à peu les arcatures ornements s'amaigrir vers la fin du XIIIe siècle; elles perdent leur caractère particulier pour se confondre avec les arcatures de soubassement dont nous avons donné des exemples. Les profils s'aplatissent sur les fonds, les colonnettes se subdivisent en faisceaux et tiennent aux assises de la construction, les vides prennent de l'importance et dévorent les parties moulurées. Cependant il est quelques-unes de ces arcatures qui conservent encore un certain caractère de fermeté; celles qui tapissent les ébrasements de deux des portes de la façade de la cathédrale de Bourges, rappellent un peu la belle arcature de Notre-Dame de Paris que nous venons de donner, mais appauvrie. Quelquefois les vides des fonds, comme dans l'arcature de la porte centrale de l'église de Semur en Auxois, sont remplis de semis, de rosaces, de quadrillés à peine saillants qui produisent un bel effet et conviennent parfaitement à un soubassement. Nous citerons encore les charmantes arcatures de la porte de droite de la façade de l'ancienne cathédrale d'Auxerre (fin du XIIIe siècle), et dans lesquelles on voit, représentée en figures ronde bosse, l'histoire de David et de Bethsabée; celles de la porte de droite de la façade de la cathédrale de Sens (XIVe siècle), décorées de petits pignons au-dessus des arcs, et de figures dans les entre-colonnements. Ces décorations disparaissent au XVe siècle, et les soubassements des portails ne sont plus occupés que par ces pénétrations de bases aussi difficiles à comprendre qu'elles sont d'un aspect monotone (voy. PÉNÉTRATION).
Les petites arcatures jouent un grand rôle dans les tombeaux, les parements d'autels, les retables (voy. ces mots); généralement les socles des tombes qui portent les statues couchées des morts, sont entourés d'arcatures dans lesquelles sont représentés des pleureurs, des religieux, ou même les apôtres. Au commencement du XIIIe siècle cependant les arcatures sont le plus souvent vides et faites en pierre ou en marbre blanc se détachant sur un fond de marbre noir; telles étaient les arcatures des tombes refaites par le roi saint Louis à Saint-Denis, et dont il reste des fragments (23). Plus tard ces arcatures deviennent plus riches, sont surmontées de pignons à jour, finement sculptées dans la pierre, le marbre ou l'albâtre; elles encadrent des statuettes, quelquefois aussi des écus aux armes du mort; elles sont accoladées au XVe siècle, et forment des niches renfoncées entre des colonnettes imitées des ordres antiques au XVIe (voy. TOMBEAU). On peut juger par cet aperçu fort restreint de l'importance des arcatures dans l'architecture du moyen âge, et du nombre infini de leurs variétés; nous n'avons pu qu'indiquer des types principaux, ceux qui marquent par leur disposition ingénieuse le goût qui a présidé à leur exécution, ou leur originalité.
ARCHE (D'ALLIANCE), s. f. Est souvent figurée dans les vitraux qui
reproduisent les scènes de l'Ancien Testament. On lui donne généralement
la forme d'une châsse. Devant le trumeau de la porte de gauche de la
façade de Notre-Dame de Paris, était posée, avant 1793, une grande
statue de la sainte Vierge, tenant l'enfant Jésus, et les pieds sur le
serpent à tête de femme, enroulé autour de l'arbre de science; au-dessus
de cette statue de la sainte Vierge, remplacée aujourd'hui par une
figure du XVe siècle, deux anges supportent un dais couronné par l'Arche
d'alliance (1), les prophètes sont assis des deux côtés sur le linteau;
dans le tympan on voit deux grands bas-reliefs représentant la mort de
la sainte Vierge et son couronnement. L'Arche d'alliance occupe donc là
une place symbolique, elle est comme le lien entre l'Ancien et le
Nouveau Testament. Quelquefois l'Arche d'alliance affecte la forme d'une
armoire à deux battants supportée ou gardée par des lions; d'une table
d'autel avec reliquaire. Les sculpteurs ou les peintres du moyen âge ne
paraissent pas avoir donné à l'Arche d'alliance de l'ancienne loi une
forme particulière; ils se bornaient, dans leurs bas-reliefs ou leurs
peintures, à figurer les objets qu'ils avaient continuellement sous les
yeux, les meubles par exemple, qu'il était d'usage de placer aux côtés
des autels, et où l'on renfermait les reliquaires, les chartes, et tous
objets précieux ou titres qui constituaient le trésor d'une église (voy.
CHÂSSE, ARMOIRE).
ARCHE DE NOÉ. Est représentée dans les bas-reliefs ou les vitraux sous la forme d'un navire surmonté d'une maison avec toit et fenêtres. Souvent les personnages composant la famille de Noé montrent la tête à ces fenêtres, et la colombe s'élance dans les airs, délivrée par le patriarche.
ARCHE DE PONT, voy. PONT.
ARCHITECTE, s. m. Il ne semble pas que ce nom ait été donné avant le XVIe siècle aux artistes chargés de la direction des constructions de bâtiments. L'architecture tenait sa place parmi les arts libéraux (voy. ARTS LIBÉRAUX) et était personnifiée par un homme ou une femme tenant une équerre ou un compas; mais l'artiste, l'homme de métier était qualifié de maître d'oeuvre, désignation bien autrement positive, du reste, que celle d'architecte, car par oeuvre on entendait tout ce qui constituait l'immeuble et le meuble d'un bâtiment, depuis les fondations jusqu'aux tapisseries, aux flambeaux, aux menus objets mobiliers. Il n'existe aucune donnée certaine sur le personnel des architectes avant le XIIIe siècle. Les grands établissements religieux qui renfermaient dans leur sein jusque vers la fin du XIIe siècle tout ce qu'il y avait d'hommes lettrés, savants, studieux dans l'Occident, fournissaient très-probablement les architectes qui dirigeaient non-seulement les constructions monastiques, mais aussi les constructions civiles et peut-être même militaires. Les écoles fondées par Charlemagne s'élevaient à l'abri des églises; c'était là que devaient nécessairement se réfugier toutes les intelligences vouées à l'étude des sciences et des arts. La géométrie, le dessin, la sculpture et la peinture ne pouvaient être enseignés que dans les seuls établissements qui conservaient encore un peu de calme et de tranquillité au milieu de cet effroyable chaos de l'époque carlovingienne. Vers la fin du Xe siècle, au moment où il semblait que la société allait s'éteindre dans la barbarie, une abbaye se fondait à Cluny, et du sein de cet ordre religieux, pendant plus d'un siècle, sortaient presque tous les hommes qui allaient avec une énergie et une patience incomparables arrêter les progrès de la barbarie, mettre quelque ordre dans ce chaos, fonder des établissements sur une grande partie de l'Europe occidentale, depuis l'Espagne jusqu'en Pologne. Il n'est pas douteux que ce centre de civilisation, qui jeta un si vif éclat pendant les XIe et XIIe siècles, n'ait eu sur les arts comme sur les lettres et la politique une immense influence. Il n'est pas douteux que Cluny n'ait fourni à l'Europe occidentale des architectes comme elle fournissait des clercs réformateurs, des professeurs pour les écoles, des peintres, des savants, des médecins, des ambassadeurs, des évêques, des souverains et des papes; car rayez Cluny du XIe siècle, et l'on ne trouve plus guère que ténèbres, ignorance grossière, abus monstrueux. Pendant que saint Hugues et ses successeurs luttaient contre l'esprit de barbarie, et par-dessus tout maintenaient l'indépendance du pouvoir spirituel avec une persévérance dont l'histoire des civilisations offre peu d'exemples, il se faisait dans le tiers état une révolution dont les conséquences eurent une immense portée. Un grand nombre de villes, les plus importantes du nord et de l'est de la France, se conjuraient et s'établissaient en communes. Ainsi les restes de la féodalité carlovingienne étaient sapés de deux côtés, par le pouvoir spirituel d'une part, et par les insurrections populaires de l'autre. L'esprit civil apparaît pour la première fois sur la scène avec des idées d'organisation; il veut se gouverner lui-même, il commence à parler de droits, de libertés; tout cela est fort grossier, fort incertain; il se jette tantôt dans les bras du clergé pour lutter contre la noblesse, tantôt il se ligue avec le suzerain pour écraser ses vassaux. Mais au milieu de ces luttes, de ces efforts, la cité apprend à se connaître, à mesurer ses forces, elle n'a pas plutôt détruit qu'elle se presse de fonder, sans trop savoir ce qu'elle fait ni ce qu'elle veut; mais elle fonde, elle se fait donner des chartes, des priviléges, elle se façonne à l'organisation par corporations, elle sent enfin que pour être forts il faut se tenir unis. Se vendant à tous les pouvoirs, ou les achetant tour à tour, elle vient peser sur tous, les énerve, et prend sa place au milieu d'eux. C'est alors que les arts, les sciences et l'industrie cessent d'être exclusivement renfermés l'enceinte des cloîtres (voy. ARCHITECTURE). La grande conjuration de la cité se subdivise en conjurations de citoyens par corps d'état. Chacune de ces corporations obtient, achète des priviléges; elle garde sa ville, est armée, elle a ses lois, sa juridiction, ses finances, ses tarifs, son mode d'enseignement par l'apprentissage; si bien qu'au XIIIe siècle le pouvoir royal reconnaît l'existence de tous ces corps par les règlements d'Étienne Boileau.
Une fois sorti des monastères, l'art de l'architecture, comme tous les autres arts, devient un état. Le maître de l'oeuvre est laïque, il appartient à un corps, et il commande à des ouvriers qui font tous partie de corporations; les salaires sont réglés, garantis par les jurés; les heures de travail, les rapports des chefs avec les subalternes sont définis. On fait des devis, on passe des marchés, on impose la responsabilité. Hors du cloître l'émulation s'ajoute à l'étude, les traditions se transforment et progressent avec une rapidité prodigieuse, l'art devient plus personnel; il se divise par écoles, l'artiste apparaît enfin au XIIIe siècle, fait prévaloir son idée, son goût propre. Il ne faut pas croire que le haut clergé fit obstacle à ce mouvement, ce serait mal comprendre l'esprit qui dirigeait alors le corps le plus éclairé de la chrétienté. Tout porte à supposer qu'il l'encouragea, et il est certain qu'il sut en profiter, et qu'il le dirigea dans les voies nouvelles. Nous voyons dès le commencement du XIII siècle un évêque d'Amiens, Ewrard de Fouilloy, charger un architecte laïque, Robert de Luzarches, de la construction de la grande cathédrale qu'il voulait élever sous l'invocation de Notre-Dame. Après Robert de Luzarches, l'oeuvre est continuée par Thomas de Cormont et par son fils Regnault, ainsi que le constate l'inscription suivante qui se trouvait incrustée en lettres de cuivre dans le labyrinthe placé au milieu du pavage de la nef, et enlevé depuis peu sans qu'une voix se soit élevée contre cet acte sauvage.
MÉMOIRE QUAND L'EUVRE DE L'EGLE
DE CHEENS FU COMENCHIE ET FINE
IL EST ESCRIPT EL MOILON DE LE
________
EN.L'AN.DE.GRACE.MIL.IIC.
ET.XX.FU.LOEUVRE.DE.CHEENS.
PREMIEREMENT.ENCOMENCHIE.
A DONT.YERT.DE.CHESTE.EVESQUIE.
EVRART.EVESQUE.BENIS.
ET.ROY.DE.FRANCE.LOYS 2.
Q.FU.FILZ.PHELIPPE.LE.SAIGE.
CHIL.Q.MAISTRE.YERT.DE.LOEUVRE.
MAISTRE.ROBERT.ESTOIT. NOMES.
.ET.DE.LUZARCHES.SURNOMES.
MAISTRE.THOMAs.FU.APRES.LUY.
DE.CORMONT.ET.APRES.SEN.FILZ.
MAISTRE.REGNAULT.QUI.MESTRE.
FIST.A.CHEST.POINT.CHI.CHESTE.LEITRE.
QUE.L'INCARNACION.VALOIT
XIII.C.ANS.MOINS.XII.EN.FALOIT.
Pierre de Montereau, ou de Montreuil, était chargé par le roi saint Louis de construire, en 1240, la Sainte-Chapelle du Palais à Paris, et par les religieux de Saint-Germain des Prés, d'élever la charmante chapelle de la Vierge, qui couvrait une partie de la rue de l'Abbaye actuelle. Pierre de Montereau était laïque; on prétend que saint Louis l'emmena en Égypte avec lui, le fait est douteux; et si Pierre de Montereau fit le voyage d'outre-mer, il ne s'inspira guère des édifices arabes qu'il fut à même de visiter, car la Sainte-Chapelle ressemble aussi peu aux anciens monuments du Caire qu'aux temples de Pestum. Quoi qu'il en soit, la légende est bonne à noter en ce qu'elle donne la mesure de l'estime que le roi saint Louis faisait de l'artiste. Pierre de Montereau fut enterré avec sa femme au milieu du choeur de cette belle chapelle de Saint-Germain des Prés, qu'il avait élevée avec un soin particulier et qui passait à juste titre pour un chef-d'oeuvre, si nous jugeons de l'ensemble par les fragments déposés dans les dépendances de l'église de Saint-Denis. Cette tombe n'était qu'une dalle gravée; elle fut brisée et jetée aux gravois lorsque la chapelle qui la contenait fut démolie.
Libergier construisit à Reims une église, Saint-Nicaise, admirable monument élevé dans l'espace de trente années par cet architecte; une belle et fine gravure du XVIIe siècle nous conserve seule l'aspect de la façade de cette église, la perle de Reims; elle fut vendue et démolie comme bien national. Toutefois les Rémois, plus scrupuleux que les Parisiens, en détruisant l'oeuvre de leur compatriote, transportèrent sa tombe dans la cathédrale de Reims, où chacun peut la voir aujourd'hui; c'est une pierre gravée. Libergier tient à la main gauche une verge graduée, dans sa droite un modèle d'église avec deux flèches comme saint Nicaise; à ses pieds sont gravés un compas et une équerre; deux anges disposés des deux côtés de sa tête tiennent des encensoirs. L'inscription suivante pourtourne la dalle:
CI.GIT.MAISTRE.HUES.LIBERGIERS.QUI.COMENSA.CESTE.EGLISE.AN.LAN.DE. LINCARNATION.
M.CC.ET.XX.IX.LE.MARDI.DE.PAQUES.ET.TRESPASSA.LAN.DE.LINCARNATION.
M.CC.LXIII.LE.SAMEDI.APRES.PAQUES.POUR.DEU.PRIEZ.POR.LUI
3.
Libergier porte le costume laïque; nous donnerons ce que nous possédons de son oeuvre dans le mot ÉGLISE.
Jean de Chelles construisait, en 1257, sous l'épiscopat de Regnault de Corbeil, les deux pignons du transsept et les premières chapelles au choeur de Notre-Dame de Paris. La grande inscription sculptée en relief sur le soubassement du portail sud, par la place qu'elle occupe, et le soin avec lequel on l'a exécutée, fait ressortir l'importance que l'on attachait au choix d'un homme capable, et le souvenir que l'on tenait à conserver de son oeuvre. Voici cette inscription:
ANNO.DOMINI.MCCLVII.MENSE.FEBRUARIO.IDUS.SECUNDO.
HOC.FUIT.INCEPTUM.CHRISTI.GENITRICIS.HONORE.
KALLENSI.LATUOMO.VIVENTE.JOHANNE.MAGISTRO.
En 1277 le célèbre architecte Erwin de Steinbach commençait la construction du portail de la cathédrale de Strasbourg, et au-dessus de la grande porte on lisait encore il y a deux siècles cette inscription:
ANNO.DOMINI.MCCLXXVII.IN.DIE.BEATI
URBANI.HOC.GLORIOSUM.OPUS.INCOHAVIT.
MAGISTER.ERVINUS.DE.STEINBACH.
Erwin meurt en 1318, et son fils continue son oeuvre jusqu'à la grande plate-forme des tours.
Ce respect pour l'oeuvre de l'homme habile, intelligent, n'est plus dans nos moeurs, soit; mais n'en tirons point vanité, il ne nous semble pas que l'oubli et l'ingratitude soient les signes de la civilisation d'un peuple.
Ces grands architectes des XIIe et XIIIe siècles, nés la plupart dans le domaine royal et plus particulièrement sortis de l'Ile-de-France, ne nous sont pas tous connus. Les noms de ceux qui ont bâti les cathédrales de Chartres et de Reims, de Noyon et de Laon, l'admirable façade de la cathédrale de Paris ne nous sont pas conservés, mais les recherches précieuses de quelques archéologues nous font chaque jour découvrir des renseignements pleins d'intérêt sur ces artistes, sur leurs études, et leur manière de procéder. Nous verrons paraître prochainement un recueil de croquis faits par l'un d'eux, Villard de Honnecourt, avec des observations et annotations sur les monuments de son temps. Villard de Honnecourt, qui dirigea les constructions du choeur de la cathédrale de Cambrai, démolie aujourd'hui, et qui fut appelé en Hongrie pour entreprendre d'importants travaux, était le contemporain et l'ami de Pierre de Corbie, architecte célèbre du XIIIe siècle, constructeur de plusieurs églises en Picardie et qui pourrait bien être l'auteur des chapelles absidales de la cathédrale de Reims. Ces deux artistes composèrent ensemble une église sur un plan fort original, décrit par Villard 4.
C'est principalement dans les villes du nord qui s'érigent en communes au XIIe siècle que l'on voit l'architecture se dégager plus rapidement des traditions romanes. Le mouvement intellectuel dans ces nouveaux municipes du nord ne conservait rien du caractère aristocratique de la municipalité romaine; aussi ne doit-on pas être surpris de la marche progressive des arts et de l'industrie, dans un espace de temps assez court, au milieu de ces cités affranchies avec plus ou moins de succès, et de l'importance que devaient prendre parmi leurs concitoyens les hommes qui étaient appelés à diriger d'immenses travaux, soit par le clergé, soit par les seigneurs laïques, soit par les villes elles-mêmes.
Il est fort difficile de savoir aujourd'hui quelles étaient exactement les fonctions du maître de l'oeuvre au XIIIe siècle. Était-il seulement chargé de donner les dessins des bâtiments et de diriger les ouvriers, ou administrait-il, comme de nos jours, l'emploi des fonds? Les documents que nous possédons et qui peuvent jeter quelque lumière sur ce point, ne sont pas antérieurs au XIVe siècle, et à cette époque, l'architecte n'est appelé que comme un homme de l'art que l'on indemnise de son travail personnel. Celui pour qui l'on bâtit, achète à l'avance et approvisionne ses matériaux nécessaires, embauche des ouvriers, et tout le travail se fait suivant le mode connu aujourd'hui sous le nom de RÉGIE. L'évaluation des ouvrages, l'administration des fonds ne paraissent pas concerner l'architecte. Le mode d'adjudication n'apparaît nettement que plus tard, à la fin du XIVe siècle, mais alors l'architecte perd de son importance; il semble que chaque corps d'état traite directement en dehors de son action pour l'exécution de chaque nature de travail; et ces adjudications faites au profit du maître de métier, qui offre le plus fort rabais à l'extinction des feux, sont de véritables forfaits.
Voici un curieux document 5 qui indique d'une manière précise quelle était la fonction de l'architecte au commencement du XIVe siècle. Il s'agit de la construction de la cathédrale de Gérone; mais les usages de la Catalogne, à cette époque, ne devaient pas différer des nôtres, d'ailleurs il est question d'un architecte français.
Le chapitre de la cathédrale de Gérone se décide, en 1312, à remplacer la vieille église romane par une nouvelle, plus grande et plus digne. Les travaux ne commencent pas immédiatement, et on nomme les administrateurs de l'oeuvre (obreros), Raymond de Viloric et Arnauld de Montredon. En 1316 les travaux sont en activité, et on voit apparaître, en février 1320, sur les registres capitulaires, un architecte désigné sous le nom de maître Henry de Narbonne. Maître Henri meurt et sa place est occupée par un autre architecte son compatriote, nommé Jacques de Favariis; celui-ci s'engage à venir de Narbonne six fois l'an, et le chapitre lui assure un traitement de deux cent cinquante sous par trimestre (la journée d'une femme était alors d'un denier).» Voici donc un conseil d'administration qui probablement est chargé de la gestion des fonds, puis un architecte étranger, appelé, non pour suivre l'exécution chaque jour, et surveiller les ouvriers, mais seulement pour rédiger les projets, donner les détails, et veiller de loin en loin à ce que l'on s'y conforme; pour son travail d'artiste on lui assure, non des honoraires proportionnels, mais un traitement qui équivaut, par trimestre, à une somme de quinze cents francs de nos jours. Il est probable qu'alors le mode d'appointements fixe était en usage lorsqu'on employait un architecte.
À côté de tous nos grands édifices religieux, il existait toujours une maison dite de l'oeuvre, dans laquelle logeaient l'architecte et les maîtres ouvriers qui, de père en fils, étaient chargés de la continuation des ouvrages. L'oeuvre de Notre-Dame à Strasbourg a conservé cette tradition jusqu'à nos jours, et l'on peut voir encore dans une des salles de la maîtrise, une partie des dessins sur vélin qui ont servi à l'exécution du portail de la cathédrale, de la tour, de la flèche, du porche nord, de la chaire, du buffet d'orgues, etc. Il est de ces dessins qui remontent aux dernières années du XIIIe siècle, quelques-uns sont des projets qui n'ont pas été exécutés, tandis que d'autres sont évidemment des détails préparés pour tracer les épures en grand sur l'aire. Parmi ceux-ci on remarque les plans des différents étages de la tour et de la flèche superposés. Ces dessins datent du XIVe siècle, et il faut dire qu'ils sont exécutés avec une connaissance du trait, avec une précision et une entente des projections, qui donnent une haute idée de la science de l'architecte qui les a tracés (voy. ÉPURE, TRAIT).
Pendant le XVe siècle cette place élevée qu'occupaient les architectes des XIIIe et XIVe siècles, s'abaisse peu à peu; aussi les constructions perdent-elles ce grand caractère d'unité qu'elles avaient conservé pendant les belles époques. On s'aperçoit que chaque corps de métier travaille de son côté en dehors d'une direction générale. Ce fait est frappant dans les actes nombreux qui nous restent de la fin du XVe siècle; les évêques, les chapitres, les seigneurs, lorsqu'ils veulent faire bâtir, appellent des maîtres maçons, charpentiers, sculpteurs, tailleurs d'images, serruriers, plombiers, etc., et chacun fait son devis et son marché de son côté; de l'architecte, il n'en est pas question, chaque corps d'état exécute son propre projet. Aussi les monuments de cette époque présentent-ils des défauts de proportion, d'harmonie, qui ont avec raison fait repousser ces amas confus de constructions par les architectes de la renaissance. On comprend parfaitement que des hommes de sens et d'ordre comme Philibert Delorme par exemple, qui pratiquait son art avec dignité, et ne concevait pas que l'on pût élever, même une bicoque, sans l'unité de direction, devaient regarder comme barbare la méthode employée à la fin de la période gothique, lorsqu'on voulait élever un édifice. Nous avons entre les mains quelques devis dressés à la fin du XVe siècle et au commencement du XVIe où cet esprit d'anarchie se rencontre à chaque ligne. Le chapitre de Reims, après l'incendie qui, sous le règne de Louis XI, détruisit toutes les charpentes de la cathédrale et une partie des maçonneries supérieures, veut réparer le désastre; il fait comparaître devant lui chaque corps d'état: maçons, charpentiers, plombiers, serruriers, et il demande à chacun son avis, il adopte séparément chaque projet (voy. DEVIS). Nous voyons aujourd'hui les résultats monstrueux de ce désordre. Ces restaurations, mal faites, sans liaison entre elles, hors de proportion avec les anciennes constructions, ces oeuvres séparées, apportées les unes à côté des autres, ont détruit la belle harmonie de cette admirable église, et compromettent sa durée. En effet le charpentier était préoccupé de l'idée de faire quelque chef-d'oeuvre, il se souciait peu que sa charpente fût d'accord avec la maçonnerie sur laquelle il la plantait. Le plombier venait, qui ménageait l'écoulement des eaux suivant son projet, sans s'inquiéter si, à la chute du comble, elles trouveraient leurs pentes naturelles et convenablement ménagées dans les chéneaux de pierre. Le sculpteur prenait l'habitude de travailler dans son atelier, puis il attachait son oeuvre à l'édifice comme un tableau à une muraille, ne comprenant plus qu'une oeuvre d'art, pour être bonne, doit avant tout être faite pour la place à laquelle on la destine. Il faut dire à la louange des architectes de la renaissance qu'ils surent relever leur profession avilie au XVe siècle par la prépondérance des corps de métiers, ils purent rendre à l'intelligence sa véritable place; mais en refoulant le travail manuel au second rang ils l'énervèrent, lui enlevèrent son originalité, cette vigueur native qu'il avait toujours conservée jusqu'alors dans notre pays.
