Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 2 - (A suite - C)
Au XIIIe siècle, les bandeaux deviennent plus rares dans l'architecture que pendant la période romane. Déjà, à cette époque, les architectes semblaient exclure la ligne horizontale, et ils ne lui donnaient qu'une importance relativement secondaire. Cependant l'architecte de la cathédrale d'Amiens avait cru devoir accuser très-vigoureusement la hauteur du sol du triforium dans l'intérieur de la nef, par un large bandeau richement décoré de feuillages très-saillants; ce bandeau prend d'autant plus d'importance dans l'ordonnance architectonique de cet intérieur, qu'il passe devant les faisceaux de colonnes et les coupe vers le milieu de leur hauteur (9).
A indique la coupe de ce bandeau avec l'appui du triforium. Évidemment, ici, le maître de l'oeuvre a voulu rompre les lignes verticales qui dominent dans cette nef, dont la construction remonte à 1230 environ (voy. ARCHITECTURE RELIGIEUSE, fig. 35). Il y avait là comme un dernier souvenir de l'architecture romane 75. Sans avoir une aussi grande importante, il arrive presque toujours que les bandeaux, dans les édifices du commencement du XIIIe siècle, passent devant les faisceaux de colonnes, et servent de bagues pour maintenir leurs fûts posés en délit (voy. BAGUE). Quelquefois aussi les bandeaux s'arrondissent en corbeille, et, soutenus par un cul-de-lampe, servent de point d'appui à des faisceaux de colonnettes ne naissant qu'au-dessus des colonnes du rez-de-chaussée entre les archivoltes. Cette disposition est particulièrement adoptée lorsque les piles de rez-de-chaussée sont monocylindriques mais non composées de la réunion des colonnes qui doivent porter les voûtes supérieures. L'intérieur de l'église de Notre-Dame de Semur en Auxois présente de ces bandeaux devenant tablettes de cul-de-lampe sous les bases des colonnettes supérieures (10).
Pendant le XIIIe siècle, à l'extérieur, les bandeaux ne sont plus guère que des moulures avec larmiers sans ornements; car les architectes de cette époque craignaient évidemment de détruire l'effet des lignes verticales, en donnant aux membres horizontaux de leur architecture une trop grande importance, et la sculpture, en occupant les yeux, aurait prêté aux bandeaux trop de valeur. Cependant on voit encore quelquefois, à cette époque, des bandeaux avec ornements; mais c'est lorsque l'on a voulu indiquer un étage ou sol. C'est ainsi qu'à l'extérieur de la Sainte-Chapelle de Paris il existe un grand bandeau décoré de feuilles et de crochets au niveau du sol de la chapelle haute.
Si séduisante que soit l'architecture romane du Poitou et des provinces de l'ouest, il faut convenir qu'elle n'est pas si scrupuleuse, et ses monuments sont parfois couverts de bandeaux sculptés dont la place est déterminée seulement par le goût ou la fantaisie de l'artiste, non par un étage, une ordonnance d'architecture distincte. Pendant la période romane, beaucoup de membres horizontaux d'architecture dont la fonction est très-secondaire, comme les impostes des archivoltes, les tailloirs des chapiteaux de colonnes engagées, des appuis de croisées, où les tablettes basses des arcatures de couronnement, deviennent de véritables bandeaux, c'est-à-dire qu'ils pourtournent toutes les saillies de la construction, tels que les contre-forts, par exemple. Jusqu'à la fin du XIIe siècle, cette méthode persiste; mais quand le système de l'architecture ogivale est développé, on ne voit jamais ces membres secondaires horizontaux devenir des bandeaux. Cela est bien évident à la Sainte-Chapelle de Paris; seul, le profil dont nous venons de parler, et qui indique le niveau du sol de la chapelle haute, pourtourne l'édifice, passe sur les nus des murs comme sur les contre-forts. À la cathédrale d'Amiens, à la cathédrale de Reims et à celle de Chartres, les appuis des fenêtres du rez-de-chaussée forment bandeau, mais sans ornements (voy. CHAPELLE); à partir de ce profil, les contre-forts montent verticalement sans ressauts ni interruption horizontale sur les côtés, leurs faces étant seules munies de larmiers qui empêchent les eaux de laver leurs parements exposés à la pluie. Il ne peut en être autrement; lorsqu'on examine la structure des édifices dans lesquels le système ogival est franchement adopté et suivi, toute la construction ne se composant que de contre-forts entre lesquels des fenêtres s'ouvrent dans toute la hauteur des étages, il n'y avait pas de murs; les bandeaux indiquent des repos horizontaux, des arases, étaient contraires à ce système vertical; leur effet eût été fâcheux; leurs profils saillants sur les faces latérales des contre-forts seraient venus pénétrer gauchement les piédroits des fenêtres, sans utilité ni raison (voy. ARCHITECTURE RELIGIEUSE, CONTREFORT). À partir du XIIIe siècle, dans l'architecture religieuse, le bandeau n'existe plus par le fait, les murs pleins étant supprimés; on ne les rencontre, comme dans le dernier exemple que nous venons de donner, que lorsqu'ils sont le prolongement horizontal des appuis des fenêtres; seulement, leurs profils se modifient suivant le goût du moment (voy. PROFIL). Dans l'architecture civile, où les murs sont conservés forcément, où la construction ne se compose pas uniquement de contre-forts laissant de grands jours entre eux, des bandeaux indiquent le niveau des planchers (voy. CHÂTEAU, MAISON). Parfois alors les bandeaux sont décorés de sculptures, particulièrement pendant le XVe siècle. Composés de simples moulures profilées dans une assise basse pendant les XIIe, XIIIe et XIVe siècles, ils prennent, au contraire, de la hauteur et une saillie prononcée au XVe siècle, coupent les façades horizontalement, par une ornementation plus ou moins riche. Au XVIe siècle, les bandeaux perdent leur aspect d'arase, pour devenir de véritables entablements avec leur architrave, leur frise et leur corniche, même lorsque l'absence d'un ordre antique devrait exclure l'emploi de tous ces membres. Les façades ne sont plus alors que des bâtiments superposés (voy. ORDRE).
Note 75: (retour) Nous avons entendu souvent louer ou blâmer la disposition du grand bandeau de la cathédrale d'Amiens, par des personnes compétentes. Mais la vérité nous force d'ajouter que les louanges étaient données par des amateurs de l'architecture gothique, à son apogée, elle blâme par des enthousiastes du style roman. Comme dans l'un ou l'autre cas il y avait contradiction entre les goûts et les jugements de chacun, nous ne savons trop quel jugement porter nous-même. Nous dirons seulement que le parti adopté à Amiens est franc, qu'il dénote une intention bien arrêtée, que cet intérieur de nef nous paraît être le plus beau spécimen que nous possédions en France de l'architecture du XIIIe siècle, que nous nous rendons difficilement compte de l'effet que produirait cet intérieur dépourvu de cette riche ceinture de feuillages vigoureusement refouillés, s'il y gagnerait ou s'il y perdrait; et prenant la chose pour for-belle, exécutée par des artistes aussi bons connaisseurs que nous, et plus familiers avec les grands effets, nous ne pouvons qu'approuver cette hardiesse de l'architecte de la nef d'Amiens.
BARBACANE, barbequenne. s. f. On désignait pendant le moyen âge, par ce mot, un ouvrage de fortification avancé qui protégeait un passage, une porte ou poterne, et qui permettait à la garnison d'une forteresse de se réunir sur un point saillant à couvert, pour faire des sorties, pour protéger une retraite ou l'introduction d'un corps de secours. Une ville ou un château bien munis étaient toujours garnis de barbacanes, construites simplement en bois, comme les antemuralia, procastria des camps romains, ou en terre avec fossé, en pierre ou moellon avec pont volant, large fossé et palissades antérieures (voy. ARCHITECTURE MILITAIRE). La forme la plus ordinaire donnée aux barbacanes était la forme circulaire ou demi-circulaire, avec une ou plusieurs issues masquées par la courbe de l'ouvrage. Les armées qui campaient avaient le soin d'élever devant les entrées des camps de vastes barbacanes, qui permettaient aux troupes de combiner leurs mouvements d'attaque, de retraite ou de défense. Au moment d'un siége, en dehors des murs des forteresses, on élevait souvent des barbacanes, qui n'étaient que des ouvrages temporaires, et dans lesquels on logeait un surcroît de garnison.
Mais, le plus souvent, les barbacanes étaient des ouvrages à demeure autour des forteresses bien munies.
«Haut sont li mur, et parfont li fossé,
Les barbacanes de fin marbre listé,
Hautes et droites, ja greignors ne verrés 77.»
Parmi les barbacanes temporaires, une des plus célèbres est celle que le roi saint Louis fit faire pour protéger la retraite de son corps d'armée et passer un bras du Nil, après la bataille de la Massoure. Le sire de Joinville parle de cet ouvrage en ces termes: «Quant le roy et ses barons virent celle chouse, et que nul autre remède n'y avoit (le camp était en proie à la peste et à la famine), tous s'accordèrent, que le roy fist passer son ost devers la terre de Babilonne, en l'ost du duc de Bourgoigne, qui estoit de l'autre part du fleuve, qui alloit à Damiette. Et pour retraire ses gens aisément, le roy fist faire une barbacane devant le poncel, dont je vous ai devant parlé. Et estoit faite en manière, que on pouvoit assez entrer dedans par deux coustez tout à cheval. Quant celle barbacanne fut faite et apprestée, tous les gens de l'ost se armèrent; et là y eut ung grant assault des Turcs, qui virent bien que nous en allions oultre en l'ost du duc de Bourgoigne, qui estoit de l'autre part. Et comme on entroit en icelle barbacanne, les Turcs frappèrent sur la queue de nostre ost: et tant firent, qu'ils prindrent messire Errart de Vallery. Mais tantoust fut rescoux par messire Jehan son frère. Toutesfoiz le roy ne se meut, ne toute sa gent, jusques à ce que tout le harnois et armeures fussent portez oultre. Et alors passâmes tous après le roy, fors que messire Gaultier de Chastillon, qui faisoit l'arrière garde en la barbacanne. Quant tout l'ost fut passé oultre, ceulx qui demourerent en la barbacanne, qui estoit l'arrière garde, furent à grant malaise des Turcs, qui estoient à cheval. Car ilz leur tiroient de visée force de trect, pour ce que la barbacanne n'estoit pas haulte. Et les Turcs à pié leur gectoient grosses pierres et motes dures contre les faces, et ne se povoient deffendre ceulx de l'arrière garde. Et eussent été tous perduz et destruitz, si n'eust esté le conte d'Anjou, frère du roy, qui depuis fut roy de Sicille, qui les alla rescourre asprement, et les amena à sauveté 78.»
Cette barbacane n'était évidemment qu'un ouvrage en palissades, puisque les hommes à cheval pouvaient voir par-dessus. Dans la situation où se trouvait l'armée de saint Louis à ce moment, ayant perdu une grande partie de ses approvisionnements de bois, campée sur un terrain dans lequel des terrassements de quelque importance ne pouvaient être entrepris, c'était tout ce qu'on avait pu faire que d'élever une palissade servant de tête de pont, pouvant arrêter l'armée ennemie, et permettre au corps d'armée en retraite de filer en ordre avec son matériel. La vue à vol d'oiseau que nous donnons ici (1) fera comprendre l'utilité de cet ouvrage.
Une des plus importantes barbacanes construites en maçonnerie était celle qui protégeait le château de la cité de Carcassonne, et qui fut bâtie par saint Louis (voy. ARCHITECTURE MILITAIRE, fig. 11, 12 et 13). Cette barbacane, très-avancée, était fermée; c'était un ouvrage isolé. Mais le plus souvent les barbacanes étaient ouvertes à la gorge et formaient comme une excroissance, un saillant semi-circulaire, tenant aux enceintes extérieures, aux lices. C'est ainsi que sont construites la barbacane élevée en avant de la porte Narbonnaise à Carcassonne (voy. PORTE), celle du château du côté de la cité, et celle qui protége la poterne sud de l'enceinte extérieure de la même ville. Cette dernière barbacane communique aux chemins de ronde des courtines de l'enceinte extérieure par deux portes qui peuvent être fermées. En s'emparant de la poterne ou des deux courtines, les assiégeants ne pouvaient se jeter immédiatement sur le chemin de ronde de l'ouvrage saillant, et se trouvaient battus en écharpe en pénétrant dans les lices. Étant ouverte à la gorge, cette barbacane était elle-même commandée par l'enceinte intérieure.
Nous donnons (2 A) les vues cavalières de l'extérieur et (2 B) de l'intérieur de cet ouvrage de défense. Jusqu'à l'invention des bouches à feu, la forme donnée aux barbacanes dès le XIIe siècle ne fut guère modifiée, encore les établit-on même souvent sur un plan semi-circulaire; cependant, vers le milieu du XVe siècle, on ne les regarda pas seulement comme un flanquement pour les portes extérieures; on chercha à les flanquer elles-mêmes, soit par d'autres ouvrages élevés devant elles, soit par la configuration de leur plan, La barbacane qui défend la principale entrée du château de Bonaguil, élevé au XVe siècle, près Villeneuve d'Agen, est une première tentative en ce sens (voy. CHÂTEAU). Des pièces d'artillerie étaient disposées à rez-de-chaussée et les parties supérieures conservaient leurs crénelages destinés aux archers et arbalétriers. En perdant leur ancienne forme, à la fin du XVe siècle, avec l'adoption d'un nouveau système approprié aux bouches à feu, ces ouvrages perdirent leur ancien nom, pour prendre la dénomination de boulevard. Lorsque les barbacanes du moyen âge furent conservées, on les renforça extérieurement, pendant les XVIe et XVIIe siècles, par des ouvrages d'une grande importance.
C'est ainsi que les dehors de la barbacane A (3) du faubourg Sachsenhausen de Francfort sur le Mein furent protégés au commencement du XVIIe siècle; vers la même époque, la barbacane A du château de Cantimpré de Cambrai (4) devint l'occasion de la construction d'un ouvrage à couronne B très-étendu (voy. BOULEVARD).
BARD, s. m. Est un chariot à deux roues sur l'essieu desquelles porte un tablier et un timon armé de deux ou trois traverses. Ce chariot, employé de temps immémorial dans les chantiers de construction, sert à transporter les pierres taillées à pied d'oeuvre; on le désigne aussi sous le nom de binard. Six ou huit hommes s'attellent à ce chariot, et le font avancer en poussant avec les mains sur les traverses, et en passant des courroies en bandoulière qui vont s'attacher à des crochets en fer disposés à l'extrémité antérieure du tablier et sur le timon. Lorsqu'on veut charger ou décharger les pierres, on relève le timon, l'extrémité postérieure du tablier porte à terre, et forme ainsi un plan incliné qui facilite le chargement ou déchargement des matériaux. On dit bardage pour exprimer l'action du transport des pierres à pied d'oeuvre, et les ouvriers employés à ce travail sont désignés dans les chantiers sous le nom de bardeurs. Par extension on dit barder des pierres sur les échafauds, c'est-à-dire les amener de l'équipe qui sert à les monter, au point de la pose, sur des plateaux et des rouleaux de bois. Ces dénominations sont fort anciennes. Le bardage des pierres, du sol au point de pose, se faisait souvent autrefois au moyen de plans inclinés en bois. Le donjon cylindrique du château de Coucy, construit en pierres de taille d'un très-fort volume de la base au faîte, fut élevé au moyen d'un plan incliné en spirale qui était maintenu le long des parements extérieurs par des traverses et des liens engagés dans la maçonnerie (voy. CONSTRUCTION, ÉCHAFAUD).
BARDEAU, s. m. Bauche, Essente, Esseau. C'est le nom que l'on donne à de petites tuiles en bois de chêne, de châtaignier, ou même de sapin, dont on se servait beaucoup autrefois pour couvrir les combles et même les pans de bois des maisons et des constructions élevées avec économie. Dans les pays boisés, le bardeau fut surtout employé. Ce mode de couverture est excellent; il est d'une grande légèreté, résiste aux efforts du vent, et, lorsque le bois employé est d'une bonne qualité, il se conserve pendant plusieurs siècles. Quelquefois les couvertures en bardeaux étaient peintes en brun rouge, en bleu noir, pour imiter probablement les tons de la tuile ou de l'ardoise. Ces fonds obscurs étaient relevés par des lignes horizontales, des losanges de bardeaux peints en blanc.
Le bardeau est toujours plus long que large, coupé carrément, ou en dents de scie, ou en pans, ou arrondis au pureau; il est généralement retenu sur la volige par un seul clou. Voici quelles sont les formes les plus ordinaires des bardeaux employés dans les couvertures des XVe et XVIe siècles (1).
Leur longueur n'excède guère 0,22 c. et leur largeur 0,08 c. Ils sont souvent taillés en bizeau à leur extrémité inférieure, ainsi que l'indiquent les deux figures A, afin de donner moins de prise au vent et de faciliter l'écoulement des eaux. Les bardeaux étaient refendus et non sciés, de manière à ce que le bois fût toujours parfaitement de fil; cette condition de fabrication est nécessaire à leur conservation. Le sciage permet l'emploi de bois défectueux, tandis que le débitage de fil exige l'emploi de bois sains, à mailles régulières et dépourvues de noeuds. La scie contrarie souvent la direction du fil; il en résulte, au bout de peu de temps, sur les sciages exposés à la pluie, des éclats, des esquilles entre lesquelles l'eau s'introduit. Lorsque les bardeaux sont posés sur des surfaces verticales telles que les pans de bois, ils affectent les formes que l'on donnait aux ardoises dans la même position (voy. ARDOISE); le bois se découpant avec plus de facilité que le schiste, les dentelures des bardeaux posés le long des rampants des pignons, sur les sablières ou les poteaux corniers, présentent parfois des dentelures ouvragées et même des ajours.
Nous avons encore vu à Honfleur, en 1831 79, une maison de bois sur le port, dont les sablières étaient couvertes de bardeaux découpés en forme de lambrequins (2). On voit beaucoup de moulins à vent en France qui sont totalement couverts en bardeaux. En Allemagne, on fait encore usage des bardeaux de sapin, particulièrement en Bavière, dans le voisinage du Tyrol 80.
BARRE, BARRIÈRE, s. f. Depuis les premiers temps du moyen âge jusqu'à nos jours, il est d'usage de disposer devant les ouvrages de défense des villes ou châteaux, tels que les portes, des palissades de bois avec parties mobiles pour le passage des troupes. Mais c'est surtout pendant les XIe, XIIe, XIIIe et XIVe siècles que les barrières jouent un grand rôle dans l'art de la fortification. Les parties ouvrantes de ces barrières se composaient ou de vantaux à claire-voie, roulant sur des gonds; ou de tabliers à bascule (voy. ARCHITECTURE MILITAIRE, fig. 30); ou de simples barres de bois qui se tiraient horizontalement, comme nos barrières de forêts, se relevaient au moyen d'un contre-poids (1), et s'abaissaient en pesant sur la chaine.
Ces dernières sortes de barres ne servaient que pour empêcher un corps de cavalerie de forcer brusquement un passage. On les établissait aussi sur les routes, soit pour percevoir un péage, soit pour empêcher un poste d'être surpris par des gens à cheval 81. Lorsqu'une armée venait mettre le siége devant une forteresse, il ne se passait guère de jour sans qu'il se fit quelque escarmouche aux barrières; et les assiégeants attachaient une grande importance à leur prise, car une fois les défenses extérieures en leur pouvoir, ils s'y retranchaient et gênaient beaucoup les sorties des assiégés. Ces barrières, souvent très-avancées et vastes, étaient de véritables barbacanes, qui permettaient à un corps nombreux de troupes de se réunir pour se jeter sur les ouvrages et les engins des assaillants; une fois prises, les assiégés ne pouvaient sortir en masses compactes par les portes étroites des défenses construites en maçonnerie; forcés de passer à la file par ces issues, ils étaient facilement refoulés à l'intérieur. Dans toutes les relations des siéges des XIIe, XIIIe et XIVe siècles, il est sans cesse question de combats aux barrières extérieures des places fortes; elles sont prises et reprises avec acharnement et souvent en perdant beaucoup de monde, ce qui prouve l'importance de ces défenses avancées. Pour éviter que les assaillants n'y missent le feu, on les couvrait extérieurement, comme les bretèches et les beffrois, de peaux fraîches, et même de boue ou de fumier.
«...Or avint ainsi que messire Henri de Flandre, en sa nouvelle chevalerie, et pour son corps avancer et accroître son honneur, se mit un jour en la compagnie et cueillette de plusieurs chevaliers, desquels messire Jean de Hainaut étoit chef, et là étoient le sire de Fauquemont, le sire de Berghes, le sire de Baudresen, le sire de Kuck et plusieurs autres, tant qu'ils étoient bien cinq cents combattans; et avoient avisé une ville assez près de là, que on appeloit Honnecourt, où la plus grand partie du pays étoit sur la fiance de la forteresse, et y avoient mis tous leurs biens. Et jà Y avoient été messire Arnoul de Blakeben et messire Guillaume de Duvort et leurs routes; mais rien n'y avoient fait: donc, ainsi que par esramie (promptement), tous ces seigneurs s'étoient cueillis en grand désir de là venir, et faire leur pouvoir de la conquérir. Adonc avoit dedans Honnecourt, un abbé de grand sens et de hardie entreprise, et étoit moult hardi et vaillant homme en armes; et bien y apparut, car il fit au dehors de la porte de Honnecourt faire et charpenter en grand' hâte une barrière, et mettre et asseoir au travers de la rue; et y pouvoit avoir, entre l'un banc (banchart) et l'autre, environ demi-pied de creux d'ouverture (c'est-à-dire que les pieux étaient écartés l'un de l'autre d'un demi-pied); et puis fit armer tous ses gens et chascun aller es guérites, pourvu de pierres, de chaux, et de telle artillerie qu'il appartient pour là déffendre. Et si très tôt que ces seigneurs vinrent à Honnecourt, ordonnés par bataille, et en grosse route et épaisse de gens d'armes durement, il se mit entre les barrières et la porte de ladite ville, en bon convenant, et fit la porte de la ville ouvrir toute arrière, et montra et fit bien chère manière de défense.
