Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 1 - (A)
De la première entrée on accédait dans une cour A, autour de laquelle étaient placées des granges, des écuries, étables, etc., puis un grand bâtiment G, contenant des celliers et le logement des frères convers qui ne se trouvaient pas ainsi dans l'enceinte réservée aux religieux profès. En H était le logement de l'abbé et des hôtes, également au dehors du cloître; en N l'église, à laquelle les frères convers et les hôtes accédaient par une porte particulière en S. B le grand cloître; K le réfectoire; I la cuisine; M les dortoirs et leur escalier L; C le petit cloître, et P les cellules des copistes, comme à Clairvaux, avec la bibliothèque au-dessus; R la grande infirmerie, pour les vieillards incapables de se livrer aux travaux actifs, et les malades. Une enceinte enveloppait tous les bâtiments, les jardins et cours d'eau destinés à leur arrosage. On voit qu'ici l'article de la constitution de l'ordre concernant la disposition des bâtiments était scrupuleusement exécuté. Sur l'église, une seule flèche, de modeste apparence, élevée au centre du transsept, suffisait au petit nombre de cloches nécessaires au monastère; mais à Cîteaux l'abside était terminée carrément, et en cela le choeur de l'église de Clairvaux, bâti pendant la seconde moitié du XIIe siècle, différait de l'abbaye mère.
L'abbaye de Pontigny, fondée en 1114, un an avant celle de Clairvaux, dans une vallée du diocèse d'Auxerre, jusqu'alors inculte et déserte, paraît avoir adopté la seconde, vers la fin du XIIe siècle dans le plan de son église, une abside avec chapelles carrées rayonnantes; voici (8) le plan de cette abbaye. De même qu'à Clairvaux et qu'à Cîteaux le transsept possède quatre chapelles carrées. L'église A est précédée d'un porche bas, s'ouvrant en dehors par une suite d'arcades. Ici le grand cloître C est situé au nord de l'église, mais cette disposition peut s'expliquer par la situation du terrain. Il fallait que les services du monastère fussent, conformément aux usages de Cîteaux, à proximité de la petite rivière qui coule de l'est à l'ouest, et l'église ne pouvait être bâtie sur la rive droite de ce cours d'eau, parce qu'elle est vaseuse, tandis que la rive gauche donne un bon sol, dès lors le cloître devant être forcément entre l'église et ce cours d'eau, ne pouvait être bâti qu'au nord de la nef. D'ailleurs, le climat est beaucoup moins rude à Pontigny qu'à Clairvaux et Cîteaux, et l'orientation méridionale du cloître était moins nécessaire. B est l'oratoire primitif qui avait été conservé; D la salle du chapitre; E le grand réfectoire; F la cuisine et ses dépendances avec sa petite cour séparée sur le cours d'eau; G le chauffoir; H le noviciat; I les pressoirs; K la sacristie; L des granges avec les logements des frères convers à proximité, en dehors de la clôture des religieux, comme à Cîteaux et à Clairvaux. Le logement de l'abbé et des hôtes, ainsi que les dépendances étaient à l'ouest proche de la première entrée du monastère. M la chapelle de Saint-Thomas Becket qui fut, comme chacun sait, obligé de se réfugier à Pontigny. Un grand bassin aux ablutions était placé au milieu du cloître. De vastes jardins entouraient cet établissement, et s'étendaient à l'est de l'église.
Comparativement à Cîteaux et à Clairvaux, Pontigny est un monastère de second ordre, et cependant sa filiation s'étendait en France, en Italie, en Hongrie, en Pologne et en Angleterre; trente maisons étaient placées sous sa juridiction, toutes fondées de 1119 à 1230. Parmi ces maisons nous citerons celles de Condom, de Châblis, du Pin, de Cercamp, de Saint-Léonard en France; de San-Sebastiano, de Saint-Martin de Viterbe en Italie; de Sainte-Croix, de Zam, de Kiers en Hongrie, etc., etc.
Il ne paraît pas que l'abbaye de Pontigny ait jamais été entourée de fortes murailles comme sa mère Cîteaux, et ses soeurs Clairvaux et Morimond; c'était là un établissement presque exclusivement agricole, nous n'y trouvons plus ce petit cloître réservé aux travaux littéraires; pas d'école, pas de cellules pour les copistes, pas de grande bibliothèque. Les moines de Pontigny, en effet, convertirent bientôt la vallée déserte et marécageuse où ils s'étaient établis en un riche territoire qui est devenu l'une des vallées les plus fertiles de l'Auxois; ils possédaient 2895 arpents de bois, ils avaient planté des vignes à Châblis, à Pontigny, à Saint-Bris; entretenaient 40 arpents de beaux prés, trois moulins, une tuilerie, et de nombreux domaines 85.
Comme Pontigny, l'abbaye des Vaux-de-Sernay dans le diocèse de Paris était un établissement purement agricole; fondé en 1128 (9), il n'avait pas l'importance des établissements de Clairvaux, de Morimond, de Pontigny, mais on trouve dans ce plan la simplicité d'ordonnance et la régularité des édifices enfantés par Cîteaux; toujours les quatre chapelles ouvertes à l'est dans le transsept, et comme à Cîteaux une abside carrée. En A est l'église; en B le cloître; en C le réfectoire, disposé perpendiculairement au cloître conformément au plan de Cîteaux et contrairement aux usages monastiques adoptés par les autres règles. La cuisine et le chauffoir étaient à proximité.
Le grand bâtiment qui prolonge le transsept contenait au rez-de-chaussée
la salle du chapitre, la sacristie, parloirs, etc.; au bout, des
latrines; au-dessus, le dortoir. Près de l'entrée, comme à Pontigny, il
existe une grange considérable; en E un moulin. Le colombier D, que nous
avons réuni à ce plan, se trouve éloigné du cloître dans les vastes
dépendances qui entourent l'abbaye
86. Mais voici maintenant une abbaye
de troisième classe de l'ordre de Cîteaux, c'est Fontenay près Montbard
(9 bis). L'église A est d'une extrême simplicité comme construction, son
abside est carrée, sans chapelles, et quatre chapelles carrées s'ouvrent
seulement sur le transsept; cette disposition apparaît toujours, comme
on le voit, dans les églises de la règle de Cîteaux, ainsi que le porche
fermé en avant de la nef. Le cloître C est placé au midi, le cours d'eau
H étant de ce côté de l'église. En F est la salle capitulaire, à la
suite le réfectoire, les cuisines et le chauffoir avec sa cheminée; en D
sont les dortoirs; mais ces constructions ont été relevées au XVe
siècle. Dans l'origine le dortoir était placé, suivant l'usage, à la
suite du transsept de l'église, afin de faciliter aux moines l'accès du
choeur pour les offices de nuit. Le long du ruisseau sont établis des
granges, celliers, etc. La porte est en E avec les étables et écuries.
Les autres services de cet établissement ont disparu aujourd'hui. Le
monastère de Fontenay est situé dans un vallon resserré, sauvage, et de
l'aspect le plus pittoresque; des étangs considérables, retenus par les
moines en amont du couvent à l'est, servent encore aujourd'hui à faire
mouvoir de nombreuses usines, telles que moulins, fouleries, scieries,
dans les bâtiments desquelles on rencontre quantité de fragments du XIIe
siècle. Fontenay était surtout un établissement industriel, comme
Pontigny était un établissement agricole. On trouve en amont du
monastère des traces considérables de mâchefer, ce qui donne lieu de
supposer que les moines avaient établi des forges autour de la maison
religieuse
87. Nous avons vu plus haut que des métairies étaient
établies dans le voisinage des grandes abbayes pour la culture des
terres, qui bientôt vinrent augmenter les domaines des religieux. Ces
métairies conservaient leur nom primitif de villæ: c'étaient de
grandes fermes occupées par des frères convers et des valets sous la
direction d'un religieux qui avait le titre de frère hospitalier, car
dans ces villæ comme dans les simples granges isolées même,
l'hospitalité était assurée au voyageur attardé; et à cet effet, une
lampe brûlait toute la nuit dans une petite niche pratiquée au-dessus ou
à côté de la porte de ces bâtiments ruraux, comme un fanal destiné à
guider le pèlerin, et à ranimer son courage
88.
Voici donc (10) l'une de ces métairies; dépendance de Clairvaux, elle est jointe au plan de ce monastère donné plus haut, et est intitulée villæ Outraube. En A est la porte principale de l'enceinte, traversée par un cours d'eau B; deux granges immenses, dont l'une est à sept nefs, sont bâties en C; l'une de ces granges a son entrée sur les dehors. Dans une enceinte particulière D sont disposés les bâtiments d'habitation des frères convers et des valets, en E sont des étables et écuries. Une autre porte s'ouvre à l'extrémité opposée à la première, en F, c'est là que loge le frère hospitalier. Ces villæ n'étaient pas toujours munies de chapelles, et ses habitants devaient se rendre aux églises des abbayes ou prieurés voisins pour entendre les offices.
Il fallait, conformément aux statuts de l'ordre, qu'une villa, qu'une grange, fussent placées à une certaine distance de l'abbaye mère pour prendre le titre d'abbaye et qu'elles pussent suffire à l'entretien de treize religieux au moins. Quand les établissements ruraux ne possédaient que des revenus trop modiques pour nourrir treize religieux, ils conservaient leur titre de villa ou de simple grange 89.
L'ordre bénédictin de Cluny possédait des établissements secondaires qui avaient des rapports avec les granges cisterciennes; on les désignait sous le nom d'Obédiences 90. Ces petits établissements possédaient tout ce qui constitue le monastère: un oratoire, un cloître avec ses dépendances; puis autour d'une cour voisine, ouverte, les bâtiments destinés à l'exploitation.
C'était dans les obédiences que l'on reléguait pendant un temps plus ou
moins long les moines qui avaient fait quelque faute et devaient subir
une pénitence; ils se trouvaient soumis à l'autorité d'un prieur, et
condamnés aux plus durs travaux manuels, remplissant les fonctions, qui
dans les grands établissements, étaient confiées aux valets. La plupart
de ces domaines ruraux sont devenus depuis longtemps des fermes
abandonnées aux mains laïques, car bien avant la révolution du dernier
siècle les moines n'étaient plus astreints à ces pénitences corporelles;
cependant nous en avons vu encore un certain nombre dont les bâtiments
sont assez bien conservés.
Auprès d'Avallon, entre cette ville et le village de Savigny, dans un vallon fertile, perdu au milieu des bois et des prairies, on voit encore s'élever un charmant oratoire de la fin du XIIe siècle avec les restes d'un cloître et des dépendances en ruine. Nous donnons (11) le plan de cette obédience qui a conservé le nom de prieuré de Saint-Jean les Bons-Hommes. En A est l'oratoire dont la nef est couverte par un berceau ogival construit en briques de 0m,40 d'épaisseur, toute la construction est d'ailleurs en belles pierres bien appareillées et taillées. Une porte B très-simple mais d'un beau caractère permet aux étrangers ou aux colons du voisinage de se rendre aux offices sans entrer dans le cloître; une seconde porte C sert d'entrée aux religieux pour les offices; en D est le cloître, sur lequel s'ouvre une jolie salle E dans laquelle après laudes les religieux se réunissaient pour recevoir les ordres touchant la distribution du travail du jour. Le dortoir était au-dessus; en F le réfectoire et la cuisine; en G des celliers, granges et bâtiments d'exploitation. Une cour H ouverte en I sur la campagne était destinée à contenir les étables et chariots nécessaires aux travaux des champs. On entrait dans l'enceinte cloîtrée par une porte K. Le frère portier était probablement logé dans une cellule en L. Les traces de ces dernières constructions sont à peine visibles aujourd'hui. En M était la sacristie ayant une issue sur le jardin. Un petit ruisseau passait au nord de l'oratoire en N, et une clôture enfermait du côté de l'est le jardin particulier de ce petit monastère. Voici (12) une élévation prise du côté de l'abside de la chapelle qui donne une idée de ces constructions dont l'extrême simplicité ne manque ni de grâce ni de style. L'entrée de la salle E est charmante, et rappelle les constructions clunisiennes du XIIe siècle.
On comprend comment de vastes établissements, richement dotés, tels que Cluny, Jumiéges, Saint-Denis, Vézelay, Cîteaux, Clairvaux, apportaient dans la construction de leurs bâtiments un soin et une recherche extraordinaires; mais lorsque l'on voit que ce soin, ce respect, dirons-nous, pour l'institut monastique s'étendent jusque dans les constructions les plus médiocres, jusque dans les bâtiments ruraux les plus restreints, on se sent pris d'admiration pour cette organisation bénédictine qui couvrait le sol de l'Europe occidentale d'établissements à la fois utiles et bien conçus, ou l'art véritable, l'art qui sait ne faire que ce qu'il faut, mais faire tout ce qu'il faut, n'était jamais oublié. On s'est habitué dans notre siècle à considérer l'art comme une superfluité que les riches seuls peuvent se permettre; nos colléges, nos maisons d'écoles, nos hospices, nos séminaires, sembleraient aux yeux de certaines personnes ne pas remplir leur but, s'ils n'étaient pas froids et misérables d'aspect, repoussants, dénués de tout sentiment d'art; la laideur paraît imposée dans nos programmes d'établissements d'éducation ou d'utilité publique; comme si ce n'était pas un des moyens les plus puissants de civilisation que d'habituer les yeux à la vue des choses convenables et belles à la fois; comme si l'on gagnait quelque chose à placer la jeunesse et les classes inférieures au milieu d'objets qui ne parlent pas aux yeux, et ne laissent qu'un souvenir froid et triste! C'est à partir du moment où l'égalité politique est entrée dans les moeurs de la nation qu'on a commencé à considérer l'art comme une chose de luxe et non plus comme une nourriture commune, aussi nécessaire et plus nécessaire peut-être aux pauvres qu'aux riches. Les bénédictins ne traitaient pas les questions d'utilité avec le pédantisme moderne, mais en fertilisant le sol, en établissant des usines, en desséchant des marais, en appelant les populations des campagnes au travail, en instruisant la jeunesse, ils habituaient les yeux aux belles et bonnes choses; leurs constructions étaient durables, bien appropriées aux besoins et gracieuses cependant, et loin de leur donner un aspect repoussant ou de les surcharger d'ornements faux, de décorations menteuses, ils faisaient en sorte que leurs écoles, leurs couvents, leurs églises, laissassent des souvenirs d'art qui devaient fructifier dans l'esprit des populations. Ils enseignaient la patience et la résignation aux pauvres, mais ils connaissaient les hommes, sentaient qu'en donnant aux classes ignorantes et déshéritées, la distraction des yeux à défaut d'autre, il faut se garder du faux luxe, et que l'enseignement purement moral ne peut convenir qu'à des esprits d'élite. Cluny avait bien compris cette mission, et était entrée dans cette voie hardiment; ses monuments, ses églises, étaient un livre ouvert pour la foule; les sculptures et les peintures dont elle ornait ses portes, ses frises, ses chapiteaux, et qui retraçaient les histoires sacrées, les légendes populaires, la punition des méchants et la récompense des bons, attiraient certainement plus l'attention du vulgaire, que les éloquentes prédications de saint Bernard. Aussi voyons-nous que l'influence de cet homme extraordinaire (influence qui peut être difficilement comprise par notre siècle où toute individualité s'efface) s'exerce sur les grands, sur les évêques, sur la noblesse et les souverains, sur le clergé régulier qui renfermait alors l'élite intellectuelle de l'Occident; mais en s'élevant par sa haute raison au-dessus des arts plastiques, en les proscrivant comme une monstrueuse et barbare interprétation des textes sacrés, il se mettait en dehors de son temps, il déchirait les livres du peuple; et si sa parole émouvante, lui vivant, pouvait remplacer ces images matérielles, après lui, l'ordre monastique eût perdu un de ses plus puissants moyens d'influence, s'il eût tout entier adopté les principes de l'abbé de Clairvaux. Il n'en fut pas ainsi, et le XIIIe siècle commençait à peine, que les cisterciens eux-mêmes, oubliant la règle sévère de leur ordre, appelaient la peinture et la sculpture pour parer leurs édifices.
Cette constitution si forte des deux plus importantes abbayes de l'Occident, Cluny et Cîteaux, toutes deux bourguignonnes, donne à toute l'architecture de cette province un caractère particulier, un aspect robuste et noble qui n'existe pas ailleurs et qui reste imprimé dans ses monuments jusque vers le milieu du XIIIe siècle. Les clunistes avaient formé une école d'artistes et d'artisans très-avancée dans l'étude de la construction et des combinaisons architectoniques, des sculpteurs habiles, dont les oeuvres sont empreintes d'un style remarquable; c'est quelque chose de grand, d'élevé, de vrai, qui frappe vivement l'imagination, et se grave dans le souvenir. L'école de statuaire des clunistes possède une supériorité incontestable sur les écoles contemporaines du Poitou et de la Saintonge, de la Provence, de l'Aquitaine, de la Normandie, de l'Alsace, et même de l'Ile-de-France. Quand on compare la statuaire et l'ornementation de Vézelay des XIe et XIIe siècles, de Dijon, de Souvigny, de la Charité-sur-Loire, de Charlieu, avec celle des provinces de l'ouest et du nord, on demeure convaincu de la puissance de ces artistes, de l'unité d'école à laquelle ils s'étaient formés (VOY. STATUAIRE, SCULPTURE). Les grandes abbayes bourguignonnes établies dans des contrées où la pierre est abondante et d'une excellente qualité, avaient su profiter de la beauté, de la dimension et de la force des matériaux tirés du sol, pour donner à leurs édifices cette grandeur et cette solidité qui ne se retrouvent plus dans les provinces où la pierre est rare, basse et fragile. L'architecture de Cluny, riche déjà dès le XIe siècle, fine dans ses détails, pouvait encore être imitée dans des contrées moins favorisées en matériaux; mais le style d'architecture adopté par les cisterciens était tellement inhérent à la nature du calcaire bourguignon qu'il ne put se développer ailleurs que dans cette province. Ces raisons purement matérielles, et les tendances générales des ordres monastiques vers le luxe extérieur, tendances vainement combattues, contribuèrent à limiter l'influence architectonique de la règle de Cîteaux. Pendant que saint Bernard faisait de si puissants efforts pour arrêter la décadence, déjà prévue par lui, de l'ordre bénédictin, une révolution dans l'enseignement allait enlever aux établissements monastiques leur prépondérance intellectuelle.
Au XIIe siècle après de glorieuses luttes, des travaux immenses, l'ordre monastique réunissait dans son sein tous les pouvoirs. Saint Bernard représente le principe religieux intervenant dans les affaires temporelles, les gouvernant même quelquefois; Suger, abbé de Saint-Denis, c'est le religieux homme d'État, c'est un ministre, un régent de France. Pierre le Vénérable personnifie la vie religieuse; il est, comme le dit fort judicieusement M. de Rémusat, «l'idéal du moine 91.» À côté de ces trois hommes apparaît Abeilard, l'homme de la science. (VOY. ARCHITECTURE, développements de l'.) Deux écoles célèbres déjà au commencement du XIIe siècle étaient établies dans le cloître Notre-Dame et dans l'abbaye de Saint-Victor, Abeilard en fonda une nouvelle qui, se réunissant à d'autres élevées autour de la sienne, constitua l'Université de Paris. La renommée de ce nouveau centre d'enseignement éclipsa bientôt toutes les écoles des grandes abbayes d'Occident.