Pendant les XIIIe et XIVe siècles, les architectes laïques sont sans cesse appelés au loin pour diriger la construction des églises, des monastères, des palais. C'est surtout dans le nord de la France que l'on recrute des artistes pour élever des édifices dans le goût nouveau. Des écoles laïques d'architecture devaient alors exister dans l'Ile-de-France, la Normandie, la Picardie, la Champagne, la Bourgogne, en Belgique, et sur les bords du Rhin. Mais les moyens d'enseignement n'étaient probablement que l'apprentissage chez les patrons, ce que nous appelons aujourd'hui les ateliers. L'impulsion donnée à la fin du XIIe siècle et au commencement du XIIIe à l'architecture, fut l'oeuvre de quelques hommes, car l'architecture à cette époque est empreinte d'un caractère individuel qui n'exclut pas l'unité. Peu à peu cette individualité s'efface, on voit que des règles appuyées sur des exemples adoptés comme types, s'établissent; les caractères sont définis par provinces; on compose des méthodes, l'art enfin devient, à proprement parler, classique, et s'avance dans cette voie tracée, avec une monotonie de formes, quelque chose de prévu dans les combinaisons, qui devait nécessairement amener chez un peuple doué d'une imagination vive, avide de nouveauté, les aberrations et les tours de force du XVe siècle. Quand les arts en sont arrivés à ce point, l'exécution l'emporte sur la conception de l'ensemble, et la main qui façonne finit par étouffer le génie qui conçoit. À la fin du XVe siècle, les architectes perdus dans les problèmes de géométrie et les subtilités de la construction, entourés d'une armée d'exécutants habiles et faisant partie de corporations puissantes qui, elles aussi, avaient leurs types consacrés, leur méthode, et une haute opinion de leur mérite, n'étaient plus de force à diriger ou à résister, ils devaient succomber.
Nous avons donné quelques exemples d'inscriptions ostensiblement tracées
sur les édifices du XIIIe siècle et destinées à perpétuer, non sans un
certain sentiment d'orgueil, le nom des architectes qui les ont élevés.
Quelquefois aussi la sculpture est chargée de représenter le maître de
l'oeuvre. Sur les chapitaux, dans quelques coins des portails, dans les
vitraux, on rencontre l'architecte, le compas ou l'équerre en main, vêtu
toujours du costume laïque, la tête nue ou coiffée souvent d'une manière
de béguin fort en usage alors parmi les différents corps d'état employés
dans les bâtiments. On voit sur l'un des tympans des dossiers des
stalles de la cathédrale de Poitiers qui datent du XIIIe siècle, un
architecte assis devant une tablette et tenant un compas; ce joli
bas-relief a été gravé dans les Annales archéologiques. L'une des
clefs de voûte du bas coté sud de l'église de Semur en Auxois représente
un architecte que nous donnons ici (1).
Une des miniatures d'un manuscrit de Matthieu Paris, marqué NÉRON. D. 1
(bibl. Cotonienne), XIIIe siècle, représente Offa, fils de Warmund, roi
des anglais orientaux, faisant bâtir la célèbre abbaye de Saint-Alban à
son retour de Rome. Offa donne des ordres au maître de l'oeuvre qui tient
un grand compas d'appareilleur et une équerre; des ouvriers que le
maître montre du doigt sont occupés aux constructions (2). Ce grand
compas fait supposer que l'architecte traçait ses épures lui-même sur
l'aire; il n'en pouvait être autrement, aussi bien pour gagner du temps
que pour être assuré de l'exactitude du tracé, puisque encore
aujourd'hui il est impossible d'élever une construction en style ogival
si l'on ne dessine ses épures soi-même. N'oublions pas que toutes les
pierres étaient taillées et achevées sur le chantier avant d'être posées
et qu'il fallait par conséquent apporter la plus grande précision et
l'étude la plus complète dans le tracé des épures (voy. APPAREIL, ÉPURE,
TRACÉ).
ARCHITECTURE, s. f., art de bâtir. L'architecture se compose de deux éléments, la théorie et la pratique; la théorie comprend: l'art proprement dit, les règles inspirées par le goût, issues des traditions, et la science qui peut se démontrer par des formules invariables, absolues. La pratique est l'application de la théorie aux besoins; c'est la pratique qui fait plier l'art et la science à la nature des matériaux, au climat, aux moeurs d'une époque, aux nécessités du moment. En prenant l'architecture à l'origine d'une civilisation qui succède à une autre, il faut nécessairement tenir compte des traditions d'une part, et des besoins nouveaux de l'autre. Nous diviserons donc cet article en plusieurs parties: la première comprendra une histoire sommaire des origines de l'architecture du moyen âge en France; la seconde traitera des développements de l'architecture depuis le XIe siècle jusqu'au XVIe, des causes qui ont amené son progrès et sa décadence, des différents styles propres à chaque province; la troisième comprendra l'architecture religieuse; la quatrième l'architecture monastique; la cinquième l'architecture civile; la sixième l'architecture militaire.
ORIGINES DE L'ARCHITECTURE FRANÇAISE. Lorsque les barbares firent irruption dans les Gaules, le sol était couvert de monuments romains, les populations indigènes étaient formées de longue main à la vie romaine. Aussi fallut-il trois siècles de désastres pour faire oublier les traditions antiques. Au VIe siècle il existait encore au milieu des villes gallo-romaines un grand nombre d'édifices épargnés par la dévastation et l'incendie; mais les arts n'avaient plus, quand les barbares s'établirent définitivement sur le sol, un seul représentant, personne ne pouvait dire comment avaient été élevés les monuments romains. Des exemples étaient encore debout, mais comme des énigmes à deviner pour ces populations neuves. Tout ce qui tient à la vie journalière, le gouvernement de la cité, la langue, avait encore survécu au désastre; mais l'art de l'architecture qui demande de l'étude, du temps, du calme pour se produire, était nécessairement tombé dans l'oubli. Le peu de fragments d'architecture qui nous restent des VIe et VIIe siècles ne sont que de pâles reflets de l'art romain, souvent des débris amoncelés tant bien que mal par des ouvriers inhabiles sachant à peine poser du moellon et de la brique. Aucun caractère particulier ne distingue ces bâtisses informes qui donnent plutôt l'idée de la décadence d'un peuple que de son enfance. En effet, quels éléments d'art les Francs avaient-ils pu jeter au milieu de la population gallo-romaine? Nous voyons alors le clergé s'établir dans les basiliques ou les temples restés debout, les rois habiter les thermes, les ruines des palais ou des villæ romaines. Si lorsque l'ouragan barbare est passé, lorsque les nouveaux maîtres du sol commencent à s'établir on bâtit des églises ou des palais, on reproduit les types romains, mais en évitant d'attaquer les difficultés de l'art de bâtir. Pour les églises, la basilique antique sert toujours de modèle; pour les habitations princières, c'est la villa gallo-romaine que l'on cherche à imiter. Grégoire de Tours décrit, d'une manière assez vague d'ailleurs, quelques-uns de ces édifices religieux ou civils.
Il ne faut pas croire cependant que toute idée de luxe fût exclue de l'architecture; au contraire les édifices, le plus souvent bâtis d'une façon barbare, se couvrent à l'intérieur de peintures, de marbres, de mosaïques. Ce même auteur, Grégoire de Tours, en parlant de l'église de Clermont-Ferrand, bâtie au Ve siècle par saint Numatius, huitième évêque de ce diocèse, fait une peinture pompeuse de cet édifice. Voici la traduction de sa description. «Il fit (saint Numatius) bâtir l'église qui subsiste encore, et qui est la plus ancienne de celles qu'on voit dans l'intérieur de la ville. Elle a cent cinquante pieds de long, soixante de large, et cinquante pieds de haut dans l'intérieur de la nef jusqu'à la charpente; au-devant est une abside de forme ronde, et de chaque côté s'étendent des ailes d'une élégante structure. L'édifice entier est disposé en forme de croix; il a quarante-deux fenêtres, soixante-dix colonnes, et huit portes... Les parois de la nef sont ornées de plusieurs espèces de marbres ajustés ensemble. L'édifice entier ayant été achevé dans l'espace de douze ans... 6» C'est là une basilique antique avec ses colonnes et ses bas côtés (ascellæ), sa camera que nous croyons devoir traduire par charpente, avec d'autant plus de raisons que cette église fut complétement détruite par les flammes lorsque Pépin enleva la ville de Clermont au duc d'Aquitaine Eudes, à ce point qu'il fallut la rebâtir entièrement. Dans d'autres passages de son Histoire, Grégoire de Tours parle de certaines habitations princières dont les portiques sont couverts de charpentes ornées de vives peintures.
Les nouveaux maîtres des Gaules s'établirent de préférence au milieu des terres qu'ils s'étaient partagées; ils trouvaient là une agglomération de colons et d'esclaves habitués à l'exploitation des terres, une source de revenus en nature faciles à percevoir, et qui devaient satisfaire tous les désirs d'un chef germain. D'ailleurs, les villes avaient encore conservé leur gouvernement municipal respecté en grande partie par les barbares. Ces restes d'une vieille civilisation ne pouvaient que gêner les nouveaux venus, si forts et puissants qu'ils fussent. Des conquérants étrangers n'aiment pas à se trouver en présence d'une population qui, bien que soumise, leur est supérieure sous le rapport des moeurs et de la civilisation, c'est au moins une contrainte morale qui embarrasse des hommes habitués à une vie indépendante et sauvage. Les exercices violents, la chasse, la guerre; comme délassements, les orgies, s'accommodent de la vie des champs. Aussi, sous la première race, les villæ sont-elles les résidences préférées des rois et des possesseurs du sol. Là vivaient ensemble vainqueurs et vaincus. Ces habitations se composaient d'une suite de bâtiments destinés à l'exploitation, disséminés dans la campagne, et ressemblant assez à nos grands établissements agricoles. Là les rois francs tenaient leur cour, se livraient au plaisir de la chasse et vivaient des produits du sol réunis dans d'immenses magasins. Quand ces approvisionnements étaient consommés ils changeaient de résidence. Le bâtiment d'habitation était décoré avec une certaine élégance, quoique fort simple comme construction et distribution. De vastes portiques, des écuries, des cours spacieuses, quelques grands espaces couverts où l'on convoquait les synodes des évêques, où les rois francs présidaient ces grandes assemblées suivies de ces festins traditionnels qui dégénéraient en orgies, composaient la résidence du chef. «Autour du principal corps de logis se trouvaient disposés par ordre les logements des officiers du palais, soit barbares, soit romains d'origine... D'autres maisons de moindre apparence étaient occupées par un grand nombre de familles qui exerçaient, hommes et femmes, toutes sortes de métiers, depuis l'orfévrerie et la fabrique d'armes, jusqu'à l'état de tisserand et de corroyeur... 7»
Pendant la période mérovingienne les villes seules étaient fortifiées. Les villæ étaient ouvertes, défendues seulement par des palissades et des fossés. Sous les rois de la première race la féodalité n'existe pas encore, les leudes ne sont que de grands propriétaires établis sur le sol gallo-romain, soumis à une autorité centrale, celle du chef franc, mais autorité qui s'affaiblit à mesure que le souvenir de la conquête, de la vie commune des camps se perd. Les nouveaux possesseurs des terres, éloignés les uns des autres, séparés par des forêts ou des terres vagues dévastées par les guerres, pouvaient s'étendre à leur aise, ne rencontraient pas d'attaques étrangères à repousser, et n'avaient pas besoin de chercher à empiéter sur les propriétés de leurs voisins. Toutefois, ces hommes habitués à la vie aventureuse, au pillage, au brigandage le plus effréné, ne pouvaient devenir tout à coup de tranquilles propriétaires se contentant de leur part de conquête; ils se ruaient, autant par désoeuvrement que par amour du gain, sur les établissements religieux, sur les villages ouverts, pour peu qu'il s'y trouvât quelque chose à prendre. Aussi voit-on peu à peu les monastères, les agglomérations gallo-romaines quitter les plaines, le cours des fleuves, pour se réfugier sur les points élevés et s'y fortifier. Le plat pays est abandonné aux courses des possesseurs du sol qui, ne trouvant plus devant eux que les fils ou les petits-fils de leurs compagnons d'armes, les attaquent et pillent leurs villæ. C'est alors qu'elles s'entourent de murailles, de fossés profonds; mais mal placées pour se défendre, les villæ sont bientôt abandonnées aux colons, et les chefs francs s'établissent dans des forteresses. Au milieu de cette effroyable anarchie que les derniers rois mérovingiens étaient hors d'état de réprimer, les évêques et les établissements religieux luttaient seuls; les uns par leur patience, la puissance d'un principe soutenu avec fermeté, leurs exhortations; les autres par l'étude, les travaux agricoles, et en réunissant derrière leurs murailles les derniers débris de la civilisation romaine.
Charlemagne surgit au milieu de ce chaos; il parvient par la seule puissance de son génie organisateur à établir une sorte d'unité administrative; il reprend le fil brisé de la civilisation antique et tente de le renouer. Charlemagne voulait faire une renaissance. Les arts modernes allaient profiter de ce suprême effort, non en suivant la route tracée par ce grand génie, mais en s'appropriant les éléments nouveaux qu'il avait été chercher en Orient. Charlemagne avait compris que les lois et la force matérielle sont impuissantes à réformer et à organiser des populations ignorantes et barbares, si l'on ne commence par les éclairer. Il avait compris que les arts et les lettres sont un des moyens les plus efficaces à opposer à la barbarie. Mais en Occident les instruments lui manquaient, depuis longtemps les dernières lueurs des arts antiques avaient disparu. L'empire d'Orient, qui n'avait pas été bouleversé par l'invasion de peuplades sauvages, conservait ses arts et son industrie. Au VIIIe siècle c'était là qu'il fallait aller chercher la pratique des arts. D'ailleurs Charlemagne, qui avait eu de fréquents différends avec les empereurs d'Orient, s'était maintenu en bonne intelligence avec le kalife Haroun qui lui fit, en 801, cession des lieux saints. Dès 777 Charlemagne avait fait un traité d'alliance avec les gouvernements mauresques de Saragosse et d'Huesca. Par ces alliances il se ménageait les moyens d'aller recueillir les sciences et les arts là où ils s'étaient développés. Dès cette époque, les Maures d'Espagne, comme les Arabes de Syrie, étaient fort avancés dans les sciences mathématiques et dans la pratique de tous les arts, et bien que Charlemagne passe pour avoir ramené de Rome, en 787, des grammairiens, des musiciens et des mathématiciens en France, il est vraisemblable qu'il manda des professeurs de géométrie à ses alliés de Syrie ou d'Espagne; car nous pouvons juger, par le peu de monuments de Rome qui datent de cette époque, à quel degré d'ignorance profonde les constructeurs étaient tombés dans la capitale du monde chrétien.
Mais pour Charlemagne tout devait partir de Rome par tradition, il était avant tout empereur d'Occident, et il ne devait pas laisser croire que la lumière pût venir d'ailleurs. Ainsi, à la renaissance romaine qu'il voulait faire, il mêlait, par la force des choses, des éléments étrangers qui allaient bientôt faire dévier les arts du chemin sur lequel il prétendait les replacer. L'empereur pouvait s'emparer des traditions du gouvernement romain, rendre des ordonnances toutes romaines, composer une administration copiée sur l'administration romaine, mais si puissant que l'on soit, on ne décrète pas un art. Pour enseigner le dessin à ses peintres, les mathématiques à ses architectes, il lui fallait nécessairement faire venir des professeurs de Byzance, de Damas, ou de Cordoue; et ces semences exotiques jetées en Occident parmi des populations qui avaient leur génie propre, devaient produire un art qui n'était ni l'art romain ni l'art d'Orient, mais qui, partant de ces deux origines, devait produire un nouveau tronc tellement vivace, qu'il allait après quelques siècles étendre ses rameaux jusque sur les contrées d'où il avait tiré son germe.
On a répété à satiété que les croisades avaient eu une grande influence sur l'architecture occidentale; c'est une croyance que l'étude des monuments vient plutôt détruire que confirmer. Si les arts et les sciences, conservés et cultivés par les Maures, ont jeté des éléments nouveaux dans l'architecture occidentale, c'est bien plutôt pendant le VIIIe siècle. Charlemagne dut être frappé des moyens employés par les infidèles pour gouverner et policer les populations. De son temps déjà les disciples de Mahomet avaient établi des écoles célèbres où toutes les sciences connues alors étaient enseignées; ces écoles, placées pour la plupart à l'ombre des mosquées, purent lui fournir les modèles de ses établissements à la fois religieux et enseignants. Cette idée, du reste, sentait son origine grecque, et les nestoriens avaient bien pu la transmettre aux arabes; quoi qu'il en soit, Charlemagne avait des rapports plus directs avec les infidèles qu'avec la cour de Byzance, et s'il ménageait les mahométans plus que les Saxons, par exemple, frappés sans relâche par lui jusqu'à leur complète conversion, c'est qu'il trouvait chez les Maures une civilisation très-avancée, des moeurs policées, des habitudes d'ordre, et des lumières dont il profitait pour parvenir au but principal de son règne, l'éducation. Il trouvait enfin en Espagne plus à prendre qu'à donner.
Sans être trop absolu, nous croyons donc que le règne de Charlemagne peut être considéré comme l'introduction des arts modernes en France; pour faire comprendre notre pensée par une image, nous dirons qu'à partir de ce règne, si la coupe et la forme du vêtement restent romaines, l'étoffe est orientale. C'est plus particulièrement dans les contrées voisines du siége de l'empire, et dans celles où Charlemagne fit de longs séjours, que l'influence orientale se fait sentir: c'est sur les bords du Rhin, c'est dans le Languedoc, et le long des Pyrénées, que l'on voit se conserver longtemps, et jusqu'au XIIIe siècle, la tradition de certaines formes évidemment importées, étrangères à l'art romain.
Mais malgré son système administratif fortement établi, Charlemagne n'avait pu faire pénétrer partout également l'enseignement des arts et des sciences auquel il portait une si vive sollicitude. En admettant même qu'il ait pu (ce qu'il nous est difficile d'apprécier aujourd'hui, les exemples nous manquant), par la seule puissance de son génie tenace, donner à l'architecture des bords du Rhin aux Pyrénées, une unité factice en dépit des différences de nationalités, cette grande oeuvre dut s'écrouler après lui. Charlemagne avait de fait réuni sur sa tête la puissance spirituelle et la puissance temporelle; il s'agissait de sauver la civilisation, et les souverains pontifes, qui avaient vu l'Église préservée des attaques des arabes, des Grecs et des Lombards, par l'empereur, avaient pu reconnaître cette unité des pouvoirs. Mais l'empereur mort, ces nationalités d'origines différentes réunies par la puissance du génie d'un seul homme devaient se diviser de nouveau; le clergé devait reconquérir pied à pied le pouvoir spirituel, que s'arrogeaient alors les successeurs de Charlemagne, non plus pour le sauvegarder, mais pour détruire toute liberté dans l'Église, et trafiquer des biens et dignités ecclésiastiques. Les germes de la féodalité, qui existaient dans l'esprit des Francs, vinrent encore contribuer à désunir le faisceau si laborieusement lié par ce grand prince. Cinquante ans après sa mort chaque peuple reprend son allure naturelle; l'art de l'architecture se fractionne, le génie particulier à chaque contrée se peint dans les monuments des IXe et Xe siècles. Pendant les XIe et XIIe siècles, la diversité est encore plus marquée. Chaque province forme une école. Le système féodal réagit sur l'architecture; de même que chaque seigneur s'enferme dans son domaine, que chaque diocèse s'isole du diocèse voisin, l'art de bâtir suit pas à pas cette nouvelle organisation politique. Les constructeurs ne vont plus chercher des matériaux précieux au loin, n'usent plus des mêmes recettes, ils travaillent sur leur sol, emploient les matériaux à leur portée, modifient leurs procédés en raison du climat sous lequel ils vivent, ou les soumettent à des influences toutes locales. Un seul lien unit encore tous ces travaux qui s'exécutent isolément, la papauté. L'épiscopat qui, pour reconquérir le pouvoir spirituel, n'avait pas peu contribué au morcellement du pouvoir temporel, soumis lui-même à la cour de Rome, fait converger toutes ces voies différentes vers un même but où elles devaient se rencontrer un jour. On comprendra combien ces labeurs isolés devaient fertiliser le sol des arts, et quel immense développement l'architecture allait prendre, après tant d'efforts partiels, lorsque l'unité gouvernementale, renaissante au XIIIe siècle, réunirait sous sa main tous ces esprits assouplis par une longue pratique et par la difficulté vaincue.
Parmi les arts, l'art de l'architecture est certainement celui qui a le plus d'affinité avec les instincts, les idées, les moeurs, les progrès, les besoins des peuples; il est donc difficile de se rendre compte de la direction qu'il prend, des résultats auxquels il est amené, si l'on ne connaît les tendances et le génie des populations au milieu desquelles il s'est développé. Depuis le XVIIe siècle la personnalité du peuple en France a toujours été absorbée par le gouvernement, les arts sont devenus officiels, quitte à réagir violemment dans leur domaine, comme la politique dans le sien à certaines époques. Mais au XIIe siècle, au milieu de cette société morcelée, où le despotisme des grands, faute d'unité, équivalait, moralement parlant, à une liberté voisine de la licence, il n'en était pas ainsi. Le cadre étroit dans lequel nous sommes obligé de nous renfermer, ne nous permet pas de faire marcher de front l'histoire politique et l'histoire de l'architecture du VIIIe au XIIe siècle en France; c'est cependant ce qu'il faudrait tenter si l'on voulait expliquer les progrès de cet art au milieu des siècles encore barbares du moyen-âge; nous devrons nous borner à indiquer des points saillants, généraux, qui seront comme les jalons d'une route à tracer.