«Là vinrent messire Jean de Hainaut, messire Henri de Flandre, le sire de Fauquemont, le sire de Berghes et les autres, qui se mirent tout à pied et approchèrent ces barrières, qui étoient fortes durement, chacun son glaive en son poing; et commencèrent à lancer et à jeter grands coups à ceux de dedans; et ceux de Honnecourt à eux défendre vassalment. Là était damp abbé, qui point ne s'épargnoit, mais se tenoit tout devant en très bon convenant, et recueilloit les horions moult vaillamment, et lançoit aucune fois aussi grands horions et grands coups moult apertement. Là eut fait mainte belle appertise d'armes; et jetoient ceux des guérites contreval, pierres et bancs, et pots pleins de chaux, pour plus essonnier les assaillans. Là étoient les chevaliers et les barons devant les barrières, qui y faisoient merveilles d'armes; et avint que, ainsi que messire Henri de Flandre, qui se tenoit tout devant, son glaive empoigné, et lançoit les horions grands et périlleux, damp abbé, qui étoit fort et hardi, empoigna le glaive dudit messire Henri, et tout paumoiant et en tirant vers lui, il fit tant que parmi les fentes des barrières il vint jusques au bras dudit messire Henri, qui ne vouloit mie son glaive laisser aller pour son honneur. Adonc quand l'abbé tint le bras du chevalier, il le tira si fort à lui qu'il l'encousit dedans les barrières jusques aux épaules, et le tint là à grand meschef, et l'eut sans faute saché dedans, si les barrières eussent été ouvertes assez. Si vous dis que le dit messire Henri ne fut à son aise tandis que l'abbé le tint, car il étoit fort et dur, et le tiroit sans épargner. D'autre part les chevaliers tiroient contre lui pour rescourre messire Henri; et dura cette lutte et ce tiroi moult longuement, et tant que messire Henri fut durement grévé. Toutes fois par force il fut rescous; mais son glaive demeura par grand' prouesse devers l'abbé, qui le garda depuis moult d'années, et encore est-il, je crois, en la salle de Honnecourt. Toutes fois il y étoit quand j'écrivis ce livre; et me fut montré un jour que je passai par là et m'en fut recordée la vérité et la manière de l'assaut comment il fut fait, et le gardoient encore les moines en parement (comme trophées) 82.»
Les barrières étaient un poste d'honneur; c'était là que l'élite de la garnison se tenait en temps de guerre. «À la porte Saint-Jacques (de Paris) et aux barrières étoient le comte de Saint-Pol, le vicomte de Rohan, messire Raoul de Coucy, le sire de Cauny, le sire de Cresques, messire Oudart de Renty, messire Enguerran d'Eudin. Or avint ce mardi au matin (septembre 1370) qu'ils se délogèrent (les Anglais) et boutèrent le feu ès villages où ils avoient été logés, tant que on les véoit tout clairement de Paris. Un chevalier de leur route avoit voué, le jour devant, qu'il viendroit si avant jusques à Paris qu'il hurteroit aux barrières de sa lance. Il n'en mentit point, mais se partit de son conroi, le glaive au poing, la targe au col, armé de toutes pièces; et s'en vint éperonnant son coursier, son écuyer derrière lui sur un autre coursier, qui portoit son bassinet. Quant il dut approcher Paris, il prit son bassinet et le mit en sa tête: son écuyer lui laça par derrière. Lors se partit cil brochant des éperons, et s'en vint de plein élai férir jusques aux barrières. Elles étoient ouvertes; et cuidoient les seigneurs qui là étoient qu'il dût entrer dedans; mais il n'en avoit nulle volonté. Ainçois quand il eut fait et hurté aux barrières, ainsi que voué avoit, il tira sur frein et se mit au retour. Lors dirent les chevaliers de France qui le virent retraire: Allez-vous-en, allez, vous vous êtes bien acquitté... 83»
Il n'est pas besoin de dire qu'autour des camps on établissait des barrières (voy. LICE, ENCLOSURE) 84. Dans les tournois, il y avait aussi le combat à la barrière. Une barrière de cinq pieds environ séparait la lice en deux. Les jouteurs, placés à ses extrémités, à droite et à gauche, lançaient leurs chevaux l'un contre l'autre, la lance en arrêt, et cherchaient à se désarçonner; la barrière, qui les séparait, empêchait les chevaux de se choquer, rendait le combat moins dangereux en ne laissant aux combattants que leurs lances pour se renverser. Ces barrières de tournois étaient couvertes d'étoffes brillantes ou peintes, et parfaitement planchéiées des deux côtés pour que les chevaux ou les combattants ne pussent se heurter contre les saillies des poteaux ou traverses.
Quant aux barres proprement dites, c'étaient des pièces de bois qui
servaient à clore et renforcer les ventaux des portes que l'on tenait à
fermer solidement. Les portes extérieures des tours, des ouvrages isolés
de défense, lorsqu'elles ne se ferment que par un vantail, sont souvent
munies de barres de bois qui rentrent dans l'épaisseur de la muraille.
En cas de surprise, en poussant le vantail et tirant la barre de bois,
on le maintenait solidement clos et on se donnait le temps de
verrouiller. Voici (2) une des portes des tours de la cité de
Carcassonne fermée par ce moyen si simple. Du côté opposé au logement de
la barre est pratiqué, dans l'ébrasement de la porte, une entaille
carrée qui reçoit le bout de cette barre, lorsqu'elle est complétement
tirée: le vantail se trouvait ainsi fortement barricadé; pour tirer
cette barre, un anneau était posé à son extrémité, et, pour la faire
rentrer dans sa loge, une mortaise profonde, pratiqué en dessous,
permettait à la main de la faire sortir de l'entaille dans laquelle elle
s'engageait (3).
Les portes à deux vantaux des forteresses se barricadaient au moyen d'une barre en bois à fléau, comme cela se pratique encore aujourd'hui dans bien des cas. Ce fléau, pivotant sur un axe, entrait dans deux entailles faites dans les ébrasements en maçonnerie de la porte (4) lorsque les vantaux étaient poussés. Quelquefois, comme à la porte Narbonnaise de la cité de Carcassonne, la barre des vantaux doubles était fixée horizontalement à l'un des deux vantaux, venait battre sur l'autre et était maintenue à son extrémité par une forte clavette passant à travers deux gros pitons en fer (5).
Les deux vantaux se trouvaient ainsi ne former qu'une clôture rigide, pendant que l'on prenait le temps de pousser les verroux et de poser d'autres barres mobiles engagées à leurs extrémités dans des trous carrés pratiqués dans les ébrasements.
Note 81: (retour) Les barrières à contre-poids sont encore en usage dans le Tyrol autrichien. On défendait les faubourgs des villes avec de simples barrières, et souvent même les rues de ces faubourgs, en avant des portes. L'attaque devenait alors très-dangereuse, car on garnissait les logis à l'entour de combattants, et les assaillants se trouvaient arrêtés de face et pris de flanc et en revers. Froissart rend compte d'une attaque de ces sortes de barrières, et son récit est trop curieux pour que nous ne donnions pas ce passage tout au long. Le roi d'Angleterre est campé entre Saint-Quentin et Péronne (1339).
Note 84: (retour) En 1386, lors du projet d'expédition en Angleterre, «le connétable de France Olivier de Clisson fit ouvrer et charpenter l'enclosure d'une ville, tout de bon bois et gros, pour asseoir en Angleterre là où il leur plairoit, quand ils y auroient pris terre, pour les seigneurs loger et retraire de nuit, pour eschiver les périls des réveillemens (surprises)... On la pouvoit défaire par charnières ainsi que une couronne et rasseoir membre à membre. Grand foison de charpentiers et d'ouvriers l'avoient compassée et ouvrée...» Les Chroniques de Froissart, liv. III, p. 498.
BART, s. m. Vieux mot employé pour moellon, pavé.
BAS-COTÉ, s. m. C'est le nom que l'on donne aux nefs latérales des églises (voy. ARCHITECTURE RELIGIEUSE, CATHÉDRALE, ÉGLISE).
BASE, s. f. On nomme ainsi l'empatement inférieur d'une colonne ou d'un pilier. Les Grecs de l'antiquité ne plaçaient une assise formant base que sous les colonnes des ordres ionique et corinthien; l'ordre dorique en était dépourvu. Sous l'empire, les Romains adoptèrent la base pour tous leurs ordres, et cette tradition fut conservée pendant les premiers siècles du moyen âge. L'ordre toscan, qui n'est que le dorique modifié par les Romains, fut très-rarement employé pendant le Bas-Empire; on donnait alors la préférence aux ordres corinthien et composite, comme plus somptueux. Les bases appliquées aux colonnes de ces ordres se composaient, avec quelques variétés de peu d'importance, d'une tablette inférieure carrée ou plinthe, d'un tore, d'une ou deux scoties séparées par une baguette, et d'un second tore; le fût de la colonne portait le listel et le congé. Souvent la base était posée sur un dé ou stylobate, simple ou décoré de moulures. Rien n'égale la grossièreté des bases de colonnes appartenant aux édifices des époques mérovingienne et carlovingienne, comme profil et comme taille. On y trouve encore les membres des bases romaines, mais exécutés avec une telle imperfection qu'il n'est pas possible de définir leur forme, de tracer leur profil. Leur proportion, par rapport au diamètre de la colonne, est complétement arbitraire; ces bases sont parfois très-hautes pour des colonnes d'un faible diamètre, et basses pour de grosses colonnes. Tantôt elles ne se composent que d'un biseau, tantôt on y voit une série de moulures superposées sans motif raisonnable. Il nous serait difficile de donner une suite complète de bases de ces temps de barbarie; car il semble que chaque tailleur de pierre n'ait été guidé que par sa fantaisie ou une tradition fort vague des formes adoptées pendant les bas temps. Nous ne pouvons que signaler les particularités que présentent certaines bases de l'époque carlovingienne, et surtout nous nous appliquerons à expliquer la transition de la base romaine corrompue à la base définitivement adoptée à la fin du XIIe siècle et pendant la période ogivale.
Un détail très-remarquable distingue la base antique romaine de la base
du moyen âge dès les premiers temps; la colonne romaine porte à son
extrémité inférieure une saillie composée d'un congé et d'un listel,
tandis que la colonne du moyen âge, sauf quelques rares exceptions dont
nous tiendrons compte, ne porte aucune saillie inférieure, et vient
poser à cru sur la base. Ainsi, dans la colonne antique, entre le tore
supérieur de la base et le fût de la colonne, il y a une moulure
dépendant de celle-ci qui sert de transition. Cette moulure est
supprimée dès l'époque romane. Le congé et le filet inférieur du fût de
la colonne exigeaient, pour être conservés, un évidement dans toute la
hauteur de ce fût; ces membres supprimés, les tailleurs de pierre
s'épargnaient un travail considérable. C'est aussi pour éviter cet
évidement à faire sur la longueur du fût que l'astragale fut réunie au
chapiteau au lieu de tenir à la colonne (voyez ASTRAGALE).
Nous donnons tout d'abord quelques-unes des variétés de bases adoptées du VIIe au Xe siècle. La fig. 1 est une des bases trouvées dans les substructions de l'église collégiale de Poissy, substructions qui paraissent appartenir à l'époque mérovingienne 85. La fig. 1 bis reproduit le profil de la plupart des bases de l'arcature carlovingienne; visible encore dans la crypte de l'église abbatiale de Saint-Denis en France (Xe siècle).
On retrouve dans ces deux profils une
grossière imitation de la base romaine des bas temps. La fig. 2 donne
une des bases des piliers à pans coupés de la crypte de Saint-Avit à
Orléans: c'est un simple biseau orné d'un tracé grossièrement ciselé
(VIIe ou VIIIe siècle); la fig. 3, les bases des piliers de la crypte de
l'église Saint-Étienne d'Auxerre (IXe siècle). Ici les piliers se
composent d'une masse à pan carré cantonnée de quatre demi-colonnes; la
base n'est qu'un biseau reposant sur un plateau circulaire. Ce fait est
intéressant à constater, car c'est une innovation introduite dans
l'architecture par le moyen âge. L'idée de faire reposer les piliers
composés de colonnes sur une première assise offrant une assiette unique
aux diverses saillies que présentent les plans de ces piliers, ne cesse
de dominer dans la composition des bases des époques romane et ogivale.
Nous en trouvons un autre exemple dans l'église Saint-Remy de Reims. Les piliers de la nef de cette église datent du IXe siècle; ils sont formés d'un faisceau de colonnes (4) avec leur base romaine corrompue reposant sur une assise basse circulaire (voy. PILIER). Dans les contrées où les monuments antiques restaient debout, il va sans dire que la base romaine persiste, est conservée plus pure que dans les provinces où ces édifices avaient été détruits. Dans le midi de la France, sur les bords du Rhône, de la Saône et du Rhin, on retrouve le profil de la base antique jusque vers les premières années du XIIIe siècle; les innovations apparaissent plus tôt dans le voisinage des grands centres d'art, tels que les monastères. Jusqu'au XIe siècle cependant, les établissements religieux ne faisaient que suivre les traditions romaines en les laissant s'éteindre peu à peu; mais quand, à cette époque, la règle de Cluny eut formé des écoles, relevé l'étude des lettres et des arts, elle introduisit de nouveaux éléments d'architecture, parmi les derniers restes des arts romains. Dans les détails comme dans l'ensemble de l'architecture, Cluny ouvrit une voie nouvelle (voy. ARCHITECTURE MONASTIQUE); pendant que le chaos règne encore sur la surface de l'Occident, Cluny pose des règles, et donne aux ouvriers qui travaillent dans ses établissements certaines formes, impose une exécution qui lui appartiennent. C'est dans ses monastères que nous voyons la base s'affranchir de la tradition romaine, adopter des profils nouveaux et une ornementation originale. Les bases des colonnes engagées de la nef de l'église abbatiale de Vézelay fournissent un nombre prodigieux d'exemples variés; quelques-uns rappellent encore la base antique, mais déjà les profils ne subissent plus l'influence stérile de la décadence; ils sont tracés par des mains qui cherchent des combinaisons neuves et souvent belles; d'autres sont couverts d'ornements (5) et même de figures d'animaux (6). À la même époque (vers la fin du XIe siècle), on voit ailleurs l'ignorance et la barbarie admettre des formes sans nom, confuses et sans caractère déterminé.
Les bases de piliers appartenant à la nef romane de l'église Saint-Nazaire de Carcassonne (fin du XIe siècle) dénotent et l'oubli des traditions romaines et le plus profond mépris pour la forme, l'invention la plus pauvre: (7) est une des bases des piles monocylindriques, et (8) une base des colonnes engagées de cette nef. Toutes portent sur un dé carré qui les inscrit.
Ailleurs, dans le Berry, dans le Nivernais, on faisait souvent alors des bases tournées, c'est-à-dire profilées au tour; ce procédé était également appliqué aux colonnes (voy. COLONNE).
Nous donnons (9) le profil de l'une des bases supportant les colonnes du
tour du choeur de l'église Saint-Étienne de Nevers, qui est taillé
d'après ce procédé (XIe siècle). Le tour invitait à donner aux profils
une grande finesse; il permettait de multiplier les arêtes, les filets;
et les tourneurs de bases usaient de cette faculté. La base tournée B,
composée d'une assise, repose sur un socle à huit pans A qui inscrit son
plus grand diamètre.
Dans le nord, en Normandie, dans le Maine, déjà dès le Xe siècle les tailleurs de pierre avaient laissé de côté les moulures romaines corrompues, et s'appliquaient à exécuter des profils fins, peu saillants, d'un galbe doux et délicat. Naturellement les bases subissaient cette nouvelle influence. C'est par la finesse du galbe et le peu de saillie que les profils normands se distinguent pendant l'époque romane (voyez PROFIL).
Voici une des bases des piédroits de l'arcature intérieure de la nef de la cathédrale du Mans (Xe siècle) (10), qui se rapproche plutôt des profils des bas temps orientaux que de ceux adoptés par les Romains d'occident. Toutefois, nous pourrions multiplier les exemples de bases antérieures au XIIe siècle, sans trouver un mode général, l'application d'un principe. Un monument antique encore debout, un fragment mal interprété, le goût de chaque tailleur de pierre influaient sur la forme des bases de tel monument, sans qu'il soit possible de reconnaître parmi tous ces exemples, d'une exécution souvent très-négligée, une idée dominante. Nous mettons cependant, comme nous l'avons dit déjà, les monuments clunisiens en dehors de ce chaos.
Dans les provinces où le calcaire dur est commun, la taille de la pierre atteignit, vers le commencement du XIIe siècle, une rare perfection. Cluny était le centre de contrées abondantes en pierre dure, et les ouvriers attachés à ses établissements mirent bientôt le plus grand soin à profiler les bases des édifices dont la construction leur était confiée. Ce membre de l'architecture, voisin de l'oeil, à la portée de la main, fut un de ceux qu'ils traitèrent avec le plus d'amour. Il est facile de voir dans la taille des profils des bases l'application d'une méthode régulière; on procède par épannelages successifs pour arriver du cube à la forme circulaire moulurée.
Comme principe de la méthode appliquée au XIIe siècle, nous donnons une des bases si fréquentes dans les édifices du centre de la France et du Charolais (11) 86. Les deux disques A et B sont, comme la figure l'indique, exactement inscrits dans le plan carré du socle D. À partir du point E, le tailleur de pierre a commencé par dégager un cylindre E F, puis il a évidé la scotie C et ses deux listels, se contentant d'adoucir les bords des deux disques A B, sans chercher à donner autrement de galbe à son profil par la retraite du second tore B ou des tailles arrondies en boudins. Ce profil est lourd toutefois, et ne peut convenir qu'à des bases appartenant à des colonnes d'un faible diamètre; mais ce système de taille est appliqué pendant le cours du XIIe siècle et reste toujours apparent; il commande la coupe du profil.
Soit (12) un morceau de pierre O destiné à une base: 1° laissant la hauteur AB pour la plinthe, on dégage un premier cylindre AC, comme dans la fig. 11, puis un second cylindre ED; on obtient l'évidement DEP. 2° on évide la scotie F. 3° On abat les deux arêtes GH. 4° On cisèle les filets IKLM. 5° On arrondit le premier tore, la scotie et le second tore. Quelquefois même, ainsi que nous le verrons tout à l'heure, la base reste taillée conformément au quatrième épannelage en tout ou partie. Le profil des bases du XIIe siècle conserve, grâce à cet épannelage simple dont on sent toujours le principe, quelque chose de ferme qui convient parfaitement à ce membre solide de l'architecture et qui contraste, il faut l'avouer, avec la mollesse et la forme indécise de la plupart des profils des bases romaines. Le tore inférieur, au lieu d'être coupé suivant un demi-cercle et de laisser entre lui et la plinthe une surface horizontale qui semble toujours prête à se briser sous la charge, s'appuie et semble comprimé sur cette plinthe. Mais les architectes du XIIe siècle vont plus loin, observant que, malgré son empatement, le tore inférieur de la base laisse les quatre angles de la plinthe carrée vides, que ces angles peu épais s'épaufrent facilement pour peu que la base subisse un tassement; les architectes, disons-nous, renforcent ces angles par un nerf, un petit contre-fort diagonal qui, partant du tore inférieur, maintient cet angle saillant. Cet appendice, que nous nommons griffe aujourd'hui (voy. ce mot), devient un motif de décoration et donne à la base du XIIe siècle un caractère qui la distingue et la sépare complétement de la base romaine.
Nous donnons (13) le profil d'une des bases des colonnes monocylindriques du tour du choeur de l'église de Poissy taillé suivant le procédé indiqué par la fig. 12, et le dessin de la griffe d'angle de cette base partant du tore inférieur pour venir renforcer la saillie formée par la plinthe carrée. Il n'est pas besoin d'insister, nous le croyons, sur le mérite de cette innovation si conforme aux principes du bon sens et d'un aspect si rassurant pour l'oeil. Quand on s'est familiarisé avec cet appendice, dont l'apparence comme la réalité présentent tant de solidité, la base romaine, avec sa plinthe isolée, a quelque chose d'inquiétant; il semble (et cela n'arrive que trop souvent) que ses cornes maigres vont se briser au moindre mouvement de la construction, ou au premier choc. C'est vers le commencement du XIe siècle que l'on voit apparaître les premières griffes aux angles des bases; elles se présentent d'abord comme un véritable renfort très-simple, pour revêtir bientôt des formes empruntées à la flore ou au règne animal (voy. GRIFFE).
Il nous serait difficile de dire dans quelle partie de l'Occident cette innovation prit naissance, mais il est incontestable qu'on la voit adoptée presque sans exception dans toutes les provinces françaises, à partir de la première moitié du XIIe siècle. Sur les bords du Rhin, comme en Provence et dans le nord de l'Italie, les bases des colonnes sont presque toujours dès cette époque, et pendant la première moitié du XIIIe siècle, munies de griffes.
Nous représentons (14) une des bases des colonnes de la nef de l'église
de Rosheim, près Strasbourg (rive gauche du Rhin), qui est renforcée de
griffes très-simples (première moitié du XIIe siècle); et (15) une base
des colonnes engagées de l'église de Schelestadt, même époque, qui offre
la même particularité, bien que, de ces deux profils, l'un soit
très-saillant et l'autre très-peu accentué. Mais on remarquera que dans
ces deux exemples, comme dans tous ceux que nous pourrions tirer des
monuments rhénans, le goût fait complétement défaut. Les bases des
colonnes de l'église de Rosheim sont ridiculement empatées et lourdes,
celles de l'église de Schelestadt sont au contraire trop plates et leurs
griffes fort pauvres d'invention.