Les établissements religieux n'avaient pas peu contribué, par le modèle d'organisation qu'ils présentaient, la solidarité entre les habitants d'un même monastère, par leur esprit d'indépendance, au développement des communes. Des chartes d'affranchissement furent accordées au XIIe siècle, non-seulement par des évêques, seigneurs temporels 92, mais aussi par des abbés. Les moines de Morimond, de Cîteaux, de Pontigny, furent des premiers à provoquer des établissements de communes autour d'eux. Tous les monastères en général, en maintenant l'unité paroissiale, enfantèrent l'unité communale, leurs archives nous donnent des exemples d'administrations municipales copiées sur l'administration conventuelle. Le maïeur, le syndic représentaient l'abbé, et les anciens appelés à délibérer sur les affaires et les intérêts de la commune, les vieillards du monastère qui aidaient l'abbé de leurs conseils 93; l'élection, qui était la base de l'autorité dans le monastère, était également adoptée par la commune. Plus d'une fois les moines eurent lieu de se repentir d'avoir ainsi aidé au développement de l'esprit municipal, mais ils étaient, dans ce cas comme dans bien d'autres, l'instrument dont la Providence se servait pour civiliser la chrétienté, quitte à le briser lorsqu'il aurait rempli sa mission. Avant le XIIe siècle un grand nombre de paroisses, de collégiales étaient devenues la proie de seigneurs féodaux qui jouissaient ainsi des bénéfices ecclésiastiques, enlevés au pouvoir épiscopal. Peu à peu, grâce à l'esprit de suite des ordres religieux, à leur influence, ces bénéfices leur furent concédés par la noblesse séculière, à titre de donations, et bientôt les abbés se dessaisirent de ces fiefs en faveur des évêques qui rentrèrent ainsi en possession de la juridiction dont ils avaient été dépouillés; car il faut rendre cette justice aux ordres religieux qu'ils contribuèrent puissamment à rendre l'unité à l'Église, soit en reconnaissant et défendant l'autorité du saint-siége, soit en réunissant les biens ecclésiastiques envahis par la féodalité séculière, pour les replacer sous la main épiscopale. Des hommes tels que saint Hugues, saint Bernard, Suger, Pierre le Vénérable, avaient l'esprit trop élevé pour ne pas comprendre que l'état monastique, tel qu'il existait de leur temps, et tel qu'ils l'avaient fait, était un état transitoire, une sorte de mission temporaire, appelée à tirer la société de la barbarie, mais qui devait perdre une grande partie de son importance du jour où le succès viendrait couronner leurs efforts; en effet, à la fin du XIIe siècle déjà, l'influence acquise par les bénédictins dans les affaires de ce monde s'affaiblissait, l'éducation sortait de leurs mains, les bourgs et villages qui s'étaient élevés autour de leurs établissements, érigés en communes, possédant des terres à leur tour, n'étaient plus des agglomérations de pauvres colons abrutis par la misère; ils devenaient indépendants, quelquefois même insolents. Les évêques reprenaient la puissance diocésaine, et prétendaient, avec raison, être les seuls représentants de l'unité religieuse; les priviléges monastiques étaient souvent combattus par eux, comme une atteinte à leur juridiction, ne relevant, elle aussi, que de la cour de Rome. La papauté, qui avait trouvé un secours si puissant dans l'institut monastique pendant les XIe et XIIe siècles, à l'époque de ses luttes avec le pouvoir impérial, voyant les gouvernements séculiers s'organiser, n'avait plus les mêmes motifs pour accorder une indépendance absolue aux grandes abbayes; elle sentait que le moment était venu de rétablir la hiérarchie catholique conformément à son institution primitive; et avec cette prudence et cette connaissance des temps qui caractérisent ses actes, elle appuyait le pouvoir épiscopal.
Pendant le cours du XIIe siècle, l'institut bénédictin ne s'était pas borné, comme nous avons pu le voir, au développement de l'agriculture. L'ordre de Cîteaux particulièrement, s'occupant avec plus de sollicitude de l'éducation des basses classes que celui de Cluny, avait organisé ses frères convers en groupes; il y avait les frères meuniers, les frères boulangers, les frères brasseurs, les frères fruitiers, les frères corroyeurs, les fouleurs, les tisserands, les cordonniers, les charpentiers, les maçons, les maréchaux, les menuisiers, les serruriers, etc. Chaque compagnie avait un contre-maître, et à la tête de ces groupes était un moine directeur qui était chargé de distribuer et régler le travail. Au commencement du XIIe siècle, sous l'influence de ce souffle organisateur, il s'était même élevé une sorte de compagnie religieuse, mais vivant dans le monde, qui avait pris le titre de pontifices (constructeurs de ponts) 94. Cette congrégation se chargeait de l'établissement des ponts, routes, travaux hydrauliques, chaussées, etc. Leurs membres se déplaçaient suivant qu'on les demandait sur divers points du territoire. Les ordres religieux ouvraient ainsi la voie aux corporations laïques du XIIIe siècle, et lorsqu'ils virent le monopole du progrès soit dans les lettres, les sciences ou les arts, sortir de leurs mains, ils ne se livrèrent pas au découragement, mais, au contraire, ils se rapprochèrent des nouveaux centres.
Vers 1120, Othon, fils de Léopold, marquis d'Autriche, à peine âgé de vingt-ans se retira à Morimond avec plusieurs jeunes seigneurs ses amis, et prit l'habit de religieux; distinguant en lui un esprit élevé, l'abbé du monastère l'envoya à Paris après son noviciat, avec quelques-uns de ses compagnons, pour y étudier la théologie scolastique. C'est le premier exemple de religieux profès quittant leur cloître pour puiser au dehors un enseignement qu'alors, dans la capitale du domaine royal, remuait profondément toutes les intelligences. Othon s'assit bientôt dans la chaire abbatiale de Morimond, nommé par acclamation. Il éleva l'enseignement, dans cette maison, à un degré supérieur; depuis lors nombre de religieux appartenant aux ordres de Cluny et de Cîteaux allèrent chercher la science dans le cloître de Notre-Dame, et dans les écoles fondées par Abeilard, afin de maintenir l'enseignement de leurs maisons au niveau des connaissances du temps. Mais la lumière commençait à poindre hors du cloître, et son foyer n'était plus à Cluny ou à Cîteaux. À la fin du XIIe siècle et pendant le XIIIe siècle, ces établissements religieux ne s'en tinrent pas là, et fondèrent des écoles à Paris même, sortes de succursales qui prirent les noms des maisons mères, où se réunirent des religieux qui vivaient ainsi suivant la règle, et enseignaient la jeunesse arrivant de tous les points de l'Europe pour s'instruire dans ce domaine des sciences. Les ordres religieux conservaient donc ainsi leur action sur l'enseignement de leur temps, bien qu'ils n'en fussent plus le centre.
Du IXe au XIe siècle les ordres religieux préoccupés de grandes réformes, se plaçant à la tête de l'organisation sociale, avaient eu trop à faire pour songer à fonder de vastes et magnifiques monastères. Leurs richesses, d'ailleurs, ne commencèrent à prendre un grand développement qu'à cette époque, par suite des nombreuses donations qui leur étaient faites, soit par les souverains voulant augmenter leur salutaire influence, soit par les seigneurs séculiers au moment des croisades. C'est aussi à cette époque que l'architecture monastique prend un caractère particulier; rien cependant n'est encore définitivement arrêté; il fallait une longue expérience pour reconnaître quelles étaient les dispositions qui convenaient le mieux. Cluny avait son programme, Cîteaux avait le sien, tout cela différait peu de la donnée primitive adoptée déjà du temps où l'abbaye de Saint-Gall fut tracée. Mais c'est vers la fin du XIIe siècle et au commencement du XIIIe, que les établissements monastiques, devenus riches, n'ayant plus à lutter contre la barbarie du siècle, moins préoccupés de grands intérêts moraux, peuvent songer à construire des demeures commodes, élégantes même, bien disposées, en rapport avec les habitudes séculières de ce temps. Les données principales sont conservées: le cloître placé sur un des côtés de la nef, le plus souvent au sud, donne entrée dans la salle du chapitre, le trésor, la sacristie, et au-dessus le dortoir, bâti dans le prolongement du transsept, par les motifs déduits plus haut. Le long de la galerie du cloître opposée et parallèle à celle qui longe la nef, est élevé le réfectoire, aéré, vaste, n'ayant presque toujours qu'un rez-de-chaussée. En retour et venant rejoindre le porche de l'église, sont placés à rez-de-chaussée les celliers, au-dessus les magasins de grains, de provisions. La cuisine est toujours isolée, possédant son officine, son entrée et sa cour particulières. En aile à l'est, à la suite du réfectoire, ou le long d'un second cloître, la bibliothèque, les cellules des copistes, le logement de l'abbé, l'infirmerie. Près de l'entrée de l'église, du côté opposé, l'hôtellerie pour les étrangers, l'aumônerie, les prisons, puis enfin les dépendances autour des bâtiments du grand cloître, séparées par des cours ou des jardins. À l'est un espace libre, retiré, planté, et qui semble destiné à l'usage particulier de l'abbé et des religieux. Pour résumer ce programme, une fois l'église donnée, les services purement matériels, ou qui peuvent être remplis par des laïques, sont toujours placés du côté de l'ouest dans le voisinage du porche, tandis que tout ce qui tient à la vie morale et à l'autorité religieuse, se rapproche du choeur de l'église. Mais si pendant le XIe siècle l'institut bénédictin s'était porté de préférence vers l'agriculture, s'il avait, par un labeur incessant, par sa persévérance, fertilisé les terres incultes qui lui avaient été données; au milieu du XIIe siècle cette tâche était remplie; les monastères, entourés de villages nouvellement fondés et habités par des paysans, n'avaient plus les mêmes raisons pour s'adonner presque exclusivement à la culture, ils pouvaient dorénavant affermer leurs terres, et se livrer à l'enseignement. Après avoir satisfait aux besoins matériels des populations, en rétablissant l'agriculture sur le sol occidental de l'Europe, ils étaient appelés à nourrir les intelligences, et déjà ils avaient été dépassés dans cette voie. Aussi nous voyons vers la fin de ce siècle, les ordres se rapprocher des villes, ou rebâtir leurs monastères devenus insuffisants près des grands centres de population; conservant seulement l'église, ce lieu consacré, ils élèvent de nouveaux cloîtres, de vastes et beaux bâtiments en rapport avec ces besoins naissants. C'est ainsi que l'architecture monastique commence à perdre une partie de son caractère propre, et se fond déjà dans l'architecture civile.
À Paris, le prieur de Cluny fait rebâtir complétement le couvent de Saint-Martin des Champs, sauf le sanctuaire de l'église, dont la construction remonte à la réforme de ce monastère. Voici (13) le plan de ce prieuré 95. L'abbé de Sainte-Geneviève fait également reconstruire son abbaye (14) 96. Puis, un peu plus tard, c'est l'abbé de Saint-Germain des Prés qui, laissant seulement subsister la nef de l'église, commence la construction d'un nouveau monastère qui fut achevé par un architecte laïque, Pierre de Montereau (15) 97.
Ce n'est pas à dire cependant que les ordres religieux, au commencement du XIIIe siècle, abandonnassent complétement les campagnes, s'ils sentaient la nécessité de se rapprocher des centres d'activité, de participer à la vie nouvelle des peuples ayant soif d'organisation et d'instruction, ils continuaient encore à fonder des monastères ruraux; il semblerait même qu'à cette époque la royauté désirât maintenir la prédominance des abbayes dans les campagnes; peut-être ne voyait-elle pas sans inquiétude les nouvelles tendances des ordres à se rapprocher des villes, en abandonnant ainsi les champs aux influences féodales séculières qu'ils avaient jusqu'alors si énergiquement combattues. La mère de saint Louis fit de nombreuses donations pour élever de nouveaux établissements dans les campagnes; ce fut elle qui fonda, en 1236, l'abbaye de Maubuisson, destinée aux religieuses de l'ordre de Cîteaux. On retrouve encore dans ce plan (16) la sévérité primitive des dispositions cisterciennes, mais dans le style de l'architecture, comme à l'abbaye du Val, dont la reconstruction remonte à peu près à la même époque, des concessions sont faites au goût dominant de l'époque; la sculpture n'est plus exclue des cloîtres, le rigorisme de saint Bernard le cède au besoin d'art, qui alors se faisait sentir jusque dans les constructions les plus modestes. L'abbaye de Maubuisson était en même temps un établissement agricole et une maison d'éducation pour les jeunes filles. Au XIIIe siècle, les religieux ne cultivaient plus la terre de leurs propres mains, mais se contentaient de surveiller leurs fermiers, et de gérer leurs biens ruraux, à plus forte raison les religieuses. Déjà même au commencement du XIIe siècle, le travail des champs semblait dépasser les forces des femmes, et il est probable que la règle qui s'appliquait aux religieuses comme aux religieux, ne fut pas longtemps observée par celles-ci.
Il est curieux de lire la lettre qu'Héloïse, devenue abbesse du Paraclet, adresse à ce sujet à Abeilard, et on peut juger par les objections contenues dans cette lettre, combien de son temps on s'était peu préoccupé de l'organisation intérieure des couvents de femmes. Si, au XIIIe siècle, les règlements monastiques auxquels les religieuses étaient assujetties se ressentaient du relâchement des moeurs à cette époque, cependant nous voyons, en examinant le plan de l'abbaye de Maubuisson, que ce monastère ne différait pas de ceux adoptés pour les communautés d'hommes.
En A est l'église, dans le prolongement du transsept, suivant l'usage, la salle du chapitre, la sacristie, etc.; au-dessus le dortoir. En B le cloître; en C le réfectoire; en D le pensionnat; en E le parloir, et le logement des tourières; en F les cuisines; G, les latrines disposées des deux côtés d'un cours d'eau; H, est le logis de l'abbesse; I des fours et écuries; K l'apothicairerie; L, l'habitation réservée pour le roi saint Louis, lorsqu'il se rendait à Maubuisson avec sa mère. Car, à partir du XIIIe siècle, on trouve dans les abbayes fondées par les personnes royales, un logis réservé pour elles. M, est l'infirmerie; N, une grange; O, un colombier; P, une porcherie; Q, des écuries, étables; de I aux écuries, étaient construits des bâtiments qui contenaient le logement des hôtes, mais ces constructions sont d'une époque plus récente; en R était l'abreuvoir. De vastes jardins et des cours d'eau entouraient ces bâtiments situés dans un charmant vallon, en face la ville de Pontoise, et le tout était ceint de murailles flanquées de tourelles 98.
Le nouvel ordre politique qui naissait avec le XIIIe siècle devait nécessairement modifier profondément l'institut monastique; il faut dire que les établissements religieux, du moment qu'ils cessaient de combattre soit les abus de pouvoir des seigneurs séculiers, soit les obstacles que leur opposaient des terres incultes, ou l'ignorance et l'abrutissement des populations rurales, tombaient rapidement dans le relâchement. Leurs richesses, leur importance, comme pouvoir religieux, et comme possesseurs territoriaux et féodaux par conséquent, ne pouvant manquer d'introduire au milieu des monastères des habitudes de luxe qui n'étaient guère en rapport avec les voeux monastiques. Saint Bernard s'était élevé avec énergie contre les abus qui déjà de son temps lui semblaient devoir amener promptement la décadence des ordres, et sorti de Cîteaux, il avait cherché à rendre à la règle de Saint-Benoît sa pureté primitive, avec une constance et une rigueur de principes qui eurent un plein succès tant qu'il vécut. De son temps la vie monacale conquit une immense influence morale, et s'étendit jusque dans les camps par l'institution et le développement des ordres militaires. Il n'y avait pas alors de famille princière qui n'eût des représentants dans les différents monastères de l'Occident, et la plupart des abbés étaient de race noble. L'institut monastique tenait la tête de la civilisation.
Du jour où le pouvoir royal se fut constitué, où la France eut un véritable gouvernement, ces petites républiques religieuses perdirent peu à peu de leur importance; et renfermées dans leurs devoirs de religieux, de propriétaires fonciers, de corps enseignant, l'activité qu'elles avaient déployée au dehors pendant les XIe et XIIe siècles ne trouvant plus une pâture suffisante, se perdit en querelles intestines, au grand détriment de l'institut tout entier. La noblesse fournit tous les jours un contingent moins nombreux aux couvents, et livrée dès le XIIIe siècle exclusivement à la carrière des armes, commençant à dédaigner la vie religieuse qui n'offrait plus qu'une existence intérieure et bornée, elle laissa bientôt ainsi les ordres monastiques tomber dans un état qui ressemblait passablement à celui de riches et paisibles propriétaires réunis en commun sous une discipline qui devenait de moins en moins rigide. Bientôt les abbés, considérés par le roi comme des seigneurs féodaux, ne pouvaient, comme tels, se mettre en dehors de l'organisation politique établie; tant que les pouvoirs séculiers étaient divisés, il leur était possible, sinon facile, de maintenir et même d'accroître le leur; mais quand ces pouvoirs féodaux vinrent se confondre dans la royauté basée sur l'unité nationale, la lutte ne pouvait durer, elle n'avait pas de but d'ailleurs, elle était contraire à l'esprit monastique qui n'avait fait que tracer la route aux pouvoirs pour arriver à l'unité. Les grands établissements religieux se résignèrent donc, et cessèrent de paraître sur la scène politique. L'ordre du Temple seul, par sa constitution, put continuer à jouer un rôle dans l'État, et à prendre une part active aux affaires extérieures; réunissant les restes de la puissance des ordres religieux à la force militaire, il dut faire ombrage à la royauté, et l'on sait comment, au commencement du XIVe siècle, cette institution fut anéantie par le pouvoir monarchique.
L'influence de la vie militaire sur la vie religieuse se fait sentir dès le XIIIe siecle dans l'architecture monastique. Les constructions élevées par les abbés à cette époque se ressentent de leur état politique; seigneurs féodaux, ils en prennent les allures. Jusqu'alors si les couvents étaient entourés d'enceintes, c'était plutôt des clôtures rurales que des murailles propres à résister à une attaque à main armée; mais la plupart des monastères que l'on bâtit au XIIIe siècle perdent leur caractère purement agricole pour devenir des villes fortifiées, ou même de véritables forteresses, quand la situation des lieux le permet. Les abbayes de l'ordre de Cîteaux, érigées dans des vallées creuses, ne permettaient guère l'application d'un système défensif qui eût quelque valeur; mais celles qui appartenaient à d'autres règles de l'ordre bénédictin, construites souvent sur des penchants de coteaux, ou même des lieux escarpés, s'entourent de défenses établies de façon à pouvoir soutenir un siége en règle ou au moins se mettre à l'abri d'un coup de main. Parmi les abbayes qui présentent bien nettement le caractère d'un établissement à la fois religieux et militaire, nous citerons l'abbaye du mont Saint-Michel en mer. Fondée, si l'on en croit les légendes, vers la fin du VIIIe siècle, elle fut à plusieurs reprises dévastée par les guerres et les incendies. En 1203, devenue vassale du domaine royal, elle fut presque totalement reconstruite par l'abbé Jourdain au moyen de sommes considérables que lui envoya Philippe Auguste; les bâtiments nouveaux furent continués par les successeurs de cet abbé jusque vers 1260.
Le mont Saint-Michel est situé au fond d'une baie sablonneuse couverte chaque jour par l'Océan aux heures des marées, non loin de Pontorson et d'Avranches. C'était un point militaire important à cette époque où la monarchie française venait de s'emparer de la Normandie, et où elle pouvait craindre chaque jour une descente des Anglo-Normands. Toutefois Philippe Auguste laisse le mont en la possession des abbés, il les considère comme vassaux, et en leur donnant des subsides pour mettre leur propriété en état de défense, il ne semble pas douter que les religieux ne puissent conserver ce poste aussi bien que l'eût pu faire un possesseur séculier.
C'est là un fait caractéristique de l'époque. Voici le plan général de
ce rocher baigné par la mer deux fois par jour, et dont le sommet est
élevé à plus de soixante-dix mètres au-dessus de son niveau (17). Une
étroite plage rocailleuse s'ouvre au sud du côté de Pontorson; à
quelques pas de la mer, le rocher s'élève abrupt. On trouve une première
porte fortifiée en C avec corps de garde
99. Une seconde porte s'ouvre
en D et donne entrée dans la petite ville, habitée de temps immémorial
par des pêcheurs. De cette porte on accède aux boulevards par un
escalier, et en suivant les remparts qui s'élèvent sur le rocher vers
l'est, on arrive bientôt à des emmarchements considérables tournant vers
le nord jusqu'à la porte de l'abbaye F, défendue par une première
enceinte E. En B est le cloître; en A l'église qui est érigée sur le
point culminant de la montagne; les espaces G, disposés en espaliers du
côté sud, étaient les jardins de l'abbaye; sous l'église est une
citerne; H un chemin de ronde auquel on accédait par un immense escalier
fort roide L K, et qui était destiné, en cas de siége, à permettre
l'introduction de secours du côté de la pleine mer; L est une fontaine
d'eau saumâtre, mais bonne pour les usages ordinaires; M un oratoire sur
un rocher isolé, dédié à saint Hubert; P une entrée fortifiée donnant
accès dans une cour où les magasins de l'abbaye sont placés en Q; V et S
sont des citernes et R un moulin à vent posé sur une tour; I une grande
trémie en maçonnerie et charpente, par laquelle, au moyen d'un treuil,
on faisait monter les provisions du monastère; 0 est la paroisse de la
ville, et T le cimetière. Si nous franchissons le seuil de la première
défense de l'abbaye, voici (18) le plan des bâtiments qui, formant
rez-de-chaussée, entourent le sommet du rocher. En A sont les premières
entrées défendues par un boulevard auquel on monte par un petit escalier
droit; B est la porte, formidable défense couronnée par deux tourelles
et une salle, dont le plan est détaillé en C. Sous cette porte est
pratiqué un escalier roide, qui conduit à une seconde clôture défendue
par des herses et mâchicoulis, et à une salle de laquelle on ne peut
s'introduire dans le monastère que par des guichets masqués et des
escaliers tortueux et étroits. Au-dessus de cette salle est une défense
D percée de meurtrières et de mâchicoulis. Chaque arrivant devait
déposer ses armes avant d'entrer dans les bâtiments de l'abbaye, à moins
d'une permission expresse du prieur
100. Le réfectoire est situé en F;
on ne peut y arriver du dehors que par un couloir sombre défendu par des
herses, et un escalier à vis; de plain-pied avec la salle d'entrée, sous
le réfectoire, est la salle où l'on introduisait les pauvres auxquels on
distribuait des aumônes. En G est une salle devant servir de réfectoire
à la garnison, avec escalier particulier pour descendre dans le chemin
de ronde.