Ainsi que nous l'avons dit, le système politique et administratif emprunté par Charlemagne aux traditions romaines, avait pu arrêter le désordre sans en détruire les causes. Toutefois nous avons vu comment ce prince jetait, en pleine barbarie, des éléments de savoir. Pendant ce long règne, ces semences avaient eu le temps de pousser des racines assez vivaces pour qu'il ne fût plus possible de les arracher. Le clergé s'était fait le dépositaire de toutes les connaissances intellectuelles et pratiques. Reportons-nous par la pensée au IXe siècle, et examinons un instant ce qu'était alors le sol des Gaules et d'une grande partie de l'Europe occidentale. La féodalité naissante mais non organisée, la guerre, les campagnes couvertes de forêts en friche, à peine cultivées dans le voisinage des villes. Les populations urbaines sans industrie, sans commerce, soumises à une organisation municipale décrépite, sans lien entre elles, des villæ chaque jour ravagées, habitées par des colons ou des serfs dont la condition était à peu près la même, l'empire morcelé, déchiré par les successeurs de Charlemagne et les possesseurs de fiefs. Partout la force brutale, imprévoyante. Au milieu de ce désordre, seule, une classe d'hommes n'est pas tenue de prendre les armes ou de travailler à la terre, elle est propriétaire d'une portion notable du sol; elle a seule le privilége de s'occuper des choses de l'esprit, d'apprendre et de savoir; elle est mue par un admirable esprit de patience et de charité; elle acquiert bientôt par cela même une puissance morale contre laquelle viennent inutilement se briser toutes les forces matérielles et aveugles. C'est dans le sein de cette classe, c'est à l'abri des murs du cloître que viennent se réfugier les esprits élevés, délicats, réfléchis; et chose singulière, ce sera bientôt parmi ces hommes en dehors du siècle que le siècle viendra chercher ses lumières. Jusqu'au XIe siècle cependant ce travail est obscur, lent; il semble que les établissements religieux, que le clergé, sont occupés à rassembler les éléments d'une civilisation future. Rien n'est constitué, rien n'est défini, les luttes de chaque jour contre la barbarie absorbent toute l'attention du pouvoir clérical, il paraît même épuisé par cette guerre de détails. Les arts se ressentent de cet état incertain, on les voit se traîner péniblement sur la route tracée par Charlemagne, sans beaucoup de progrès; la renaissance romaine reste stationnaire, elle ne produit aucune idée féconde, neuve, hardie, et sauf quelques exceptions dont nous tiendrons compte, l'architecture reste enveloppée dans son vieux linceul antique. Les invasions des Normands viennent d'ailleurs rendre plus misérable encore la situation du pays; et comment l'architecture aurait-elle pu se développer au milieu de ces ruines de chaque jour, puisqu'elle ne progresse que par la pratique? Cependant ce travail obscur de cloître allait se produire au jour.
DÉVELOPPEMENT DE L'ARCHITECTURE EN FRANCE DU XIe AU XVIe SIÈCLE.--DES CAUSES QUI ONT AMENÉ SON PROGRÈS ET SA DÉCADENCE.--DES DIFFÉRENTS STYLES PROPRES À CHAQUE PROVINCE. Le XIe siècle commence et avec lui une nouvelle ère pour les arts comme pour la politique. Nous l'avons dit plus haut, les lettres, les sciences et les arts s'étaient renfermés dans l'enceinte des cloîtres depuis le règne de Charlemagne. Au XIe siècle, le régime féodal était organisé autant qu'il pouvait l'être, le territoire morcelé en seigneuries, vassales les unes des autres jusqu'au suzerain, présentait l'aspect d'une arène où chacun venait défendre ses droits attaqués, ou en conquérir de nouveaux les armes à la main. L'organisation écrite du système féodal était peut-être la seule qui pût convenir dans ces temps si voisins encore de la barbarie, mais en réalité l'application répondait peu au principe. C'était une guerre civile permanente, une suite non interrompue d'oppressions et de vengeances de seigneurs à seigneurs, de révoltes contre les droits du suzerain. Au milieu de ce conflit perpétuel qu'on se figure l'état de la population des campagnes! L'institut monastique, épuisé ou découragé, dans ces temps où nul ne semblait avoir la connaissance du juste et de l'injuste, où les passions les plus brutales étaient les seules lois écoutées, était lui-même dans la plus déplorable situation, les monastères pillés et brûlés par les Normands, rançonnés par les seigneurs séculiers, possédés par des abbés laïques, étaient la plupart dépeuplés, la vie régulière singulièrement relâchée. On voyait dans les monastères, au milieu des moines, des chanoines et des religieuses même, des abbés laïques qui vivaient installés là avec leurs femmes et leurs enfants, leurs gens d'armes et leurs meutes 8. Cependant quelques établissements religieux conservaient encore les traditions de la vie bénédictine. Au commencement du XIe siècle, non-seulement les droits féodaux étaient exercés par des seigneurs laïques, mais aussi par des évêques et des abbés; en perdant ainsi son caractère de pouvoir purement spirituel, une partie du haut clergé autorisait l'influence que la féodalité séculière prétendait exercer sur les élections de ces évêques et abbés, puisque ceux-ci devenaient des vassaux soumis dès lors au régime féodal; ainsi commence une lutte dans laquelle les deux principes, spirituel et temporel, se trouvent en présence, il s'agit ou de la liberté ou du vasselage de l'Église, et l'Église, il faut le dire, entame la lutte par une réforme dans son propre sein.
En 909 Guillaume, duc d'Aquitaine, avait fondé l'abbaye de Cluny, et c'est aux saints apôtres Pierre et Paul qu'il donnait tous les biens qui accompagnaient sa fondation 9. Une bulle de Jean XI (mars 932) confirme la charte de Guillaume, et «affranchit le monastère de toute dépendance de quelque roi, évêque ou comte que ce soit, et des proches même de Guillaume 10...»
Il ne faut point juger cette intervention des pontifes romains avec nos idées modernes. Il faut songer qu'au milieu de cette anarchie générale, de ces empiétements de tous les pouvoirs les uns sur les autres, de cette oppression effrénée de la force brutale, cette suzeraineté qu'acceptait la chaire de Saint-Pierre devait opposer une barrière invincible à la force matérielle, établir l'unité spirituelle, constituer une puissance morale immense en plein coeur de la barbarie, et c'est ce qui arriva. Tout le XIe siècle et la première moitié du XIIe sont remplis par l'histoire de ces luttes, d'où le pouvoir spirituel sort toujours vainqueur. Saint Anselme, archevêque de Canterbury, saint Hugues, abbé de Cluny, et Grégoire VII, sont les trois grandes figures qui dominent cette époque, et qui établissent d'une manière inébranlable l'indépendance spirituelle du clergé. Comme on doit le penser, les populations n'étaient pas indifférentes à ces grands débats; elles voyaient alors un refuge efficace contre l'oppression dans ces monastères où se concentraient les hommes intelligents, les esprits d'élite, qui, par la seule puissance que donne une conviction profonde, une vie régulière et dévouée, tenaient en échec tous les grands du siècle. L'opinion, pour nous servir d'un mot moderne, était pour eux, et ce n'était pas leur moindre soutien; le clergé régulier résumait alors à lui seul toutes les espérances de la classe inférieure; il ne faut donc point s'étonner si pendant le XIe siècle et au commencement du XIIe il devint le centre de toute influence, de tout progrès, de tout savoir. Partout il fondait des écoles où l'on enseignait les lettres, la philosophie, la théologie, les sciences et les arts. À l'abbaye du Bec, Lanfranc et saint Anselme étant prieurs ne dédaignent pas d'instruire la jeunesse séculière, de corriger, pendant leurs veilles, les manuscrits fautifs des auteurs païens, des Écritures saintes, ou des Pères. À Cluny, les soins les plus attentifs étaient apportés à l'enseignement. Udalric 11 consacre deux chapitres de ses Coutumes à détailler les devoirs des maîtres envers les enfants ou les adultes qui leur étaient confiés 12. «Le plus grand prince n'était pas élevé avec plus de soins dans le palais des rois, que ne l'était le plus petit des enfants à Cluny 13.»
Ces communautés prenaient dès lors une grande importance vis-à-vis la population des villes par leur résistance au despotisme aveugle de la féodalité et à son esprit de désordre, participaient à toutes les affaires publiques par l'intelligence, le savoir et les capacités de leurs membres; aussi comme le dit l'un des plus profonds et des plus élégants écrivains de notre temps dans un livre excellent, publié depuis peu 14: Les abbés de ces temps d'austérité et de désordre ressemblaient fort peu à ces oisifs grassement rentés dont s'est raillé plus tard notre littérature bourgeoise et satirique: leur administration était laborieuse, et la houlette du pasteur ne demeurait pas immobile dans leurs mains.» Cette activité intérieure et extérieure du monastère devait, comme toujours, donner aux arts et particulièrement à l'architecture un grand essor; et c'était dans le sein des abbayes mêmes que se formaient les maîtres qui allaient, au XIe siècle, leur donner une importance matérielle égale à leur prépondérance religieuse et morale dans la chrétienté. Le premier architecte qui jette les fondements de ce vaste et admirable monastère de Cluny, presque entièrement détruit aujourd'hui, est un Cluniste, nommé Gauzon, ci-devant abbé de Baume 15. Celui qui achève la grande église est un Flamand religieux, Hezelon qui, avant son entrée à Cluny, enseignait à Liége; les rois d'Espagne et d'Angleterre fournirent les fonds nécessaires à l'achèvement de cette grande construction (voy. ARCHITECTURE MONASTIQUE).
Non-seulement ces bâtiments grandioses allaient servir de types à tous les monastères de la règle de Cluny en France et dans une grande partie de l'Europe occidentale; mais les simples paroisses, les constructions rurales, les monuments publics des villes prenaient leurs modèles dans ces centres de richesse et de lumière. Là, en effet, et là seulement, se trouvaient le bien-être, les dispositions étudiées et prévoyantes, salubres et dignes. En 1009, avant même la construction de l'abbaye de Cluny sous Pierre le Vénérable, «Hugues de Farfa avait envoyé un de ses disciples, nommé Jean, observer les lieux et décrire pour l'usage particulier de son monastère les us et coutumes de Cluny. Cet ouvrage demeuré manuscrit dans la bibliothèque vaticane, n°6808 16, contient des renseignements que nous ne retrouverions pas ailleurs aujourd'hui. Nul doute que ces dimensions que l'on veut transporter à Farfa, ne soient celles de Cluny au temps de saint Odilon. Quand nous serions dans l'erreur à cet égard, toujours est-il certain que ces proportions ont été fournies et ces plans élaborés à Cluny, dont nous surprenons ainsi la glorieuse influence jusqu'au coeur de l'Italie... L'Église devait avoir 140 pieds de long. 160 fenêtres vitrées, deux tours à l'entrée, formant un parvis pour les laïques;.... le dortoir, 140 pieds de long, 34 de hauteur, 92 fenêtres vitrées, ayant chacune plus de 6 pieds de hauteur et 2-1/2 de largeur; le réfectoire, 90 pieds de long et 23 de hauteur;... l'aumônerie, 60 pieds de longueur; l'atelier des verriers, bijoutiers et orfèvres, 123 pieds de long sur 25 de large 17; les écuries des chevaux du monastère et des étrangers, 280 pieds de long sur 25 18...»
Mais pendant que les ordres religieux, les évêques, qui n'admettaient pas le vasselage de l'Église, et le souverain pontife à leur tête, soutenaient avec ensemble et persistance la lutte contre les grands pouvoirs féodaux, voulaient établir l'unité spirituelle, et réformer les abus qui s'étaient introduits dans le clergé; les populations des villes profitaient des lumières et des idées d'indépendance morale répandues autour des grands monastères, éprouvaient le besoin d'une autorité publique et d'une administration intérieure, à l'imitation de l'autorité unique du saint-siége, et de l'organisation intérieure des couvents; elles allaient réclamer leur part de garantie contre le pouvoir personnel de la féodalité séculière et du haut clergé.
Ces deux mouvements sont distincts cependant, et s'ils marchent parallèlement, ils sont complétement indépendants l'un de l'autre. Les clercs qui enseignaient alors en chaire au milieu d'une jeunesse avide d'apprendre ce que l'on appelait alors la physique et la théologie, étaient les premiers à qualifier d'exécrables les tentatives de liberté des villes. De même que les bourgeois qui réclamaient, et obtenaient au besoin par la force, des franchises destinées à protéger la liberté du commerce et de l'industrie, poursuivaient à coups de pierre les disciples d'Abailard. Telle est cette époque d'enfantement, de contradictions étranges, où toutes les classes de la société semblaient concourir par des voies mystérieuses à l'unité, s'accusant réciproquement d'erreurs sans s'apercevoir qu'elles marchaient vers le même but.
Parmi les abbayes qui avaient été placées sous la dépendance de Cluny, et qui possédaient les mêmes priviléges, était l'abbaye de Vézelay. Vers 1119, les comtes de Nevers prétendirent avoir des droits de suzeraineté sur la ville dépendant du monastère. «Ils ne pouvaient voir sans envie les grands profits que l'abbé de Vézelay tirait de l'affluence des étrangers de tout rang et de tout état, ainsi que des foires qui se tenaient dans le bourg, particulièrement à la fête de sainte Marie-Madeleine. Cette foire attirait, durant plusieurs jours, un concours nombreux de marchands, venus soit du royaume de France soit des communes du Midi, et donnait à un bourg de quelques milliers d'âmes une importance presque égale à celle des grandes villes du temps. Tout serfs qu'ils étaient de l'abbaye de Sainte-Marie, les habitants de Vézelay avaient graduellement acquis la propriété de plusieurs domaines situés dans le voisinage; et leur servitude diminuant par le cours naturel des choses, s'était peu à peu réduite au payement des tailles et des aides, et à l'obligation de porter leur pain, leur blé et leur vendange, au four, au moulin et au pressoir publics, tenus ou affermés par l'abbaye. Une longue querelle, souvent apaisée, par l'intervention des papes, mais toujours renouvelée sous différents prétextes, s'éleva ainsi entre les comtes de Nevers et les abbés de Sainte-Marie de Vézelay... Le comte Guillaume, plusieurs fois sommé par l'autorité pontificale de renoncer à ses prétentions, les fit valoir avec plus d'acharnement que jamais, et légua en mourant à son fils, du même nom que lui, toute son inimitié contre l'abbaye 19.» Le comte, au retour de la croisade, recommença la lutte par une alliance avec les habitants, leur promettant de reconnaître la commune, y entrant même, en jurant fidélité aux bourgeois.
Les habitants de Vézelay ne sont pas plutôt affranchis et constitués en commune qu'ils se fortifient. «Ils élevèrent autour de leurs maisons, chacun selon sa richesse, des murailles crénelées, ce qui était la marque et la garantie de la liberté. L'un des plus considérables parmi eux, nommé Simon, jeta les fondements d'une grosse tour carrée 20...» Peu d'années avant ou après cette époque, le Mans, Cambrai, Saint-Quentin, Laon, Amiens, Beauvais, Soissons, Orléans, Sens, Reims s'étaient constitués en communes, les uns à main armée et violemment, les autres en profitant des querelles survenues entre les seigneurs et évêques qui, chacun de leur côté, étaient en possession de droits féodaux sur ces villes. Le caractère de la population indigène gallo-romaine, longtemps comprimé, surgissait tout à coup; les populations ne renversaient pas comme de nos jours, avec ensemble, ce qui gênait leur liberté, mais elles faisaient des efforts partiels, isolés, manifestant ainsi leur esprit d'indépendance avec d'autant plus d'énergie qu'elles étaient abandonnées à elles-mêmes. Cette époque de l'affranchissement des communes marque une place importante dans l'histoire de l'architecture. C'était un coup porté à l'influence féodale séculière ou religieuse (voy. ARCHITECTE). De ce moment les grands centres religieux cessent de posséder exclusivement le domaine des arts. Saint Bernard devait lui-même contribuer à hâter l'accomplissement de cette révolution: abbé de Clairvaux, il appartenait à la règle austère de Cîteaux; plusieurs fois en chaire, et notamment dans cette église de Vézelay, qui dépendait de Cluny, il s'était élevé avec la passion d'une conviction ardente contre le luxe que l'on déployait dans les églises, contre ces «figures bizarres et monstrueuses» qui, à ses yeux, n'avaient rien de chrétien, et que l'on prodiguait sur les chapiteaux, sur les frises, et jusque dans le sanctuaire du Seigneur. Les monastères qui s'érigeaient sous son inspiration, empreints d'une sévérité de style peu commune alors, dépouillés d'ornements et de bas-reliefs, contrastaient avec l'excessive richesse des abbayes soumises à la règle de Cluny. L'influence de ces constructions austères, desséchait tout ce qui s'élevait autour d'elles (voy. ARCHITECTURE MONASTIQUE). Cette déviation de l'architecture religieuse apporta pendant le cours du XIIe siècle une sorte d'indécision dans l'art qui ralentit et comprima l'élan des écoles monastiques. Le génie des populations gallo-romaines était contraire à la réforme que saint Bernard voulait établir; aussi n'en tint-il compte; et cette réforme qui arrêta un instant l'essor donné à l'architecture au milieu des grands établissements religieux, ne fit que lui ouvrir le chemin dans une voie nouvelle, et qui allait appartenir dorénavant aux corporations laïques. Dès la fin du XIIe siècle l'architecture religieuse, monastique ou civile, appelait à son aide toutes les ressources de la sculpture et de la peinture, et les établissements fondés par saint Bernard restaient comme des témoins isolés de la protestation d'un seul homme contre les goûts de la nation.
Dans l'organisation des corporations laïques de métiers, les communes ne faisaient que suivre l'exemple donné par les établissements religieux. Les grandes abbayes, et même les prieurés, avaient depuis le VIIIe siècle établi autour de leurs cloîtres et dans l'enceinte de leurs domaines des ateliers de corroyeurs, de charpentiers, menuisiers, ferronniers, cimenteurs, d'orfévres, de sculpteurs, de peintres, de copistes, etc. (voy. ARCHITECTURE MONASTIQUE). Ces ateliers, quoiqu'ils fussent composés indistinctement de clercs et de laïques, étaient soumis à une discipline, et le travail était méthodique; c'était par l'apprentissage que se perpétuait l'enseignement; chaque établissement religieux représentait ainsi en petit un véritable État, renfermant dans son sein tous ses moyens d'existence, ses chefs, ses propriétaires cultivateurs, son industrie, et ne dépendant par le fait que de son propre gouvernement, sous la suprématie du souverain pontife. Cet exemple profitait aux communes qui avaient soif d'ordre et d'indépendance en même temps. En changeant de centre, les arts et les métiers ne changèrent pas brusquement de direction; et si des ateliers se formaient en dehors de l'enceinte des monastères, ils étaient organisés d'après les mêmes principes, l'esprit séculier seulement y apportait un nouvel élément, très-actif, il est vrai, mais procédant de la même manière, par l'association, et une sorte de solidarité.
Parallèlement au grand mouvement d'affranchissement des villes, une révolution se préparait au sein de la féodalité séculière. En se précipitant en Orient, à la conquête des lieux saints, elle obéissait à deux sentiments, le sentiment religieux d'abord, et le besoin de la nouveauté, de se dérober aux luttes locales incessantes, à la suzeraineté des seigneurs puissants, peut-être aussi à la monotonie d'une vie isolée, difficile, besoigneuse même; la plupart des possesseurs de fiefs laissaient ainsi derrière eux des nuées de créanciers, engageant leurs biens pour partir en terre sainte, et comptant sur l'imprévu pour les sortir des difficultés de toute nature qui s'accumulaient autour d'eux. Il n'est pas besoin de dire que les rois, le clergé et le peuple des villes trouvaient dans ces émigrations en masse de la classe noble, des avantages certains; les rois pouvaient ainsi étendre plus facilement leur pouvoir, les établissements religieux et les évêques débarrassés, temporairement du moins, de voisins turbulents, ou les voyant revenir dépouillés de tout, augmentaient les biens de l'Église, pouvaient songer avec plus de sécurité à les améliorer, à les faire valoir; le peuple des villes et des bourgs se faisait octroyer des chartes à prix d'argent en fournissant aux seigneurs les sommes nécessaires à ces expéditions lointaines, à leur rachat s'ils étaient prisonniers, ou à leur entretien s'ils revenaient ruinés, ce qui arrivait fréquemment. Ces transactions faites de gré ou de force avaient pour résultat d'affaiblir de jour en jour les distinctions de race vainqueurs et de vaincus, de Francs et de Gallo-Romains. Elles contribuaient à former une nationalité liée par des intérêts communs, par des engagements pris de part et d'autre. Le pouvoir royal abandonnait le rôle de chef d'une caste de conquérants pour devenir royauté nationale destinée à protéger toutes les classes de citoyens sans distinction de race ou d'état. Il commençait à agir directement sur les populations sans intermédiaires non-seulement dans le domaine royal, mais au milieu des possessions de ses grands vassaux. «Un seigneur qui octroyait ou vendait une charte de commune se faisait prêter serment de fidélité par les habitants; de son côté il jurait de maintenir leurs libertés et franchises; plusieurs gentils-hommes se rendaient garants de sa foi, s'obligeant à se remettre entre les mains des habitants si leur seigneur lige violait quelques-uns de leurs droits, et à rester prisonniers jusqu'à ce qu'il leur eût fait justice. Le roi intervenait toujours dans ces traités, pour confirmer les chartes, et pour les garantir. On ne pouvait faire de commune sans son consentement, et de là toutes les villes de commune furent réputées être en la seigneurie du roi; il les appelait ses bonnes villes, titre qu'on trouve employé dans les ordonnances, dès l'année 1226. Par la suite on voulut que leurs officiers reconnussent tenir leurs charges du roi, non à droit de suzeraineté et comme seigneur, mais à droit de souveraineté et comme roi 21.»
Cette marche n'a pas la régularité d'un système suivi avec persévérance. Beaucoup de seigneurs voulaient reprendre par la force ces chartes vendues dans un moment de détresse, mais l'intervention royale penchait du côté des communes, car ces institutions ne pouvaient qu'abaisser la puissance des grands vassaux. La lutte entre le clergé et la noblesse féodale subsistait toujours, et les seigneurs séculiers établirent souvent des communes dans la seule vue d'entraver la puissance des évêques. Tous les pouvoirs de l'État, au XIIe siècle, tendaient donc à faire renaître cette prépondérance populaire du pays, étouffée pendant plusieurs siècles. Avec la conscience de sa force, le tiers état reprenait le sentiment de sa dignité, lui seul d'ailleurs renfermait encore dans son sein les traditions et certaines pratiques de l'administration romaine; «des chartes de communes des XIIe et XIIIe siècles semblent n'être qu'une confirmation de priviléges subsistants 22.» Quelques villes du midi, sous l'influence d'un régime féodal moins morcelé et plus libéral par conséquent, telles que Toulouse, Bordeaux, Périgueux, Marseille, avaient conservé à peu près intactes leurs institutions municipales; les villes riches et populeuses de Flandre, dès le Xe siècle, étaient la plupart affranchies. L'esprit d'ordre est toujours la conséquence du travail et de la richesse acquise par l'industrie et le commerce. Il est intéressant de voir en face de l'anarchie du système féodal, ces organisations naissantes des communes, sortes de petites républiques qui possèdent leurs rouages administratifs, imparfaits, grossiers d'abord, puis présentant déjà, pendant le XIIIe siècle, toutes les garanties de véritables constitutions. Les arts, comme l'industrie et le commerce, se développaient rapidement dans ces centres de liberté relative, les corporations de métiers réunissaient dans leur sein tous les gens capables, et ce qui plus tard devint un monopole gênant était alors un foyer de lumières. L'influence des établissements monastiques dans les arts de l'architecture ne pouvait être combattue que par des corporations de gens de métiers qui présentaient toutes les garanties d'ordre et de discipline que l'on trouvait dans les monastères, avec le mobile puissant de l'émulation, et l'esprit séculier de plus. Des centres comme Cluny, lorsqu'ils envoyaient leurs moines cimenteurs pour bâtir un prieuré dans un lieu plus ou moins éloigné de l'abbaye mère, l'expédiaient avec des programmes arrêtés, des recettes admises, des poncifs (qu'on nous passe le mot), dont ces architectes clercs ne pouvaient et ne devaient s'écarter. L'architecture soumise ainsi à un régime théocratique, non-seulement n'admettait pas de dispositions nouvelles, mais reproduisait à peu près partout les mêmes formes, sans tenter de progresser. Mais quand, à côté de ces écoles cléricales, il se fut élevé des corporations laïques, ces dernières, possédées de l'esprit novateur qui tient à la civilisation moderne, l'emportèrent bientôt même dans l'esprit du clergé catholique, qui, rendons-lui cette justice, ne repoussa jamais les progrès de quelque côté qu'ils lui vinssent, surtout quand ces progrès ne devaient tendre qu'à donner plus de pompe et d'éclat aux cérémonies du culte. Toutefois l'influence de l'esprit laïque fut lente à se faire sentir dans les constructions monastiques, et cela se conçoit, tandis qu'elle apparaît presque subitement dans les édifices élevés par les évêques, tels que les cathédrales, les évêchés, dans les châteaux féodaux et les bâtiments municipaux. À cette époque le haut clergé était trop éclairé, trop en contact avec les puissants du siècle pour ne pas sentir tout le parti que l'on pouvait tirer du génie novateur et hardi qui allait diriger les architectes laïques; il s'en empara avec cette intelligence des choses du temps qui le caractérisait, et devint son plus puissant promoteur.