C'est toujours dans l'Ile de France ou les provinces avoisinantes qu'il faut chercher les beaux exemples de l'architecture du moyen âge, soit comme ensemble soit comme détails. Tandis que dans ces contrées, centre des arts et du mouvement intellectuel au XIIe siècle, la base se soumettait, ainsi que tous les membres de l'architecture, à des règles raisonnées, l'anarchie ou les vieilles traditions régnaient encore dans les provinces du centre, qui ne suivaient que tardivement l'impulsion donnée par les artistes du XIIe siècle. En Auvergne, dans le Berry, le Bourbonnais et une partie du Poitou, la base reste longtemps dépourvue de son nouveau membre, la griffe, et les architectes paraissent livrés aux fantaisies les plus étranges. C'est ainsi que nous voyons au clocher d'Ébreuil (Allier) des colonnes dont les chapiteaux et les bases sont identiques de forme (16). Même chose à la porte de l'église de Neuvy-Saint-Sépulcre (Indre), à l'église de Cusset, qui nous laisse voir encore une base dont la forme et la sculpture appartiennent à un chapiteau (17) 87.
Là même où les traditions romaines avaient conservé le plus d'empire, à Langres, par exemple, mais où l'influence des écoles d'art de la France pénétrait, nous voyons, au XIIe siècle, la base antique adopter la griffe. Les bases des colonnes du tour du choeur de la cathédrale de Langres sont pourvues de griffes finement sculptées (18). Le profil A de ces bases est presque romain, sauf la scotie, qui semble seulement épannelée; la plinthe (voir le plan B), au lieu d'être tracée sur un plan carré, est brisée suivant l'angle du polygone sur lequel les colonnes du choeur s'élèvent. Il y a là une recherche qui dénote de la part des constructeurs de cet édifice un soin tout particulier 88.
Cette recherche dans les détails se retrouve poussée fort loin dans les bases des colonnettes du triforium du choeur de la cathédrale de Langres. Les colonnettes jumelles qui reposent sur des bases taillées dans un même morceau de pierre, lorsqu'elles sont très-chargées, portent toutes la charge aux deux extrémités de ce morceau de pierre, et manquent rarement de le faire casser au milieu, là où il est le plus faible, puisqu'il n'a sur ce point que l'épaisseur de la plinthe. Pour éviter cet inconvénient, les constructeurs du choeur de la cathédrale de Langres ont eu l'idée de réserver entre les deux colonnettes jumelles, sur la plinthe, un renfort pris dans la hauteur d'assise de la base (19). Cela est fort ingénieux, et ce principe est également appliqué aux chapiteaux de ce triforium (voy. CHAPITEAU).
Il ressort déjà de ces quelques exemples que nous venons de donner un
fait remarquable: c'est la propension croissante des architectes du XIIe
siècle à établir des transitions entre la ligne verticale et la ligne
horizontale, à ne jamais laisser porter brusquement la première sur la
seconde sans un intermédiaire. Et pour nous faire comprendre par une
figure (20): soient A A deux assises horizontales d'une construction et
B un point d'appui vertical; les constructeurs ne laisseront jamais les
angles C C vides, mais ils les rempliront par des renforts inclinés D D,
des transitions qui sont des épaulements, contreforts, glacis, quand on
part de la ligne horizontale pour arriver à la ligne verticale; des
encorbellements, quand on part de la ligne verticale pour arriver à
l'horizontale. Tout est logique dans l'architecture du moyen âge, à
dater de la grande école du XIIe siècle, dans les ensembles comme dans
les moindres détails; le principe qui conduisait les architectes à
élever sur la colonne cylindrique un chapiteau évasé pour porter les
membres divers des constructions supérieures, à multiplier les
encorbellements pour passer, par une succession de saillies, du point
d'appui vertical à la voûte, les amenait naturellement à procéder de la
même manière lorsqu'il s'agissait de poser un point d'appui vertical
mince sur un large empalement. Aussi, mettant à part les marches, les
bancs qui doivent nécessairement, dans les soubassements des édifices,
présenter des surfaces horizontales, voyons-nous toujours la surface
horizontale exclue comme ne fonctionnant pas, ne portant pas.
En effet: soit (21) A une colonne et B une assise servant d'empatement
inférieur, de base. Toute la charge de la colonne porte seulement sur la
surface C D. Si forte que soit l'assise de pierre B, pour peu que la
surface C D s'affaisse sous la charge, les extrémités C F, D G non
chargées ne suivront pas ce mouvement, et la pierre ne possédant aucune
propriété élastique cassera en E E. Mais si (21 bis), entre la colonne A
et l'empatement B, on place une assise O, les chances de rupture
n'existeront plus, car la charge se répartira sur une surface C D
beaucoup plus large. Les angles E seront abattus comme inutiles; dès
lors, plus de surface horizontale apparente. Telle est la loi qui
commande la forme de toutes les bases de l'époque ogivale
89.
Voyons maintenant comment cette loi une fois établie, non-seulement les architectes ne s'en écartent plus, mais encore l'appliquent jusque dans ses dernières conséquences, sans dévier jamais, avec une rigueur de logique qui, dans les arts, à aucune époque ne fut poussée aussi loin; telle enfin, que chaque tentative, chaque essai nouveau dans cette voie, n'est qu'un degré pour aller au delà. Mais, d'abord, observons que la qualité des matériaux, leur plus ou moins de dureté, influe sur les profils des bases. Lorsque les architectes du XIIe siècle employèrent le marbre ou des calcaires compactes et d'une nature fière, ils se gardèrent de refouiller les scoties des bases; ils multiplièrent les arêtes fines, les plans, pour obtenir des ombres vives, minces, et de l'effet à peu de frais. Dans le Languedoc, où les marbres et les pierres calcaires compactes froides se rencontrent à peu près seules, on trouve beaucoup de profils de bases taillés au XIIe siècle avec un grand soin, une grande finesse de galbe, mais où les refouillements profonds si fréquents dans le Nord sont évités.
Nous prenons comme exemple une des bases des colonnes jumelles de la galerie du premier étage de l'hôtel de ville de Saint-Antonin près Montauban (22). La pierre employée est tellement compacte et fière qu'elle éclate sous le ciseau, à moins de la tailler à très-petits coups, sans engager l'outil.
Or le profil A de cette base montre avec
quelle adresse les tailleurs de pierre ont évité les refouillements, les
membres saillants des moulures, comme ils ont tiré parti de la finesse
du grain de la pierre pour obtenir, par des ciselures faites à petits
coups, des plans nettement coupés, des arêtes vives quoique peu
accentuées. Les traditions antiques, là où elles étaient vivantes, comme
en Provence, conservaient encore, à la fin du XIIe siècle, leur
influence, tout en permettant l'introduction des innovations. Parmi un
grand nombre d'exemples que nous pourrions citer, il en est un fort
remarquable: ce sont les bases des piliers du tour du choeur de l'église
de Saint-Gilles (23). Les griffes d'angle viennent s'attacher au tore
inférieur de la base ionique romaine; leur sculpture rappelle la
sculpture antique. Cette base qui, en se retournant entre les piles,
forme le socle d'une clôture, porte sur le sol du choeur et n'est
surélevée que du côté du bas-côté en A. Il est à présumer que les
colonnes portaient le filet et le congé comme la colonne antique
90.
Dans le choeur de l'église de Vézelay, peu postérieur à celui de
Saint-Gilles (dernières années du XIIe siècle), nous retrouvons encore
la tradition romaine, mais seulement dans le fût de la colonne qui porte
en B un tore, un filet et un cavet (24). Quant à la base elle-même,
outre ses griffes, qui sont bien caractérisées et n'ont rien d'antique
(voy. GRIFFE), son profil est le profil de la fin du XIIe siècle; le
bahut, qui surélève cette base sur le bas-côté, n'est pas couronné par
le quart de rond antique de Saint-Gilles, mais par un profil beaucoup
mieux approprié à cette place, en ce qu'au lieu de former une arête
coupante, il présente un adouci. Ces quelques exceptions mises de côté,
la base ne dévie plus de la forme rationnelle que lui avaient donnée les
architectes français du XIIe siècle; elle ne fait que la perfectionner
jusqu'à l'abus du principe logique qui avait commandé sa composition.
Un des plus beaux et derniers exemples de la base du XIIe siècle se rencontre dans une petite église de Bourgogne, l'église de Montréal près Avallon 91. Nous donnons ici (25) une des bases des colonnes engagées de la nef de cette église et son profil A moitié d'exécution. L'épannelage indiqué par la ligne ponctuée est encore parfaitement respecté ici. Les piles de cette église présentent parfois des pilastres à pans coupés au lieu de colonnes engagées.
Ces pilastres ne portent pas sur un profil de base répétant celui des colonnes: ils ont leur base spéciale (26), dont la composition vient appuyer notre théorie expliquée par la fig. 21 bis. Ce n'est guère que dans les monuments élevés sous une influence romaine, comme les cathédrales de Langres et d'Autun, comme beaucoup d'édifices du Charolais et de la haute Bourgogne, que les pilastres (fréquents dans ces constructions pendant le XIIe siècle) posent sur des profils de bases semblable à ceux des colonnes. La véritable architecture française, naissante alors, n'admettait pas qu'un même profil de base pût convenir à un pilastre carré et à un cylindre. Et en cela, comme en beaucoup d'autres choses, la nouvelle école avait raison. Les tores et filets des bases, fins, détachés, présentent dans les retours d'équerre des aiguités désagréables à la vue, et surtout fort gênants à la hauteur où ils se trouvent placés; car il est rare que le niveau supérieur des bases, à dater du XIIe siècle, excède 1m,20 au-dessus du pavé. Les arêtes saillantes des bases de pilastres se fussent donc trouvées à la hauteur des hanches ou du coude d'un homme; et si les architectes du moyen âge avaient toujours en vue l'échelle humaine dans leurs compositions (voy. ARCHITECTURE), s'ils tenaient à ce qu'une base fût plutôt proportionnée à la dimension humaine qu'à celle de l'édifice, on ne doit pas être surpris qu'ils évitassent avec soin ces angles dont les vives arêtes menacent le passant. Tenant compte de la dimension humaine, ils devaient naturellement penser à ne pas gêner ou blesser l'homme, pour lequel leurs édifices étaient faits 92. Ces raisons, celles non moins impérieuses déduites du nouveau système de construction adopté dès le commencement du XIIIe siècle, amenèrent successivement les architectes à modifier les bases.
C'est dans l'Ile de France qu'il faut étudier ces transformations suivies avec persistance. Les architectes de cette province ne tardèrent pas à reconnaître que le plan carré de la plinthe et du socle était gênant sous le tore inférieur, quoique ses angles fussent adoucis et rendus moins dangereux par la présence des griffes. S'ils conservèrent les plinthes carrées pour les bases des colonnes hors de portée, ils les abattirent aux angles pour les grosses colonnes du rez-de-chaussée. Témoin les colonnes monocylindriques du tour du choeur de la cathédrale de Paris (fin du XIIe siècle); celles de la nef de la cathédrale de Meaux, du tour du choeur de l'église Saint-Quiriace de Provins, dont les bases sont élevées sur des socles et des plinthes donnant en plan un octogone à quatre grands côtés et quatre petits. Toutefois, comme pour conserver à la base son caractère de force, un empatement considérable sous le fût de la colonne, les constructeurs reculent encore devant l'octogone à côtés égaux; ils conservent la griffe, mais en lui donnant moins d'importance puisqu'elle couvre une plus petite surface. La fig. 26 bis indique le plan, et l'angle abattu avec sa griffe d'une des bases du tour du choeur dans la cathédrale de Paris, taillée d'après ce principe.
Mais que l'on veuille bien remarquer que ces bases, à plan octogonal irrégulier, ne sont placées que sous les grosses colonnes isolées du rez-de-chaussée; ces angles abattus ne se trouvent pas aux bases des colonnes engagées d'un faible diamètre. L'intention de ne pas gêner la circulation est ici manifeste 93. Autour du choeur de la cathédrale de Chartres (commencement du XIIIe siècle), les grosses colonnes qui forment la précinction du deuxième bas-côté sont portées sur des bases dont le socle est cubique, et la plinthe octogonale régulière (27). Mais la position de ces colonnes accompagnant un emmarchement justifie la présence du socle à pan carré. En effet, ces marches interdisant la circulation en tous sens, il était inutile d'abattre les angles des carrés. Ici la griffe est descendue d'une assise; elle dégage la base dont la plinthe à la portée de la main est franchement octogone. Déjà même le tore inférieur de cette base, pour garantir par sa courbure les arêtes du polygone, éviter la saillie des angles obtus, déborde les faces de ce polygone, ainsi que l'indique en A le profil pris sur une ligne perpendiculaire au milieu de l'une d'elles. En si beau chemin de raisonner, les architectes du XIIIe siècle ne s'arrêtent plus. À la cathédrale de Reims (28), nous les voyons conserver la plinthe carrée avec ses griffes, mais garder les passants des arêtes par la première assise du socle B, qui est taillée sur un plan octogonal; le tore inférieur C déborde les faces D.
À la même époque, on construisait la nef de la cathédrale d'Amiens et une quantité innombrable d'édifices dont les bases des gros piliers sont profilées sur des plinthes et socles octogones. La griffe alors disparaît. Voici un exemple de ces sortes de bases à socle octogone tiré des colonnes monocylindriques des bas-côtés du choeur de l'église Notre-Dame de Semur en Auxois (29). Pendant que l'on abattait partout, de 1230 à 1240, les angles des plinthes et les socles des grosses piles, afin de laisser une circulation plus facile autour de ces piliers isolés, on maintenait encore les bases à plinthes et socles carrés pour les colonnes engagées le long des murs, pour les colonnettes des fenêtres, des arcatures, et toutes celles qui étaient hors de la circulation; seulement, pour les colonnes engagées, on posait, lorsqu'elles étaient triples (ce qui arrivait souvent afin de porter l'arc doubleau et les deux arcs ogives des voûtes), les bases ainsi que l'indique la fig. 30.
Il y avait à cela deux raisons: la première, que les tailloirs des chapiteaux étant souvent à cette époque posés suivant la direction des arcs des voûtes, les faces B des tailloirs étaient perpendiculaires aux diagonales A; que dès lors les bases prenaient en plan une position semblable à celle des chapiteaux; la seconde, que les bases ainsi placées présentaient des pans coupés B ne gênant pas la circulation. Déjà, dès 1230, la direction et le nombre des arcs des voûtes commandaient non-seulement le nombre et la force des colonnes, mais la position des bases (voy. CONSTRUCTION). Supprimant les griffes aux bases des piliers isolés, on ne pouvait les laisser aux bases des colonnes engagées et des colonnettes des galeries, des fenêtres, etc. Les architectes du XIIIe siècle tenaient trop à l'unité de style pour faire une semblable faute; mais nous ne devons pas oublier leur aversion pour toute surface horizontale découverte et par conséquent ne portant rien. Les griffes enlevées, l'angle de la plinthe carrée redevenait apparent, sec, contraire au principe des épaulements et transitions. Pour éviter cet écueil, les architectes commencèrent par faire déborder de beaucoup le tore inférieur de la base sur la plinthe (31) 94; mais les angles A, malgré le bizeau C, laissaient encore voir une surface horizontale, et le tore B ainsi débordant (quoique le bizeau C ne fût pas continué sous la saillie en D) était faible, facile à briser; il laissait voir par-dessous, si la base était vue de bas en haut, une surface horizontale E.
On ne tarda guère à éviter ces deux inconvénients en entaillant les angles et en ménageant un petit support sous la saillie du tore.
La fig. 32 A indique en plan l'angle de la plinthe dissimulé par un congé, et B le support réservé sous la saillie du tore inférieur.
La fig. 33 donne les bases d'une pile engagée du cloître de la cathédrale de Verdun taillées d'après ce principe. On voit que là les angles saillants, contre lesquels il eût été dangereux de heurter les pieds dans une galerie destinée à la promenade ou à la circulation, ont été évités par la disposition à pan coupé des assises inférieures P. Toutes ces tentatives se succèdent avec une rapidité incroyable; dans une même construction, élevée en dix ans, les progrès, les perfectionnements apparaissent à chaque étage. De 1235 à 1245, les architectes prirent le parti d'éviter les complications de tailles pour les plinthes et socles des bases des colonnes secondaires, comme ils l'avaient fait déjà pour les grosses colonnes des nefs, c'est-à-dire qu'ils adoptèrent partout, sauf pour quelques bases de colonnettes de meneaux, la plinthe et le socle octogones. À la cathédrale d'Amiens, dans les parties inférieures du choeur, à la Sainte-Chapelle de Paris, dans la nef de l'église de Saint-Denis, dans le choeur de la cathédrale de Troyes, etc., toutes les bases des colonnes engagées ou isolées sont ainsi taillées (34).
Quelques provinces cependant avaient, à la même époque, pris un autre parti. La Normandie, le Maine, la Bretagne établissaient les bases de leurs piliers, colonnes ou colonnettes isolées ou engagées, sur des plinthes et socles circulaires concentriques à ces tores.
Telles sont les bases des piles de la nef de la cathédrale de Séez (35), les bases des colonnes de la partie de l'église d'Eu qui date de 1240 environ, du choeur de la cathédrale du Mans de la même époque, etc.; car il est à remarquer que, pendant les premières années du XIIIe siècle, ces détails de l'architecture normande ne diffèrent que bien peu de ceux de l'architecture de l'Ile de France, et qu'au moment où, dans les diocèses de Paris, de Reims, d'Amiens, d'Auxerre, de Tours, de Bourges, de Troyes, de Sens, on faisait passer le plan inférieur de la base du carré à l'octogone, on adoptait en Normandie et dans le Maine le socle circulaire. Cette dernière forme est molle, pauvre, et est loin de produire l'effet encore solide de la base sur socle octogone. C'est aussi à la forme circulaire que s'arrêtèrent les architectes anglais, à la même époque. L'influence du style français se fait sentir en Normandie à la fin du règne de Philippe-Auguste; plus tard, le style anglo-normand semble prévaloir, dans cette province, dans les détails sinon dans l'ensemble des constructions.
Cependant le profil de la base avait subi des modifications essentielles de 1220 à 1240. Le tore inférieur (fig. 34) A s'était aplati; la scotie C se creusait et arrivait parfois jusqu'à l'aplomb du nu de la colonne; le tore supérieur B, au lieu d'être tracé par un trait de compas, subissait une dépression qui allégeait son profil et lui donnait de la finesse. Le but de ces modifications est bien évident: les architectes voulaient donner plus d'importance au tore inférieur aux dépens des autres membres de la base, afin d'arrêter la colonne par une moulure large et se dérobant le moins possible aux yeux. Mais ce n'est que dans les provinces mères de l'architecture ogivale que ces détails sont soumis à des règles dictées par le bon sens et le goût; ailleurs, en Normandie, par exemple, où la dernière période romane jette un si vif et bel éclat, on voit que l'école ogivale est flottante, indécise; elle mêle ses profils romans au nouveau système d'architecture; elle trace ses moulures souvent au hasard, ou cherche des effets dans lesquels l'exagération a plus de part que le goût. Le profil de la base que nous donnons (fig. 35) en est un exemple: c'est un profil roman; la scotie est maladroitement remplie par un perlé qui amollit encore ce profil, déjà trop plat pour une pile de ce diamètre. Ce n'est pas ainsi que procédaient les maîtres, les architectes tels que Robert de Luzarches, Pierre de Corbie, Pierre de Montereau et tant d'autres sortis des écoles de l'Ile de France, de la Champagne, de la Picardie et de la Bourgogne; ils ne donnaient rien au hasard, et ils se rendaient compte, dans leurs compositions d'ensemble comme dans le tracé des moindres profils, en praticiens habiles qu'ils étaient, des effets qu'ils voulaient produire.
Qu'on ne s'étonne pas si, à propos des bases, nous entrons dans des considérations aussi étendues. Les bases, leur compositions leurs profils, ont, dans les édifices, une importance au moins égale à celle des chapiteaux; elles donnent l'échelle de l'architecture. Celles qui sont posées sur le sol étant près de l'oeil deviennent le point de comparaison, le module qui sert à établir des rapports entre les moulures, les faisceaux de colonnes, les nervures des voûtes. Trop fines ou trop accentuées, elles feront paraître les membres supérieurs d'un monument lourds ou maigres 95.
Aussi les bases sont-elles traitées par les grands maîtres des oeuvres du XIIIe siècle avec un soin, un amour tout particulier. Si elles sont posées très-près du sol et vues de haut en bas, leurs profils s'aplatiront, leurs moindres détails se prêteront à cette position (36 A). Si, au contraire, elles portent des colonnes supérieures telles que celles des fenêtres hautes, des triforiums, et si, par conséquent, on ne peut les voir que de bas en haut, leurs moulures, tores, scoties et listels prendront de la hauteur (36 B), de manière que, par l'effet de la perspective, les profils de ces bases inférieures et supérieures paraîtront les mêmes. Cette étude de l'effet des profils des bases est bien évidente dans la nef de la cathédrale d'Amiens, bâtie d'un seul jet de 1225 à 1235. Là, plus les bases se rapprochent de la voûte et plus leurs profils sont hauts, tout en conservant exactement les mêmes membres de moulures.
