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Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 2 - (A suite - C)

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Passer d'un lit de sommier tel que celui donné (29), par exemple, à un cercle, en évitant les surfaces horizontales sur le tailloir du chapiteau, devenait difficile; on pouvait bien inscrire le lit des différents arcs C C', D D', E dans un octogone régulier, et de l'octogone régulier passer au cercle, mais les trois colonnettes A B B', destinées à recevoir trois nerfs des voûtes hautes, sortaient avec leur base de l'octogone; il fallait ajouter un appendice au tailloir pour les soutenir, et cet appendice du tailloir devait être lui-même soutenu par un ornement du chapiteau; de là des combinaisons que les architectes faisaient concourir avec un art exquis à la décoration de l'ensemble.

Le plan de tailloir et la trace de sommier, fig. 29, provenant du choeur de la jolie église de Sémur en Auxois, donne, en élévation perspective, la fig. 30 384. On voit avec quel scrupule l'architecte a évité des angles saillants présentant des surfaces horizontales sans emploi, comment il a su conduire l'oeil du fût cylindrique à la rencontre compliquée des différents membres des voûtes et des colonnettes, de manière à faire voir que ce chapiteau porte réellement et qu'il n'est pas seulement une décoration banale. Une fois le principe admis, il y a dans ces combinaisons une sincérité et une grâce bien éloignées de notre architecture moderne, dont la plupart des membres se superposent sans qu'il soit possible de dire quelle est leur fonction, pourquoi ils occupent une place plutôt qu'une autre.

La pierre mise en oeuvre pour la construction des églises de Sémur en Auxois est, il faut le dire, fort résistante; c'est un gros grès (pierre de Pouillenay) qui, bien qu'il se taille assez facilement en sortant de la carrière, acquiert la dureté du granit.

L'assise du chapiteau représenté fig. 30 n'a pas moins de 0,86 c. de hauteur, non compris le tailloir pris dans une autre assise. Les constructeurs n'avaient pas partout des matériaux de cette hauteur de banc et de cette force. Alors, s'ils voulaient maintenir la colonne monocylindrique dans les sanctuaires (comme ils l'ont fait plus tard encore dans la Bourgogne), ils lui donnaient, comparativement au sommier, un plus fort diamètre, et ils sculptaient le chapiteau dans deux assises, ainsi qu'on peut le voir à la cathédrale d'Auxerre.

Cependant on ne tarda pas à s'affranchir de la difficulté résultant de la retombée des membres des voûtes sur un chapiteau unique, et à oublier ce dernier vestige des traditions romanes. Admettant définitivement, vers 1225, que les voûtes devaient commander la section horizontale des piliers, on cantonna les colonnes monocylindriques de deux ou de quatre colonnes; cette nouvelle combinaison vint déranger l'ordonnance des chapiteaux (voy. PILE, PILIER).

Un des premiers exemples de cette transformation se rencontre à l'entrée de la nef de la cathédrale de Paris; les premières travées de cette nef sont d'une époque un peu postérieure aux suivantes (voy. CATHÉDRALE). L'architecte, en laissant subsister au centre du groupe de colonnes le gros pilier monocylindrique adopté dans le reste du monument, lui conserva son chapiteau; seulement il l'interrompit au droit de chacune des colonnes engagées.

La fig. 31 rendra notre description plus claire. On voit en A la colonne qui porte, comme un renfort ajouté au pilier, les colonnettes montant jusqu'à la naissance des voûtes hautes; en B l'une des trois autres colonnes qui portent les deux archivoltes et l'arc doubleau du collatéral; les arcs ogives posent sur les sections circulaires du tailloir du gros chapiteau, laissées encore inutiles, en partie, du côté de la nef. Si le gros chapiteau est formé de deux assises, les trois chapiteaux des colonnes engagées B sont sculptés dans une seule. L'instinct de l'artiste lui commandait cette différence de hauteur donnée à des chapiteaux de colonnes de diamètres différents. Quant à la colonne engagée A ne portant pas d'arc, mais un groupe de colonnettes, elle n'a pas de chapiteaux. Ce fait indique bien clairement que l'on n'admettait alors le chapiteau (comme déjà pendant la période romane) que pour porter des arcs de voûtes, et servir de transition, d'encorbellement, entre le sommier large de ces arcs et les fûts minces des colonnes.

Ce moyen transitoire trouvé, les architectes ne purent manquer d'être choqués par ces démanchements d'assises ornées, ce tailloir d'une forme assez peu gracieuse et compliquée en plan. Ils cherchèrent à concilier l'effet d'unité donné par le chapiteau unique possédant un seul tailloir avec les nécessités de proportions qui obligeaient d'avoir des hauteurs de chapiteaux en rapport avec le diamètre des fûts des colonnes réunies. Ils résolurent ce problème avec beaucoup d'adresse dans la construction des piliers latéraux du choeur de la cathédrale d'Auxerre (1230 environ), ainsi que le fait voir la fig. 32. Les colonnes engagées ne viennent ici qu'épauler quatre des faces du tailloir octogone du chapiteau de la grosse colonne centrale. L'astragale des petits chapiteaux passe également sur le gros, indique le lit; et au-dessous, ce gros chapiteau, entre l'astragale fausse et sa véritable astragale, présente une sculpture plus simple, plus en rapport avec son diamètre. L'ornementation de la partie supérieure du gros chapiteau participe, comme échelle de celle des petits, tandis qu'elle lui appartient en propre dans la partie inférieure où il reste seul visible. Ce n'est pas là, il faut bien en convenir, l'effet du hasard ou d'une fantaisie d'artiste, mais la conséquence d'un principe qui cherche à devenir de plus en plus absolu jusque dans les moindres détails de la construction et de la décoration des édifices.

Entre le chapiteau de Notre-Dame de Paris (fig. 31) et celui que nous représentons ici (32), il y a un grand pas de fait vers l'unité d'aspect; mais les quatre colonnes engagées viennent encore couper le gros chapiteau, et le démanchement qui choque, dans la fig. 31, n'est pas évité malgré le passage de l'astragale des petits chapiteaux sur la corbeille du gros. On voulut tout concilier à Reims en construisant les piliers de la cathédrale (1230 à 1240) 385.

Le gros chapiteau conservera son ordonnance propre au milieu des quatre autres 386. Ceux-ci prirent toute la hauteur du gros chapiteau en deux assises; mais une seconde astragale vint les diviser à mi-hauteur (33).