Du côté du midi, en I, sont placées les caves du logement de
l'abbé et des hôtes, en L et en K des prisons et défenses. Au-dessus de
ces soubassements, les bâtiments gagnent sur le rocher et prennent plus
d'importance; (19) on arrive par des détours inextricables, des
escaliers étroits et coudés, au point B où se trouvaient placées les
cuisines. D était le dortoir des moines, E la salle dite des
Chevaliers
101. C'est une vaste crypte reconstruite au XVIe siècle pour
supporter le choeur de l'église qui fut rebâti à cette époque; F H sont
les soubassements de l'ancienne nef et du transsept romans, afin de
suppléer au rocher qui, sur ces points, n'offrait pas une assez grande
surface; G les logements de l'abbé et des hôtes; I le dessous de la
bibliothèque. Le cloître est situé au-dessus de la grande salle des
Chevaliers E. L'aire de ce cloître est couverte de plomb afin de
recueillir les eaux pluviales qui se rendent dans deux citernes
disposées sous le bras de croix du nord. Au-dessus de la porte en A est
une salle de guet.
Enfin l'église (20) domine cet ensemble de bâtiments gigantesques, construits en granit, et qui présentent l'aspect le plus imposant au milieu de cette baie brumeuse. Les grands bâtiments qui donnent sur la pleine mer; du côté nord, peuvent passer pour le plus bel exemple que nous possédions de l'architecture religieuse et militaire du moyen âge, aussi les a-t-on nommés de tout temps, la merveille 102.
La salle des Chevaliers (fig. 19, E) possède deux vastes cheminées et des latrines en encorbellement. Nous donnons (21) une vue extérieure de ces bâtiments prise de la mer; et (22) une vue prise du côté de l'est.
La flèche qui surmontait la tour centrale de l'église est détruite depuis longtemps; elle avait été réédifiée à plusieurs reprises, et la dernière fois par l'abbé Jean de Lamps, vers 1510; nous la supposons rétablie dans la vue que nous donnons ici; une statue colossale de l'archange Saint-Michel, qui se voyait de fort loin en pleine mer, couronnait son sommet. La foudre détruisit cette flèche peu après sa construction. L'abbaye du Mont-Saint-Michel se trouvait dans une situation exceptionnelle; c'était une place militaire qui soutint des siéges, et ne put être enlevée par l'armée anglaise en 1422. Rarement les établissements religieux présentaient des défenses aussi formidables, ils conservaient presque toujours l'apparence de villæ crénelées, défendues par quelques ouvrages de médiocre importance; on retrouvait l'architecture monacale sous cette enveloppe militaire; d'ailleurs, dépourvus originairement de moyens de défense, ils ne se fortifiaient que successivement et suivant qu'ils s'assimilaient plus ou moins aux seigneuries féodales. Voici l'abbaye de Saint-Allyre à Clermont, en Auvergne, dont la vue cavalière donne une idée de ces agglomérations de constructions moitié monastiques, moitié militaires (23) 103. Bâtie dans un vallon, elle ne pouvait résister à un siége en règle, mais elle était assez bien munie de murailles et de tours pour soutenir l'attaque d'un corps de partisans.
A est la porte du monastère défendue par une tour, à côté V les écuries destinées aux montures des hôtes; B une première cour qui n'est point défendue par des murs crénelés, mais seulement entourée de bâtiments formant une clôture et ne prenant leurs jours qu'à l'intérieur. B' une seconde porte crénelée, qui conduit dans une ruelle commandée par l'église C, bien munie de crénaux et de mâchicoulis; La face orientale, l'abbaye de l'église, est couronnée par deux tours, l'une qui commande l'angle de la ruelle, l'autre qui domine la porte S donnant entrée dans les bâtiments; de plus un mâchicoulis surmonte cette porte.
On entre dans une première cour étroite et fermée, puis dans le cloître G. EE' sont des clochers crénelés, sortes de donjons qui dominent les cours et bâtiments. Sous le clocher E était l'entrée de l'église pour les fidèles; I les dortoirs; K le réfectoire et L la cuisine; H la bibliothèque; N les pressoirs; 0 l'infirmerie; M les logements des hôtes et de l'abbé; X des granges et celliers. Des jardins garnis de treilles étaient placés en P, suivant l'usage, derrière l'abside de l'église. Une petite rivière R 104, protégeait la partie la plus faible des murailles et arrosait un grand verger planté en T. Cette abbaye avait été fondée pendant le IXe siècle, mais la plupart des constructions indiquées dans ce plan dataient de la seconde moitié du XIIe siècle. Il y a lieu de penser même que les défenses ne remontaient pas à une époque antérieure au XIIIe siècle.
Les abbés étant, comme seigneurs féodaux, justiciers sur leurs domaines, des prisons faisaient partie des bâtiments du monastère; elles étaient presque toujours placées à côté des clochers, souvent même dans leurs étages inférieurs. Si dans le voisinage des villes et dans les campagnes les constructions monastiques, au XIIIe siècle, rappelaient chaque jour davantage les constructions féodales des seigneurs séculiers; dans l'enceinte des villes, au contraire, les abbayes tendaient à se mêler à la vie civile; souvent elles détruisaient leurs murailles primitives pour bâtir des maisons régulières ayant vue et entrée sur le dehors. Ces maisons furent d'abord occupées par ces artisans que nous avons vus enfermés dans l'enceinte des couvents; mais si ces artisans dépendaient encore du monastère, ce n'était plus que comme fermiers pour ainsi dire, obtenant l'usufruit de leurs logis au moyen d'une redevance sur les bénéfices qu'ils pouvaient faire dans l'exercice de leur industrie; ils n'étaient, d'ailleurs, astreints à aucune règle religieuse. Une fois dans cette voie, les monastères des villes perdirent bientôt toute action directe sur ces tenanciers, et les dépendances séculières des maisons religieuses ne furent plus que des propriétés, supportant un produit de location. On ne peut douter toutefois que les corporations de métiers n'aient pris naissance au milieu de ces groupes industriels que les grandes abbayes avaient formés autour d'elles. C'est ainsi que l'institut bénédictin avait initié les populations à la vie civile, et à mesure que celle-ci se développait sous le pouvoir protecteur de la royauté, les monastères voyaient leur importance et leur action extérieure décroître. L'enseignement seul leur restait; mais leur qualité de propriétaires fonciers, leur richesse, la gestion de biens considérables qui s'étaient démesurément accumulés dans leurs mains depuis les croisades, ne leur laissaient guère le loisir de se dévouer à l'enseignement, de manière à pouvoir rivaliser avec les écoles établies dans les cloîtres des grandes cathédrales sous le patronage des évêques, et surtout à Paris sur la montagne Sainte-Geneviève.
Au commencement du XIIIe siècle donc, l'institut bénédictin avait terminé sa mission active; c'est alors qu'apparaît saint Dominique, fondateur de l'ordre des frères Prêcheurs. Après avoir défriché le sol de l'Europe, après avoir jeté au milieu des peuples les premières bases de la vie civile, et répandu les premières notions de liberté, d'ordre, de justice, de morale et de droit, le temps était venu pour les ordres religieux de développer et guider les intelligences, de combattre par la parole autant que par le glaive les hérésies dangereuses des Vaudois, des Pauvres de Lyon, des Ensabattés, des Flagellants, etc., et enfin des Albigeois qui semblaient les résumer toutes. Les frères Prêcheurs acquirent bientôt une immense influence, et les plus grandes intelligences surgirent parmi eux. Jean le Teutonique, Hugues de Saint-Cher, Pierre de Vérone, Jean de Vicence, saint Hyacinthe, et saint Thomas d'Aquin, remplirent l'Europe de leurs prédications et de leurs écrits. C'est aussi vers ce temps (1209) que saint François d'Assise institua l'ordre des frères Mineurs. L'établissement de ces deux ordres, les Dominicains et les frères Mineurs: les premiers adonnés à la prédication, au développement de l'intelligence humaine, au maintien de la foi orthodoxe, à l'étude de la philosophie; les seconds prêchant la renonciation aux biens terrestres, la pauvreté absolue, était une sorte de réaction contre l'institution quasi-féodale des ordres bénédictins. En effet, dans sa règle, saint François d'Assise, voulant revenir à la simplicité des premiers apôtres, n'admet pas de prieur, tous les frères sont mineurs, ne doivent rien posséder, mais, au contraire, mendier pour les pauvres et pour subvenir à leurs besoins; il prétendait «amener le riche à faire don de ses biens aux pauvres, pour acquérir le droit de demander lui-même l'aumône sans rougir, et relever ainsi l'état de pauvreté 105.» Mais saint François n'était pas mort que son ordre s'était déjà singulièrement écarté de cette simplicité et de cette pauvreté primitives; et dès le XIIIe siècle, les frères mineurs élevèrent des monastères qui par leur richesse ne le cédaient en rien aux abbayes des ordres bénédictins. Saint Louis avait pris en grande affection les frères prêcheurs et mendiants; de son temps même, cette extrême sollicitude pour les disciples de saint Dominique, de saint François d'Assise, pour les hermites augustins et les carmes, qui jusqu'alors étaient à peine connus, fut l'objet de satires amères. Comme politique saint Louis était certainement disposé à donner aux nouveaux ordres une prédominance sur les établissements trop indépendants de Cluny et de Cîteaux, et il trouvait chez les frères prêcheurs une arme puissante pour vaincre ces hérésies populaires nées au XIIe siècle avec tous les caractères d'un soulèvement des classes inférieures contre le pouvoir clérical et séculier. Saint Louis fit bâtir à Paris le couvent des Jacobins; qui avaient été mis par maître Jean, doyen de Saint-Quentin, et par l'Université, dès 1221, en possession d'une maison dans la rue Saint-Jacques, en face Saint-Étienne des Grecs 106. L'église de ce couvent présentait une disposition inusitée jusqu'alors: le vaisseau se composait de deux nefs divisées par une rangée de colonnes. Peut-être cette disposition parut-elle favorable aux prédications, car les stalles des religieux étant placées dans l'une des nefs, l'autre parallèle restait libre pour les fidèles qui pouvaient ainsi plus facilement voir et entendre le prédicateur séant dans une chaire à l'une des extrémités. Mais les frères prêcheurs arrivaient tard, et comme la nature de leur mission devait les obliger de se rapprocher des grands centres de population, ils ne trouvaient plus de vastes terrains qui leur permissent d'étendre et de disposer les constructions de leurs monastères suivant une donnée uniforme. On trouve donc plus rarement dans les couvents des ordres mendiants cette ordonnance traditionnelle qui est si bien conservée dans les établissements des bénédictins, surtout de la règle de Cîteaux.
Le plan des Jacobins de Paris (24) est fort irrégulier: le réfectoire joignait le Parloir aux bourgeois qui traversait les murailles de la ville élevées sous Philippe Auguste. Ce réfectoire avait été bâti, en 1256, au moyen d'une amende de dix mille livres que le sire Enguerrand de Coucy, troisième du nom, avait été condamné à payer pour avoir fait pendre trois jeunes Flamands, qui avaient été pris chassant dans ses forêts 107. Les Jacobins, resserrés le long de ces murailles de ville, finirent par obtenir le Parloir aux bourgeois que le roi Charles V leur donna en 1365, après avoir acquis le cens et la rente de cette propriété municipale. Depuis, les bâtiments du couvent furent reconstruits en partie; mais l'église A et le réfectoire B dataient de la construction primitive. L'école de Saint-Thomas D, était une jolie salle de la renaissance, que nous avons vu démolir il y a peu de temps.
L'église des Jacobins d'Agen, bâtie vers le milieu du XIIIe siècle, est à deux nefs, ainsi que celle des Jacobins de Toulouse, élevée dans la seconde moitié du XIIIe siècle. Nous donnons ici (24 bis) le plan de ce bel établissement. Originairement l'église était complétement dépourvue de chapelles, celles des nefs comme celles du rond-point ne furent élevées que pendant les XIVe et XVe siècles. L'entrée des fidèles est au sud sur le flanc de la nef de droite; à l'extrémité antérieure de la nef de gauche A, étaient les stalles des religieux. Sur la paroi de la nef de droite adossée au petit cloître C, on remarque la chaîre détruite aujourd'hui, mais dont les traces sont visibles, et qui se trouve indiquée sur un vieux plan déposé au Capitole de Toulouse; l'entrée des fidèles était précédée d'une cour ou narthex ouvert; c'était par cette cour que l'on pénétrait également dans le monastère en passant par le petit cloître. En B est le grand cloître; en D la salle capitulaire; en F la sacristie; en E une petite chapelle dédiée à saint Antonin; en G le réfectoire. Les bâtiments indiqués en gris sont du dernier siècle. Toutes ces constructions sont en brique, exécutées avec un grand soin et couvertes à l'intérieur de peintures qui datent des XIIIe et XIVe siècles 108. Alors les frères prêcheurs s'étaient fort éloignés, dans leurs constructions du moins, de l'humilité recommandée par leur fondateur (VOY. CLOÎTRE, CHAPELLE, ÉGLISE, RÉFECTOIRE).
De fondation ancienne 109, l'ordre des frères Ermites de Saint-Augustin n'avait acquis qu'une faible influence jusqu'à l'institution des ordres mendiants, mais alors il prit un grand développement et fut spécialement protégé par les rois de France pendant les XIIIe, XIVe et XVe siècles. Cependant les établissements des frères augustins conservèrent longtemps leur caractère de simplicité primitive; leurs églises étaient presque toujours, ou composées d'une seule nef, ou d'une nef avec deux bas côtés, mais sans transsept, sans chapelles rayonnantes, sans tours: ainsi étaient disposées les églises des grands augustins à Paris. Voici (24 ter) le monastère des frères augustins de Sainte-Marie des Vaux-Verts près Bruxelles 110, qui nous offre un exemple parfaitement complet de ces établissements de frères mendiants avec tous les développements qu'ils avaient pris à la fin du XVe siècle. A est l'église sans transsept et sans tours, conformément aux usages admis dans les couvents augustins; B la bibliothèque, longue galerie au-dessus du cloître; C les dortoirs des religieux; D le dortoir des laïques; E le grand cloître des religieux; F le cloître des laïques; G, le réfectoire; H l'infirmerie; I la cuisine, communiquant au réfectoire par un petit pont couvert; K des logements pour les hommes (hôtes), L et pour les femmes; M des maisons d'artisans; N, le logis de l'empereur (Charles-Quint); 0 chêne, dit la légende, sous lequel se trouvèrent réunies sept têtes couronnées; P la porte principale du monastère; R des vacheries et greniers à fourrages; S des jardins avec un labyrinthe, allées plantées d'arbres, chapelles, etc. Ce séjour était admirable, au milieu des bois, dans un vallon pourvu de belles eaux, voisin de prairies et de grands vergers, et l'on comprend que, dans des établissements pareils, les souverains aimassent à se reposer loin des affaires et de l'étiquette des cours; et si les frères mendiants avaient, dans leurs bâtiments, conservé quelque chose de la simplicité première de leur règle, ils n'en avaient pas moins fait de leurs couvents des résidences délicieuses comme situation, comme disposition, et comme réunion de tout ce qui pouvait contribuer à rendre la vie agréable et tranquille. Des habitudes de luxe et de mollesse ne pouvaient manquer de s'introduire parmi eux, du moment qu'ils avaient converti leurs pauvres cabanes de bois et leurs maigres champs en vastes palais et en jardins magnifiques, qu'ils recevaient des souverains dans leurs murs, et pouvaient leur offrir les délassements que les grands affectionnent d'ordinaire, tels que la chasse, la pêche, ou les entretiens de gens doctes et distingués, de bonnes bibliothèques, et surtout le calme et la liberté des champs.
Peut-être l'institution des ordres mendiants contribua-t-elle à prolonger l'existence de la vie religieuse; elle en conserva du moins quelque temps l'unité. Mais ce n'était plus cette large et puissante organisation bénédictine; les temps héroïques de saint Hugues et de saint Bernard étaient passés. À partir du XIIIe siècle, l'architecture monastique ne présente plus de ces belles dispositions d'ensemble qu'on aime à voir à Cluny, à Cîteaux, à Clairvaux: chaque jour amène une modification à l'ordonnance première; les services se divisent; le monastère semble se confondre peu à peu avec les habitations séculières. Bientôt chaque moine aura sa cellule; l'abbé se fait bâtir un logis à part, une résidence souvent assez éloignée des bâtiments principaux du couvent; il a son entrée particulière, sa cour, son jardin. C'est un seigneur dont la vie ne diffère que peu de celle des laïques. Ces signes de décadence sont de plus en plus marqués jusqu'à l'époque de la réformation, où la vie monastique fut moralement effacée, si elle ne fut pas abolie de fait, en Occident. Il suffit de jeter les yeux sur les plans d'abbayes successivement modifiées pendant les XIVe et XVe siècles, pour reconnaître cette confusion, ce défaut d'unité. Ces symptômes sont frappants dans les abbayes bénédictines de Saint-Ouen de Rouen, de Fécamp, de Saint-Julien de Tours que nous donnons ici (25). Cette abbaye avait été rebâtie au XIIIe siècle et successivement modifiée pendant les XIe et XVe siècles. B est l'entrée du monastère, également destinée aux fidèles se rendant à l'église; A est le choeur réservé aux religieux; D la nef pour le public; C la porte des religieux; X la cellule du portier; V la procure; E le cloître; L la sacristie prise aux dépens d'une salle qui n'était pas destinée à cet usage; M des magasins; N les prisons; F le réfectoire et la cuisine G; K une chambre pour les visiteurs (parloir); le dortoir était au-dessus de la grande salle dans le prolongement du transsept, suivant l'ancien usage; Z des caves; au-dessus, des chambres à provisions; I la boulangerie; H une infirmerie et sa cuisine G; à côté, des écuries; R le logis de l'aumônier et son jardin; T le jardin des religieux; P le palais abbatial avec sa cour, son entrée particulière, ses écuries et communs 0, et son jardin à l'est; S la chapelle de la Sainte-Trinité. On voit que si dans ce plan les anciennes dispositions traditionnelles sont encore conservées, il règne une certaine confusion dans les services qui n'existait pas dans les plans du XIIe siècle.
Mais si nous examinons le plan d'une abbaye reconstruite au XIVe siècle, nous serons encore plus frappés de l'amas de dépendances, de services, qui viennent s'agglomérer autour des bâtiments principaux. Constance, femme du roi Robert, avait fait construire l'église Notre-Dame à Poissy, et y installa des moines augustins; depuis, Philippe le Bel fit refaire entièrement tous les bâtiments du monastère pour y mettre des religieuses de l'ordre de Saint-Dominique. Voici (26) le plan d'une portion de cette abbaye: H est une entrée fortifiée avec les bâtiments de la gabelle et le logement du médecin; A l'église; B le grand cloître; C le réfectoire; D E des dortoirs; F le dortoir des novices; K des cimetières. À l'ouest de l'église sont des greniers et la buanderie; N la cuisine maigre; la cuisine grasse est à l'extrémité du dortoir de l'ouest, à l'angle du cloître. De la cuisine maigre on communique à une salle isolée dans laquelle est percé un puits avec manége. G le petit cloître; autour, l'infirmerie et sa cuisine, des appartements pour les étrangers, et L une chapelle dédiée à saint Jean; O des ateliers pour des menuisiers et une cuisine; M la chapelle dédiée à saint Dominique; autour, les appartements des princesses avec dépendances et cuisines; près des cuisines maigres le logement de la prieure; à la suite, à l'est, le bâtiment des étrangers; à la suite du petit cloître, au sud, des granges, des celliers, des dépendances pour les princesses du sang royal, qui venaient souvent résider à l'abbaye de Poissy; puis de beaux jardins, viviers, etc. Une des raisons qui contribuaient le plus à jeter une grande confusion dans les dispositions des bâtiments des établissements monastiques, c'était cette habitude prise par les rois, reines ou princesses, par la haute noblesse séculière, surtout à partir du XIIIe siècle, de faire des séjours souvent assez longs dans les abbayes qui prenaient alors le titre de royales. À l'abbaye des dames de Maubuisson, nous avons vu le logis du roi; à Poissy, toute une portion considérable des bâtiments du monastère est réservée aux membres de la famille royale. Cet usage ne fit que prendre plus de consistance pendant le XIVe siècle. Philippe de Valois, en 1333, datait ses lettres d'État de l'abbaye du Val, où il résidait. Charles V y demeura également en 1369. À la fin du XIIIe siècle le trésor des rois de France était déposé au Temple à Paris; le roi Philippe le Bel y prit quelquefois son logement avant l'abolition de l'ordre; il y demeura en 1301, depuis le 16 janvier jusqu'au 25 février 111. Souvent les personnes royales se faisaient enterrer dans les églises monastiques fondées ou enrichies par elles: la mère de saint Louis, la reine Blanche, fut enterrée dans le choeur de l'église de Maubuisson; une soeur du même roi était morte et avait été ensevelie à Cluny. Et enfin, chacun sait que la grande église de l'abbaye de Saint-Denis fut consacrée à la sépulture des rois de France depuis les commencements de la monarchie.