Depuis les premiers essais de l'architecture du XIIe siècle, dans les provinces de France, jusque vers 1225 environ, lorsque des piles se composent de faisceaux de colonnes inégales de diamètre, la réunion des bases donne des profils différents de hauteur en raison de la grosseur des diamètres des colonnes; du moins cela est fréquent; c'est-à-dire que la grosse colonne a sa base et la colonne fine la sienne, les profils étant semblables mais inégaux. Ce fait est bien remarquable à la cathédrale de Laon 96, dont quelques piles de la nef se composent de grosses colonnes monocylindriques flanquées de colonnettes détachées, d'un faible diamètre (37). A donne le profil de la grosse colonne centrale et B le profil des colonnettes reposant tous deux sur un socle et une plinthe de même épaisseur. Mais déjà, de 1230 à 1240, nous voyons les piles composées de colonnes de diamètres inégaux posséder le même profil de base pour ces colonnes, indépendamment de leur diamètre. Il est certain que, quelle que fût la composition de la pile, les architectes du XIIIe siècle voulaient qu'elle eût sa base, et non ses bases; c'était là une question d'unité. À la Sainte-Chapelle de Paris (voy. fig. 34), les trois colonnes des piles engagées et les colonnettes de l'arcature ont le même profil de base, qui se continue entre ces colonnettes le long du pied de la tapisserie; seulement le profil appliqué aux colonnettes de l'arcature et courant le long du parement est plus camard que celui des grosses colonnes. Les architectes du XIIIe siècle, artistes de goût autant au moins que logiciens scrupuleux, avaient senti qu'il fallait, dans leurs édifices composés de tant de membres divers, nés successivement du principe auquel ils s'étaient soumis, rattacher ces membres par de grandes lignes horizontales, d'autant mieux accusées qu'elles étaient plus rares. La base placée presque au niveau de l'oeil était, plus que le sol encore, le véritable point de départ de toute leur ordonnance; ils cherchaient si bien à éviter, dans cette ligne, les ressauts, les démanchements de niveaux, qu'ils réunissaient souvent les bases des piles adossées aux murs par une assise continuant le profil de ces bases, ainsi qu'on peut le voir à la Sainte-Chapelle de Paris.
Lorsque les édifices se composent, comme les grandes églises, de rangées de piles isolées et de piles engagées dans les murs latéraux, les bases atteignent des niveaux différents, celles des grandes piles isolées étant plus hautes que celles des piles des bas-côtés; cela est fort bien raisonné, car un niveau unique pour les bases des piles courtes et des piles élancées devait être choquant; ce niveau eût été trop élevê pour les piles des bas-côtés ou trop bas pour les piles isolées qui montent jusqu'à la grande voûte. Ainsi, pour les grandes piles, la base se compose généralement de trois membres: 1° d'un socle inférieur circonscrivant les polygones, 2° d'un second socle avec moulure, 3° de la base proprement dite avec sa plinthe; tandis que pour les piles des bas-côtés, la base ne se compose guère que de deux membres: 1° d'un socle à la hauteur du banc, 2° de la base avec sa plinthe. Si le bas-côté est double, le second rang de piles isolées est porté sur des bases dont le niveau est le même que celui des bases des piles engagées, puisque ce second rang de piles n'a que la hauteur de celles adossées aux murs latéraux. Si grand que soit l'édifice, les bases dont le niveau est le plus élevé ne dépassent jamais et atteignent rarement, dans les monuments construits par les artistes de France au XIIIe siècle, la hauteur de l'oeil, c'est-à-dire 1m,60. La hauteur de la base est donc le véritable module de l'architecture ogivale; c'est le point de comparaison, l'échelle; c'est comme une ligne de niveau tracée au pied de l'édifice, qui rappelle partout la stature humaine. Si le sol s'élève de quelques marches, comme dans les choeurs des églises, le niveau de la base ressaute d'autant, retrace une seconde ligne de niveau, indique un autre sol. Ces règles sont bien éloignées de celles qu'on a voulu baser sur les ordres romains, et qui sont du reste rarement confirmées par les faits; mais n'oublions pas qu'il faut étudier l'architecture antique et l'architecture ogivale à deux points de vue différents.
En soumettant ainsi toutes les piles et les membres de ces piles à un seul profil de bases, sans tenir compte des diamètres des colonnes, les architectes obéissaient à leur instinct d'artiste plutôt qu'à un raisonnement de savants; ils avaient dévié de l'ornière logique. Nous ne saurions trop le dire (parce que dans les arts, et surtout dans l'art de l'architecture, entre la science pure et le caprice, il est un chemin qui n'est ouvert qu'aux hommes de génie), ce qui nous porte à tant admirer nos architectes français du XIIIe siècle, c'est qu'ils ont suivi ce chemin, comme dans leur temps les Grecs l'avaient parcouru; mais malheureusement cette voie, dans l'histoire des arts, n'est jamais longue. Le goût, le génie, l'instinct ne se formulent pas, et l'heure des pédants, des raisonneurs, succède bientôt à l'inspiration qui possède la science, mais la possède prisonnière et soumise.
Avant de passer outre et de montrer ce que devient ce membre si important de l'architecture ogivale, la base, nous ne devons pas omettre une observation de détail qui a son importance. Si les bases des piles de rez-de-chaussée exécutées de 1230 à 1260 ne présentent que peu de variétés dans la composition de leurs profils et de leurs plans; si les architectes pendant cette période attachaient une grande importance à ces bases inférieures, le point de départ, le module de leurs édifices, il semble qu'ils aient abandonné souvent l'exécution des bases des colonnes secondaires des ordonnances supérieures aux tailleurs de pierre. Les ouvriers sortis de divers ateliers, réunis en grand nombre lorsqu'il s'agissait de construire un vaste édifice (et à cette époque on construisait avec une rapidité qui tient du prodige) (voy. CONSTRUCTION), se permettaient de modifier certains profils de détails suivant leur goût. Il n'est pas rare (et ceci peut être observé surtout dans les grands monuments) de trouver, dans les édifices qui datent de 1240 à 1270, des bases de colonnettes, de meneaux de fenêtres, de galeries supérieures, présentant des rangs de pointes de diamant dans la scotie, des bases sans scoties, avec tore supérieur d'une coupe circulaire, avec plinthe carrée simple ou avec angles abattus et supports sous la saillie du tore inférieur. Il y a donc encore à cette époque une certaine liberté, mais elle se réfugie dans les parties des édifices qui sont hors de la vue, et se produit sans la participation de l'architecte.
Au commencement du XIVe siècle, la base s'appauvrit, ses profils perdent
de leur hauteur et de leur saillie. Dans l'église Saint-Urbain de Troyes
déjà, qui ouvre le XIVe siècle, les bases des piliers et colonnettes
comptent à peine; les deux tores se sont réunis et la scotie a disparu
(38); les moulures des socles sont maigres; et partout, au
rez-de-chaussée comme dans les galeries supérieures, le profil est le
même. On voit qu'alors les architectes cherchaient à dissimuler ce
membre d'architecture, si important dans les édifices des premiers temps
de la période ogivale, à éviter des empatements dont l'importance était
en désaccord avec le système vertical des constructions. En progressant,
l'architecture ogivale multiplie ses lignes verticales et efface ses
membres horizontaux; ceux-ci se réduisent de plus en plus pour
disparaître complétement au XVe siècle. Telle est la puissance d'un
principe logique poursuivi à outrance dans les arts, qu'il finit par
étouffer ses propres origines.
Pendant les premières années du XIVe siècle, les piliers possèdent encore la base à niveaux et profils uniques. Non-seulement les colonnes formant faisceaux se subdivisent (voy. PILIER), mais elles commencent à porter des arêtes saillantes destinées à multiplier les lignes verticales. Le profil des bases obéit au contour donné par le plan de ces piliers; et, dans ce cas, la plinthe conserve son plan carré, dont l'angle saillant est couvert par l'excroissance que forme le tore inférieur de la base.
Dans le choeur de l'église Saint-Nazaire de Carcassonne (39), les piles engagées présentent en section horizontale A des réunions de colonnettes portant, la plupart, des arêtes saillantes; le profil de la base contourne ces arêtes, et les saillies des tores inférieurs sont accompagnées encore de petits supports. Les surfaces horizontales sont soigneusement évitées ici, car les plinthes carrées des bases pénètrent un bizeau continu dépendant du socle qui circonscrit le plan de ces plinthes. Toutefois un fait curieux doit être signalé ici: le choeur de l'église Saint-Nazaire de Carcassonne conserve encore de grosses colonnes cylindriques, et, par exception, l'architecte de cet édifice n'ayant pas admis la plinthe polygonale sous les tores des bases, fut entraîné à faire encore des griffes pour couvrir les angles saillants des plinthes que le tore des bases des grosses colonnes ne pouvait masquer (40).
Ces exemples indiquent parfaitement la transition entre la base du XIIIe siècle et la base du XIVe, car la plinthe à plan carré et la griffe ne se retrouvent plus à partir de cette dernière époque. À Saint-Nazaire de Carcassonne, nous voyons encore, sous la plinthe, le profil B (40), qui figure une assise sous cette plinthe, bien que par le fait ce profil B soit pris dans l'assise même de la base.
C'était là un contre-sens qui ne fut pas souvent répété. Bientôt, en effet, le profil B du socle et la plinthe ne firent plus qu'un; les deux profils des tores de la base arrivèrent également à ne former qu'une seule moulure. Soit A (41) le profil d'une base de la fin du XIIIe siècle; la scotie D est encore visible; ce n'est plus qu'un trait gravé; l'ancienne moulure du socle E tient à la plinthe et lui donne un empatement détaché comme s'il y avait un joint en F, qui n'existe pas cependant. La base se modifie encore; B, la scotie, disparaît entièrement; le profil E s'amaigrit, son membre supérieur se détache. Puis enfin, vers 1230, C, les deux tores, se réunissent, et le profil E s'est fondu dans la plinthe. Les petits supports sous les saillies du tore inférieur sont conservés lorsque la plinthe à plan carré persiste, ce qui est rare. La plinthe devient polygonale pour mieux circonscrire les tores. Ne comprenant plus les raisons d'art qui avaient engagé les architectes du milieu du XIIIe siècle à faire régner la même hauteur et le même profil de base sous toutes les colonnes, quel que fût leur diamètre, et tendant à soumettre tous les détails architectoniques à une logique impérieuse, les constructeurs du XIVe siècle reviennent aux bases inégales de hauteur en raison des diamètres des colonnes réunies en un seul faisceau. On peut en voir un exemple à la cathédrale de Paris, dont les chapelles absidales ont été construites de 1325 à 1330; les piles de tête de ces chapelles sont portées sur des bases ainsi taillées (42). Toutefois, ici, les inégalités entre les hauteurs des bases sont peu sensibles, et les tores sont profilés au même niveau. L'oeil est ramené à une seule ligne horizontale de laquelle les piles s'élancent. Pendant toute la durée du XIVe siècle, cette méthode est suivie sans déviations sensibles. Ce n'est qu'à la fin de ce siècle et au commencement du XVe que les architectes imaginent de faire ressauter les bases et de ne conserver ni les tores ni les plinthes au même niveau. Mais disons d'abord que les deux tores de la base, après l'abandon de la scotie, s'étaient si bien soudés qu'on avait fini par oublier l'origine de ce profil; des deux moulures, pendant le XVe siècle, on n'en formait plus qu'une seule; et comme cette moulure se trouvait prise dans la même pierre que la plinthe, on ne la sépara plus de celle-ci par une coupe vive à angle droit, coupe qui, pour les raisonneurs de cette époque, indiquait un lit qui n'avait jamais existé.
Du profil A (43) on arriva au profil B, et le membre C qui remplaçait l'ancien tore, au lieu d'être tracé sur un plan circulaire, prit la forme polygonale de l'ancienne plinthe D, la colonne restant cylindrique. Les architectes affectèrent de profiler les bases d'une même pile à des niveaux différents, comme pour mieux séparer chaque colonnette ou membre de ces piles, et pour éviter la continuité des lignes horizontales.
Voici (44) un exemple de bases d'une pile du XVe siècle tiré de la nef de la cathédrale de Meaux. Ces exemples sont très-fréquents, et nous ne croyons pas avoir besoin de les multiplier; d'ailleurs il en est des bases du XVe siècle comme de tous les détails et ensembles architectoniques de cette époque, la complication des formes arrive à la monotonie. Plus d'originalité, plus d'art; tout se réduit à des formules d'appareilleur. À la fin du XVe siècle, les piles, au lieu de se composer de faisceaux de colonnes cylindriques, reviennent à la forme monocylindrique ou aux groupes de prismes curvilignes. Dans le premier cas, une seule base à socle polygonal porte le gros cylindre (45), dans le second, on retrouve la base principale, celle du corps du pilier, dans laquelle viennent pénétrer les petites bases partielles et ressautantes des prismes groupés autour de ce pilier. On se fait difficilement une idée de la confusion qui résulte de ce tracé; mais les appareilleurs et tailleurs de pierre de ce temps se faisaient un jeu de ces pénétrations de corps (voy. TRAIT).
Nous donnons ci-contre (46) la base d'une pile provenant du portique de l'hôtel de la Trémoille à Paris; cet exemple confirme ce que nous disons 97. On voit, en coupe, le profil principal D de la base du pilier, exprimé en D' dans le plan P. Les bases ressautantes des prismes accolés à ce pilier viennent pénétrer dans le profil D de manière à ce que les angles saillants A E F G C H des plinthes tombent sur la circonférence de la courbe du socle inférieur. La colonne engagée B, qui a une fonction particulière, qui porte la retombée de l'arc doubleau et de deux arcs ogives, possède sa base distincte. Les petites surfaces I restant entre le profil D de base et le fond des gorges, sont taillées en pente, ainsi que l'indique la coupe I'. On en était donc venu, au XVe siècle, à donner à chaque membre des piliers sa base propre, indépendante, tout en laissant sous le corps du pilier une base principale destinée à recevoir les pénétrations des bases secondaires (voy. PILIER, PÉNÉTRATION).
Lorsqu'au commencement du XVIe siècle on fit un retour vers les formes de l'architecture romaine, on reprit le profil de la base antique; pendant quelque temps encore, le système de bases appliqué à la fin du XVe siècle se trouva mêlé avec le profil de la base romaine, ce qui produit une singulière confusion; mais du moment que les ordres furent régulièrement admis, les dernières traces des profils des bases du XVe siècle disparurent (voy. PROFIL).
Note 85: (retour) C'est au-dessous du sol de l'église reconstruite au XIIe siècle que ces bases ont été découvertes à leur ancienne place; autour d'elles ont été trouvés de nombreux fragments de chapiteaux et tailloirs du travail le plus barbare, des débris de tuiles romaines. Il n'est pas douteux que ces restes dépendent de l'église bâtie à Poissy par les premiers rois mérovingiens. Le sol de ces bases est à 0m,60 en contre-bas du sol de l'église du XIIe siècle.
Note 91: (retour) Les profils de l'église de Montréal sont d'une pureté et d'une beauté très-remarquables, et leur exécution est parfaite. Dans ce monument, toutes les bases et profils à la portée de la main sont polis, tandis que les parements sont taillés au taillant simple d'une façon assez rustique. Ce contraste entre la taille des moulures et des parements est fréquent à la fin du XIIe siècle et au commencement du XIIIe; il prête un charme tout particulier aux détails de l'architecture (voy. TAILLE).
BASILIQUE, S. f. Chez les Grecs et les Romains de l'antiquité, la basilique était une salle plus longue que large, souvent avec bas-côtés et tribune au-dessus, terminée, à l'extrémité opposée à l'entrée, par un hémicycle. C'était là qu'on rendait la justice, que se traitaient les affaires commerciales comme dans nos Bourses modernes. Parmi les édifices qui entouraient le forum, la basilique tenait une des premières places. Vitruve la décrit, en indique l'usage et les dimensions.
Les basiliques antiques possédaient quelquefois des doubles bas-côtés; telle était la basilique Émilienne dont le plan est tracé sur les fragments de marbre du grand plan de Rome levé sous Septime-Sévère. Lorsque les chrétiens purent pratiquer leur culte ostensiblement, ils se servirent de la basilique antique comme convenant mieux aux réunions de fidèles que tout autre édifice du paganisme; les premières églises qu'ils élevèrent en adoptèrent la forme. À proprement parler, il n'y a pas en France, depuis le Xe siècle, de basilique (voy. ARCHITECTURE, ARCHITECTURE RELIGIEUSE).
Ce nom fut seulement appliqué à quelques églises primitives de Rome, telles que Saint-Pierre 98, Sainte-Marie-Majeure, Saint-Jean-de-Latran, qui sont les trois grandes basiliques chrétiennes de premier ordre. Saint-Laurent, Sainte-Agnès, Saint-Paul (hors les murs) et plusieurs autres églises de la cité antique, conservent aussi le titre de basilique. En France, quelques-unes de nos églises obtinrent des papes le privilége d'être désignées comme basiliques; mais, au point de vue architectonique, on ne peut leur donner ce nom. Le plan et les dispositions générales de la basilique antique peuvent convenir aux églises chrétiennes; mais ces monuments ne doivent être considérés que comme l'appropriation d'un édifice antique à un besoin moderne, non comme la réalisation d'un programme arrêté; cela est si vrai, que les constructeurs du moyen âge, du moment qu'ils abandonnèrent les traditions abâtardies de l'antiquité, cherchèrent de nouvelles dispositions comme plan, et un nouveau système de construction; c'est ce qui a fait dire à beaucoup de personnes s'occupant des arts religieux, que les églises romane et ogivale étaient les seules qui fussent vraiment chrétiennes.
Si cela n'est pas soutenable au fond, puisque dans la ville chrétienne par excellence il n'existe pas une église bâtie suivant la donnée romane ou ogivale, nous sommes bien forcés de reconnaître que le christianisme, en Occident, a trouvé une forme nouvelle qu'il a merveilleusement appliquée aux besoins du culte. On peut adopter ou repousser cette forme, elle n'appartient pas moins au catholicisme; bonne ou mauvaise, c'est son oeuvre.
BASSYE, vieux mot employé pour latrines, privé (voy. PRIVÉ).
BAS-RELIEF, s. m. (voy. IMAGERIE).
BASTARDE, s. f. Vieux mot employé pour désigner une pièce de bois de moyenne grandeur.
BASTIDE, s. f. Bastille. On entendait par bastide, pendant le moyen âge, un ouvrage de défense isolé, mais faisant cependant partie d'un système général de fortification: On doit distinguer les bastilles permanentes des bastilles élevées provisoirement; les bastilles tenant aux fortifications d'une place, de celles construites par les assiégeants pour renforcer une enceinte de circonvallation ou de contrevallation. Le mot bastide est plutôt employé jusqu'à la fin du XIIIe siècle pour désigner des ouvrages provisoires destinés à protéger un campement que des constructions à demeure; ce n'est que par extension que l'on désigne, à partir de cette époque, par bastide ou bastille, des forts en maçonnerie se reliant à une enceinte. Le mot bastide est souvent appliqué à une maison isolée, bâtie en dehors des murs d'une ville 99.
Lorsque les Romains investissaient une place forte, et se trouvaient dans la nécessité de faire un siége en règle, leur premier soin était d'établir des lignes de circonvallation et de contrevallation, renforcées de distance en distance par des tours en bois ou même en maçonnerie. S'il était facile d'élever les tours des lignes de circonvallation, on comprendra que les assiégés s'efforçaient d'empêcher l'établissement des tours tenant aux lignes de contrevallation, de détruire ces ouvrages que l'on dressait en face des remparts de la place, souvent à une très-petite distance. Cependant les armées romaines attachaient la plus grande importance à ces ouvrages, que nous ne pouvons comparer qu'à nos batteries de siége et à nos places d'armes. Élever en face des tours d'une ville assiégée des tours plus hautes afin de dominer les fortifications, d'empêcher les défenseurs de se tenir sur les chemins de ronde, et de protéger ainsi le travail du mineur, était le moyen lent mais sûr que les armées romaines mettaient en pratique, avec autant de méthode et de persévérance que d'habileté. Nous ne pourrions nous occuper en détail de la bastide, sans avoir au préalable indiqué l'origine de cet ouvrage d'après les données antiques. Il faut convenir d'ailleurs que jamais les armées du moyen âge ne présentèrent un corps aussi discipliné et homogène que les armées romaines, et que, par conséquent, les moyens d'attaque régulière qu'elles mirent en pratique ne purent rivaliser avec ceux employés par les Romains.
Lorsque le lieutenant C. Trébonius fut laissé par César au siége de Marseille, les Romains durent élever des ouvrages considérables pour réduire la ville, qui était forte et bien munie. L'un de leurs travaux d'approche, véritable bastide, est d'une grande importance; nous donnons ici la traduction du passage des Mémoires de César qui le décrit, en essayant de la rendre aussi claire que possible:
«Les légionnaires, qui dirigeaient la droite des travaux, jugèrent qu'une tour de briques, élevée au pied de la muraille (de la ville), pourrait leur être d'un grand secours contre les fréquentes sorties des ennemis, s'ils parvenaient à en faire une bastille ou un réduit. Celle qu'ils avaient faite d'abord était petite, basse; elle leur servait cependant de retraite. Ils s'y défendaient contre des forces supérieures, ou en sortaient pour repousser et poursuivre l'ennemi. Cet ouvrage avait trente pieds sur chaque côté, et l'épaisseur des murs était de cinq pieds; on reconnut bientôt (car l'expérience est un grand maître) qu'on pourrait au moyen de quelques combinaisons tirer un grand parti de cette construction, si on lui donnait l'élévation d'une tour.