Au XIIe siècle le clergé n'avait pas à prendre les armes spirituelles seulement contre l'esprit de désordre des grands et leurs excès, il se formait à côté de lui un enseignement rival, ayant la prétention d'être aussi orthodoxe que le sien, mais voulant que la foi s'appuyât sur le rationalisme. Nous avons dit déjà que les esprits d'élite réfugiés dans ces grands établissements religieux étudiaient, commentaient et revoyaient avec soin les manuscrits des auteurs païens, des Pères ou des philosophes chrétiens rassemblés dans les bibliothèques des couvents, il est difficile de savoir si les hommes tels que Lanfranc et saint Anselme pouvaient lire les auteurs grecs, mais il est certain qu'ils connaissaient les traductions et les commentaires d'Aristote, attribués à Boëce, et que les opinions de Platon étaient parvenues jusqu'à eux. Les ouvrages de saint Anselme, en étant toujours empreints de cette pureté et de cette humilité de coeur qui lui sont naturelles, elles sentent cependant le savant dialecticien et métaphysicien. La dialectique et la logique étaient passées d'Orient en Occident, et les méthodes philosophiques des docteurs de Byzance avaient suivi le grand mouvement intellectuel imprimé par Charlemagne. Les théologiens occidentaux mettaient en oeuvre, dès le XIe siècle, dans leurs écrits ou leurs discussions, toutes les ressources de la raison et de la logique pour arriver à la démonstration et à la preuve des vérités mystérieuses de la religion 23. Personne n'ignore l'immense popularité que s'était acquise Abailard dans l'enseignement pendant le XIIe siècle. Cet esprit élevé et subtil, croyant, mais penchant vers le rationalisme, façonnait la jeunesse des écoles de Paris à cette argumentation scolastique, à cette rigueur de raisonnement qui amènent infailliblement les intelligences qui ne sont pas éclairées d'une foi vive, au doute. Nous retrouvons cet esprit d'analyse dans toutes les oeuvres d'art du moyen âge, et dans l'architecture surtout qui dépend autant des sciences positives que de l'inspiration. Saint Bernard sentit le danger, il comprit que cette arme du raisonnement mise entre les mains de la jeunesse, dans des temps si voisins de la barbarie, devait porter un coup funeste à la foi catholique; aussi n'hésite-t-il pas à comparer Abailard à Arius, à Pélage et à Nestorius. Abailard, en 1122, se voyait forcé, au concile de Soissons, de brûler de sa propre main; sans même avoir été entendu, son Introduction à la théologie, dans laquelle il se proposait de défendre la trinité et l'unité de Dieu contre les arguments des philosophes, en soumettant le dogme à toutes les ressources de la dialectique; et en 1140, à la suite des censures du concile de Sens, il dut se retirer à l'abbaye de Cluny, où les deux dernières années de sa vie furent consacrées à la pénitence. Cependant, malgré cette condamnation, l'art de la dialectique, devint de plus en plus familier aux écrivains les plus orthodoxes, et de cette école de théologiens scolastiques sortirent, au XIIIe siècle, des hommes tels que Roger Bacon, Albert le Grand et saint Thomas d'Aquin. Saint Bernard et Abailard étaient les deux têtes des deux grands principes qui s'étaient trouvés en présence pendant le cours du XIIe siècle au sein du clergé: saint Bernard représentait la foi pure, le sens droit; il croyait fermement à la théocratie comme au seul moyen de sortir de la barbarie, et il commençait en homme sincère par introduire la réforme parmi ceux dont il voulait faire les maîtres du monde; l'esprit de saint Paul résidait en lui. Abailard représentait toutes les ressources de la scolastique, les subtilités de la logique et l'esprit d'analyse poussé aux dernières limites. Ce dernier exprimait bien plus, il faut le dire, les tendances de son époque que saint Bernard; aussi le haut clergé ne chercha pas à briser l'arme dangereuse d'Abailard, mais à s'en servir; il prit les formes du savant docteur en conservant l'orthodoxie du saint. Nous insistons sur ce point parce qu'il indique clairement à notre sens le mouvement qui s'était produit dans l'étude des arts et des sciences, et la conduite du haut clergé en face de ce mouvement; il en comprit l'importance, et il le dirigea au grand profit des arts et de la civilisation. Tout ce qui surgit à cette époque est irrésistible; les croisades, la soif du savoir et le besoin d'affranchissement, sont autant de torrents auxquels il fallait creuser des lits; il semblait que l'Occident, longtemps plongé dans l'engourdissement, se réveillait plein de jeunesse et de santé; il se trouvait tout à coup rempli d'une force expansive et absorbante à la fois. Jamais l'envie d'apprendre n'avait produit de telles merveilles. Quand Abailard, condamné par un concile, fugitif, désespérant de la justice humaine, ne trouva plus qu'un coin de terre sur les bords de l'Ardisson, où il pût enseigner librement, sous le consentement de l'évêque de Troyes, sa solitude fut bientôt peuplée de disciples. Laissons un instant parler M. Guizot. «À peine ses disciples eurent-ils appris le lieu de sa retraite, qu'ils accoururent de tous côtés, et, le long de la rivière, se bâtirent autour de lui de petites cabanes. Là, couchés sur la paille, vivant de pain grossier et d'herbes sauvages, mais heureux de retrouver leur maître, avides de l'entendre, ils se nourrissaient de sa parole, cultivaient ses champs et pourvoyaient à ses besoins. Des prêtres se mêlaient parmi eux aux laïques; et ceux, dit Héloïse, qui vivaient des bénéfices ecclésiastiques et qui, accoutumés à recevoir, non à faire des offrandes, avaient des mains pour prendre, non pour donner, ceux-là même se montraient prodigues et presque importuns dans les dons qu'ils apportaient. Il fallut bientôt agrandir l'oratoire devenu trop petit pour le nombre de ceux qui s'y réunissaient. Aux cabanes de roseaux succédèrent des bâtiments de pierre et de bois, tous construits par le travail ou aux frais de la colonie philosophique; et Abailard, au milieu de cette affectueuse et studieuse jeunesse, sans autre soin que celui de l'instruire et de lui dispenser le savoir et la doctrine, vit s'élever l'édifice religieux qu'en mémoire des consolations qu'il y avait trouvées dans son infortune, il dédia au Paraclet ou consolateur 24.» Jamais la foi, le besoin de mouvement, le désir de racheter des fautes et des crimes n'avaient produit un élan comme les croisades. Jamais les efforts d'une nation n'avaient été plus courageux et plus persistants pour organiser une administration civile, pour constituer une nationalité, pour conquérir ses premières libertés, que ne le fut cette explosion des communes. Le haut clergé condamnait l'enseignement d'Abailard, mais se mettait à son niveau en maintenant l'orthodoxie, provoquait le mouvement des croisades, et en profitait; ne comprenait pas d'abord et anathématisait l'esprit des communes, et cependant trouvait bientôt au sein de ces corporations de bourgeois, les artistes hardis et actifs, les artisans habiles qui devaient élever et décorer ses temples, ses monastères, ses hôpitaux et ses palais. Admirable époque pour les arts, pleine de séve et de jeunesse!
À la fin du XIIe siècle, l'architecture, déjà pratiquée par des artistes laïques, conserve quelque chose de son origine théocratique; bien que contenue encore dans les traditions romanes, elle prend un caractère de soudaineté qui fait pressentir ce qu'elle deviendra cinquante ans plus tard; elle laisse apparaître parfois des hardiesses étranges, des tentatives qui bientôt deviendront des règles. Chaque province élève de vastes édifices qui vont servir de types; et au milieu de ces travaux partiels, mais qui se développent rapidement, le domaine royal conserve le premier rang. Dans l'histoire des peuples, la Providence place toujours les hommes des circonstances; Philippe Auguste régnait alors; son habileté comme politique, son caractère prudent et hardi à la fois, élevaient la royauté à un degré de puissance inconnu depuis Charlemagne. L'un des premiers il avait su occuper sa noblesse à des entreprises vraiment nationales; la féodalité perdait sous son règne les derniers vestiges de ses habitudes de conquérant pour faire partie de la nation. Grand nombre de villes et de simples bourgades recevaient des chartes octroyées de plein gré; le haut clergé prenait une moins grande part dans les affaires séculières, et se réformait. Le pays se constituait enfin, et la royauté de fait, selon l'expression de M. Guizot, était placée au niveau de la royauté de droit. L'unité gouvernementale apparaissait, et sous son influence l'architecture se dépouillait de ses vieilles formes, empruntées de tous côtés, pour se ranger, elle aussi, sous des lois qui en firent un art national.
Philippe Auguste avait ajouté au domaine royal la Normandie, l'Artois, le Vermandois, le Maine, la Touraine, l'Anjou et le Poitou, c'est-à-dire les provinces les plus riches de France, et celles qui renfermaient les populations les plus actives et les plus industrieuses. La prépondérance monarchique avait absorbé peu à peu dans les provinces, et particulièrement dans l'Ile-de-France, l'influence de la féodalité séculière et des grands établissements religieux. À l'ombre de ce pouvoir naissant, les villes mieux protégées dans leurs libertés, avaient organisé leur administration avec plus de sécurité et de force; quelques-unes même, comme Paris, n'avaient pas eu besoin, pour développer leur industrie, de s'ériger en communes, elles vivaient immédiatement sous la protection du pouvoir royal, et cela leur suffisait. Or, on n'a pas tenu assez compte, il nous semble, de cette influence du pouvoir monarchique sur les arts en France. Il semble que François Ier ait été le premier roi qui ait pesé sur les arts, tandis que dès la fin du XIIe siècle nous voyons l'architecture, et les arts qui en dépendent, se développer avec une incroyable vigueur dans le domaine royal, et avant tout dans l'Ile-de-France, c'est-à-dire dans la partie de ce domaine qui, après le démembrement féodal de la fin du Xe siècle, était restée l'apanage des rois. De Philippe Auguste à Louis XIV, l'esprit général de la monarchie présente un caractère frappant; c'est quelque chose d'impartial et de grand, de contenu et de logique dans la direction des affaires, qui distingue cette monarchie entre toutes dans l'histoire des peuples de l'Europe occidentale. La monarchie française est peut-être, à partir du XIIe siècle, la seule qui ait été réellement nationale, qui se soit identifiée à l'esprit de la population, et c'est ce qui a fait sa force et sa puissance croissantes malgré ses fautes et ses revers. Dans ses rapports avec la cour de Rome, avec ses grands vassaux, avec la nation elle-même, elle apporte toujours (nous ne parlons, bien entendu, que de l'ensemble de sa conduite) une modération ferme et un esprit éclairé, qui sont le partage des hommes de goût, pour nous servir d'une expression moderne. Ce tempérament dans la manière de voir les choses et dans la conduite des affaires se retrouve dans les arts jusqu'à Louis XIV. L'architecture, cette vivante expression de l'esprit d'un peuple, est empreinte dès la fin du XIIIe siècle, dans le domaine royal, de la vraie grandeur qui évite l'exagération; elle est toujours contenue même dans ses écarts, et aux époques de décadence, dans les limites du goût, sobre et riche à la fois, claire et logique, elle se plie à toutes les exigences sans jamais abandonner le style. C'est un art appartenant à des gens instruits, qui savent ne dire et faire que ce qu'il faut pour être compris. N'oublions pas que pendant les XIIe et XIIIe siècles, les écoles de Paris, l'université, étaient fréquentées par tous les hommes qui, non-seulement en France, mais en Europe, voulaient connaître la vraie science. L'enseignement des arts devait être au niveau de l'enseignement des lettres, de ce qu'on appelait la physique, c'est-à-dire les sciences, et de la théologie; l'Allemagne, l'Italie et la Provence, particulièrement, envoyaient leurs docteurs se perfectionner à Paris. Nous avons vu que les grands établissements religieux, dès la fin du XIe siècle, envoyaient leurs moines bâtir des monastères en Angleterre, en Italie, et jusqu'au fond de l'Allemagne. À la fin du XIIe siècle les corporations laïques du domaine royal commençaient à prendre la direction des arts sur toutes les provinces de France.
Mais avant d'aller plus loin, examinons rapidement quels étaient les éléments divers qui avaient, dans chaque contrée, donné à l'architecture un caractère local. De Marseille à Châlon, les vallées du Rhône et de la Saône avaient conservé un grand nombre d'édifices antiques à peu près intacts, et là, plus que partout ailleurs, les traditions romaines laissèrent des traces jusqu'au XIIe siècle. Les édifices des bords du Rhône rappellent pendant le cours des XIe et XIIe siècles l'architecture des bas temps, les églises du Thor, de Vénasques, de Pernes, le porche de Notre-Dame-des-Dons, à Avignon, ceux de Saint-Trophyme d'Arles et de Saint-Gilles reproduisent dans leurs détails, sinon dans l'ensemble de leurs dispositions modifiées en raison des besoins nouveaux, les fragments romains qui couvrent encore le sol de la Provence. Toutefois les relations fréquentes des villes du littoral avec l'Orient apportèrent dans l'ornementation, et aussi dans quelques données générales, des éléments byzantins. Les absides à pans coupés, les coupoles polygonales supportées par une suite d'arcs en encorbellements, les arcatures plates décorant les murs, les moulures peu saillantes et divisées en membres nombreux, les ornements déliés présentant souvent des combinaisons étrangères à la flore, des feuillages aigus et dentelés, sentaient leur origine orientale. Cette infusion étrangère se perd à mesure que l'on remonte le Rhône, ou du moins elle prend un autre caractère en venant se mêler à l'influence orientale partie des bords du Rhin. Celle-ci est autre, et voici pourquoi: sur les bords de la Méditerranée, les populations avaient des rapports directs et constants avec l'Orient. Au XIIe siècle elles subissaient l'influence des arts orientaux contemporains et non l'influence archéologique des arts antérieurs, de là cette finesse et cette recherche que l'on rencontre dans les édifices de Provence qui datent de cette époque; mais les arts byzantins, qui avaient laissé des traces sur les bords du Rhin, dataient de l'époque de Charlemagne; depuis lors les rapports de ces contrées avec l'Orient avaient cessé d'être directs. Ces deux architectures, dont l'une avait puisé autrefois, et dont l'autre puisait encore aux sources orientales, se rencontrent dans la Haute-Saône, sur le sol bourguignon et dans la Champagne; de là ces mélanges de style issus de l'architecture romaine du sol, de l'influence orientale sud contemporaine, et de l'influence orientale rhénane traditionnelle; de là des monuments tels que les églises de Tournus, des abbayes de Vézelay, de Cluny, de Charlieu. Et cependant, ces mélanges forment un tout harmonieux, car ces édifices étaient exécutés par des hommes nés sur le sol, n'ayant subi que des influences dont ils ne connaissaient pas l'origine, dirigés parfois, comme à Cluny, par des étrangers qui ne se préoccupaient pas assez des détails de l'exécution pour que la tradition locale ne conservât pas une large part dans le mode de bâtir et de décorer les monuments. L'influence orientale ne devait pas pénétrer sur le sol gallo-romain par ces deux voies seulement. En 984, une vaste église avait été fondée à Périgueux, reproduisant exactement dans son plan et ses dispositions un édifice bien connu, Saint-Marc de Venise, commencé peu d'années auparavant. L'église abbatiale de Saint-Front de Périgueux est une église à coupoles sur pendentifs, élevée certainement sous la direction d'un Français qui avait étudié Saint-Marc, ou sur les dessins d'un architecte vénitien, par des ouvriers gallo-romains, car si l'architecture du monument est vénitienne ou quasi-orientale, la construction et les détails de l'ornementation appartiennent à la décadence romaine et ne rappellent en aucune façon les sculptures ou le mode de bâtir appliqués à Saint-Marc de Venise. Cet édifice, malgré son étrangeté à l'époque où il fut élevé et sa complète dissemblance avec les édifices qui l'avaient précédé dans cette partie des Gaules, exerça une grande influence sur les constructions élevées pendant les XIe et XIIe siècles, au nord de la Garonne, et fait ressortir l'importance des écoles monastiques d'architecture jusqu'à la fin du XIIe siècle. Un de nos archéologues les plus distingués 25 explique cette transfusion de l'architecture orientale aux confins de l'Occident, par la présence de colonies vénitiennes établies alors à Limoges et sur la côte occidentale. Alors le passage du détroit de Gibraltar présentait les plus grands risques à cause des nombreux pirates arabes qui tenaient les côtes d'Espagne et d'Afrique, et tout le commerce du Levant avec les côtes du nord de la France et la Bretagne (l'Angleterre) se faisait par Marseille ou Narbonne, prenait la voie de terre par Limoges, pour reprendre la mer à la Rochelle ou à Nantes. Mais l'église abbatiale de Saint-Front de Périgueux se distingue autant par son plan, qui n'a pas d'analogue en France, que par sa disposition de coupoles à pendentifs (voy. ARCHITECTURE RELIGIEUSE). C'était bien là en effet une importation étrangère, importation qui s'étend fort loin de Périgueux, ce qui doit faire supposer que si l'église de Saint-Front exerça une influence sur l'architecture religieuse de la côte occidentale, cette église ne saurait cependant être considérée comme la mère de toutes les églises à coupoles bâties en France pendant le XIIe siècle. Il faut admettre que le commerce de transit du Levant importa dans le centre et l'ouest de la France des principes d'art étrangers, sur tous les points où il eut une certaine activité, et où probablement des entrepôts avaient été établis par l'incroyable activité vénitienne. Sur ces matières, les documents écrits contemporains sont tellement insuffisants ou laconiques, qu'il ne nous semble pas que l'on doive se baser uniquement sur des renseignements aussi incomplets, pour établir un système; mais si nous examinons les faits, et si nous en tirons les inductions les plus naturelles, nous arriverons peut-être à éclairer cette question si intéressante de l'introduction de la coupole à pendentifs dans l'architecture française des XIe et XIIe siècles.
À la fin du Xe siècle, la France était ainsi divisée (1), nous voyons dans sa partie moyenne une grande province, l'Aquitaine, Limoges en est le point central; elle est bordée au nord par le domaine royal et l'Anjou, qui suivent à peu près le cours de la Loire; à l'ouest et au sud-ouest, par l'Océan et le cours de la Garonne; au sud, par le comté de Toulouse; à l'est, par le Lyonnais et la Bourgogne. Or, c'est dans cette vaste province, et seulement dans cette province, que pendant le cours des XIe et XIIe siècles l'architecture française adopte la coupole à pendentifs, portée sur des arcs-doubleaux. Le recueil manuscrit des antiquités de Limoges, cité par M. de Verneilh 26, place l'arrivée des Vénitiens dans cette ville entre les années 988 et 989; en parlant de leur commerce, il contient ce passage: «Les vieux registes du pays nous rapportent que, antiennement, les Vénitiens traffiquans des marchandises d'Orient, ne pouvant passer leurs navires et gallères, descendans de l'Orient par la mer Méditerrannée dans l'Océan par le destroit de Gibraltar à cause de quelques rochers fesant empeschement audit destroit, pourquoy vindrent demeurer à Lymoges, auquel lieu establirent la Bourse de Venise, faisant apporter les espiceries et autres marchandises du Levant, descendre à aigues-Mortes, puis de là les faisoient conduire à Lymoges par mulets et voitures, p. de là, à la Rochelle, Bretagne, Angleterre, Escosse et Irlande; lesquels Vénitiens demeurèrent à Lymoges longuement et se tenoient près l'abbaye de Sainct-Martin, qu'ils réédiffièrent sur les vieilles ruynes faittes par les Danois (Normands)...» Si les Vénitiens n'eussent été s'installer en Aquitaine que pour établir un entrepôt destiné à alimenter le commerce de la «Bretagne, de l'Écosse et de l'Irlande,» ils n'auraient pas pris Limoges comme lieu d'approvisionnement, mais quelque ville du littoral; ce comptoir établi à Limoges, au centre de l'Aquitaine, indique, il nous semble, le besoin manifeste de fournir d'épiceries, de riches étoffes, de denrées levantines, toutes les provinces de France aussi bien que les contrées d'outre-mer. À une époque où l'art de l'architecture était encore à chercher la route qu'il allait suivre, où l'on essayait de remplacer, dans les édifices religieux, les charpentes destructibles par des voûtes en pierre (voy. CONSTRUCTION), où les constructeurs ne connaissaient que la voûte en berceau, applicable seulement à de petits monuments, il n'est pas surprenant que de riches commerçants étrangers aient vanté les édifices de leur pays natal, qu'ils aient offert d'en faire venir des dessins, ou d'envoyer des moines architectes d'Aquitaine visiter et étudier les églises de Venise et des bords de l'Adriatique. La coupole pouvait ainsi s'introduire dans le centre de la France par cent voies différentes; chaque architecte qui recevait un dessin étranger, ou qui allait visiter les églises de l'Adriatique, interprétait à sa guise, et avec plus ou moins d'intelligence, les renseignements qu'on lui envoyait, ou ceux qu'il avait pu prendre sur place. Il y aurait donc exagération, nous le pensons, à considérer Saint-Front de Périgueux comme le type, l'église mère de tous les monuments à coupole de France. Si Saint-Front est une copie du plan et de la disposition générale de Saint-Marc de Venise, ce n'est pas à dire que cette église abbatiale soit la source unique à laquelle on ait puisé pour faire des églises à coupoles dans toute l'Aquitaine pendant le cours des XIe et XIIe siècles; Saint-Front a pu être l'origine des églises à coupoles du Périgord et de l'Angoumois, mais nous croyons que les coupoles des églises d'Auvergne, celles de la cathédrale du Puy, par exemple, ont reçu leur influence directe de l'Orient, ou plutôt de l'Adriatique, par l'intermédiaire du commerce vénitien 27.
Quoi qu'il en soit, et prenant le fait tel qu'il se produit dans les monuments de l'Aquitaine pendant les XIe et XIIe siècles, il a une importance considérable dans l'histoire de l'architecture française; ses conséquences se font sentir jusque pendant le XIIIe siècle dans cette province et au-delà (voy. ARCHITECTURE RELIGIEUSE, CONSTRUCTION). Les cathédrales de Poitiers, d'Angers, et du Mans même, conservent dans la manière de construire les voûtes des grandes nefs, une dernière trace de la coupole.
Au nord-ouest de la France, les monuments qui existaient avant l'invasion des Normands ne nous sont pas connus, les incursions des Danois ne laissaient rien debout derrière elles; mais bientôt établis sur le sol, ces barbares deviennent de hardis et actifs constructeurs. Dans l'espace d'un siècle et demi, ils couvrent le pays sur lequel ils ont définitivement pris terre, d'édifices religieux, monastiques ou civils, d'une étendue et d'une richesse peu communes alors. Il est difficile de supposer que les Normands aient apporté de Norvège des éléments d'art; mais ils étaient possédés d'un esprit persistant, pénétrant; leur force brutale ne manquait pas de grandeur. Conquérants, ils élèvent des châteaux pour assurer leur domination, ils reconnaissent bientôt la force morale du clergé, et ils le dotent richement. Pressés d'ailleurs d'atteindre le but, lorsqu'ils l'ont entrevu, ils ne laissent aucune de leurs entreprises inachevées, et en cela ils différaient complètement des peuples méridionaux de la Gaule; tenaces, ils étaient les seuls peut-être parmi les barbares établis en France, qui eussent des idées d'ordre, les seuls qui sussent conserver leurs conquêtes, et composer un État. Ils durent trouver les restes des arts carlovingiens sur le territoire où ils s'implantèrent, ils y mêlèrent leur génie national, positif, grand, quelque peu sauvage, et délié cependant.