Au XIIIe siècle l'enceinte des abbayes servait aussi de lieu de réunion aux souverains qui avaient à traiter des affaires d'une grande importance. Lorsque Innocent IV fut forcé de quitter Rome et de chercher dans la chrétienté un lieu où il pût, en dehors de toute influence, venger l'abaissement du trône pontifical, il choisit la ville de Lyon; et là dans le réfectoire du couvent de Saint-Just, en l'année 1245, il ouvrit le concile général pendant lequel la déposition de l'empereur Frédéric II fut proclamée. Les évêques d'Allemagne et d'Angleterre n'y voulurent point paraître, et saint Louis même s'abstint; il ne put toutefois refuser l'entrevue que le souverain pontife sollicitait, et l'abbaye de Cluny fut prise pour lieu de rendez-vous. Le pape attendit quinze jours le roi de France, qui arriva avec sa mère et ses frères, accompagné de trois cents sergents d'armes et d'une multitude de chevaliers. De son côté, le pape avait avec lui dix-huit évêques; voici comment la chronique du monastère de Cluny parle de cette entrevue 112: «Et il faut savoir que, dans l'intérieur du monastère, reçurent l'hospitalité le seigneur pape avec ses chapelains et toute sa cour; l'évêque de Senlis avec sa maison; l'évêque d'Évreux avec sa maison; le seigneur roi de France avec sa mère, son frère, sa soeur et toute leur suite; le seigneur empereur de Constantinople avec toute sa cour; le fils du roi d'Aragon avec tous ses gens; le fils du roi de Castille avec tous ses gens; et beaucoup d'autres chevaliers, clercs et religieux que nous passons sous silence. Et cependant, malgré ces innombrables hôtes, jamais les moines ne se dérangèrent de leur dortoir, de leur réfectoire, de leur chapitre, de leur infirmerie, de leur cuisine, de leur cellier, ni d'aucun des lieux réputés conventuels. L'évêque de Langres fut aussi logé dans l'enceinte du couvent.» Innocent IV séjourna un mois entier à Cluny, et saint Louis quinze jours.
Ce passage fait bien connaître ce qu'étaient devenues les grandes abbayes au XIIIe siècle, à quel degré de richesse elles étaient arrivées, quelle était l'étendue incroyable de leurs dépendances, de leurs bâtiments, et combien l'institution monastique devait s'altérer au milieu de ces influences séculières. Saint Louis et ses successeurs se firent les protecteurs immédiats de Cluny; mais par cette protection même, attentive et presque jalouse, ils enlevaient au grand monastère cette indépendance qui, pendant les XIe et XIIe siècles, avait été d'un si puissant secours au saint-siége 113.
En perdant leur indépendance; les ordres religieux perdirent leur originalité comme artistes constructeurs; d'ailleurs, l'art de l'architecture enseigné et professé par eux; était sorti de leurs mains à la fin du XIIe siècle, et à partir de cette époque, sauf quelques données traditionnelles conservées dans les couvents, quelques dispositions particulières apportées par les nouveaux ordres prêcheurs, l'architecture monastique ne diffère pas de l'architecture civile. À la fin du XVe siècle la plupart des abbayes étaient tombées en commende, et celle de Cluny elle-même échut à la maison de Lorraine. Au XVIe siècle, avant la réformation, beaucoup furent sécularisées. Autour des établissements religieux tout avait marché, tout s'était élevé, grâce à leurs efforts persévérants, à l'enseignement qu'ils avaient répandu dans les classes inférieures. Pendant le cours du XIIIe siècle, les ordres mendiants avaient eux-mêmes rempli leur tâche: ils ne pouvaient que décliner. Quand arriva la tempête religieuse du XVIe siècle, ils furent hors d'état de résister, et depuis cette époque jusqu'à la révolution du dernier siècle, ce ne fut qu'une longue agonie. Il faut rendre cette justice aux bénédictins qu'ils employèrent cette dernière période de leur existence (comme s'ils prévoyaient leur fin prochaine) à réunir une masse énorme de documents enfouis dans leurs riches bibliothèques, et à former ces volumineux recueils qui nous sont devenus si précieux aujourd'hui, et qui sont comme le testament de cet ordre.
Nous ne nous sommes occupés que des établissements religieux qui eurent une influence directe sur leur temps, des institutions qui avaient contribué au développement de la civilisation; nous avons dû passer sous silence un grand nombre d'ordres qui, malgré leur importance au point de vue religieux, n'exercèrent pas une action particulière sur les arts et sur les sciences. Parmi ceux-ci il en est un cependant que nous ne saurions omettre: c'est l'ordre des Chartreux, fondé à la fin du XIe siècle par saint Bruno. Alors que les clunisiens étaient constitués en gouvernement, étaient mêlés à toutes les affaires de cette époque, saint Bruno établissait une règle plus austère encore que celle de Cîteaux: c'était la vie cénobitique dans toute sa pureté primitive. Les chartreux jeûnaient tous les vendredis au pain et à l'eau; ils s'abstenaient absolument de viande, même en cas de maladie, leur vêtement était grossier, et faisaient horreur à voir, ainsi que le dit Pierre le Vénérable au second livre des Miracles. Ils devaient vivre dans la solitude la plus absolue, le prieur et le procureur de la maison pouvant seuls sortir de l'enceinte du monastère; chaque religieux était renfermé dans une cellule, à laquelle on ajouta un petit jardin vers le milieu du XIIe siècle.
Les chartreux devaient garder le silence en tous lieux, se saluant entre eux sans dire un mot. Cet ordre, qui conserva plus que tout autre la rigidité des premiers temps, avait sa principale maison à la Grande-Chartreuse, près Grenoble; il était divisé en seize ou dix-sept provinces, contenant cent quatre-vingt-neuf monastères, parmi lesquels on en comptait quelques-uns de femmes. Ces monastères prirent tous le nom de chartreuses, et étaient établis de préférence dans des déserts, dans des montagnes, loin des lieux habités. L'architecture des chartreux se ressent de l'excessive sévérité de la règle; elle est toujours d'une simplicité qui exclut toute idée d'art. Sauf l'oratoire et les cloîtres, qui présentaient un aspect monumental, le reste du couvent ne consistait qu'en cellules, composées primitivement d'un rez-de-chaussée avec un petit enclos de quelques mètres. À partir du XVe siècle seulement les arts pénétrèrent dans ces établissements, mais sans prendre un caractère particulier; les cloîtres, les églises devinrent moins nus, moins dépouillés; on les décora de peintures qui rappelaient les premiers temps de l'ordre, la vie de ses patriarches. Les chartreuses n'eurent aucune influence sur l'art de l'architecture; ces couvents restent isolés pendant le moyen âge, et c'est à cela qu'ils durent de conserver presque intacte la pureté de leur règle. Cependant, dès le XIIIe siècle, les chartreuses présentaient, comparativement à ce qu'elles étaient un siècle auparavant, des dispositions presque confortables, qu'elles conservèrent sans modifications importantes jusque dans les derniers temps.
Nous donnons le plan de la chartreuse de Clermont 114, modifiée en 1676 (27).
On peut voir avec quel soin tout est prévu et combiné dans cette agglomération de cellules, ainsi que dans les services généraux. En O est la porte du monastère, donnant entrée dans une cour, autour de laquelle sont disposés, en P, quelques chambres pour les hôtes; un fournil en T; en N des étables avec chambres de bouviers; en Q des granges pour les grains et le foin. C est une petite cour relevée, avec fontaine, réservée au prieur; G le logis du prieur; B est le choeur des frères et A le sanctuaire; L la sacristie; M des chapelles; K la chapelle de Pontgibaud; E la salle capitulaire; S un petit cloître intérieur; X le réfectoire, et V la cuisine avec ses dépendances; a la cellule du sous-supérieur avec son petit jardin b. De la première cour, on ne communique au grand cloître que par le passage F, assez large pour permettre le charroi du bois nécessaire aux chartreux; D est le grand préau entouré par les galeries du cloître, donnant entrée dans les cellules I, formant chacune un petit logis séparé, avec jardin particulier; R des tours de guet; Z la prison; Y le cimetière; H est une tour servant de colombier.
Les chartreux ne se réunissaient au réfectoire que certains jours de l'année 115; habituellement ils ne sortaient point de leurs cellules; un frère leur apportait leur maigre pitance à travers un tour. Le plan (28) d'une des cellules indique clairement quelles étaient les habitudes claustrales des chartreux. A est la galerie du cloître; B un premier couloir qui isole le religieux du bruit ou du mouvement du cloître; K un petit portique qui permet au prieur de voir l'intérieur du jardin, et d'approvisionner le chartreux de bois ou d'autres objets nécessaires déposés en L, sans entrer dans la cellule; C une première salle chauffée; D la cellule avec son lit et trois meubles: un banc, une table et une bibliothèque; F le promenoir couvert, avec des latrines à l'extrémité; H le jardin; I le tour dans lequel on dépose la nourriture; ce tour est construit de manière que le religieux ne peut voir ce qui se passe dans la galerie du cloître. Un petit escalier construit dans le couloir B donnait accès dans les combles soit pour la surveillance, soit pour les réparations nécessaires. Ces dispositions se retrouvent à peu près les mêmes dans tous les couvents de chartreux répandus sur le sol de l'Europe occidentale.
Nous ne finirons pas cet article sans transcrire le singulier programme de l'abbaye de Thélème, donné par Rabelais, parodiant, au XVIe siècle, ces grandes fondations du moyen âge. Cette bouffonnerie, au fond de laquelle on trouve un côté sérieux, comme dans tout ce qu'a laissé cet admirable écrivain, dévoile la tendance des esprits à cette époque, en fait d'architecture, et combien on respectait peu ces institutions qui avaient rendu tant de services. Ce programme rentre d'ailleurs dans notre sujet en ce qu'il présente un singulier mélange de traditions monastiques, et de dispositions empruntées aux châteaux élevés pendant les premiers temps de la renaissance. Après une conversation burlesque entre frère Jean et Gargantua, celui-ci se décide à fonder une abbaye d'hommes et de femmes, de laquelle on pourra sortir quand bon semblera. Donc: «Pour le bastiment et assortiment de l'abbaye, Gargantua feit livrer de content vingt et sept cens mille huict cens trente et ung moutons à la grand laine, et, par chascun an, jusques à ce que le tout feust parfaict, assigna, sur la recepte de la Dive, seize cens soixante et neuf mille escuz au soleil et autant à l'estoille poussiniere. Pour la fondation et entretenement d'icelle, donna à perpetuité vingt et trois cens soixante neuf mille cinq cens quatorze nobles à la rose, de rente foncière, indemnez, amortys, et soluables par chascun an à la porte de l'abbaye. Et de ce leur passa belles lettres. Le bastiment feut en figure exagone, en telle façon que à chascun angle estoyt bastie une grosse tour ronde, à la capacité de soixante pas en diametre. Et estoyent toutes pareilles en grosseur et portraict. La riviere de la Loire decouloit sus l'aspect du septentrion. Au pied d'icelle estoyt une des tours assise nommée Artice. En tirant vers l'orient estoyt une autre nommée Calaer. L'autre ensuivant Anatole; l'autre après Mesembrine; l'autre après Hesperie; la derniere, Cryere. Entre chascune tour estoyt espace de trois cens douze pas. Le tout basty à six estaiges, comprenent les caves soubz terre pour ung. Le second estoyt voulté à la forme d'une anse de penier. Le reste estoyt embranché de guy de Flandres à forme de culz de lampes. Le dessus couvert d'ardoise fine, avec l'endoussure de plomb à figures de petitz manequins et «animaulx bien assortiz et dorés, avec les goutieres qui issoyent hors la muraille entre les croysées, painctes en figure diagonale d'or et azur, iusques en terre, ou finissoyent en grandz eschenaulx, qui tous conduisoyent en la riviere par dessoubz le logis.
«Ledict bastiment estoyt cent foys plus magnifique que n'est Bonivet, ne Chambourg, ne Chantilly, car en icelluy estoyent neuf mille troys cens trente et deux chambres, chascune guarnie de arriere chambre, cabinet, guarderobe, chapelle et issue en une grande salle. Entre chascune tour, au mylieu dudict corps de logis, estoyt une vis brisée dedans icelluy mesme corps. De laquelle les marches estoyent part de porphyre, part de pierre numidicque, part de marbre serpentin, longues de vingt et deux piedz; l'espoisseur estoyt de troys doigtz, l'asseize par nombre de douze entre chascun repous. Entre chascun repous estoyent deux beaulx arceaulx d'anticque, par lesquels estoyt receue la clairté; et par iceulx on entroyt en ung cabinet faict à claire-voye de largeur de ladicte vis, et montoit jusques au-dessus de la couverture, et là finoit en pavillon. Par icelle vis on entroyt de chascun cousté en une grande salle et des salles en chambre. De la tour Artice jusques à Cryere estoyent les belles grandes librairies en grec, latin, hebrieu, françois, toscan et hespaignol, departies par les divers estaiges, selon iceulx languaiges. Au milieu estoyt une merveilleuse vis, de laquelle l'entrée estoyt par le dehors du logis en ung arceau large de six toises. Icelle estoit faicte en telle symetrie et capacité que six hommes d'armes, la lance sus la cuisse, pouvoyent de front ensemble monter jusques au-dessus de tout le bastiment. Depuis la tour Anatole jusques à Mesembrine estoyent belles grandes galleries, toutes painctes des anticques proesses, histoyres et descriptions de la terre. Au mylieu estoyt une pareille montée et porte, comme avons dict du cousté de la riviere...
«Au mylieu de la basse court estoyt une fontaine magnifique de bel alabastre. Au-dessus, les troys Graces, avecques cornes d'abundance, et iectoyent l'eau par les mamelles, bouche, aureilles, yeulx, et aultres ouvertures du corps. Le dedans du logis sus la dicte basse court estoyt sus gros pilliers de cassidoine et porphyre, à beaulx arcs d'anticque, au dedans desquelz estoyent belles gualleries longues et amples, ornées de painctures, de cornes de cerfz, licornes, rhinocerotz, hippopotames, dens d'elephans et aultres choses spectables. Le logys des dames comprenoyt depuis la tour Artice jusques à la porte Mesembrine. Les hommes occupoyent le reste. Devant ledict logys des dames, affin qu'elles eussent l'esbatement, entre les deux premieres tours au dehors, estoyent les lices, l'hippodrome, le theatre et natatoires, avecques les bains mirificques à triple solier, bien guarniz de tous assortimens et foison d'eau de myrrhe. Jouxte la riviere estoyt le beau jardin de plaisance. Au milieu d'icelluy le beau labyrinthe. Entre les deux aultres tours estoyent les jeux de paulme et de grosse balle. Du cousté de la tour Criere estoyt le vergier, plein de tous arbres fructiers, tous ordonnez en ordre quincunce. Au bout estoit le grand parc, foizonnant en toute saulvaigine. Entre les tierces tours estoyent les butes pour l'arquebouse, l'arc et l'arbaleste. Les offices hors la tour Hesperie, à simple estaige. L'escurie au delà des offices. La faulconnerie au devant d'icelles, gouvernée par asturciers bien expertz en l'art. Et estoit annuellement fournie par les Candiens, Venitiens et Sarmates, de toutes sortes d'oyseaulx paragons, aigles, gerfaulx, autours, sacres, laniers, faulcons, esparviers, esmerillons et aultres, tous bien faictz et domesticques, que, partans du chasteau pour s'esbatre es champs, prenoyent tout ce que rencontroyent. La venerie estoit ung peu plus loing, tirang vers le parc...
«Toutes les salles, chambres et cabinets, estoyent tapissez en diverses sortes, selon les saisons de l'année. Tout le pavé estoyt couvert de drap verd. Les lietz estoyent de broderie...
«En chascune arriere chambre estoit ung mirouer de crystallin enchassé en or fin, autour guarny de perles, et estoit de telle grandeur qu'il povoit veritablement representer toute la personne...»
La règle des Thelemites se bornait à cette clause:
«Fay ce que vouldras, parce que,» ajoute Rabelais, «gens liberes, bien nayz, bien instruictz, conversans en compaignies honnestes, ont par nature ung insting et aiguillon qui tous jours les poulse à faictz vertueux, et retire de vice, lequel ilz nommoient honneur... Iceulx, quand par vile subjection et contraincte sont deprimez et asserviz, destournent la noble affection par laquelle à vertu franchement tendoyent, à deposer et enfraindre ce joug de servitude. Car nous entreprenons tousjours choses defendues, et convoitons ce que nous est denié... Tant noblement estoyent apprins qu'il n'estoit entre eux celluy ne celle qui ne sceust lire, escripre, chanter, jouer d'instrumens harmonieux, parler de cinq à six languaiges,. et en iceulx composer tant en carme qu'en oraison solue...» Toute l'histoire des premiers moments de la renaissanoe est dans ce peu de mots, et l'on sait où cette facile et galante morale conduisit la société, et comment tant de gens «bien nayz, bien instruictz, furent poulsez par nature à faictz vertueux.»
Nous avons dû dans cet article, déjà bien long, nous occuper seulement des dispositions générales des monastères, nous renvoyons nos lecteurs, pour l'étude des différents services et bâtiments qui les composaient, aux mots: ARCHITECTURE RELIGIEUSE, ÉGLISE, CLOÎTRE, PORCHE, RÉFECTOIRE, CUISINE, DORTOIR, CHAPITRE, BIBLIOTHÈQUE, GRANGE, PORTE, CLOCHERS, TOUR, ENCEINTE, etc., etc. 116
Note 51: (retour) Le plan original de l'abbaye de Saint-Gall (en Suisse) est conservé dans les archives de ce monastère; il est reproduit à une petite échelle par dom Mabillon (Annales Benedictini, t. II, p. 571), et récemment publié en fac-simile par M. F. Keller, avec une notice descriptive. (Voy. Instructions sur l'arch. monast., par M. Albert Lenoir.)
Note 52: (retour) Voici le passage de cette lettre donné par Mabillon (Ann. Bened., t. II, p. 571, 572). «Hæc tibi, duldissime fili Cozberte, de positione officinarum paucis exemplata direxi, quibus sollertiam exerceas tuam, meamque devotionem utcumque cognoscas, qua tuæ bonæ voluntati satisfacere me segnem non inveniri confido. Ne suspiceris autem me hæc ideo elaborasse, quod vos putemus nostris indigere magisteriis; sed potius, ob amorem tui, tibi soli perscrutanda pinxisse amicabili fraternitatis intuitu crede.--Vale in Christo semper memor nostri, amen.»
Note 58: (retour) On avait toujours cru devoir employer ces sortes d'imprécations, car déjà, dès le VIIe siècle, dans un acte de donation d'une certaine Théodétrude à l'abbaye de Saint-Denis, on lit ce passage «...Propterea rogo et contestor coram Deo et Angelis ejus, omni nationi hominum tam propinquis quam extraneis, ut nullus contra deliberatione mea impedimentum sancto Dionysio de hac re quæ ad me per has litteras deputatum est facere præsumat. si fuerit qui minas suas ad hoc apposuerit faciendo, æternus Rex peccata mea absolvat, et ille maledictus in inferno interiori et Anathema et Maranatha percussus cum Juda cruciandus descendat, et peccatum quem amittit in filios et in domo sua crudelissima plaga ut leprose pro hujus culpa a Deo percussus, ut non sit qui inhabitet in domo ejus, ut eorum plaga in multis timorem concutiat, et quantum res ipsa meliorata valuerit, duplex, salisfactione fisco egenti exsolvat...» (Hist. de l'abb. de Saint-Denis, Félibien, pièces just., p. IV.) Dans une charte de Gammon pour le monastère de Limeux, en 697 (Annal. Bened., t. I, append., art, 34); dans la charte de fondation des monastères de Poultiers et de Vézelay, donnée par Gérard de Roussillon au IXe siècle (Hug. Pict., Courtépée), et dans beaucoup d'autres pièces, ces malédictions se présentent à peu près dans les mêmes termes, comme on le voit d'ailleurs par les Formules de Marculphe.