«Lorsque la bastille eut été élevée à la hauteur d'un étage, ils (les Romains) placèrent un plancher composé de solives dont les extrémités étaient masquées par le parement extérieur de la maçonnerie, afin que le feu lancé par les ennemis ne pût s'attacher à aucune partie saillante de la charpente. Au-dessus de ce plancher ils surélevèrent les murailles de brique autant que le permirent les parapets et les mantelets sous lesquels ils étaient à couvert; alors, à peu de distance de la crête des murs, ils posèrent deux poutres en diagonale pour y placer le plancher destiné à devenir le comble de la tour. Sur ces deux poutres, ils assemblèrent des solives transversales comme une enrayure, et dont les extrémités dépassaient un peu le parement extérieur de la tour, pour pouvoir suspendre en dehors des gardes destinées à garantir les ouvriers occupés à la construction du mur. Ils couvrirent ce plancher de briques et d'argile pour qu'il fut à l'épreuve du feu, et étendirent dessus des couvertures grossières, de peur que le comble ne fût brisé par les projectiles lancés par les machines, ou que les pierres envoyées par les catapultes ne pussent fracasser les briques. Ils façonnèrent ensuite trois nattes avec des câbles servant aux ancres des vaisseaux, de la longueur de chacun des côtés de la tour et de la hauteur de quatre pieds, et les attachèrent aux extrémités extérieures des solives (du comble), le long des murs, sur les trois côtés battus par les ennemis. Les soldats avaient souvent éprouvé, en d'autres circonstances, que cette sorte de garde était la seule qui offrit un obstacle impénétrable aux traits et aux projectiles lancés par les machines. Une partie de la tour étant achevée et mise à l'abri de toute insulte, ils transportèrent les mantelets dont ils s'étaient servis sur d'autres points des ouvrages d'attaque. Alors, s'étayant sur le premier plancher, ils commencèrent à soulever le toit entier, tout d'une pièce, et l'enlevèrent à une hauteur suffisante pour que les nattes de câbles pussent encore masquer les travailleurs. Cachés derrière cette garde, ils construisaient les murs en briques, puis élevaient encore le toit, et se donnaient ainsi l'espace nécessaire pour monter peu à peu leur «construction. Quand ils avaient atteint la hauteur d'un nouvel étage, ils faisaient un nouveau plancher avec des solives dont les portées étaient toujours masquées par la maçonnerie extérieure; et de là ils continuaient à soulever le comble avec ses nattes. C'est ainsi que, sans courir de dangers, sans s'exposer à aucune blessure, ils élevèrent successivement six étages. On laissa des meurtrières aux endroits convenables pour y placer des machines de guerre.
«Lorsqu'ils furent assurés que de cette tour ils pouvaient défendre les ouvrages qui en étaient voisins, ils commencèrent à construire un rat (musculus) 100, long de soixante pieds, avec des poutres de deux pieds d'équarrissage, qui du rez-de-chaussée de la tour les conduiraient à celle des ennemis et aux murailles. On posa d'abord sur le sol deux sablières d'égale longueur, distantes l'une de l'autre de quatre pieds; on assembla dans des mortaises faites dans ces poutres des poteaux de cinq pieds de hauteur. On réunit ces poteaux par des traverses en forme de frontons peu aigus pour y placer les pannes destinées à soutenir la couverture du rat. Par-dessus on posa des chevrons de deux pieds d'équarrissage, reliés avec des chevilles et des bandes de fer. Sur ces chevrons on cloua des lattes de quatre doigts d'équarrissage, pour soutenir les briques formant couverture. Cette charpente ainsi ordonnée, et les sablières portant sur des traverses, le tout fut recouvert de brique et d'argile détrempée, pour n'avoir point à craindre le feu qui serait lancé des murailles. Sur ces briques on étendit des cuirs, afin d'éviter que l'eau dirigée dans des canaux par les assiégés ne vînt à détremper l'argile; pour que les cuirs ne pussent être altérés par le feu ou les pierres, on les couvrit de matelas de laine. Tout cet ouvrage se fit au pied de la tour, à l'abri des mantelets, et tout-à-coup, lorsque les Marseillais s'y attendaient le moins, à l'aide de rouleaux usités dans la marine, le rat fut poussé contre la tour de la ville, de manière à joindre son pied.
«Les assiégés, effrayés de cette manoeuvre rapide, font avancer, à force de leviers, les plus grosses pierres qu'ils peuvent trouver, et les précipitent du haut de la muraille sur le rat. Mais la charpente résiste par sa solidité, et tout ce qui est jeté sur le comble est écarté par ses pentes. À cette vue, les assiégés changent de dessein, mettent le feu à des tonneaux remplis de poix et de goudron et les jettent du haut des parapets. Ces tonneaux roulent, tombent à terre de chaque côté du rat et sont éloignés, avec des perches et des fourches. Cependant nos soldats à couvert sous le rat ébranlent avec des leviers les pierres des fondations de la tour des ennemis. D'ailleurs le rat est défendu par les traits lancés du haut de notre tour de briques: les assiégés sont écartés des parapets de leurs tours et de leurs courtines; on ne leur laisse pas le temps de «s'y montrer pour les défendre. Déjà une grande quantité des pierres des soubassements sont enlevées, une partie de la tour s'écroule tout à coup. 101»
Afin d'éclaircir ce passage, nous donnons (1) une coupe perspective de la tour ou bastille décrite ci-dessus par César, au moment où les soldats romains sont occupés à la surélever à couvert sous le comble mobile. Celui-ci est soulevé aux quatre angles au moyen de vis de charpente, dont le pas s'engage successivement dans de gros écrous assemblés en deux pièces et maintenus par les premières solives latérales de chacun des étages, et dans les angles de la tour; de cette façon ces vis sont sans fin, car lorsqu'elles quittent les écrous d'un étage inférieur, elles sont déjà engagées dans les écrous du dernier étage posé; des trous percés dans le corps de ces vis permettent à six hommes au moins de virer à chacune d'elles au moyen de barres, comme à un cabestan. Au fur et à mesure que le comble s'élève, les maçons le calent sur plusieurs points et s'arasent. Aux extrémités des solives du comble sont suspendues les nattes de câbles pour abriter les travailleurs. Quant au rat ou galerie destinée à permettre aux pionniers de saper à couvert le pied des murailles des assiégés, sa description est assez claire et détaillée pour n'avoir pas besoin de commentaires.
Protéger les travaux des mineurs, posséder près des murailles attaquées un réduit considérable, bien muni, propre à contenir un poste nombreux destiné à couvrir les parapets de projectiles et à prendre en flanc les détachements qui tentaient des sorties, telle était la fonction de la bastille romaine, que nous voyons employée, avec des moyens moins puissants, il est vrai, aux siéges d'Alésia et de Bourges. Là ce ne sont que des ouvrages en terre en forme de fer à cheval, avec fossés et palissades, sortes de barbacanes destinées à permettre à des corps de troupes de sortir en masse sur le flanc des assaillants jetés sur les lignes. Il va sans dire que ces bastides étaient garnies de machines de jet propres soit à battre les tours de la place assiégée, soit à enfiler les fossés des lignes de circonvallation et de contrevallation.
Ce système est également appliqué dès les premiers temps du moyen âge par les armées assiégeantes et assiégées pour battre les remparts et défendre des points faibles, ou plutôt il ne cesse d'être employé; car vaincre un ennemi c'est l'instruire, et les Romains, en soumettant les barbares, leur enseignaient l'art de la guerre. Charles le Chauve, pour empêcher les Normands de remonter la Seine, avait fait élever à Pistes, aux deux extrémités d'un pont, qui est probablement le Pont-de-l'Arche, deux forts, véritables bastilles. Dans l'enceinte de l'abbaye de Saint-Denis, le même prince, en 866, afin de mettre le monastère, à l'abri d'un coup de main, fit élever une petite bastide qui suffit pour empêcher les Normands de s'emparer désormais de ce poste. À la même époque, les ponts situés aux embouchures de la Marne et de l'Oise, à Charenton et à Auvers, furent également munis de bastides 102. Toutefois, si les textes font mention d'ouvrages de ce genre pendant l'époque carlovingienne, si quelques vignettes de manuscrits représentent des bastides, nous ne connaissons aucun monument qui donne une idée aussi nette de la construction d'une bastide offensive que le texte de César précité. Nous en sommes réduits à constater simplement que ces ouvrages sont généralement élevés en bois, qu'ils affectent de préférence la forme carrée, qu'ils sont à plusieurs étages avec plate-forme pour le jeu des machines, et crénelages pour garantir les soldats. Une des représentations les plus claires de bastides provisoires élevées en dehors des murailles d'une place forte, se trouve sculptée sur le cintre de la porte nord de la cathédrale de Modène. C'est un bas-relief du XIe siècle retraçant l'histoire d'Artus de Bretagne (2) 103. Les deux bastides figurées dans ce bas-relief sont évidemment en bois et à plusieurs étages. Nous ne saurions dire si elles appartiennent à la ville, ou si elles dépendent d'une ligne de contrevallation; mais ce point est de médiocre importance; elles servent de refuge à des soldats soit pour défendre, soit pour attaquer la ville. Car si les assiégeants élevaient des bastides sur la circonférence de leurs lignes, souvent aussi les assiégés, lorsque les murailles ne présentaient pas une défense très-forte, en construisaient en dehors des murs, de distance en distance, pour protéger ces murs, éloigner les assaillants ou les prendre en flanc et en revers, s'ils se présentaient pour livrer l'assaut. Dans ce cas, ces bastides étaient entourées de palissades et de fossés; elles se reliaient aux barbacanes des portes, ou les surmontaient. Quelquefois même les portes et les bastides ne faisaient qu'un seul corps d'ouvrages derrière une barbacane; on en élevait aussi pour commander une tête de pont, un défilé, un passage, comme le fit Charles le Chauve au IXe siècle. L'enceinte de Paris, commencée sous le roi Jean et achevée sous Charles V, était défendue par des bastides reliées entre elles par une courtine et de doubles fossés avec une braie entre eux deux 104. Ces bastides avaient la forme en plan d'un parallélogramme dont le grand côté faisait face à l'extérieur. Les portes principales de Paris sont aussi désignées quelquefois par le mot bastide, la bastide Saint-Denis 105, la bastide Saint-Antoine. Nous nous occuperons plus particulièrement de cette dernière, qui conserva le nom de bastide ou bastille par excellence.
Dès le temps du roi Jean, ou même avant cette époque, il existait à l'entrée de la rue Saint-Antoine une porte flanquée de deux hautes tours; Charles V résolut de faire de cette porte une forte bastide. Vers 1369, ce prince donna ordre à Hugues Aubriot, prévôt de Paris, d'ajouter à ces deux tours un ouvrage considérable, composé de six autres tours reliées entre elles par d'épaisses courtines. Dès lors il paraîtrait que la Bastille ne fut plus une porte mais un fort protégeant la porte Saint-Antoine construite vers le faubourg au nord. La bastille Saint-Antoine conserva toutefois son ancienne entrée; dans la partie neuve, trois autres portes furent percées dans les deux axes, afin de pouvoir entrer dans le fort ou en sortir par quatre ponts jetés sur les fossés. C'était là un véritable fort isolé, fermé à la gorge, commandant la campagne et la ville au loin, indépendant de l'enceinte mais l'appuyant. Le nom de bastille par excellence donné à ce poste indique clairement ce que l'on entendait par bastide au moyen âge.
Nous donnons (3) le plan de la bastille Saint-Antoine. Les deux tours H I dépendaient de la porte primitive A. En B s'ouvrait la porte du côté de l'Arsenal, au sud; en F la porte en face la rue Saint-Antoine, et en C la porte du côté du nord se reliant à l'enceinte de Paris (les boulevards actuels) 106. La grande tapisserie de l'hôtel de ville représentant Paris à vol d'oiseau tel qu'il existait sous Charles IX, fait voir la bastille Saint-Antoine avec ses alentours.
Nous avons essayé, à l'aide de ce plan, de donner une vue cavalière de cette forteresse (4), prise du côté sud. En A on aperçoit le sommet de la porte Saint-Antoine, en B les murailles de la ville; en C le pont de la Bastille jeté en face la rue Saint-Antoine, et en D un gros ouvrage en terre intitulé, sur la tapisserie en question, le bastillon, ouvrage qui datait probablement de la fin du XVe siècle. Ce bastillon est un cavalier assez élevé commandant les dehors et flanquant les vieilles murailles de Charles V. Dans le même plan déposé à l'hôtel de ville, on voit un gros bastillon à peu près semblable à celui-ci, construit à côté et en dehors de la porte du Temple. Mais nous reviendrons tout à l'heure sur ces sortes d'ouvrages.
Pendant les XIVe et XVe siècles il est fort souvent question de bastilles en terre, en pierres sèches ou en bois élevées par des armées pour protéger leurs camps et battre des murailles investies, pour couper les communications ou tenir la campagne. Les Anglo-Normands paraissent surtout avoir adopté ce système pendant leurs guerres, et il semblerait même que chez eux cette habitude était venue du nord plutôt que par la tradition romaine. Lors de leurs grandes invasions sur le continent occidental au IXe siècle, les Normands choisissent une île sur un fleuve, un promontoire, un lieu défendu par la nature; là ils établissent des campements fortifiés par de véritables blockaus, y laissent des garnisons et remontent les fleuves sur leurs bateaux, vont piller le pays, attaquer les villes ouvertes, les monastères, et reviennent déposer leur butin dans ces camps, où parfois ils hivernent. Plus tard, lorsque les Normands établis dans les provinces du nord de la France vont faire la conquête de l'Angleterre, ils couvrent le pays de bastilles; ils ne se sont pas plus tôt emparé d'une ville ou d'une bourgade, qu'ils y élèvent des ouvrages isolés, des postes militaires solidement construits, au moyen desquels ils maintiennent les habitants. C'est en grande partie à ces précautions, à cette défiance salutaire à la guerre, qu'il faut attribuer le succès incroyable des armées de Guillaume le Conquérant au milieu d'un pays toujours prêt à se soulever, la réussite d'une conquête odieuse aux populations galloises et saxonnes de la Grande-Bretagne. C'est encore à ces moyens que les Anglo-Normands ont recours lorsqu'ils font invasion sur le sol français pendant les XIVe et XVe siècles. Lorsque Édouard assiége Calais, il entoure ses lignes de bastilles; il en garnit les passages (voy. ARCHITECTURE MILITAIRE). Quand enfin la ville d'Orléans est investie, en 1428, «le comte de Sallebery y mis des bastilles du côté de la Beausse 107.» Les bourgeois d'Orléans et la Pucelle à leur tête sont obligés, pour faire lever le siége, d'attaquer ces bastilles et d'y mettre le feu. L'organisation des armées anglo-normandes, leur génie pendant le moyen âge, se prêtaient à ces travaux; en France, au contraire, la gendarmerie les dédaignait, et l'infanterie, indisciplinée, recrutée de tous côtés, n'en soupçonnait pas l'utilité; elle eût été d'ailleurs incapable de les exécuter. Les bastilles de campagne ou d'assiégeants étaient couronnées par une plate-forme afin de permettre l'établissement de machines de jet et de pouvoir ainsi, ou commander la campagne, ou battre les tours des assiégés. Il est à croire qu'il en était de même pour les bastilles permanentes, et que la grande bastille Saint-Antoine eut, de tout temps, ses tours terminées par des plates-formes. Sous Charles V on faisait usage déjà de l'artillerie à feu, et il est possible que ces plates-formes aient reçu dès l'origine quelques bombardes. Assiégés comme assiégeants, au moment de l'emploi de l'artillerie à feu, plaçaient de préférence leurs pièces destinées à l'attaque ou à la défense sur des points élevés, et dans la position que l'on donnait aux machines de jet; en substituant le canon aux trébuchets, aux machines lançant des projectiles en bombe au moyen de contre-poids, on ne changeait que le moteur, et l'on conservait la position de l'engin. Les premières bombardes ne lançaient pas des projectiles de plein fouet, mais suivant une parabole comme les trébuchets; il y avait dès lors avantage à dominer les points que l'on voulait battre, et ce ne fut qu'au XVe siècle que l'artillerie à feu fut placée près du sol et que l'on reconnut l'avantage du tir rasant (voy. ARCHITECTURE MILITAIRE). La bastille, en tant qu'ouvrage élevé et isolé, devint donc la défense appropriée à l'artillerie à feu. Pendant les guerres du XVe siècle, les vieilles enceintes du moyen âge parurent bientôt insuffisantes pour résister au canon; des bastilles ou bastillons furent élevés autour de ces enceintes, soit en dehors, soit en dedans, mais de préférence en dehors, pour mettre des pièces en batterie. On était pressé par le temps; les malheurs publics ne permettaient pas d'employer des sommes considérables à la construction de ces sortes d'ouvrages, et ils furent presque toujours élevés en terre avec revêtissement de bois ou de pierre sèche.
Les bastillons de Paris, dont nous avons vu un exemple dans la fig. 4, peuvent donner l'idée des essais tentés pour flanquer les vieilles murailles et placer de l'artillerie à feu. Plus tard, sous Louis XI, Charles VIII et François Ier, beaucoup de ces ouvrages furent solidement établis en maçonnerie et prirent le nom, conservé jusqu'à nos jours, de bastions. Quant aux bastilles de campagne, nous les voyons encore employées au commencement du XVIe siècle: ce sont, comme nous l'avons dit plus haut, de véritables blockaus propres à contenir un poste et de l'artillerie. Voici (5) un de ces ouvrages en bois entouré d'un fossé et d'une palissade, représenté dans le Récit des actions de l'empereur Maximilien Ier 108. Toutefois, le nom de bastille cesse d'être appliqué, à partir du XVIe siècle, aux ouvrages isolés ou flanquants; ils prennent dès lors le nom de bastions, et, dans certains cas, de boulevards (voy. ces mots). Seule peut-être, la bastille Saint-Antoine de Paris conserva son nom jusqu'au jour de sa démolition. Il n'est pas besoin de rappeler que cette forteresse servit de prison d'État depuis l'époque de sa construction jusqu'à la fin du dernier siècle, et, commandant un faubourg populeux, reliée à l'Arsenal par des murs et des fossés, elle était restée le signe visible de la suzeraineté royale au centre de Paris, depuis la reconstruction du vieux Louvre.
Note 104: (retour) Dans les extraits des comptes imprimés à la suite du Mémoire de Bouquet, il est question des «Eschiffles et des Bastides étant sur les murs de Paris, sur les fossés pleins d'eau, par devers la porte Saint-Denys en France (p. 176.)» Voy. les Dissert. archéol. sur les anciennes enceintes de Paris, par Bonnardot, 1852.
Note 106: (retour) La tour G était nommée tour du Puits, les tours H de la Chapelle, I du Trésor, K de la Comté, O de la Bazinière, N de la Bertaudière, M de la Liberté, L du Coin; P Q étaient des bâtiments d'une époque assez récente, mais qui peut-être remplaçaient un ancien logis. D était la grande cour, E la cour du Puits, R un corps de garde et S des magasins. Les portes A C F étaient murées depuis longtemps lorsque la Bastille fut démolie.
BASTION, s. m. Ouvrage saillant de fortification, adopté depuis le XVIe siècle pour flanquer les enceintes et empêcher les approches par des feux croisés (voy. ARCHITECTURE MILITAIRE). Les bastions remplacèrent les tours du moyen âge. Les mots bastide, bastille, bastillon, expliquent l'origine du bastion. La plupart des anciennes enceintes que l'on voulut renforcer à la fin du XVe siècle, lorsque l'artillerie de siége eut acquis une grande puissance de destruction, furent entourées de bastions en terre gazonnée ou revêtue de maçonnerie, lorsque le temps et les ressources le permettaient. Dans ce dernier cas, on donna aux bastions primitifs plusieurs étages de feux, afin de commander la campagne au loin et de battre les assiégeants lorsqu'ils s'emparaient des fossés. En France, en Allemagne et en Italie, on voit apparaître le bastion dès la fin du XVe siècle; les Italiens prétendent être les inventeurs de ce genre de défense; mais nous ne voyons pas que les faits viennent appuyer cette prétention. En France et en Allemagne, les bastions ronds s'élèvent en même temps, de 1490 à 1520. Il nous semblerait plus raisonnable, de supposer que, pendant les guerres d'Italie de la fin du XVe siècle, Français, Italiens, Suisses et Allemands, perfectionnèrent à l'envi les moyens d'attaque et de défense. Le texte de Machiavel que nous avons cité dans l'article Architecture militaire 109 est loin de donner à l'Italie cette prédominance sur les autres contrées occidentales de l'Europe 110. Quoi qu'il en soit, la France et l'Allemagne, qui, pendant toute la durée du XVIe siècle, eurent de longues et terribles guerres à soutenir, guerres civiles, guerres étrangères, ne cessèrent de fortifier à nouveau leurs anciennes places, de munir les châteaux de défenses propres à résister à l'artillerie. En France, les armées royales et les armées de la réforme, assiégeantes et assiégées tour à tour dans les mêmes villes, à quelques mois de distance, instruites par l'expérience, ajoutaient tous les jours de nouveaux ouvrages de défense aux forteresses ou perfectionnaient les anciens; et il faut dire que si, pendant ces temps malheureux, un certain nombre d'ingénieurs italiens montrèrent un véritable talent, ce fut souvent au service des rois de France. Tous les hommes qui s'occupaient de construction dans notre pays, pendant ce siècle, étaient familiers avec l'art de la fortification, et Bernard Palissy lui-même prétendit avoir trouvé un système de défense des places à l'abri des attaques les plus formidables 111.
Parmi les premiers ouvrages à demeure qui peuvent être considérés comme de véritables bastions, nous citerons les quelques grosses tours rondes qui flanquent les angles saillants de la ville de Langres 112. Le plus important de ces bastions est un ouvrage circulaire qui défend une porte; il est à trois étages de batteries, dont deux sont casematées. La fig. 1 donne le plan du rez-de-chaussée de ce bastion, la fig. 2 le plan du premier étage, et la fig. 3 la coupe. Les embrasures des deux étages casematés sont ouvertes de manière à flanquer les courtines. La batterie supérieure seule devait être réservée pour battre la campagne au loin. Les bastions de la ville de Langres ne sont pas élevés en terre; ce sont encore en réalité des tours en maçonnerie d'un fort diamètre, et dont les murs sont assez épais pour résister au boulet. La vue extérieure (4) du bastion dont nous venons de donner les plans et la coupe, a conservé l'apparence d'une tour du moyen âge, si ce n'est que cet ouvrage est bas eu égard à son diamètre, et que les parements sont dressés en talus pour mieux résister aux boulets de fer. Les gargouilles qui garnissent le pourtour de l'ouvrage démontrent bien clairement qu'il n'était point autrefois couvert par un comble, mais par une plate-forme. Ce bastion fut d'ailleurs remanié peu de temps après sa construction première, et exhaussé; à l'intérieur les voûtes indiquent un changement, et les deux rangs superposés des gargouilles (fig. 4) ne peuvent faire douter que la plate-forme n'ait été surélevée.