On remarquera, en outre, dans les chapiteaux de la nef de la cathédrale de Reims, la forme des tailloirs; celui du gros chapiteau est un carré posé diagonalement, ceux des petits chapiteaux sont octogones; ils sont combinés de manière à circonscrire exactement la trace du lit du sommier des arcs et des bases des cinq colonnettes montant jusqu'à la naissance des grandes voûtes, ainsi que le démontre la section horizontale (34). La ligne ponctuée indique le pilier; en A, B B, C C sont les cinq colonnettes qui, posant sur un des quatre chapiteaux octogones, portent le gros arc doubleau, les deux arcs ogives et les deux formerets des voûtes hautes; en D D les traces des sommiers des archivoltes sur lesquels reposent les écoinçons entre les piles, le triforium et les grandes fenêtres supérieures; en E E les deux arcs ogives des voûtes des bas-côtés; en F l'arc doubleau de ces mêmes voûtes; Le tailloir du chapiteau principal avait ses deux diagonales G H, I K parallèles et perpendiculaires à l'axe de la nef, ce qui était motivé par la trace du sommier de tous les arcs. On arrivait ainsi successivement à prendre le lit inférieur du sommier comme générateur du tailloir du chapiteau. Ce que l'on ne saurait trop remarquer dans la structure de la cathédrale de Reims, c'est la méthode, la régularité de toutes les parties. Le tracé de ces sommiers d'arcs est très-savant, et nous avons l'occasion d'y revenir aux mots CONSTRUCTION, SOMMIER, VOÛTE.

Il nous suffira de faire observer ici que la disposition du groupe de chapiteaux, n'ayant pour eux tous qu'un seul tailloir, se soumettant déjà au nombre des arcs principaux et à leur section, est un acheminement vers les chapiteaux isolés appartenant à chaque colonne. La transition est encore plus sensible dans la disposition des chapiteaux du tour du choeur de la cathédrale d'Amiens (1240 environ). Leurs tailloirs prennent des formes rectangulaires qui, non-seulement se modèlent exactement sur la trace du lit inférieur du sommier, mais encore accusent chacun des arcs des voûtes.

Ainsi (35): soit la ligne ponctuée la section horizontale du pilier; en A est la colonnette qui monte jusqu'aux voûtes hautes, le tailloir ne fait que la pourtourner comme une bague sans chapiteau; en B les archivoltes et leurs doubles claveaux C; en D l'arc doubleau du collatéral, et en E les arcs ogives. On voit que chacun de ces arcs porte sur une portion du tailloir qui lui appartient en propre; ce n'est plus un tailloir commun pour plusieurs arcs. En élévation perspective du côté du collatéral, ces chapiteaux affectent la disposition donnée par la fig. 36. Si la naissance du chapiteau est composée comme celle des chapiteaux des piliers du choeur de la cathédrale d'Auxerre, son tailloir se découpe, se sépare en autant de membres qu'il y a d'arcs. Il n'y a encore que quatre chapiteaux, un gros et trois plus petits et il y a déjà six tailloirs. Du moment que les architectes se laissaient ainsi entraîner par une suite de raisonnements, la pente était irrésistible. Les arcs des voûtes (à cause de cette sorte d'horreur que les maîtres avaient pour les surfaces horizontales inoccupées), en forçant de subdiviser le tailloir du chapiteau, influèrent bientôt sur les piles. Dès 1250, on donnait déjà aux piles autant de colonnes qu'il y avait d'arcs, et par suite autant de chapiteaux; on arriva à donner aux piles autant de membres que les arcs avaient de nerfs, et les chapiteaux perdirent alors leur véritable fonction de support, d'encorbellement, pour ne plus devenir que des bagues ornées, mettant une assise de séparation entre les lignes verticales des piles et les naissances des arcs. Puis enfin, comprenant que les chapiteaux n'avaient plus de raisons d'exister, les maîtres les supprimèrent complétement, et les arcs, avec toutes leurs moulures, vinrent descendre jusque sur les bases des piliers. C'est ainsi que par l'observation rigoureuse d'un principe on tombe du vrai dans l'absurde, par l'excès même de la vérité; car la vérité (dans les arts du moins) a ses excès.

On est fondé à soutenir que l'art ogival, à son déclin, aboutit à des recherches ridicules; quand on le considère isolément, de 1400 à 1500, il est impossible, en effet, de deviner son origine et de prédire jusqu'à quelles extravagances il pourra s'abaisser; mais si l'on suit pas à pas les transformations par lesquelles il passe, de sa naissance à sa décrépitude, on est forcé de reconnaître que l'excès n'est, chez lui, que l'exagération d'un principe juste basé dans l'origine sur l'application du vrai absolu, trop absolu puisqu'il a conduit par une pente rapide à de tels résultats. Le goût peut seul, dans les arts, comme en toute chose, opposer une barrière à l'exagération, même dans l'application du vrai; mais le goût ne peut exister dans une société qui, ayant rompu avec les traditions, se trouve à l'état d'enfantement perpétuel; le goût n'est alors qu'un sens individuel propre à chaque artiste, il n'existe pas à l'état de doctrine. L'architecture de la fin du XIIe siècle prend sa source dans la raison des artistes; ceux-ci ne font que poser des principes matériels étrangers aux principes admis jusqu'alors; la forme, si belle qu'ils l'aient trouvée, n'est qu'un moyen, qu'une enveloppe soumise aux calculs de l'esprit. Une fois engagés dans cette voie, les artistes qui suivent ne cherchent qu'à la pousser plus avant; entraînés par une succession de lois qui se déduisent fatalement comme des problèmes de géométrie, ne possédant pas ce tempérament de l'esprit qu'on appelle le goût, ils ne peuvent revenir en arrière ni même s'arrêter, et ils étendent si loin leurs raisonnements qu'ils perdent de vue le point de départ. C'est toujours la même voie parcourue dans le même sens; mais elle va si avant, que ceux qui sont forcés de la suivre ne savent où elle les conduira. Les arts antiques conservent un étalon auquel ils peuvent recourir, car pour eux la forme domine le raisonnement; les arts du moyen âge n'ont d'autre guide qu'un principe abstrait auquel ils soumettent la forme; cela nous explique comment, dans un espace de temps très-court, des raisonnements justes, le savoir, l'expérience, peuvent aboutir à l'absurde, si une société n'est pas réglée par le goût (voy. GOÛT).

On voudra bien nous pardonner cette digression à propos de chapiteaux; mais c'est que, dans l'architecture ogivale, ce membre est d'une grande importance; il est comme la mesure servant à reconnaître les doses de science et d'art qui entrent dans les combinaisons architectoniques; il permet de préciser les dates, de constater l'influence de telle école, ou même de tel monument; il est comme la pierre de touche de l'intelligence des constructeurs, car, jusque vers le milieu du XIIIe siècle, le chapiteau est non-seulement un support, mais aussi le point sur lequel s'équilibrent et se neutralisent les pressions et poussées des constructions ogivales (voy. CONSTRUCTION).