Ces peuples ayant de fréquents rapports avec le Maine, l'Anjou, le Poitou et toute la côte occidentale de la France, le goût byzantin agit aussi sur l'architecture normande. Mais au lieu de s'attaquer à la construction, comme dans le Périgord ou l'Angoumois, il influe sur la décoration. Ne perdons point de vue ces entrepôts d'objets ou de denrées du Levant placés au centre de la France. Les Vénitiens n'apportaient pas seulement en France du poivre et de la cannelle, mais aussi des étoffes de soie et d'or chargées de riches ornements, de rinceaux, d'animaux bizarres, étoffes qui se fabriquaient alors en Syrie, à Bagdad, en Égypte, sur les côtes de l'Asie Mineure, à Constantinople, en Sicile et en Espagne. Ces étoffes, d'origine orientale, que l'on retrouve dans presque tous les tombeaux du XIIe siècle ou sur les peintures, étaient fort en vogue à cette époque; le haut clergé particulièrement les employait dans les vêtements sacerdotaux, pour les rideaux ou les parements d'autel (voy. AUTEL), pour couvrir les châsses des saints. Les tapis sarrazinois, comme on les appelait alors, et qui étaient fabriqués en Perse, se plaçaient dans les églises ou dans les palais des riches seigneurs. Les premières croisades, et les conquêtes des Normands en Sicile et en Orient, ne firent que répandre davantage en France et en Normandie principalement, le goût de ces admirables tissus si brillants et harmonieux de couleur, d'un dessin si pur et si gracieux. L'architecture de la Saintonge, du Poitou, de l'Anjou, du Maine, et surtout de la Normandie, s'empara de ces dessins et de ce mode de coloration. Partout où des monuments romains d'une certaine richesse d'ornementation existaient encore dans l'ouest, l'influence de ces tissus sur l'architecture est peu sensible; ainsi à Périgueux, par exemple, dans l'antique Vésone remplie de débris romains, comme nous l'avons dit déjà, si la forme des édifices religieux est empruntée à l'Orient, la décoration reste romaine; mais dans les contrées, comme la Normandie, où les fragments de sculpture romaine n'avaient pas laissé de traces, la décoration des monuments des XIe et XIIe siècles rappelle ces riches galons, ces rinceaux habilement agencés que l'on retrouve sur les étoffes du Levant (voy. ORNEMENT), tandis que la forme générale de l'architecture conserve les traditions gallo-romaines. L'influence byzantine, comme on est convenu de l'appeler, s'exerçait donc très-différemment sur les provinces renfermées dans la France de cette époque. L'art de la statuaire appliqué à l'architecture se développait, à la fin du XIe siècle, en raison des mêmes causes. En Provence, tout le long du Rhône et de la Saône, en Bourgogne, en Champagne, dans le comté de Toulouse, à l'embouchure de la Gironde, dans l'Angoumois, la Saintonge et le Poitou, partout enfin où des monuments romains avaient laissé de riches débris, il se formait des écoles de statuaires; mais l'architecture de Normandie, du nord et du Rhin était alors aussi pauvre en statuaire qu'elle était riche en combinaisons d'ornements d'origine orientale.
Pendant le XIIe siècle le domaine royal, bien que réduit à un territoire fort exigu, était resté presque étranger à ces influences, ou plutôt il les avait subies toutes à un faible degré, en conservant plus qu'aucune autre contrée de la France, la tradition gallo-romaine pure. À la fin du XIe siècle et au commencement du XIIe, sous le règne de Philippe Auguste, le domaine royal, en s'étendant, repousse ce qu'il pouvait y avoir d'excessif dans ces éléments étrangers; il choisit, pour ainsi dire, parmi tous ces éléments, ceux qui conviennent le mieux à ses goûts, à ses habitudes, et il forme un art national comme il fonde un gouvernement national.
Il manquait à l'architecture romane 28 un centre, une unité d'influence pour qu'elle pût devenir l'art d'une nation; enseignée et pratiquée, comme nous l'avons dit, par les établissements religieux, elle était soumise à leurs règles particulières, règles qui n'avaient d'autre lien entre elles que la papauté ne pouvant exercer aucune action matérielle sur les formes de l'art. Cette architecture en était réduite ou à rester stationnaire, ou à prendre ses éléments de progrès de tous côtés, suivant les caprices ou les goûts des abbés. Mais quand l'unité du pouvoir monarchique commença de s'établir, cette unité, secondée par des artistes laïques faisant partie de corporations reconnues, dut, par la force naturelle des choses, former un centre d'art qui allait rayonner de tous côtés en même temps que son action politique. Ce résultat est apparent dès le commencement du XIIIe siècle. On voit peu à peu l'architecture romane s'éteindre, s'atrophier sous l'architecture inaugurée par les artistes laïques; elle recule devant ses progrès, se conserve quelque temps indécise dans les établissements monastiques, dans les provinces où l'action du pouvoir monarchique ne se fait pas encore sentir, jusqu'au moment où une nouvelle conquête de la monarchie dans ces provinces en détruit brusquement les derniers vestiges, en venant planter tout à coup et sans aucune transition un monument sorti du domaine royal, comme on plante un étendard au milieu d'une cité gagnée.
À partir du XIIIe siècle l'architecture suit pas à pas les progrès du pouvoir royal, elle l'accompagne, elle semble faire partie de ses prérogatives; elle se développe avec énergie là où ce pouvoir est fort, incontesté; elle est mélangée et ses formes sont incertaines là où ce pouvoir est faible et contesté.
C'est pendant les dernières années du XIIe siècle et au commencement du XIIIe que toutes les grandes cathédrales du domaine royal sont fondées et presque entièrement terminées sur des plans nouveaux. Notre-Dame de Paris, Notre-Dame de Chartres, les cathédrales de Bourges, de Laon, de Soissons, de Meaux, de Noyon, d'Amiens, de Rouen, de Cambrai, d'Arras, de Tours, de Séez, de Coutances, de Bayeux, sont commencées sous le règne de Philippe Auguste pour être achevées presque toutes à la fin du XIIIe siècle. La Champagne si bien liée, politiquement parlant, au domaine royal sous saint Louis, élève de son côté les grandes cathédrales de Reims, de Châlons, de Troyes. La Bourgogne et le Bourbonnais suivent la nouvelle direction imprimée à l'architecture, et bâtissent les cathédrales d'Auxerre, de Nevers, de Lyon. Bientôt la vicomté de Carcassonne fait partie du domaine royal, et reçoit seule l'influence directe de l'architecture officielle au milieu de contrées qui continuent jusqu'au XVe siècle les traditions romanes abâtardies. Quant à la Guyenne, qui reste apanage de la couronne d'Angleterre jusque sous Charles V, quant à la Provence, qui ne devient française que sous Louis XI, l'architecture du domaine royal n'y pénètre pas, ou du moins elle n'y produit que de tristes imitations qui semblent dépaysées au milieu de ces contrées. En Bretagne elle ne se développe que tardivement, et conserve toujours un caractère qui tient autant à l'Angleterre qu'à la Normandie et au Maine. Nous donnons ici (fig. 2) les divisions de la France à la mort de Philippe Auguste, en 1223.
Cemouvement est suivi partout, dans les constructions qui s'élèvent dans les villes, les bourgs et les simples villages; les établissements monastiques sont entraînés bientôt dans le courant creusé par le nouvel art. Autour des monuments importants tels que les cathédrales, les évêchés, les palais, les châteaux, il s'élève des milliers d'édifices auxquels les grandes et riches constructions servent de types, comme des enfants d'une même famille. Le monument mère renferme-t-il des dispositions particulières commandées quelquefois par une configuration exceptionnelle du sol, par un besoin local, ou par le goût de l'artiste qui l'a élevé, ces mêmes dispositions se retrouvent dans les édifices secondaires, bien qu'elles ne soient pas indiquées par la nécessité. Un accident pendant la construction, un repentir, l'insuffisance des ressources, ont apporté des modifications dans le projet type, les imitations vont parfois jusqu'à reproduire ces défauts, ces erreurs, ou les pauvretés résultant de cette pénurie.
Ce qu'il y a de plus frappant dans le nouveau système d'architecture adopté dès la fin du XIIe siècle, c'est qu'il s'affranchit complétement des traditions romaines. Il ne faut pas croire que de cet affranchissement résulte le désordre ou le caprice; au contraire tout est ordonné, logique, harmonieux; une fois ce principe posé, les conséquences s'ensuivent avec une rigueur qui n'admet pas les exceptions. Les défauts mêmes de cette architecture dérivent de son principe impérieusement poursuivi. Dans l'architecture française, qui naît avec le XIIIe siècle, les dispositions, la construction, la statique, l'ornementation, l'échelle diffèrent absolument des dispositions, de la construction, de la statique, de l'ornementation, et de l'échelle suivies dans l'architecture antique. En étudiant ces deux arts, il faut se placer à deux points de vue opposés; si l'on veut juger l'un en se basant sur les principes qui ont dirigé l'autre, on les trouvera tous deux absurdes. C'est ce qui explique les étranges préventions, les erreurs et les contradictions dont fourmillent les critiques appartenant aux deux camps opposés des défenseurs des arts antique et gothique. Ces deux arts n'ont besoin d'être défendus ni l'un ni l'autre, ils sont tous deux la conséquence de deux civilisations partant de principes différents. On peut préférer la civilisation romaine à la civilisation née avec la monarchie française, on ne peut les mettre à néant ni l'une ni l'autre; il nous semble inutile de les comparer, mais on trouvera profit à les étudier.
Le monument romain est une sorte de moulage sur forme qui exige l'emploi très-rapide d'une masse énorme de matériaux; par conséquent un personnel immense d'ouvriers, des moyens d'exploitation et de transport établis sur une très-vaste échelle. Les Romains, qui avaient à leur disposition des armées habituées aux travaux publics, qui pouvaient jeter une population d'esclaves barbares sur une construction, avaient adopté le mode qui convenait le mieux à cet état social. Pour élever un de ces grands édifices alors, il n'était pas besoin d'ouvriers très-expérimentés; quelques hommes spéciaux pour diriger la construction, des peintres, des stucateurs pour revêtir ces masses de maçonnerie d'une riche enveloppe, quelques artistes grecs pour sculpter les marbres employés, et derrière ces hommes intelligents, des bras pour casser des cailloux, monter de la brique, corroyer du mortier ou pilonner du bâton. Aussi quelque éloigné que fût de la métropole le lieu où les Romains élevaient un cirque, des thermes, des aqueducs, des basiliques ou des palais, les mêmes procédés de construction étaient employés, la même forme d'architecture adoptée: le monument romain est romain partout, en dépit du sol, du climat, des matériaux même, et des usages locaux. C'est toujours le monument de la ville de Rome, jamais l'oeuvre d'un artiste. Du moment que Rome met le pied quelque part elle domine seule, en effaçant tout ce qui lui est étranger; c'est là sa force, et ses arts suivent l'impulsion donnée par sa politique. Lorsqu'elle s'empare d'un territoire, elle n'enlève au peuple conquis ni ses dieux ni ses coutumes locales, mais elle plante ses temples, elle bâtit ses immenses édifices publics, elle établit son administration politique, et bientôt l'importance de ses établissements, son organisation administrative absorbent les derniers vestiges des civilisations sur lesquelles elle projette sa grande ombre. Certes il y a là un beau sujet d'études et d'observations, mais au milieu de cette puissance inouïe, l'homme disparaît, il n'est plus qu'un des rouages infimes de la grande machine politique. La Grèce elle-même, ce foyer si éclatant des arts et de tout ce qui tient au développement de l'esprit humain, la Grèce s'éteint sous le souffle de Rome. Le christianisme seul pouvait lutter contre le géant, en rendant à l'homme isolé le sentiment de sa personnalité. Mais il faut des siècles pour que les restes de la civilisation païenne disparaissent. Nous n'avons pu envisager qu'une des parties de ce grand travail humain du moyen âge; à la fin du XIIe siècle, tous ces principes qui devaient assurer le triomphe des idées enfantées par le christianisme sont posés (pour ne parler que du sujet qui nous occupe), le principe de la responsabilité personnelle apparaît; l'homme compte pour quelque chose dans la société quelle que soit la classe à laquelle il appartienne. Les arts, en se dépouillant alors complétement de la tradition antique, deviennent l'expression individuelle de l'artiste qui concourt à l'oeuvre générale sans en troubler, l'ordonnance, mais en y attachant son inspiration particulière; il y a unité et variété à la fois. Les corporations devaient amener ce résultat, car si elles établissaient, dans leur organisation des règles fixes, elles n'imposaient pas, comme les académies modernes, des formes immuables. D'ailleurs l'unité est le grand besoin et la tendance de cette époque; mais elle n'est pas encore tyrannique, et si elle oblige le sculpteur ou le peintre à se renfermer dans certaines données monumentales, elle leur laisse à chacune une grande liberté dans l'exécution. L'architecte donnait la hauteur d'un chapiteau, d'une frise, imposait leur ordonnance, mais le sculpteur pouvait faire de ce chapiteau ou de ce morceau de frise son oeuvre propre, il se mouvait dans sa sphère en prenant la responsabilité de son oeuvre. L'architecture elle-même des XIIe et XIIIe siècles, tout en étant soumise à un mode uniforme, en se basant sur des principes absolus, conserve la plus grande liberté dans l'application de ces principes; les nombreux exemples donnés dans ce Dictionnaire démontrent ce que nous avançons ici. Avec l'invasion laïque dans le domaine des arts, commence une ère de progrès si rapides qu'on a peine à en suivre la trace; un monument n'est pas plutôt élevé qu'il sert d'échelon, pour ainsi dire, à celui qui se fonde; un nouveau mode de construction ou de décoration n'est pas plutôt essayé qu'on le pousse, avec une rigueur logique incroyable, à ses dernières limites.
Dans l'histoire des arts il faut distinguer deux éléments: la nécessité et le goût. À la fin du XIIe siècle presque tous les monuments romans, religieux, civils ou militaires, ne pouvaient plus satisfaire aux besoins nouveaux, particulièrement dans le domaine royal. Les églises romanes étroites, encombrées par ces piliers massifs, sans espaces, ne pouvaient convenir aux nombreuses réunions de fidèles, dans des villes dont la population et la richesse s'accroissaient rapidement; elles étaient tristes et sombres, grossières d'aspect, et n'étaient plus en harmonie avec des moeurs et une civilisation avancées déjà; les maisons, les châteaux présentaient les mêmes inconvénients d'une façon plus choquante encore, puisque la vie habituelle ne pouvait s'accommoder de demeures dans lesquelles aucun des besoins nouveaux n'était satisfait. Quant à l'architecture militaire, les perfectionnements apportés dans les moyens d'attaque exigeaient l'emploi de dispositions défensives en rapport avec ces progrès (voy. ARCHITECTURE RELIGIEUSE, CIVILE, MILITAIRE).
Il fallait élever des églises plus vastes, dans lesquelles les points d'appui intérieurs devaient prendre le moins de terrain possible, les aérer, les éclairer, les rendre plus faciles d'accès, mieux closes, plus saines et plus propres à contenir la foule. Dans presque toutes les provinces du nord, les églises romanes étaient combinées, comme construction, de façon à ne pouvoir durer (voy. CONSTRUCTION); elles s'écroulaient ou menaçaient ruine partout, force était de les rebâtir. Il fallait élever des palais ou des châteaux pour un personnel plus nombreux, car la féodalité suivait partout le mouvement imprimé par la monarchie; et si le roi prenait une plus grande part d'autorité sur ses grands vassaux, ceux-ci absorbaient les petits fiefs, centralisaient chaque jour le pouvoir chez eux, comme le roi le centralisait autour de lui. Il fallait à ces bourgeois nouvellement affranchis, à ces corporations naissantes, des lieux de réunion, des hôtels de ville; des bourses, ou parloirs comme on les appelait alors, des chambres pour les corps d'état, des maisons en rapport avec des moeurs plus policées et des besoins plus nombreux. Il fallait enfin à ces villes affranchies, des murailles extérieures, car elles comprenaient parfaitement qu'une conquête, pour être durable, doit être toujours prête à se défendre. Là était la nécessité de reconstruire tous les édifices d'après un mode en harmonie avec un état social nouveau. Il ne faut pas oublier non plus que le sol était couvert de ruines; les luttes féodales, les invasions des Normands, l'établissement des communes qui ne s'était pas fait sans de grands déchirements ni sans excès populaires, l'ignorance des constructeurs qui avaient élevé ces édifices peu durables, laissaient tout à fonder. À côté de cette impérieuse nécessité que l'histoire de cette époque explique suffisamment, naissait un goût nouveau au milieu de cette population gallo-romaine reprenant son rang de nation; nous avons essayé d'indiquer les sources diverses où ce goût avait été chercher ses inspirations, mais avant tout il tenait au génie du peuple qui occupait les bassins de la Seine, de la Loire et de la Somme. Ces peuples doués d'un esprit souple, novateur, prompt à saisir le côté pratique des choses, actif, mobile, raisonneur, dirigés plutôt par le bon sens que par l'imagination, semblaient destinés par la Providence à briser les dernières entraves de la barbarie dans les Gaules, non par des voies brusques, et par la force matérielle, mais par un travail intellectuel qui fermentait depuis le XIe siècle. Protégés par le pouvoir royal, ils l'entourent d'une auréole qui ne cesse de briller d'un vif éclat jusqu'après l'époque de la Renaissance. Aucun peuple, si ce n'est les Athéniens peut-être, ne fit plus facilement litière des traditions; c'est en même temps son défaut et sa qualité: toujours désireux de trouver mieux, sans s'arrêter jamais, il progresse aussi rapidement dans le bien que dans le mal, il s'attache à une idée avec passion; et quand il l'a poursuivie dans ses derniers retranchements, quand il l'a mise à nu par l'analyse, quand elle commence à germer au milieu des peuples ses voisins, il la dédaigne pour en poursuivre une autre avec le même entraînement, abandonnant la première comme un corps usé, vieilli, comme un cadavre dont il ne peut plus rien tirer. Ce caractère est resté le nôtre encore aujourd'hui, il a de notre temps produit de belles et de misérables choses; c'est enfin ce qu'on appelle la mode depuis bientôt trois cents ans, qui s'attache aux futilités de la vie, comme aux principes sociaux les plus graves, qui est ridicule ou terrible, gracieuse ou pleine de grandeur.
On doit tenir compte de ce caractère particulier à une portion de la France, si l'on veut expliquer et comprendre le grand mouvement des arts à la fin du XIIe siècle; nous ne faisons que l'indiquer ici, puisque nous reviendrons sur chacune des divisions de l'architecture en analysant les formes que ces divisions ont adoptées. Il n'est pas besoin de dire que ce mouvement fut contenu tant que l'architecture théorique ou pratique resta entre les mains des établissements religieux; tout devait alors, contribuer à l'arrêter: les traditions forcément suivies, la rigueur de la vie claustrale, les réformes tentées et obtenues au sein du clergé pendant le XIe siècle et une partie du XIIe. Mais quand l'architecture eut passé des mains des clercs aux mains des laïques, le génie national ne tarda pas à prendre le dessus, pressé de se dégager de l'enveloppe romane, dans laquelle il se trouvait mal à l'aise, il l'étendit jusqu'à la faire éclater; une de ses premières tentatives fut la construction des voûtes. Profitant des résultats assez confus obtenus jusqu'alors, poursuivant son but avec cette logique rigoureuse qui faisait à cette époque la base de tout travail intellectuel, il posa ce principe, déjà développé dans le mot ARC-BOUTANT, que les voûtes agissant suivant des poussées obliques, il fallait, pour les maintenir, des résistances obliques (voy. CONSTRUCTION, VOÛTE). Déjà dès le milieu du XIIe siècle les constructeurs avaient reconnu que l'arc plein cintre avait une force de poussée trop considérable pour pouvoir être élevé à une grande hauteur sur des murs minces ou des piles isolées, surtout dans de larges vaisseaux, à moins d'être maintenu par des culées énormes; ils remplacèrent l'arc plein ceintre par l'arc en tiers-points (voy. ARC), conservant seulement l'arc plein cintre pour les fenêtres et les portées de peu de largeur; ils renoncèrent complétement à la voûte en berceau dont la poussée continue devait être maintenue par une buttée continue. Réduisant les points résistants de leurs constructions à des piles, ils s'ingénièrent à faire tomber tout le poids et la poussée de leurs voûtes sur ces piles, n'ayant plus alors qu'à les maintenir par des arcs-boutants indépendants et reportant toutes les pesanteurs en dehors des grands édifices. Pour donner plus d'assiette à ces piles ou contre-forts isolés, ils les chargèrent d'un supplément de poids dont ils firent bientôt un des motifs les plus riches de décoration (voy. PINACLE). Évidant de plus en plus leurs édifices, et reconnaissant à l'arc en tiers-point une grande force de résistance en même temps qu'une faible action d'écartement, ils l'appliquèrent partout, en abandonnant l'arc plein cintre, même dans l'architecture civile.
Dès le commencement du XIIIe siècle, l'architecture se développe d'après une méthode complétement nouvelle, dont toutes les parties se déduisent les unes des autres avec une rigueur impérieuse. Or c'est par le changement de méthode que commencent les révolutions dans les sciences et les arts. La construction commande la forme; les piles destinées à porter plusieurs arcs se divisent en autant de colonnes qu'il y a d'arcs, ces colonnes sont d'un diamètre plus ou moins fort, suivant la charge qui doit peser sur elles, s'élevant chacune de leur côté jusqu'aux voûtes qu'elles doivent soutenir, leurs chapiteaux prennent une importance proportionnée à cette charge. Les arcs sont minces ou larges, composés d'un ou de plusieurs rangs de claveaux, en raison de leur fonction (voy. ARC, CONSTRUCTION). Les murs devenus inutiles disparaissent complétement dans les grands édifices et sont remplacés par des claires-voies, décorées de vitraux colorés. Toute nécessité est un motif de décoration: les combles, l'écoulement des eaux, l'introduction de la lumière du jour, les moyens d'accès et de circulation aux différents étages des bâtiments, jusqu'aux menus objets tels que les ferrures, la plomberie, les scellements, les supports, les moyens de chauffage, d'aération, non-seulement ne sont point dissimulés, comme on le fait si souvent depuis le XVIe siècle dans nos édifices, mais sont au contraire franchement accusés, et contribuent par leur ingénieuse combinaison et le goût qui préside toujours à leur exécution, à la richesse de l'architecture. Dans un bel édifice du commencement du XIIIe siècle si splendide qu'on le suppose, il n'y a pas un ornement à enlever, car chaque ornement n'est que la conséquence d'un besoin rempli. Si l'on va chercher les imitations de ces édifices faites hors de France, on n'y trouve qu'étrangeté; ces imitations ne s'attachant qu'aux formes sans deviner leur raison d'être. Ceci explique comme quoi, par suite de l'habitude que nous avons chez nous de vouloir aller chercher notre bien au loin, (comme si la distance lui donnait plus de prix), les critiques qui se sont le plus élevés contre l'architecture dite gothique avaient presque toujours en vue des édifices tels que les cathédrales de Milan, de Sienne, de Florence, certaines églises de l'Allemagne, mais n'avaient jamais songé à faire vingt lieues pour aller sérieusement examiner la structure des cathédrales d'Amiens, de Chartres ou de Reims. Il ne faut pas aller étudier ou juger l'architecture française de cette époque là où elle a été importée, il faut la voir et la juger sur le sol qui l'a vue naître, au milieu des divers éléments matériels ou moraux dont elle s'est nourrie; elle est d'ailleurs si intimement liée à notre histoire, aux conquêtes intellectuelles de notre pays, à notre caractère national dont elle reproduit les traits principaux, les tendances et la direction, qu'on a peine à comprendre comment il se fait qu'elle ne soit pas mieux connue et mieux appréciée, qu'on ne peut concevoir comment l'étude n'en est pas prescrite dans nos écoles comme l'enseignement de notre histoire.