Les premiers bastions circulaires n'étaient pas toujours cependant dépourvus de combles, sans parler des grosses tours rondes de la ville de Nuremberg bâties par Albert Durer (voy. TOUR), qui peuvent passer pour de véritables bastions dans l'acception primitive du mot, et ont toujours été couvertes; voici (5) des bastions de l'ancienne enceinte de Soleure également couronnés par des combles 113. On reconnut bientôt que ces bastions circulaires n'étaient pas assez vastes, que leurs feux divergents ne pouvaient contrarier les approches des assiégeants, qu'ils ne flanquaient les courtines que par deux ou trois bouches à feu, qu'ils n'opposaient pas des faces étendues aux batteries de siége. Ils subirent dès le commencement du XVIe siècle diverses transformations. Quelques-uns, pour bien flanquer les deux côtés d'un angle saillant, s'avancèrent sur les dehors, ainsi que l'indique la fig. 6 114, et allongèrent leurs flancs; d'autres, au contraire, étendirent leurs faces pour protéger un front.
Albert Durer, dans son Art de fortifier les villes et citadelles 115, adopte un système de bastions qui mérite d'être étudié avec soin; cet artiste, peintre et architecte, ne fut pas seulement un ingénieux théoricien, il présida à la construction d'une partie des défenses de la ville de Nuremberg; et ces défenses sont, pour l'époque où elles furent élevées, un travail très-remarquable. On doit même supposer que son système eut une grande vogue dans une partie de l'Allemagne et de la Suisse au commencement du XVIe siècle, car on trouve encore dans ces contrées des restes nombreux de défenses qui rappellent les principes développés par Albert Durer dans son oeuvre, et nous citerons entre autres la forteresse de Schaffhausen (voy. BOULEVARD). Pour renforcer et flanquer un front, Albert Durer construit de larges et hauts bastions avec batterie casematée au niveau du fond des fossés, et batterie découverte au sommet. Ces bastions présentent un énorme cube de maçonnerie; il les isole des remparts ou les y réunit à la gorge. Le plan de son bastion est un arc de cercle ayant pour base un parallélogramme.
Nous figurons (7) ce plan au niveau du fond du fossé; du terre plein A au niveau du sol de la ville, il communique à la batterie casematée B par un ou deux escaliers C. Les deux escaliers D communiquent du terre-plein A, à la batterie supérieure et aux batteries inférieures. La fig. 8 donne le plan du bastion sous le sol de la batterie supérieure, et la fig. 9 le plan de cette batterie. La construction se compose de murs concentriques éperonnés et reliés par des murs rayonnants ou parallèles dans la partie rectangle du bastion, de manière à former un grillage terrassé présentant une grande force de résistance aux projectiles. La batterie casematée peut contenir quatre bouches à feu pour flanquer les deux courtines, et huit bouches à feu pour protéger la face en arc de cercle. La batterie découverte du sommet qui commande les glacis et la campagne contient deux bouches à feu flanquantes, et neuf bouches à feu sur la face cintrée. Ce bastion peut avoir environ 130 mètres de largeur d'un flanc à l'autre, et 60 mètres de flèche à la base. La coupe transversale de cet ouvrage faite sur l'un des deux escaliers droits C est très-curieuse (10).
Les murs, de la base au sommet, tendent à un centre commun posé sur le prolongement de l'axe E, et les assises de maçonnerie sont perpendiculaires aux rayons, en formant ainsi un angle plus ou moins ouvert avec l'horizon, selon que les murs sont plus ou moins éloignés du centre de tout l'ouvrage: Albert Durer regarde ce moyen de construction comme présentant une grande cohésion, comme épaulant puissamment le noyau du bastion; et il ne se trompe pas. Il établit un plancher de bois pour le service de la batterie supérieure, afin de faciliter le mouvement des pièces de canon. Les détails de cet ouvrage sont assez bien étudiés et expliqués; la batterie casematée, outre ses embrasures F, est percée d'évents G pour la fumée et de cheminées H, afin d'obtenir un tirage. Le parapet supérieur est bâti suivant un arc de cercle en coupe, pour faire ricocher les boulets ennemis; les embrasures sont munies de mantelets en madriers tournant sur un axe et masquant les pièces pendant que les canonniers sont occupés à les charger (voy. EMBRASURE). Ce bastion isolé peut tenir encore si la courtine est au pouvoir de l'ennemi; on retrouve encore là un reste de la fortification du moyen âge; et ce bastion est une bastille que l'on suppose moins prenable que les courtines. Le fossé est très-large, 200 pas, et sa cumette est creusée le long du bastion, ainsi que l'indique le profil général X, fig. 10. La contrescarpe du fossé est revêtue.
La fig. 11 donne l'élévation extérieure de la moitié de ce bastion. On remarquera les grands arcs de décharge qui accusent les embrasures et reportent tout le poids du mur extérieur sur les têtes des murs convergents. Cette élévation fait également voir les trous des évents et cheminées, les mantelets de bois des embrasures supérieures et les courtines de la ville, dont les chemins de ronde sont couverts par un appentis continu. C'est là une fort belle construction, et ce qu'on peut lui reprocher, c'est l'énorme dépense qu'elle exigerait. Il semble qu'Albert Durer ait attaché une grande importance aux fossés; il les fait très-larges et profonds, et les défend souvent par de petits bastions circulaires isolés, comme nos ravelins modernes. Il laisse ces petits ouvrages au-dessous du niveau de la crête de la contrescarpe, et ne les considère que comme des défenses propres à battre un ennemi débouchant par un boyau de tranchée au niveau dufond du fossé, et se disposant à le passer pour attacher le mineur au pied des murailles, ou pour les escalader au moyen d'échelles. Dans le chapitre de son oeuvre intitulé: Antiquæ civitatis muniendæ ratio, où il explique comment on doit renforcer par des défenses extérieures une ville dont on veut conserver l'ancienne enceinte munie de tours, il construit de ces petits bastions isolés au fond des fossés (12) 116.
Le nom de bastion, ou plutôt de bastillon, ne fut guère appliqué aux défenses avancées importantes pendant le XVIe siècle. On désigna plutôt ces ouvrages par les noms de boulevard, de plate-forme, qu'ils ne perdirent que vers les premières années du XVIIe siècle, pour reprendre définitivement la dénomination de bastion, conservée jusqu'à nos jours (voy. BOULEVARD).
Note 110: (retour) On est trop disposé à croire généralement que nous ayons tout emprunté à l'Italie au commencement du XVIe siècle. Peut-être quelques capitaines italiens ayant étudié les auteurs romains avaient-ils à cette époque certaines idées sur la tactique militaire qui n'avaient pas cours en France; mais ce n'est pas dans Végèce qu'ils avaient pu apprendre l'art de fortifier les places contre l'artillerie à feu.
Note 116: (retour) Voici le passage indiquant l'utilité de ces ouvrages... «Inter hæc deinde propugnacula ad fossæ alia passim construentur rotunda, quæ et ipsa humilia et sursum versus non nihil fastigiata, tecti rationem à superioribus non absimilem sortiantur. In hæc nimirum propugnacula seu fossæ stationes secretiora itinera quasi diffugia agentur, quæ aditus reditusque clancularios præstent. Est enim hoc genus munitionum non modo utile, sed necessarium quoque, cum hostis in fossam provolutus, catervatim muris scalas admolitur...» (Voyez, au mot BOULEVARD, des petits bastions analogues à ceux dont parle Albert Durer, attachés aux flancs de la forteresse de Schaffhausen.)
BATONS-ROMPUS, zigzags. C'est un boudin ou une baguette brisée que l'on rencontre fréquemment dans les arcs, archivoltes, cintres, bandeaux et pilastres même de l'architecture du XIIe siècle. Les tailleurs de pierre de cette époque étaient arrivés à une exécution parfaite, et ils se plaisaient à varier les membres nombreux des archivoltes, les réunions de moulures, au moyen de combinaisons de tracés qui produisaient un grand effet par le jeu des lumières et des ombres. Les bâtons-rompus les plus ordinaires sont ceux que nous donnons dans la fig. 1, reproduisant l'archivolte d'une des fenêtres de la cathédrale de Tulle. Cette ornementation se combine avec l'appareil des claveaux; ceux-ci étant taillés et ravalés avant la pose, rien n'était plus simple que le tracé du boudin rompu sur chacun d'eux, comme le démontre le voussoir A; l'assemblage de ces voussoirs produisait beaucoup d'effet à peu de frais. Mais c'est en Normandie surtout que ce moyen de décorer les archivoltes est fort employé du XIe au XIIIe siècle. La pierre de taille employée dans cette contrée se prêtait à ces recherches de moulures. Non-seulement en Normandie on trouve un grand nombre d'arcs moulurés, tracés suivant la fig. 1, mais les bâtons-rompus se doublent, se contrarient (2) 117, se pénètrent même parfois. Les monuments normands de l'Angleterre nous donnent les plus nombreux et riches exemples de ce genre de décoration 118.
Les architectes de l'Ile de France n'usèrent qu'avec discrétion de la moulure en bâtons-rompus. Ils évitaient les bizarreries, les recherches, et semblaient prendre à tâche dans leurs édifices de laisser aux grandes lignes de l'architecture leur fonction, de repousser les formes qui pouvaient détruire leur simplicité. S'ils adoptèrent le boudin ou la baguette brisée dans certains cas, ce n'était qu'en les subordonnant à des membres de moulures conservant la pureté des courbes principales, en leur faisant jouer un rôle très-secondaire. Nous citerons cependant le grand arc doubleau de l'entrée du choeur de l'église de Saint-Martin des Champs à Paris, qui est flanqué de deux gros boudins présentant des zigzags très-accentués et d'une dimension peu ordinaire; mais il faut dire que cet arc doubleau n'est pas à l'échelle de l'architecture du choeur, et que le maître de l'oeuvre a voulu dissimuler la lourdeur de cet arc par une dentelure qui lui donne de la légèreté; c'est là une exception 119. L'abus de la moulure en bâtons-rompus, dans les édifices de la dernière période romane en Normandie et en Angleterre, fatigue et donne un aspect monotone à l'architecture de cette époque.
Cette moulure en zigzags porte mal sur les tailloirs des chapiteaux lorsqu'elle prend une certaine importance; elle ne produit un bon effet que lorsqu'elle est comprise entre des nerfs accusant la courbe de l'arc, comme dans le choeur de la cathédrale de Canterbury (3) 120, lorsque ses dentelures ne sont pas assez saillantes pour rompre cette courbe. On voit encore des bâtons-rompus dans l'architecture de la première période ogivale, comme à la cathédrale de Noyon, dans le choeur de l'église Saint-Germer. Ils disparaissent complétement lorsque le système de l'architecture adopté à la fin du XIIe siècle se développe, c'est-à-dire vers 1200.
Note 120: (retour) En parlant de l'architecture française, on ne s'étonnera pas si nous citons souvent la cathédrale de Canterbury. Le choeur de cette cathédrale a été élevé par des architectes sortis de France (voy. The Architect. Histor. of Canterbury cathedral, par le Rév. R. Willis. London, 1845.)
BEFFROI, s. m. Baffraiz. On désigne par ce mot un ouvrage de charpente destiné à contenir et à permettre de faire mouvoir des cloches; prenant le contenant pour le contenu, on a donné le nom de beffroi aux tours renfermant les cloches de la commune. Les tours roulantes en bois destinées à l'attaque des places fortes pendant le moyen âge, et jusqu'à l'emploi de l'artillerie à feu, sont aussi nommées beffrois ou bretèches (voy. ce mot).
Beffrois de charpente. Les clochers des églises sont toujours disposés pour contenir des beffrois en charpente, au milieu desquels manoeuvrent les cloches. Ces beffrois sont posés sur une retraite ou sur des corbeaux ménagés dans la construction des tours, et s'élèvent en se rétrécissant vers leur sommet, afin de ne pas toucher les parois intérieures de la maçonnerie lorsque le mouvement imprimé aux cloches les fait osciller, et aussi pour présenter une plus grande résistance à l'action de va-et-vient de ces cloches mises en branle. Dès que l'usage des cloches d'un poids considérable fut adopté, on dut les suspendre dans des beffrois de charpente indépendants de la construction en maçonnerie. En France, en Belgique, en Allemagne, on construisait déjà, au Xe siècle, des clochers d'un diamètre tel, qu'il fait supposer l'emploi de fortes et nombreuses cloches, la construction de beffrois intérieurs de charpente très-importants. Il ne nous reste pas une seule de ces charpentes antérieures au XVIe siècle. Nous ne pourrions donc donner un exemple appuyé sur un monument existant.
Avant 1836, le clocher vieux de la cathédrale de Chartres contenait un
beffroi considérable du XIVe siècle; malheureusement, cette curieuse
charpente fut brûlée à cette époque, et nous n'en possédons qu'un dessin
donnant l'enrayure basse (1) avec le premier étage. Deux gros poinçons
divisaient ce beffroi en deux travées dans toute la hauteur, et les
cloches étaient suspendues dans chacune de ces deux travées; les
tourillons de leurs moutons posaient sur les deux pans de bois latéraux
et sur les chapeaux assemblés dans ces poinçons portés par les liens
courbes inférieurs et soulagés par des arbalétriers à chaque étage,
ainsi que l'indique la fig. 2. Un escalier en bois posé dans un des
angles desservait tous les étages du beffroi et tait destiné aux
sonneurs.
Avant le XVe siècle, les charpentiers paraissent s'être préoccupés, dans la construction des beffrois, de maintenir le pan de bois central (car les anciennes charpentes de beffrois sont toujours divisées en deux travées) par des arbalétriers ou pièces inclinées reportant la charge centrale sur les pans de bois latéraux. Mais on dut reconnaître que des fermes taillées conformément à la fig. 2, posées les unes sur les autres, étaient insuffisantes pour résister à la charge et surtout aux oscillations causées par le mouvement des cloches; que les assemblages devaient se fatiguer, étant successivement refoulés ou arrachés par le balancement des cloches dont tout le poids se porte brusquement d'un coté à l'autre.
À la fin du XVe siècle, les pans de bois des beffrois furent composés
d'une succession de croix de Saint-André, dont l'assemblage à mi-bois
les rendait beaucoup plus rigides, et arrêtait les effets de
l'oscillation sur les tenons et mortaises.
En effet, lorsque les étages
des pans de bois des beffrois se composaient seulement du poinçon
central E, des deux poteaux corniers F et des deux arbalétriers A B, la
cloche étant en branle et dans la position indiquée par la fig. 3,
l'assemblage D était refoulé et l'assemblage C arraché; il en résultait
que le chapeau K faisait bientôt un mouvement de va-et-vient fort
dangereux de L en M. L'adjonction des deux pièces G H arrêta ce
mouvement en reportant toujours le poids de la cloche, quelle que fût sa
position, sur la verticale E. Partant de ce principe, les charpentiers
composèrent les pans de bois des beffrois de grillages en lozange d'une
grande résistance (4), moisés en X par des moises doubles avec clefs
pour éviter la poussée des pièces P P sur les poteaux corniers.
L'oscillation des beffrois fut très-réduite par cette combinaison.
Mais le mouvement des grosses cloches est tellement puissant que ces pans de bois rendus rigides, entraînés tout d'une pièce, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, avaient pour effet, à la longue, de faire pivoter l'ensemble de la charpente de façon à placer l'enrayure basse et l'enrayure haute sur deux plans non parallèles, ainsi que l'indique la fig. 5. Les quatre pans de bois latéraux et le pan de bois central gauchissaient, et la dernière enrayure du sommet arrivait à battre les parois de maçonnerie des tours en A; les cloches manoeuvraient mal entre ces surfaces gauches, et leurs battants, prenant un léger mouvement de rotation, frappaient les bords du bronze à faux et brisaient les cloches.
Pour parer à cet inconvénient, on établit des goussets R aux angles de chaque enrayure à tous les étages (6); dès lors les pans de bois furent maintenus dans leurs plans. Ces perfectionnements apportés successivement par les charpentiers habiles du XVe siècle furent oubliés un siècle plus tard, et les beffrois, en grand nombre, qui datent du XVIIe siècle, sont, malgré l'équarrissage démesuré du bois, de pauvres charpentes fort mal combinées, mal exécutées, et qui s'affaissent sous leur propre poids.
Les incendies, le défaut d'entretien, de maladroites réparations ont détruit ou altéré les beffrois que les XIIIe, XIVe et XVe siècles avaient élevés; ce que nous donnons ici ne peut être que le résultat de quelques observations faites sur des débris informes aujourd'hui. Toutefois ces observations nous ont permis de reconstituer un énorme beffroi d'après ces données, celui de la tour sud de la cathédrale de Paris; et, à défaut d'une ancienne, charpente complète, nous croyons pouvoir représenter celle-ci, dans laquelle nous avons cherché à profiter de l'expérience des charpentiers du moyen âge, et qui résume les principales règles posées ci-dessus 121.
La fig. 7 présente le plan de l'enrayure basse de ce beffroi, qui repose
sur une saillie de la maçonnerie ménagée à cet effet. Au lieu d'un seul
pan de bois intermédiaire, ici il y en a deux, se coupant à angle droit,
à cause de l'énorme hauteur de cette charpente et pour donner plus de
fixité au poinçon central. L'un de ces deux pans de bois ne s'élève que
jusqu'au second étage; les deux derniers étages restants ne conservent
plus qu'un seul pan de bois de refend pour permettre le jeu des grosses
cloches. La fig. 8 donne le plan de l'enrayure supérieure de ce beffroi,
au sommet duquel est posé un chemin de service et une galerie vitrée
recouverte de plomb. La fig. 9 donne l'un des quatre pans de bois
latéraux, la fig. 10 le pan de bois de refend s'élevant jusqu'au faîte
de la charpente. Le second pan de bois de refend, à angle droit, est en
tout semblable à celui-ci, si ce n'est qu'il n'existe que jusqu'au point
A.
L'ensemble de l'ouvrage est garni tout autour d'abat-sons recouverts
de plomb, et ces abat-sons tenant seulement à la charpente, suivent ses
mouvements sans que les oscillations puissent agir sur les piliers en
pierre de la tour. C'est donc là, conformément à la méthode ancienne, un
ouvrage complétement indépendant de la maçonnerie, garni de ses
accessoires et garanti des intempéries par les ouïes qui sont destinées
à rabattre le son des cloches. La pluie qui s'introduit par les longues
baies de la tour, fouettée par le vent, rencontre une construction
isolée bien couverte, s'égoutte d'un abat-son sur l'autre jusqu'au point
B où un trottoir libre, isolé de la maçonnerie et recouvert également de
plomb, la renvoie sur les galeries en pierre extérieures. Lorsque le
bourdon suspendu en C est en branle, à grande volée, l'oscillation de ce
beffroi à son sommet est de cinq centimètres environ, à peine sensible
au niveau B des galeries, et inappréciable au-dessus de l'enrayure
basse
122.
Dans le nord, il était d'usage souvent d'établir des beffrois dans les charpentes mêmes des flèches en bois recouvrant des tours d'une dimension médiocre; ce système fatiguait beaucoup les murs en maçonnerie, et on dut renoncer à l'employer lorsque les cloches étaient d'un poids considérable.
Les flèches des cathédrales de Reims, de Paris, de Beauvais, de Rouen,
de la Sainte-Chapelle du Palais, etc., contenaient un grand nombre de
cloches, mais d'une petite dimension. La cathédrale d'Amiens, qui a
conservé sa flèche du commencement du XVIe siècle, contient un petit
beffroi indépendant de la charpente dans sa basse lanterne. Dans ce cas,
les beffrois n'étaient pas munis d'abat-sons; leurs bois étaient
simplement garnis de plomb et posaient sur un terrasson recevant les
eaux de pluie chassées par le vent au milieu de ces charpentes à l'air
libre.
Beffroi de commune. Lorsqu'au XIe siècle s'établirent les premières communes, elles s'assemblaient au son des cloches, et presque toujours alors c'était des tours des églises que partait le signal des réunions. Le clergé régulier et séculier était généralement opposé à ces conquêtes de la bourgeoisie, à ces conjurations qui tendaient à secouer le joug féodal 123. Les laïques, les abbés interdisaient les clochers des églises aux nouveaux citoyens, et ne permettaient pas de sonner les cloches pour un autre motif que celui des offices.
Souvent cette opposition était la cause de scènes de violence que déploraient les chefs des villes affranchies. Plutôt que de provoquer des luttes continuelles, les bourgeois installèrent des cloches au-dessus des portes des villes, sur des tours destinées à tout autre usage qu'à celui de clocher, et ce ne fut qu'à la fin du XIIe siècle et au commencement du XIIIe que certaines communes purent songer à élever les tours uniquement réservées aux cloches de la ville. Ces tours prirent le nom de beffrois. Elles furent d'abord isolées; elles étaient comme le signe visible de la franchise de la commune. Plus tard, elles furent réunies à la maison de ville; c'était le donjon municipal. Il ne nous reste plus en France qu'un bien petit nombre de ces monuments, témoins des premiers et des plus légitimes efforts des populations urbaines pour conquérir la liberté civile, et encore ces rares exemples que nous possédons ne remontent pas au delà du XIVe siècle.