L'histoire que nous avons tracée, de la transition entre le chapiteau roman et le chapiteau appartenant définitivement à l'ère ogivale, devait être trop succincte pour que nous n'ayons pas été forcés de négliger de nombreux détails. Du jour où chaque colonne ou colonnette porte son chapiteau propre, ce n'est plus qu'une question de décoration. Mais cette question a sa valeur, et nous devons la traiter. Elle ne peut cependant être séparée de la forme et des dispositions données aux tailloirs.

Vers le milieu du XIIIe siècle, lorsque, dans l'Île de France, la Champagne et la Picardie, les architectes s'efforçaient de tracer les tailloirs des chapiteaux suivant des figures qui inscrivaient méthodiquement les lits des sommiers des arcs, en Normandie on tranchait brusquement la difficulté; au lieu de formes anguleuses, on donnait aux tailloirs la figure d'un cercle sur lequel venaient s'asseoir les arcs avec leurs divers membres. L'architecture en Normandie et en Angleterre a cela de particulier, à cette époque, qu'elle emploie des moyens que nous pourrions appeler mécaniques dans l'exécution des détails. Ainsi se révélait déjà l'esprit pratique de ce peuple plus industrieux que raisonneur. Cette observation s'applique également à la sculpture qui, en Angleterre et en Normandie, à partir du XIIIe siècle devient d'une monotonie insupportable; on y sent le travail manuel, mais point l'empreinte de l'imagination de l'artiste. Nous reviendrons sur ce fait.

Les raisons qui font donner au chapiteau telle ou telle forme, qui l'influent sur le tracé du tailloir étant connues d'une façon sommaire, on remarquera que, pendant la seconde moitié du XIIe siècle, l'ornementation tend de plus en plus à prendre une fonction utile. Les retroussis ou crochets qui sont destinés à soutenir les angles du tailloir deviennent plus volumineux, plus solidement greffés sur la corbeille (voy. fig. 21); cependant la saillie de ces crochets ne dépasse pas l'angle du carré du tailloir tenant au chapiteau: c'est-à-dire que A étant le sommet de l'angle de la tablette du tailloir tenant au chapiteau, le crochet sera pris dans l'épannelage B C D E (37). On ne trouve que bien peu d'exceptions à cette règle jusqu'au moment où les tailloirs commencent à être tracés sur des polygones, vers 1230. Au contraire, à partir de ce moment, les crochets débordent plus ou moins les angles de la tablette supérieure du chapiteau, et il est certaines provinces, par exemple, où ils sortent de sa corbeille comme des végétations vigoureuses, pour s'épanouir en dehors de l'aplomb des moulures les plus saillantes des tailloirs.

Cette première observation faite sur le plus ou le moins d'étendue que prend la sculpture dans les chapiteaux, il en est une autre, non moins importante, c'est celle relative au caractère même de cette sculpture. Pendant la période romane, la décoration des chapiteaux suit des traditions, répète ou arrange certains ornements pris soit à l'antiquité, soit aux meubles, aux bijoux, aux étoffes venus de Lombardie ou d'Orient, tout en s'appropriant ces ornements et leur donnant une allure française, bourguignonne, normande, champenoise, poitevine, etc.; cependant on voit bien qu'il y a là l'interprétation d'un autre art. Ce sont des plantes acclimatées, modifiées par la culture locale, mais ce ne sont pas des plantes indigènes.

Vers la fin du XIIe siècle, c'est tout autre chose; une nouvelle plante naît sur le sol même et finit par étouffer celle qui était exotique. On voit, vers le milieu du XIIe siècle, percer autour de la corbeille du chapiteau certains bourgeons peu développés d'abord, qui se mêlent aux entrelacs romans, à leurs feuilles, à leurs animaux fantastiques. Peu à peu ces bourgeons s'étendent, ils s'ouvrent en folioles grasses, encore molles de duvet; les tiges charnues, tendres, ont cette apparence vigoureuse des jeunes pousses. Mais déjà cette première végétation a expulsé les enroulements perlés et la feuille anguleuse, découpée, du commencement du XIIe siècle; elle est luxuriante, quoique encore chiffonnée et repliée sur elle-même comme le sont les premières feuilles qui crèvent leur enveloppe. Entre ces feuilles repliées, on aperçoit les boutons des fleurs. Déjà les tiges deviennent plus nervées, elles accusent des angles dans leur section. Mais, chose singulière, il ne faut pas croire que cette floraison de l'ornementation des chapiteaux, au commencement du XIIIe siècle, imite la floraison de telle ou telle plante; non, c'est une sorte de flore de convention qui ressemble à la flore naturelle et procède comme elle, mais à laquelle on ne pourrait donner un nom d'espèce.

Les beaux exemples de ce printemps de la sculpture française d'ornement sont innombrables; nous en choisirons un parmi les chapiteaux si remarquablement exécutés du choeur de l'église abbatiale de Vézelay (38).

Malheureusement la gravure ne peut donner l'idée de l'extrême finesse de modelé de ces feuilles repliées, qui ont toute la grasse souplesse et la pureté de contours des bourgeons qui s'épanouissent.

Jamais la sculpture d'ornement n'avait atteint ce degré de perfection dans l'exécution, avec une entente aussi complète de l'effet des masses. En Bourgogne et dans le Nivernais, ce commencement de végétation est abondant; puissant; il se développe dans le même sens. Dans l'ÎIe de France, et en Champagne surtout, il est plus délicat; la plante est moins vigoureuse, son développement est aussi plus maigre. Ces observations pourront paraître étranges; elles sont cependant établies sur des faits tellement nombreux, que chacun peut vérifier dans tous les monuments de la période ogivale, qu'on ne saurait en contester la réalité (voy. FLORE).

Mais en même temps que se développait cette sorte de végétation de pierre, l'esprit des maîtres, comme nous l'avons vu, ne restait pas inactif. La corbeille 387 du chapiteau roman était formée par la pénétration d'un cône dans un cube. En voulant donner plus de souplesse à la sculpture, et plus de grâce au chapiteau, on avait successivement, pendant la seconde moitié du XIIe siècle, supprimé le cube et creusé le cône. Mais le solide qui servait de transition entre le cylindre de la colonne et le carré du tailloir ne pouvait être géométriquement tracé; c'était un solide dont la forme n'était pas définie d'une façon rigoureuse, et qu'on laissait à chaque sculpteur la faculté de tailler à son gré. Il en résultait que les chapiteaux analogues d'un même édifice présentaient souvent des galbes très-différents. Cela ne devait point satisfaire les architectes du XIIIe siècle, qui tendaient chaque jour davantage à ne rien laisser au hasard et qui procédaient méthodiquement. On arriva donc à adopter pour les chapiteaux une corbeille indépendante du tailloir, et ne venant plus s'y relier tant bien que mal, comme on le voit dans la fig. 38, par des surfaces gauches. En cela, on se rapprochait de l'ordonnance du chapiteau corinthien antique. Mais, dans le chapiteau corinthien antique, le diamètre supérieur de la corbeille n'excède pas les côtés curvilignes du tailloir, et le tailloir n'est qu'une tablette horizontale par dessous, dont les angles saillants ne sont soutenus que par les volutes à jour qui terminent les caulicoles. Cela n'avait nul inconvénient, parce que les angles du chapiteau corinthien antique n'avaient rien à porter, et qu'on ne craignait pas, par conséquent, qu'une charge supérieure les fît casser. Mais toute autre est la fonction du chapiteau du XIIIe siècle; les angles de son tailloir sont utiles, ils reçoivent la charge considérable des sommiers des arcs; il était donc important de leur donner la plus grande solidité.