C'est précisément au moment où les recherches sur les lettres, les sciences, la philosophie et la législation antiques sont poursuivies avec ardeur, pendant ce XIIe siècle, que l'architecture abandonne les derniers restes de la tradition antique pour fonder un art nouveau dont le principe est en opposition manifeste avec le principe des arts de l'antiquité. Faut-il conclure de là que les hommes du XIIe siècle n'étaient pas conséquents avec eux-mêmes? Tout au contraire; mais ce qui distingue la renaissance du XIIe siècle de la renaissance du XVIe, c'est que la première se pénétrait de l'esprit antique, tandis que la seconde se laissait séduire par la forme. Les dialecticiens du XIIe siècle, en étudiant les auteurs païens, les Pères et les Écritures, voyaient les choses et les hommes de leur temps avec les yeux de leur temps, comme l'eût pu faire Aristote, s'il eût vécu au XIIe siècle, et la forme que l'on donnait alors aux choses d'art était déduite des besoins ou des idées du moment. Prenons un exemple bien frappant, fondamental en architecture, l'échelle. Tout le monde sait que les ordres de l'architecture des Grecs et des Romains pouvaient être considérés comme des unités typiques que l'on employait dans les édifices en augmentant ou diminuant leurs dimensions et conservant leurs proportions, selon que ces édifices étaient plus ou moins grands d'échelle. Ainsi le Parthénon et le temple de Thésée à Athènes sont d'une dimension fort différente, et l'ordre dorique appliqué à ces deux monuments est à peu près identique comme proportion; pour nous faire mieux comprendre, nous dirons que l'ordre dorique du Parthénon est l'ordre dorique du temple de Thesée vu à travers un verre grossissant. Rien dans les ordres antiques, grecs ou romains, ne rappelle une échelle unique, et cependant il y a pour les monuments une échelle invariable, impérieuse dirons-nous, c'est l'homme. La dimension de l'homme ne change pas, que le monument soit grand ou petit. Aussi, donnez le dessin géométral d'un temple antique en négligeant de coter les dimensions ou de tracer une échelle, il sera impossible de dire si les colonnes de ce temple ont quatre, cinq ou dix mètres de hauteur, tandis que pour l'architecture dite gothique il n'en est pas ainsi, l'échelle humaine se retrouve partout indépendamment de la dimension des édifices. Entrez dans la cathédrale de Reims ou dans une église de village de la même époque, vous retrouverez les mêmes hauteurs, les mêmes profils de bases; les colonnes s'allongent ou se raccourcissent, mais elles conservent le même diamètre, les moulures se multiplient dans un grand édifice, mais elles sont de la même dimension que celles du petit; les balustrades, les appuis, les socles, les bancs, les galeries, les frises, les bas-reliefs, tous les détails de l'architecture qui entrent dans l'ordonnance des édifices, rappellent toujours l'échelle type, la dimension de l'homme. L'homme apparaît dans tout; le monument est fait pour lui et par lui, c'est son vêtement, et quelque vaste et riche qu'il soit, il est toujours à sa taille. Aussi les monuments du moyen âge paraissent-ils plus grands qu'ils ne le sont réellement, parce que, même en l'absence de l'homme, l'échelle humaine est rappelée partout, parce que l'oeil est continuellement forcé de comparer les dimensions de l'ensemble avec le module humain. L'impression contraire est produite par les monuments antiques, on ne se rend compte de leur dimension qu'après avoir fait un raisonnement, que lorsqu'on a placé près d'eux un homme comme point de comparaison, et encore est-ce plutôt l'homme qui paraît petit, et non le monument qui semble grand. Que ce soit une qualité ou un défaut, nous ne discuterons pas ce point, nous ne faisons que constater le fait qui est de la plus haute importance, car il creuse un abîme entre les méthodes des arts antiques et du moyen âge.
Nous ne dirons pas que l'art né à la fin du XIIe siècle sur une portion du sol de la France est l'art chrétien par excellence; Saint-Pierre de Rome, Sainte-Sophie de Constantinople, Saint-Paul hors-les-murs, Saint-Marc de Venise, nos églises romanes de l'Auvergne et du Poitou, sont des monuments chrétiens, puisqu'ils sont bâtis par des chrétiens pour l'usage du culte. Le christianisme est sublime dans les catacombes, dans les déserts, comme à Saint-Pierre de Rome ou dans la cathédrale de Chartres. Mais nous demanderons: sans le christianisme les monuments du nord de la France auraient-ils pu être élevés? Évidemment non. Ce grand principe de l'unité d'échelle dont nous venons d'entretenir nos lecteurs, n'est-il pas un symbole saisissant de l'esprit chrétien? Placer ainsi l'homme en rapport avec Dieu, même dans les temples les plus vastes et les plus magnifiques par la comparaison continuelle de sa petitesse avec la grandeur du monument religieux, n'est-ce pas là une idée chrétienne? celle qui frappe le plus les populations? N'est-ce pas l'application rigoureusement suivie de cette méthode dans nos monuments qui inspire toujours ce sentiment indéfinissable de respect en face des grandes églises gothiques? Que les architectes des XIIe et XIIIe siècles aient fait l'application de ce principe d'instinct ou par le raisonnement, toujours est-il qu'il préside à toutes les constructions religieuses, civiles ou militaires jusqu'à l'époque de la Renaissance antique. Les architectes de l'époque ogivale étaient aussi conséquents dans l'emploi des formes nouvelles que l'étaient les architectes grecs dans l'application de leur système de proportion des ordres, indépendamment des dimensions. Chez ceux-ci l'architecture était un art abstrait; l'art grec est un, et il commande plutôt qu'il n'obéit; il commande aux matériaux et aux hommes; c'est le fatum antique; tandis que les architectes occidentaux du moyen âge étaient soumis à la loi chrétienne, qui, reconnaissant la souveraine puissance divine, laisse à l'homme son libre arbitre, la responsabilité de ses propres oeuvres, et le compte, quelque infime qu'il soit, pour une créature faite à l'image du Créateur.
Si nous suivons les conséquences logiques de ce principe issu des idées chrétiennes, nous voyons encore les formes de l'architecture se soumettre aux matériaux, les employer dans chaque localité tels que la nature les fournit. Les matériaux sont-ils petits, les membres de l'architecture prennent une médiocre importance (voy. CONSTRUCTION); sont-ils grands, les profils, les ornements, les détails sont plus larges; sont-ils fins, faciles à travailler, l'architecture en profite en refouillant sa décoration, en la rendant plus déliée; sont-ils grossiers et durs, elle la simplifie. Tout dans l'architecture ogivale prend sa place et conserve sa qualité, chaque homme et chaque objet comptent pour ce qu'ils sont, comme dans la création chaque chose a son rôle tracé par la main divine. Et comme s'il semblait que cet art ne dût pas cesser d'être méthodique jusque dans sa parure, nous le voyons, dès son origine, abandonner tous les ornements laissés par les traditions romano-byzantines pour revêtir ses frises, ses corniches, ses gorges, ses chapiteaux, ses voussures des fleurs et feuilles empruntées aux forêts et aux champs du nord de la France. Chose merveilleuse! l'imitation des végétaux semble elle-même suivre un ordre conforme à celui de la nature, les exemples sont là qui parlent d'eux-mêmes. Les bourgeons sont les premiers phénomènes sensibles de la végétation, les bourgeons donnent naissance à des scions ou jeunes branches chargées de feuilles ou de fleurs. Eh bien, lorsque l'architecture française à la fin du XIIe siècle s'empare de la flore comme moyen de décoration, elle commence par l'imitation des cotylédons, des bourgeons, des scions, pour arriver bientôt à la reproduction des tiges et des feuilles développées (voir les preuves dans le mot FLORE). Il va sans dire que cette méthode synthétique est, à plus forte raison, suivie dans la statique, dans tous les moyens employés par l'architecture pour résister aux agents destructeurs. Ainsi la forme pyramidale est adoptée comme la plus stable, les plans horizontaux sont exclus comme arrêtant les eaux pluviales, et sont remplacés, sans exception, par des plans fortement inclinés. À côté de ces données générales d'ensemble, si nous examinons les détails, nous restons frappés de l'organisation intérieure de ces édifices. De même que le corps humain porte sur le sol et se meut au moyen de deux points d'appui simples, grêles, occupant le moins d'espace possible, se complique et se développe à mesure qu'il doit contenir un grand nombre d'organes importants, de même l'édifice gothique pose ses points d'appui d'après les données les plus simples, sorte de quillage dont la stabilité n'est maintenue que par la combinaison et les développements des parties supérieures. L'édifice gothique ne reste debout qu'à la condition d'être complet; on ne peut retrancher un de ses organes sous peine de le voir périr, car il n'acquiert de stabilité que par les lois de l'équilibre. C'est là du reste un des reproches qu'on adresse le plus volontiers à cette architecture, non sans quelque apparence de raison. Mais ne pourrait-on alors reprocher aussi à l'homme la perfection de son organisation et le regarder comme une créature inférieure aux reptiles par exemple, parce qu'il est plus sensible que ceux-ci aux agents extérieurs, et plus fragile?... Dans l'architecture gothique, la matière est soumise à l'idée, elle n'est qu'une des conséquences de l'esprit moderne, qui dérive lui-même du christianisme.
Toutefois le principe qui dirigeait cette architecture, par cela même qu'il était basé sur le raisonnement humain, ne pouvait s'arrêter à une forme; du moment que l'architecture s'était identifiée aux idées d'une époque et d'une population, elle ne pouvait manquer de se modifier en même temps que ces idées. Pendant le règne de Philippe Auguste on s'aperçoit que l'art de l'architecture progresse dans la voie nouvelle sous l'influence d'hommes réunis par une communauté de principes, mais conservant encore leur physionomie et leur originalité personnelles. Les uns encore attachés aux traditions romanes, plus timides, n'appliquent qu'avec réserve la méthode synthétique, d'autres plus hardis l'adoptent résolûment; c'est pourquoi on trouve dans certains édifices bâtis simultanément à la fin du XIIe et pendant les premières années du XIIIe siècle des différences notables dans le système de la construction et dans la décoration; des essais qui serviront de point de départ à des règles suivies, ou qui seront abandonnés peu après leur apparition. Ces artistes qui marchent dans le même sens, mais en conservant leur génie propre, forment autant de petites écoles provinciales qui chaque jour tendent à se rapprocher, et ne diffèrent entre elles que par certaines dispositions de détail d'une médiocre importance.
Dès 1220 ces écoles peuvent être ainsi classées: École de l'Ile-de-France, école de Champagne, école de Picardie, école de Bourgogne, école du Maine et de l'Anjou, école de Normandie. Ces divisions ne sont pas tellement tranchées que l'on ne puisse rencontrer des édifices intermédiaires appartenant à la fois à l'une et à l'autre; leur développement suit l'ordre que nous donnons ici; on bâtissait déjà dans l'Ile-de-France et la Champagne des édifices absolument gothiques, quand l'Anjou et la Normandie, par exemple, se débarrassaient à peine des traditions romanes, et n'adoptaient pas le nouveau mode de construction et de décoration avec toutes ses conséquences rigoureuses (voy. pour les exemples, ARCHITECTURE RELIGIEUSE, MONASTIQUE, CIVILE ET MILITAIRE). Ce n'est qu'à la fin du XIIIe siècle que ces distinctions s'effacent complétement, que le génie provincial se perd dans le domaine royal pour se fondre dans une seule architecture qui s'étend successivement sur toute la superficie de la France. Toutefois l'Auvergne (sauf pour la construction de la cathédrale de Clermont-Ferrand) et la Provence n'adoptèrent jamais l'architecture gothique, et cette dernière province (devenue française seulement à la fin du XVe siècle) passa de l'architecture romane dégénérée à l'architecture de la Renaissance, n'ayant subi l'influence des monuments du nord que fort tard et d'une manière incomplète. Le foyer de l'architecture française est donc au XIIIe siècle concentré dans le domaine royal, c'est là que se bâtissent les immenses cathédrales que nous admirons encore aujourd'hui, les palais somptueux, les grands établissements publics, les châteaux et les enceintes formidables, les riches monastères. Mais en perdant de son originalité personnelle ou provinciale, en passant exclusivement entre les mains des corporations laïques, l'architecture n'est plus exécutée avec ce soin minutieux dans les détails, avec cette recherche dans le choix des matériaux, qui nous frappent dans les édifices bâtis à la fin du XIIe siècle, alors que les architectes laïques étaient encore imbus des traditions monastiques. Si nous mettons de côté quelques rares édifices, comme la Sainte-Chapelle du Palais, comme la cathédrale de Reims, comme certaines parties de la cathédrale de Paris, nous pourrons remarquer que les monuments élevés pendant le cours du XIIIe siècle sont souvent aussi négligés dans leur exécution que savamment combinés comme système de construction. On sent apparaître dans ces bâtisses l'esprit d'entreprise: il faut faire beaucoup et promptement avec peu d'argent, on est pressé de jouir, on néglige les fondations, on élève les monuments avec rapidité en utilisant tous les matériaux, bons ou mauvais, sans prendre le temps de les choisir. On arrache les pierres des mains des ouvriers avant qu'ils aient eu le temps de les bien dresser, les joints sont inégaux, les blocages faits à la hâte. Les constructions sont brusquement interrompues, aussi brusquement reprises avec de profondes modifications dans les projets primitifs. On ne retrouve plus cette sage lenteur des maîtres appartenant à des Ordres réguliers, qui ne commençaient un édifice que lorsqu'ils avaient réuni longtemps à l'avance, et choisi avec soin, les matériaux nécessaires, lorsqu'ils avaient pu amasser les sommes suffisantes, et mûri leurs projets par l'étude. Il semble que les architectes laïques ne se préoccupent pas essentiellement des détails de l'exécution, qu'ils aient hâte d'achever leur oeuvre, qu'ils soient déjà sous l'empire de cette fièvre de recherches et d'activité qui domine toute la civilisation moderne. Même dans les monuments bâtis rapidement on sent que l'art se modifie à mesure que la construction s'élève, et ces modifications tiennent toujours à l'application de plus en plus absolue des principes sur lesquels se base l'architecture gothique; c'est une expérience perpétuelle. La symétrie, ce besoin de l'esprit humain, est elle-même sacrifiée à la recherche incessante du vrai absolu, de la dernière limite à laquelle puisse atteindre la matière; et plutôt que de continuer suivant les mêmes données une oeuvre qui lui semble imparfaite, quitte à rompre la symétrie, l'architecte du XIIIe siècle n'hésite pas à modifier ses dispositions primitives, à appliquer immédiatement ses nouvelles idées développées sous l'inspiration du principe qui le dirige. Aussi, combien de monuments de cette époque commencés avec hésitation, sous une direction encore incertaine, quoique rapidement exécutés, se développent sous la pensée du constructeur qui apprend son art et le perfectionne à chaque assise, pour ainsi dire, et ne cesse de chercher le mieux que lorsque l'oeuvre est complète! Ce n'est pas seulement dans les dispositions d'ensemble que l'on remarque ce progrès rapide; tous les artisans sont mus par les mêmes sentiments. La statuaire se dépouille chaque jour des formes hiératiques des XIe et XIIe siècles pour imiter la nature avec plus de soin, pour rechercher l'expression, et mieux faire comprendre le geste. L'ornemaniste qui d'abord s'applique à donner à sa flore un aspect monumental et va chercher ses modèles dans les germes des plantes, arrive rapidement à copier exactement les feuilles et les fleurs, et à reproduire sur la pierre la physionomie et la liberté des végétaux. La peinture s'avance plus lentement dans la voie de progrès suivie par les autres arts, elle est plus attachée aux traditions, elle conserve les types conventionnels plus longtemps que sa soeur la sculpture; cependant appelée à jouer un grand rôle dans la décoration des édifices, elle est entraînée par le mouvement général, s'allie plus franchement à l'architecture pour l'aider dans les effets qu'elle veut obtenir (voy. PEINTURE, VITRAUX). Nous remarquerons ici que ces deux arts (la sculpture et la peinture) se soumettent entièrement à l'architecture lorsque celle-ci arrive à son apogée, et reprennent une certaine indépendance, qui ne leur profite guère du reste, lorsque l'architecture dégénère.
De ce que beaucoup de nos grands édifices du moyen âge ont été commencés à la fin du XIIe siècle, et terminés pendant les XIVe ou XVe, on en conclut qu'on a mis deux ou trois cents ans à les bâtir, cela n'est point exact; jamais peut-être, si ce n'est de nos jours, les constructions n'ont été élevées plus rapidement que pendant les XIIIe et XIVe siècles. Seulement ces monuments, bâtis au moyen des ressources particulières des évêques, des monastères, des chapitres, ou des seigneurs, ont été souvent interrompus par des événements politiques, ou faute d'argent; mais lorsque les ressources ne manquaient pas, les architectes menaient leurs travaux avec une rapidité prodigieuse; les exemples ne nous font pas faute pour justifier cette assertion. La nouvelle cathédrale de Paris fut fondée en 1168, en 1196 le choeur était achevé; en 1220 elle était complétement terminée; les chapelles de la nef, les deux pignons de la croisée, et les chapelles du choeur n'étant que des modifications à l'édifice primitif, dont il eût pu se passer (voy. CATHÉDRALE). Voici donc un immense monument, qui ne coûterait pas moins de soixante à soixante-dix millions de notre monnaie, élevé en cinquante ans. Presque toutes nos grandes cathédrales ont été bâties, sauf les adjonctions postérieures, dans un nombre d'années aussi restreint. La Sainte-Chapelle de Paris fut élevée et complétement achevée en moins de huit années (voy. CHAPELLE). Or quand on songe à la quantité innombrable de statues, de sculptures, aux surfaces énormes de vitraux, aux ornements de tout genre qui entraient dans la composition de ces monuments, on sera émerveillé de l'activité et du nombre des artistes, artisans et ouvriers, dont on disposait alors, surtout lorsque l'on sait que toutes ces sculptures, soit d'ornements, soit de figures, que ces vitraux étaient terminés au fur et à mesure de l'avancement de l'oeuvre.
Si de vastes monuments religieux, couverts de riches décorations, pouvaient être construits aussi rapidement, à plus forte raison, des monastères, des châteaux d'une architecture assez simple généralement, et qui devaient satisfaire à des besoins matériels immédiats, devaient-ils être élevés dans un espace de temps très-court. Lorsque les dates de fondation et d'achèvement font défaut, les constructions sont là qui montrent assez, pour peu qu'on ait quelque pratique de l'art, avec quelle rapidité elles étaient menées à fin. Ces grands établissements militaires tels que Coucy, Château-Thierry, entre autres, et plus tard Vincennes, Pierrefonds, sont sortis de terre et ont été livrés à leurs garnisons en quelques années (voy. ARCHITECTURE MILITAIRE, CHÂTEAU).
Il est dans l'histoire des peuples de ces siècles féconds qui semblent contenir un effort immense de l'intelligence des hommes, réunis dans un milieu favorable. Ces périodes de production se sont rencontrées partout à certaines époques, mais ce qui distingue particulièrement le siècle qui nous occupe, c'est avec la quantité, l'unité dans la production. Le XIIIe siècle voit naître dans l'ordre intellectuel des hommes tels que Albert le Grand, saint Thomas d'Aquin, Roger Bacon, philosophes, encyclopédistes savants et théologiens, dont tous les efforts tendent à mettre de la méthode dans les connaissances acquises de leur temps, à réunir les débris des sciences et de la philosophie antiques pour les soumettre à l'esprit chrétien, pour hâter le mouvement spirituel de leurs contemporains. L'étude et la pratique des arts se coordonnent, suivent dès lors une marche régulière dans un même sens. Nous ne pouvons mieux comparer le développement des arts à cette époque, qu'à une cristallisation; travail synthétique dont toutes les parties se réunissent suivant une loi fixe, logique, harmonieuse, pour former un tout homogène dont nulle fraction ne peut être distraite sans détruire l'ensemble.
La science et l'art ne font qu'un dans l'architecture du XIIIe siècle, la forme n'est que la conséquence de la loi mathématique, de même que dans l'ordre moral, la foi, les croyances, cherchent à s'établir sur la raison humaine, sur les preuves tirées des Écritures, sur l'observation des phénomènes physiques, et se hasardent avec une hardiesse et une grandeur de vues remarquables, dans le champ de la discussion. Heureusement pour ce grand siècle l'élite des intelligences était orthodoxe. Albert le Grand et son élève saint Thomas d'Aquin faisaient converger les connaissances étendues qu'ils avaient pu acquérir, la pénétration singulière de leur esprit, vers ce point dominant, la théologie. Cette tendance est aussi celle des arts du XIIIe siècle, et explique leur parfaite unité.
Il ne faudrait pas croire cependant que l'architecture religieuse fût la seule, et qu'elle imposât ses formes à l'architecture civile, loin de là; on ne doit pas oublier que l'architecture française s'était constituée au milieu du peuple conquis en face de ses conquérants, elle prenait ses inspirations dans le sein de cette fraction indigène, la plus nombreuse de la nation, elle était tombée aux mains des laïques sitôt après les premières tentatives d'émancipation, elle n'était ni théocratique ni féodale. C'était un art indépendant, national, qui se pliait à tous les besoins, et élevait un château, une maison, une église (voy. ces mots) en employant des formes et des procédés appropriés à chacun de ces édifices; et s'il y avait harmonie entre ces différentes branches de l'art, si elles étaient sorties du même tronc, elles se développaient cependant dans des conditions tellement différentes, qu'il est impossible de ne pas les distinguer. Non-seulement l'architecture française du XIIIe siècle adopte des formes diverses en raison des besoins auxquels elle doit satisfaire, mais encore nous la voyons se plier aux matériaux qu'elle emploie: si c'est un édifice de brique, de pierre ou de bois qu'elle élève, elle donne à chacune de ces constructions une apparence différente, celle qui convient le mieux à la nature de la matière dont elle dispose. Le fer forgé, le bronze et le plomb coulé ou repoussé, le bois, le marbre, la terre cuite, les pierres dures ou friables, de dimensions différentes, commandent des formes propres à chacune de ces matières; et cela d'une façon si absolue, si bien caractérisée, qu'en examinant un moulage ou un dessin on peut dire, «cet ornement, cette moulure, ce membre d'architecture, s'appliquent à telle ou telle matière.» Cette qualité essentielle appartient aux arts originaux des belles époques, tandis qu'elle manque le plus souvent aux arts des époques de décadence; inutile de dire combien elle donne de valeur et de charme aux moindres objets. Le judicieux emploi des matériaux distingue les constructions du XIIIe siècle entre celles qui les ont précédées et suivies, il séduit les hommes de goût comme les esprits les plus simples, et il ne faut rien moins qu'une fausse éducation pour faire perdre le sentiment d'une loi aussi naturelle et aussi vraie.