Les premiers beffrois isolés se composaient d'une grosse tour carrée, le plus souvent surmontée d'un comble en charpente recouvert d'ardoises ou de plomb, dans lequel étaient suspendues plusieurs cloches. Une galerie ou étage percé de fenêtres sur les quatre faces servait de poste pour les guetteurs qui, le jour et la nuit, avertissaient les citadins de l'approche des ennemis, découvraient les incendies, réveillaient les habitants au son des cloches ou des trompes. C'était du haut du beffroi que sonnaient les heures du travail ou du repos pour les ouvriers, le lever du soleil, le couvre-feu, que l'on annonçait au bruit des fanfares les principales fêtes de l'année. La tour contenait ordinairement des prisons, une salle de réunion pour les échevins et quelques dépendances telles que dépôt d'archives, magasin des armes que l'on distribuait aux bourgeois dans les temps de trouble, ou lorsqu'il fallait défendre la cité.
Pendant le XIVe siècle, lorsque les grandes horloges furent devenues communes, les beffrois reçurent des cadrans marquant les heures. Le beffroi est longtemps la seule maison de ville, le monument municipal par excellence. Lorsque le pouvoir féodal est le plus fort, son premier acte d'autorité est la démolition du beffroi. En 1322, l'évêque et le chapitre de Laon obtiennent de Charles IV une ordonnance dans laquelle il est dit: «Qu'à l'avenir, en la ville, cité et faubourg de Laon, il ne pourra y avoir, commune, corps, université, échevinage, maire, jurés, coffre commun, beffroi, cloche, sceau ni autre chose appartenant à l'état de la commune. 124» Et plus tard, en 1331, Philippe VI rend une seconde ordonnance confirmative de la première, se terminant par cette clause: «Il n'y aura plus à Laon de tour du beffroi; et les deux cloches qui y étaient en seront ôtées et confisquées au roi. Les deux autres cloches qui sont en la tour de la Porte-Martel y resteront, dont la grande servira à sonner le couvre-feu au soir, le point du jour au matin, et le tocsin; et la petite pour faire assembler le guet 125.»
Noyon, Laon, Reims, Amiens possédaient des beffrois. Cette dernière
ville a conservé le sien jusqu'à nos jours; mais reconstruit à plusieurs
reprises et dénaturé pendant le dernier siècle, la base seule de la tour
carrée présente encore quelques traces de constructions élevées pendant
les XIIIe et XVe siècles
126. Les autres grandes cités que nous venons de
nommer ont laissé détruire complétement les leurs. Ce n'est plus, en
France, que dans quelques villes de second ordre qu'on trouve encore des
beffrois.
Nous donnons ici (11) celui de la ville de Béthune (Pas-de-Calais) qui est assez bien conservé et peut donner une idée de ces constructions municipales au XIVe siècle. L'étage inférieur, masqué derrière des maisons particulières, contenait les services mentionnés ci-dessus. Une grande salle percée de huit baies renfermait les grosses cloches; au-dessus était une salle percée de meurtrières et de petites ouvertures. Un escalier à vis posé sur l'un des angles monte à la galerie supérieure, flanquée aux angles d'échauguettes crénelées. Un comble recouvert d'ardoise et de plomb contient un carillon et une lanterne supérieure avec galerie pour le guetteur. Suivant l'usage, une girouette couronne la flèche. Les villes d'Auxerre, de Beaune ont encore leurs beffrois. Voici (12) celui d'Évreux, construit au XVe siècle et qui est complet. Nous en donnons les plans, avec la vue perspective, aux trois étages ABC. Les municipalités déployaient un certain luxe dans ces constructions urbaines; elles tenaient à ce que leurs couronnements élevés, souvent ornés de clochetons, d'aiguilles, de grandes lucarnes, fussent aperçus de loin, et témoignassent de la richesse de la cité.
Nous avons dit, en commençant, que les cloches de la commune étaient suspendues, dans certains cas, au-dessus d'anciennes portes de villes. Peut-être est-ce en souvenir de cette disposition provisoire que beaucoup de beffrois isolés furent construits à dessein sous forme de porte surmontée d'une ou deux tours. Nous citerons parmi les beffrois servant de porte, bâtis à cheval sur une rue, les tours de beffroi de Saint-Antonin, de Troyes (démolie aujourd'hui), d'Avallon, de Bordeaux. Ce dernier beffroi est fort remarquable; il se compose de deux grosses tours entre lesquelles s'ouvre un arc laissant un passage public. Au-dessus, un second arc couronné par un crénelage et un comble couvre la sonnerie (voy. PORTE).
Dans quelques villes, l'une des tours de l'église principale servit et sert encore de beffroi. À Metz, à Soissons, à Saint-Quentin, une des tours de la cathédrale est restée destinée à cet usage. Quant aux beffrois tenant aux hôtels de ville, nous renvoyons nos lecteurs au mot HÔTEL DE VILLE.
Beffroi, machine de guerre. Pendant les siéges du moyen âge, on se servait de tours de bois mobiles pour jeter, sur les murailles attaquées, des troupes de soldats qui livraient ainsi l'assaut de plain pied (voy. ARCHITECTURE MILITAIRE). Ces tours prenaient le nom de beffrois. Cet engin de guerre était en usage dans l'antiquité. César, dans ses Mémoires, indique souvent leur emploi. Après avoir élevé des terrassements qui permettaient d'approcher de grosses machines des murailles attaquées, comblé les fossés et établi des mantelets qui couvraient les travailleurs, l'armée de César, au siége d'une place forte défendue par les Nerviens, construit une tour de bois hors de la portée des traits des assiégés.
«Lorsqu'ils nous virent dresser la tour, dit César 127, après avoir posé des mantelets et élevé la terrasse, les Nerviens se mirent à rire du haut de leurs murailles, et demandèrent à grands cris ce que nous voulions faire, à une si grande distance, d'une si énorme machine; avec quelles mains et quels efforts des hommes d'une si petite taille pourraient la remuer (car les Gaulois, à cause de leur haute stature, méprisent notre petite taille); prétendions-nous approcher cette masse de leurs murs? Mais lorsqu'ils la virent s'ébranler et s'avancer vers leurs défenses, étonnés d'un spectacle si nouveau, ils envoyèrent à César des députés pour traiter de la paix...»
Les Gaulois imitateurs, d'après le dire de César lui-même, ne tardèrent pas à adopter, eux aussi, les tours de bois mobiles. Lorsque le camp des Romains est assiégé par les Nerviens révoltés 128, «le septième jour du siége, un grand vent s'étant élevé, les ennemis lancèrent dans le camp des dards enflammés, et avec la fronde des balles d'argile rougies au feu. Les baraques de nos soldats, couvertes en paille à la manière gauloise, eurent bientôt pris feu, et en un instant le vent porta la flamme sur tout le camp. Alors, poussant de grands cris comme si déjà la victoire eût été pour eux, ils firent avancer leurs tours et leurs tortues, et commencèrent à escalader les retranchements. Mais tels furent le courage et la solidité de nos troupes, que, de toutes parts environnées de flammes, accablées d'une grêle de traits, sachant que l'incendie dévorait leur bagage et leur fortune, aucun soldat ne quitta son poste et ne songea même à regarder en arrière, tous combattirent avec acharnement. Cette journée fut rude pour nous; cependant beaucoup d'ennemis y furent tués ou blessés; entassés au pied du rempart, les derniers venus empêchaient les autres de se retirer. Quand l'incendie fut un peu apaisé, les assaillants ayant roulé une de leurs tours près du retranchement, les centurions de la troisième cohorte postés sur ce point s'éloignèrent, emmenèrent tout leur monde, et, appelant les ennemis du geste et de la voix, les invitèrent à entrer s'ils voulaient; aucun n'osa se porter en avant. On les dispersa par une grêle de pierres, et on brûla leur tour....»
Depuis lors, et jusqu'à l'emploi de l'artillerie à feu, on ne cessa, dans les Gaules, d'employer ce moyen d'attaque pendant les siéges. Il n'est pas besoin de dire qu'il ne nous reste aucun renseignement pratique sur ces énormes machines. Nous devons nous en tenir aux descriptions assez vagues qui nous sont restées, à quelques vignettes de manuscrits exécutées de façon qu'il est impossible de constater les moyens employés pour les faire mouvoir. Pendant le moyen âge, ces tours mobiles étaient assez vastes pour contenir une troupe nombreuse; elles étaient divisées par des planchers formant plusieurs étages percés de meurtrières, et leur sommet crénelé, dont la hauteur était calculée de manière à dominer la crête des tours ou murailles attaquées, recevait un pont s'abattant sur les parapets des assiégés, lorsque le beffroi était amené le long des murs. On garnissait extérieurement ces grandes charpentes de peaux fraîches, de grosses étoffes de laine mouillées pour les préserver des projectiles incendiaires (voy. ARCHITECTURE MILITAIRE, fig. 15 et 16).
C'est au siége du château de Breteuil par le roi Jean (1356), qu'il est fait mention une des dernières fois d'un beffroi mobile, et la description que Froissart donne de ce siége mérite d'être transcrite, car l'artillerie à feu commence à jouer un rôle important en détruisant les anciens engins d'assaut, si formidables jusqu'alors.
«Et sachez que les François qui étoient devant Breteuil ne séjournoient mie de imaginer et subtiller plusieurs assauts pour plus gréver ceux de la garnison. Aussi les chevaliers et écuyers qui dedans étoient, subtilloient nuit et jour pour eux porter dommage; et avoient ceux de l'ost fait lever et dresser grands engins qui jetoient nuit et jour sur les combles des tours, et ce moult les travailloit. Et fit le roi de France faire par grand'foison de charpentiers un grand beffroy à trois étages que on menoit à roues quelle part que on vouloit. En chacun étage pouvoit bien entrer deux cents hommes et tous eux aider; et étoit breteskié et cuiré pour le trait trop malement fort; et l'appeloient les plusieurs un cas, et les autres un atournement d'assaut. Si ne fut mie si tôt fait, charpenté ni ouvré. Entrementes que on le charpenta et appareilla, on fit par les vilains du pays, amener, apporter et acharger grand'foison de bois et tout renverser en ses fossés, et estrain et trefs (paille et pièces de bois) sus pour amener ledit engin sur les quatre roues jusques aux murs pour combattre à ceux de dedans. Si mit-on bien un mois à remplir les fossés à l'endroit où on vouloit assaillir et à faire le char (le charroi). Quand tout fut prêt, en ce beffroy entrèrent grand'foison de bons chevaliers et écuyers qui se désiroient à avancer. Si fut ce beffroy sur ces quatre roues abouté et amené jusques aux murs. Ceux de la garnison avoient bien vu faire ledit beffroy, et savaient bien l'ordonnance en partie comment on les devoit assaillir. Si étoient pourvus selon ce de canons jetant feu et grands gros carreaux pour tout dérompre. Si se mirent tantôt en ordonnance pour assaillir ce beffroy et eux défendre de grand'volonté. Et de commencement, ainçois que ils fesissent traire leurs canons, ils s'en vinrent combattre à ceux du beffroy franchement, main à main. Là eut fait plusieurs grands appertises d'armes. Quand ils se furent plenté ébattus, ils commencèrent à traire de leurs canons et à jeter feu sur ce beffroy et dedans, et avec ce feu traire épaissement grands carreaux et gros qui en blessèrent et occirent grand'foison, et tellement les enfoncèrent que ils ne savoient auquel entendre. Le feu, qui étoit grégeois, se prit au toit de ce beffroy, et convint ceux qui dedans étoient issir de force, autrement ils eussent été tout ars et perdus. Quand les compagnons de Breteuil virent ce, si eut entre eux grand'huerie, et s'écrièrent haut: «Saint-George! Loyauté et Navarre! Loyauté!» Et puis dirent: «Seigneurs françois, par Dieu, vous ne nous aurez point ainsi que vous cuidez.» Si demeura la greigneure partie de ce beffroy en ces fossés, ni onques depuis nul n'y entra... 129»
Lorsqu'à la fin du XVe siècle, les auteurs de l'antiquité furent en honneur, on fit de nombreuses traductions de Végèce, de Vitruve, et leurs traducteurs ou commentateurs s'ingénièrent à trouver dans ces auteurs des applications à l'art militaire de leur temps. Ces travaux, utiles peut-être quant à la tactique, ne pouvaient s'appliquer à l'art des siéges en face de l'artillerie à feu, et les combinaisons plus ou moins ingénieuses de machines de guerre que quelques savants s'amusaient à mettre sur le papier, restèrent dans les livres; ils ne pouvaient avoir et n'eurent aucun résultat pratique; nous n'en parlerons donc pas 130.
Note 121: (retour) Notre Dictionnaire tendant avant tout vers un but pratique, on ne nous saura pas mauvais gré, nous l'espérons, de donner un exemple d'une construction neuve, élevée d'après les règles et des principes que les anciens exemples ne sauraient nous fournir dune manière complète. Le beffroi neuf de Notre-Dame de Paris fonctionne bien depuis cinq ans, et sans qu'il soit possible de remarquer la plus légère altération dans tout le système.
Note 125: (retour) Ibid.--Les cloches étaient placées «inter insignia de natura consulatus existentia.» (Les Olim, ordonnance XI, 68, art. IX.) Retirer à une ville ses cloches, c'était retirer au corps municipal de cette ville, non-seulement le moyen, mais le droit de s'assembler. Pendant toute la durée de l'interdiction, les affaires restaient suspendues, ou étaient dévolues à la décision des officiers royaux. Un tel état de choses ne durait pas longtemps, et la ville pouvait d'ordinaire abréger sa durée en rachetant le droit des cloches. (Les Olim, I, p. 836 du texte, note 126.)
BÉNITIER, s. m. Benoistier. Petite cuve dans laquelle on laisse séjourner l'eau bénite pour l'usage des fidèles, à l'entrée ou à la sortie des églises. Il y a deux sortes de bénitiers: les bénitiers portatifs et les bénitiers fixes. Nous ne nous occuperons que de ces derniers, les premiers faisant partie des ustensiles à l'usage du culte. Il nous serait difficile de dire à quelle époque les bénitiers fixes furent posés à la porte des églises. Nous connaissons quelques bénitiers informes qui paraissent avoir été très-anciennement scellés dans les piédroits des portes d'églises d'une date reculée; mais il nous paraît difficile de dire si ces bénitiers appartiennent à l'époque de la construction de ces édifices, ou s'ils ont été placés après coup. Ces bénitiers, en tant qu'ils soient primitifs, ne sont guère que de très-petites cuves en pierre et en forme d'une demi-sphère. Nous serions tenté de croire (bien que nous ne puissions appuyer notre opinion sur aucune preuve certaine) que, dans les églises antérieures au XIIe siècle, le bénitier était un vase de métal que l'on plaçait près de l'entrée des églises lorsque les portes étaient ouvertes. Cette conjecture n'est basée que sur l'absence de toute disposition indiquant la place de cet accessoire. Sous le porche des églises primitives de l'ordre de Cluny, il y avait presque toujours une table de pierre d'une dimension médiocre posée près de la porte. Cette table était-elle destinée à recevoir un bénitier portatif? C'est ce que nous n'oserions affirmer. Était-elle, comme semblent le croire quelques auteurs, entre autres Mabillon, un autel? L'absence de monuments existant aujourd'hui nous laisse à cet égard dans le doute.
Une gravure donnée par Dom. Plancher 131, dans son Histoire de Bourgogne, et représentant le porche de l'église abbatiale de Moutier-Saint-Jean, montre un bénitier fort important placé devant le trumeau de la porte centrale. La façade de cette église avait été élevée vers 1130, et le bénitier semble appartenir à la même époque; autant qu'on peut en juger par la gravure, fort grossièrement exécutée, ce bénitier paraît être en bronze et posé immédiatement sous les pieds de la statue de la Vierge qui fait partie du trumeau. Nous donnons ici (1) une copie de ce bénitier avec son entourage 132. Il était porté sur une colonne dont l'excessive maigreur nous fait supposer qu'elle était en métal.
L'absence des bénitiers d'une époque ancienne dans nos églises n'aurait pas lieu de surprendre, s'il était constaté qu'ils eussent été généralement exécutés en bronze. En effet, les bénitiers en pierre, que nous trouvons tenant à des monuments des XIIe et XIIIe siècles, sont d'une extrême simplicité, et nous ne les rencontrons que dans des églises pauvres. On peut donc supposer avec assez de raison que les bénitiers des églises riches, étant en bronze, ont été volés, détruits et fondus à l'époque des guerres religieuses. Dans les petites églises du Soissonnais, de l'Oise, construites à la fin du XIIe siècle et au commencement du XIIIe, il existe un grand nombre de bénitiers taillés comme l'indique la fig. 1 bis. 133.
Mais les architectes du XIIIe siècle aimaient à faire tenir aux édifices tous les accessoires nécessaires; ils étaient portés à prévoir, dans la construction, des objets qui jusqu'alors avaient été regardés comme des meubles; ils durent disposer des bénitiers faisant partie de l'édifice, près des portes, de même qu'ils accusaient franchement les piscines, les crédences. Ces accessoires devenaient pour eux autant de motifs de décoration. Près de la porte méridionale de l'église de Villeneuve-le-Roi, on voit encore un bénitier tenant au pilier de droite; ce bénitier est combiné avec la construction (2).
Ses assises règnent avec les assises du pilier; ce n'est pas un accessoire rapporté après coup: il est prévu en bâtissani. La cuve polygonale est surmontée d'un dais finement taillé. Cet édicule, comme la construction à laquelle il tient, date de la première moitié du XIIIe siècle 134.
Plus tard, pendant les XIVe et XVe siècles, les bénitiers reprennent leur apparence de meubles, et se composent presque toujours d'une cuve polygonale ou circulaire portée sur une colonne; ils ne font plus partie de l'édifice. Quelquefois les sculpteurs se sont plu à figurer, au fond des cuves des bénitiers, des serpents, des grenouilles, des poissons, puérilités d'assez mauvais goût et qui font l'admiration de beaucoup de gens. Si ces fantaisies avaient pour but de rappeler aux fidèles qu'ils doivent prendre de l'eau bénite en entrant dans l'église, il faut avouer que cette singulière façon d'attirer l'attention eut un plein succès. À l'époque où le zèle religieux se refroidissait, les artistes s'ingéniaient souvent à exciter la curiosité, à défaut d'autre sentiment. Nous pensons qu'il faut classer ces sculptures d'animaux au fond des cuves des bénitiers parmi les fantaisies, parfois burlesques, des sculpteurs du XVe siècle, quoiqu'on ait voulu trouver à ces figures un sens symbolique.
Au pied des tombes, dans les cimetières, il était d'usage de placer ou de creuser dans la pierre même recouvrant la sépulture de petits bénitiers; on en voit encore un grand nombre en Bretagne, dans le Poitou et le Maine, où cet usage s'est conservé jusqu'à nos jours. Ces petits bénitiers étaient quelquefois en métal, en fer ou en bronze, accompagnés d'un goupillon attaché à la cuve avec une chaînette.
Le siècle de la renaissance sculpta des bénitiers en marbre d'une grande richesse, supportés par des figures. Mais malheureusement les guerres religieuses détruisirent en France ces petits monuments. L'Italie et l'Espagne nous en ont conservé un grand nombre d'exemples.
BERCEAU, s. m. (Voy. ARCHITECTURE, CONSTRUCTION, VOÛTE).
BESANTS, s. m. Le besant, en termes de blason, est un disque de métal posé sur le champ ou sur les pièces principales de l'écu. On désigne, en architecture, par besants, une série de disques plats sculptés dans une moulure. Cet ornement est fréquent dans les édifices du XIIe siècle; il est toujours d'une petite dimension, plus gros que la perle, plus petit que le bouton; il décore les bandeaux, les archivoltes, les canelures des pilastres; c'est dans le Poitou, la Saintonge et sur les bords de la Loire qu'on le rencontre de préférence.
On verra ci-contre (1) un fragment d'une des arcatures du clocher de
l'église de la Charité-sur-Loire, dont l'archivolte et les pilastres
sont ornés de besants délicatement sculptés. Le besant diffère surtout
de la perle et du bouton en ce qu'il est plat au lieu de présenter
une portion de sphère.
Il est généralement taillé, ainsi que l'indique
la fig. 2, quelque peu biseauté sur les bords pour éviter la sécheresse
et la maigreur produites par des coupes à angle droit. Les besants ont
cet avantage, dans la décoration, de donner, à peu de frais, beaucoup de
richesse et de légèreté aux membres de l'architecture auxquels ils sont
appliqués; leur surface plane, accrochant vivement la lumière, les fait
distinguer à une grande distance malgré leur ténuité; ils rompent la
monotonie des moulures fines répétées et d'un profil plat, préférées par
les architectes du XIIe siècle; ils ont enfin, malgré leur peu
d'importance comme dimension, une fermeté qui convient parfaitement à
des constructions de pierre. Les besants disparaissent au XIIIe siècle,
pour ne plus reparaître dans la décoration architectonique.