Note 68: (retour) Udalr. Antiq. consuet., lib. III, cap. 24. Nous empruntons cette traduction à l'ouvrage de M. l'abbé Cucherat, que nous avons déjà eu l'occasion de citer tant de fois. Les Antiquiores consueludines cluniacensis monasterii d'Udalric se trouvent intégralement imprimées dans le Spicilegium, t. I, in-folio, p. 641 et suiv. On les a réunies à l'oeuvre du moine Bernard dont il est l'abréviateur, in-4° en 126 p.
Note 76: (retour) Les frères convers différaient des frères profes, en ce que leurs voeux étaient simples et non solennels. C'étaient des serviteurs que les cisterciens pouvaient s'attacher avec la permission de l'évêque diocésain. À une époque où les monastères étaient pleins de religieux de race noble, les frères convers étaient pris parmi les laboureurs, les gens de métiers: ils portaient un costume régulier toutefois et mangeaient à la table commune au réfectoire. On comprend que dans des temps où la condition du peuple des campagnes était aussi misérable que possible, les Couvents cisterciens ne devaient pas manquer de frères convers qui retrouvaient ainsi, en entrant dans le cloître, la sécurité, une grande liberté relative, et une existence assurée.
Note 77: (retour) Cîteaux arriva promptement au nombre incroyable de deux mille maisons monastiques des deux sexes; chaque maison possédait cinq ou six granges. (Histoire de l'abbaye de Morimond, par l'abbé Dubois, 2e édit., 1852; Annales de l'ordre de Cîteaux: Essai sur l'histoire de l'ordre de Cîteaux, par D. P. Le Nain, 1696.)
Note 94: (retour) Du Cange, Gloss.: «Pontifex, pontium exstructor. Fratres Pontis sub finem secundæ stirpis regum Franc. ad hoc potissimum institui, ut viatoribus tutelam, hospitium, aliaque necessaria præstarent. Fratres Pontis dicti quod pontes construerent uti facilius et tutius fluvios transire possent viatores. Sic avenionensem pontem præsidente et architecto S Benezeto exstruere ut fusius docetur in ejusdem sancti historia Aquis edita ana. 1707, in-16. Horum hospitalariurum Pontificum, seu Factorum Pontium (sic aliquando vocantur) habitus erat vestis alba cum signo pontis et crucis de panno supra pectus, ut loquitur charta ann. 1471, pro Hospitali Pontis S. Spiritus, ex schedis D. Lancelot.»
Note 95: (retour) A, l'église, dont le choeur remonte aux premières années du XIIe siècle, et la nef fut rebâtie vers 1240. B, le cloître. C, chapelle Notre-Dame. D, réfectoire. G, salle capitulaire. H, mortuaire. E, petit dortoir. I, grandes salles, dortoirs au-dessus. K, celliers. L, cuisine. N, chapelle Saint-Michel.
Note 97: (retour) A, l'église. B, le cloître. C, la porte principale de l'abbaye du côté de la ville. D, porte dite papale du côté des prés. E, salle capitulaire et dortoirs au-dessus. F, la chapelle de la Vierge, bâtie par P. de Montereau. G, le réfectoire, bâti par le même architecte. H, celliers et pressoirs. I, la maison abbatiale. K, les fossés. L, jardins. M, dépendances. L'infirmerie à l'extrémité du bâtiment E.
Note 102: (retour) Le Mont-Saint-Michel est aujourd'hui une maison de détention; des planchers et des cloisons coupent la belle salle des Chevaliers et les dortoirs. En 1834, la charpente de la nef de l'église fut incendiée et les maçonneries romanes du vaisseau souffrirent beaucoup de ce sinistre. Le choeur est bien conservé, et quoique bâti en granit, il présente un des exemples les plus ouvragés de l'architecture ogivale des derniers temps.
Note 104: (retour) Riv. Tiretaine. L'abbaye de Saint-Allyre avait été rebâtie sous le pontificat de Pascal II, par conséquent dans les premières années du XIIe siècle. Elle était autrefois comprise dans l'enceinte de la ville de Clermont, mais ne fut fortifiée que plus tard, lorsqu'elle fut laissée en dehors des nouvelles fortifications, vers la fin du XIIe siècle. (Mabillon. Ann. bénéd.--Antiquit. de la France, in-12, 1631.)
Note 106: (retour) Le Th des antiq de Paris, par J. Du Breul, 1634, liv. II, p. 378. Nous avons vu détruire, lors du percement de la nouvelle rue Soufflot, les derniers vestiges du couvent des Jacobins, qui se trouvait à cheval sur les murailles de Paris. Voir la Statistique monum. de Paris, publiée sous la direction de M. Albert Lenoir.
Note 108: (retour) Ce beau monastère, fort mutilé aujourd'hui, est occupé par un quartier d'artillerie; l'église a été divisée en étages, les beaux meneaux en pierre des fenêtres sont détruits depuis quelques années. Des écuries sont disposées dans le cloître et dans la jolie chapelle peinte de Saint-Antonin. Parmi ces peintures il en est de fort remarquables, et qui ne le cèdent en rien aux peintures italiennes de cette époque; mais elles s'altérèrent davantage chaque jour. Les colonnes et chapiteaux du grand cloître sont en marbre gris des Pyrénées.
Note 109: (retour) «Edit enim S. Augustinus dignitate major beato Francisco, sed et aliquot seculis antiquior... Lesdicts frères Hermites de l'ordre de Sainct-Augustin ont eu trois diverses maisons à Paris. Premièrement ils ont demeuré en la rue dicte encore aujourd'hui des Vieux-Augustins... Leur esglise estoit la chapelle Saincte-Marie-Égyptienne, près la porte Montmartre, laquelle pour lors hors la ville, avoit esté rebastie aux despens, et à la poursuitte d'un marchand drapier de Paris... Secondement ils ont demeuré auprès la porte Sainct-Victor, en un lieu vague incult, et remply de chardons, qui pour cela s'appeloit Cardinelum à carduis, et s'estendoit depuis ladicte porte, jusques en la rue de Bièvre, où l'esglise Sainct-Nicolas enclose retient ce surnom de Chardonnet... En l'année 1286, le roi Philippe le Bel concéda aux augustins l'usage des murailles et tournelles de la ville: deffendant à toutes personnes d'y passer, ny demeurer sans leur congé. Mais voyants qu'en tel lieu ils ne pouvoient commodément vivre, pour le peu d'aumosnes qu'on leur faisoit: du consentement dudict roy et de l'évesque de Paris, Simon Matiphas de Bucy, ils vendirent ce qu'ils avoient acquis au Chardonnet, et s'en vindrent tenir au lieu où ils sont de présent: que leur cédèrent les frères de la pénitence de Jésus-Christ, dicts en latin Saccarii, et en françois Sachets...» (Du Breul, Théol. des antiq. de Paris, liv. II.)
Note 113: (retour) Pour donner une idée des tendances du pouvoir royal en France dès le XIIIe siècle, nous citerons cette parole du roi saint Louis en apprenant qu'après avoir excommunié l'empereur Frédéric, et délié ses sujets du serment de fidélité, Grégoire X offrait la couronne impériale au comte Robert, frère du roi de France: «il s'étonnait, dit-il, de l'audace téméraire du pape, qui osait déshériter et précipiter du trône un aussi grand prince, qui n'a point de supérieur ou d'égal parmi les chrétiens.» (Hist. de l'abb. de Cl., par Lorain.)
Note 114: (retour) Nous devons ce plan à l'obligeance de M. Mallay, architecte diocésain de Clermont-Ferrand, qui a bien voulu nous envoyer un calque de l'original. La grande chartreuse de Clermont est située à 50 kilom. de cette ville du côté de Bourg-Lastic; le plan que nous présentons est un projet de restauration qui n'a pas été entièrement exécuté, mais il a pour nous cet avantage de fournir un ensemble complet, dans lequel les services sont étudiés et disposés avec soin.
ARCHITECTURE CIVILE. Il n'existe plus aujourd'hui, en France, que de bien rares débris des édifices civils antérieurs au XIIIe siècle. Les habitations des nouveaux dominateurs des Gaules ressemblaient fort, jusqu'à l'époque féodale, aux villæ romaines; c'étaient des agglomérations de bâtiments disposés sur des rampants de coteaux presque toujours au midi, sans symétrie, et entourés d'enceintes, de palissades ou de fossés. Les résidences des grands ne différaient guère, pendant la période mérovingienne, des établissements religieux qui ne faisaient que perpétuer la tradition antique. «Quand,» dit M. de Caumont, «les villes gallo-romaines, inquiétées, puis pillées par les barbares, furent obligées de restreindre leur périmètre, de le limiter aux points les plus favorables à la défense; quand le danger devint si pressant qu'il fallut sacrifier les plus beaux édifices, les démolir pour former de ces matériaux les fondements des murs de défense, de ces murs que nous offrent encore Sens, le Mans, Angers, Bourges, Langres et la plupart des villes gallo-romaines, alors il fallut comprimer les maisons entassées dans ces enceintes si étroites, comparativement à l'étendue primitive des villes; la distribution dut en éprouver des modifications considérables; les salles voûtées établies sous le sol et l'addition d'un ou deux étages au-dessus du rez-de-chaussée durent être, au moins dans certaines localités, les conséquences de cette condensation des populations urbaines.» Dans les grandes cités, des édifices romains avaient été conservés, toutefois: les curies, les cirques, les théâtres, les thermes étaient encore utilisés sous les rois de la première race; les jeux du cirque n'avaient pas cessé brusquement avec la fin de la domination romaine; les nouveaux conquérants même se piquaient de conserver des usages établis par une civilisation avancée; et telle était l'influence de l'administration de l'empire romain, qu'elle survivait aux longs désastres des Ve et VIe siècles. Dans les villes du midi et de l'Aquitaine surtout, moins ravagées par le passage des barbares, les formes de la municipalité romaine étaient maintenues; beaucoup d'édifices publics restaient debout; mais, au nord de la Loire, les villes et les campagnes, sans cesse dévastées, n'offraient plus un seul édifice romain qui pût servir d'abri; les rois francs bâtissaient des villæ en maçonnerie grossière et en bois; les évêques, des églises et des monastères; quant à la cité, elle ne possédait aucun édifice public important, ou du moins il n'en reste de traces ni dans l'histoire, ni sur le sol. Les villæ des campagnes, les seuls édifices qui, jusqu'à l'époque carlovingienne, aient eu quelque valeur, ressemblaient plutôt à de grandes fermes qu'à des palais; elles se trouvent décrites dans le capitulaire de Charlemagne (de Villis); le sol de la Belgique, du Soissonnais, de la Picardie, de la Normandie, de l'Ile-de-France, de l'Orléanais, de la Touraine et de l'Anjou, en était couvert. Les villæ se composaient presque toujours de deux vastes cours avec des bâtiments alentour, simples en épaisseur, n'ayant qu'un rez-de-chaussée; on communiquait aux diverses salles par un portique ouvert; l'une des cours était réservée aux seigneurs, c'était la villa urbana; l'autre aux colons ou esclaves chargés de l'exploitation: on l'appelait villa rustica 117.
La villa mérovingienne est donc la transition entre la villa romaine et le monastère de l'époque carlovingienne (voy. ARCHITECTURE, ARCHITECTURE MONASTIQUE).
Après Charlemagne, la féodalité changea bientôt la villa seigneuriale en château fort. Les monastères seuls conservèrent la tradition romaine. Quant aux villes, elles ne commencèrent à élever des édifices, civils qu'après le grand mouvement des communes des XIe et XIIe siècles. Il s'écoula même un laps de temps considérable avant que les nouvelles communes aient pu acquérir une prépondérance assez grande, établir une organisation assez complète, pour songer à bâtir des hôtels de ville, des halles, des bourses ou des marchés. En effet, dans l'histoire de ces communes, si bien connue aujourd'hui grâce aux travaux de M. Augustin Thierry, il n'est pas question de fondation d'édifices de quelque importance. Les bourgeois affranchis de Vézelay construisent des maisons fortifiées, mais ne paraissent pas songer à établir dans leur cité la curie romaine, l'hôtel de ville du moyen âge. «Les habitants des villes, que ce mouvement politique avait gagnés, se réunissaient dans la grande église ou sur la place du marché, et là ils prêtaient, sur les choses saintes, le serment de se soutenir les uns les autres, de ne point permettre que qui que ce fût fît tort à l'un d'entre eux ou le traitât désormais en serf. Tous ceux qui s'étaient liés de cette manière prenaient dès lors le nom de communiers ou de jurés, et, pour eux, ces titres nouveaux comprenaient les idées de devoir, de fidélité et de dévouement réciproques, exprimés, dans l'antiquité, par le mot de citoyen 118... Chargés de la tâche pénible d'être sans cesse à la tête du peuple dans la lutte qu'il entreprenait contre ses anciens seigneurs, les nouveaux magistrats» (consuls dans les villes au midi, jurés ou échevins dans celles du nord) «avaient mission d'assembler les bourgeois au son de la cloche, et de les conduire en armes sous la bannière de la commune. Dans ce passage de l'ancienne civilisation abâtardie à une civilisation neuve et originale, les restes des vieux monuments de la splendeur romaine servirent quelquefois de matériaux pour la construction des murailles et des tours qui devaient garantir les villes libres contre l'hostilité des châteaux. On peut voir encore, dans les murs d'Arles, un grand nombre de pierres couvertes de sculptures provenant de la démolition d'un théâtre magnifique, mais devenu inutile par le changement des moeurs et l'interruption des souvenirs.» Ainsi, à l'origine de ces grandes luttes, c'est l'église qui sert de lieu de réunion, et le premier acte de pouvoir est toujours l'érection de murailles destinées à protéger les libertés conquises. Lorsque les habitants de Reims s'érigèrent en commune, vers 1138, le grand conseil des bourgeois s'assemblait dans l'église Saint-Symphorien, et la cloche de la tour de cette église servait de beffroi communal. «D'autres villes offraient, à la même époque, l'exemple de cet usage introduit par la nécessité, faute de locaux assez vastes pour mettre à couvert une assemblée nombreuse. Aussi l'un des moyens que la puissance ecclésiastique employait pour gêner l'exercice du droit de commune, était de faire défense de se réunir dans les églises pour un autre motif que la prière, et de sonner les cloches à une autre heure que celles des offices 119.» Les luttes incessantes des communes du domaine royal avec le pouvoir féodal, pendant le XIIe siècle, et leur prompte décadence dès que le pouvoir royal se constitua sur des bases durables, au commencement du XIIIe siècle, ne permirent pas aux villes telles que Noyon, le Mans, Laon, Sens, Reims, Cambrai, Amiens, Soissons, etc., d'élever de grands édifices municipaux autres que des murailles de défense et des beffrois. Le beffroi était le signe le plus manifeste de l'établissement de la commune, le signal qui annonçait aux bourgeois l'ouverture des assemblées populaires, ou les dangers auxquels la cité se trouvait exposée (voy. BEFFROI). Mais les communes de Flandre, du Brabant ou du midi de la France, qui conservèrent leurs franchises jusqu'au XVIe siècle, eurent le loisir de construire de grands édifices municipaux dès la fin du XIIe siècle, et surtout pendant les XIIIe et XIVe siècles. Plusieurs de ces édifices existent encore en Belgique; mais dans le midi de la France, ils ont tous été détruits pendant les guerres religieuses du XVIe siècle. Nous n'en connaissons qu'un seul encore debout dans une des petites villes du comté de Toulouse, Saint-Antonin, située à quelques lieues au nord-ouest de Montauban (voy. HÔTEL DE VILLE). Il en est de même des halles, bourses; nous ne possédons, en France, qu'un très-petit nombre de ces édifices, et encore ne se sont-ils conservés que dans des villes de peu d'importance, tandis qu'en Belgique les villes de Bruges et d'Ypres, de Louvain, de Malines, d'Anvers, ont eu le bon esprit de préserver de la destruction ces précieux restes de leur grandeur pendant les XIIIe et XVe siècles (voy. BOURSE).
Pendant les XIe, XIIe, XIIIe et XIVe siècles, un grand nombre d'hôpitaux furent fondés. Les évêques et les établissements religieux furent des premiers à offrir des refuges assurés et rentés aux malades pauvres. Les pestes étaient fréquentes au moyen âge, dans des villes non pavées, resserrées entre des murailles d'autant moins étendues que leur construction occasionnait des dépenses considérables. Les guerres avec l'Orient avaient introduit la lèpre en Occident. Beaucoup de monastères et de châteaux avaient établi, dans leur voisinage, des léproseries, des maladreries, qui n'étaient que de petits hôpitaux entretenus par des religieux. Les moines augustins (hospitaliers) s'étaient particulièrement attachés au service des malades pauvres, et dès le XIIe siècle un grand nombre de maisons hospitalières des grandes villes étaient desservies par des religieuses augustines. De simples particuliers, «meuz de pitié,» comme dit le P. du Breul, abandonnaient des propriétés aux pauvres malades «passants par la ville;» ils les dotaient, et bientôt ces maisons, enrichies de dons, pourvues de priviléges accordés par les évêques, les princes séculiers et les papes, devenaient de grands établissements, qui se sont conservés jusqu'à nos jours, respectés par tous les pouvoirs et à travers toutes les révolutions. Mais c'est à partir du XIIe siècle que les hôpitaux sont construits suivant un programme arrêté. C'étaient de grandes salles voûtées, hautes, aérées, souvent divisées par une ou plusieurs rangées de colonnes; à l'une des extrémités était un vestibule, ou quelquefois un simple porche ou auvent; à l'autre bout, une chapelle. En aile, une officine, pharmacie, puis les cellules des religieux ou religieuses, leur réfectoire, leur cuisine; souvent un cloître et une église complétaient cet ensemble de bâtiments presque toujours entourés d'une muraille (voy. HÔTEL-DIEU, MALADRERIE, LÉPROSERIE). Des jardins étaient, autant qu'il se pouvait faire, annexés à l'établissement.
Ces maisons, dans certains cas, ne servaient pas seulement de refuges aux malades, mais aussi aux pauvres sans asile. On lit dans l'ouvrage du P. du Breul ce passage touchant l'hôpital Sainte-Catherine, primitivement Sainte-Opportune, fondé en la grande rue Saint-Denis, à Paris. «Est à noter que audit hospital il y a onze religieuses qui vivent et tiennent la reigle de monsieur sainct Augustin, laquelle en leur profession elles font serment de garder, et sont subjetes à monsieur l'évêque de Paris, lequel les visite par lui et ses vicaires, et font leur profession entre ses mains, et a estably et confirmé leurs statuts. Plus elles font les trois voeux de religion, et vivent comme ès autres maisons réformées, hormis qu'elles n'ont cloistre ni closture à cause de l'hospitalité, et qu'elles sont ordinairement autour des pauvres, lesquels elles sont tenues de penser. Elles mangent en commun... lesdites religieuses sont subjetes et tenues de recevoir toutes pauvres femmes et filles par chascune nuict, et les héberger par trois jours consécutifs; et pour se faire, garnir de linges et couvertures quinze grands licts, qui sont en deux grandes salles basses dudit hospital, et ont lesdites religieuses le soin de les penser, traicter et chauffer de charbon, quand la saison le requiert. Aucune fois les licts sont si plains, que aucunes desdites femmes et filles sont contrainctes coucher entre les deux portes de la maison, où on les enferme de peur qu'elles ne facent mal, ou qu'il ne leur advienne inconvénient de nuict. Plus elles sont tenues de recueillir en ladite maison tous les corps morts ès prisons, en la rivière et par la ville, et aussi ceux qui ont esté tuez par ladite ville. Lesquels le plus souvent on apporte tous nuds, et néantmoins elles les ensevelissent de linges et suaires à leurs despens, payent le fossoyeur et les font enterrer au cimetière des Saincts-Innocents. Lesquels quelquefois sont en si grande quantité, qu'il se trouve par acte signé des greffiers de justice, avoir esté portez en ladite maison en moins de quatorze mois, quatre-vingt-dix-huict corps morts 120...»