Nous avons vu qu'à Saint-Leu d'Esserent (voy. fig. 21), dès les dernières années du XIIe siècle, on avait adopté une corbeille circulaire dont le bord supérieur n'excédait pas les côtés du tailloir, et que les angles en porte-à-faux de ce tailloir n'étaient supportés que par des crochets auxquels on avait dû (à cause de ce porte-à-faux) donner un volume exagéré. Lorsqu'on voulut que les chapiteaux prissent un galbe plus élégant, une apparence moins écrasée, et qu'on sculpta des crochets d'angles plus fins, il fallut suppléer au manque de force qui en était la conséquence par un plus grand développement donné à la corbeille; on traça donc le bord supérieur de celle-ci de façon à le faire déborder les côtés du carré du tailloir, ainsi que l'indique la fig. 39. Il ne restait plus alors en porte-à-faux que les petits triangles A facilement soutenus par les crochets d'angles.

Ces petits triangles même ne furent pas laissés plats, mais vinrent pénétrer le revers des crochets d'angles et le bord supérieur de la corbeille par un biseau qui évita toute surface horizontale, toute maigreur, tout porte-à-faux si minime qu'il fût. Le tracé B explique cet arrangement de l'angle du tailloir sur le crochet destiné à le supporter. On conviendra que si le hasard a seul inspiré les architectes du XIIIe siècle, ainsi qu'on l'a quelquefois, prétendu, ceux-ci ont eu un rare bonheur; le hasard eût été cette fois bien prévoyant et subtil. Ces transformations, ces perfectionnements s'enchaînent si rapidement, qu'il faut une grande attention pour en suivre toutes les phases. La corbeille débordant les côtés du tailloir carré restait fort en vue; on décora son bord supérieur par un profil simple (40), ou même quelquefois par un profil orné de sculpture (41).

En Bourgogne, les tailloirs des chapiteaux sont très-développés par rapport au diamètre de la colonne, parce que dans cette contrée la pierre, étant forte, permettait de mettre en oeuvre des colonnes minces comparativement aux sommiers qu'elles avaient à supporter; aussi la corbeille s'évase-t-elle d'autant plus que le tailloir prend plus d'importance. En Champagne et en Picardie, au contraire, où la pierre n'a pas une très-grande résistance, les chapiteaux ne portent pas une grande saillie, et leurs corbeilles, par conséquent, ne sont pas très-évasées; les crochets se serrent contre elle et ne se projettent que peu en dehors de son bord supérieur.

Pendant que se produisaient ces diverses modifications dans la forme et la décoration des chapiteaux, les archivoltes, arcs doubleaux et arcs ogives changeaient leurs profils; au lieu d'être pris dans un épannelage rectangulaire dont les faces étaient parallèles aux faces des tailloirs carrés, on commençait à les tailler suivant un épannelage à pans abattus ou anguleux. Les cornes du tailloir carré excédaient alors inutilement les lits inférieurs des sommiers des arcs; on les abattit et on donna à ces tailloirs des formes polygonales, ou on les posa diagonalement. La corbeille alors n'eut plus besoin de prendre autant d'évasement; son bord supérieur fut seulement assez saillant pour inscrire à peu près exactement les angles du polygone du tailloir, ainsi que l'indique la fig. 42. Cependant on n'adopta pas sans transition le tailloir polygonal pour les chapiteaux. On commença par abattre les cornes du tailloir carré, de manière à former un octogone à quatre grands et quatre petits côtés, et l'on maintint seulement quatre crochets sous les petits côtés de l'octogone; pour meubler la partie moyenne de la corbeille, on posa un rang inférieur de feuilles ou crochets issant entre les tiges des crochets supérieurs à l'aplomb des quatre grandes faces du tailloir octogonal.

Le chapiteau que voici (43), l'un de ceux qui supportent les voûtes du réfectoire de Saint-Martin-des-Champs à Paris (1220 environ), explique ce premier pas vers le chapiteau à tailloir octogonal du milieu du XIIIe siècle. La transition est évidente dans les exemples tirés de Saint-Martin-des-Champs; quelques-uns ont déjà des corbeilles à bord supérieur mouluré, comme l'indique la fig. 40; d'autres, comme celui donné fig. 43, ont aussi une corbeille, mais sans bord supérieur, et dont la courbe vient se perdre sous le biseau du tailloir. Dès que la corbeille est bien distincte du tailloir, son galbe est tracé de façon à prolonger à peu près jusqu'aux deux tiers de sa hauteur le fût de la colonne, au-dessus de l'astragale; tandis que, pendant la période romane, et même encore à la fin du XIIe siècle, la corbeille commence à s'évaser tout de suite en sortant de l'astragale, ou quelque peu au-dessus d'elle. Il faut observer même, qu'au commencement du XIIIe siècle, la corbeille du chapiteau est légèrement étranglée au-dessus d'un filet qui surmonte l'astragale; cette forme est indiquée dans le chapiteau qu'on voit ici.

Dans la fig. 38, nous avons laissé les crochets et folioles qui entourent la corbeille du chapiteau à l'état de bourgeons à peine développés; nous les trouvons épanouis vers 1220; les feuilles sont ouvertes à la base du crochet (voy. fig. 43); celui-ci est plus refouillé, plus dégagé, les boutons de fleurs ne sont plus enveloppés dans le paquet de feuilles, ils poussent de leur côté. La sculpture conserve encore cependant quelque chose de monumental, de symétrique, de conventionnel qui n'exclut pas la souplesse, non cette souplesse molle de la jeune pousse, mais la souplesse vigoureuse, puissante de la végétation qui arrive à son développement et peut braver les intempéries.