Mais il n'est pas d'oeuvre humaine qui ne contienne en germe, dans son sein, le principe de sa dissolution. Les qualités de l'architecture du XIIIe siècle, exagérées, devinrent des défauts. Et la marche progressive était si rapide alors, que l'architecture gothique, pleine de jeunesse et de force dans les premières années du règne de saint Louis, commençait à tomber dans l'abus en 1260. À peine y a-t-il quarante ans entre les constructions de la façade occidentale et du portail méridional de la cathédrale de Paris; la grande façade laisse encore voir quelques restes des traditions romanes, et le portail sud est d'une architecture qui fait pressentir la décadence (voy. ARCHITECTURE RELIGIEUSE). On ne trouve plus dès la fin du XIIIe siècle, surtout dans l'architecture religieuse, ce cachet individuel qui caractérise chacun des édifices types du commencement de ce siècle. Les grandes dispositions, le mode de construction et d'ornementation prennent déjà un aspect monotone qui rend l'architecture plus facile à étudier, et qui favorise la médiocrité aux dépens du génie. On s'aperçoit que des règles banales s'établissent et mettent l'art de l'architecture à la portée des talents les plus vulgaires. Tout se prévoit, une forme en amène infailliblement une autre. Le raisonnement remplace l'imagination, la logique tue la poésie. Mais aussi l'exécution devient plus égale, plus savante, le choix des matériaux plus judicieux. Il semble que le génie des constructeurs n'ayant plus rien à trouver, satisfasse son besoin de nouveauté en s'appliquant aux détails, recherche la quintessence de l'art. Tous les membres de l'architecture s'amaigrissent, la sculpture se complaît dans l'exécution des infiniment petits. Le sentiment de l'ensemble, de la vraie grandeur se perd, on veut étonner par la hardiesse, par l'apparence de la légèreté et de la finesse. La science l'emporte sur l'art et l'absorbe. C'est pendant le XIVe siècle que se développe la connaissance des poussées des voûtes, l'art du trait, c'est alors qu'on voit s'élever ces monuments qui réduisant les pleins à des dimensions aussi restreintes que possible, font pénétrer la lumière dans les intérieurs, par toutes les issues praticables, que l'on voit ces flèches découpées s'élancer vers le ciel sur des points d'appui qui ne paraissent pas pouvoir les soutenir, que les moulures se divisent en une quantité de membres infinis, que les piles se composent de faisceaux de colonnettes aussi nombreuses que les moulures des arcs qu'elles doivent porter. La sculpture perd de son importance, appauvrie par les combinaisons géométriques de l'architecture, elle semble ne plus trouver sa place, elle devient confuse à force de vouloir être délicate. Malgré l'excessive recherche des combinaisons, et à cause du rationalisme qui préside à toutes les parties de l'architecture, celle-ci vous laisse froid devant tant d'efforts, dans lesquels on rencontre plus de calcul que d'inspiration.
Il faut dire d'ailleurs que le XIIIe siècle avait laissé peu de chose à faire au XIVe en fait d'architecture religieuse. Nos grandes églises étaient presque toutes achevées à la fin du XIIIe siècle, et sauf Saint-Ouen de Rouen, on trouve peu d'églises commencées et terminées pendant le cours du XIVe siècle. Il ne restait plus aux architectes de cette époque qu'à compléter nos vastes cathédrales ou leurs dépendances.
Mais c'est pendant ce siècle que la vie civile prend un plus grand développement, que la nation appuyée sur le pouvoir royal commence à jouer un rôle important, en éloignant peu à peu la féodalité de la scène politique. Les villes élèvent des maisons communes, des marchés, des remparts; la bourgeoisie enrichie, bâtit des maisons plus vastes, plus commodes, où déjà les habitudes de luxe apparaissent. Les seigneurs féodaux donnent à leurs châteaux un aspect moins sévère; il ne s'agit plus pour eux seulement de se défendre contre de puissants voisins, d'élever des forteresses destinées à les protéger contre la force, ou à garder le produit de leurs rapines; mais leurs droits respectifs mieux réglés, la souveraineté bien établie du pouvoir royal, leur permettent de songer à vivre sur leurs domaines non plus en conquérants, mais en possesseurs de biens qu'il faut gouverner, en protecteurs des vassaux réunis autour de leurs châteaux; dès lors on décore ces demeures naguère si sombres et si bien closes, on ouvre de larges fenêtres destinées à donner de l'air et de la lumière dans les appartements, on élève des portiques, de grandes salles pour donner des fêtes, ou réunir un grand concours de monde; on dispose en dehors des enceintes intérieures, des bâtiments pour les étrangers; quelquefois même des promenoirs, des églises, des hospices destinés aux habitants du bourg ou village, viennent se grouper autour du château seigneurial.
Les malheurs qui désolèrent la France à la fin du XIVe siècle et au commencement du XVe ralentirent singulièrement l'essor donné aux constructions religieuses ou civiles. L'architecture suit l'impulsion donnée pendant les XIIIe et XIVe siècles, en perdant de vue peu à peu son point de départ; la profusion des détails étouffe les dispositions d'ensemble; le rationalisme est poussé si loin dans les combinaisons de la construction et dans le tracé, que tout membre de l'architecture qui se produit à la base de l'édifice pénètre à travers tous les obstacles, montant verticalement jusqu'au sommet sans interruption. Ces piles, ces moulures qui affectent des formes prismatiques, curvilignes, concaves avec arêtes saillantes et se pénètrent en reparaissant toujours, fatiguent l'oeil, préoccupent plus qu'elles ne charment, forcent l'esprit à un travail perpétuel, qui ne laisse pas de place à cette admiration calme que doit causer toute oeuvre d'art. Les surfaces sont tellement divisées par une quantité innombrable de nerfs saillants, de compartiments découpés, qu'on n'aperçoit plus nulle part les nus des constructions, qu'on ne comprend plus leur contexture et leur appareil. Les lignes horizontales sont bannies, si bien que l'oeil forcé de suivre ces longues lignes verticales ne sait où s'arrêter, et ne comprend pas pourquoi l'édifice ne s'élève pas toujours pour se perdre dans les nuages. La sculpture prend une plus grande importance, en suivant encore la méthode appliquée dès le XIIIe siècle; en imitant la flore, elle pousse cette imitation à l'excès, elle exagère le modelé; les feuillages, les fleurs ne tiennent plus à la construction, il semble que les artistes aient pris à tâche de faire croire à des superpositions pétrifiées; il en résulte une sorte de fouillis qui peut paraître surprenant, qui peut étonner par la difficulté de l'exécution, mais qui distrait et fait perdre de vue l'ensemble des édifices. Ce qu'il y a d'admirable dans l'ornementation appliquée à l'architecture du XIIIe siècle, c'est sa parfaite harmonie avec les lignes de l'architecture; au lieu de gêner elle aide à comprendre l'adoption de telle ou telle forme, on ne pourrait la déplacer, elle tient à la pierre. Au XVe siècle au contraire, l'ornementation n'est plus qu'un appendice qui peut être supprimé sans nuire à l'ensemble, de même que l'on enlèverait une décoration de feuillages appliquée à un monument pour une fête. Cette recherche puérile dans l'imitation exacte des objets naturels ne peut s'allier avec les formes rigides de l'architecture, d'autant moins qu'au XVe siècle ces formes ont quelque chose d'aigu, de rigoureux, de géométrique en complet désaccord avec la souplesse exagérée de la sculpture. L'application systématique dans l'ensemble comme dans les détails de la ligne verticale, en dépit de l'horizontalité des constructions de pierre, choque le bon sens même lorsque le raisonnement ne vient pas vous rendre compte de cet effet (voy. APPAREIL).
Les architectes du XIIIe siècle en diminuant les pleins dans leurs édifices, en supprimant les murs et les remplaçant peu à peu par des à-jours, avaient bien été obligés de garnir ces vides par des claires-voies de pierre (voy. MENEAU, ROSE); mais il faut dire que les compartiments de pierre découpée qui forment comme les clôtures ou les châssis de leurs baies sont combinés suivant les règles de la statique, et que la pierre conserve toujours son rôle. Au XIVe siècle déjà ces claires-voies deviennent trop grêles et ne peuvent plus se maintenir qu'à l'aide d'armatures en fer; cependant les dispositions premières sont conservées. Au XVe siècle, les claires-voies des baies, ajourées comme de la dentelle, présentant des combinaisons de courbes et de contre-courbes qui ne sont nullement motivées par la construction, donnant dans leur section des formes prismatiques aiguës, ne peuvent plus être solidement maintenues que par des artifices d'appareil, ou à l'aide de nombreux ferrements qui deviennent une des premières causes de destruction de la pierre. Non contents de garnir les baies par des châssis de pierre tracés sur des épures compliquées, les architectes du XVe siècle couvrent les nus des murs de meneaux aveugles qui ne sont que des placages simulant des vides là où souvent l'oeil, ne sachant où se reposer, demanderait un plein. Pendant le XIVe siècle déjà cet usage de masquer les nus sous de faux meneaux avait été fort goûté; mais au moins, à cette époque, ce genre de décoration était appliqué d'une façon judicieuse (voy. ARCHITECTURE RELIGIEUSE), entre des points d'appui, dans des espaces qui par leur position peuvent paraître légers, tandis qu'au XVe siècle, ces décorations de fausses baies couvrent les contre-forts et toutes les parties de l'architecture qui doivent présenter un aspect de résistance. Il semblait qu'alors les architectes eussent horreur du plein, et ne pussent se résoudre à laisser paraître leurs points d'appui. Tous leurs efforts tendaient à les dissimuler, pendant que souvent des murs, qui ne sont que des remplissages et ne portant rien auraient pu être mis à jour ou décorés d'arcatures ou de fausses baies, restent nus. Rien n'est plus choquant que ces murs lisses, froids, entre des contre-forts couverts de détails infinis, petits d'échelle et qui amaigrissent les parties des édifices auxquelles on attache une idée de force.
Plus on s'éloigne du domaine royal et plus ces défauts sont apparents dans l'architecture du XVe siècle, plus les constructeurs s'écartent des principes posés pendant les XIIIe et XIVe siècles, se livrent aux combinaisons extravagantes, prétendent faire des tours de force de pierre, et donnent à leur architecture des formes étrangères à la nature des matériaux, obtenues par des moyens factices, prodiguant le fer et les scellements, accrochant, incrustant une ornementation qui n'est plus à l'échelle des édifices. C'est sur les monuments de cette époque qu'on a voulu longtemps juger l'architecture dite gothique. C'est à peu près comme si on voulait porter un jugement sur l'architecture romaine à Balbek ou à Pola, sans tenir compte des chefs-d'oeuvre du siècle d'Auguste.
Nous devons ici faire une remarque d'une importance majeure; bien que la domination anglaise ait pu paraître, politiquement parlant, très-assurée dans le nord et dans l'ouest de la France pendant une partie des XIVe et XVe siècles, nous ne connaissons pas un seul édifice qui rappelle dans les contrées conquises les constructions que l'on élevait alors en Angleterre. L'architecture ne cesse de rester française. On ne se fait pas faute en Normandie ou dans les provinces de l'ouest d'attribuer certains édifices aux Anglais; que ceux-ci aient fait construire des monuments, nous voulons bien l'admettre, mais ils n'ont eu recours alors qu'à des artistes français, et le fait est facile à constater pour qui a vu les architectures des deux pays; les dissemblances sont frappantes comme principe, comme décoration, et comme moyens d'exécution. Pendant le XIIIe siècle les deux arts anglais et français ne diffèrent guère que dans les détails ou dans certaines dispositions générales des plans, mais à partir du XIVe siècle ces deux architectures prennent des voies différentes qui s'éloignent de plus en plus l'une de l'autre. Jusqu'à la Renaissance aucun élément n'est venu en France retarder ou modifier la marche de l'architecture; elle s'est nourrie de son propre fonds, abusant des principes, poussant la logique au point de torturer la méthode à force de vouloir la suivre et en tirer toutes les conséquences. Tous les exemples du Dictionnaire font voir comme on arrive par une pente insensible du XIIe siècle au XVe fatalement. Chaque tentative, chaque effort, chaque perfectionnement nouveau conduit rapidement à l'apogée, aussi rapidement à la décadence, sans qu'il soit possible d'oser dire: «C'est là où il faut s'arrêter.» C'est une chaîne non interrompue d'inductions, dont on ne peut briser un seul anneau, car ils ont tous été rivés en vertu du principe qui avait fermé le premier. Et nous dirons qu'il serait peut-être plus facile d'étudier l'architecture gothique en la prenant à sa décadence, en remontant successivement des effets aux causes, des conséquences aux principes, qu'en suivant sa marche naturelle; c'est ainsi que la plupart d'entre nous ont été amenés à l'étude des origines de cet art, c'est en le prenant à son déclin, en remontant le courant.
Par le fait, l'architecture gothique avait dit à la fin du XVe siècle son dernier mot, il n'était plus possible d'aller au delà, la matière était soumise, la science n'en tenait plus compte, l'extrême habileté manuelle des exécutants ne pouvait être matériellement dépassée; l'esprit, le raisonnement avaient fait de la pierre, du bois, du fer, du plomb, tout ce qu'on en pouvait faire, jusqu'à franchir les limites du bon sens. Un pas de plus, et la matière se déclarait rebelle, les monuments n'eussent pu exister que sur les épures ou dans le cerveau des constructeurs.
Dès le XIVe siècle l'Italie, qui n'avait jamais franchement abandonné les traditions antiques, qui n'avait que subi partiellement les influences des arts de l'Orient ou du Nord, relevait les arts romains. Philippe Brunelleschi, né en 1375 à Florence, après avoir étudié les monuments antiques de Rome, non pour en connaître seulement les formes extérieures mais plus encore pour se pénétrer des procédés employés par les constructeurs romains, revenait dans sa patrie au commencement du XVe siècle et après mille difficultés suscitées par la routine et l'envie, élevait la grande coupole de l'église de Sainte-Marie-des-Fleurs. L'Italie, qui conserve tout, nous a transmis jusqu'aux moindres détails de la vie de ce grand architecte, qui ne se borne pas à cette oeuvre seule; il construisit des citadelles, des abbayes, les églises du Saint-Esprit, de Saint-Laurent à Florence, des palais... Brunelleschi était un homme de génie, et peut être considéré comme le père de l'architecture de la Renaissance en Italie, car s'il sut connaître et appliquer les modèles que lui offrait l'antiquité, il donna cependant à ses oeuvres un grand caractère d'originalité rarement dépassé par ses successeurs, égalé peut-être par le Bramante, qui se distingue au milieu de tant d'artistes illustres, ses contemporains, par un goût pur, une manière simple, et une grande sobriété dans les moyens d'exécution.
À la fin du XVe siècle ces merveilles nouvelles qui couvraient le sol de l'Italie faisaient grand bruit en France. Quand Charles VIII revint de ses folles campagnes, il ramena avec lui une cour étonnée des splendeurs d'outre-monts, des richesses antiques et modernes que renfermaient les villes traversées par ces conquérants d'un jour. On ne rêva plus dès lors que palais, jardins ornés de statues, fontaines de marbre, portiques et colonnes. Les arts de l'Italie devinrent la passion du moment. L'architecture gothique épuisée, à bout de moyens pour produire des effets surprenants, s'empara de ces nouveaux éléments, on la vit bientôt mêler à ses décorations des réminiscences des arts italiens. Mais on ne change pas un art, non plus qu'une langue, du jour au lendemain. Les artistes florentins ou milanais qu'avait pu amener Charles VIII avec lui étaient singulièrement dépaysés au milieu de cette France encore toute gothique, leur influence ne pouvait avoir une action directe sur des corporations de gens de métiers habitués à reproduire les formes traditionnelles de leur pays. Ces corps de métiers, devenus puissants, possédaient toutes les branches des arts et n'étaient pas disposés à se laisser dominer par des étrangers, fort bien venus à la cour, mais fort mal vus par la classe moyenne. La plupart de ces artistes intrus se dégoûtaient bientôt, ne trouvant que des ouvriers qui ne les comprenaient pas ou ne voulaient pas les comprendre. Comme il arrive toujours d'ailleurs, les hommes qui avaient pu se résoudre à quitter l'Italie pour suivre Charles VIII en France n'étaient pas la crème des artistes italiens, mais bien plutôt ces médiocrités qui, ne pouvant se faire jour dans leur patrie, n'hésitent pas à risquer fortune ailleurs. Attirés par de belles promesses des grands, ils se trouvaient le lendemain, quand il fallait en venir à l'exécution, en face de gens de métiers, habiles, pleins de leur savoir, railleurs, rusés, indociles, maladroits par système, opposant à la faconde italienne une force d'inertie décourageante, ne répondant aux ordres que par ce hochement de tête gaulois qui fait présager des difficultés sans nombre là où il aurait fallu trouver un terrain aplani. La cour, entraînée par la mode nouvelle, ne pouvant être initiée à toutes les difficultés matérielles du métier, n'ayant pas la moindre idée des connaissances pratiques, si étendues alors, des constructeurs français, en jetant quelques malheureux artistes italiens imbus des nouvelles formes adoptées par l'Italie (mais probablement très-pauvres traceurs ou appareilleurs) au milieu de ces tailleurs de pierre, charpentiers, rompus à toutes les difficultés du tracé géométrique, ayant une parfaite connaissance des sections de plans les plus compliquées, et se jouant chaque jour avec ces difficultés; la cour, disons-nous, malgré tout son bon vouloir ou toute sa puissance, ne pouvait faire que ses protégés étrangers ne fussent bientôt pris pour des ignorants ou des impertinents. Aussi ces tentatives d'introduction des arts italiens en France à la fin du XVe siècle n'eurent-elles qu'un médiocre résultat. L'architecture indigène prenait bien par-ci par-là quelques bribes à la renaissance italienne, mettait une arabesque, un chapiteau, un fleuron, un mascaron imité sur les imitations de l'antiquité à la place de ses feuillages, de ses corbeilles, de ses choux et de ses chardons gothiques; mais elle conservait sa construction, son procédé de tracé, ses dispositions d'ensemble et de détail.
Les arts qui se développent à la fin du XIIe siècle sont sortis du sein de la nation gallo-romaine, ils sont comme le reflet de son esprit, de ses tendances, de son génie particulier; nous avons vu comme ils naissent en dehors des classes privilégiées en même temps que les premières institutions politiques conquises par les populations urbaines. Les arts de la Renaissance vont découler d'une tout autre source; patronnés par les grands, par les classes lettrées de la société française, ils trouveront longtemps une opposition soit dans le sein du clergé régulier, soit parmi les classes bourgeoises. Nous allons examiner comment ils vinrent s'appuyer sur la Réformation pour s'introduire définitivement sur le vieux sol gallo-romain.
Vers 1483 naissait, dans un petit village du comté de Mansfeld, Martin Luther; mais d'abord jetons les yeux un instant sur la situation du haut clergé à la fin du XVe siècle. Quelques années plus tard Léon X disait: «Maintenant, vivons en paix, la hache ne frappe plus l'arbre au pied, elle ne fait qu'en émonder les branches.» En effet, la papauté se reposant après de si longs et glorieux combats, brillait alors d'un éclat que rien ne semblait devoir ternir, elle régnait sur le monde chrétien autant par la puissance morale qu'elle avait si laborieusement acquise, que par le développement extraordinaire qu'elle avait su donner aux arts et aux lettres. Rome était devenue le centre de toute lumière, de tout progrès. La cour papale, composée d'érudits, de savants, de poëtes, entourée d'une auréole d'artistes, attirait les regards de l'Europe entière.
En Allemagne et en France les évêques étaient possesseurs de pouvoirs féodaux plus ou moins étendus, tout comme les seigneurs séculiers. Les grands établissements religieux, après avoir longtemps rendu d'immenses services à la civilisation, après avoir défriché les terres incultes, établi des usines, assaini les marais, propagé et conservé l'étude des lettres antiques et chrétiennes, lutté contre l'esprit désordonné de la féodalité séculière, offert un refuge à tous les maux physiques et moraux de l'humanité, trouvaient enfin un repos qu'on allait bientôt leur faire payer cher. En Germanie le pouvoir souverain était divisé entre un grand nombre d'électeurs ecclésiastiques et laïques, de marquis, de ducs, de comtes qui ne relevaient que de l'empereur. La portion séculière de cette noblesse souveraine n'acquittait qu'avec répugnance les subsides dus au saint-siége; obligée à une représentation qui n'était pas en rapport avec ses revenus, elle avait sans cesse besoin d'argent; lorsqu'en 1517 Léon X publia des indulgences qu'il permit de prêcher en Allemagne, d'abondantes aumônes qui devaient contribuer à l'achèvement de la grande église de Saint-Pierre de Rome furent réunies par les prédicateurs, tandis que les princes trouvaient les portes fermées lorsqu'ils envoyaient les collecteurs percevoir les impôts. C'est alors qu'un pauvre moine augustin attaque les indulgences dans la chaire à Wittemberg; immédiatement la lutte s'engage avec le saint-siége, lutte ardente pleine de passion de la part du moine saxon, qui se sentait soutenu par toute la noblesse d'Allemagne, pleine de modération et de calme de la part des pontifes romains. Ce pauvre moine était Martin Luther. Bientôt l'Allemagne fut en feu. Luther triomphait; la sécularisation des couvents était un appât pour la cupidité de tous ces princes séculiers qui pouvaient alors mettre la main sur les biens des abbayes, enlever les châsses d'or et d'argent, et les vases sacrés. La sécularisation des couvents eut lieu, car Luther, qui épuisait tout le vocabulaire des injures contre la papauté, les évêques et les moines, ménageait avec le plus grand soin ces princes qui d'un mot eussent pu étouffer sa parole. Le peuple, ainsi qu'il arrive lorsque l'équilibre politique est rompu, ne tarda pas à se mêler de la partie. Il n'y avait pas trois années que Luther avait commencé la guerre contre le pouvoir de la cour de Rome, que déjà autour de lui ses propres disciples le débordent et divisent la réforme en sectes innombrables; on voit naître les Buceriens, les Carlstadiens, les Zwingliens; les Anabaptistes, les OEcolampadiens, les Mélanchthoniens, les Illyriens; on voit un Munzer, curé d'Alstaedt, anabaptiste, soulever les paysans de la Souabe et de la Thuringe, périr avec eux à Franckenhausen, sous les coups de cette noblesse qui protégeait la réforme, et ne trouver chez Luther, en fait de sentiment de pitié (lui qui était la cause première de ces désastres), que ces paroles cruelles: «À l'âne du chardon, un bât et le fouet; c'est le sage qui l'a dit; aux paysans de la paille d'avoine. Ne veulent-ils pas céder, le bâton et le mousquet; c'est de droit. Prions pour qu'ils obéissent, sinon point de pitié; si on ne fait siffler l'arquebuse, ils seront cent fois plus méchants 29.»
Luther voulait que l'on conservât les images; un de ses disciples, Carlstadt, brise presque sous ses yeux les statues et les vitraux de l'église de Tous-les-Saints de Vittemberg. L'Allemagne se couvre de ruines, le marteau de ces nouveaux iconoclastes va frapper les figures des saints jusque dans les maisons, jusque dans les oratoires privés; les riches manuscrits couverts de peinture sont brûlés.
Voilà comment débute le XVIe siècle en Allemagne; par le fait le peuple n'était qu'un instrument, et la noblesse séculière profitait seule de la réforme par la sécularisation, ou plutôt la destruction des établissements religieux. «Trésors d'églises et de couvents, disait Mélancthon, disciple fidèle de Luther, les électeurs gardent tout et ne veulent même rien donner pour l'entretien des écoles!»