De toute ancienneté, conformément aux usages chrétiens, on enterrait les morts autour des églises, si ce n'est les hérétiques, les juifs et les excommuniés. Les grands personnages avaient leur sépulture sous le pavé même des églises, ou des cloîtres; mais dans des villes populeuses, souvent les églises se trouvaient tellement entourées d'habitations particulières qu'il n'était pas possible de conserver un espace convenable aux sépultures, de là l'établissement de charniers ou cimetières spéciaux proche de quelques églises, autour desquelles alors on réservait de vastes espaces libres. Tels étaient les cimetières des Saints-Innocents à Paris, de Saint-Denis à Amiens, etc. Lorsque l'édilité commença de s'établir dans les grandes villes, que l'on prit pendant les XIIIe et XIVe siècles des mesures de salubrité et de police urbaines, on entoura les champs des morts de clôtures avec portiques, formant de vastes cloîtres sous lesquels s'élevèrent des monuments destinés à perpétuer le souvenir des nobles ou des personnages importants, puis bientôt, lorsque survinrent des épidémies, reconnaissant l'insuffisance et le danger de ces enclos compris dans l'enceinte des grandes villes, on établit extra-muros des cimetières, assez semblables à ceux qui, aujourd'hui, sont affectés aux sépultures.
«En 1348, environ Caresme, en vertu des lettres patentes du roy Philippe VI, dit de Valois, pour lors régnant, le cimetière des Saints-Innocents fut du tout clos et fermé sans qu'on y entrast aucunement, les portes et entrées estans murées pour l'utilité du peuple, de peur que l'air de Paris, à raison de la mortalité ou épidémie qui pour lors couroit, ne fust gasté et corrompu, et que par le grand amas des corps pour lors enterrez audit cimetière, et qui y pouvoient encores estre apportez, il n'advinst un plus grand inconvénient et péril. Et suivant la volonté du roy, l'on benist un autre cimetière hors les murs de la ville, pour enterrer tous les corps de ceux qui mourroient durant ladite épidémie: suivant laquelle ordonnance plusieurs corps y furent portez (j'estime que ce soit celuy de la Trinité pour lors hors la ville, où encore pour le jour d'huy s'enterrent tous les corps morts de la contagion qui sortent de l'Hostel-Dieu de Paris...) 121» (voy. CIMETIÈRE).
Mais ces maisons de refuge, ces hôpitaux et ces champs de repos entourés de portiques, ressemblaient en tous points jusqu'au XIVe siècle, aux constructions monastiques, et n'en étaient pour ainsi dire qu'une branche. Les grandes abbayes avaient donné les premiers modèles de ces constructions; elles étaient entrées plus avant encore dans l'architecture purement civile, en affectant des parties de leurs terrains à des foires ou marchés perpétuels ou temporaires; marchés qui devenaient un produit d'une certaine importance dans le voisinage des grands centres de population. Les chevaliers du Temple, à Paris, bâtirent une boucherie sur leur territoire où ils exerçaient justice haute, moyenne et basse 122. Philippe Auguste qui, l'un des premiers, se préoccupa sérieusement et avec cet esprit de suite qui le distingue, de l'agrandissement et de l'assainissement de la ville de Paris, acheta de la Léproserie établie hors la ville de Paris, un marché qu'il transféra «dans une grande place vuide plus à portée du commerce, appellée Champeaux, c'est-à-dire Petits-Champs, déjà destinée à l'usage: du public par le roy Louis VI, son ayeul. Ce fut là qu'il fit bastir les halles pour la commodité des marchands. Il pourveut de plus à la sûreté de leurs marchandises, par un mur de pierre qu'il fit construire autour des halles, avec des portes qui fermoient la nuit. Et entre ce mur de closture et les maisons de marchands il fit faire une espèce de galerie couverte en manière d'apentif, afin que la pluie n'interrompist point le commerce... Le bastiment de Philippe Auguste contenoit deux halles, et le mur qui les environnoit estoit garni de loges 123. Sous saint Louis, il y avoit deux halles aux draps, et une autre entre deux, avec un appenti. De dire si ces halles aux draps sont les mêmes que fit faire Philippe Auguste, c'est ce que je ne sai pas. Quant à l'appenti et à la troisième halle, on y avoit fait des loges, ainsi que dans celles de Philippe: le roy en étoit propriétaire, et les louoit soixante-quinze livres aux merciers et aux corroyeurs... Avec le temps, la halle devint si grande, et on en fit tant d'autres, que les marchands et les artisans de Paris, de toutes vocations, en eurent chacun une à part, si bien qu'alors au lieu de se servir du mot de halle au singulier, on commença à s'en servir au pluriel, et à dire les halles. Quelque temps après, ceux de Beauvais, de Pontoise, de Lagni, de Gonesse, de Saint-Denys et autres villes des environs de Paris, y en eurent aussi. On en fit de même pour la plupart des villes de Picardie et des Pays-Bas, et pour quelques-unes de Normandie, que nos rois, à l'exemple de saint Louis, louèrent aux habitants des villes de ces provinces-là 124.»
Successivement ces halles, à Paris comme dans toutes les grandes villes, furent modifiées, étendues, pour satisfaire à des besoins nouveaux, et aujourd'hui il ne nous reste que des débris de ces édifices publics dans quelques villes de second ou de troisième ordre. D'ailleurs le bois jouait un grand rôle dans ces constructions; c'étaient, ou des appentis, ou de grandes salles ressemblant assez aux granges des monastères qui n'étaient pas bâties de façon à pouvoir demeurer intactes au milieu des villes qui s'embellissaient chaque jour. Toutefois dans des cités du nord, dans ces petites républiques manufacturières des Pays-Bas, ainsi que nous l'avons dit plus haut, on bâtissait, pendant les XIIIe, XIVe et XVe siècles, des halles splendides, et qui se sont conservées jusqu'à nos jours (voy. HALLE).
Quant aux constructions civiles telles que les ponts, les égouts, les quais, les canaux, routes, nous renvoyons nos lecteurs à ces mots, aussi bien pour la partie historique que pour la pratique; nous nous bornerons ici à quelques données générales sur les habitations urbaines, soit des grands, soit des bourgeois. Il faut dire que l'architecture privée suit pas à pas, jusqu'au XIIIe siècle, les données monastiques: 1° parce que les établissements religieux étaient à la tête de la civilisation, qu'ils avaient conservé les traditions antiques en les appropriant aux moeurs nouvelles; 2° parce que les moines seuls pratiquaient les arts de l'architecture, de la sculpture et de la peinture, et qu'ils devaient par conséquent apporter, même dans les constructions étrangères aux couvents, leurs formules aussi bien que les données générales de leurs bâtiments. Les palais, comme les couvents, possédaient leur cloître ou leur cour entourée de portiques, leur grand'salle qui remplaçait le réfectoire des moines et en tenait lieu, leurs vastes cuisines, leurs dortoirs pour les familiers, un logis séparé pour le seigneur comme pour l'évêque ou l'abbé; leur hôtellerie pour les étrangers, leur chapelle, celliers, greniers, jardins, etc. Seulement à l'extérieur, le palais séculier se revêtait de hautes murailles fortifiées, de tours, de défenses beaucoup plus importantes et étendues que celles des abbayes. Le palais des rois à Paris en la Cité, contenait tous ces divers services et dépendances dès avant Philippe Auguste. Quant aux maisons des riches citoyens, elles avaient acquis, même pendant la période romane, une grande importance, soit comme étendue, soit comme décoration, et elles suivaient le mouvement imprimé par l'architecture bénédictine, riches de sculpture dans les provinces où l'influence clunisienne se faisait sentir, simples dans les environs des établissements cisterciens. Mais à la fin du XIIe siècle, lorsque l'architecture est pratiquée par les laïques, les habitations particulières se débarrassent de leurs langes monastiques, et prennent une physionomie qui leur est propre. Ce qui les caractérise, c'est une grande sobriété d'ornementation extérieure, une complète observation des besoins. Le rationalisme qui, à cette époque, s'attachait même aux constructions religieuses, perçait à plus forte raison dans les constructions privées. Mais il ne faudrait pas croire que cette tendance ait conduit l'architecture civile dans une voie étroite, qu'elle lui ait fait adopter des données sèches et invariables, des poncifs comme ceux qui de nos jours sont appliqués à certaines constructions d'utilité publique, en dépit des matériaux, du climat, des habitudes ou des traditions de telle ou telle province. Au contraire, ce qui distingue le rationalisme des XIIe et XIIIe siècles du nôtre, c'est, avec une grande rigidité de principes, la liberté, l'originalité, l'aversion pour la banalité. Cette liberté est telle qu'elle déroute fort les architectes archéologues de notre temps qui veulent ne voir que la forme extérieure sans chercher le principe qui a dirigé nos anciens artistes du moyen âge. Il n'y a pas, à proprement parler, de règles absolues pour l'application de certaines formes, il n'y a d'autres règles que l'observation rigoureuse d'un principe avec la faculté pour chacun de se mouvoir dans les limites posées par ce principe. Or ce principe est celui-ci: rendre tout besoin et tout moyen de construction apparents. L'habitation est-elle de brique, de bois ou de pierre, sa forme, son aspect, sont le résultat de l'emploi de ces divers matériaux. A-t-on besoin d'ouvrir de grands jours ou de petites fenêtres, les façades présentent des baies larges ou étroites, longues ou trapues. Y a-t-il des voûtes à l'intérieur, des contre-forts les accusent à l'extérieur; sont-ce des planchers, les contre-forts disparaissent et des bandeaux marquent la place des solives. Se sert-on de tuiles creuses pour couvrir, les combles sont obtus; de tuiles plates ou d'ardoises, les combles sont aigus. Une grande salle est-elle nécessaire, on l'éclaire par une suite d'arcades ou par une galerie vitrée. Les étages sont-ils distribués en petites pièces, les ouvertures sont séparées par des trumeaux. Faut-il une cheminée sur un mur de face, son tuyau porté en encorbellement est franchement accusé à l'extérieur, et passe à travers tous les étages jusqu'au faîte. Faut-il faire un escalier, il est placé en dehors du bâtiment, ou s'il est compris entre ses murs, les fenêtres qui l'éclairent ressautent comme les paliers, réglant toujours la hauteur de leurs appuis à partir du niveau de ces paliers. À l'intérieur, les solives des planchers, les enchevêtrures sont apparentes, simplement équarries si l'habitation est modeste, moulurées et même sculptées si la construction est faite avec luxe. Les portes des appartements sont percées là où elles ne peuvent gêner la circulation et le placement des meubles; elles sont basses, car on n'entre pas à cheval dans sa chambre ou son salon. Si les pièces sont hautes, spacieuses, les fenêtres sont larges et longues, mais la partie supérieure est dormante, et la partie inférieure seule s'ouvrant facilement, permet de renouveler l'air ou de se mettre à la fenêtre, sans être gêné par le vent; les volets eux-mêmes, divisés par compartiments, laissent passer plus ou moins de lumière. Tout est prévu, les meneaux portent des renforts pour recevoir les targettes, les tableaux des croisées de petites saillies pour introduire les pivots. Si l'on veut placer des bannes en étoffe devant les croisées ou devant les boutiques, des corbeaux en pierre échancrés en crochets sont destinés à les porter. Dans les grandes habitations, les services, les cuisines, sont éloignés du bâtiment principal; un couloir porté en encorbellement le long d'un des murs de la cour relie au premier étage ces services avec les appartements des maîtres; au rez-de-chaussée, cette saillie forme un abri utile, qui n'empiète pas sur l'aire de la cour. Pour éclairer les combles, de grandes lucarnes apparentes soit en pierre soit en bois. Des tuyaux de cheminée, visibles, solides, ornés même souvent, percent les toits, et protégent leur jonction avec la couverture, par de larges filets rampants. Chaque boutique a sa cave avec escalier particulier, et son arrière-magasin. Si la maison est munie d'une porte charretière, une porte plus petite est ouverte à côté pour le service de nuit et pour les piétons. Certes, il y a loin de là à nos maisons de brique qui simulent la pierre, à nos pans de bois revêtus de plâtre, à nos escaliers qui coupent les fenêtres par le milieu, à nos jours aussi larges pour les petites pièces que pour les grandes, à nos tuyaux de cheminée honteux de se laisser voir, à cette perpétuelle dissimulation de ce qui est et doit être dans nos habitations privées, où le plâtre est peint en marbre ou en bois, où le bois est peint en pierre, où la construction la plus pauvre se cache sous une enveloppe de luxe. Pour faire une construction gothique, il ne s'agit donc pas de jeter sur une façade quelques ornements pillés dans de vieux palais, de placer des meneaux dans des fenêtres, mais il s'agit avant tout d'être vrai dans l'emploi des matériaux, comme dans l'application des formes aux besoins. Ainsi, pour ne citer qu'un exemple, si les fenêtres en tiers-point sont employées dans la construction des églises ou des grandes salles voûtées, cela est parfaitement justifié par les formerets des voûtes qui, étant eux-mêmes en tiers-point, commandent la forme de la baie destinée à faire pénétrer la lumière à l'intérieur; mais dans les habitations dont les étages sont séparés par des planchers horizontaux, l'emploi de la fenêtre en tiers-point serait ridicule, sans raisons; aussi voyons-nous toujours les fenêtres des habitations fermées par des linteaux ou par des arcs bombés ayant peu de flèche. Si par exception les fenêtres sont en tiers-point, un linteau peu épais ou une imposte, placée à la naissance de l'ogive, permet de poser des châssis carrés dans la partie inférieure, la seule qui soit ouvrante, et la partie supérieure de la fenêtre comprise entre les courbes est dormante.
L'architecture ogivale, née à la fin du XIIe siècle, est avant tout logique, et, par conséquent, elle doit affecter, dans les édifices religieux et dans les édifices privés, des formes très-différentes, puisque les données premières sont dissemblables. Si l'architecture appliquée aux édifices religieux s'éloigne de son principe vers le XVe siècle, si elle se charge de détails superflus qui finissent par étouffer les données générales et très-savamment combinées de la construction; dans les édifices civils, au contraire, elle suit la marche ascendante de la civilisation, se développe, et finit, au XVIe siècle, par produire des oeuvres qui, si elles ne sont pas toujours irréprochables sous le rapport du goût, sont très-remarquables comme dispositions d'ensemble, en satisfaisant aux besoins nouveaux avec une adresse et un bonheur rares. Autant qu'on peut en juger par l'examen des constructions civiles qui nous restent des XIIe, XIIIe et XIVe siècles, les données générales des palais comme des maisons étaient simples. L'habitation princière se composait de cours entourées de portiques, les écuries, les logements des serviteurs et des hôtes en dehors de l'enceinte du palais. Les bâtiments d'habitation comprenaient toujours une grande salle d'un accès facile. C'était là que se réunissaient les vassaux, que l'on donnait des fêtes ou des banquets, que se traitaient les affaires qui exigeaient un grand concours de monde, que se rendait la justice. À proximité, les prisons, une salle des gardes; puis les cuisines, offices, avec leur cour et entrée particulières. Les logements des maîtres étaient souvent rattachés à la grand'salle par un parloir et une galerie; c'était là que l'on déposait des armes, des objets conquis, des meubles précieux, dépouilles souvent arrachées à des voisins moins heureux. Des peintures, des portraits, ornaient la galerie. Les chambres destinées à l'habitation privée étaient groupées irrégulièrement, suivant les besoins; comme accessoires, des cabinets, des retraits, quelquefois posés en encorbellement ou pris aux dépens de l'épaisseur des murs. Ces logis étaient à plusieurs étages, et la communication entre eux était établie au moyen d'escaliers à vis auxquels on n'accédait que par des détours connus des familiers. L'influence de la demeure féodale, de la forteresse, se faisait sentir dans ces constructions, qui du reste, à l'extérieur, présentaient toujours une apparence fortifiée. La maison du riche bourgeois possédait une cour et un bâtiment sur la rue. Au rez-de-chaussée, des boutiques, une porte charretière, et une allée conduisant à un escalier droit. Au premier étage, la salle, lieu de réunion de la famille pour les repas, pour recevoir les hôtes; en aile, sur la cour, la cuisine et ses dépendances avec son escalier à vis, bâti dans l'angle. Au deuxième étage, les chambres à coucher, auxquelles on n'accédait que par l'escalier à vis de la cour, montant de fond; car l'escalier droit, ouvert sur la rue, ne donnait accès que dans la salle où l'on admettait les étrangers. Sous les combles, des galetas pour les serviteurs, les commis ou apprentis; des greniers pour déposer les provisions. L'escalier à vis privé descendait dans les caves du maître, lesquelles, presque toujours creusées sous le bâtiment des cuisines en aile, n'étaient pas en communication avec les caves afférentes à chaque boutique. Dans la cour, un puits, un appentis au fond pour les provisions de bois, quelquefois une écurie et un fournil. Ces maisons n'avaient pas leur pignon sur la rue, mais bien l'égout des toits, qui, dans les villes méridionales surtout, était saillant, porté sur les abouts des chevrons maintenus par des liens. Ces dessous de chevrons et les façades elles-mêmes, surtout lorsqu'elles étaient en bois, recevaient des peintures. Quant à la maison du petit bourgeois, elle n'avait pas de cour particulière, et présentait, surtout à partir du XIVe siècle, son pignon sur la rue; elle ne se composait, à rez-de-chaussée, que d'une boutique et d'une allée conduisant à l'escalier droit, communiquant à la salle remplissant tout le premier étage. La cuisine était voisine de cette salle, donnant sur une cour commune et formant bûcher ouvert au rez-de-chaussée, ou même quelquefois dans la salle même. On accédait aux étages supérieurs par un escalier privé, souvent en encorbellement sur la cour commune; ainsi, chez le bourgeois comme chez le noble, la vie privée était toujours soigneusement séparée de la vie publique. Dans le palais, les portiques, la grand'salle, la salle des gardes, étaient accessibles aux invités; dans la maison, c'était la boutique et la salle du premier étage; tout le reste du logis était réservé à la famille; les étrangers n'y pénétraient que dans des cas particuliers.
Dans les villes, chaque famille possédait sa maison. La classe bourgeoise ne se divisait pas, comme aujourd'hui, en propriétaires, rentiers, commerçants, industriels, artistes, etc.; elle ne comprenait que les négociants et les gens de métier. Tous les hommes voués à l'état militaire permanent se trouvaient attachés à quelque seigneur, et logeaient dans leurs demeures féodales. Tous les commis marchands, apprentis et ouvriers logeaient chez leurs patrons. Il n'y avait pas de locations dans le sens actuel du mot. Dans les grandes villes, et surtout dans les faubourgs, des hôtelleries, véritables garnis, recevaient les étrangers, les écoliers, les aventuriers, les jongleurs, et tous gens qui n'avaient pas d'établissement fixe. Là on trouvait un gîte, au jour, à la semaine ou au mois. C'était de ces maisons, mal famées pour la plupart, que sortaient, dans les temps de troubles, ces flots de gens sans aveu qui se répandaient dans les rues, et donnaient fort à faire à la police municipale, royale ou seigneuriale. C'était là que les factions, qui se disputaient le pouvoir, allaient recruter leurs adhérents. L'Université renfermait un grand nombre de ces garnis dès le XIIe siècle, et ce fut en grande partie pour prévenir les abus et les désordres qui étaient la conséquence d'un pareil état de choses, que beaucoup d'établissements monastiques et des évêques fondèrent, sur la montagne Sainte-Geneviève, des colléges, dans l'enceinte desquels la jeunesse trouvait, en même temps que l'instruction, des demeures régulières et soumises à un régime quasi-clérical. Les cloîtres des cathédrales avaient précédé ces établissements, et, derrière leurs murs, les professeurs comme les écoliers pouvaient trouver un asile. Abeilard loue un logis au chanoine Fulbert, dans le cloître Notre-Dame.