Si nous ne consultions que notre goût particulier, nous dirions que c'est là le point où la sculpture eût dû s'arrêter. Car, malgré leur exubérance de végétation, ces magnifiques chapiteaux du réfectoire de Saint-Martin-des-Champs conservent un caractère de force, de résistance qui est en rapport avec leur fonction. Ce sont, en même temps, et de riches couronnements de colonnes, et des encorbellements dont la forme énergique est en rapport avec la charge énorme qui s'appuie sur leur tête. L'oeil est à la fois rassuré et charmé. Mais l'ornementation de l'époque ogivale ne pouvait s'arrêter en chemin, pas plus que le système général de l'architecture. Chaque jour les membres des moulures des arcs tendaient à se diviser; on excluait les plans planes, et on les remplaçait par des tores, des boudins nervés, séparés par de profondes gorges. Les chapiteaux qui portaient ces nerfs déliés devaient subir de nouvelles transformations. D'abord ces larges feuilles si monumentales parurent lourdes; on alla chercher dans les forêts des feuillages plus légers, plus découpés; les crochets perdirent peu à peu leur forme primitive de bourgeons pour n'être plus que des réunions de feuilles développées se recourbant à l'extrémité de la tige. Ces transitions sont si rapides qu'il faut les saisir au passage; d'une année à l'autre, pour ainsi dire, les changements se font sentir.

Dans la cathédrale de Nevers, monument qu'on ne saurait étudier avec trop de soin, à cause des curieuses modifications qu'il a subies, on voit encore, dans la nef, un triforium qui date de 1230 environ. Les chapiteaux de ce triforium sont exécutés par d'habiles sculpteurs, et ils présentent les dernières traces de l'ornementation plantureuse, grasse du commencement du XIIIe siècle, avec une tendance marquée vers l'imitation de la nature.

Nous donnons l'un de ces chapiteaux (44). Ses feuilles, bien qu'elles ne soient pas encore scrupuleusement reproduites d'après la flore, rappellent cependant déjà les feuilles des arbres forestiers de la France; cela peut passer pour du poirier sauvage. La grosse tige du crochet est encore apparente derrière la branche de feuillage. Les têtes des crochets ne sont plus des bourgeons, mais se développent. Le tailloir est un polygone irrégulier; c'est un carré dont les angles ont été abattus; ce chapiteau conserve encore ses quatre crochets primitifs sous les petits côtés du polygone.

Vers 1230, il s'opère un nouveau changement; on pose un crochet sous chacun des angles du tailloir; autant d'angles saillants, autant de crochets, ou, pour mieux dire, de supports; cela était logique. Mais alors aussi les crochets, se trouvant plus nombreux autour de la corbeille, diminuent de volume, deviennent moins puissants. Quand les chapiteaux étaient d'un fort diamètre, il fallut occuper l'intervalle laissé entre ces crochets par des feuillages multipliés (voy. fig. 32 et 33); lorsqu'ils étaient fins, posés sur des colonnettes grèles, on se contenta d'un crochet sous chaque angle du tailloir, d'abord avec une feuille en premier rang entre eux, puis, plus tard, vers 1240, la feuille fut remplacée par un crochet. Ce fait est remarquable dans les chapiteaux des meneaux des fenêtres, et peut servir à reconnaître leur date.

Nous devons à ce sujet entrer dans quelques explications. Tant que les meneaux ne se composèrent que d'un boudin avec deux biseaux, l'aspect de force que présentait ce genre de moulure exigeait que les chapiteaux portant les compartiments supérieurs conservassent eux-mêmes une apparence de résistance. D'un autre côté, le chapiteau adapté aux meneaux se trouvait en dehors de la règle commune imposée par le système ogival; il ne portait rien, puisque la moulure supérieure au chapiteau est identiquement semblable à la colonnette inférieure (voy. MENEAU). Cela embarrassa fort des architectes habitués à donner une fonction à chaque membre de l'architecture, si peu important qu'il fût. La raison eût indiqué de ne pas mettre de chapiteaux aux meneaux, mais cela eût été d'un aspect mou, désagréable; d'ailleurs le chapiteaux du meneau se trouvait à l'extrémité d'une colonnette posée en délit, servait d'assiette aux compartiments supérieurs, et de point de scellement pour la barre en fer transversale qui est toujours posée à la naissance des courbes. Admettant donc le chapiteau comme nécessaire sur ce point, on lui donna d'abord un tailloir carré suivant l'usage admis (45), comme dans les meneaux des fenêtres supérieures de la cathédrale de Paris (1225 à 1230), et un seul rang de crochets soutenant les angles de ce tailloir; mais les deux angles A ne portaient rien, n'avaient aucune raison d'exister; on changea de système. Ce chapiteau des colonnettes des meneaux était une bague, non point un support; on le reconnut promptement; on supprima le tailloir carré, qui fut remplacé par un tailloir circulaire (vers 1235); on maintint la corbeille saillante sous ce tailloir, l'astragale, et un rang de crochets comme ornement (46).

Des rationalistes du temps allèrent même jusqu'à supprimer les crochets et se contentèrent de la bague, qui seule marquait la transition entre les verticales et les courbes des meneaux. On peut voir de ces chapiteaux de meneaux à tailloirs circulaires aux fenêtres de la Sainte-Chapelle de Paris, des chapelles absidales de la cathédrale d'Amiens, des chapelles de la nef de la cathédrale de Paris (1240 environ). La section horizontale des meneaux commençait alors à donner, non plus seulement une ou trois colonnettes avec deux biseaux, mais des moulures plus compliquées; cela était motivé par des raisons que nous n'avons pas à examiner ici (voy. MENEAU). La multiplicité de ces nerfs verticaux, les ombres qu'ils projetaient absorbaient le chapiteau dont la décoration simple ne pouvait lutter avec ces effets de lumière et d'ombre; il fallut orner davantage la corbeille du chapiteau; on ajouta au-dessous des crochets un rang de feuilles qui épousaient la forme de la corbeille à leur naissance et s'en détachaient à leur extrémité supérieure; puis bientôt ces feuilles elles-mêmes ne parurent pas prendre assez d'importance, et on les remplaça par une première rangée de crochets épanouis (1245 à 1250) (46 bis, A et B).

Le chapiteau du meneau, par le relief de son ornementation, put ainsi arrêter le regard préoccupé de la multiplicité des ombres verticales. C'est ainsi que peu à peu la sculpture devenait plus détaillée, plus compliquée, à mesure que les membres de l'architecture se subdivisaient; les maîtres, en restant esclaves d'un principe, perdaient de vue l'effet général. Une moulure de plus ajoutée à un arc, à des meneaux, les obligeait à changer l'échelle de tous les détails de la sculpture. Dans certaines provinces même, de 1235 à 1245, en Champagne et en Normandie, on ne considéra le chapiteau des meneaux que comme un simple ornement destiné à marquer le point de départ des courbes; on supprima quelquefois le tailloir qui présentait une saillie, un encorbellement, l'assiette d'un corps plus large que le fût de la colonnette; les crochets ou feuillages vinrent seuls arrêter l'extrémité des colonnettes des meneaux.

Voici un exemple de ce dernier parti, tiré des fenêtres supérieures de la nef de la cathédrale d'Évreux (1240 environ) (47). Afin de produire plus d'effet, ces chapiteaux sont peints à l'intérieur; la corbeille (si on peut donner ce nom à ce qui n'est que la continuation du fût de la colonnette) reste couleur de pierre, les feuilles supérieures sont vert-olive bordées de noir et doublées de pourpre sombre; celles inférieures sont blanches bordées, côtelées de noir et doublées aussi de pourpre; l'astragale est vermillon. En Champagne, les meneaux des fenêtres supérieures de la nef de la cathédrale de Châlons-sur-Marne (même date) ont aussi des chapiteaux sans tailloirs.

Comme nous l'avons dit déjà souvent, les maîtres voulaient sans cesse perfectionner, donner plus d'unité à l'architecture. Les tailloirs circulaires avaient, au milieu des aiguités voisines, un aspect mou, indécis qui ne pouvait les satisfaire; ils voulurent leur trouver des angles, mais ne pas cependant tomber dans le défaut reconnu au tailloir carré (voy. fig. 45). Ils adoptèrent fréquemment le parti dont nous donnons un exemple (48); c'est-à-dire qu'ils posèrent le tailloir en angle saillant sur la face, comme l'indique la section horizontale A, ayant le soin de ne pas faire déborder ce tailloir et les ornements de la corbeille en dehors de l'épannelage du meneau, pour éviter les déchets ou évidement de pierre sur toute sa longueur; précaution d'appareilleur qui n'avait pas toujours été prise par les architectes de la première moitié du XIIIe siècle. Cette position donnée au tailloir du chapiteau n'est pas seulement réservée aux colonnettes des meneaux, elle est encore adoptée, dès 1240 à 1245, pour les chapiteaux d'arcs doubleaux dont les membres de moulures, comme à la Sainte-Chapelle du Palais, par exemple, s'inscrivent dans un angle droit présentant son sommet à l'intrados.

Plus tard, vers la fin du XIIIe siècle et le commencement du XIVe, l'angle droit présentant son aiguité sur la face du tailloir du chapiteau des meneaux parut trop vif, trop saillant, trop important, donnant une ombre trop prononcée; en conservant le principe de l'angle sur la face, on traça le tailloir des chapiteaux de meneaux suivant un hexagone régulier.

Nous présentons (voy. 48 bis) un chapiteau des montants simples appartenant aux fenêtres des chapelles absidales de Notre-Dame de Paris; son tailloir, ainsi que l'indique la section horizontale A, est un hexagone. Le fût de la colonnette se prolonge jusque sous le bord supérieur de la corbeille, ce qui est encore un des caractères particuliers aux chapiteaux de la fin du XIIIe siècle; cette corbeille est décorée de bouquets de feuilles empruntées à la flore indigène, le crochet a disparu. Ces chapiteaux datent des premières années du XIVe siècle; ils sont peints à l'intérieur; la corbeille est rouge, les feuilles or, ainsi que le bord supérieur de la corbeille, l'astragale pourpre, la gorge du tailloir bleu verdâtre, son filet est pourpre et son tore doré.

C'est vers 1240 que les feuilles décoratives des chapiteaux s'épanouissent complétement, et qu'au lieu d'être copiées sur des plantes grasses, des herbacées, elles sont de préférence cueillies sur les arbres à haute tige, le chêne, l'érable, le poirier, le figuier, le hêtre, ou sur des plantes vivaces, comme le houx, le lierre, la vigne, l'églantier, le framboisier. L'imitation de la nature est déjà parfaite, recherchée même, ainsi que le fait voir un des chapiteaux de l'arcature de la Sainte-Chapelle haute de Paris (49).

On trouve encore, dans cet exemple, le crochet du commencement du XIIIe siècle; mais sa tête n'a plus rien du bourgeon, c'est un bouquet de feuilles; sur la corbeille déjà serpentent des tigettes; la feuille ne tient plus à l'architecture, elle est indépendante; c'est comme un ornement attaché autour de la corbeille. On comprendra tout le parti que des mains aussi habiles que celles des sculpteurs de cette époque pouvaient tirer de ce système de décoration; et, en effet, une quantité innombrable de ces chapiteaux du milieu du XIIIe siècle sont, comme exécution et comme composition gracieuse, des oeuvres charmantes. Les ensembles architectoniques perdent de leur grandeur cependant du jour où la sculpture commence à s'attacher plutôt à l'imitation de la nature qu'à satisfaire aux données générales de l'art. Les chapiteaux de cette époque deviennent déjà confus; mais la corbeille bien visible, bien galbée, et le tailloir encore largement profilé (dans l'Île de France surtout) soutiennent les membres supérieurs que les chapiteaux sont destinés à porter.

En Champagne, la décadence se fait sentir plus tôt; dès 1240, les tailloirs des chapiteaux deviennent d'une excessive maigreur; les bouquets de feuilles, plus nombreux, plus serrés, plus découpés, apportent une extrême confusion dans ces parties importantes de la décoration des édifices. À la fin du XIIIe siècle, le chapiteau n'existe déjà plus que comme ornement, il n'a plus de fonction utile; les piles se sont divisées en faisceaux de colonnettes en nombre égal, au moins, au nombre des arcs; la forme d'encorbellement donnée aux chapiteaux du commencement de ce siècle n'avait plus de raison d'être; ils perdent de leur saillie et de leur hauteur; sculptés désormais dans une seule assise, le tailloir compris, pour les colonnettes de diamètres différents, ils ne forment plus guère qu'une sorte de guirlande de feuillages à la naissance des arcs. La trace des crochets ou des bouquets se fait longtemps sentir cependant, mais ceux-ci sont tellement serrés, leurs intervalles si bien bourrés de feuillages et de tiges, qu'à peine si l'on soupçonne la corbeille. Non contents d'avoir apporté la confusion dans ces belles compositions du commencement du XIIIe siècle, les sculpteurs se plaisent à chiffonner leurs feuillages, à les contourner et à en exagérer le modelé. De cette recherche et de cet oubli de l'effet d'ensemble dans l'exécution des détails, il résulte une monotonie qui fatigue, et autant on aime à voir, à étudier ces larges et plantureux chapiteaux primitifs de l'ère ogivale, autant il faut de courage, nous dirons, pour chercher à démêler ces fouillis de feuillages dont les artistes de la fin du XIIIe siècle garnissent les corbeilles de leurs chapiteaux. Il faut cependant les connaître, car rien ne doit être négligé dans l'étude d'un art; on n'arrive à en comprendre les beautés qu'après en avoir signalé les défauts et les abus, lorsque ces défauts et ces abus ne sont que l'exagération d'un principe poussé aux dernières limites.

Nous ne fatiguerons pas nos lecteurs en multipliant les exemples; ce serait inutile d'ailleurs, car s'il y a, dans les détails des chapiteaux de la fin du XIIIe siècle et du commencement du XIVe, une grande variété, ils ont une uniformité d'aspect qui doit nous dispenser d'en donner un grand nombre de copies.

Il n'est pas possible d'admettre qu'à la fin du XIIe siècle et jusqu'à la moitié du XIIIe les architectes ne se soient préoccupés de la composition et de la décoration des chapiteaux. Ce membre de l'architecture tenait trop alors à la construction; il avait, au point de vue de la solidité et de la répartition des forces, une trop sérieuse importance, pour que l'architecte n'imposât pas, non-seulement sa forme générale, son galbe, mais encore la disposition de ses détails. L'architecte créait alors une architecture; tous les divers ouvriers qui concouraient à l'oeuvre n'étaient que des mains travaillant sous l'inspiration d'une intelligence qui savait seule à quel résultat devaient tendre ces efforts isolés. À la fin du XIIIe siècle, il n'en était plus ainsi; l'architecture était créée; le maître de l'oeuvre pouvait désormais se reposer sur les appareilleurs et les sculpteurs pour exécuter des conceptions qui ne sortaient jamais d'une loi fixe. Un sommier d'arcs donné exigeait une pile tracée d'une certaine manière, des chapiteaux de telle forme, l'assise portant ces chapiteaux était livrée au sculpteur, et celui-ci, trouvant les angles du tailloir et les astragales taillés qui indiquaient les sommiers des arcs et la section de la pile, n'avait rien à demander; il pouvait travailler à son oeuvre personnelle en toute assurance; il s'y complaisait, ne se préoccupait guère, au fond de son atelier, de la place assignée à ce bloc de pierre, et souvent sculptait des feuillages délicats autour de chapiteaux destinés à une grande hauteur, des ornements larges autour de ceux qui devaient être placés près de l'oeil. Ainsi l'excès de la méthode, le prévu en toute chose amenait la confusion dans l'exécution des détails.

Nous choisirons donc parmi les chapiteaux de cette période de l'art ogival ceux qui paraissent avoir été plus judicieusement sculptés pour la place qu'ils occupent et l'apparence de fonction qu'ils remplissent encore.

La fig. 50 donne un chapiteau du triforium de la cathédrale de Limoges (dernières années du XIIIe siècle). Ce chapiteau ne porte rien; il n'est qu'un ornement, car les profils de l'arcature posés sur les tailloirs sont exactement ceux de la pile. On voit avec quelle finesse sont rendus et exagérés même les moindres détails des feuilles; ici plus de crochets, mais toujours deux rangs de feuillages; quant à la corbeille, son bord est perdu sous la couronne supérieure. Il faut dire en passant que cette sculpture est exécutée dans du granit; ainsi, à cette époque, l'architecture adoptée est tellement impérieuse, faite, qu'elle ne tient plus compte de la nature des matériaux, même dans l'exécution des détails de la sculpture.

La fig. 51 présente un chapiteau de naissance d'arc ogive de la cathédrale de Carcassonne (commencement du XIVe siècle). La sculpture en est large relativement à celle de cette époque, convenable pour la place, à l'échelle du monument; on voit encore dans ce chapiteau une dernière intention de faire paraître la masse du crochet; mais le désir d'imiter la souplesse de la plante, le réalisme enfin, comme on dit aujourd'hui, domine l'artiste et lui fait perdre de vue l'effet monumental. À distance, ce chapiteau, malgré les qualités qui distinguent sa sculpture, ne produit que confusion, et c'est, parmi les bons, un des meilleurs.

À la fin du XIVe siècle, les chapiteaux prennent, dans les monuments, si peu d'importance, qu'à peine on les distingue. Alors toute ligne horizontale, toute sculpture qui arrêtait le regard et l'empêchait de suivre sans interruption les lignes verticales de l'architecture, gênaient évidemment les maîtres; pour dissimuler l'importance déjà si minime des chapiteaux, les architectes réduisent le tailloir à un filet ou un boudin très-fin masqué par la saillie des feuillages; si ce tailloir existe encore, on le soupçonne à peine; il n'est plus qu'un guide pour le sculpteur, une assiette, pour qu'en posant le sommier, on ne brise pas les sculptures.

Vers le milieu du XVe siècle, on supprime généralement le chapiteau, qui ne reparaît qu'au commencement de la renaissance, en cherchant à se rapprocher des formes antiques. Si, par exception, le chapiteau existe encore de 1400 à 1480, il est bas, décoré de feuillages très-découpés, de chardons, de ronces, de passiflores; son astragale est lourde, épaisse, et son tailloir maigre. Ce dernier chapiteau n'est plus réellement qu'une bague. Parfois aussi, dans les édifices du XVe siècle, on rencontre des chapiteaux à figures, mais qui sont plutôt des caricatures ou des représentations de fabliaux en vogue que des légendes sacrées.

Nous avons dit un mot des chapiteaux normands du XIIIe siècle, lorsque l'architecture de cette province cesse d'être une copie de l'architecture française du règne de Philippe-Auguste. Au moment où les architectes de l'Île de France, de la Champagne, de la Picardie et de la Bourgogne abandonnent le tailloir carré pour adopter les formes polygonales se pénétrant en raison de la disposition des arcs des voûtes, et afin d'éviter les angles saillants et les surfaces horizontales inutiles, les appareilleurs normands ne prennent pas tant de soin; ils évitent ces tracés compliqués et qui ne pouvaient être arrêtés que lorsque les lits des sommiers, et par conséquent la place, la forme et la direction des arcs, étaient connus; ils prennent un parti qui supprime les combinaisons géométriques rectilignes, et donnent, vers 1230, aux tailloirs des chapiteaux, la forme circulaire toutes les fois que la disposition des piles le leur permet, et surtout (cela va sans dire) lorsque ces piles sont monocylindriques. Les cathédrales de Coutances, de Bayeux, de Dol, du Mans, de Séez, l'église d'Eu nous donnent de nombreux exemples de ces chapiteaux à tailloirs en forme de disque. Ce qu'ils font pour les chapiteaux, ils le font également pour les bases (voy. BASE).

Voici (52) un chapiteau en deux assises d'une des piles de la nef de la cathédrale de Séez, construite vers cette époque (1230), et (53) un chapiteau d'une des colonnettes de l'arcature intérieure de la même église appartenant aux mêmes constructions. Déjà, dans le gros chapiteau, les feuilles sont sculptées d'une façon sèche et maniérée, qui est bien éloignée de la souplesse des ornements du même genre appartenant à l'Île de France ou à la Bourgogne. Il y a quelque chose d'uniforme dans le faire et la composition de cette sculpture, une grande pauvreté d'invention et le désir de produire de l'effet par la multiplicité des détails et la recherche de l'exécution. Ce défaut est plus sensible encore dans les édifices anglais de cette époque. Il faut dire aussi que les sommiers des arcs paraissent mal soutenus par ces tailloirs circulaires qui n'indiquent plus, comme les faces anguleuses du tailloir du chapiteau français, l'assiette de chacun des arcs, et leur direction. Dans le choeur de la cathédrale du Mans, on trouve cependant des chapiteaux à tailloirs circulaires dont les rangs de crochets sont fort beaux. Mais, au Mans, la sculpture n'est pas normande; elle tient plutôt à l'école des bords de la Loire et du pays chartrain.

Les exemples donnés plus haut sont pris sur des chapiteaux ayant pour fonction de porter des arcs de voûte. Les architectes du moyen âge n'employaient pas seulement la colonne pour soutenir des voûtes; ils s'en servaient aussi comme de supports destinés à soulager des poitraux de maisons, des maîtresses poutres de planchers. Dans ce cas, il était nécessaire que le chapiteau fût très-évasé ou très-saillant dans le sens de la portée, tandis que, dans l'autre sens, il n'était pas nécessaire qu'il prît une largeur plus forte que celle de la pièce de bois supportée. En d'autres termes, le chapiteau n'était plus qu'un double corbeau posé à l'extrémité de la colonne, comme on pose un chapeau avec ses liens à la tête d'un poteau en bois, lorsqu'il s'agit de soulager la portée d'une pièce de charpente horizontale.

Les habitations privées des XIIe, XIIIe, XIVe et XVe siècles nous ont conservé un grand nombre de ces sortes de chapiteaux corbeaux. Généralement ils sont dépourvus d'ornements; on en voit encore dans les maisons de Dol en Bretagne, au mont Saint-Michel-en-Mer, en Normandie et en Picardie, dans les contrées enfin où le bois entrait pour beaucoup dans la construction des habitations privées.

Voici (54) un de ces chapiteaux que nous avons pu dessiner, il y a déjà plusieurs années, dans une maison que l'on démolissait à Gallardon, près de Chartres; il datait des premières années du XIVe siècle. L'assise superposée était évidemment destinée à porter une seconde colonne en pierre à l'étage supérieur. Le chapiteau est si bien admis, dans l'architecture civile, comme un chapeau destiné à soulager les portées des poutres, que nous en trouvons dans la cour de l'Hôtel-Dieu de Beaune (XVe siècle), qui, reposant sur des fûts à huit pans, se divisent à la tête en trois corbeaux, pour recevoir les poitraux de façade et la poutre transversale supportant les solives du portique (55).

Il n'est pas nécessaire, nous le pensons, de multiplier des exemples basés sur un principe aussi vrai. Avec les progrès de la renaissance du XVIe siècle disparaissent ces combinaisons ingénieuses et raisonnées toujours, belles quelquefois. Les ordres antiques modulés d'une façon beaucoup plus rigoureuse que les anciens ne l'avaient fait, prennent possession de l'architecture vers la fin du XVIe siècle, après de longues luttes entre le bon sens des constructeurs et les formules de quelques théoriciens qui avaient pour eux tous les gens qui se piquaient de bon goût.

Les chapiteaux du commencement de la renaissance nous donnent encore un grand nombre de charmantes compositions, dans lesquelles l'élément antique ne fait pas disparaître l'originalité native; mais ces chapiteaux ne sont plus qu'une décoration; leur fonction, comme support, est supprimée; la plate-bande reparaît avec l'entablement, et le chapiteau, pendant le cours du XVIIe siècle, n'est plus qu'une copie abâtardie de la sculpture antique.

Note 381: (retour) Ce chapiteau est le seul de ce cloître qui soit conservé intact; il est déposé dans le musée de l'église, et reproduit dans la nouvelle construction du cloître.
Note 382: (retour) Notre gravure ne peut donner qu'une idée fort incomplète de ces magnifiques chapiteaux dont la sculpture grassement traitée, quoique modelée avec un soin extrême, présente une série variée de compositions du meilleur style.
Note 383: (retour) Si des faits ne paraissent pas une preuve suffisante en faveur de notre opinion, on peut consulter les Règlements d'Étienne Boileau; on y verra avec quelle sollicitude ils s'occupent de l'apprenti: s'ils obligent celui-ci à rester auprès de son patron, ils veulent que le patron lui donne un travail assuré. Un labeur constant entre les mains de jeunes gens devait naturellement amener des progrès rapides, et il était de l'intérêt du patron de l'encourager.
Note 384: (retour) Cette partie du choeur de l'église de Sémur en Auxois dut être construite de 1220 à 1230.
Note 385: (retour) Nous parlons des piliers de la partie la plus ancienne de la nef avoisinant les transsepts.
Note 386: (retour) Par exception, les quatre colonnes engagées dans les piliers portent chacune un chapiteau au même niveau, les colonnettes supérieures reposant sur le chapiteau de la colonne engagée du côté de la nef (voy. CATHÉDRALE, fig. 14, PILIER).
Note 387: (retour) On désigne par corbeille, dans le chapiteau, l'évasement qui sert de transition entre le fût et le tailloir, évasement autour duquel vient se grouper la sculpture.


FIN DU TOME SECOND.


Paris.--Imprimé chez Bonaventure et Ducessois, 55, quai des Grands-Augustins.

TABLE PROVISOIRE
DES MOTS CONTENUS DANS LE TOME DEUXIÈME


(suite)

Arts (libéraux)
Assemblage
Assise
Astragale
Attributs
Aubier
Autel
Auvent
Avant-bec
Axe

Badigeon
Baée, Bée
Bague
Baguette
Bahut
Bains
Bain de Mortier
Balcon
Balustrade
Banc
Bandeau
Barbacane
Bard
Bardeau
Barre, Barrière
Bart
Bas-côté
Base
Basilique
Bassye
Bas-relief
Bastarde
Bastide, Bastille
Bastion
Bâtons-rompus, zigzags
Beffroi
Beffrois de charpente
Beffroi, machine de guerre
Bénitier
Berceau
Besants
Bestiaires
Béton
Bibliothèque
Bief
Bienfaiture
Billettes
Biseau
Blocage
Blochet
Boier
Bois
Boiserie
Bossage
Bossil
Boudin
Boulevard
Bourse
Boulon
Boutique
Boutisse
Bouton
Braie, braye
Bretèche
Bretture
Brique
Buffet (d'orgues)
Buize
Byzantin (style), byzantine (architecture)

Cabaret
Cage
Calvaire
Caminade
Cannelure
Canton
Carreau
Carrelage
Carrière
Cathédrale
Cavalier
Cave
Cavel
Cène (la)
Cerpelière
Chaffaut
Chaînage
Chaîne
Chaîne (de pierre)
Chaire à prêcher
Chaire (siége épiscopal)
Chambre
Chancel
Chanfrein
Chantier
Chantignolle
Chape
Chapelle
Chapiteau

FIN DE LA TABLE PROVISOIRE DU TOME DEUXIÈME.

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