Cependant la France, sous le règne de François Ier, commençait à ressentir le contre-coup de cette révolution qui s'opérait en Allemagne, et à laquelle Charles-Quint, préoccupé de plus vastes projets, n'opposait qu'une résistance indécise. Peut-être même en affaiblissant le pouvoir du saint-siége la réforme servait-elle une partie de ces projets, et pensait-il pouvoir la diriger dans le sens de sa politique, et l'arrêter à son temps. Luther ne pouvait cependant exercer en France la même influence qu'en Allemagne; sa parole brutale, grossière, ses prédications semées d'injures ramassées dans les tavernes, n'eussent pas agi sur l'esprit des classes éclairées de notre pays; ses doctrines toutefois, condamnées par la Sorbonne, avaient rallié quelques adeptes; on a toujours aimé la nouveauté chez nous; et déjà lorsque parut Calvin, les diatribes de Luther contre le pape et les princes de l'Église avaient séduit des docteurs, des nobles lettrés, des écoliers en théologie, des artistes jaloux de la protection donnée aux Italiens et qui croyaient avoir tout à gagner en secouant le joug de Rome. La mode était à la réforme; il ne nous appartient pas de nous étonner de ces entraînements des peuples, nous qui avons vu s'accomplir une révolution en un jour aux cris de la réforme. Calvin était né en 1509 à Noyon. Luther, le moine saxon, avait la parole insolente, le visage empourpré, le geste et la voix terribles; Calvin, la démarche austère, la face cadavéreuse, l'apparence maladive; il ménagera la forme dans ses discours comme dans ses écrits; nature opiniâtre, prudente, il ne tombera pas chaque jour dans les plus étranges contradictions comme son prédécesseur de Wittemberg; mais marchant pas à pas, théologien diplomate, il ne reculera jamais. Luther, ne sachant comment maîtriser la tempête qu'il avait déchaînée contre la société, poussait la noblesse allemande au massacre de milliers de paysans fanatisés par un fou; Calvin poursuivra, dénoncera Servet, et le fera bruler vif parce qu'il se sera attaqué à sa vanité de réformateur. Voilà les deux hommes qui allaient modifier profondément une grande partie de l'Europe catholique, et qui, sous le prétexte d'affranchir les âmes de la domination du saint-siége, commençaient par s'appuyer sur le despotisme le plus intolérant, le plus fatal au développement de la liberté de conscience, le plus fatal aux arts qui ont besoin, pour conserver leur originalité, du libre arbitre; et qui demeurent inféconds là où s'élève un pouvoir qui réunit sous sa main le temporel et le spirituel. Le catholicisme ne pouvait soutenir cette guerre soulevée contre le dogme de l'Église qu'en opposant à l'esprit d'anarchie et d'intolérance une armée réunie sous une discipline sévère. Comme contre-poids au principe de la réforme, saint Ignace de Loyola s'élève, organise sa milice dont la force immense s'appuie sur le principe de l'obéissance absolue à l'esprit et à la lettre. Ainsi s'éteint au sein même du catholicisme ce germe vivifiant de discussion, de controverse, d'innovation hardies, qui avait fait naître nos grands artistes des XIIe et XIIIe siècles.
L'imprimerie donne tout à coup une extension immense à des luttes qui, sans elle, n'eussent peut-être pas dépassé les murs de Wittemberg. Grâce à ce moyen de répandre les idées nouvelles d'un bout de l'Europe à l'autre parmi toutes les classes de la société, chacun devient docteur, discute les Écritures, interprète à sa guise les mystères de la religion, chacun veut former une Église, et tout ce grand mouvement aboutit à la perte de la liberté de conscience, à la confusion du spirituel et du temporel sous un même despotisme. Henry VIII, roi théologien, comprend le premier l'importance politique de la réforme, et après avoir réfuté les doctrines de Luther, ne pouvant obtenir du pape la rupture de son mariage avec Catherine d'Aragon, il adopte tout à coup les principes du réformateur, épouse Anne de Boulen, confisque à son profit le pouvoir spirituel de l'Angleterre, en même temps qu'il supprime les abbayes, les monastères, et s'empare de leurs revenus et de leurs trésors. De pareils exemples étaient bien faits pour séduire la noblesse catholique; se soustraire à la prépondérance spirituelle du clergé, s'emparer des biens temporels ecclésiastiques, était un appât qui ne pouvait manquer d'entraîner la féodalité séculière vers la réforme; puis, encore une fois, la mode s'en mêlait en France; sans se ranger avec enthousiasme sous la bannière de Luther ou sous celle de Calvin, la curiosité était excitée; ces luttes contre le pouvoir si fort alors de la papauté, attiraient l'attention; on était, comme toujours, en France, disposé dans la classe éclairée, sans en prévoir les conséquences, à protéger les idées nouvelles. Marguerite de Navarre, dans sa petite cour de Nérac, donnait asile à Calvin, à Le Fèvre d'Étaples, qui tous deux étaient mal avec la Sorbonne. Les grandes dames se moquaient de la messe catholique, avaient composé une messe à sept points, et s'élevaient fort contre la confession. La Sorbonne se fâchait, on la laissait faire. La duchesse d'Étampes avait à coeur d'amener le roi François à écouter les réformistes. On disputait; chaque jour élevait un nouveau prédicateur cherchant à acquérir du renom en énonçant quelque curieuse extravagance; les esprits sains (et ils sont toujours en minorité) s'attristaient, voyaient bien quelles tempêtes s'amoncelaient derrière ces discussions de salons; mais il faut le dire, l'agitation était dans la société. Les anciennes études théologiques, ces sérieuses et graves méditations des docteurs des XIIe et XIIIe siècles, avaient fait leur temps, on voulait autre chose; l'étude du droit, fort avancée alors, venait protester contre l'organisation féodale. François Ier fondait en France des chaires de droit romain à l'instar de celles de Bologne; il dotait un collége trilingue dont Érasme eût été le directeur si Charles-Quint ne nous l'eût enlevé. On s'éprenait exclusivement des lettres antiques. C'était un mouvement irrésistible comme celui qui, au XIIe siècle, avait fait sortir la société de la barbarie; mais il manque au XVIe siècle une de ces figures comme celle de saint Bernard, pour contenir, régler et faire fructifier cette agitation qui bientôt va se perdre dans le sang et les ruines.
Mais voyez quelles étranges contradictions! comme ce siècle marche à l'aventure!... Nous avons dit un mot du peu de succès des tentatives de Charles VIII pour faire prévaloir en France les arts de la renaissance italienne; comme ces efforts n'avaient pu entamer l'esprit traditionnel des corporations d'artisans; nous avons vu (voy. ARCHITECTE) comme à la fin du XVe siècle la puissance de ces corporations avait absorbé l'unité de direction, et comment l'architecte avait peu à peu disparu sous l'influence séparée de chaque corps d'état agissant directement. L'Italie, Florence, Rome surtout, avait appris à nos artistes, ne fût-ce que par la présence en France de ces hommes amenés par Charles VIII et auxquels on voulait confier la direction des travaux, que ces merveilles, tant admirées au delà des alpes, étaient dues non point à des corps de métiers agissant séparément, mais à des artistes isolés, à des architectes, quelquefois sculpteurs et peintres en même temps, soumettant les ouvriers à l'unité de direction. On voit surgir sous le règne de François Ier des hommes, en France, qui, à l'imitation des maîtres italiens, et par la volonté de la cour et des grands seigneurs, viennent à leur tour imposer leurs projets aux corps d'artisans, et les faire exécuter sans admettre leur intervention autrement que comme ouvriers. Et parmi ces artistes, qui ont appris de l'Italie à relever leur profession, qui s'inspirent de son génie et des arts antiques si bien renouvelés par elle, beaucoup embrassent le parti de la réforme qui met Rome au ban de l'Europe! qui désigne Léon X, cet homme d'un goût si élevé, ce protecteur si éclairé des artistes, comme l'Antéchrist!
Mais il faut dire qu'en France la réforme ne se montre pas à son début, comme en Allemagne, ennemie des arts plastiques; elle ne brise pas les images, ne brûle pas les tableaux et les manuscrits enrichis de peintures; au contraire, presque exclusivement adoptée par la classe noble et par la portion la plus élevée du tiers état, on ne la voit faire des prosélytes au milieu des classes inférieures que dans quelques provinces de l'ouest, et dans ces contrées où déjà au XIIe siècle les Albigeois avaient élevé une hérésie en face de l'Église catholique. L'aristocratie plus instruite qu'elle ne l'avait jamais été, lettrée, adonnée avec passion à l'étude de l'antiquité, suivait le mouvement imprimé par le roi François Ier, déployait un luxe inconnu jusqu'alors dans la construction de ses châteaux et de ses maisons de ville. Elle démantelait les vieux manoirs féodaux pour élever des habitations ouvertes, plaisantes, décorées de portiques, de sculptures, de statues de marbre. La royauté donnait l'exemple en détruisant ce vieux Louvre de Philippe Auguste et de Charles V. La grosse tour du Louvre, de laquelle relevaient tous les fiefs de France, elle-même n'était pas épargnée, on la rasait pour commencer les élégantes constructions de Pierre Lescot. François Ier vendait son hôtel Saint-Paul «fort vague et ruyneux... auquel n'avons accoustumé faire résidence, parce que avons en nostre bonne ville plusieurs autres bons logis et places somptueuses, et que ledit hostel nous est et à nostredit domaine de peu de valeur 30...» L'architecture civile envahissait l'architecture féodale où jusqu'alors tout était presque entièrement sacrifié aux dispositions de défense; et le roi François accomplissait ainsi au moyen des arts, en entraînant sa noblesse dans cette nouvelle voie, la grande révolution politique commencée par Louis XI. Les seigneurs féodaux subissant l'empire de la mode, démolissant eux-mêmes leurs forteresses, prodiguant leurs trésors pour changer leurs châteaux sombres et fermés en maisons de plaisance, adoptant les nouveautés prêchées par les réformistes, ne voyaient pas que le peuple applaudissait à leur amour pour les arts qui détruisait leurs nids féodaux, ne les suivait pas dans leurs idées de réforme religieuse, que la royauté les laissait faire, et qu'à un jour donné rois et peuple, profitant de cet entraînement imprudent, viendraient leur arracher les derniers vestiges de leur puissance.
L'étude des lettres et des arts qui jusqu'alors avaient été exclusivement cultivés par le clergé et le tiers état, pénétrait dans la classe aristocratique et jetait ainsi un nouvel élément de fusion entre les différents ordres du pays. Malgré le désordre administratif, les fautes et les malheurs qui signalent le commencement du XVIe siècle en France, le pays était en voie de prospérité, le commerce, l'industrie, les sciences et les arts prenaient un développement immense; il semblait que la France eût des trésors inconnus qui comblaient toutes les brèches faites à son crédit par des revers cruels et des dilapidations scandaleuses. Les villes crevaient leurs vieilles enceintes de tous côtés pour s'étendre; on reconstruisait sur des plans plus vastes les hôtels de ville, les marchés, les hospices; on jetait des ponts sur les rivières; on perçait de nouvelles routes; l'agriculture, qui jusqu'alors avait été un des plus puissants moyens d'influence employés par les établissements religieux, commençait à être étudiée et pratiquée par quelques grands propriétaires appartenant au tiers état; elle devint «l'objet de dispositions législatives dont quelques-unes sont encore en vigueur 31.» L'État établissait une police sur les eaux et forêts, sur l'exploitation des mines. Ce grand mouvement effaçait peu à peu l'éclat jeté par les monastères dans les siècles précédents. Des abbayes étaient sécularisées, leur influence morale se perdait, et beaucoup d'entre elles tombaient en des mains laïques. La France était remplie d'églises élevées pendant les trois derniers siècles, lesquelles suffisaient, et au delà, aux besoins du culte, et la réforme diminuait le nombre des fidèles. Rome, et tout le clergé catholique n'avaient pas, dès le commencement du XVIe siècle, compris toute l'importance des doctrines prêchées par les novateurs. L'Église qui se croyait, après de si glorieux combats, définitivement affermie sur sa base divine, n'avait pas pris les armes assez tôt; elle allait au concile de Trente arrêter les progrès de l'incendie, mais il était déjà bien tard, et il fallut faire la part du feu. Une réforme était devenue nécessaire dans son sein, et l'Église l'avait elle-même solennellement reconnu au concile de Latran; elle fut débordée par cette prodigieuse activité intellectuelle du XVIe siècle, par les nouvelles tendances politiques des populations d'Allemagne et de France; elle fut trahie par son ancienne ennemie, la féodalité, et la féodalité fut à son tour emportée par la tempête qu'elle avait soulevée contre l'Église. L'esprit original, natif, individuel des peuples s'épuisa dans ces luttes terribles qui chez nous désolèrent la seconde moitié du XVIe siècle, et la royauté seule s'établit puissante sur ces ruines. Louis XIV clôt la Renaissance. Les arts, comme toujours, furent associés à ces grands mouvements politiques. Jusqu'à Louis XIV c'est un fleuve rapide, fécondant, varié dans son cours, roulant dans un lit tantôt large tantôt resserré, attirant à lui toutes les sources, intéressant à suivre dans ses détours; sous Louis XIV, ce fleuve devient un immense lac aux eaux dormantes, infécondes, aux reflets uniformes, qui étonne par sa grandeur mais qui ne nous transporte nulle part, et fatigue le regard par la monotonie de ses aspects. Aujourd'hui les digues sont rompues et les eaux s'échappent de toutes parts en désordre par cent issues; où vont-elles? Nul ne le sait.
Avec la Renaissance s'arrêtent les développements de l'architecture religieuse en France. Elle se traîne pendant le XVIe siècle indécise, conservant et repoussant tour à tour ses traditions, n'ayant ni le courage de rompre avec les formes et le système de construction des siècles précédents, ni le moyen de les conserver (voy. ARCHITECTURE RELIGIEUSE). L'architecture monastique frappée au coeur s'arrête court. L'architecture civile prend un nouvel essor pendant toute la durée du XVIe siècle et produit seule des oeuvres vraiment originales (voy. ARCHITECTURE CIVILE). Quant à l'architecture militaire, il n'est pas besoin de dire qu'elle se modifie profondément au moment où l'artillerie vient changer le système de l'attaque et celui de la défense des places fortes.
Note 28: (retour) La dénomination d'architecture romane est très-vague, sinon fausse. La langue romane «était circonscrite sur un sol dont on connaît les limites, en deçà et au delà de la Loire.» En peut-on dire autant de l'architecture que l'on désigne sous le nom de romane? (Voy. dans l'art. de M. Vitet précité, p. 30 et 31, la judicieuse critique sur cette dénomination.)
ARCHITECTURE RELIGIEUSE. Chez tous les peuples l'architecture religieuse est la première à se développer. Non-seulement au milieu des civilisations naissantes, le monument religieux répond au besoin moral le plus puissant, mais encore il est un lieu d'asile, de refuge; une protection contre la violence. C'est dans le temple ou l'église que se conservent les archives de la nation, ses titres les plus précieux sont sous la garde de la Divinité; c'est sous son ombre que se tiennent les grandes assemblées religieuses ou civiles, car dans les circonstances graves, les sociétés qui se constituent, ont besoin de se rapprocher d'un pouvoir surhumain pour sanctionner leurs délibérations. Ce sentiment que l'on retrouve chez tous les peuples, se montre très-prononcé dans la société chrétienne. Le temple païen n'est qu'un sanctuaire où ne pénètrent que les ministres du culte et les initiés, le peuple reste en dehors de ses murs, aussi les monuments de l'antiquité là où ils étaient encore debout, en Italie, sur le sol des Gaules, ne pouvaient convenir aux chrétiens. La basilique antique avec ses larges dimensions, sa tribune, ses ailes ou bas côté, son portique antérieur, se prêtait au culte de la nouvelle loi. Il est même probable que les dispositions de l'édifice romain eurent une certaine influence sur les usages adoptés par les premiers chrétiens du moment qu'ils purent sortir des catacombes et exercer leur culte ostensiblement. Mais dans les limites que nous nous sommes tracées, nous devons prendre, comme point de départ, la basilique chrétienne de l'époque carlovingienne, dont les dispositions s'éloignaient déjà de la basilique antique. Alors on ne se contentait plus d'un seul autel, il fallait élever des tours destinées à recevoir des cloches pour appeler les fidèles, et les avertir des heures de prières. La tribune de la basilique antique n'était pas assez vaste pour contenir le clergé nombreux réuni dans les églises; le choeur devait empiéter sur les portions abandonnées au public dans le monument romain. L'église n'était pas isolée, mais autour d'elle, comme autour du temple païen, se groupaient des bâtiments destinés à l'habitation des prêtres et des clercs; des portiques, des sacristies, quelquefois même des écoles, des bibliothèques, de petites salles pour renfermer les trésors, les chartes, les vases sacrés et les ornements sacerdotaux, des logettes pour des pénitents ou ceux qui profitaient du droit d'asile. Une enceinte enveloppait presque toujours l'église et ses annexes, le cimetière et des jardins; cette enceinte, fermée la nuit, était percée de portes fortifiées. Un grand nombre d'églises étaient desservies par un clergé régulier dépendant d'abbayes ou de prieurés, et se rattachant ainsi à l'ensemble de ces grands établissements. Les églises collégiales, paroissiales et les chapelles elles-mêmes, possédaient dans une proportion plus restreinte tous les services nécessaires à l'exercice du culte, de petits cloîtres, des sacristies, des trésors, des logements pour les desservants. D'ailleurs les collégiales, paroisses et chapelles étaient placées sous la juridiction des évêques, les abbayes et les prieurés exerçaient aussi des droits sur elles, et parfois même les seigneurs laïques construisaient des chapelles, érigeaient des paroisses en collégiales, sans consulter les évêques, ce qui donna lieu souvent à de vives discussions entre ces seigneurs et les évêques. Les cathédrales comprenaient dans leurs dépendances les bâtiments du chapitre, de vastes cloîtres, les palais des évêques, salles synodales etc. (voy. ÉVÊCHÉ, SALLE SYNODALE, CLOÎTRE, ARCHITECTURE MONASTIQUE, TRÉSOR, SACRISTIE, SALLE CAPITULAIRE).
Nous donnons ici (1) pour faire connaître quelle était la disposition générale d'une église de moyenne grandeur au Xe siècle, un plan qui sans être copié sur tel ou tel édifice existant, résume l'ensemble de ces dispositions. I est le portique qui précède la nef, le Narthex de la basilique primitive, sous lequel se tiennent les pénitents auxquels l'entrée de l'église est temporairement interdite, les pèlerins qui arrivent avant l'ouverture des portes. De ce porche, qui généralement est couvert en appentis, on pénètre dans la nef et les bas côtés par trois portes fermées pendant le jour par des voiles. N les fonts baptismaux placés soit au centre de la nef, soit dans l'un des collatéraux H. G la nef au milieu de laquelle est réservé un passage libre séparant les hommes des femmes. P la tribune, les ambons, et plus tard le jubé où l'on vient lire l'épître et l'évangile. A le bas choeur où se tiennent les clercs. O l'entrée de la confession, de la crypte qui renferme le tombeau du saint sur lequel l'église a été élevée; des deux côtés les marches pour monter au sanctuaire. C l'autel principal. B l'exèdre au milieu duquel est placé le siège de l'évêque, de l'abbé ou du prieur; les stalles des chanoines ou des religieux s'étendent plus ou moins à droite et à gauche. E les extrémités du transsept. D des autels secondaires. F la sacristie, communiquant au cloître L et aux dépendances. Quelquefois, du porche on pénètre dans le cloître par un passage et une porterie K. Alors les clochers étaient presque toujours placés, non en avant de l'église, mais près du transsept en M sur les dernières travées des collatéraux. Les religieux se trouvaient ainsi plus à proximité du service des cloches, pour les offices de nuit, ou n'étaient pas obligés de traverser la foule des fidèles pour aller sonner pendant la messe. L'abbaye Saint-Germain des Prés avait encore à la fin du siècle dernier ses deux tours ainsi placées. Cluny, Vézelay, beaucoup d'autres églises abbatiales, de prieurés, des paroisses même, un grand nombre de cathédrales possèdent ou possédaient des clochers disposés de cette manière. Châlons-sur-Marne laisse voir encore les étages inférieurs de ses deux tours bâties des deux côtés du choeur. L'abbé Lebeuf, dans son Histoire du diocèse d'Auxerre, rapporte qu'en 1215, l'évêque Guillaume de Seignelay, faisant rebâtir le choeur de la cathédrale de Saint-Étienne que nous admirons encore aujourd'hui, les deux clochers romans, qui n'avaient point encore été démolis mais qui étaient sapés à leur base pour permettre l'exécution des nouveaux ouvrages, s'écroulèrent l'un sur l'autre sans briser le jubé, ce qui fut regardé comme un miracle 32.
À cette époque (nous parlons du Xe siècle), les absides et les étages
inférieurs des clochers étaient presque toujours les seules parties
voûtées, les nefs, les bas côtés, les transsepts étaient couverts par
des charpentes. Cependant déjà des efforts avaient été tentés pour
établir des voûtes dans les autres parties des édifices religieux où ce
genre de construction ne présentait pas de grandes difficultés. Nous
donnons (2) le plan de la petite église de Vignory (Haute-Marne) qui
déjà contient un bas côté avec chapelles absidales pourtournant le
sanctuaire. Ce bas côté B est voûté en berceau; quatre autres petits
berceaux séparés par des arcs-doubleaux flanquent les deux travées qui
remplacent le transsept en avant de l'abside. Le sanctuaire C est voûté
en cul-de-four, et deux arcs-doubleaux DD contre-buttent les bas côtés
AA sur lesquels étaient élevés deux clochers; un seul subsiste encore,
reconstruit en grande partie au XIe siècle. Tout le reste de l'édifice
est couvert par une charpente apparente et façonnée
33. La coupe
transversale que nous donnons également sur la nef (3) fait comprendre
cette intéressante construction dans laquelle on voit apparaître la
voûte mêlée au système primitif des couvertures en bois. On remarquera
que la nef présente un simulacre de galerie qui rappelle encore la
galerie du premier étage de la basilique romaine; ce n'est plus à
Vignory qu'une décoration sans usage et qui paraît être une concession à
la tradition. Bientôt cependant on ne se contenta plus de voûter
seulement le choeur, les chapelles absidales et leurs annexes, on voulut
remplacer partout les charpentes destructibles par des voûtes en pierre,
en moellon ou en brique; ces charpentes brûlaient se pourrissaient
rapidement; quoique peintes, elles ne présentaient pas cet aspect
monumental et durable que les constructeurs du moyen âge s'efforçaient
de donner à l'église.
Les différentes contrées qui depuis le XIIIe siècle composent le sol de la France ne procédèrent pas de la même manière pour voûter la basilique latine. Dans l'ouest, à Périgueux, dès la fin du Xe siècle on élevait la cathédrale et la grande église abbatiale de Saint-Front (voy. ARCHITECTURE, développement de l') sous l'influence de l'église à coupoles de Saint-Marc de Venise 34.
Ce monument, dont nous donnons le plan et une coupe transversale, succédait à une basilique bâtie suivant la tradition romaine. C'était une importation étrangère à tout ce qui avait été élevé à cette époque sur le sol occidental des Gaules depuis l'invasion des barbares. Le plan (4) reproduit non-seulement la forme mais aussi la dimension de celui de Saint-Marc, à peu de différences près. La partie antérieure de ce plan laisse voir les restes de l'ancienne basilique latine modifiés à la fin du Xe siècle par la construction d'une coupole derrière le narthex, et d'un clocher posé à cheval sur les travées de l'ancienne nef. L'église de Saint-Front se trouvait alors posséder un avant-porche (le narthex primitif), un second porche voûté, le vestibule sous le clocher, et enfin le corps principal de la construction couvert par cinq coupoles posées sur de larges arcs-doubleaux et sur pendentifs (5).
Ici les
coupoles et les arcs-doubleaux ne sont pas tracés comme à Saint-Marc de
Venise, suivant une courbe plein cintre, mais présentent des arcs
brisés, des formes ogivales, bien qu'alors en France l'arc en
tiers-point ne fût pas adopté; mais les constructeurs de Saint-Front,
fort peu familiers avec ce système de voûtes, ont certainement recherché
l'arc brisé afin d'obtenir une plus grande résistance et une poussée
moins puissante (V. CONSTRUCTION, COUPOLE). Cette importation de la
coupole sur pendentifs ne s'applique pas seulement à l'église de
Saint-Front et à celle de la cité de Périgueux. Pendant les XIe et XIIe
siècles on construit dans l'Aquitaine une grande quantité d'églises à
coupoles; les églises de Souliac, de Cahors, d'Angoulême, de Trémolac,
de Saint-Avit-Senieur, de Salignac, de Saint-Émilion, de Saint-Hilaire
de Poitiers, de Fontevrault, du Puy en Vélay, et beaucoup d'autres
encore, possèdent des coupoles élevées sur pendentifs. Mais l'église de
Saint-Front présente seule un plan copié sur celui de Saint-Marc. Les
autres édifices que nous venons de citer conservent le plan latin avec
ou sans transsepts et presque toujours sans bas côtés. Nous donnons ici
le plan de la belle église abbatiale de Fontevrault (6) qui date du XIIe
siècle, et qui possède une série de quatre coupoles sur pendentifs dans
sa nef, disposées et contre-buttées ainsi que celles de la cathédrale
d'Angoulême, avec beaucoup d'art.