Mais il est certain que dans les grandes villes, à une époque où les classes de la société étaient tellement distinctes, il devait se trouver une quantité de gens qui n'étaient ni nobles, ni religieux, ni soldats à solde, ni marchands, ni artisans, ni écoliers, ni laboureurs, et qui formaient une masse vagabonde, vivant quelque part; sorte d'écume qu'aucun pouvoir ne pouvait faire disparaître, emplissant même les cités lorsque de longs malheurs publics avaient tari les sources du travail, et réduit à la misère un grand nombre de pauvres gens. Après les tristes guerres de la fin du XIVe siècle et du commencement du XVe, il s'était formé à Paris une organisation de gueux qui avait des ramifications dans toutes les grandes villes du royaume. Cette compagnie occupait certains quartiers de la capitale: la cour du Roi François, près du Ponceau; la cour Sainte-Catherine, la rue de la Mortellerie, la cour Brisset, la cour Gentien, partie de la rue Montmartre, la cour de la Jussienne, partie de la rue Saint-Honoré, quelques rues des faubourgs Saint-Germain et Saint-Marceau et la butte Saint-Roch. Mais le siége principal de cette gueuserie était la cour des Miracles. «Elle consiste, dit Sauval 125, en une place d'une grandeur très-considérable, et en un très-grand cul-de-sac puant, boueux, irrégulier, qui n'est point pavé. Autrefois, il confinoit aux dernières extrémités de Paris... Pour y venir, il se faut souvent égarer dans de petites rues vilaines, puantes, détournées; pour y entrer, il faut descendre une assez longue pente de terre tortue, raboteuse, inégale. J'y ai vu une maison de boue à demi enterrée, toute chancelante de vieillesse et de pourriture, qui n'a pas quatre toises en quarré, et où logent néanmoins plus de cinquante ménages, chargés d'une infinité de petits enfants légitimes, naturels et dérobés. On m'assura que dans ce petit logis et dans les autres, habitoient plus de cinq cents grosses familles entassées les unes sur les autres. Quelque grande que soit à présent cette cour, elle l'étoit autrefois beaucoup davantage: d'un côté elle s'étendoit jusqu'aux anciens ramparts, appellés aujourd'hui la rue Neuve-Saint-Sauveur: de l'autre, elle couvroit une partie du monastère des Filles-Dieu, avant qu'il passât à l'ordre de Fontevrault; de l'autre, elle étoit bordée de maisons qu'on a laissées tomber en ruine et dont on a fait des jardins; et de toutes parts elle étoit environnée de logis bas, enfoncés, obscurs, difformes, faits de terre et de boue, et tous pleins de mauvais pauvres. Quand, en 1630, on porta les fossés et les ramparts de la porte Saint-Denys au lieu où nous les voyons maintenant, les commissaires députés à la conduite de cette entreprise résolurent de traverser la cour des Miracles d'une rue qui devoit monter de la rue Saint-Sauveur à la rue Neuve-Saint-Sauveur; mais, quoi qu'ils pussent faire, il leur fut impossible d'en venir à bout: les maçons qui commençoient la rue furent batus par les gueux, et ces fripons menacèrent de pis les entrepreneurs et les conducteurs de l'ouvrage.» Ces réunions de filous, de gens sans aveu, de soldats congédiés, étaient soumises encore, aux XVIe et XVIIe siècles, à une sorte de gouvernement occulte, qui avait ses officiers, ses lois, qui tenait des chapitres réguliers, où les intérêts de la république étaient discutés et des instructions données aux diverses provinces; cette population de vagabonds avait une langue particulière, un roi, qui prenait le nom de grand Coësre, et formait la grande congrégation des argotiers, divisée en Cagoux, Archisuppôts de l'Argot, Orphelins, Marcandiers, Rifodés, Malingreux et Capons, Piètres, Polissons, Francmitoux, Calots, Sabouleux, Hubins, Coquillarts, Courteaux de Boutanche, Narquois. Ainsi, partout dans le moyen âge, pour le bien comme pour le mal, l'esprit de corporation se faisait jour, et les hommes déclassés, qui ne pouvaient trouver place dans les associations régulières, obéissaient même à ce grand mouvement des populations vers l'unité, de réaction contre les tendances féodales (voy. CORPORATION).
La puissance des corps de métiers et de marchands, les droits et priviléges dont ils jouissaient dès le XIe siècle, les monopoles qui les rendaient maîtres exclusifs de l'industrie, du commerce et de la main-d'oeuvre; l'organisation des armées, qui le lendemain des guerres laissait sur les routes des milliers de soldats sans paye, sans patrie, avaient dû singulièrement développer ces associations de vagabonds, en lutte permanente avec la société. Les maisons de refuge, fondées par les moines, par les évêques, les rois et même de simples particuliers, pour soulager la misère et recueillir les pauvres, à peine suffisantes dans les temps ordinaires, ne pouvaient, après de longs troubles et des guerres interminables, offrir des asiles à tant de bras inoccupés, à des hommes qui avaient pris des habitudes de pillage, dégradés par la misère, n'ayant plus ni famille ni foyers. Il fallut un long temps pour que l'on pût guérir cette plaie sociale du paupérisme organisé, armé pour ainsi dire; car, pendant le XVIe siècle, les guerres de religion contribuèrent à perpétuer cette situation. Ce ne fut que pendant le XVIIe siècle, quand la monarchie acquit une puissance inconnue jusqu'alors, que, par une police unique et des établissements de secours largement conçus, on put éteindre peu à peu ces associations de la misère et du vice. C'est dans cet esprit que nos grands hôpitaux furent rebâtis pour centraliser une foule de maisons de refuge, des maladreries, des dotations, disséminées dans les grandes villes; que l'hôpital central des Invalides fut fondé, que la Salpêtrière, maison de renfermement des pauvres, comme l'appelle Sauval, fut bâtie.
Le morcellement féodal ne pouvait seconder des mesures d'utilité générale; le système féodal est essentiellement égoïste; ce qu'il fait, il le fait pour lui et les siens, à l'exclusion de la généralité. Les établissements monastiques eux-mêmes étaient imbus, jusqu'à un certain point, de cet esprit exclusif, car, comme nous l'avons dit, ils tenaient aux habitudes féodales, comme propriétaires fonciers. Les ordres mendiants s'étaient élevés avec des idées complétement étrangères aux moeurs de la féodalité; mais, devenus riches possesseurs de biens-fonds, ils avaient perdu de vue le principe de leur institution; séparés, rivaux même, ils avaient cessé, dès la fin du XIIIe siècle, de concourir vers un but commun d'intérêt général; non qu'ils ne rendissent, comme leurs prédécesseurs les bénédictins, d'éminents services, mais c'étaient des services isolés. Il appartenait à la centralisation politique, à l'unité du pouvoir monarchique, de créer de véritables établissements publics, non plus pour telle ou telle bourgade, pour telle ou telle ville, mais pour le pays. Ne nous étonnons donc point de ne pas trouver, avant le XVIe siècle, de ces grands monuments d'utilité générale, qui s'élèvent à partir du XVIIe siècle, et qui font la véritable gloire du siècle de Louis XIV. L'état du pays, avant cette époque, ne comportait pas des travaux conçus avec grandeur, exécutés avec ensemble, et produisant des résultats immenses. Il fallait que l'unité du pouvoir monarchique ne fût plus contestée pour faire passer un canal à travers trois ou quatre provinces ayant chacune ses coutumes, ses préjugés et ses priviléges; pour organiser sur toute la surface du territoire un système de casernement des troupes, d'hôpitaux pour les malades, de ponts, d'endiguement des rivières, de défense des ports contre les envahissements de la mer. Mais si le pays gagnait en bien-être et en sécurité à l'établissement de l'unité gouvernementale, il faut convenir que l'art y perdait, tandis que le morcellement féodal était singulièrement propre à son développement. Un art officiel n'est plus un art, c'est une formule; l'art disparaît avec la responsabilité de l'artiste.
L'architecture nationale, religieuse et monastique s'éteignit avec le XVe siècle, obscurément; l'architecture civile avec la féodalité, mais en jetant un vif éclat. La renaissance, qui n'ajouta rien à l'architecture religieuse et ne fit que précipiter sa chute, apporta dans l'architecture civile un nouvel élément assez vivace pour la rajeunir. Jusqu'alors, dans les constructions civiles, on semblait ne tenir aucun compte de la symétrie, de l'ordonnance générale des plans. Plusieurs causes avaient éloigné les esprits de l'observation des règles que les anciens avaient généralement adoptées, autant que cela était raisonnable, dans l'ensemble de leurs bâtiments. La première était ce type de la villa romaine suivi dans les premières habitations seigneuriales; or la villa antique, habitation rurale, ne présentait pas dans son ensemble des dispositions symétriques; la seconde était la nécessité, dans des habitations fortifiées la plupart du temps, de profiter des dispositions naturelles du terrain, de soumettre la position des bâtiments aux besoins de la défense, aux services divers auxquels il fallait satisfaire. La troisième, l'excessive étroitesse et l'irrégularité des terrains livrés aux habitations particulières dans des villes populeuses enserrées entre des murailles d'autant plus faciles à défendre, qu'elles offraient un moins grand périmètre. C'est ainsi que les lois de la symétrie, lois si ridiculement tyranniques de nos jours, n'avaient jamais exercé leur influence sur les populations du moyen âge, surtout dans des contrées où les traditions romaines étaient effacées. Mais quand au commencement du XVIe siècle, l'étude de l'antiquité et de ses monuments fit connaître un grand nombre de plans d'édifices romains où les lois de la symétrie sont observées; les châteaux féodaux où les bâtiments semblent placés pêle-mêle suivant les besoins, dans des enceintes irrégulières; les maisons, palais et monuments publics élevés sur des terrains tracés par le hasard, parurent aux yeux de tous des demeures de barbares. Avec la mobilité qui caractérise l'esprit français, on se jeta dans l'excès contraire, et on voulut mettre de la symétrie même dans les plans d'édifices qui, par leur nature et la diversité des besoins auxquels ils devaient satisfaire, n'en comportaient aucune. Nombre de riches seigneurs se firent élever des demeures dont les plans symétriques flattent les yeux sur le papier, mais sont parfaitement incommodes pour l'habitation journalière. Les maisons des bourgeois conservèrent plus longtemps leurs dispositions soumises aux besoins, et ce ne fut guère qu'au XVIIe siècle qu'elles commencèrent, elles aussi, à sacrifier ces besoins aux vaines lois de la symétrie. Une fois dans cette voie, l'architecture civile perdit chaque jour de son originalité. De l'ensemble des plans cette mode passa dans la disposition des façades, dans la décoration; et il ne fut plus possible de juger dans un édifice, quel qu'il fût, du contenu par le contenant. L'architecture, au lieu d'être l'enveloppe judicieuse des divers services qui constituent une habitation, imposa ses lois, ou ce qu'on voulut bien appeler ses lois, aux distributions intérieures; comme si la première loi en architecture n'était pas une soumission absolue aux besoins! comme si elle était quelque chose en dehors de ces besoins! comme si les formes purement conventionnelles qu'elle adopte avaient un sens, du moment qu'elles gênent au lieu de protéger! Cependant l'architecture civile de la renaissance, surtout au moment où elle naît et commence à se développer, c'est-à-dire de 1500 à 1550, conserve presque toujours son caractère d'habitation ou d'établissement public, si franchement accusé pendant la période gothique. L'élément antique n'apporte guère qu'une enveloppe décorative ou un besoin de pondération dans les dispositions des plans; et il faut dire que, sous ce double point de vue, l'architecture civile de la renaissance française se montre bien supérieure à celle adoptée en Italie. Les grands architectes français du XVIe siècle, les Philibert Delorme, les Pierre Lescaut, les Jean Bullant, surent allier avec une adresse remarquable les vieilles et bonnes traditions des siècles antérieurs avec les formes nouvellement admises. S'ils employèrent les ordres antiques, et s'ils crurent souvent imiter les arts romains, ils respectèrent dans leurs édifices les besoins de leur temps et se soumirent aux exigences du climat et des matériaux. Ce ne fut que sous Louis XIV que l'architecture civile cessa de tenir compte de ces lois, si naturelles et si vraies, et se produisit comme un art abstrait, agissant d'après des règles toutes conventionnelles en dehors des moeurs et des habitudes de la civilisation moderne (voy. MAISON, PALAIS, JARDIN).
ARCHITECTURE MILITAIRE. Lorsque les barbares firent irruption dans les Gaules, beaucoup de villes possédaient encore leurs fortifications gallo-romaines; celles qui n'en étaient point pourvues se hâtèrent d'en élever avec les débris des monuments civils. Ces enceintes, successivement forcées et réparées, furent longtemps les seules défenses des cités, et il est probable qu'elles n'étaient point soumises à des dispositions régulières et systématiques, mais qu'elles étaient construites fort diversement, suivant la nature des lieux, des Matériaux, ou d'après certaines traditions locales que nous ne pouvons apprécier aujourd'hui, car de ces enceintes il ne nous reste que des débris, des soubassements modifiés par des adjonctions successives.
Les Visigoths s'emparèrent, pendant le Ve siècle, d'une grande partie des Gaules; leur domination s'étendit, sous Vallia, de la Narbonnaise à la Loire. Toulouse demeura quatre-vingt-neuf ans la capitale de ce royaume, et pendant ce temps la plupart des villes de la Septimanie furent fortifiées avec grand soin, et eurent à subir des siéges fréquents. Narbonne, Béziers, Agde, Carcassonne, Toulouse furent entourées de remparts formidables, construits d'après les traditions romaines des bas temps, si l'on en juge par, les portions importantes d'enceintes qui entourent encore la cité de Carcassonne. Les Visigoths, alliés des Romains, ne faisaient que pérpétuer les arts de l'Empire, et cela avec un certain succès. Quant aux Francs, ils avaient conservé les habitudes germaines, et leurs établissements militaires devaient ressembler à des camps fortifiés, entourés de palissades, de fossés et de quelques talus de terre. Le bois joue un grand rôle dans les fortifications des premiers temps du moyen âge. Et si les races germaines, qui occupèrent les Gaules, laissèrent aux Gallo-Romains le soin d'élever des églises, des monastères, des palais et des édifices publics, ils durent conserver leurs usages militaires en face du peuple conquis. Les Romains eux-mêmes, lorsqu'ils faisaient la guerre sur des territoires couverts de forêts, comme la Germanie et la Gaule, élevaient souvent des remparts de bois, sortes de logis avancés en dehors des camps, ainsi qu'on peut le voir dans les bas-reliefs de la colonne Trajane(1).
Dès l'époque de César, les Celtes, lorsqu'ils ne pouvaient tenir la campagne, mettaient les femmes, les enfants et ce qu'ils possédaient de plus précieux à l'abri des attaques de l'ennemi derrière des fortifications faites de bois, de terre et de pierre. «Ils se servent, dit César dans ses Commentaires, de pièces de bois droites dans toute leur longueur, les couchent à terre parallèlement, les placent «à une distance de deux pieds l'une de l'autre, les fixent transversalement par des troncs d'arbre, et remplissent de terre les vides. Sur cette première assiette, ils posent une assise de gros fragments de rochers, et lorsque ceux-ci sont bien joints, ils établissent un nouveau radier de bois disposé comme le premier, de façon que les rangs de bois ne se touchent point et ne portent que sur les assises de rochers interposées. L'ouvrage est ainsi monté à hauteur convenable. Cette construction, par la variété de ses matériaux, composée de bois et de pierres formant un parement régulier, est bonne pour le service et la défense des places, car les pierres qui la composent empêchent les bois de brûler, et les arbres, ayant environ quarante pieds de long, liés entre eux dans l'épaisseur de la muraille, ne peuvent être rompus ou désassemblés que très-difficilement 126.»
Les Germains établissaient aussi des remparts de bois couronnés de parapets d'osier. La colonne Antonine, à Rome, nous donne un curieux exemple de ces sortes de redoutes de campagnes (2). Mais ce n'étaient là probablement que des ouvrages faits à la hâte. On voit ici l'attaque de ce fort par les soldats romains. Les fantassins, pour pouvoir s'approcher du rempart, se couvrent de leurs boucliers et forment ce que l'on appelait la tortue: appuyant le sommet de ces boucliers contre le rempart, ils pouvaient saper sa base ou y mettre le feu à l'abri des projectiles 127. Les assiégés jettent des pierres, des roues, des épées, des torches, des pots à feu sur la tortue, et des soldats romains, tenant des tisons enflammés, semblent attendre que la tortue se soit approchée complétement du rempart pour passer sous les boucliers et incendier le fort. Dans leurs camps retranchés, les Romains, outre quelques ouvrages avancés construits en bois, plaçaient souvent; le long des remparts, de distance en distance, des échafaudages de charpente qui servaient soit à placer des machines destinées à lancer des projectiles, soit de tours de guet pour reconnaître les approches de l'ennemi. Les bas-reliefs de la colonne Trajane présentent de nombreux exemples de ces sortes de constructions (3). Ces camps étaient de deux sortes: il y avait les camps d'été, castra æstiva, logis purement provisoires, que l'on élevait pour protéger les haltes pendant le cours de la campagne, et qui ne se composaient que d'un fossé peu profond et d'un rang de palissade plantées sur une petite escarpe; puis les camps d'hiver ou fixes, castra hiberna, castra stativa, qui étaient défendus par un fossé large et profond, par un rempart de terre gazonnée ou de pierre flanqué de tours; le tout était couronné de parapets crénelés ou de pieux reliés entre eux par des longrines ou des liens d'osier. L'emploi des tours rondes ou carrées dans les enceintes fixes des Romains était général, car, comme le dit Végèce, «les anciens trouvèrent que l'enceinte d'une place ne devait point être sur une même ligne continue, à cause des béliers qui battraient trop aisément en brèche; mais par le moyen des tours placées dans le rempart assez près les unes des autres, leurs murailles présentaient des parties saillantes et rentrantes. Si les ennemis veulent appliquer des échelles, ou approcher des machines contre une muraille de cette construction, on les voit de front, de revers et presque par derrière; ils sont comme enfermés au milieu des batteries de la place qui les foudroient.» Dès la plus haute antiquité, l'utilité des tours avait été reconnue afin de permettre de prendre les assiégeants en flanc lorsqu'ils voulaient battre les courtines.
Les camps fixes des Romains étaient généralement quadrangulaires, avec
quatre portes percées dans le milieu de chacune des faces; la porte
principale avait nom prétorienne, parce qu'elle s'ouvrait en face du
prætorium, demeure du général en chef; celle en face s'appelait
décumane; les deux latérales étaient désignées ainsi: principalis
dextra et principalis sinistra. Des ouvrages avancés, appelés
antemuralia, procastria, défendaient ces portes
128. Les officiers
et soldats logeaient dans des huttes en terre, en brique ou en bois,
recouvertes de chaume ou de tuiles. Les tours étaient munies de machines
propres à lancer des traits ou des pierres. La situation des lieux
modifiait souvent cette disposition quadrangulaire, car, comme l'observe
judicieusement Vitruve il propos des machines de guerre (chap. XXII):
«Pour ce qui est des moyens que les assiégés peuvent employer pour se
défendre, cela ne se peut pas écrire.»
La station militaire de Famars, en Belgique (Fanum Martis), donnée dans l'Histoire de l'architecture en Belgique, et dont nous reproduisons ici le plan (4), présente une enceinte dont la disposition ne se rapporte pas aux plans ordinaires des camps romains: il est vrai que cette fortification ne saurait être antérieure au IIIe siècle 129. Quant au mode adopté par les Romains dans la construction de leurs fortifications de villes, il consistait en deux forts parements de maçonnerie séparés par un intervalle de vingt pieds; le milieu était rempli de terre provenant des fossés et de blocaille bien pilonnées, et formant un chemin de ronde légèrement incliné du côté de la ville pour l'écoulement des eaux; la paroi extérieure s'élevait au-dessus du chemin de ronde, était épaisse et percée de créneaux; celle intérieure était peu élevée au-dessus du sol de la place, de manière à rendre l'accès des remparts facile au moyen d'emmarchements(5) 130.
Le château Narbonnais de Toulouse, qui joue un si grand rôle dans
l'histoire de cette ville depuis la domination des Visigoths jusqu'au
XIVe siècle, paraît avoir été construit d'après ces données antiques: il
se composait «de deux grosses tours, l'une au midi, l'autre au
septentrion, bâties de terre cuite et de cailloux avec de la chaux, le
tout entouré de grandes pierres sans mortier, mais cramponnées avec des
lames de fer scellées de plomb. Le château était élevé sur terre de plus
de trente brasses, ayant vers le midi deux portails de suite, deux
voûtes de pierres de taille jusqu'au sommet; il y en avait deux autres
de suite au septentrion et sur la place du Salin. Par le dernier de ces
portails, on entrait dans la ville dont le terrain a été haussé de plus
de douze pieds... On voyait une tour carrée entre ces deux tours ou
plates-formes de défense; car elles étaient terrassées et remplies de
terre, suivant Guillaume de Puilaurens, puisque Simon de Montfort en fit
enlever toutes les terres qui s'élevaient jusqu'au comble
131.»
L'enceinte visigothe de la cité de Carcassonne nous a conservé des dispositions analogues et qui rappellent celles décrites par Végèce. Le sol de la ville est beaucoup plus élevé que celui du dehors et presque au niveau des boulevards. Les courtines, fort épaisses, sont composées de deux parements de petit appareil cubique, avec assises alternées de brique; le milieu est rempli non de terre, mais de blocage maçonné à la chaux. Les tours s'élevaient au-dessus des courtines, et leur communication avec celles ci pouvait être coupée, de manière à faire de chaque tour un petit fort indépendant; à l'extérieur ces tours sont cylindriques, et du côté de la ville elles sont carrées; leur souche porte également du côté de la campagne sur une base cubique. Nous donnons ici (6) le plan d'une de ces tours avec les courtines: A est le plan du rez-de-chaussée, B le plan du premier étage au niveau des chemins de ronde. On voit en C et en D les deux fosses pratiquées en avant des portes de la tour afin d'intercepter, lorsqu'on enlevait les ponts de bois, la communication entre la ville ou les chemins de ronde et les étages des tours. On accédait du premier étage à la partie supérieure crénelée de la tour par un escalier en bois intérieur posé le long du mur plat. Le sol extérieur étant beaucoup plus bas que celui de la ville, le rez-de-chaussée de la tour était en contre-bas du terre-plein de la cité, et on y descendait par un emmarchement de dix à quinze marches. La figure (6 bis) fait voir la tour et ses deux courtines du côté de la ville, les ponts de communication sont supposés enlevés. L'étage supérieur crénelé est couvert par un comble et ouvert du côté de la ville, afin de permettre aux défenseurs de la tour de voir ce qui s'y passe, et aussi pour permettre de monter des pierres et toutes sortes de projectiles au moyen d'une corde et d'une poulie 132.