BESTIAIRES, s. m. On désigne par bestiaires les recueils, fort en vogue pendant le moyen âge, qui contiennent la description des animaux réels ou fabuleux de la création. Ces descriptions sont presque toujours accompagnées de vignettes. Pendant les XIe, XIIe et XIIIe siècles, ces bestiaires, copiés et annotés dans les monastères, sur les auteurs de l'antiquité, avec force variantes et nouvelles histoires, avaient un sens symbolique. Les qualités ou les défauts de chaque animal étaient présentés comme une figure de l'état de l'âme humaine, de ses vices ou de ses vertus, comme une personnification de l'Église ou même de Jésus-Christ. Le bestiaire en prose picarde du commencement du XIIIe siècle, donné tout au long dans les Mélanges archéologiques des RR. PP. A. Martin et Cahier 135, est précédé d'un court prologue qui indique parfaitement le but que les compilateurs des bestiaires se proposaient d'atteindre. «Chi commence, dit l'auteur, li livres c'on apèle Bestiaire. Et par ce est il apelés ensi, qu'il parole (parle) des natures des bestes; car totes les créatures que Dex créa en terre, cria il por home, et por prendre essanple et de foi en eles et de créance.» Du moment qu'il était admis que les animaux de la création avaient été créés pour l'homme et afin que l'étude de leurs moeurs fût pour lui un exemple, on ne doit pas s'étonner si nous voyons sculptés sous les portails des églises, autour des chapiteaux et jusque sur les meubles sacrés, une foule d'animaux destinés à rappeler les vertus que les chrétiens devaient pratiquer ou les vices qu'ils devaient éviter. Au moyen âge, l'homme est le rentre de toutes choses sur la terre, et l'Église lui montre sans cesse cette vérité dans les monuments qu'elle élève. Après avoir représenté Dieu, ses rapports avec l'homme, l'histoire de son sacrifice et la hiérarchie céleste, l'Église n'oublie aucun des êtres secondaires, et les fait entrer dans le grand concert de la création. C'est là le signe le plus évident de la tendance des idées du moyen âge vers l'unité, l'ordre, le classement. Tout a sa place dans la création, tout a un but et une fonction, tout se rapporte à l'homme, qui doit compte à Dieu, comme responsable à cause de son intelligence, de toute chose créée pour lui. Ne regardons pas, dans nos monuments, ces sculptures d'animaux, souvent étranges, comme des caprices d'artistes, des bizarreries sans signification; voyons-y, au contraire, l'unité vers laquelle tendait la pensée du moyen âge, les premiers efforts encyclopédiques des intelligences du XIIIe siècle, les premiers pas de la science moderne dont nous sommes si fiers 136 (voy. CATHÉDRALE, IMAGERIE).
BÉTON, s. m. C'est une maçonnerie faite de mortier de chaux et sable et de caillou ou de pierres cassées menu. Les Romains ont fait grand usage du béton dans leurs constructions; ils employaient des chaux bien cuites et bien éteintes, presque toujours hydrauliques, des sables ou pouzzolanes parfaitement purs; avec ces premiers éléments, ils ne pouvaient manquer de faire du béton excellent (voy. CONSTRUCTION).
Les traditions romaines touchant la construction se conservèrent assez bien jusqu'à l'époque carlovingienne, et on voit encore, dans les constructions antérieures au Xe siècle, des massifs exécutés en béton grossier conservés sans altération. Depuis le Xe siècle jusqu'à la fin de la période ogivale, les constructions élevées en pierre ou en moellon ne laissent guère de place au béton, que l'on ne rencontre que dans les intérieurs des massifs ou dans les fondations. Généralement ces bétons ou remplissages en maçonnerie sont mal faits pendant la période romane; ils sont inégaux, mal corroyés et pilonnés; les chaux employées sont de mauvaise qualité, les sables mélangés de terre. D'ailleurs les bétons veulent être coulés en grandes masses pour conserver leurs qualités; et ces remplissages en mortier et débris de pierres, que l'on trouve au milieu des massifs romans revêtus de pierre de taille, se desséchaient trop rapidement pour pouvoir acquérir de la dureté.
Dans les provinces méridionales, là où le mode de construire des Romains s'était le mieux conservé, nous trouvons, jusqu'au XIIe siècle, le béton employé pour les fondations, pour les aires sur les voûtes. Il faut croire que dans ces contrées on avait acquis même une expérience consommée dans la fabrication du béton; car nous voyons au château de la cité de Carcassonne des fenêtres et des portes de la fin du XIe siècle dont les linteaux, d'une grande portée, sont en béton coulé dans une forme. Nous donnons ici (1) une de ces fenêtres; le linteau A est en béton d'une extrême dureté, et nous n'avons pas vu un seul de ces linteaux brisés par la charge, qui cependant est considérable. Ce béton, coulé et pilonné dans un encaissement, est composé d'une chaux hydraulique mêlée avec le sable limoneux de l'Aude et de petits fragments de brique; le caillou est cassé très-menu et presque entièrement composé de grès vert. Ici, l'intention bien évidente des constructeurs a été de réserver ces pierres factices pour les grandes portées; ils les estimaient donc plus résistantes que le grès du pays, qui cependant est très-dur; et ils ne se sont pas trompés, car ces linteaux n'ont subi aucune altération 137. Lorsqu'au XIIIe siècle les constructions ne se composèrent plus que de murs minces et de points d'appui grêles, le béton ne trouvait plus d'emploi qu'en fondation, et encore on ne saurait donner ce nom aux maçonneries bloquées alors en usage (voy. BLOCAGE).
Note 137: (retour) La colonnette qui divise en deux cette fenêtre est en marbre blanc des Pyrénées, ainsi que la base et le chapiteau; les piédroits et le second linteau B sont en grès vert. Les constructeurs ont donc admis qu'un morceau de béton était moins fragile que les pierres naturelles, étant seulement soutenu à ses extrémités et chargé sur le milieu. Ce linteau n'a que 0m,25 d'épaisseur sur une longueur de 1m,20 de portée et une largeur de 0m,30 environ.
BIBLIOTHÈQUE, s. f. Jusqu'au moment où l'imprimerie fut inventée, les bibliothèques, composées de manuscrits, ne pouvaient être très-nombreuses, les salles pour les contenir très-vastes. Les monastères possédaient tous des bibliothèques que les frères copistes augmentaient lentement. Ces bibliothèques n'occupaient guère qu'une salle dit couvent, de médiocre étendue, autour de laquelle des armoires en bois étaient destinées à contenir les manuscrits. Les rois, les grands personnages, dès le XIVe siècle, voulurent avoir des bibliothèques dans leurs palais. Charles V réunit au Louvre une bibliothèque fort nombreuse pour l'époque. Charles d'Orléans avait formé une bibliothèque dans son château de Blois. En 1427, ce prince, prisonnier en Angleterre, ayant su que les Anglais mettaient le siége devant Montargis, donna pouvoir au sire de Mortemart d'enlever de Blois ses meubles et sa bibliothèque, et de tout transporter à Saumur 138.
Toutefois, les salles dans lesquelles les manuscrits étaient déposés ne paraissent pas avoir présenté, avant l'invention de l'imprimerie, des dispositions particulières.
BIEF, s. m. Canal qui va prendre l'eau d'un ruisseau ou d'une rivière en aval, pour la conduire à niveau au-dessus de la roue d'un moulin, en profitant de la différence de niveau qui existe entre le point de la prise et celui où l'usine est établie. Le bief est ordinairement formé par des digues en terre; mais autrefois ce n'était souvent qu'un canal formé de planches posées sur des chevalets.
Les grands établissements monastiques du XIIe siècle possédaient des usines considérables pour l'époque, et l'on voit encore la trace des travaux d'endiguement qu'ils exécutèrent pour diriger les cours d'eau sur leurs moulins et obtenir de puissants moteurs. Beaucoup de nos usines de la Champagne et de la Bourgogne profitent encore de ces ouvrages, exécutés souvent avec une grande intelligence et à l'aide de labeurs immenses.
BIENFAITURE. Vieux mot qui signifie une bonne construction.
BILLETTES. s, f. C'est un terme de blason pour désigner de petits parallélogrammes posés sur le champ ou les pièces principales de l'écu. En architecture, on entend par billettes une série de petits parallélogrammes ou portions de cylindres séparés par des vides, et dont les rangs plus ou moins nombreux chevauchent. Cet ornement se rencontre très-anciennement sur les tailloirs des chapiteaux, autour des archivoltes, sur les bandeaux. Nous trouvons déjà des billettes taillées sur des membres d'architecture de la période mérovingienne. Parmi les fragments de cette époque découverts sous le sol de la partie romane de l'église de Poissy, s'est rencontré un tailloir décoré de billettes que nous donnons ici (1).
Mais c'est surtout pendant les XIe et XIIe siècles que cet ornement prend une grande importance dans la décoration des membres moulurés des édifices. Les archivoltes, bandeaux et corniches des monuments de cette époque, reçoivent une ou plusieurs rangées de billettes, presque toujours cylindriques.
La fig. 2 représente l'un des bandeaux extérieurs de l'église Saint-Étienne Nevers de décoré d'un rang de billettes (XIe siècle), et la fig. 3 l'une des corniches extérieures de l'église de Saint-Sernin de Toulouse, qui en contient plusieurs. Les coupes des deux figures font voir comment sont taillés ces ornements, qui, malgré leur simplicité, donnent une grande richesse aux membres d'architecture auxquels ils sont appliqués, en leur laissant leur fermeté. C'est surtout dans les provinces du Centre et du Midi, dans le Poitou et la Saintonge, que les billettes sont employées par rangées nombreuses, au XIIe siècle. En Normandie et dans l'Ile de France, l'emploi des billettes est fréquent à la même époque; mais il est rare qu'elles se présentent en rangs répétés, et qu'elles couvrent les bandeaux, archivoltes et corniches, comme dans les provinces du centre.
Les billettes alternent avec des moulures et n'ont guère qu'une importance secondaire. Comme exemple de ce que nous avançons ici, nous donnons (4) l'une des archivoltes des fenêtres de la tour Saint-Romain de la cathédrale de Rouen sur lequel les billettes à une seule rangée alternent avec des surfaces plates et des boudins sans ornements. Dans ce cas, les billettes, comme les besans, les boutons, les perles (voy. ces mots), ne font que rompre la monotonie des moulures fines et à peu près égales, répétées. Les billettes disparaissent avec les dernières traces de l'architecture romane.
BISEAU, s. m. Se dit d'une arête abattue. Les constructeurs, pendant la période ogivale, évitaient les arêtes vives, à angle droit, surtout dans les parties inférieures des édifices; et lorsque ces arêtes n'étaient pas masquées par des colonnettes ou adoucies par des moulures, ils se contentaient souvent de les tailler en biseau. Les tableaux des portes, des fenêtres, dans l'architecture civile, sont presque toujours biseautés à l'extérieur; on évitait ainsi les écornures, et plus encore les saillies gênantes des arêtes vives sur les points des édifices où la circulation est active. Ce principe se trouve appliqué également à la charpente et à la menuiserie; les bois équarris sont souvent biseautés sur leurs arêtes.
Voici (1) un exemple d'une baie, dont toutes les arêtes extérieures sont biseautées. Parfois le biseau n'existe que là seulement où l'arête saillante gênerait le passage; le linteau et l'extrémité supérieure des piédroits hors de la portée de la main conservent leurs arêtes pures (2). Dans les ouvrages de charpente, les biseaux s'arrêtent au droit des assemblages, afin de laisser aux bois toute leur force sur ces points.
La fig. 3 donne un poinçon et un entrait biseautés, conformément à cette
méthode. Les retraites de soubassements de la maçonnerie sont toujours,
dans l'architecture ogivale, ou moulurées, ou biseautées, en raison de
ce principe qui n'admettait pas les surfaces horizontales, telles
petites qu'elles fussent (voy. BASE). Sur les arêtes horizontales, ces
biseaux, forment presque toujours un angle au-dessus de 45 degrés (4),
tandis que les biseaux sur les arêtes verticales sont taillés suivant un
angle de 45 degrés. Cette loi est trop naturelle pour avoir besoin
d'être commentée. On voulait dérober, autant que possible, les arêtes
horizontales; il était tout simple de donner une forte inclinaison au
biseau, et l'angle à 45 degrés eût encore présenté une trop grande
acuité, surtout dans les retours d'équerre saillants; tandis qu'il
fallait abattre les arêtes verticales par une face formant, avec les
deux autres faces se coupant à angle droit, deux angles égaux (5).
Les arcs doubleaux, arcs ogives et formerets des voûtes construites avec économie, sont biseautés au lieu d'être moulurés; et, dans ce cas, le biseau est taillé suivant un angle de 45 degrés pour les arcs doubleaux larges A et de plus de 45 degrés pour les arcs ogives B ou formerets (6). On laissait ainsi plus de force aux arcs doubleaux, et on donnait de la légèreté aux arcs ogives.
Le biseau n'est, par le fait, qu'un épannelage, et, dans l'architecture ogivale, il est taillé en raison de la moulure qu'il est destiné à préparer (voy. ÉPANNELAGE).
BLOCAGE, s. m. On désigne par ce mot un massif en maçonnerie formé de blocs de pierre gros ou menus jetés pêle-mêle dans un bain de mortier. Toutes les constructions romanes ne se composent généralement que d'un revêtement de pierre renfermant un blocage. Pendant la période ogivale, les membres résistants de l'architecture, sauf les contre-forts ou les soubassements des tours, étant réduits à la plus petite section horizontale possible, ne contiennent généralement pas de blocages; on ne trouve alors les blocages qu'au centre des grosses piles, des contre-forts épais ou dans les fondations (voy. CONSTRUCTION).
BLOCHET, s. m. Terme de charpente (voy. CHARPENTE).
BOIER, s. m. Vieux mot qui signifie égout, cloaque (voy. ÉGOUT).
BOIS, s. m. On désigne par ce mot, en architecture, la partie ligneuse des arbres propres à la charpente ou à la menuiserie. Le bois de construction par excellence est le bois de chêne. Le sol des Gaules était renommé dans l'antiquité pour l'abondance et la qualité de ses bois de chêne. Les Romains tiraient de cette contrée les bois qu'ils employaient dans la construction de leurs édifices ou dans la marine; et telle était l'immense étendue de ses forêts, que longtemps après eux les constructeurs firent usage du bois de chêne avec une incroyable profusion dans les constructions religieuses, civiles et militaires. Pendant les périodes mérovingienne et carlovingienne, les églises, les monastères, les palais, les maisons, les chaussées, les ponts et même les enceintes des villes étaient en grande partie élevés en bois, ou du moins cette matière entrait pour beaucoup dans la construction. Les premières chroniques françaises mentionnent sans cesse des désastres terribles causés par le feu; des villes tout entières sont consumées. Ce fléau devint tellement fréquent, surtout pendant les expéditions normandes, que l'on dut songer à rendre les édifices publics et les habitations privées plus durables, en remplaçant le bois par de la maçonnerie. Les voûtes furent substituées aux charpentes apparentes. Les palais et maisons eurent des murs de brique et de pierre au lieu de ces pans de bois si fréquents du temps de Grégoire de Tours et longtemps encore après lui.
À partir du XIe siècle, le bois n'est plus guère employé dans les édifices publics, que pour couvrir les voûtes et recevoir la tuile ou le plomb; dans les habitations, que pour les planchers et les combles. Lorsque ces désastres causés par la négligence, le défaut d'ordre et les guerres, furent oubliés; lorsque les villes prirent une grande importance commerciale; que le terrain municipal eut acquis de la valeur par suite de l'augmentation de la population dans des enceintes fortifiées que l'on ne pouvait étendre, les constructions privées en bois reparurent, comme plus faciles à élever, et surtout perdant moins de terrain que les constructions de maçonnerie. Et, en effet, c'est dans les villes commerçantes du XVe siècle, telles que Rouen, Caen, Paris, Reims, Troyes, Amiens, Beauvais, que s'élèvent surtout des maisons de bois à la place des maisons de pierre des XIIe et XIIIe siècles.
Depuis le XIIIe siècle, les provinces du midi étaient en décroissance; les enceintes des villes à peine remplies ne nécessitaient pas ces économies de l'espace; les habitants continuèrent à élever des maisons de pierre ou de brique; d'ailleurs les forêts de ces contrées étaient déjà dévastées en grande partie dès l'époque des guerres religieuses du XIIIe siècle, et le climat est moins favorable à la reproduction des bois durs que le nôtre. C'est donc surtout dans les provinces situées au nord de la Loire qu'il faut aller chercher les constructions de bois, que cette matière fut employée avec une parfaite connaissance de ses qualités précieuses. Or, si aujourd'hui nous possédons des ouvrages pleins d'observations savantes sur les bois, si nous connaissons parfaitement leur pesanteur spécifique, leur dureté, leur degré de résistance; si de nombreuses expériences ont été faites sur les moyens de les conserver, sur la meilleure culture et l'aménagement des forêts, il faut cependant reconnaître que dans la pratique nous ne pensons guère à ces savantes recherches, à ces observations approfondies; que nous discourons à merveille sur les bois, et que nous les employons trop souvent en dépit de leurs qualités, et comme si nous ne connaissions pas la nature de cette matière. Malheureusement, de nos jours, le praticien dédaigne l'observation scientifique; le savant n'est pas praticien. Le savant travaille dans son cabinet, et ne descend pas sur le chantier; le praticien n'observe pas, il cherche à produire vite et à bon marché. Les mauvaises habitudes introduites par l'amour du lucre, l'ignorance et la routine suivent leur cours, pendant que le savant observateur compose ses livres, établit ses formules.
Le moyen âge, qui, pour beaucoup de gens, non praticiens il est vrai, est encore une époque d'ignorance et de ténèbres, n'a, que nous sachions, laissé aucun livre sur la nature des bois et les meilleurs moyens de les employer dans les constructions; cette époque a fait mieux que cela: elle a su les mettre en oeuvre, elle a su élever des ouvrages de charpente dont la conservation est encore parfaite; tandis que nos bois employés il y a vingt ou trente ans à peine sont pourris.
Nous allons essayer de nous servir des observations purement pratiques des charpentiers du moyen âge sur les bois; cet aperçu aura peut-être son utilité. On a prétendu que beaucoup de charpentes du moyen âge étaient faites en bois de châtaignier; nous sommes obligé d'avouer que nous n'avons, jusqu'à présent, rencontré aucune pièce de charpente de cette époque dont le tissu ressemble à celui de cette essence. Toutes les charpentes que nous avons visitées, celles des cathédrales de Chartres et de Paris, de Saint-Georges de Bocherville, de l'évêché d'Auxerre, de l'église de Saint-Denis, qui datent du XIIIe siècle 139, celles des cathédrales de Reims, d'Amiens, de l'église Saint-Martin des Champs, de la chapelle Saint-Germer, de l'hôpital de Tonnerre, et tant d'autres qu'il serait trop long d'énumérer et qui datent des XIVe, XVe et XVIe siècles, nous ont paru être en chêne, et n'avoir aucune ressemblance avec le bois de châtaignier que nous possédons aujourd'hui dans nos forêts. Cependant il faut dire que le bois de chêne employé alors était d'une autre essence que celui généralement admis dans les constructions modernes. Les caractères particuliers de ces anciens bois sont ceux-ci: égalité de grosseur d'un bout à l'autre des pièces, peu d'aubier, tissu poreux, soyeux, fil droit, absence presque totale de noeuds, de gerçures, rigidité, égalité de couleur au coeur et à la surface; couches concentriques fines et égales, légèreté (ce qui tient probablement à leur sécheresse). Il est certain que l'on possédait encore au moyen âge et jusqu'au XVIIe siècle, dans nos forêts, une essence de chênes parfaitement droits, égaux de la base aux branches supérieures, et très-élevés quoique d'un diamètre assez faible. Ces chênes, qui semblaient poussés pour faire de la charpente, n'avaient pas besoin d'être refendus à la scie pour faire des entraits, des arbalétriers, des poinçons; on se contentait de les équarrir avec soin; n'étant pas refendus, et le coeur n'étant pas ainsi mis à découvert, ils étaient moins sujets à se gercer, à se tourmenter, et conservaient leur force naturelle. Ces bois (ce qu'il est facile de reconnaître au nombre des couches concentriques) ne sont pas vieux; ils comptent habituellement soixante, quatre-vingts ou cent années au plus pour les pièces d'un fort équarrissage. Les chevrons portant ferme sont eux-mêmes des bois de brin non refendus, et ces chevrons, qui ne comptent guère que soixante années, atteignent rependant parfois douze et quinze mètres de longueur sur un équarrissage de 0,20 X 0,20. Évidemment nos forêts ne produisent plus de ces bois.
Les charpentiers du moyen âge semblent avoir craint d'employer, même dans les plus grandes charpentes, des bois d'un fort équarrissage, et très-vieux par conséquent; s'ils avaient besoin d'une grosse pièce, telle qu'un poinçon de flèche par exemple, ils réunissaient quatre brins; c'était encore un moyen d'éviter les torsions si fréquentes dans les pièces uniques. Avait-on une grande charpente à exécuter, on allait à la forêt choisir les bois; on les écorçait avant de les abattre; on les emmagasinait plusieurs années à l'avance, à l'air libre, mais abrités et tout équarris. L'abatage se faisait en hiver, et pendant la durée d'une certaine lune 140. Vraie ou fausse, cette croyance démontre l'importance que l'on attachait à ces opérations préliminaires. Les bois bien secs, après un très-long séjour à l'air, ou une immersion destinée à dissoudre et enlever la séve, étaient mis sur chantier. A la pose, on redoublait de soins; le bois coupé debout et posé contre la maçonnerie aspire l'humidité de la pierre; pour éviter la pourriture qui résulte bientôt de cette aspiration, on clouait quelquefois aux extrémités des pièces touchant à la maçonnerie, soit une lame de plomb, soit une petite planchette coupée de fil; d'ailleurs on prenait les plus grands soins pour tenir les sablières isolées de la pierre, pour laisser circuler l'air autour du pied des arbalétriers ou des chevrons. On évitait autant que possible les assemblages, tant pour ne pas affaiblir les bois que pour éloigner les chances de pourriture. Il arrivait souvent que les bois de charpente recevaient une couche de peinture qui semble n'être qu'une dissolution d'ocre dans de l'eau salée ou alunée; et, en effet, une lessive de sel marin ou d'alun empêche les insectes de s'attacher à la surface du bois; elle leur donne une belle teinte gris-jaune d'un aspect soyeux. On a supposé que le bois de châtaignier avait la propriété d'éloigner les araignées, et on a conclu de l'absence des araignées dans les anciens combles que ceux-ci étaient en bois de châtaignier; mais les araignées ne se logent que là où elles peuvent vivre, et les bois bien purgés de séve, quelle que soit leur essence, produisant peu ou point de vers, de mouches, ne peuvent servir de logis aux araignées.