La figure (6 ter) montre cette même tour du côté de la campagne; nous y avons joint une poterne 133 dont le seuil est assez élevé au-dessus du sol pour qu'il faille un escalier volant ou une échelle pour y accéder. La poterne se trouve défendue, suivant l'usage, par une palissade ou barrière, chaque porte ou poterne étant munie de ces sortes d'ouvrages.
Conformément à la tradition du camp fixe romain, l'enceinte des villes du moyen âge renfermait un château ou au moins un réduit qui commandait les murailles; le château lui-même contenait une défense isolée plus forte que toutes les autres qui prit le nom de Donjon (voy. ce mot). Souvent les villes du moyen âge étaient protégées par plusieurs enceintes, ou bien il y avait la cité qui, située sur le point culminant, était entourée de fortes murailles et, autour, des faubourgs défendus par des tours et courtines ou de simples ouvrages en terre et en bois et des fossés. Lorsque les Romains fondaient une ville, ils avaient le soin, autant que faire se pouvait, de choisir un terrain incliné le long d'un fleuve où d'une rivière. Quand l'inclinaison du terrain se terminait par un escarpement du côté opposé au cours d'eau, la situation remplissait toutes les conditions désirables; et pour nous faire mieux comprendre par une figure, voici (7) le plan cavalier d'une assiette de ville romaine conforme à ces données. A était la ville avec ses murs bordés d'un côté par la rivière; souvent un pont, défendu par des ouvrages avancés, communiquait à la rive opposée. En B était l'escarpement qui rendait l'accès de la ville difficile sur le point où une armée ennemie devait tenter de l'investir; D le château dominant tout le système de défense, et le refuge de la garnison dans le cas où la ville tombait aux mains des ennemis. Les points les plus faibles étaient alors les deux fronts CC, et c'est là que les murailles étaient hautes, bien flanquées de tours et protégées par des fossés larges et profonds. La position des assiégeants, en face de ces deux fronts, n'était pas très-bonne d'ailleurs, car une sortie les prenant de flanc, pour peu que la garnison fût brave et nombreuse, pouvait les culbuter dans le fleuve. Dans le but de reconnaître les dispositions des assiégeants, aux angles EE étaient construites des tours fort élevées, qui permettaient de découvrir au loin les rives du fleuve en aval et en amont, et les deux fronts CC. C'est suivant ces données que les villes d'Autun, de Cahors, d'Auxerre, de Poitiers, de Bordeaux, de Périgueux, etc., avaient été fortifiées à l'époque romaine. Lorsqu'un pont réunissait, en face le front des murailles, les deux rives du fleuve, alors ce pont était défendu par une tête de pont G du côté opposé à la ville; ces têtes de pont prirent plus ou moins d'importance: elles enveloppèrent des faubourgs tout entiers, ou ne furent que des châtelets, ou de simples barbacanes (voy. ces mots). Des estacades et des tours en regard, bâties des deux côtés du fleuve en amont, permettaient de barrer le passage et d'intercepter la navigation en tendant, d'une tour à l'autre, des chaînes ou des pièces de bois attachées bout à bout par des anneaux de fer. Si, comme à Rome même, dans le voisinage d'un fleuve, il se trouvait une réunion de mamelons, on avait le soin, non d'envelopper ces mamelons, mais de faire passer les murs de défense sur leurs sommets, en fortifiant avec soin les intervalles qui, se trouvant dominés des deux côtés par des fronts, ne pouvaient être attaqués sans de grands risques.
pÀ cet effet, entre les mamelons, la ligne des murailles était presque toujours infléchie et concave, ainsi que l'indique le plan cavalier (8) 134. Mais si la ville occupait un plateau (et alors elle n'était généralement que d'une médiocre importance), on profitait de toutes les saillies du terrain en suivant ses sinuosités, afin de ne pas permettre aux assiégeants de s'établir au niveau du pied des murs, ainsi qu'on peut le voir à Langres et à Carcassonne, dont nous donnons ici (9) l'enceinte visigothe, nous pourrions dire romaine, puisque quelques-unes de ses tours sont établies sur des souches romaines. Dans les villes antiques, comme dans la plupart de celles élevées pendant le moyen âge, et comme aujourd'hui encore, le château, castellum 135, était bâti non-seulement sur le point le plus élevé, mais encore touchait toujours à une partie de l'enceinte, afin de ménager à la garnison les moyens de recevoir des secours du dehors si la ville était prise. Les entrées du château étaient protégées par des ouvrages avancés qui s'étendaient souvent assez loin dans la campagne, de façon à laisser entre les premières barrières et les murs du château un espace libre, sorte de place d'armes qui permettait à un corps de troupes de camper en dehors des enceintes fixes, et de soutenir les premières attaques. Ces retranchements avancés étaient généralement élevés en demi-cercle composés de fossés et de palissades; les portes étaient alors ouvertes latéralement, de manière à obliger l'ennemi qui voulait les forcer de se présenter de flanc devant les murs de la place. Si du IVe au Xe siècle le système défensif de la fortification romaine s'était peu modifié, les moyens d'attaque avaient nécessairement perdu de leur valeur; la mécanique jouait un grand rôle dans les siéges des places, et cet art n'avait pu se perfectionner ni même se maintenir, sous la domination des conquérants barbares, au niveau où les Romains l'avaient placé. Le peu de documents qui nous restent sur les siéges de ces époques accusent une grande inexpérience de la part des assaillants. Il était toujours difficile d'ailleurs de tenir des armées irrégulières et mal disciplinées devant une ville qui résistait quelque temps, et si les siéges traînaient en longueur, l'assaillant était presque certain de voir ses troupes se débander pour aller piller la campagne; alors la défense l'emportait sur l'attaque, et l'on ne s'emparait pas d'une ville défendue par de bonnes murailles et une garnison fidèle. Mais peu à peu les moyens d'attaque se perfectionnèrent, ou plutôt furent suivis avec une certaine méthode: lorsqu'on voulut investir une place, on établit d'abord deux lignes de remparts de terre ou de bois, munis de fossés, l'une du côté de la place, pour se prémunir contre les sorties des assiégés et leur ôter toute communication avec le dehors, qui est la ligne de contre-vallation; l'autre du côté de la campagne, pour se garder contre les secours extérieurs, qui est la ligne de circonvallation; on opposa aux tours des remparts attaqués, des tours mobiles en bois plus élevées, qui commandaient les remparts des assiégés, et qui permettaient de jeter sur les boulevards, au moyen de ponts volants, de nombreux assaillants. Les tours mobiles avaient cet avantage de pouvoir être placées en face les points faibles de la défense, contre des courtines munies de chemins de ronde peu épais, et par conséquent n'opposant qu'une ligne de soldats contre une colonne d'attaque profonde, et se précipitant sur les murailles de haut en bas. On perfectionna le travail du mineur et tous les engins propres à battre les murailles; dès lors l'attaque l'emporta sur la défense. Des machines de guerre des Romains, les armées des premiers siècles du moyen âge avaient conservé le bélier (mouton en langue d'oil, bosson en langue d'oc). Ce fait a quelquefois été révoqué en doute, mais nous possédons les preuves de l'emploi, pendant les Xe, XIe, XIIe, XIVe, XVe et même XVIe siècles, de cet engin propre à battre les murailles. Voici les copies de vignettes tirées de manuscrits de la Bibliothèque Impériale, qui ne peuvent laisser la moindre incertitude sur l'emploi du bélier. La première (9 bis) représente l'attaque des palissades ou des lices entourant une fortification de pierre 136; on y distingue parfaitement le bélier, porté sur deux roues et poussé par trois hommes qui se couvrent de leurs targes; un quatrième assaillant tient une arbalète à pied-de-biche. La seconde (9 ter) représente l'une des visions d'Ézéchiel 137; trois béliers munis de roues entourent le prophète 138. Dans le siége du château de Beaucaire par les habitants de cette ville, le bosson est employé (voir plus loin le passage dans lequel il est question de cet engin). Enfin, dans les Chroniques de Froissard, et, plus tard encore, au siége de Pavie, sous François Ier, il est question du bélier.
Mais après les premières croisades, les ingénieurs occidentaux qui avaient été en Orient à la suite des armées, apportèrent en France, en Italie, en Angleterre et en Allemagne quelques perfectionnements à l'art de la fortification; le système féodal organisé mettait en pratique les nouvelles méthodes, et les amélioraient sans cesse, par suite de son état permanent de guerre. À partir de la fin du XIIe siècle jusque vers le milieu du XIVe, la défense l'emporta sur l'attaque, et cette situation ne changea que lorsqu'on fit usage de la poudre à canon dans l'artillerie. Depuis lors, l'attaque ne cessa pas d'être supérieure à la défense.
Jusqu'au XIIe siècle, il ne parait pas que les villes fussent défendues autrement que par des enceintes flanquées de tours; c'était la méthode romaine; mais alors le sol était déjà couvert de châteaux, et l'on savait par expérience qu'un château se défendait mieux qu'une ville. En effet, aujourd'hui un des principes les plus vulgaires de la fortification consiste à opposer le plus grand front possible à l'ennemi, parce que le plus grand front exige une plus grande enveloppe, et oblige les assiégeants à exécuter des travaux plus considérables et plus longs; mais lorsqu'il fallait battre les murailles de près, lorsqu'on n'employait pour détruire les ouvrages des assiégés que la sape, le bélier, la mine ou des engins dont la portée était courte, lorsqu'on ne pouvait donner l'assaut qu'au moyen de ces tours de bois, ou par escalade, ou encore par des brèches mal faites et d'un accès difficile, plus la garnison était resserrée dans un espace étroit, et plus elle avait de force, car l'assiégeant, si nombreux qu'il fût, obligé d'en venir aux mains, ne pouvait avoir sur un point donné qu'une force égale tout au plus à celle que lui opposait l'assiégé. Au contraire, les enceintes très étendues pouvant être attaquées brusquement par une nombreuse armée, sur plusieurs points à la fois, divisaient les forces des assiégés, exigeaient une garnison au moins égale à l'armée d'investissement, pour garnir suffisamment les remparts, et repousser des attaques qui ne pouvaient être prévues souvent qu'au moment où elles étaient exécutées.
Pour parer aux inconvénients que présentaient les grands fronts fortifiées, vers la fin du XIIe siècle on eut l'idée d'établir, en avant des enceintes continues flanquées de tours, des forteresses isolées, véritables forts détachés destinés à tenir l'assaillant éloigné du corps de la place, et à le forcer de donner à ses lignes de contre-vallation une étendue telle qu'il eût fallu une armée immense pour les garder. Avec l'artillerie moderne, la convergence des feux de l'assiégeant lui donne la supériorité sur la divergence des feux de l'assiégé; mais, avant l'invention des bouches à feu, l'attaque ne pouvait être que très-rapprochée, et toujours perpendiculaire au dispositif défensif; il y avait donc avantage pour l'assiégé à opposer à l'assaillant des points isolés ne se commandant pas les uns les autres, mais bien défendus; on éparpillait ainsi les forces de l'ennemi, en le contraignant à entreprendre des attaques simultanées sur des points choisis par l'assiégé et munis en conséquence. Si l'assaillant laissait derrière lui les réduits isolés pour venir attaquer les fronts de la place, il devait s'attendre à avoir sur les bras les garnisons des forts détachés au moment de donner l'assaut, et sa position était mauvaise. Quelquefois, pour éviter de faire le siége en règle de chacun de ces forts, l'assiégeant, s'il avait une armée nombreuse, élevait des bastilles de pierre sèche, de bois et de terre, établissait des lignes de contre-vallation autour des forteresses isolées, et, renfermant leurs garnisons, attaquait le corps de la place. Toutes les opérations préliminaires des siéges étaient longues, incertaines; il fallait des approvisionnements considérables de bois, de projectiles, et souvent les ouvrages de contre-vallation, les tours mobiles, les bastilles fixes de bois et les engins étaient à peine achevés, qu'une sortie vigoureuse des assiégés ou une attaque de nuit, détruisait le travail de plusieurs mois, par le feu et la hache. Pour éviter ces désastres, les assiégés établissaient leurs lignes de contre-vallation au moyen de doubles rangs de fortes palissades de bois espacés de la longueur d'une pique (trois à quatre mètres), et, creusant un fossé en avant, se servaient de la terre pour remplir l'intervalle entre les palis; ils garnissaient leurs machines, leurs tours de bois fixes et mobiles, de peaux de boeuf et de cheval, fraîches ou bouillies, ou d'une grosse étoffe de laine, afin de les mettre à l'abri des projectiles incendiaires. Il arrivait souvent que les rôles changeaient, et que les assaillants, repoussés par les sorties des garnisons et forcés de se réfugier dans leur camp, devenaient, à leur tour, assiégés. De tout temps les travaux d'approche des siéges ont été longs et hérissés de difficultés; mais alors, bien plus qu'aujourd'hui, les assiégés sortaient de leurs murailles soit pour escarmoucher aux barrières et empêcher des établissements fixes, soit pour détruire les travaux exécutés par les assaillants; les armées se gardaient mal, comme toutes les troupes irrégulières et peu disciplinées; on se fiait aux palis pour arrêter un ennemi audacieux, et chacun se reposant sur son voisin pour garder les ouvrages, il arrivait fréquemment qu'une centaine de gens d'armes, sortant de la place au milieu de la nuit, tombaient à l'improviste au coeur de l'armée, sans rencontrer une sentinelle, mettaient le feu aux machines de guerre, et, coupant les cordes des tentes pour augmenter le désordre, se retiraient avant d'avoir tout le camp sur les bras. Dans les chroniques des XIIe, XIIIe et XIVe siècles, ces surprises se renouvellent à chaque instant, et les armées ne s'en gardaient pas mieux le lendemain. C'était aussi la nuit souvent qu'on essayait, au moyen des machines de jet, d'incendier les ouvrages de bois des assiégeants ou des assiégés. Les Orientaux possédaient des projectiles incendiaires qui causaient un grand effroi aux armées occidentales. Ce qui fait supposer qu'elles n'en connaissaient pas la composition, au moins pendant les croisades des XIIe et XIIIe siècles, et ils avaient des machines puissantes 139 qui différaient de celles des Occidentaux, puisque ceux-ci les adoptèrent en conservant leurs noms d'origine d'engins turcs, de pierrières turques.
On ne peut douter que les croisades, pendant lesquelles on fit tant de siéges mémorables, n'aient perfectionné les moyens d'attaque, et que, par suite, des modifications importantes n'aient été apportées aux défenses des places. Jusqu'au XIIIe siècle, la fortification est protégée par sa force passive, par la masse et la situation de ses constructions. Il suffisait de renfermer une faible garnison dans des tours et derrière des murailles hautes et épaisses, pour défier longtemps les efforts d'assaillants qui ne possédaient que des moyens d'attaque très-faibles. Les châteaux normands, élevés en si grand nombre par ces nouveaux conquérants, dans le nord-ouest de la France et en Angleterre, présentaient des masses de constructions qui ne craignaient pas l'escalade à cause de leur élévation, et que la sape pouvait difficilement entamer. On avait toujours le soin, d'ailleurs, d'établir, autant que faire se pouvait, ces châteaux sur des lieux élevés, sur une assiette de rochers, de les entourer de fossés profonds, de manière à rendre le travail du mineur impossible; et comme refuge en cas de surprise ou de trahison, l'enceinte du château contenait toujours un donjon isolé, commandant tous les ouvrages, entouré lui-même souvent d'un fossé et d'une muraille (chemise), et qui pouvait, par sa position et l'élévation de ses murs, permettre à quelques hommes de tenir en échec de nombreux assaillants. Mais, après les premières croisades, et lorsque le système féodal eut mis entre les mains de quelques seigneurs une puissance presque égale à celle du roi, il fallut renoncer à la fortification passive et qui ne se défendait guère que par sa masse, pour adopter un système de fortification donnant à la défense une activité égale à celle de l'attaque, et exigeant des garnisons plus nombreuses. Il ne suffisait plus (et le terrible Simon de Montfort l'avait prouvé) de posséder des murailles épaisses, des châteaux situés sur des rochers escarpés, du haut desquels on pouvait mépriser un assaillant sans moyens d'attaque actifs, il fallait défendre ces murailles et ces tours et les munir de nombreuses troupes, de machines et de projectiles, multiplier les moyens de nuire à l'assiégeant, déjouer ses efforts par des combinaisons qu'il ne pouvait prévoir, et surtout se mettre à l'abri des surprises ou des coups de main; car souvent des places bien munies tombaient au pouvoir d'une petite troupe hardie de gens d'armes, qui, passant sur le corps des défenseurs des barrières, s'emparaient des portes, et donnaient ainsi, à un corps d'armée, l'entrée d'une ville. Vers la fin du XIIe siècle et pendant la première moitié du XIIIe siècle, les moyens d'attaque et de défense, comme nous l'avons dit, se perfectionnaient, et étaient surtout conduits avec plus de méthode. On voit alors, dans les armées et dans les places, des ingénieurs (engegneors) spécialement chargés de la construction des engins destinés à l'attaque ou à la défense. Parmi ces engins, les uns étaient défensifs et offensifs en même temps, c'est-à-dire construits de manière à garantir les pionniers et à battre les murailles; les autres offensifs seulement. Lorsque l'escalade (le premier moyen d'attaque que l'on employait presque toujours) ne réunissait pas, lorsque les portes étaient trop bien armées de défenses pour être forcées, il fallait entreprendre un siége en règle; c'est alors que l'assiégeant construisait des beffrois roulants en bois (baffraiz), que l'on s'efforçait de faire plus hauts que les murailles de l'assiégé, établissait des chats, gats ou gates, sortes de galeries en bois, couvertes de mairins, de fer et de peaux, que l'on approchait du pied des murs, et qui permettaient aux assaillants de faire agir le mouton, le bosson (bélier des anciens), ou de saper les tours ou courtines au moyen du pic-hoyau, ou encore d'apporter de la terre et des fascines pour combler les fossés.
Dans le poëme de la croisade contre les Albigeois, Simon de Montfort emploie souvent la gate, qui non-seulement semble destinée à permettre de saper le pied des murs à couvert, mais aussi à remplir l'office du beffroi, en amenant au niveau des parapets un corps de troupes.--«Le comte de Montfort commande:... Poussez maintenant la gate et vous prendrez Toulouse... et (les Français) poussent la gate en criant et sifflant; entre le mur (de la ville) et le château elle avance à petits sauts, comme l'épervier chassant les petits oiseaux. Tout droit vient la pierre que lance le trébuchet, et elle la frappe d'un tel coup à son plus haut plancher qu'elle brise, tranche et déchire les cuirs et courroies... Si vous retournez la gate, disent les barons (au comte de Montfort), des coups vous la garantirez. Par Dieu, dit le comte, c'est ce que nous verrons tout à l'heure. Et quand la gate tourne, elle continue ses petits pas saccadés. Le trébuchet vise, prépare son jet, et lui donne un tel coup à la seconde fois, que le fer et l'acier, les solives et chevilles sont tranchés et brisés.» Et plus loin: «Le comte de Montfort a rassemblé ses chevaliers, les plus vaillants pendant le siége et les mieux éprouvés; il a fait (à sa gate) de bonnes défenses munies de ferrures sur la face, et il a mis dedans ses compagnies de chevaliers, bien couverts de leurs armures et les heaumes lacés; ainsi on pousse la gate vigoureusement et vite; mais ceux de la ville sont bien expérimentés: ils ont tendu et ajusté leurs trébuchets, et ont placé dans les frondes de beaux morceaux de roches taillés, qui, les cordes lâchées, volent impétueux, et frappent la gate sur le devant et les flancs si bien, aux portes, aux planchers, aux arcs entaillés (dans le bois), que les éclats volent de tous côtés, et que de ceux qui la poussent beaucoup sont renversés. Et par toute la ville il s'élève un cri: Par Dieu! dame fausse gate, jamais ne prendrez rats 140.»
Guillaume Guiart, à propos du siége de Boves par Philipe Auguste, parle ainsi des chats: