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Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 2 - (A suite - C)

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Quant aux bois employés dans les planchers et pans de bois pendant le moyen âge, ils n'étaient jamais enfermés, comme ils le sont aujourd'hui, entre des enduits; deux de leurs faces au moins restaient toujours à l'air libre; or cette condition est nécessaire à leur conservation. Les planchers se composaient d'une série de poutrelles ou solives apparentes recouvertes d'une aire, sur laquelle on posait le carrelage; les pans de bois laissaient voir leurs deux faces intérieure et extérieure. Dans cette situation, la durée des bois est illimitée, tandis qu'ils s'échauffent, fermentent et se pourrissent avec rapidité, lorsqu'ils sont complétement enfermés. Tous les jours nous voyons des planchers qui n'ont pas plus de vingt et trente ans d'âge, dont les solives sont totalement pourries. On objectera que ces planchers ont été exécutés avec des bois verts; cela est possible. Mais nous avons vu des poutres de planchers restées apparentes pendant deux ou trois siècles en parfait état, se pourrir en quelques années lorsqu'on les avait enfermées dans des enduits; ce n'est donc pas seulement à la verdeur des bois qu'il faut attribuer leur décomposition lorsqu'ils sont enfermés, mais au défaut d'air qui produit leur fermentation.

On a cru, surtout depuis le XVIIe siècle, que plus les bois étaient gros et mieux ils résistaient à la destruction; c'est là une erreur que ne partageaient pas les charpentiers du moyen âge. Nous l'avons dit déjà: les bois qu'ils employaient généralement dans les charpentes n'étaient pas d'un très-fort équarrissage; ils tenaient plus à leur qualité, à l'égalité de leur tissu, à leur longueur et rectitude naturelles, qu'à la grosseur du diamètre des pièces. Le bois de chêne ne devient très-gros qu'après cent cinquante ou deux cents ans d'âge; alors le coeur tend à se décomposer, et c'est par le coeur que commence la pourriture si dangereuse des gros bois. Nous renvoyons nos lecteurs à l'article CHARPENTE, dans lequel nous démontrons, par des exemples, que si les charpentiers du moyen âge choisissaient les bois de construction avec grand soin, ils n'étaient pas moins scrupuleux dans la manière de les tailler, de les monter et les poser.

Note 139: (retour) L'ancienne charpente de la cathédrale de Chartres fut incendiée en 1836; celle de l'église de Saint-Denis est démolie, mais il en existe de nombreux fragments.
Note 140: (retour) cette croyance à l'influence de la lune sur les bois au moment de l'abatage s'est encore conservée dans quelques provinces du centre en France, à ce point que les bois abattus pendant la lune favorable se vendent plus cher que les autres.


BOISERIE, s. f. (voy. MENUISERIE).



BOSSAGE, s. m. C'est le nom que l'on donne au parement saillant brut d'une pierre, dont les arêtes seulement sont relevées par une tiselure, ainsi que le démontre la fig. 1. Dans des constructions de pierre de taille que l'on veut élever rapidement, en n'employant que la main-d'oeuvre rigoureusement nécessaire pour permettre de poser les assises sans perte de temps, on s'est quelquefois contenté de tailler les lits, joints et les arêtes des pierres, sans se préoccuper de parementer les surfaces comprises entre ces arêtes. Les Romains ont fait usage de ce mode rapide de construire, et, pendant le moyen âge, nous voyons certaines bâtisses dans lesquelles on a laissé des bossages bruts sur la face vue de chaque pierre. C'est particulièrement dans les ouvrages de fortification de la fin du XIIIe siècle que ce genre de construction apparaît, surtout dans les contrées où la qualité très dure de la pierre ne se prête pas à la taille. Toutes les parties de l'enceinte de la cité de Carcassonne, bâties sous Philippe le Hardi, ont des parements à bossages; nous en voyons également, vers la même époque, à la grosse tour de l'ancien archevêché de Narbonne, à Aigues-Mortes, etc.

Les bossages disparaissent des parements de pierre pendant les XIVe et XVe siècles, pour reparaître au XVIe, avec l'imitation de l'architecture italienne. Ils deviennent même alors un motif de décoration dans l'architecture civile et militaire; ils sont ou bruts, ou taillés en tables (2), en pointes de diamant (3), en demi-sphères (4), comme on peut le voir dans quelques tours fortifiées de la fin du XVe siècle ou du commencement du XVIe 141, et notamment sur les parements de la grosse tour de la porte nord de l'enceinte de Vézelay, bâtie au commencement du règne de François Ier.

Pendant le développement de l'architecture de la renaissance, on voit les bossages se couvrir de divers ornements, tels que vermiculures 142, emblèmes, chiffres, réseaux, etc. Le rez-de-chaussée de la grande galerie du Louvre, du pavillon d'Apollon au pavillon Lesdiguières, nous fournit de nombreux exemples de ce genre de décoration de bossages.

Note 141: (retour) Ces bossages hémisphériques se trouvent souvent sur les parements des fortifications élevées au moment de l'emploi régulier de l'artillerie à feu. Ils figuraient évidemment des boulets.
Note 142: (retour) Ce genre d'ornementation est une imitation des effets que produit le salpêtre sur certaines pierres calcaires tendres, particulièrement à l'exposition du sud. Les tailleurs de pierre et les carriers attribuent encore aujourd'hui cet effet singulier de décomposition à l'influence de la lune.


BOSSIL, s. m. Vieux mot qui signifie une braie, un dos d'âne au milieu d'un fossé; aussi l'escarpement que produit la terre d'un fossé jetée sur berge (voy. BRAIE).



BOUDIN, s. m. C'est un membre d'architecture de forme cylindrique qui décore les archivoltes, les arcs-doubleaux, arcs-ogives, bandeaux, etc. Dès le IXe siècle, on voit apparaître le boudin dans les arcs-doubleaux pour les alléger. La crypte de l'église cathédrale de Saint-Étienne d'Auxerre présente déjà de gros boudins ou demi-cylindres saillants sur un arc-doubleau à arêtes vives (1).

On voit aussi, dans la crypte de l'église Saint-Euthrope de Saintes (commencement du XIIe siècle), des arcs-doubleaux qui ne sont que de gros boudins (2). Lorsque la voûte en arcs-d'ogives est adoptée pendant le XIIe siècle, la coupe des arcs-doubleaux reste souvent rectangle, et les arcs-ogives prennent un ou trois boudins (3) 143.

Mais les coupes rectangles ne devaient pas être longtemps conservées pour les arcs-doubleaux; dès le milieu du XIIe siècle, nous voyons les boudins remplacer les arêtes vives (voy. ARC-DOUBLEAU, ARC-OGIVE).

Pendant le XIIIe siècle, les moulures des divers membres de l'architecture deviennent de plus en plus délicates, et les boudins donnent une forme trop molle pour être longtemps conservés; ils reçoivent une arête saillante A (4).

Au XIVe siècle, l'arête aiguë du boudin ne semble pas assez accusée; on lui donne un méplat A (5) 144.

Dans les meneaux, c'est un boudin qui forme le principal nerf de la combinaison des courbes (voy. MENEAU); dans ce cas, il ne fait que continuer le diamètre de la colonnette. Le boudin disparaît au XVe siècle et fait place à des formes prismatiques curvilignes (voy. PROFIL).

Note 143: (retour) Porche de l'église abbatiale de Vézelay.
Note 144: (retour) Déjà on trouve, dans des édifices du XIIIe siècle, des boudins taillés suivant la coupe donnée par la fig. 5.


BOULEVARD, s. m. Boluvert, boulevert. On désignait par ce mot, à la fin du XVe siècle et pendant le XVIe, un ouvrage de fortification avancé qui remplaçait les barbacanes des anciennes forteresses (voy. ARCHITECTURE MILITAIRE). Le boulevard apparaît en même temps que l'application régulière de l'artillerie à feu. Il est d'abord élevé en terre gazonnée, et c'est peut-être à son apparence verdoyante à l'extérieur qu'il doit son nom; bientôt, d'ouvrage provisoire élevé à la hâte en dehors des vieilles murailles, il passe à l'état de terrassement permanent revêtu de pierre ou de construction de maçonnerie épaisse, défendue par des fossés, des batteries couvertes et barbettes. Le boulevard devient la principale défense des places; il protége les anciens murs, ou bien, établi sur un point faible, il forme un saillant considérable et ne se relie à l'ensemble de la forteresse que par des lignes étendues.

Parmi les essais qui furent tentés, à la fin du XVe siècle et au commencement du XVIe, pour mettre la défense des places au niveau de l'attaque, nous devons citer en première ligne la belle forteresse de Schaffhausen, véritable boulevard, qui présente tout un ensemble d'ouvrages fort remarquable pour l'époque, et parfaitement complet encore aujourd'hui. Mais pour faire comprendre l'importance de cet ouvrage, il est nécessaire de se rendre compte de son assiette. En sortant du lac de Constance, le Rhin se dirige par Stein vers l'ouest; arrivé à Schaffhausen, il se détourne brusquement vers le sud jusqu'à Kaiserstuhl. Ce coude est causé par de hautes collines rocheuses qui ont présenté un obstacle au fleuve et l'ont contraint de changer son cours. Stein, Schaffhausen et Kaiserstuhl forment les trois angles d'un triangle équilatéral dont Schaffhausen est le sommet. Il était donc d'une grande importance de fortifier ce point avancé, frontière d'un État, d'autant mieux que la rive gauche du fleuve, celle qui est dans le triangle, est dominée par les collines de la rive droite qui ont présenté au fleuve un obstacle insurmontable. En cas d'invasion, l'ennemi ne pouvait manquer d'occuper les deux côtés du triangle et de tenter le passage du fleuve au point où il forme un coude; il ne risquait pas ainsi d'être pris en flanc. Ceci posé, les Suisses établirent dès lors un pont reliant les deux rives du Rhin et les deux parties de la ville de Schaffhausen, et sur la rive droite ils plantèrent une grande forteresse au sommet de la colline commandant le fleuve, en reliant cette citadelle au Rhin par deux murs et des tours. Ces deux murs forment un vaste triangle, sorte de tête de pont commandée par la forteresse.

Voici (1) l'aspect général de cette fortification, que nous devons étudier dans ses détails. La citadelle, ou plutôt le grand boulevard qui couronne la colline, est à trois étages de batteries, deux couvertes et une à ciel ouvert. La batterie inférieure est placée un peu au-dessus du fond du fossé, qui est très-profond; en voici le plan (2). On arrive au chemin de ronde pentagonal A par une rampe spirale en pente douce B permettant le charroi de pièces de canon. À chaque angle de ce chemin de ronde, d'une largeur de 2m,00 environ, sont percées des embrasures biaises pour l'artillerie battant le fossé; en avant des côtés du polygone sont élevés trois petits ouvrages isolés, sortes de bastions dont nous donnons (3) l'élévation perspective.

En supposant que l'assiégeant fût parvenu à détruire un de ces bastions au moyen d'une batterie de brèche établie sur la contrescarpe du fossé (car le sommet de ces bastions ne dépasse pas le niveau de la crète de cette contrescarpe, et ils sont complétement masqués du dehors), on ne pouvait s'introduire dans la place; non-seulement ces bastions sont isolés et n'ont de communication qu'avec le fossé, mais ils sont armés d'embrasures de canon C à la gorge, percées dans le chemin de ronde (fig. 2), et leur destruction ne faisait que démasquer ces embrasures. Les bastions, complétement bâtis en pierre, sont couverts par des coupoles avec lanternons percés d'évents pour permettre à la fumée des pièces de s'échapper.

Le premier étage (4), auquel on arrive par la même pente douce spirale B, laquelle est alors supportée par quatre colonnes montant de fond, présente à l'extérieur un plan parfaitement circulaire, la tour contenant la rampe formant seule une saillie sur ce pâté, du côté du fleuve. Vers le point opposé en E est un pont volant traversant le fossé; c'est de ce côté que l'architecte à cru devoir renforcer son boulevard par une énorme masse de maçonnerie pleine, et cela avec raison, la forteresse ne pouvant être battue en brèche des plateaux voisins que sur ce point. Sur la droite du boulevard, en amont du fleuve, du côté où une attaque pouvait aussi être tentée, est une batterie F casematée, séparée de la salle principale par une épaisse maçonnerie. Une brèche faite en G ne pouvait permettre à l'ennemi de s'introduire dans la place. En H est une immense salle dont les voûtes d'arêtes sont soutenues par quatre gros piliers cylindriques. Quatre embrasures s'ouvrent dans cette salle, deux flanquant les deux courtines qui descendent au fleuve, et deux donnant dans le triangle. Outre les évents percés au-dessus de chacune des embrasures, dans les voûtes de la grande salle s'ouvrent quatre lunettes M de près de trois mètres de diamètre, destinées à donner du jour et de l'air, et à laisser échapper promptement la fumée de la poudre. En I est un puits, et en K deux petits escaliers à vis communiquant à la plate-forme supérieure pour le service de la garnison. Près de la rampe est un troisième escalier à vis qui monte de fond. Nous présentons ici (5) une des embrasures de la grande salle, ingénieusement combinée pour permettre à des pièces de petit calibre de tirer dans toutes les directions sans démasquer ni ces pièces ni les servants. La fig. 6 donne le plan de l'étage supérieur ou plate-forme dont le parapet est percé de dix embrasures pour du canon, et de quatre échauguettes flanquant la circonférence de la forteresse, percées de meurtrières plongeantes et horizontales, pour poster des arquebusiers. On voit que les deux premières embrasures à droite et à gauche battent l'intérieur du triangle et flanquent la tour de la rampe qui sert de donjon ou de guette à tout l'ouvrage.

On retrouve sur ce plan les quatre grandes lunettes M, le puits I et les petits escaliers de service. Les eaux de la plate-forme s'écoulent par dix gargouilles placées sous les embrasures. En N, O (fig. 4), sont les deux courtines qui vont rejoindre le fleuve. Celle N, en amont, est plus fortement défendue que l'autre; sous les arcs qui portent le chemin de ronde et les hourds de bois, encore en place aujourd'hui, sont percées des embrasures qui battent les rampes du coteau, du côté où l'ennemi devait se présenter, l'autre côté étant protégé par la muraille du faubourg de Schaffhausen.

Pour bien faire comprendre l'ensemble de cette belle forteresse, nous en donnons une vue (7), prise en dedans du triangle formé par les deux courtines descendant au fleuve. On voit que la courtine N en amont est flanquée par une haute tour carrée. Nous avons rétabli la tour qui se trouvait à la tête du pont, et qui est aujourd'hui détruite. Il ne reste plus que quelques traces des ouvrages qui environnaient cette tour. L'ancien pont a été remplacé par un pont moderne. Quant au corps principal de la forteresse, aux courtines, fossés, etc., rien n'y a été retranché ni ajouté depuis le XVIe siècle. La maçonnerie est grossière, mais excellente, et n'a subi aucune altération. Les voûtes de la grande salle sont épaisses, bien faites, et paraissent être en état de résister aux bombes.

Cette défense de Schaffhausen a un grand air de puissance, et nous n'avons rien conservé de cette époque, en France, qui soit aussi complet et aussi habilement combiné. Pour le temps, les flanquements sont très-bons, et le plan du rez-de-chaussée au niveau du fond du fossé est réellement tracé d'une manière remarquable. Si l'on trouve encore ici un reste des traditions de la fortification antérieure aux bouches à feu, il faut dire cependant que les efforts faits pour s'en affranchir sont très-sensibles, et la forteresse de Schaffhausen nous paraît supérieure aux ouvrages analogues exécutés à la même époque en Italie.

À l'instar des tours du moyen âge, la forme circulaire est préférée pour les premiers boulevards comme pour les premiers bastions. Albert Durer trace des boulevards semi-circulaires avec flancs droits en avant des angles saillants des murailles. Il les compose d'une batterie barbette battant les dehors, la contrescarpe et les glacis, et d'une batterie couverte battant les fossés, ainsi que l'indique le plan (8) que nous donnons ici d'après son oeuvre. Le boulevard d'Albert Durer est isolé de la courtine par un boyau DD, sorte de fossé couvert par un plancher. Derrière le boulevard sont établies, au niveau du sol de la place, de vastes casemates E (9) destinées au logement de la garnison et au dépôt des munitions (voyez la coupe sur A B du plan, fig. 8). La batterie couverte est munie de grandes embrasures pour du canon et d'autres plus petites pour les arquebusiers. Des évents et cheminées sont percés au-dessus de chaque embrasure. Les casemates E sont éclairées et aérées par des lunettes percées au milieu de chaque voûte d'arête, comme à Schaffhausen. Contrairement à l'usage adopté jusqu'alors, Albert Durer ne fait pas commander les courtines par le boulevard; au contraire, ainsi que l'indique la face extérieure (10), il semble admettre que le boulevard étant pris, en détruisant le plancher posé sur le fossé D (fig. 8 et 9), les courtines pourront commander cet ouvrage avancé et empêcher l'assaillant de s'y maintenir 145.

Quelle que fût l'étendue des boulevards semi-circulaires, leurs feux divergents flanquaient mal les courtines; on comprit bientôt qu'il fallait se préoccuper de défendre les saillants des boulevards plutôt par les feux croisés des boulevards voisins que par leur armement propre; que l'assaillant tendant toujours à battre les points saillants, il fallait faire converger sur le point attaqué des batteries prenant l'ennemi en écharpe; c'est alors que l'on renonça aux boulevards semi-circulaires pour adopter les faces formant un angle, ou que l'on renforça les batteries circulaires supérieures par des batteries basses avec redents, comme à Augsbourg (voy. ARCHITECTURE MILITAIRE, fig. 68). Le plan général des fortifications de cette ville, au commencement du XVIe siècle, que nous donnons ici (11), fait voir comme on entendait, à cette époque, disposer les boulevards en avant des angles saillants des vieilles défenses, et comme on cherchait dès lors à rendre ces boulevards plus forts par des redents flanquant leurs faces.

Mais c'est en France que nous trouvons les boulevards les mieux conçus dès le commencement du XVIe siècle. Il existe un plan (manuscrit sur vélin) de la ville de Troyes, conservé dans les archives de cette ville, qui indique de la manière la plus évidente des grands bastions ou boulevards à orillons et faces formant des angles aigus ou obtus; et ce plan ne peut être postérieur à 1530, car il fut dressé au moment où François Ier fit réparer les fortifications de Troyes, en 1524.

Voici (12) un fac-simile d'un des ouvrages projetés sur ce plan. Le fossé est plein d'eau; on voit en A de petites batteries masquées, à double étage, probablement réservées en contrebas et en arrière des flancs couverts B construits derrière les orillons. Les batteries B enfilent le devant des anciennes tours conservées. On remarquera que la maçonnerie qui revêt le boulevard est plus épaisse à la pointe qu'aux épaules, présentant ainsi sa plus grande résistance au point où la brèche devait être faite; des contreforts viennent encore maintenir, sous le terrassement, tous les revêtements. Cet ouvrage est intitulé: Boulevard de la porte Saint-Jacques.

En donnant, chaque jour, aux boulevards une plus grande étendue, en protégeant leurs faces par des feux croisés, en augmentant et masquant leurs flancs pour enfiler les fossés, on cherchait encore, à la fin du XVIe siècle, à les isoler du corps de la place dans le cas où ils tomberaient au pouvoir de l'ennemi. Dans le traité de fortification de Girolamo Maggi et du capitaine Jacomo Castriotto, ingénieur au service du roi de France 146, on voit des boulevards très-étroits à la gorge, et pouvant être facilement remparés; d'autres sont, au contraire, fort larges à la gorge, mais celle-ci est casematée, et la galerie inférieure, étant détruite au moyen de fourneaux, forme un fossé entre le boulevard et le corps de la place.

Voici le plan (13) de ces ouvrages qui méritent d'être mentionnés. Girolamo Maggi dit 147 qu'un boulevard de ce genre avait été construit en 1550 près de la porte Liviana, à Padoue, par San Michele de Vérone. Ce boulevard était entièrement isolé par une galerie casematée inférieure A au niveau du fossé, pouvant servir au besoin de logement pour la troupe et de magasins. Dans les piles de cette galerie étaient ménagées des excavations propres à recevoir des fourneaux; si les faces du boulevard tombaient au pouvoir de l'ennemi, on mettait le feu à ces fourneaux, et l'ouvrage avancé se trouvait tout à coup isolé des courtines B par un fossé impraticable. Pour la défense des fossés, des pièces d'artillerie étaient placées en C aux deux extrémités de la galerie et masquées par les épaules D. Il faut convenir que des ouvrages de ce genre, construits en assez grand nombre autour d'une place importante, auraient occasionné des dépenses énormes, et qui n'eussent peut-être pas été proportionnées aux avantages que l'on aurait pu en retirer; mais, jusqu'au commencement du XVIIe siècle, les ingénieurs militaires, encore imbus des traditions du moyen âge, ne craignaient pas, comme on a pu le voir par les exemples que nous avons donnés ci-dessus, de projeter et d'exécuter même des travaux de fortification exigeant des amas considérables de matériaux et des combinaisons de construction dispendieuses. Les progrès de l'artillerie à feu obligèrent peu à peu les ingénieurs à simplifier les obstacles défensifs des places, à donner un plus grand développement aux ouvrages saillants et à les rendre solidaires.

Les boulevards ne sont encore, au commencement du XVIe siècle, que des fortifications isolées se défendant par elles-mêmes, mais se protégeant mal les unes les autres. Le principe «ce qui défend doit être défendu» n'est pas encore appliqué. Ce n'est guère que vers le milieu de ce siècle que l'on commence à protéger les places autant par le tracé des ouvrages saillants, l'ouverture des angles de leurs faces et de leurs flancs, que par la solidité des constructions.

Il est curieux de suivre pas à pas toutes les tentatives des architectes et ingénieurs de cette époque: comme toujours, les dispositions les plus simples sont celles qui sont adoptées en dernier lieu. L'art de battre en brèche faisait des progrès rapides, il fallait, chaque jour, opposer de nouveaux obstacles aux feux convergents des assiégeants. Longtemps les constructeurs militaires se préoccupèrent de couvrir leurs batteries, de les masquer jusqu'au moment de l'assaut, plutôt que de battre au loin les abords des forteresses, et d'opposer à une armée d'investissement un grand nombre de bouches à feu pouvant faire converger leurs projectiles sur tous les points de la circonférence. Ce ne fut que quand l'artillerie de siége fut bien montée, nombreuse, qu'elle eut perfectionné son tir, et que les batteries de ricochet purent atteindre des défenses masquées, que l'on sentit la nécessité d'allonger les faces des boulevards, de remplacer les orillons, qui ne préservaient plus les pièces destinées à enfiler les courtines, par des flancs étendus et enfilant les faces des boulevards voisins; mais alors les boulevards prirent le nom de bastions 148. La dénomination de boulevard fut conservée aux promenades plantées d'arbres qui s'établirent sur les anciens ouvrages de défense.

La grande artère qui, à Paris, entoure la rive droite, de la Madeleine à la Bastille, a longtemps laissé voir la trace des anciens boulevards sur lesquels elle passait. Les nivellements et alignements opérés depuis une vingtaine d'années ont à peu près détruit ces derniers vestiges des défenses de l'enceinte du nord commencée en 1536, et successivement augmentée jusque sous Louis XIII. «En ce temps-là, dit Sauval 149, les ennemis étoient si puissans en Picardie, qu'ils ne menaçoient pas moins que de venir forcer Paris; le cardinal du Bellay, lieutenant général pour le roy, tant dans la ville que par toute l'Isle de France, en étant averti, pour les mieux recevoir, outre plusieurs tranchées, fit faire des fossés et des boulevards, depuis la porte Saint-Honoré jusqu'à celle de Saint-Antoine, et afin que ce travail allât vite, en 1536, les officiers de la ville s'étant assemblés le 29 juillet, deffendirent à tous les artisans l'exercice de leur métier deux mois durant, avec ordre aux seize quarteniers de lever seize mille manoeuvres, et de plus à ceux des faux-bourgs, d'en fournir une fois autant, sinon que leurs maisons seroient rasées... En 1544, François I ayant appris que Charles-Quint avec son armée étoit à Château-Thierry, aussitôt il envoya à Paris le duc de Guise, qui revêtit de remparts les murs de la ville, tant du côté des faux-bourgs du Temple, de Montmartre et de Saint-Antoine, que de ceux de Saint-Michel et de Saint-Jacques...»

La plupart de ces ouvrages n'étaient point revêtus, mais simplement gazonnés. Les buttes que l'on remarque encore entre la rue Montmartre et la rue Saint-Fiacre, entre la rue Poissonnière et la rue de Cléry, au droit de la rue de Bondy, au boulevard du Temple, l'emplacement aujourd'hui bâti du Jardin Beaumarchais, étaient autant de boulevards élevés en dehors de l'enceinte de Charles V.

Note 145: (retour) Alb. Dureri, pict. et archit. De struend. aggerib. Parisiis, 1535.
Note 146: (retour) Della fortif. delle Città, di M. Girol. Maggi, et del capit. Jac. Castriotto, 1583. In Venetia.
Note 147: (retour) Lib. II, p. 59.
Note 148: (retour) Voy. l'article ARCHITECTURE MILITAIRE. Parmi les ouvrages à consulter: Della fortif. delle Città, di M. Girol. Maggi, et del capitan Jacomo Castriotto; 1583, Venetia.--Disc. sur plusieurs poincts de l'architecture de guerre, par M. Aurel. de Pasino; 1579, Anvers.--Delle fortif., di Giov. Scala; 1596, Rome.--Le fortif., di Buonaiuto Lorini; 1609, Venetia.--La fortif. démonstrée, par Errard de Bar-le-Duc; 1620.--Les Fortifications, du chev. Ant. Deville; 1641, Lyon.--La fort. Guardia difesa et expug. delle fortezze. Tensini; 1655, Venetia.--Fortif. ou Archit. milit., par S. Marolois; 1627, Amsterdam.


BOURSE, s. f. Dans les anciennes villes franches du nord, des Flandres et de la Hollande, le commerce prit, dès le XIVe siècle, une si grande importance, que les négociants établirent des locaux destinés à leurs réunions journalières afin de faciliter les transactions. Ces bâtiments, véritable forum des marchands, se composaient de vastes portiques entourant une cour. Au-dessus des portiques étaient ménagées des galeries couvertes. Un beffroi, muni d'une horloge, accessoire indispensable de tout établissement municipal, était joint aux bâtiments. Les villes de France ne prirent pas, pendant le moyen âge, une assez grande importance commerciale, ou plutôt les négociants ne composaient pas un corps assez homogène et compacte pour élever des bourses. À Paris, on se réunissait aux halles ou sous les piliers de l'hôtel-de-ville. Dans les grandes villes du Midi, qui conservèrent leur régime municipal au milieu de la féodalité, comme Toulouse par exemple, c'était sur la place publique que se traitaient, en plein air, les affaires de négoce. Mais, en France, c'était surtout dans les grandes assemblées connues sous le nom de foires que toutes les transactions du gros commerce avaient lieu; et ces foires, établies à certaines époques fixes de l'année sur plusieurs points du territoire, dans le voisinage des grands centres industriels ou agricoles, attiraient les négociants des contrées environnantes. Là, non-seulement on achetait et l'on vendait des produits et denrées apportés sur place, mais on traitait d'affaires à long terme, on faisait d'importantes commandes, dont les délais de livraison et les payements étaient fixés presque toujours à telle ou telle autre foire; car le commerce, pendant le moyen âge, n'avait pas d'intermédiaires entre le fabricant et le débitant. Les juifs, qui alors étaient les seuls capitalistes, faisaient plutôt l'usure que la banque. Un tel état de choses, qui existait sur tout le territoire de la France, ne nécessitait pas, dans les grandes villes, l'établissement d'un forum commercial, tandis que les villes libres du nord, dès le XIVe siècle, villes la plupart maritimes ou en communication directe avec la mer, avaient déjà des correspondants à l'étranger, des comptoirs, et spéculaient, au moyen de billets, sur la valeur des denrées ou produits dont la livraison était attendue. En France, le négociant faisait ses affaires lui-même, recevait et payait, revendait au débitant sans intermédiaire; un local public destiné à l'échange des valeurs ne lui était pas nécessaire; traitant directement dans les foires avec le fabricant ou le marchand nomade, payant comptant la marchandise achetée, ou à échéance la marchandise commandée à telle autre foire, il n'avait de relations qu'avec la clientèle qu'il s'était faite, et ne connaissait pas le mécanisme moderne du haut négoce; mécanisme au moyen duquel le premier venu qui n'a jamais vendu un gramme d'huile et n'en vendra jamais, peut acheter plusieurs milliers de kilogrammes de cette denrée, et, sans en toucher un baril, faire un bénéfice de dix pour cent. Les grands marchés périodiques ont longtemps préservé le négoce en France de ce que nous appelons la spéculation, ont contribué à lui conserver, jusqu'au commencement du siècle, une réputation de probité traditionnelle.

Nous ne pouvons donner à nos lecteurs un exemple de bourse française du moyen âge, ces établissements n'existant pas et n'ayant pas de raison d'exister. Nous devons dire, à l'honneur des monastères (car c'est toujours là qu'il faut revenir lorsque l'on veut comprendre et expliquer la vie du moyen âge en France), que ces centres de religieux réguliers furent les premiers à établir des foires sur le territoire de la France. Possesseurs de vastes domaines, d'usines, agriculteurs et fabricants, ils formaient le noyau de ces agglomérations périodiques de marchands; certes, ils tiraient un profit considérable de ces réunions, soit par la vente de leurs produits et denrées, soit par la location des terrains qu'ils abandonnaient temporairement; vastes camps pacifiques dont la foire de Beaucaire peut seule aujourd'hui nous donner l'idée. Mais ce profit, outre qu'il était fort légitime, était une sauvegarde pour le commerce; voici comment: les monastères conservaient un droit de contrôle sur les objets apportés en foire, et ils ne laissaient pas mettre en vente des marchandises de mauvaise qualité; cela eût peu à peu discrédité le centre commercial; quant aux denrées ou produits sortis de leurs mains, ils avaient intérêt et tenaient à coeur de leur maintenir une supériorité sur tous les autres. Les bois, les céréales, les vins, les fers, les tissus, les pelleteries, les laines sortant des établissements religieux étaient toujours de qualité supérieure, recherchés, et achetés de confiance; car le couvent n'était pas un fabricant ou un agriculteur qui passe et cherche à gagner le plus possible sa vie durant, quitte à laisser après lui un établissement discrédité; c'était, au contraire, un centre perpétuel de produits, travaillant plus pour conserver sa réputation de supériorité, et par conséquent un débit assuré à tout jamais, que pour obtenir un gain exagéré, accidentel, en livrant des produits falsifiés ou de médiocre qualité, au détriment de l'avenir. Les établissements religieux, à la fin du siècle dernier, n'étaient plus ce que les XIe et XIIe siècles les avaient faits; et cependant cette époque n'est pas assez éloignée de nous pour que nous ayons oublié la réputation méritée dont jouissaient encore les vins, par exemple, des grands monastères, pendant ces dernières années de leur existence.

Si des villes comme Amsterdam, Anvers, Londres, qui n'étaient et ne sont, par le fait, que de grands entrepôts, ont besoin de bourses pour établir la valeur journalière des produits qu'elles reçoivent et exportent, il n'en était pas de même en France, pays plus agricole qu'industriel et commerçant, qui consomme chez lui la plus grande partie de ses produits.



BOULON, s. m. C'est le nom que l'on donne à une tige de fer rond, munie d'une tête à un bout et d'un écrou à l'autre bout. Les boulons sont communément employés aujourd'hui dans la charpente et la serrurerie. Avant le XVIIe siècle, ils n'étaient pas munis d'un filet avec écrou et pas-de-vis pour serrer, mais simplement d'une clavette passant à travers l'extrémité opposée à la tête, ainsi qu'on le voit ici (1).

Du reste, les charpentes anciennes ne sont maintenues que par la combinaison des assemblages, des clefs de bois, et ne recevaient pas de ferrures. Quelquefois, cependant, les sablières, les longrines sont retenues ensemble par des broches de fer ou boulons avec clavettes, comme celui représenté ici. Mais ces sortes de boulons ne permettaient pas de serrer les pièces de bois l'une contre l'autre comme on le fait aujourd'hui au moyen des écrous. Le boulon moderne est un véritable perfectionnement; il permet d'assembler des pièces de charpente avec facilité, économie et précision. À notre sens, on en abuse comme de toute invention d'un usage commode et économique; on en est venu à compter trop sur la puissance des boulons à écrous, à négliger les assemblages, et ces clefs de bois qui possédaient, avec une grande élasticité, l'avantage de ne pas endommager les bois par des trous et des tiges de fer qui souvent les font éclater. Les boulons sont munis aujourd'hui de têtes carrées, afin qu'étant engagées dans le bois, la tige ne puisse tourner lorsque l'on serre l'écrou. Autrefois, les têtes des boulons étaient généralement rondes comme des têtes de clous.



BOUTIQUE, s. f. Salle ouverte sur la rue, au rez-de-chaussée, dans laquelle les marchands étalent leurs marchandises. Il n'est pas besoin de dire que l'usage des boutiques appartient à tous les pays, à toutes les époques et à toutes les civilisations. Dans l'antiquité grecque et romaine, des boutiques occupaient le rez-de-chaussée des maisons des villes; il en fut de même en France pendant le moyen âge. Ces boutiques se composaient ordinairement d'une salle s'ouvrant sur la rue par un grand arc prenant toute la largeur de la pièce, avec un mur d'appui pour poser les marchandises. Ce mur d'appui était interrompu d'un côté pour laisser un passage. Un arrière-magasin (ouvroir) était souvent annexé à la boutique; les ouvriers et apprentis travaillaient soit dans l'ouvroir, soit dans la boutique elle-même; quelquefois aussi un escalier privé montait au premier étage, et descendait sous le sol dans une cave. Les exemples anciens de boutiques ne sont pas rares, et on peut en citer un grand nombre appartenant aux XIIe, XIIIe et XIVe siècles. Rarement les boutiques, jusqu'à la fin de ce siècle, étaient fermées par une devanture vitrée. Les volets ouverts, le marchand était en communication directe avec la rue. La fermeture la plus ordinaire, pendant la période que nous venons d'indiquer, se composait de volets inférieurs et supérieurs, les premiers attachés à l'appui, s'abaissant en dehors de manière à former une large tablette propre aux étalages, les seconds attachés à un linteau de bois, se relevant comme des châssis à tabatière. La fig. 1 explique ce genre de fermeture. La nuit, les volets inférieurs étant relevés et les supérieurs abaissés, deux barres de fer, engagées dans des crochets tenant aux montants, venaient serrer les vantaux et étaient maintenus par des boulons et des clavettes, comme cela se pratique encore de nos jours. Au-dessus du linteau, sous l'arc, restait une claire-voie vitrée et grillée pour donner du jour dans la salle. Presque tous les achats se faisaient dans la rue, devant l'appui de la boutique, l'acheteur restant en dehors et le marchand à l'intérieur; la boutique était un magasin dans lequel on n'entrait que lorsqu'on avait à traiter d'affaires. Cette habitude, l'étroitesse des rues expliquent pourquoi, dans les règlements d'Étienne Boileau, il est défendu souvent aux marchands d'appeler l'acheteur chez eux avant qu'il n'ait quitté l'étal du voisin. D'ailleurs, pendant le moyen âge et jusqu'à la fin du XVIIe siècle, les marchands et artisans d'un même état étaient placés très-proches les uns des autres, et occupaient quelquefois les deux côtés d'une même rue; de là ces noms de rues de la Tixeranderie, de la Mortellerie, où étaient établis les maçons, de la Charonnerie, où habitaient les charpentiers, de la Huchette, de la Tannerie, etc., que nous trouvons dans presque toutes les anciennes villes du moyen âge.

Le samedi, le commerce de détail cessait dans presque tous les quartiers pour se rassembler aux halles (voy. HALLE). Les journaux, les affiches et moyens d'annonce manquant, les marchands faisaient crier par la ville les denrées qu'ils venaient de recevoir. Il y avait à Paris une corporation de crieurs établie à cet effet; cette corporation dépendait de la prévôté, et l'autorité publique se servit des crieurs pour percevoir les impôts, particulièrement chez les marchands de vin ou taverniers, qui furent obligés d'avoir un crieur public, chargé en même temps de constater la quantité de vin débitée par jour dans chaque taverne. Le roi saint Louis ayant interdit le débit du vin dans les tavernes, les crieurs de vin se firent débitants, c'est-à-dire qu'ils se tenaient dans la rue, un broc d'une main un hanap de l'autre, et vendaient le vin aux passants pour le compte du tavernier 150.

On rencontre encore beaucoup de boutiques des XIIe, XIIIe et XIVe siècles, à Cluny, à Cordes (Tarn), à Saint-Yriex, à Périgueux, à Alby, à Saint-Antonin (Tarn-et-Garonne), à Montferrand près Clermont, à Riom, et dans des villes plus septentrionales, telles que Reims, Beauvais, Chartres, etc.

La disposition indiquée fig. 1 était également adoptée à Paris, autant qu'on peut en juger par d'anciennes gravures. Dans quelques villes du littoral de la Manche, il paraîtrait toutefois que l'obscurité ordinaire du ciel avait obligé les marchands à ouvrir davantage les devantures des boutiques sur la rue. À Dol, en Bretagne, il existe encore un certain nombre de maisons des XIIIe et XIVe siècles dont les boutiques se composent de colonnes en granit, portant, comme aujourd'hui, des poitraux en bois (2); et bien que les devantures primitives aient été remplacées par des fermetures récentes, il n'est pas douteux que, dans l'origine, ces grandes ouvertures carrées n'eussent été destinées à recevoir de la boiserie posée en arrière des piliers. Dans les villes méridionales, des corbeaux en pierre saillants portaient des auvents en bois ou en toile, posés devant l'ouverture des arcades (voy. AUVENT).

Déjà, au XVe siècle, les marchands demandaient des jours plus larges sur la rue; les boutiques ouvertes par des arcs plein cintre, en tiers-point ou bombés, ne leur permettaient pas de faire des étalages assez étendus. Les constructeurs civils cherchaient, par de nouvelles combinaisons, à satisfaire à ce besoin impérieux; mais cela était difficile à obtenir avec la pierre, sans le secours du bois et du fer, surtout lorsqu'on était limité par la hauteur des rez-de-chaussée, qui ne dépassait guère alors trois ou quatre mètres, et lorsqu'il fallait élever plusieurs étages au-dessus de ces rez-de-chaussée.

Voici un exemple d'une de ces tentatives (3). C'est une boutique d'une des maisons de Saint-Antonin; son ouverture n'a pas moins de sept mètres; sa construction remonte au XVe siècle. L 'arc surbaissé, obtenu au moyen de quatre cintres, est double dans les reins, simple en se rapprochant de la clef; celle-ci est soulagée par une colonne. Quoique cet arc porte deux étages et un comble, il ne s'est pas déformé; ses coupes sont d'ailleurs exécutées avec une grande perfection, et la pierre est d'une qualité fort dure.

Mais au XVe siècle, dans les villes du Nord surtout, les constructions de bois furent presque exclusivement adoptées pour les maisons des marchands, et ce mode permettait d'ouvrir largement les boutiques sur la rue au moyen de poteaux et de poitraux dont la portée était soulagée par des écharpes ou des croix de saint André disposées au-dessus d'eux dans les pans de bois. Les villes de Rouen, de Chartres, de Reims, de Beauvais, ont conservé quelques-unes de ces maisons de bois avec boutiques. La fig. 4 donne une de ces boutiques, complétée au moyen de renseignements pris dans plusieurs maisons des villes citées ci-dessus (voy. MAISON). Les devantures des boutiques du XVe siècle étaient encore fermées soit par des volets relevés et abattus comme ceux représentés dans la fig. 1, soit par des feuilles de menuiserie se repliant les unes sur les autres (voy. fig. 4).

Dans quelques villes de Flandre, les boutiques étaient situées parfois au-dessous du sol; il fallait descendre quelques marches pour y entrer, et ces marches empiétaient même sur la voie publique. La rampe était bordée de bancs sur lesquels des échantillons de marchandises étaient posés; un auvent préservait la descente et les bancs de la pluie. Il est bon de remarquer que, dans les villes marchandes, les boutiquiers cherchaient autant qu'ils pouvaient à barrer la voie publique, à arrêter le passant en mettant obstacle à la circulation. Cet usage, ou plutôt cet abus, s'est perpétué longtemps; il n'a fallu rien moins que l'établissement des trottoirs et des règlements de voirie rigoureusement appliqués à grand'peine pour le faire disparaître. Les rues marchandes, pendant le moyen âge, avec leurs boutiques ouvertes et leurs étalages avancés sur la voie publique, ressemblaient à des bazars. La rue, alors, devenait comme la propriété du marchand, et les piétons avaient peine à se faire jour pendant les heures de vente; quant aux chevaux et chariots, ils devaient renoncer à circuler au milieu de rues étroites encombrées d'étalages et d'acheteurs. Pendant les heures des repas, les transactions étaient suspendues; bon nombre de boutiques se fermaient. Lorsque le couvre-feu sonnait et les jours fériés, ces rues devenaient silencieuses et presque désertes.

Quelques petites villes de Bretagne, d'Angleterre et de Belgique peuvent encore donner l'idée de ces contrastes dans les habitudes des marchands du moyen âge. Sur ces petits volets abattus, ne présentant qu'une surface de quatre ou cinq mètres, des fortunes solides se faisaient. Les fils restaient marchands comme leurs pères, et tenaient à conserver ces modestes devantures, connues de toute une ville. Un marchand eût éloigné ses clients, s'il eût remplacé les vieilles grilles et les vieux volets de son magasin, changé son enseigne, ou déployé un luxe qui n'eût fait qu'exciter la défiance. Nous sommes bien éloignés de ces moeurs. Les boutiques, dans les villes du Nord particulièrement, étaient plus connues par leurs enseignes que par le nom des marchands qui les possédaient de père en fils. On allait acheter des draps à la Truie qui file, et la Truie qui file maintenait intacte sa bonne réputation pendant des siècles. Beaucoup de ces enseignes n'étaient que des rébus; et bon nombre de rues, même dans les grandes villes, empruntèrent leurs noms aux enseignes de certains magasins célèbres.

Les corps de métiers étaient, comme chacun sait, soumis à des règlements particuliers. Un patron huchier, bouclier, potier, gantier, etc., ne pouvait avoir qu'un certain nombre d'apprentis à la fois, et ne devait les garder en apprentissage qu'un certain temps; les locaux destinés à contenir les ouvriers de chaque maître restaient donc toujours les mêmes, n'avaient pas besoin d'être agrandis. On ne connaissait pas, pendant le moyen âge, ce que nous appelons aujourd'hui le marchandage, l'ouvrier en chambre, tristes innovations qui ont contribué à démoraliser l'artisan, à avilir la main-d'oeuvre, et à rompre ces liens intimes, et presque de famille, qui existaient entre l'ouvrier et le patron. Les moeurs impriment leurs qualités et leurs défauts sur l'architecture domestique, plus encore que sur les monuments religieux ou les édifices publics. Les boutiques du moyen âge reflètent l'organisation étroite, mais sage, prudente et paternelle, qui régissait les corps de métiers. Il n'était pas possible de voir alors des magasins de débitants occuper un jour de vastes espaces, puis disparaître tout à coup, laissant une longue liste de mauvaises créances sur la place, et, dans toute une ville, des marchandises défectueuses ou falsifiées. Nous n'avons pas à discuter, dans cet ouvrage, sur ces matières étrangères à notre sujet; nous voulions seulement faire ressortir, en quelques mots, le caractère des anciens magasins de nos villes marchandes, afin qu'en passant on ne jette pas un coup d'oeil trop méprisant sur ces petites devantures de boutique qui, tout étroites et simples qu'elles soient, ont abrité des fortunes patientes, laborieuses, ont vu croître et se développer la prospérité des classes moyennes.

Note 150: (retour) Voy. l'Introd. au Livre des métiers, d'Étienne Boileau, par G. B. Depping. Coll. des Doc. inéd. sur l'hist. de France. Paris, 1837.


BOUTISSE, s. f. On entend par ce mot des pierres de taille qui, de distance en distance, prennent toute l'épaisseur d'un mur, et relient ses deux parements extérieur et intérieur. Quand un mur ne se compose pas seulement de pierres faisant parpaing (c'est-à-dire portant toutes l'épaisseur du mur), soit parce qu'on ne peut disposer de matériaux d'un volume assez gros, soit par économie, on l'élève au moyen de carreaux de pierre reliés de distance en distance par des boutisses; on dit alors un mur construit en carraudages et boutisses. La pierre A (1) est une boutisse (voy. CONSTRUCTION).



BOUTON, s. m. On entend désigner par ce mot un ornement de sculpture qui figure un bouton de fleur.

Le bouton est fréquemment employé dans la décoration architecturale pendant le XIIe siècle et au commencement du XIIIe. Il est destiné à décorer les gorges qui séparent des baguettes ou des boudins dans les bandeaux et les arcs; les boutons sont réunis comme les grains d'un chapelet, ou espacés, simples ou façonnés. Simples, ils affectent la forme indiquée dans la fig. 1; façonnés, ils sont recoupés en trois, en quatre ou cinq feuilles (2).

Dans les monuments du Poitou, élevés pendant le XIIe siècle, on rencontre souvent des boutons qui sont divisés par côtes, comme le pistil de certaines fleurs (3) 151. Quelquefois le bouton est percé d'un trou carré au milieu et strié sur les bords. Ces sortes de boutons sont fréquents dans la décoration des archivoltes des édifices normands du XIIe siècle (4) 152.

Les roses qui s'ouvraient au-dessus du triforium de la cathédrale de Paris, avant le percement des grandes fenêtres du XIIIe siècle, sont décorées de boutons rapprochés taillés en forme de petit mamelon avec un trou au centre (5) 153. Les riches arcatures de la grande galerie extérieure qui ceint les tours de la même cathédrale, ont leurs gorges décorées de gros boutons trifoliés qui font un fort bel effet, en jetant des lumières et des ombres au milieu des courbes concentriques, et rompent ainsi leur monotonie (6). Les boutons disparaissent de la sculpture ornementale des édifices pendant le XIIIe siècle; alors on ne cherche à imiter que les fleurs ou feuilles épanouies (voy. FLORE).

On désigne aussi par bouton une pomme de fer ou de bronze qui, étant fixée aux vantaux des portes, sert à les tirer à soi pour les fermer. Pendant le moyen âge, les vantaux de portes sont plutôt garnis d'anneaux que de boutons; cependant, vers la fin du XVe siècle, l'usage des boutons de porte n'est pas rare; ils sont généralement composés d'un champignon de fer forgé, sur le disque duquel on a rapporté des plaques de tôle découpée et formant, par leur superposition, des dessins en relief et à plusieurs plans (voy. SERRURERIE).

Note 151: (retour) De l'église de Surgère.
Note 152: (retour) De la tour Saint-Romain, cathédrale de Rouen.
Note 153: (retour) Cette singulière ornementation se voit aujourd'hui sur les roses, de la fin du XIIe siècle, qui ont été replacées au-dessous des fenêtres hautes, dans les bras de croix.


BRAIE, s. f, Braye. C'est un ouvrage de défense élevé en avant d'un front de fortification, laissant entre le pied des murailles et le fossé une circulation plus ou moins large, servant de chemin de ronde, et destiné à empêcher l'assaillant d'attacher le mineur. Les braies étaient le plus souvent un ouvrage palissadé, renforcé de distance en distance d'échauguettes propres à protéger des sentinelles. Lorsque l'artillerie à feu fut employée à l'attaque des places fortes, on éleva autour des courtines, des boulevards ou bastions, des murs peu élevés, des parapets au niveau de la crête de la contrescarpe des fossés, pour y placer des arquebusiers. Ces défenses, connues sous le nom de fausses braies, avaient l'avantage de présenter un front de fusiliers en avant et au-dessous des pièces d'artillerie placées sur les remparts, et de gêner les approches; on dut y renoncer lorsque l'artillerie de siége eut acquis une grande puissance, car alors, les parapets des fausses braies détruits, celles-ci formaient une banquette qui facilitait l'assaut (voy. ARCHITECTURE MILITAIRE).



BRETÈCHE, s. f. Bretesche, bretesce, bertesche, berteiche, bretreske. On désignait ainsi, au moyen âge, un ouvrage de bois à plusieurs étages, crénelé, dont on se servait pour attaquer et défendre les places fortes. Quand il s'agit de l'attaque, la bretèche diffère du beffroi en ce qu'elle est immobile, tandis que le beffroi est mobile (voy. BEFFROI). La bretèche se confond souvent avec la bastide; la dénomination de bretèche paraît être la plus ancienne. On disait, dès le XIe siècle, bretescher pour fortifier, garnir de créneaux de bois, ou de hourds (voy. HOURD).

Ces bretèches étaient souvent des ouvrages de campagne élevés à la hâte.

«De cele part el chief del pont,

Par où la gent vienent è vont,

Aveit à cel tems un fossé

Haut è parfont è réparé;

Sor li fossé ont heriçun (chevaux de frise),

Et dedenz close une maison;

Encore unt bertesches levées,

Bien planchies è kernelées... 155

Les bretèches se démontaient et pouvaient être transportées d'un lieu à un autre, suivant les besoins. Guillaume de Normandie, après s'être emparé de Domfront, veut fortifier Ambrières sur la Mayenne.

«E li Dus fist sun gonfanon

Lever è porter el dangon (donjon):

El chastel a altres miz

Od ki il out Danfront assiz.

Li bertesches en fist porter,

Por Ii Conte Giffrei grever,

A Anbrieres les fist lever:

Un chastel fist iloec fermer... 156»

Le duc prétend défendre un château, ou plutôt un poste, au moyen de bretèches qu'il fait charrier de Domfront à Ambrières. Beaucoup plus tard, «le roy d'Angleterre, qui ne pouvoit conquester la ville de Calais fors par famine, fit charpenter un chastel grand et haut de longs mesrins, tant fort et si bien bretesché, qu'on ne l'eust pu grever 157

Quand on voulait défendre une brèche faite par l'assiégeant, on établissait, le plus promptement possible, en dedans de la ville, un pâlis en arrière de cette brèche, et on renforçait ce pâlis d'une ou plusieurs bretèches (voy. ARCHITECTURE MILITAIRE, fig. 10). Ces ouvrages s'établissaient aussi pour protéger un passage, une tête de pont.

«Et par devant le pont dont je vous ai parlé

Furent faites défences, brestèques ou terré,

A la fin qu'il ne soient souspris ne engingnié.

. . . . . . .

Quant Englois ont véu jus chéoir une tour,

A l'autre tour s'en sont fui pour le secour;

Barrières y ont fait à force et à vigour,

S'ont sur arbalestrier et maint bon arc à tour.

La tour fu bretechée noblement tout entour... 158»

On breteschait des défenses fixes en maçonnerie, soit par des charpentes à demeure, soit par des saillies provisoires en bois qui permettaient de battre le pied de ces défenses, des passages, des portes. Dans ce cas, ce qui distingue la bretèche du hourd, c'est que le hourd est une galerie continue qui couronne une muraille ou une tour, tandis que la bretèche est un appentis isolé, saillant, adossé à l'édifice, fermé de trois côtés, crénelé, couvert et percé de machicoulis.

Voici (1) une porte de ville surmontée d'une bretèche 159 posée en temps de guerre et pouvant se démonter. Nous connaissons quelques très-rares exempIes encore existants de bretèches à demeure posées au niveau des combles des tours, se combinant avec leurs charpentes, et destinées à flanquer leurs faces; et, parmi ceux-ci, nous citerons les bretèches de la tour des deniers de Strasbourg, qui sont fort belles et paraissent appartenir aux dernières années du XIVe siècle (2).

Ces ouvrages de charpente sont assez saillants sur le nu des faces en maçonnerie pour ouvrir de larges machicoulis et des créneaux latéraux; ceux-ci sont encore garnis de leurs volets. Leurs appuis sont couverts de tuiles en écaille et leurs combles en tuiles creuses hourdées en mortier. Les poinçons ont conservé leur plomberie et leurs épis avec girouettes.

Les bretèches en bois étaient aussi posées sur des édifices civils qui n'étaient pas spécialement affectés à la défense; telles sont les deux bretèches qui sont encore conservées aux angles du bâtiment de la Douane de Constance (fig. 3), au-dessus de hourds également en bois. Ce bâtiment fut élevé en 1388, et ces ouvrages de charpente datent de la construction primitive; les bretèches sont posées en diagonale aux angles des hourds, et donnent ainsi, outre les faces diagonales destinées à protéger les angles, deux machicoulis triangulaires doublant les machicoulis du hourdage.

Dès le XIVe siècle, les bretèches ne furent pas seulement des ouvrages d'architecture militaire; les maisons de ville étaient garnies, sur la façade du côté de la place publique, d'une bretèche, en bois ou maçonnée, sorte de balcon d'où l'on faisait les criées, où on lisait les actes publics, les proclamations et condamnations judiciaires. On disait bretéquer pour proclamer. On voit encore à l'hôtel de ville d'Arras les restes d'une bretèche couverte qui était posée en encorbellement sur le milieu de la façade. La bretèche de l'hôtel de ville de Luxeuil est encore entière. Cette disposition fut adoptée dans tous les édifices municipaux d'Europe. En Italie, ce sont des loges élevées au-dessus du sol au moyen d'un emmarchement, comme au palais de Sienne, ou des portiques supérieurs, ou des balcons, comme au palais des Doges de Venise. En Allemagne, non-seulement les édifices publics sont garnis de bretèches, mais les palais, les maisons particulières ont presque toujours une bretèche à plusieurs étages, sorte de demi-tourelle saillante posée souvent au-dessus de la porte. À Nuremberg, à Insbruck, à Augsbourg, à Prague, les maisons des XIVe, XVe et XVIe siècles ont toutes une ou plusieurs bretèches fermées sur leur façade, qui permettent de voir à couvert tout ce qui se passe d'un bout à l'autre de la rue. En France, les bretèches affectent plus particulièrement la forme de tourelles (voy. TOURELLES), et sont alors posées de préférence aux angles des habitations. On peut considérer comme de véritables bretèches les petits balcons à deux étages en encorbellement qui flanquent la façade extérieure du château de Blois (aile de François Ier).

Note 154: (retour) Le Roman de Rou, Ire part., vers 4059 et suiv.
Note 155: (retour) Le Rom. de Rou, IIe part., vers 9444 et suiv.
Note 156: (retour) Le Rom. de Rou, IIe part., vers 9625 et suiv.
Note 157: (retour) Froissart, chap. CXLIV.
Note 158: (retour) Chron. de B. Duguesclin, vers 19525 et suiv.
Note 159: (retour) Man. de Froissart, XVe siècle; Bib. imp. «Cy parle de la bataille à Meaux en Brye où les Jacques furent desconfitz par le Conte de Foix et le Captal de Beus; et est le IX-xx Ve chapitre.»


BRETTURE, s. f. Outil de tailleur de pierre, façonné en forme de marteau tranchant et dentelé (1).

Les tailleurs de pierre du moyen âge commencent à employer la bretture pour layer les parements vers le milieu du XIIe siècle. Jusqu'alors les parements étaient dressés au taillant droit ou au ciseau sans dents. La bretture cesse d'être employée au XVIe siècle pour la taille des parements vus. Elle est à dents larges dans l'origine, c'est-à-dire vers la fin du XIIe siècle et le commencement du XIIIe (2). Les dents se rapprochent à la fin du XIIIe, et sont très-serrées au XIVe (3) (voy. TAILLE).

La façon des tailles des moulures et parements est donc un des moyens de reconnaître la date de la construction des édifices.



BRIQUE, s. f. On désigne par ce mot des tablettes de terre battues, moulées, séchées au soleil et cuites au four. L'emploi de la brique remonte à la plus haute antiquité. Les Romains en firent grand usage, surtout dans les contrées où la pierre n'est pas commune. Pendant le Bas-Empire, ils élevèrent souvent les maçonneries au moyen de blocages avec parements de petits moellons taillés, alternés avec des lits de briques posées de plat. Les constructions gallo-romaines et mérovingiennes conservent encore ce mode. Mais, à partir du IXe siècle, on rencontre très-rarement des briques mêlées aux autres matériaux; la brique n'est plus employée ou est employée seule. Nous devons toutefois excepter certaines bâtisses du midi de la France, où l'on trouve la brique réservée pour les remplissages, les voûtes, les parements unis, et la pierre pour les piles, les angles, les tableaux de fenêtres, les arcs, les bandeaux et corniches. C'est ainsi que la brique fut mise en oeuvre, au XIIe siècle, dans la construction de l'église Saint-Sernin de Toulouse. Cette partie du Languedoc étant à peu près la seule contrée de la France où la pierre fasse complétement défaut, les architectes des XIIIe et XIVe siècles prirent franchement le parti d'élever leurs édifices en brique, n'employant la pierre que pour les meneaux des fenêtres, les colonnes, et quelques points d'appui isolés et d'un faible diamètre.

Un des plus beaux exemples de construction du moyen âge, en brique, est certainement l'ancien couvent des Jacobins de Toulouse, qui date de la fin du XIIIe siècle. Plus tard, au XIVe siècle, nous voyons élever en brique la jolie église fortifiée de Simorre (Gers), le collége Saint-Rémond et les murailles de Toulouse, des maisons de cette même ville, le pont de Montauban; plus tard encore, la cathédrale d'Alby, grand nombre d'habitations privées de cette ville, les églises de Moissac, de Lombez, le clocher de Caussade, etc. La brique employée dans cette partie de la France, pendant les XIIIe, XIVe et XVe siècles, est grande, presque carrée (ordinairement 0,33 centimètres sur 0,25 centimètres et 0,06 centimètres d'épaisseur). Souvent les lits de mortier qui les séparent ont de 0,04 à 0,05 centimètres d'épaisseur. La brique moulée est rarement employée en France, pendant le moyen âge, tandis qu'elle est fréquente en Italie et en Allemagne; cependant on rencontre parfois de petits modillons dans les corniches, des moulures simples, telles que des cavets et quart-de-rond. La brique du Languedoc étant très-douce, les constructeurs préféraient la tailler; ou bien ils obtenaient une ornementation en la posant en diagonale sous les corniches, de manière à faire déborder les angles, ou en épis, ou de champ et de plat alternativement (voy. CONSTRUCTION). La brique fut très-fréquemment employée, pendant le moyen âge, pour les carrelages intérieurs; elle était alors émaillée sur incrustations de terres de diverses couleurs (voy. CARRELAGE). Dans les constructions en pans de bois du nord de la France, des XVe et XVIe siècles, la brique est utilisée comme remplissage entre les poteaux, décharges et tournisses; et la manière dont elle est posée forme des dessins variés. Dans ce cas, elle est quelquefois émaillée (voy. PAN DE BOIS).

Nous trouvons encore dans le Bourbonnais, au château de la Palisse, à Moulins même, des constructions élevées en brique et mortier qui datent du XVe siècle et dont les parements présentent (par l'alternance de briques rouges et noires) des dessins variés, tels que lozanges, zigzags, chevrons, etc. La façon dont ces briques sont posées mérite l'attention des constructeurs; les lits et joints en mortier ont une épaisseur égale à celle des briques, c'est-à-dire 0,034. Ces briques présentent, à l'extérieur, leur petit côté, qui n'a que 0,12 c., et leur grand côté, de 0,24 c., forme queue dans le mur. La fig. 1 fait voir comment sont montés ces parements briquetés 160.

Pendant la renaissance, les constructions de pierre et brique mélangées jouirent d'une grande faveur; on obtenait ainsi, à peu de frais, des parements variés de couleur, dans lesquels l'oeil distingue facilement les parties solides de la bâtisse, des remplissages. Les exemples de ces sortes de constructions abondent. Il nous suffira de citer l'aile de Louis XII du château de Blois, certaines parties du château de Fontainebleau, et le célèbre château de Madrid, bâti par François Ier, près de Paris, où la terre cuite émaillée venait se marier avec la pierre, et présenter à l'extérieur une inaltérable et splendide peinture 161. Tout le monde sait quel parti Bernard de Palissy sut tirer de la terre cuite émaillée. De son temps, les nombreux produits sortis de ses fourneaux servirent non-seulement à orner les dressoirs des riches particuliers et des seigneurs, mais ils contribuèrent à la décoration extérieure des palais et des jardins.

Note 160: (retour) M. Millet, architecte, à qui nous devons ces renseignements sur les briques du Bourbonnais, reconnaît que les briquetages avec lits épais de mortier ont une force extraordinaire; cela doit être. La brique, étant très-âpre et poreuse, absorbe une grande quantité d'eau; lorsqu'elle se trouve séparée par des lits minces de mortier, elle a bientôt desséché ceux-ci, et nous n'avons pas besoin de rappeler que les mortiers, pour conserver leur force, doivent contenir, à l'état permanent, une quantité assez notable d'eau.
Note 161: (retour) Quelques fragments de ces terres cuites émaillées, du château de Madrid, sont déposés au musée de Cluny.


BUFFET (D'ORGUES), s. m. On désigne ainsi les armatures en charpente et menuiserie qui servent à renfermer les orgues des églises. Jusqu'au XVe siècle, il ne paraît pas que les grandes orgues fussent en usage. On ne se servait guère que d'instruments de dimensions médiocres, et qui pouvaient être renfermés dans des meubles, posés dans les choeurs, sur les jubés, ou sur des tribunes plus ou moins vastes destinées à contenir non-seulement les orgues, mais encore des chantres et musiciens. Ce n'est que vers la fin du XVe siècle et au commencement du XVIe que l'on eut l'idée de donner aux orgues des dimensions inusitées jusqu'alors, ayant une grande puissance de son et exigeant, pour les renfermer, des charpentes colossales. Les buffets d'orgues les plus anciens que nous connaissions ne remontent pas au-delà des dernières années du XVe siècle; et ces orgues ne sont rien auprès des instruments monstrueux que l'on fabrique depuis le XVIIe siècle. Cependant, dès le XIVe siècle, certaines orgues étaient déjà composées des mêmes éléments que celles de nos jours: claviers superposés et pouvant se réunir, tuyaux d'étain en montre, trois soufflets, jeux de mutation, et ce qui doit être noté ici particulièrement, ces orgues avaient un positif placé derrière l'organiste et dans lequel on avait mis des flûtes dont l'effet est signalé comme très-agréable.

M. Félix Clément, à qui nous devons des renseignements précieux sur l'ancienne musique et sur les orgues, nous fait connaître qu'il a trouvé, dans les archives de Toulouse, un document fort curieux sur la donation faite à une confrérie, par Bernard de Rosergio, archevêque de Toulouse, d'un orgue, à la date de 1463. Il résulte de cette pièce que cinq orgues furent placées sur le jubé dans l'ordre suivant: un grand orgue s'élevait au milieu, derrière un petit orgue disposé comme l'est actuellement le positif; un autre orgue, de petite dimension, était placé au haut du grand buffet et surmonté d'un ange; à droite et à gauche au jubé se trouvaient deux autres orgues, dont deux confréries étaient autorisées à se servir, tandis que l'usage des trois premiers était exclusivement réservé aux chanoines et au chapitre de la cathédrale. Les cinq instruments pouvaient, du reste, résonner ensemble à la volonté de l'archevêque 162.

«L'église de Saint-Severin, dit l'abbé Lebeuf 163, est une des premières de Paris où l'on ait vu des orgues: il y en eut dès le règne du roi Jean, mais c'était un petit buffet; aussi l'église n'étoit-elle alors ni si longue ni si large. J'ai lu dans un extrait du nécrologe manuscrit de cette église que, l'an 1358, le lundi après l'Ascension, maître Reynaud de Douy, écolier en théologie à Paris et gouverneur des grandes écoles de la parouesse Saint-Severin, donna à l'église une bonne orgues et bien ordenées. Celles que l'on a vu subsister jusqu'en 1747, adossées à la tour de l'église, n'avoient été faites qu'en 1512...»

Au XVe siècle, on parle, pour la première fois, d'orgues de seize et même de trente-deux pieds; les buffets durent donc prendre, dès cette époque, des dimensions monumentales.

Au XVIe siècle, tous les jeux de l'orgue actuel étaient en usage et formaient un ensemble de quinze cents à deux mille tuyaux. L'orgue qui passe pour le plus ancien en France est celui de Soliès-Ville dans le Var 164. Celui de la cathédrale de Perpignan date des premières années du XVIe siècle; nous en donnons ici (fig. 1) la montre. Le buffet se ferme au moyen de deux grands volets couverts de peintures représentant l'Adoration des Mages, le baptême de Notre-Seigneur et les quatre Évangélistes. Un positif, placé à la fin du XVIe siècle, est venu défigurer la partie inférieure de la montre; le dessin que nous donnons ici le suppose enlevé. Le positif n'est pas, d'ailleurs, indispensable dans les grandes orgues. Lorsque le facteur peut disposer son mécanisme sur une tribune assez spacieuse pour placer ses sommiers dans le corps principal du buffet, le positif n'est plus qu'une décoration qui cache l'organiste aux regards de la foule. Un clavier à consoles est préférable, car il est nécessaire que l'artiste puisse voir ce qui se passe dans le choeur. Il est probable, cependant, que les anciens facteurs trouvaient plus commode de placer le sommier du positif à une certaine distance des claviers, à cause du peu de largeur du mécanisme, tandis qu'en plaçant leurs sommiers dans l'intérieur du grand buffet, ils étaient obligés d'établir la correspondance par des abrégés, des registres, etc., dont la longueur devait amener des irrégularités dans la transmission des mouvements. Le buffet de la cathédrale de Perpignan est bien exécuté, en beau bois de chêne, et sa construction, comme on peut le voir, établie sur un seul plan, est fort simple; elle ne se compose que de montants et de traverses avec panneaux à jour. Presque tous les tuyaux de montre sont utilisés. L'organiste, placé derrière la balustrade, au centre, touchait les claviers disposés dans le renfoncement inférieur; la soufflerie est établie par derrière dans un réduit.

On va voir (fig. 2) le buffet et la tribune des orgues de l'église d'Hombleux (Picardie), qui datent du commencement du XVe siècle. Ici, l'instrument est porté par des encorbellements, la partie inférieure n'ayant guère que la largeur nécessaire aux claviers et aux registres. Cette disposition permettait à des musiciens, joueurs d'instruments ou chanteurs, de se placer dans la tribune autour de l'organiste, assis dans la petite chaire portée sur un cul-de-lampe; et, sous ce rapport, elle mérite d'être signalée. Du reste, même système de menuiserie qu'à Perpignan et à Soliès. Ce sont les tuyaux qui commandent la forme de la boiserie, celle-ci les laissant apparents dans toute leur hauteur et suivant leur déclivité. Nous citerons encore les buffets d'orgues de la cathédrale de Strasbourg, des églises de Gonesse, de Moret près Fontainebleau, de Clamecy, de Saint-Bertrand de Comminges, de la cathédrale de Chartres, qui datent de la fin du XVe siècle et du XVIe. La menuiserie de tous ces buffets est soumise à l'instrument et ne fait que le couvrir; les panneaux à jour ne remplissent que les vides existant entre l'extrémité supérieure de ces tuyaux et les plafonds, afin de permettre l'émission du son; quant au mécanisme et aux porte-vent, ils sont complétement renfermés entre les panneaux pleins des soubassements. Il arrivait souvent que, pour donner plus d'éclat aux montres, les tuyaux visibles étaient gauffrés et dorés, rehaussés de filets noirs ou de couleur; la menuiserie elle-même était peinte et dorée: tel est le buffet des grandes orgues de la cathédrale de Strasbourg. Presque tous les anciens buffets, comme celui de la cathédrale de Perpignan, étaient clos par des volets peints, que l'organiste ouvrait lorsqu'il touchait de l'orgue.

Note 162: (retour) Rapport adressé par M. Felix Clément à M. le Ministre de l'Instruction publique et des Cultes, sur l'orgue de Toulouse, 1849.
Note 163: (retour) Hist. de la ville et du diocèse de Paris, t. I, p. 168.
Note 164: (retour) L'orgue de Soliès-Ville est fort petit. Sa montre n'a pas plus de 2m,50 sur 2m,60 de haut; cette montre est datée de 1499. Nous préférons donner à nos lecteurs la montre de l'orgue de Perpignan, qui est plus grande et plus belle comme travail et comme composition, et qui date de la même époque. D'ailleurs, et malgré que l'attention des archéologues ait été fixée sur les orgues de Soliès (voy. le 3e vol. du Bulletin archéol., pub. par le Min. de l'Inst. publique, p. 176.), l'instrument a été enlevé du buffet et refondu par un Polonais. L'inscription curieuse qui était sculptée à la base de la montre a été arrachée, et le curé actuel de Soliès médite de faire de ce buffet vide un confessional.


BUIZE, s. f. Vieux mot encore usité en Picardie et qui signifie canal, conduit d'eau (voy. TUYAU de descente).



BYZANTIN (style) (v. STYLE). BYZANTINE (architecture) (v. ARCHITECTURE).



CABARET, s. m. Cabaust. Vieux mot qui signifie lieu fermé de barreaux, d'où vient le nom de cabaret donné aux boutiques de débitants de vin.



CAGE, s. f. Désigne l'espace dans lequel est établi un escalier (v. ESCALIER).



CAMINADE, s. f. Vieux mot employé pour chambre à feu, chambre dans laquelle est une cheminée.



CALVAIRE, s. m. Il était d'usage, pendant les XVe et XVIe siècles, de représenter les scènes de la Passion de Jésus-Christ dans les cloîtres, les cimetières, ou même dans une chapelle attenant à une église, au moyen de figurines ronde-bosse sculptées sur pierre ou bois, et rangées soit dans un vaste encadrement, soit sur une sorte de plate-forme s'élevant en gradins jusqu'à un sommet sur lequel se dressaient les trois croix portant Notre-Seigneur et les deux larrons. On voit encore un grand nombre de ces monuments, qui datent du XVe ou du XVIe siècle, dans les cimetières de la Bretagne. Beaucoup de retables en bois, du commencement du XVIe siècle, représentent également toutes les scènes de la Passion, en commençant par celle du Jardin des Oliviers et finissant au Crucifiement. Depuis le XVIe siècle, on a remplacé ces représentations groupées par des stations élevées de distance en distance, en plein air, sur les pentes d'une colline, ou sculptées ou peintes dans des cadres accrochés aux piliers des églises 165.

Note 165: (retour) L'idée de présenter aux fidèles les quatorze stations de Notre-Seigneur, depuis le moment où il fut livré par Judas jusquà sa mort, est certainement de nature à inspirer les sentiments les plus fervents; la vue des souffrances supportées avec patience par le fils de Dieu est bien propre à raffermir les âmes affligées: aussi, n'est-il pas, à notre sens, de spectacle plus touchant, dans nos églises, que la vue de ces femmes venant silencieusement s'agenouiller devant les terribles scènes de la Passion, et les suivre ainsi une à une jusqu'à la dernière. Pourquoi faut-il que ces prières si respectables (car elles ne sont inspirées ni par un désir ambitieux, ni par des souhaits indiscrets, mais par la douleur et le besoin de consolation) soient adressées à Dieu devant des images presque toujours hideuses ou ridicules, qui déshonorent nos églises? Ces tableaux des stations sont fabriqués en bloc, à prix fixes, se paient au mètre ou en raison du plus ou moins de couleur dont elles sont barbouillées; elles sortent des mêmes ateliers qui envoient en province des devants de cheminée graveleux, des scènes bachiques pour les tavernes, et, il faut bien le dire, au point de vue de l'art, ces peintures n'ont même pas le mérite des papiers peints les plus vulgaires. Il nous semble que les images qui doivent trouver place dans les églises, même les plus humbles, pourraient être soumises à un contrôle sévère de la part des membres éclairés du haut clergé; qu'elles soient parfaites, cela est difficile; mais faudrait-il au moins quelles ne fussent jamais ridicules ou repoussantes; qu'elles ne fussent pas, comme art, au-dessous de ce que l'on voit dans les cabarets. Sinon, mieux vaut une simple inscription; si pauvre que soit l'imagination de celui qui prie, elle lui peindra les scènes de la Passion d'une manière plus noble et plus digne que ne le font ces tableaux grotesques.


CANNELURE, s. f. C'est une moulure en forme de petit canal creusé verticalement sur la circonférence des colonnes ou sur les faces des pilastres. Les Grecs avaient adopté la cannelure sur les fûts des colonnes des ordres dorique, ionique et corynthien; les Romains l'employèrent également, autant que les matières dont étaient composées leurs colonnes le permettaient; aussi voyons-nous, en France, la cannelure appliquée aux colonnes et pilastres de l'époque romane dans les contrées où l'architecture romaine avait laissé de nombreux vestiges. En Provence, le long du Rhône et de la Saône, et jusqu'en Bourgogne, des cannelures sont parfois creusées, pendant le XIIe siècle, sur les colonnes, mais plus particulièrement sur les faces des pilastres. Il se faisait alors une sorte de renaissance, qui, dans ces contrées couvertes de fragments antiques, conduisait les architectes à imiter la sculpture romaine, que la filiation romane avait peu à peu dénaturée. Ce retour vers les détails de la sculpture antique est très-sensible au portail de l'église de Saint-Gilles, dans le cloître de Saint-Trophyme à Arles, au Thor, à Pernes, à Cavaillon en Provence, dans toutes ces églises qui bordent le Rhône; puis, plus au Nord, à Langres, à Autun, à Beaune, à Semur en Brionnais, à la Charité sur Loire, à Cluny. Dans l'architecture de ces pays, le pilastre est préféré à la colonne engagée, et toujours le pilastre est cannelé; et, il faut le dire, sa cannelure est d'un plus beau profil que la cannelure romaine, trop maigre et trop creuse, mal terminée au sommet par un demi-cercle dont la forme est molle, confuse près de la base, lorsqu'elle est remplie par une baguette. La cannelure occidentale du XIIe siècle se rapproche des profils et de l'échelle des cannelures grecques, comme beaucoup d'autres profils de cette époque.

Nous donnons (fig. 1) un des pilastres du triforium de la cathédrale de Langres, dont la face présente une seule cannelure; et (fig. 2) un des grands pilastres des piles intérieures de cette même église, dont la face est ornée de deux cannelures. Entre les cannelures, des baguettes sont dégagées; l'ensemble de ces surfaces concaves et convexes alternées produit beaucoup d'effet. À la cathédrale d'Autun, dont la construction précéda de quelques années l'érection de celle de Langres, les cannelures des pilastres se rapprochent davantage de la cannelure romaine (3).

Lorsque les cannelures sont traînées sur des colonnes au XIIe siècle, il est rare qu'elles soient simples; elles sont ou chevronnées ou en zigzags, ou torses, ou rompues, ou remplies par des ornements (voy. COLONNE); telles sont les cannelures d'une des colonnes de la porte principale de la cathédrale d'Autun (fig. 4); ce n'est guère qu'en Provence que l'on rencontre des colonnes cannelées simples. Au XIIIe siècle, la cannelure disparaît lorsque l'architecture ogivale est adoptée.

Un des derniers exemples de cannelures appliquées à des colonnes se voit à l'extérieur du choeur de l'église Saint-Rémy de Reims, dont la construction remonte aux dernières années du XIIe siècle. Mais il ne faut pas oublier qu'à Reims il existe de nombreux fragments d'antiquités romaines, et que la vue de ces monuments eut une influence sur l'architecture et la sculpture de cette partie de la Champagne.

Les cannelures reparaissent sur les pilastres et sur les colonnes au moment de la Renaissance; souvent alors, comme à la façade du Louvre, côté de la rivière, ou comme au rez-de-chaussée de la galerie de Philibert Delorme au palais des Tuileries, elles alternent avec des assises formant bossage.



CANTON, s. m. Terme de blason. CANTONNÉ se dit, en architecture, des piliers dont les quatre faces sont renforcées de colonnes engagées ou de pilastres; on dit alors: pilier cantonné de quatre colonnes, de quatre pilastres (voy. PILIER).



CARREAU, s. m. C'est le nom que l'on donne à des tablettes de pierre, de marbre ou de terre cuite, qui servent à paver l'intérieur des édifices (voy. CARRELAGE). On désigne aussi par carreaux les morceaux de pierre peu profonds qui forment les parements d'un mur. Un mur est bâti en carreaux ou carreaudages et boutisses (voy. BOUTISSE).



CARRELAGE, s, m. Assemblage de carreaux de pierre, de marbre ou de terre cuite. Les Romains couvraient ordinairement l'aire des salles à rez-de-chaussée de mosaïques composées de petits cubes de marbre de diverses couleurs, formant, par leur juxtaposition, des dessins colorés, des ornements et même des sujets. Ils employaient souvent aussi de grandes tables de marbre ou de pierre carrées, oblongues, polygonales et circulaires, pour daller les salles qui devaient recevoir un grand concours de monde; car la mosaïque ne pouvait durer longtemps sous les pas de la foule. La brique était réservée pour les pavages les plus vulgaires. Pendant les premiers siècles du moyen âge, en France, ces traditions furent conservées; mais les marbres, dans le Nord, n'étaient pas communs, la façon de la mosaïque dispendieuse; elle ne fut que rarement employée pour les pavages (voy. MOSAÏQUE); on lui préféra les dalIages gravés et incrustés de mastics de couleur, ou les terres cuites émaillées. Partout, en effet, on pouvait fabriquer de la brique, et rien n'est plus aisé que de lui donner des tons variés par une couverte cuite au four. Il est vraisemblable que, dès l'époque carlovingienne, les carrelages en briques de couleur étaient en usage; on pouvait ainsi, à peu de frais, obtenir des pavages présentant à peu près l'aspect des mosaïques. Cependant nous devons dire que nous ne connaissons aucun carrelage de terre cuite antérieur au XIIe siècle; on n'en doit pas être surpris, quand on observe combien peu durent les émaux dont on revêt cette matière; promptement usés, les carrelages en terre cuite devaient être souvent remplacés.

Les carrelages les plus anciens que nous connaissions sont ceux que nous avons découverts, il y a quelques années, dans les chapelles absidales de l'église abbatiale de Saint-Denis; ces carrelages sont du temps de Suger; ils furent laissés la plupart en place, à cause probablement de leur beauté, lorsque, sous le règne de saint Louis, ces chapelles furent remises à neuf. Ils sont en grande partie composés de très-petits morceaux de terre cuite émaillés en noir, en jaune, en vert foncé et en rouge, coupés en triangles, en carrés, en lozanges, en portion de cercle, en polygones, etc.; ils forment, par leur assemblage, de véritables mosaïques d'un dessin charmant. Le carrelage de la chapelle de la Vierge, publié dans les Annales archéologiques de M. Didron et dans l'Encyclopédie d'Architecture de M. Bance, celui de la chapelle de saint-Cucuphas, également reproduit dans ce dernier ouvrage et dans les Études sur les carrelages historiés de M. Alfred Ramé, et restaurés aujourd'hui, sont deux très-beaux spécimen des carrelages mosaïques du XIIe siècle. Nous croyons inutile de reproduire ici les ensembles de ces carrelages, et nous nous bornerons à en donner des fragments, afin de faire connaître la méthode suivie par les architectes de ce temps. Ces carrelages se composent généralement de bandes formant des dessins variés, séparées par des bordures étroites. L'influence de la mosaïque antique se fait encore sentir dans ces combinaisons, car chaque carreau porte sa couleur, et c'est par leur assemblage que les dessins sont obtenus. Les briquetiers du XIIe siècle avaient poussé fort loin l'art de mouler ces petits morceaux de terre, et souvent ils composaient des dessins assez compliqués, des ornements même, par l'enchevêtrement de courbes les unes dans les autres.

L'exemple que voici (fig. 1) d'un fragment de carrelage de la chapelle de la Vierge de l'église de Saint-Denis, nous fait voir des bandes formées de cercles noirs et rouges qui se pénètrent, et des compartiments très-fins composés de morceaux triangulaires, carrés, ou en fuseaux qui n'ont pas plus de 0,03 centimètres de côté 166. Nous trouvons même dans le carrelage de la chapelle Saint-Cucuphas de l'église de Saint-Denis des fleurs de lis jaune sur fond noir-vert ainsi combinées (2). La fig. 2 bis présente la disposition des morceaux dont est formée cette sorte de mosaïque. Quelquefois les carreaux sont pénétrés d'une petite pièce de terre cuite d'une autre couleur qui vient s'adapter dans le creux ménagé pour la recevoir (3). Ces exemples sont tirés de la même chapelle, dont tout le carrelage est jaune et noir-vert.

M. Percier nous a laissé, parmi ses précieux croquis faits en 1797 dans l'église de Saint-Denis, quelques-uns de ces carrelages du XIIe siècle dont la composition est si originale. Nous donnons ici (4) l'un des plus beaux; l'exactitude de ces croquis nous est confirmée par la découverte de carreaux qui, quoique dérangés, coïncident parfaitement avec l'ensemble que nous reproduisons. Dans ce dernier carrelage, beaucoup de morceaux de terre cuite simulent un marbre vert jaspé 167. Évidemment, les artistes du XIIe siècle, imbus des traditions antiques, cherchaient à rendre l'effet des mosaïques romaines des bas-temps, dont ils possédaient encore de nombreux exemples; n'ayant pas de marbres à leur disposition, ils les imitaient au moyen de l'émail dont ils revêtaient leurs carreaux.

Nous avons encore trouvé en Allemagne des combinaisons de carreaux de terre cuite de couleur formant des dessins variés par leur silhouette et leur assemblage. Ces carreaux datent des premières années du XIIIe siècle; il ne faut pas oublier que les arts de l'Allemagne étaient alors en retard d'une cinquantaine d'années sur les arts de la France. Nous pensons qu'il est utile de présenter ici quelques-uns de ces exemples qui, d'ailleurs, appartiennent bien nettement au style du XIIe siècle, et cela d'autant mieux que ces carreaux proviennent des environs de Dresde, et que ces contrées recevaient alors tous leurs arts de l'Occident. Ces fragments (fig. 5 et 5 bis) sont aujourd'hui déposés dans le musée du Grand Jardin, à Dresde, et appartiennent au cloître de Tzelle, situé à vingt-quatre kilomètres de cette ville. Les figures A et B font voir comment ces carreaux sont fabriqués et comment ils s'assemblent; ils sont noirs et rouges; les petites pièces C sont seules bordées d'un filet blanc. On remarquera que, dans tous les exemples que nous venons de donner ci-dessus, le noir-vert joue un grand rôle; c'est là un des traits caractéristiques des carrelages du XIIe siècle, tandis qu'au XIIIe siècle c'est le rouge qui domine. En règle générale, dans les décorations intérieures, au XIIe siècle, les pavages sont d'un ton très-soutenu et chargé, tandis que les peintures sont claires; le vert, le jaune, l'ocre rouge et le blanc sont les couleurs qu'elles préfèrent. Au XIIIe siècle, au contraire, les surfaces horizontales, les pavages sont brillants, clairs, tandis que les peintures des parements sont très-vigoureuses de ton, et il n'est pas rare même, vers la fin du XIIIe siècle et pendant le XIVe, de voir le noir occuper des surfaces importantes dans la décoration des parements verticaux (voy. PEINTURE).

Mais ce n'est pas seulement par l'harmonie des tons que les carrelages du XIIe siècle diffèrent de ceux du XIIe, c'est aussi par le mode de fabrication; en cela, comme en toute chose, le XIIIe siècle rompt franchement avec les traditions; au lieu de composer les dessins des carrelages au moyen de pièces assemblées de formes variées, il adopta un système de carreaux ordinairement carrés, ornés au moyen d'incrustations de terres de couleurs différentes, rouges sur jaunes, ou jaunes sur rouges. Les carreaux noirs furent employés, le plus souvent alors, comme encadrements; le noir-vert devint plus rare, pour reparaître au XIVe siècle. Les exemples de carrelages du XIIIe siècle abondent dans nos anciennes églises, dans les châteaux, palais et maisons. Il faut toutefois remarquer ici que le carrelage en terre cuite émaillée n'est guère employé que dans les choeurs, les chapelles, ou les salles qui n'étaient pas faites pour recevoir un grand concours de monde. L'émail s'enlevant assez facilement par le frottement des chaussures, on n'employait pas les carreaux émaillés dans les nefs ou collatéraux, dans les galeries ou grandes salles des châteaux et palais. Si la terre cuite était mise en oeuvre dans les lieux très-fréquentés, elle était posée sans émail et alternée souvent avec des dalles de pierre et même des carreaux de marbre. D'ailleurs, il ne faut pas oublier qu'à partir du XIIe siècle le sol des nefs servait de sépulture, et qu'étant ainsi bouleversé sans cesse et recouvert de dalles funéraires, il n'était guère possible d'y maintenir un dessin général composé de petites pièces de terre cuite.

Nous avons dit que le XIIIe siècle avait remplacé le carrelage en terre cuite mosaïque par des carreaux incrustés d'ornements. L'origine de ce mode de fabrication est facile à découvrir: dès l'époque mérovingienne, on cuisait des briques pour pavage, présentant en creux des dessins plus ou moins compliqués; ces dessins s'obtenaient au moyen d'une estampille appliquée sur la terre encore molle. On retrouve dans l'église de l'ancien prieuré de Laître-sous-Amance, consacré en 1076, des carreaux qui ne sont pas recouverts d'émail, mais simplement estampés en creux. «Ces briques 168 sont carrées ou barlongues; ces dernières ont 0,09 c. de largeur sur 0,18 c. de longueur. Elles offrent soit des lignes droites qui se coupent de manière à former des carrés, soit des rinceaux enfermés entre deux bandes chargées de hachures. Les briques barlongues formaient des encadrements dans lesquels on rangeait, l'une à côté de l'autre, un certain nombre de briques carrées.»

Nous avons trouvé, dans des fouilles faites à Saint-Denis, quelques carreaux ainsi gravés de cercles et de lozanges recouverts d'un émail tendre, opaque, blanc sale, produit par une légère couche de terre plus fusible que le corps de la brique. Voici une copie, moitié d'exécution, de carreaux ainsi estampillés provenant des fouilles faites sur l'emplacement de l'ancienne église de Sainte-Colombe à Sens, et dont la date paraît fort ancienne (6) 169. Ils sont composés d'une terre blanc jaunâtre assez résistante, mais sans couverte. Du moment qu'on possédait des carreaux gravés en creux, il était naturel de chercher à remplir cette gravure par une terre d'une autre couleur, et de recouvrir le tout d'un émail transparent; c'est ce que l'on fit dès le XIIe siècle et peut-être même antérieurement à cette époque; cette méthode de fabrication devint générale au XIIIe. Par ce procédé, en supposant l'émail enlevé, la terre incrustée ayant une épaisseur de quelques millimètres, le carreau conservait longtemps son dessin. La gravure du carrelage étant remplie, la poussière n'était plus arrêtée par les intailles, et on pouvait maintenir ces carrelages propres en les lavant et les balayant. Posés dans des chapelles ou dans des salles capitulaires, ou des appartements intérieurs dans lesquels on n'entrait qu'avec des chaussures molles et légères, on ne risquait pas de glisser sur leur surface émaillée.

L'un des plus anciens carrelages incrustés connus est celui de l'église de Saint-Pierre-sur-Dive; il est reproduit avec une scrupuleuse exactitude dans les Annales archéologiques 170. Le carrelage de Saint-Pierre-sur-Dive (près Caen) se compose d'une grande rosace de carreaux concentriques, coupée par une croix de dalles de pierre, et encadrée de même. Nous partageons complétement l'opinion de M. Alfred Ramé qui, contrairement à celle de M. de Caumont, admet ce mélange de dalles de pierre et de carrelage de terre cuite, comme étant de l'époque primitive, c'est-à-dire de la fin du XIIe siècle. Les irrégularités que l'on observe dans ce carrelage ne prouvent pas qu'il y ait eu remaniement, mais simplement restauration; nous avons remarqué, d'ailleurs, dans tous les anciens carrelages, des défauts de pose très-fréquents. Cela est facile à expliquer; les fabriques envoyaient, sur commande, un certain nombre de carreaux cuits depuis longtemps et emmagasinés; lorsqu'on les mettait en place, à moins de se résoudre à faire une commande partielle et spéciale, et à attendre une nouvelle cuisson, ce qui pouvait retarder l'achèvement du pavage de deux ou trois mois, il fallait se résoudre à employer tels quels les carreaux envoyés par le briquetier; de là souvent des combinaisons commencées avec un dessin et achevées avec un autre, des carreaux posés pêle-mêle, ou par rangées sans relations entre elles. À Saint-Pierre-sur-Dive, le sujet principal, la rosace centrale, croisée de dalles de pierre, est régulière; mais le grand encadrement carré qui la cerne n'est composé que de rangs de briques de dessins divers, la plupart de la même époque cependant et fort beaux. D'ailleurs, il faut bien reconnaître que les artistes du moyen âge n'étaient pas pénétrés de ce besoin de symétrie puérile qui fait loi aujourd'hui; ils étaient guidés par une idée toute opposée: la variété. Rien n'est plus ordinaire que de voir, dans les carrelages anciens, jusqu'à l'époque de la renaissance, de ces mélanges de dessins, de ces divisions inégales de bandes, de bordures, de compartiments.

Le carrelage de Saint-Pierre-sur-Dive est incrusté jaune sur noir-brun; il est en cela conforme, comme couleur, aux carrelages mosaïques du XIIe siècle, où le noir domine, où le rouge n'est qu'accessoire quand on le rencontre. Le procédé de fabrication du carrelage de Saint-Pierre-sur-Dive mérite d'être mentionné; il consiste en une couche de terre fine noircie, posée sur une argile rouge grossière, estampée, incrustée d'une terre jaunâtre et couverte d'un émail transparent; le dessin de ces carreaux est noir sur jaune, ou jaune sur noir. La terre blanc-jaunâtre pénètre à travers l'engobe brune et vient s'incruster jusque dans l'argile rouge, ainsi que l'indique la coupe (fig. 7); l'émail, étant safrané, donne un éclat d'or à la terre blanche.

Nous présentons (Fig. 8) une portion de la rosace en terre cuite émaillée de Saint-Pierre-sur-Dive, qui est certainement une des belles compositions de ce genre. Les carreaux qui forment cette rosace excèdent les dimensions ordinaires; quelques-uns ont 0,18 c. de côté, ceux octogones des écoinçons ont jusqu'à 0,23 c.

On voit encore, dans la chapelle Saint-Michel de l'ancienne collégiale de Saint-Quentin, un carrelage de la fin du XIIe siècle, composé également de bandes de pierre encadrant des briques de couleur brun foncé. De même à Saint-Denis, si nous en croyons les croquis de M. Percier, quelques carrelages des chapelles présentaient des encadrements de pierres unies. Ce système paraît donc avoir été adopté au XIIe siècle, tandis qu'au XIIIe siècle les deux matières ne se trouvent plus réunies, le carrelage de terre cuite couvre sans mélanges les salles pour le pavage desquelles il est réservé, et les dalles ne viennent plus s'y mêler.

Ainsi que nous l'avons dit déjà, le rouge domine dans, les carrelages du XIIIe siècle; c'est qu'aussi le procédé de fabrication change, et se simplifie. Il est à remarquer que, dans tous les arts et industries qui se rattachent à l'architecture, le XIIe siècle a, sur le XIIIe, une grande supériorité d'exécution; les vitraux, les peintures, les sculptures, dallages incrustés et carrelages du XIIe siècle, et nous dirons même la construction des édifices, dénotent un soin et une recherche que le XIIIe siècle, préoccupé de ses grandes conceptions, abandonne bientôt. Le procédé de fabrication des carrelages du XIIe siècle, soit qu'ils fussent composés de pièces enchevêtrées, soit qu'ils fussent incrustés, exigeait beaucoup de temps, un grand nombre d'opérations successives, une main-d'oeuvre lente. Au XIIIe siècle, on se contente de la brique rouge estampée, incrustée d'une terre blanc-jaune, et couverte d'un émail transparent. Quelquefois la terre blanche fait le fond, plus fréquemment elle fait le dessin; dans l'un comme dans l'autre cas, le procédé de fabrication est le même. Les carreaux noirs, pour être incrustés comme ceux de Saint-Pierre-sur-Dive, exigeaient cinq opérations successives, sans la cuisson: 1° le moulage de la brique; 2° une première couverte d'une terre fine, noircie par un oxyde métallique; 3° l'estampage du dessin en creux; 4° le remplissage du creux par une terre blanche, le battage; 5° l'émaillage. Les carreaux rouges incrustés de blanc n'en exigeaient que quatre: 1° le moulage de la brique; 2° l'estampage; 3° le remplissage du creux, le battage; 4° l'émaillage. Aussi, pendant le XIIIe siècle, les carreaux noirs sont généralement unis et ne sont employés que comme encadrements. L'émail des carrelages du XIIIe siècle est toujours, comme celui du XIIe, coloré en jaune; il contribue à donner ainsi de l'éclat au blanc et au rouge.

Les carreaux de brique rouge carrée incrustée, si fort en vogue au XIIIe siècle, forment des dessins isolés ou par quatre. Il n'est pas besoin de démontrer comment ce système permettait de trouver des combinaisons, de dessins à l'infini.

Voici des carreaux incrustés et émaillés provenant du château de Coucy, façonnés d'après cette donnée. La fig. 9 présente deux carreaux dont le dessin est isolé; l'un d'eux est un écusson armoyé. Les fig. 10 et 11 donnent chacune un assemblage de quatre carreaux complétant un dessin circulaire 171. La fabrication de ces carreaux est grossière; nous sommes ici bien éloignés de la finesse et de la pureté des carreaux de Saint-Pierre-sur-Dive. Mais cependant, en simplifiant l'exécution pour obtenir des produits plus nombreux et moins longs à fabriquer, le XIIIe siècle sut faire d'admirables carrelages, et nous citerons entre autres ceux des chapelles de la cathédrale de Laon, dont nous figurons ici (fig. 12 et 13) quelques échantilIons, et le beau pavé de la salle du trésor de l'ancienne cathédrale de Saint-Omer, reproduit en entier dans les Annales archéologiques de M. Didron 172.

Ce dernier carrelage, qui date de la fin du XIIIe siècle, présente une suite de compartiments de seize carreaux rouges incrustés de jaune avec encadrements noirs unis. Les compartiments sont posés sur la diagonale, et les carreaux ont environ 0,12 c. de côté. De deux en deux, les compartiments offrent un mélange de carreaux noirs et blancs, à dessins mosaïques très-fins, qui jettent de l'éclat au milieu de cette riche composition. Les carreaux rouges et jaunes sont variés à chaque compartiment, et leurs dessins se combinent par quatre ou sont complets dans chaque brique.

Au XIIIe siècle, les dessins des carrelages incrustés sont encore larges, simples comme disposition générale; ils deviennent plus confus et plus maigres pendant le XIVe siècle. Une difficulté de nature à embarrasser les archéologues, lorsqu'il s'agit de reconnaître l'époque des carrelages, se présente fréquemment à partir du XIIIe siècle. Les briquetiers, qui possédaient dans leurs ateliers ces matrices en bois propres à imprimer les dessins destinés à orner les carreaux, s'en servirent longtemps après que ces estampilles avaient été gravées, et souvent des carrelages furent fabriqués au XIVe siècle avec des matrices faites pendant le XIIIe; cela explique comment on retrouve, dans des carrelages posés évidemment à une certaine époque, des échantillons de carreaux beaucoup plus anciens que les édifices auxquels ils appartiennent. Comme principe décoratif, les carrelages ne se modifient guère du XIIIe au XVe siècle; leur dessin s'amaigrit de plus en plus; à la fin du XIVe siècle, on introduit à profusion dans les carrelages des chiffres, des inscriptions, des armoiries, quelquefois même de petites scènes; on voit apparaître les tons verts, bleu clair; le noir devient plus rare.

Voici (fig. 14 et 15) deux portions de carrelages de cette époque qui proviennent des fouilles exécutées en 1840 dans les jardins de l'hôtel des Archives à Paris (ancien hôtel Soubise), et dont les dessins rouges sur jaunes sont exécutés avec une rare perfection. Des fragments d'une bordure bleue et blanche furent découverts en même temps.

Les carrelages des XIVe et XVe siècles abondent; les villes de la Champagne, de la Brie, de la Bourgogne en sont encore remplies, et les ouvrages spéciaux sur cette matière, nous en présenteront des exemples assez nombreux pour que nous nous dispensions de les reproduire ici.

Pendant le XVIe siècle, le carrelage en brique incrustée se rencontre encore, et nous en trouvons de beaux spécimen dans la ville de Troyes (fig. 16) 173. Mais alors apparaissent les carrelages en faïence peints, dans lesquels les tons blancs, bleus, jaunes et verts dominent. Tout le monde connaît les carrelages des châteaux d'Écouen, de Blois, de l'église de Brou; nous en citerons un toutefois qui surpasse tous ceux que nous avons vus de cette époque; c'est le carrelage en faïence de la chapelle située au nord de la nef de la cathédrale de Langres. Il est difficile de rencontrer une décoration de pavage à la fois plus riche, mieux composée et plus harmonieuse de tons.

On ne se contenta pas, pendant le moyen âge, de faire des carreaux mosaïques ou incrustés de terres de couleurs différentes, on en fabriqua aussi avec des dessins en relief. Ces sortes de carrelages ne pouvaient s'exécuter qu'avec des terres très-dures, autrement les dessins eussent été promptement usés par les chaussures. Ces dessins en relief avaient l'avantage d'empêcher de glisser sur la surface du carrelage; mais il devait être difficile de le maintenir en bon état de propreté, la poussière se trouvant arrêtée par les aspérités des dessins.

Nous possédons un échantillon de carreaux fabriqués suivant ce système et qui nous paraissent appartenir au XVe siècle 174. La fig. 17 en donne le dessin; les saillies n'ont pas plus de deux millimètres; la terre en est fort compacte, bien battue et bien cuite.

Les carrelages en faïence furent encore employés en France pendant le XVIIe siècle, et l'usage s'en est perpétué en Italie, en Espagne, en Afrique et en Orient jusqu'à nos jours. Chez nous, on ne les emploie plus guère que pour carreler des fourneaux de cuisine, et, dans le midi, des salles de bain ou des offices 175.

Note 166: (retour) Nous avons rendu les tons noir ou vert sombre par du noir, le rouge par des hachures, et le jaune par le blanc. Le rouge est couleur brique, le jaune est d'un ton d'ocre clair fort doux.
Note 167: (retour) Ces morceaux sont rendus dans la gravure par un travail irrégulier.
Note 168: (retour) Voir l'Essai sur le pavage des églises antér. au XVe siècle, par M. Deschamps du Pas (Annales archéol., t. X). Bullet. monum. de M. de Caumont, 1848, p. 742.
Note 169: (retour) Le monastère de Sainte-Colombe, fondé en 630 par Clotaire II, est situé à deux kilomètres de Sens, ces briques nous paraissent appartenir à ces premières constructions.
Note 170: (retour) Annales archéol., pub. par M. Didron aîné, t. XII, p. 281. M. Alfred Ramé fait paraître en ce moment un ouvrage spécial sur les carrelages émaillés (voy. Étud. sur les carrelages historiés du XIIe au XVIIe siècle). Cet ouvrage, accompagné de nombreuses planches exécutées avec le plus grand soin, ne saurait trop être recommandé. C'est une étude complète de cette partie importante de la décoration des édifices au moyen âge. Un de nos jeunes architectes, M. Amé, fait également paraître un volume contenant les plus beaux carrelages des provinces de la Bourgogne et de la Champagne.
Note 171: (retour) Ces carreaux, aujourd'hui déposés dans l'ancienne abbaye de Prémontré, ont 0,12 c. de côté; ils nous ont été donnés par M. de Violaine. Ils servaient certainement de pavage aux salles du château de Coucy, qui datent de la première moitié du XIIIe siècle.
Note 172: (retour) Voy. Annales archéol., pub. par M. Didron aîné, t. Xl, p. 65. Nous renvoyons nos lecteurs aux belles planches de ce recueil; elles donnent l'ensemble de ce carrelage.
Note 173: (retour) De l'église de Saint-Nicolas à Troyes. Ce carrelage, qui se compose de briques circulaires enfermées dans d'autres briques carrées entaillées en quart de cercle, représente le monogramme du Christ entouré de la couronne d'épines. La date de 1552 est incrustée au-dessous du monogramme.
Note 174: (retour) Ces carreaux nous ont été donnés par M. Mallay, architecte du Puy-de-Dôme; ils proviennent de Riom.
Note 175: (retour) Quelques fabricants briquetiers ont fait renaître l'art du carreleur émailleur avec succès. Nous citerons, entre autres fabriques, celles de M. Dubois à Paris, qui a fourni les carrelages neufs de l'église de Saint-Denis, restaurés sur les fragments anciens; celle de M. Millard à Troyes, dont les produits sont beaux; la fabrique de terres cuites émaillées de Langeais. Nous renvoyons nos lecteurs, pour de plus amples renseignements sur cet article spécial, à l'ouvrage de M. Alfred Ramé cité ci-dessus.


CARRIÈRE, s. f. Originairement ce mot est employé comme chemin où peut passer un char, puis comme lieu d'où l'on extrait de la pierre à bâtir. De tous temps, en France, on a extrait la pierre à bâtir soit à ciel ouvert, soit dans des galeries creusées sous le sol. La colline Saint-Jacques à Paris est complétement excavée par les constructeurs parisiens depuis les premiers siècles du christianisme. C'est de cette colline et des environs d'Arcueil que furent tirés tous les matériaux calcaires employés dans les constructions de la cité, et notamment ceux qui ont servi à l'édification de Notre-Dame. On employait alors, comme aujourd'hui, pour extraire les bancs calcaires, des treuils munis de grandes roues posés à l'orifice des puits. On trouve, dans le recueil des Olim 176, quelques arrêts touchant l'extraction des pierres à bâtir; ils sont relatifs aux indemnités à payer par les carriers ou constructeurs pour réparations des chemins défoncés. Nous citons ici un fragment d'un de ces arrêts royaux qui date de 1273.

«Cependant l'abbé et les moines du couvent de Saint-Port se plaignaient de ce que ceux qui réparaient le pont de Melun étaient venus dans leurs terres, et y avaient creusé pour faire une carrière de laquelle ils tiraient, malgré eux moines, des pierres nécessaires à la construction dudit pont; que par cela même un tort considérable leur avait été fait, en détruisant presque entièrement un chemin sur lequel on arrivait à leur abbaye; c'est pourquoi les moines demandaient qu'on poursuivit ces carriers pour faire cesser l'abus, et leur faire réparer les dommages qu'ils avaient causés au couvent. Le bailli de la Seine fut donc invité à faire réparer le chemin de telle sorte que les moines pussent se rendre facilement et en toute sûreté à l'abbaye, comme auparavant, et à les indemniser des dommages qu'ils avaient soufferts par suite de l'exploitation de ladite carrière; savoir, en leur payant des deniers royaux une somme égale à celle de la pierre extraite, ou en leur faisant restituer cette somme par les entrepreneurs dudit pont...»

À une époque où il n'existait pas une législation uniforme, propre à régler l'exploitation des carrières, ces contestations étaient fréquentes; les abbayes, les seigneurs féodaux, possesseurs du sol, faisaient payer des droits pour permettre l'exploitation sur leurs terres, ou exigeaient un charriage gratuit d'une portion des matériaux exploités pour leur usage particulier. Souvent même les couvents faisaient exploiter eux-mêmes et vendaient les matériaux. Les cottaux de carrière de Saint-Denis appartenaient à l'abbé et aux moines de Saint-Denis; ceux-ci possédaient aussi des carrières près Pontoise. Les abbayes de Royaumont, du Val-sur-l'Oise, tiraient profit des vastes et belles carrières dont leur sol est rempli. Les établissements religieux se faisaient souvent un revenu considérable par l'extraction de la pierre, car ils avaient, autant que faire se pouvait, le soin de bâtir leurs monastères dans le voisinage de dépôts calcaires; et, sur le sol de la France, on peut être assuré de trouver, proche des abbayes, de bonnes terres, des cours d'eau et de la pierre propre à bâtir. Agriculteurs, industriels et constructeurs, les moines furent les premiers à ouvrir le sol et à lui faire rendre tout ce qui est nécessaire aux besoins d'un peuple civilisé. Les constructions qu'ils nous ont laissées font voir que les moyens d'exploitation qu'ils employaient étaient bien organisés et d'une grande puissance, car il n'est pas rare de trouver dans les églises abbatiales des blocs énormes. Ainsi, par exemple, on voit, dans le choeur de l'abbaye de Vézelay, des colonnes monolythes qui ne cubent pas moins de quatre mètres; or, ces colonnes proviennent des carrières de Coutarnoux, qui sont distantes de vingt-huit kilomètres de l'abbaye, et il a fallu monter ces blocs au sommet d'une montagne escarpée, et cela avec des efforts inouis. Dans beaucoup d'églises de Bourgogne, du Mâconnais, on trouve des monolythes qui, pour le cube, ne le cèdent en rien à ceux-ci. On ne peut douter que l'attention des moines ne se soit portée d'une manière toute particulière sur l'exploitation des carrières, car ils ont su extraire des matériaux de choix en grande quantité, et les faire transporter par des moyens mécaniques assez énergiques pour causer encore aujourd'hui notre étonnement.

Nous n'avons pu jusqu'à présent savoir s'il n'existait pas, pendant les XIIe et XIIIe siècles, des corporations de carriers, comme il existait des corporations de constructeurs de ponts (pontifices); la vue des monuments nous le ferait croire, car nous avons trouvé, en examinant des matériaux de gros volume, des traces de moyens de transport identiques dans des contrées très-éloignées les unes des autres, des choix de matériaux en raison de la place qu'ils occupent, indiquant un système d'extraction suivi avec méthode; mais nous avons l'occasion de nous étendre sur ce sujet dans le mot CONSTRUCTION, auquel nous renvoyons nos lecteurs. Il est certain, par exemple, que les carriers du moyen âge devaient posséder une méthode simple pour extraire des pierres d'une grande longueur, quoique faibles d'épaisseur et de largeur.

Pendant les XIIe et XIIIe siècles, on a mis en oeuvre, dans les constructions, avec une profusion extraordinaire, des colonnettes, des meneaux de fenêtres, dont le diamètre n'excède pas 0,20 c. et dont la longueur varie de quatre à cinq mètres, quelquefois plus; or, aujourd'hui, nous avons souvent de la peine à faire extraire des matériaux, remplissant ces conditions, des mêmes carrières d'où autrefois on les tirait en grande quantité. En cela, comme en bien d'autres choses, nos progrès, dont nous sommes si fiers, ressembleraient fort à une infériorité dans la pratique. Jusqu'au XVe siècle, on n'employait pas la scie pour débiter la pierre dure; la pierre arrivait de la carrière dans les dimensions demandées par le constructeur; il fallait donc, pour extraire et transporter ces blocs longs et fragiles, des précautions et des ressources négligées ou perdues. Il est vraisemblable que, pour obtenir ces pierres longues et minces, on employait un procédé encore usité dans quelques provinces en France, et qui consiste à faire une tranchée étroite dans le banc que l'on veut fendre; à placer dans cette tranchée, de distance en distance, des coins de bois de frêne séchés au four, sur lesquels on laisse tomber de l'eau goutte à goutte; les coins, en se gonflant par l'humidité qui les pénètre également, font fendre le bloc longitudinalement, sans risquer de le casser par tronçons comme le ferait infailliblement la percussion sur des coins de fer. Trop dédaigneux d'un passé que nous laissons dénigrer par quelques esprits étroits et paresseux, nous négligeons aujourd'hui ces détails qui, autrefois, préoccupaient avec raison les constructeurs. Si les architectes regardent comme un de leurs devoirs de s'enquérir des carrières et de les visiter, ils ne cherchent à avoir aucune action sur la manière de les exploiter; c'est, nous le croyons, un grand tort; car la qualité de la pierre dépend parfois autant de son gisement que des procédés employés pour l'extraire, ou de la saison pendant laquelle on l'extrait. Beaucoup de carrières sont gâchées par des carriers ignorants ou malhabiles, et ce serait un service à rendre que d'établir une police sur l'exploitation des pierres; si cette police n'avait pas autrefois une action uniforme sur toute la surface de la France, on ne saurait douter, rien qu'en examinant les anciennes carrières abandonnées, que chaque centre religieux, ou peut-être chaque province, avait la sienne; car presque toujours, dans ces carrières anciennes, on retrouve les traces d'une exploitation méthodique. Le même fait nous frappa lorsque nous visitâmes les carrières antiques de l'Italie et de la Sicile. Et, en effet, si les constructeurs du moyen âge avaient rompu avec la forme de l'architecture antique, ils en avaient conservé l'esprit pratique beaucoup plus qu'on ne le croit peut être. Ce qu'on ne saurait trop dire, c'est que précisément les amateurs exclusifs de la forme antique, depuis la renaissance, ont dédaigné ces bonnes et sages traditions qu'avaient su conserver les architectes du moyen âge. Il est probable que le maître des oeuvres, Pierre de Montereau (à voir les matériaux admirables choisis pour bâtir la Sainte-Chapelle, on peut l'affirmer), allait à la carrière, et voulait savoir d'où et comment étaient tirés les grands blocs qu'il allait mettre en oeuvre.

Note 176: (retour) Les Olim, docum, inéd. sur l'hist. de France, t. I.


CATHÉDRALE, s. f. De cathedra, qui signifie siége, ou trône épiscopal. Cathédrale s'entend comme église dans laquelle est placé le trône de l'évêque du diocèse 177. Dans les églises primitives, le trône de l'évêque (cathedra) était placé au fond de l'abside, dans l'axe, comme le siége du juge de la basilique antique, et l'autel s'élevait en avant de la tribune, ordinairement sur le tombeau d'un martyr 178. L'évêque, entouré de son clergé, se trouvait ainsi derrière l'autel isolé et dépourvu de retable; il voyait donc l'officiant en face (voy. AUTEL). Cette disposition primitive explique pourquoi, jusque vers le milieu du dernier siècle, dans certaines cathédrales, le maître autel n'était qu'une simple table sans gradins, tabernacles ni retables 179. La cathédrale du monde chrétien, Saint-Pierre de Rome, conserve encore le siége du prince des apôtres enfermé dans une chaire de bronze, au fond de l'abside. C'était dans les églises cathédrales, dans ce lieu réservé à la cathedra, que les évêques faisaient les ordinations. Lorsque ceux-ci étaient invités par l'abbé d'un monastère, on plaçait une cathedra au fond du sanctuaire. Ce jour-là, l'église abbatiale était cathédrale. Le siége épiscopal était et est encore le signe, le symbole de la juridiction des évêques. La juridiction épiscopale est donc le véritable lien qui unit la basilique antique à l'église chrétienne. La cathédrale n'est pas seulement une église appropriée au service divin, elle conserve, et conservait bien plus encore pendant les premiers siècles du christianisme, le caractère d'un tribunal sacré; et comme alors la constitution civile n'était pas parfaitement distincte de la constitution religieuse, il en résulte que les cathédrales sont restées longtemps, et jusqu'au XIVe siècle, des édifices à la fois religieux et civils. On ne s'y réunissait pas seulement pour assister aux offices divins, on y tenait des assemblées qui avaient un caractère purement politique; il va sans dire que la religion intervenait presque toujours dans ces grandes réunions civiles ou militaires.

Jusqu'à la fin du XIIe siècle, les cathédrales n'avaient pas des dimensions extraordinaires; beaucoup d'églises abbatiales étaient d'une plus grande étendue; c'est que, jusqu'à cette époque, le morcellement féodal était un obstacle à la constitution civile des populations; l'influence des évêques était gênée par ces grands établissements religieux du XIe siècle. Propriétaires puissants, jouissant de priviléges étendus, seigneurs féodaux, protégés par les papes, tenant en main l'éducation de la jeunesse, participant à toutes les grandes affaires politiques, les abbés attiraient tout à eux, richesse et pouvoir, intelligence et activité. Lorsque les populations urbaines, instruites, enrichies, laissèrent paraître les premiers symptômes d'émancipation, s'érigèrent en communes, il se fit une réaction contre la féodalité monastique et séculière dont les évêques, appuyés par la monarchie, profitèrent avec autant de promptitude que d'intelligence. Ils comprirent que le moment était venu de reconquérir le pouvoir et l'influence que leur donnait l'Église, et qui étaient tombés en partie entre les mains des établissements religieux. Ce que les abbayes firent pendant le Xle siècle, les évêques n'eussent pu le faire; mais, au XIIe siècle, la tâche des établissements religieux était remplie; le pouvoir monarchique avait grandi, l'ordre civil essayait ses forces et voulait se constituer. C'est alors que l'épiscopat entreprit de reconstruire et reconstruisit ses cathédrales; et il trouva dans les populations un concours tellement énergique, qu'il dut s'apercevoir que ses prévisions étaient justes, que son temps était venu, et que l'activité développée par les établissements religieux, et dont ils avaient profité, allait lui venir en aide. Rien, en effet, aujourd'hui, si ce n'est peut-être le mouvement intellectuel et commercial qui couvre l'Europe de lignes de chemins de fer, ne peut donner l'idée de l'empressement avec lequel les populations urbaines se mirent à élever des cathédrales. Nous ne prétendons pas démontrer que la foi n'entrât pas pour une grande part dans ce mouvement, mais il s'y joignait un instinct très-juste d'utilité, de constitution civile.

À la fin du XIIe siècle, l'érection d'une cathédrale était un besoin, parce que c'était une protestation éclatante contre la féodalité. Quand un sentiment instinctif pousse ainsi les peuples vers un but, ils font des travaux qui, plus tard, lorsque cette sorte de fièvre est passée, semblent être le résultat d'efforts qui tiennent du prodige. Sous un régime théocratique absolu, les hommes élèvent les pyramides, creusent les hypogées de Thèbes et de Nubie; sous un gouvernement militaire et administratif, comme celui des Romains pendant l'empire, ils couvrent les pays conquis de routes, de villes, de monuments d'utilité publique. Le besoin de sortir de la barbarie et de l'anarchie; de défricher le sol, fait élever, au XIe siècle, les abbayes de l'Occident. L'unité monarchique et religieuse, l'alliance de ces deux pouvoirs pour constituer une nationalité, font surgir les grandes cathédrales du nord de la France. Certes, les cathédrales sont des monuments religieux, mais ils sont surtout des édifices nationaux. Le jour où la société française a prêté ses bras et donné ses trésors pour les élever, elle a voulu se constituer et elle s'est constituée. Les cathédrales des XIIe et XIIIe siècles sont donc, à notre point de vue, le symbole de la nationalité française, la première et la plus puissante tentative vers l'unité. Si, en 1793, elles sont restées debout, sauf de très-rares exceptions, c'est que ce sentiment était resté dans le coeur des populations, malgré tout ce qu'on avait fait pour l'en arracher.

Où voyons-nous les grandes cathédrales s'élever à la fin du XIIe siècle et au commencement du XIIIe? c'est dans des villes telles que Noyon, Soissons, Laon, Reims, Amiens, qui toutes avaient, les premières, donné le signal de l'affranchissement des communes; c'est dans la ville capitale de l'Ile de France, centre du pouvoir monarchique, Paris; c'est à Rouen, centre de la plus belle province reconquise par Philippe-Auguste. Mais il est nécessaire que nous entrions à ce sujet dans quelques développements.

Au commencement du XIIe siècle, le régime féodal était constitué; il enserrait la France dans un réseau dont toutes les mailles, fortement nouées, semblaient ne devoir jamais permettre à la nation de se développer. Le clergé régulier et séculier n'avait pas protesté contre ce régime; il s'y était associé; toutefois, quoique seigneurs féodaux, les abbés des grands monastères conservaient, par suite des priviléges exorbitants dont ils jouissaient, une sorte d'indépendance au milieu de l'organisation féodale. Il n'en était pas de même des évêques; ceux-ci n'avaient pas profité de la position exceptionnelle que leur donnait le pouvoir spirituel; ils venaient se ranger, comme les seigneurs laïques, sous la bannière de leurs suzerains. «Qui ne s'étonnerait pas, disait saint Bernard 180, de voir que la même personne qui, l'épée à la main, commande une troupe de soldats, puisse, revêtu de l'étole, lire l'Évangile au milieu d'une église?» Mais les évêques ne tardèrent pas à reconnaître que cette position douteuse ne convenait pas au caractère dont ils étaient revêtus. Lorsque la monarchie eut laissé voir que son intention était de dompter la féodalité, «le clergé sentit aisément 181 que, dans la lutte qui allait s'engager, les seigneurs seraient vaincus; dès lors il rompit avec eux, sépara sa cause de la leur, renonça à tout engagement, déposa ses moeurs guerrières, et même, abjurant tout souvenir, il ne craignit pas de rivaliser d'ardeur avec le trône, pour dépouiller les seigneurs de leurs prérogatives. Il commença par étendre au delà de toutes limites sa juridiction, qui, dans l'origine, était toute spirituelle; il lui suffit pour cela d'un mauvais raisonnement, dont le succès fut prodigieux; il consistait à dire: que l'Église, en vertu du pouvoir que Dieu lui a donné, doit prendre connaissance de tout ce qui est péché, afin de savoir si elle doit remettre ou retenir, lier ou délier. Dès lors, comme toute contestation judiciaire peut prendre sa source dans la fraude, le clergé soutenait avoir le droit de juger tous les procès; affaires réelles, personnelles ou mixtes, causes féodales ou criminelles... Le peuple ne voyait pas ces envahissements d'un mauvais oeil; il trouvait dans les cours ecclésiastiques une manière de procéder moins barbare que celle dont on faisait usage dans les justices seigneuriales: le combat n'y avait jamais été admis; l'appel y était reçu; on y suivait le droit canonique, qui se rapproche, à beaucoup d'égards, du droit romain; en un mot, toutes les garanties légales que refusaient les tribunaux des seigneurs, on était certain de les obtenir dans les cours ecclésiastiques.» C'est alors que, soutenus par le pouvoir monarchique déjà puissant, forts des sympathies des populations qui se tournaient rapidement vers les issues qui leur faisaient entrevoir une espérance d'affranchissement, les évêques voulurent donner une forme visible à un pouvoir qui leur semblait désormais appuyé sur des bases inébranlables; ils réunirent des sommes énormes, et jetant bas les vieilles cathédrales devenues trop petites, ils les employèrent sans délai à la construction de monuments immenses faits pour réunir à tout jamais autour de leur siége épiscopal ces populations désireuses de s'affranchir du joug féodal. Cela se passait sous Philippe-Auguste, et c'est en effet sous le règne de ce prince que nous voyons commencer et élever rapidement les grandes cathédrales de Soissons, de Paris, de Bourges, de Laon, d'Amiens, de Chartres, de Reims. C'est alors aussi que l'architecture religieuse sort de ses langes monacals; ce n'est pas aux couvents que les évêques vont demander leurs architectes, c'est à ces populations laïques dont les trésors apportés avec empressement vont servir à élever le premier édifice vraiment populaire en face du château féodal, et qui finira par le vaincre.

Nous ne voudrions pas que cette origine à la fois politique et religieuse donnée par nous à la grande cathédrale pût faire supposer que nous prétendons diminuer la valeur de cet élan qui se manifeste en France à la fin du XIIe siècle. Il y a dans le haut clergé séculier de cette époque une pensée trop grande, dont les résultats ont été trop vastes, pour qu'elle ne prenne pas sa source dans la religion; mais il ne faut pas oublier que, chez les peuples naissants, la religion et la politique vont de pair; il n'est pas possible de les séparer; d'ailleurs les faits parlent d'eux-mêmes. On était aussi religieux en France au commencement du XIIe siècle qu'à la fin; cependant, c'est précisément au moment où les évêques font cause commune avec la monarchie, veulent se séparer de la féodalité, qu'ils trouvent les ressources énormes dont l'emploi va leur permettre d'élargir l'enceinte de leurs cathédrales pour contenir tout entières les populations des villes. Non-seulement alors la cathédrale dépasse les dimensions des plus vastes églises d'abbayes, mais elle se saisit d'une architecture nouvelle; son iconographie n'est plus celle des églises monastiques; elle parle un nouveau langage; elle devient un livre pour la foule, elle instruit le peuple en même temps qu'elle sert d'asile à la prière.

Nous allons étudier tout à l'heure, sur les monuments mêmes, les phases de ce mouvement qui se manifeste vers la fin du XIIe siècle.

Poursuivons. L'alliance du clergé avec la monarchie ne tarda pas à inquiéter les barons; saint Louis reconnut bientôt que le pouvoir royal ne faisait que changer de maître. En 1235, la noblesse de France et le roi s'assemblèrent à Saint-Denis pour mettre des bornes à la puissance que les tribunaux ecclésiastiques s'étaient arrogée. En 1246, les barons rédigèrent un acte d'union «et nommèrent une commission de quatre des plus puissants d'entre eux 182, pour décider dans quels cas le baronnage devait prendre fait et cause pour tout seigneur vexé par le clergé; de plus, chaque seigneur s'était engagé à mettre en commun la centième partie de son revenu, afin de poursuivre activement le but de l'union. Ainsi l'on voit l'attitude du clergé français quand saint Louis monta sur le trône; elle était hostile et menaçante.»

Au milieu de ces dangers, par sa conduite à la fois ferme et prudente, le saint roi sut contenir les prétentions exorbitantes du clergé dans de justes bornes, et faire prévaloir l'autorité monarchique sur la féodalité. Dès 1250, le peuple, rassuré par la prédominance du pouvoir royal, s'habituant à le considérer comme la représentation de l'unité nationale, trouvant sous son ombre l'autorité avec la justice, ne montra plus le même empressement pour jeter dans l'un des plateaux de la balance ces trésors qui, cinquante ans auparavant, avaient permis de commencer, sur des proportions gigantesques, les cathédrales. Aussi est-ce à partir de cette époque que nous voyons ces constructions se ralentir, ou s'achever à la hâte sur de moins vastes patrons, s'atrophier pour ainsi dire. Faut-il attribuer cela à un refroidissement religieux? nous ne le pensons pas; la nation, sentant désormais un pouvoir supérieur à la féodalité, portait ses regards vers lui, et n'éprouvait plus le besoin si vif, si pressant, d'élever la cathédrale en face de la forteresse féodale.

À la fin du XIIIe siècle, celles de ces vastes constructions qui étaient tardivement sorties de terre n'arrivèrent pas à leur développement; elles s'arrêtèrent tout à coup; si elles furent achevées, ce ne fut plus que par les efforts personnels d'évêques ou de chapitres qui employèrent leurs propres biens pour terminer ce que l'entraînement de toute une population avait permis de commencer. Il n'est pas une seule cathédrale qui ait été finie telle qu'elle avait été projetée; et cela se comprend; la période pendant laquelle les grandes cathédrales eussent dû être conçues et élevées, celle pendant laquelle leur existence est pour ainsi dire un besoin impérieux, l'expression d'un désir national irrésistible, est comprise entre les années 1180 et 1240. Soixante ans! Si l'on peut s'étonner d'une chose, c'est que dans ce court espace de temps, on ait pu obtenir, sur tout un grand territoire, des résultats aussi surprenants; car ce n'était pas seulement des manoeuvres qu'il fallait trouver, mais des milliers d'artistes qui, la plupart, étaient des hommes dont le talent d'exécution est pour nous aujourd'hui un sujet d'admiration.

Tel était alors, en France, le besoin d'agrandir les cathédrales, que, pendant leur construction même, les premiers travaux, déjà exécutés en partie, furent parfois détruits pour faire place à des projets plus grandioses. En dehors du domaine royal, le mouvement n'existe pas, et ce n'est que plus tard, vers la fin du XIIIe siècle, lorsque la monarchie eut à peu près réuni toutes les provinces des Gaules à la France, que l'on entreprend la reconstruction des cathédrales. C'est alors que quelques diocèses remplacent leurs vieux monuments par des constructions neuves élevées sur des plans sortis du domaine royal. Mais ce mouvement est restreint, timide, et il s'arrête bientôt par suite des malheurs politiques du XIVe siècle.

À la mort de Philippe-Auguste, en 1223, les principales cathédrales comprises dans le domaine royal étaient celles de Paris, de Chartres, de Bourges, de Noyon, de Laon, de Soissons, de Meaux, d'Amiens, d'Arras, de Cambrai, de Rouen, d'Évreux, de Séez, de Bayeux, de Coutances, du Mans, d'Angers, de Poitiers, de Tours; or tous ces diocèses avaient rebâti leurs cathédrales, dont les constructions étaient alors fort avancées. Si certains diocèses sont politiquement unis au domaine royal et se reconnaissent vassaux, leurs cathédrales s'élèvent rapidement sur des plans nouveaux comme celles de la France; les diocèses de Reims, de Sens, de Chalons, de Troyes en Champagne, sont les premiers à suivre le mouvement. En Bourgogne, ceux d'Auxerre et de Nevers, les plus rapprochés du domaine royal, reconstruisent leurs cathédrales; ceux d'Autun et de Langres, plus éloignés, conservent leurs anciennes églises élevées vers le milieu du XIIe siècle.

Dans la Guyenne, restée anglaise, excepté Bordeaux qui tente un effort vers 1225, Périgueux, Angoulême, Limoges, Tulle, Cahors, Agen, gardent leurs vieux monuments.

À la mort de Philippe le Bel, en 1314, le domaine royal s'est étendu: il a englobé la Champagne; il possède le Languedoc, le marquisat de Provence; il tient l'Auvergne et la Bourgogne au milieu de ses provinces. Montpellier, Carcassonne, Narbonne, Lyon, exécutent dans leurs cathédrales des travaux considérables et tentent de les renouveler. Clermont en Auvergne cherche à suivre l'exemple. Les provinces anglaises et la Provence résistent seules.

À la mort de Charles V, en 1380, les Anglais ne possèdent plus que Bordeaux, le Cotentin et Calais; mais la séve est épuisée: les cathédrales dont la reconstruction n'a pas été commencée pendant le XIIIe siècle demeurent ce qu'elles étaient; celles restées inachevées se terminent avec peine.

Nous avons essayé de tracer sommairement un historique général de la construction de nos cathédrales françaises; si incomplet qu'il soit, nous espérons qu'il fera comprendre l'importance de ces monuments pour notre pays, de ces monuments qui ont été la véritable base de notre unité nationale, le premier germe du génie français. À nos cathédrales, se rattache toute notre histoire intellectuelle; elles ont abrité, sous leurs cloîtres, les plus célèbres écoles de l'Europe pendant les XIIe et XIIIe siècles; elles ont fait l'éducation religieuse et littéraire du peuple; elles ont été l'occasion d'un développement dans les arts qui n'est égalé que par l'antiquité grecque. Si les derniers siècles ont laissé périr dans leurs mains ces grands témoins de l'effort le plus considérable qui ait été fait depuis le christianisme en faveur de l'unité, espérons que, plus juste et moins ingrat, le nôtre saura les conserver.

Puisque nous prétendons démontrer que la cathédrale française, dans le sens moral du mot, est née avec le pouvoir monarchique, il est juste que nous commencions par nous occuper de celle de Paris; d'ailleurs, c'est la première qui ait été commencée sur un plan vaste destiné à donner satisfaction aux tendances à la fois religieuses et politiques de la fin du XIIe siècle.

La cathédrale de Paris se composait, en 860, de deux édifices, l'un du titre de Saint-Étienne, martyr, l'autre du titre de Sainte-Marie; nous ne savons pas quelles étaient les dimensions exactes de ces monuments, dont l'un, Saint-Étienne, fut épargné par les Normands moyennant une somme d'argent. Les fouilles qui furent faites au midi, en 1845, laissèrent à découvert un mur épais qui venait se prolonger, en se courbant, sous les chapelles actuelles du choeur. La portion visible du cercle donne lieu de croire que l'abside de cette première église n'avait guère plus de huit à neuf mètres de diamètre. En 1140 environ, Étienne de Garlande, archidiacre, fit faire d'importants travaux à l'église de la Vierge. De ces ouvrages, il ne reste plus que les bas-reliefs du tympan et une portion des voussures de la porte Sainte-Anne, replacés au commencement du XIIIe siècle, lorsqu'on construisit la façade actuelle, probablement parce que ces sculptures semblèrent trop remarquables pour être détruites. C'était d'ailleurs un usage assez ordinaire, au moment de cet entraînement qui faisait reconstruire les cathédrales, de conserver un souvenir des édifices primitifs, et l'exemple cité ici n'est pas le seul, ainsi que nous le verrons. En 1160, Maurice de Sully, évêque de Paris, résolut de réunir les deux églises en une seule, et il fit commencer la cathédrale que nous voyons aujourd'hui 183, sous l'unique vocable de Sainte-Marie. En 1196, Maurice de Sully mourut en laissant cinq mille livres pour couvrir le choeur en plomb; donc, alors, le choeur était achevé jusqu'au transsept, ce que vient confirmer le caractère archéologique de cette partie de Notre-Dame de Paris. Il y a tout lieu de croire même que la nef était élevée alors jusqu'à la troisième travée après les tours, à quelques mètres au-dessus du sol. Eude de Sully, successeur de Maurice, continua l'oeuvre jusqu'en 1208, époque de sa mort. La grande façade et les trois premières travées de la nef furent seulement commencées à la fin de l'épiscopat de Pierre de Nemours, vers 1218; car ce fut seulement à cette époque, d'après le Martyrologe de l'église de Paris cité par l'abbé Lebeuf, qu'on détruisit les restes de la vieille église de Saint-Étienne qui gênaient les travaux. À la mort de Philippe-Auguste, en 1223, le portail était achevé jusqu'à la base de la grande galerie à jour qui réunit les deux tours. Il y eut évidemment, à cette époque, une interruption dans les travaux; le style du sommet de la façade et la nature des matériaux employés ne peuvent faire douter que les tours, avec la grande galerie qui enceint leur base, aient été élevés, vers 1235, fort rapidement. Alors la cathédrale était complétement terminée, sauf les flèches qui devaient surmonter les deux tours.

Nous donnons (fig. 1) 184 le plan de cette église primitive dépouillé des adjonctions faites depuis cette époque. Comme on peut le voir, cette vaste église était dépourvue de chapelles, ou, s'il en existait, elles n'étaient qu'au nombre de trois, fort petites, et situées derrière l'abside en L; car nous avons retrouvé la corniche extérieure du double bas-côté sur presque tous les points de la circonférence de ce double bas-côté absidal; ces chapelles ne pouvaient donc être percées qu'au-dessous de cette corniche, et, par conséquent, n'occuper qu'une faible hauteur et un petit espace. Nous serions plutôt portés à croire que trois autels étaient placés contre la paroi de ce double bas-côté: l'un dédié à la Vierge, l'autre à saint-Étienne, et le troisième à la sainte-Trinité. Mais ce qu'on avait voulu surtout obtenir en traçant ce plan si simple, c'était un vaste espace pour contenir le clergé et la foule devant et autour de l'autel principal placé au centre du sanctuaire. En E était une galerie à deux étages, dont les traces ont été retrouvées, communiquant de l'évêché au choeur et aux larges galeries qui s'élèvent sur le premier bas-côté. En G, les treize marches qui descendaient du parvis à la berge de la Seine. À gauche, du côté nord, contre le flanc de la façade, s'élevait la petite église de Saint-Jean-le-Rond, probablement un ancien baptistère; et, de cette église à la ligne ponctuée A, les cloîtres et dépendances de la cathédrale qui s'étendaient assez loin. Ce n'était pas assez de cette vaste surface couverte 185 à rez-de-chaussée; comme nous l'avons dit tout à l'heure; une large galerie pourtourne l'église au-dessus du collatéral intérieur 186; on y arrive par quatre grands escaliers à vis d'un emmarchement de 1m,50 environ. Les galeries supérieures, de la même largeur que le bas-côté et voûtées, n'apparaissent guère pendant la première partie de la période ogivale, que dans les cathédrales de l'Ile de France; on les retrouve à Noyon, à Laon, à Soissons (voy. ARCHITECTURE RELIGIEUSE). Dans ces villes riches et populeuses, on avait probablement senti le besoin d'offrir aux fidèles ce supplément de surface, pour les jours de grandes cérémonies; mais ces galeries avaient encore cet avantage de permettre d'ouvrir des jours larges propres à éclairer le centre de la nef, et de donner une plus grande solidité aux constructions.

La coupe transversale que nous présentons (fig. 2) fera comprendre le système de construction adopté par l'architecte de la cathédrale de Paris, de 1160 à 1220. Des découvertes récentes du plus haut intérêt nous engagent à reproduire cette coupe, tracée déjà, mais d'une manière incomplète, dans l'article ARCHITECTURE RELIGIEUSE. On voit en A les fenêtres de la galerie ou triforium, dont la position indique nettement l'intention de donner du jour dans la nef, que les fenêtres B du double bas-côté et les fenêtres C supérieures eussent laissée dans l'obscurité. Mais cette disposition inclinée des voûtes du triforium forçait de relever le chéneau D et par conséquent le comble E; il restait un espace FG, que nous supposions plein, nous en tenant à la première travée de la nef laissée dans son état primitif 187. Or cet intervalle entre l'appui de la fenêtre haute et l'arc du triforium était percé de roses J à meneaux très-singuliers, et destinées autant à alléger la construction qu'à donner de la lumière sous le comble E. Les jours de grandes cérémonies, ces roses étaient utilisées pour décorer l'édifice à l'intérieur. La grande élévation du mur du triforium portant le chéneau D avait permis de construire les arcs-boutants H I à double volée avec une pile K intermédiaire. De plus, la naissance des grandes voûtes était maintenue par des sous arcs-boutants L portant les pannes du comble E. Ces arcs-boutants L étaient eux-mêmes contrebuttés par les arcs-boutants inférieurs M, qui maintenaient en même temps les voûtes du triforium. Cette construction, solide, ingénieuse et belle en même temps, était rendue stable à tout jamais par les énormes contreforts N, qui seuls présentent un cube considérable de matériaux posés à l'extérieur de l'édifice.

La figure 3 donne l'aspect extérieur, et la figure 4 l'aspect intérieur (coupe longitudinale) de deux travées primitives de la cathédrale et d'une travée modifiée pendant le cours du XIIIe siècle. La coupe fait voir avec quel soin le poids des constructions était réparti sur les piles, et combien déjà, à cette époque, les constructeurs cherchaient à éviter les murs. En effet, sous l'appui des grandes fenêtres A du triforium, faites pour être vues de la nef, sont ménagés des arcs de décharge.

La tradition de la construction romane est donc déjà complétement abandonnée dans la cathédrale de Paris de la fin du XIIe siècle; il n'y a plus que des piles et des arcs. Le système de la construction ogivale est franchement écrit dans ce remarquable monument.

Malheureusement, cette église reçut très-promptement d'importantes modifications qui sont venues en altérer le caractère si simple et grandiose. De 1235 à 1240 188 un incendie, dont l'histoire ne fait nulle mention, mais dont les traces sont visibles sur le monument, détruisit les charpentes supérieures et les combles E du triforium de la cathédrale (voyez la coupe transversale fig. 2 et la coupe longitudinale fig. 4); les meneaux des roses J furent calcinés ainsi que leurs claveaux et les bahuts O du grand comble. Il est probable que la seconde volée I des arcs-boutants et les voûtes du triforium furent endommagées.

Déjà, à cette époque, d'autres cathédrales avaient été élevées, et on les avait percées de fenêtres plus grandes, garnies de brillants vitraux; cette décoration prenait chaque jour plus d'importance. Au lieu de réparer le dommage survenu aux constructions de Notre-Dame de Paris, on en profita pour supprimer les roses J percées au-dessus du triforium, faire descendre les fenêtres hautes, en sapant leurs appuis jusqu'au point P (voyez la coupe fig. 2, la face extérieure fig. 3 et la coupe fig. 4); on enleva le chéneau D, on démolit les arcs-boutants H I à double volée; on descendit le chéneau D au niveau R, on abaissa les triangles S des voûtes; on fit sur ces voûtes un dallage à double pente; les grandes fenêtres A de la galerie furent coupées, ainsi qu'il est indiqué en Q, fig. 3; et, n'osant plus laisser isolées les piles K, fig. 2, qui ne se trouvaient plus suffisamment étrésillonnées par les couronnements D abaissés, on établit de grands arcs-boutants à une seule volée de T en V. Les arcs-boutants sous-comble L, détruits par le feu, furent supprimés, et les arcs-boutants M restèrent seuls en place dans une situation anormale, car ils étaient trop hauts pour contrebutter les voûtes du triforium seulement. Les corniches et les couronnements supérieurs X furent refaits, les pinacles Z changés. Les fenêtres hautes, agrandies, furent garnies de meneaux (fig. 3 et 4) très-simples, dont la forme et la sculpture nous donnent précisément l'époque de ce travail. À peine cette opération était-elle terminée à la hâte (car l'examen des constructions dénote une grande précipitation), que l'on entreprit, vers 1245, de faire des chapelles U, entre les saillies formées à l'extérieur par les gros contreforts de la nef 189. Ces chapelles furent élevées également avec une grande rapidité; leur construction eut pour résultat de faire disparaître la claire-voie A' (voyez les fig. 2 et 3) 190 qui donnait du jour au-dessus des voûtes du deuxième bas-côté, et de rendre l'écoulement des eaux plus difficile. En examinant le plan (fig. 1), on peut se rendre compte du fâcheux effet produit par cette adjonction. Les deux pignons du transsept se trouvaient alors débordés par la saillie de ces chapelles. Comparativement à la nouvelle décoration extérieure de la nef, ces deux pignons devaient présenter une masse lourde; on les démolit, et, en 1257, on les reconstruisit à neuf, ainsi que le constate l'inscription sculptée à la base du portail sud. Entre les contreforts du choeur, trois chapelles au nord et trois chapelles au sud, compris la petite porte rouge qui donnait dans le cloître, furent bâties en même temps, pour continuer la série des chapelles de la nef. Ces travaux, vu leur importance et le soin apporté dans leur exécution, durent exiger plusieurs années. En 1296, Matiffas de Bucy, évêque de Paris, commença la construction des chapelles du choeur, entre les contreforts du XIIe siècle, en les débordant de 1m,50 environ. Ce fut alors aussi que l'on refit les grands pinacles des arcs-boutants de cette partie de l'édifice, et que l'on ouvrit, dans la partie circulaire du triforium, de grandes fenêtres surmontées de gâbles à jour, à la place des fenêtres coupées précédemment. Ces ouvrages durent être terminés vers 1310. En même temps que l'on reconstruisait les pignons du transsept (c'est-à-dire vers 1260), on refit, au nord, un arc-boutant à double volée, le premier après le croisillon. C'était un essai de reconstruction des anciens arcs-boutants du XIIe siècle, probablement conservés jusqu'alors autour du choeur, bien que l'on eût fait subir aux fenêtres hautes, vers 1230, le même changement qu'on avait imposé à celles de la nef. Il n'était plus possible de rien ajouter à ce vaste édifice, achevé vers 1230 et remanié pendant près d'un siècle. Son plan ne fut plus modifié depuis lors; nous le donnons ici (fig. 0) tel qu'il nous est resté 191. Les tours de la façade demeurèrent inachevées; les flèches en pierre dont la souche existe au sommet, à l'intérieur, ne furent jamais montées. Une flèche en bois, élevée au commencement du XIIIe siècle, recouverte de plomb, surmonta la croisée du transsept jusqu'à la fin du siècle dernier (voy. FLÈCHE). Ces changements, faits à un monument complet, immédiatement après sa construction, donnent l'histoire des programmes de cathédrales qui se succédèrent en France pendant tout le cours du XIIIe siècle.

Dans l'origine, peu ou point de chapelles, un seul autel principal, le trône de l'évêque placé derrière à l'abside. Tout autour, dans des collatéraux larges, la foule; à l'entrée du choeur, donnant sur le transsept, une tribune pour lire l'épître et l'évangile; les stalles du chapitre dans le choeur des deux côtés de l'autel. La cathédrale, dans cet état, c'est-à-dire au moment où elle prend une grande importance morale et matérielle, se rapproche plus de la basilique antique que des églises monastiques, déjà toutes munies, à l'abside au moins, de nombreuses chapelles. C'est une immense salle, dont l'objet principal est l'autel, et la cathedra, le siége du prélat, signe de la justice épiscopale. Le monument vient donc ici pleinement justifier ce que nous avons dit au commencement de cet article. Mais un seul exemple n'est pas une preuve; ce peut être une exception. Examinons d'autres cathédrales de la France d'alors.

À Bourges, il existait encore, au milieu du XIIe siècle, une cathédrale bâtie pendant le XIe, d'une dimension assez restreinte, si l'on en juge par la crypte qui existe encore au centre du choeur et qui donne le périmètre de l'ancienne abside. En 1172, l'évêque Étienne projette de bâtir un nouvel edifice 192. Toutefois, il ne paraît pas que l'exécution de ce grand monument ait été commencée avant les premières années du XIIIe siècle. En voici le plan (fig. 6) 193. À l'abside, seulement cinq très-petites chapelles; doubles collatéraux comme à Notre-Dame de Paris; pas de transsept; l'unité d'objet, dans ce plan, est encore plus marquée que dans le plan de la cathédrale de Paris. Outre les entrées de la façade, deux portes sont ménagées en A et B; et c'est (comme à Notre-Dame de Paris, à la porte Sainte-Anne) avec des fragments de sculpture appartenant au XIIe siècle que ces portes sont bâties 194. On élève, vers le milieu du XIIIe siècle, deux porches en avant de ces portes. À côté sont ménagés deux larges escaliers qui descendent à une église souterraine, à doubles bas-côtés, enveloppant l'ancienne crypte de la cathédrale du XIe siècle. Les petites chapelles absidales n'apparaissent pas dans l'église inférieure; elles sont portées en encorbellement (voy. CHAPELLE) Sur un pilier accosté de deux colonnes dégagées. Cette église inférieure n'est pas une nécessité du culte, mais une nécessité de construction; à la fin du XIIe siècle, les remparts romains de la ville de Bourges s'élevaient à quelques mètres de l'abside de l'ancienne cathédrale, qui ne dépassait pas le sanctuaire de celle actuelle. Voulant faire pourtourner les doubles collatéraux, les constructeurs se trouvaient obligés de descendre dans les fossés de la ville; il y avait donc nécessité de faire un étage inférieur, ce qui fut fait avec un luxe de construction remarquable; car de toute la cathédrale de Bourges, c'est cet étage inférieur qui est le mieux bâti; là, rien n'a été épargné, ni les matériaux qui sont d'une belle qualité, ni la taille, ni même la sculpture, qui est du plus beau caractère. Mais la cathédrale de Bourges était en retard. Sa partie orientale, sortie de terre seulement vers 1220, était à peine élevée à la hauteur des voûtes du deuxième collatéral, que les ressources étaient moins abondantes. La construction s'en ressentit, et toutes les parties supérieures de cet immense vaisseau furent terminées tant bien que mal, à la hâte, et probablement en réduisant la hauteur de la nef, qui, nous le croyons, avait été projetée sur une coupe plus élancée (voy. ARCHITECTURE RELIGIEUSE, fig. 34, la coupe de cette cathédrale). La partie antérieure de la nef ne fut achevée qu'au XIVe siècle, et le sommet de la façade avec ses deux tours qu'au XVIe. Des chapelles latérales vinrent gâter ce beau plan, et entourer le colosse d'une décoration parasite; mais, à partir de la fin du XIIIe siècle, bien peu de cathédrales en France purent se soustraire à la manie de ces chapelles latérales. La grande idée première qui les avait fait élever était sortie de l'esprit du clergé pendant le cours de ce siècle. Les confréries, les corporations, des familles même, en donnant des sommes pour achever ou réparer le monument national, voulaient avoir leur chapelle; on n'obtenait plus d'argent qu'à ce prix.

Les parties supérieures de la cathédrale de Bourges se ressentent du défaut d'unité; défigurées aujourd'hui par des restaurations barbares qui n'appartiennent à aucune époque, à aucun style, on n'en peut plus juger; mais nous les avons vues encore, il y a quinze ans, telles que les siècles nous les avaient laissées; il semblait que l'emploi des sommes successives eût été fait sans tenir compte du projet primitif; c'était comme une montagne sur laquelle chacun élève à son gré la construction qui lui convient. Les architectes appelés successivement à la terminer ou à consolider des constructions élevées avec des moyens insuffisants, y ajoutèrent, l'un un arc-boutant, l'autre un couronnement de contrefort incomplétement chargé. Certainement celui qui avait conçu le plan et élevé le choeur jusqu'à la hauteur des voûtes avait projeté un édifice qui ne présentait pas ces superfétations et cette confusion; et il faut se garder de juger l'art des hommes du commencement du XIIIe siècle avec ce que nous donne aujourd'hui la cathédrale de Bourges 195.

La cathédrale de Bourges nous représente mieux encore une salle destinée à une grande assemblée que la cathédrale de Paris, non-seulement dans son plan, par l'absence du transsept, mais dans sa coupe, par la disposition des deux galeries étagées, l'une au-dessus du second bas-côté donnant dans le premier bas-côté, l'autre au-dessus des voûtes de ce premier bas-côté donnant dans la nef centrale. C'était là un moyen de ménager des vues sur le milieu du vaisseau, et de permettre à de nombreux spectateurs de voir ce qui se passait dans la grande nef. Ne perdons pas de vue que les cathédrales n'étaient pas, au XIIIe siècle, seulement destinées au culte; on y tenait des assemblées, on y discutait, on y représentait des mystères, on y plaidait, on y vendait, et les divertissements profanes n'en étaient pas exclus 196, par exemple, la fête des Innocents à Laon, qui se célébrait le 28 décembre; la fête des Fous, etc.; ces farces furent difficilement supprimées, et nous les voyons encore persister pendant le XVe siècle.

Mais les dispositions particulières à la cathédrale de Bourges nous ont fait sortir de la voie chronologique, dans laquelle il est nécessaire de revenir pour mettre de l'ordre dans notre sujet.

En 1131, un incendie terrible détruit la ville de Noyon et sa cathédrale. L'évêque Simon, qui occupait alors le siége épiscopal de Noyon, n'était pas en état de réparer le désastre; ses finances étaient épuisées par la construction de l'abbaye d'Ourscamp; alors, le mouvement qui, quelques années plus tard, allait porter le haut clergé séculier et les fidèles à élever des cathédrales sur de vastes plans, n'était pas prononcé. Le successeur de Simon, Beaudoin II, prélat rempli de prévoyance, prudent, régulier, sut administrer son diocèse avec autant de sagesse que d'énergie; il était lié d'amitié avec saint Bernard, honoré de la confiance et de la faveur de Suger. Dans son excellente notice archéologique sur Notre-Dame de Noyon, M. Vitet croit devoir faire remonter la construction de cette église, telle que nous la voyons aujourd'hui, à l'épiscopat de Beaudoin; non-seulement nous partageons l'opinion émise par M. Vitet, mais nous serons plus affirmatif que lui, car nous appuierons ses preuves historiques de preuves plus sûres encore, tirées de l'examen du monument même. Nous venons de dire que Suger honorait l'évêque Beaudoin d'une confiance particulière, et Suger était, comme chacun sait, fort préoccupé de la construction des églises; il fit rebâtir entièrement celle de son abbaye, et les portions qui nous restent de ces constructions ont un caractère remarquable pour l'époque où elles furent élevées. Elles font un grand pas vers le système ogival; elles abandonnent presque entièrement la tradition romane. Qui Suger employa-t-il pour élever l'église abbatiale de Saint-Denis? cela nous serait difficile à savoir. L'illustre abbé et ses successeurs ne nous en disent rien; ils conservent pour eux (et cela se conçoit) tout l'honneur de cette entreprise; à les en croire, les moines suffirent à tout. Mais il y a, dans l'histoire de cette édification, tant de fables, de faits évidemment présentés avec l'intention de frapper la foule de respect et d'admiration, que nous ne pouvons y attacher une véritable importance historique 197. Suger était aussi bon politique que religieux sincère; il était plus qu'aucun autre à même de se servir des hommes que pourait lui fournir l'époque où il vivait; c'était un esprit éclairé, et, comme on dirait aujourd'hui, amateur du progrès. Son église le prouve; elle est en avance de vingt ou trente ans sur les constructions que l'on élevait alors, même dans le domaine royal. Qu'il ait été le premier à former cette école nouvelle de constructeurs, ou qu'il ait su voir le premier qu'à côté de l'école monacale il se formait une école laïque d'architectes, à nos yeux le mérite serait le même; mais ce qui est incontestable, c'est la physionomie, nouvelle pour le temps, des constructions élevées par lui à Saint-Denis. Or nous retrouvons, à la cathédrale de Noyon, la même construction, les mêmes procédés d'appareil, les mêmes profils, les mêmes ornements qu'à Saint-Denis. Nous y voyons ce singulier mélange du plein cintre et de l'ogive. L'église de Saint-Denis de Suger et la cathédrale de Noyon semblent avoir été bâties par le même atelier d'ouvriers. L'abbé et l'évêque sont liés d'amitié; Suger est à la tête du pays: quoi de plus naturel que de supposer que l'évêque Beaudoin, le voyant rebâtir l'église de son abbaye sur des dispositions et avec des moyens de construction neufs pour l'époque, se soit adressé à lui pour avoir les maîtres des oeuvres et ouvriers nécessaires à la reconstruction de sa cathédrale ruinée par un incendie? Si ce ne sont pas là des preuves, il nous semble que ce sont au moins des présomptions frappantes. M. Vitet a compris toute l'importance qu'il y a à préciser d'une manière rigoureuse la date de la construction de la cathédrale de Noyon. Cette importance est grande en effet, car la cathédrale de Noyon est un monument de transition, et un monument de transition en avance sur son temps. Il précède de quelques années la construction des cathédrales de Paris et de Soissons. Faudrait-il donc voir, dans l'église de Saint-Denis et dans les cathédrales de Noyon et de Senlis, le berceau de l'architecture ogivale? Et Suger, à la fois abbé et ministre, serait-il le premier qui eût été chercher les constructeurs en dehors des monastères, qui eût compris que les arts et les sciences étouffaient dans les cloîtres et ne pouvaient plus se développer sous leur ombre? Voilà des questions que nous laissons à résoudre à plus habiles que nous.

Mais avant d'entamer la description des monuments, que l'on nous permette encore un argument. Saint-Bernard s'était, à plusieurs reprises, élevé contre le goût des sculptures répandues dans les églises clunisiennes; son esprit droit, positif, éclairé, était choqué par ces représentations des scènes singulièrement travesties de l'Ancien et du Nouveau Testament, ces légendes, cette façon barbare de figurer les vices et les vertus qui tapissaient les chapiteaux des églises romanes. À Vézelay même, au milieu de ces images les plus étrangement sculptées, il n'avait pas craint de qualifier ces arts de barbares et d'impies, de les stigmatiser comme contraires à l'esprit chrétien; aussi, lorsqu'il établit la règle de Cîteaux, voulut-il protester contre ce qu'il regardait comme une monstruosité, en s'abstenant de toute représentation sculptée.

Les âmes de la trempe de celle de saint-Bernard sont rarement comprises par la foule; quand elles sont soutenues par des vertus éclatantes, une conviction inébranlable et une éloquence entraînante, tant qu'elles demeurent au milieu de la société, elles exercent une pression sur ses goûts et ses habitudes; mais sitôt qu'elles ont disparu, ces goûts et ces habitudes reprennent leur empire; toutefois, de la protestation d'un esprit convaincu, il reste une trace ineffaçable. Faites honte à un homme de ses goûts dépravés, montrez-les-lui sous le côté odieux et ridicule, il ne se corrigera peut-être pas, mais il modifiera la forme, l'expression de ces goûts. La protestation de saint-Bernard ne changea pas les goûts de la nation pour les arts plastiques, heureusement; mais il est certain qu'elle les modifia, et les modifia en les forçant de se diriger vers le vrai, vers le beau. Cette révolution se fait précisément au moment où les arts se répandent en dehors du cloître, et deviennent le partage des laïques.

À Saint-Denis, les étrangetés contre lesquelles saint-Bernard s'était élevé ont déjà disparu. Dans nos cathédrales des XIIe et XIIIe siècles, il n'en reste plus trace. Sur les chapiteaux et dans les intérieurs, des ornements empruntés à la Flore locale; jamais ou très-rarement des figures, des scènes sculptées; il semble que la voix de saint-Bernard tonnait encore aux oreilles des imagiers.

Dans nos cathédrales, l'iconographie se règle sous la haute direction des évêques; les ouvriers laïques ne tombent plus dans ces bizarreries affectionnées par les moines des XIe et XIIe siècles. La sculpture cherche moins à surprendre ou terrifier, qu'à instruire et expliquer; ce n'est plus de la superstition, c'est de la foi, de la poésie, de la science.

Ainsi, constatons bien ce fait: avec le besoin d'élever nos grandes cathédrales, naît un système de construction nouveau, apparaît un art nouveau, en dehors de l'influence des ordres monastiques, et presqu'en opposition avec l'esprit de ces ordres.

Revenons à la cathédrale de Noyon. C'est donc vers 1150 qu'elle fut commencée; l'église de Saint-Denis, bâtie par Suger, avait été dédiée en 1140 et 1144.

Nous donnons (fig. 7) le plan de la cathédrale de Noyon 198. Le choeur, le transsept appartiennent à la construction de Beaudoin; la nef paraît n'avoir été terminée que vers la fin du XIIe siècle. Nous ne pouvons mieux faire ici que de citer M. Vitet 199, pour expliquer la forme de ce plan et le mélange prononcé du plein cintre et de l'ogive dans cette église déjà toute ogivale comme construction:

«Lorsque Beaudoin II entreprit la reconstruction de sa cathédrale, il existait à Noyon une commune depuis longtemps établie, et consacrée par une paisible jouissance, mais placée en quelque sorte sous la tutelle de l'évêque. C'est le reflet de cette situation que nous présente l'architecture de l'église. Le nouveau style avait déjà fait trop de chemin à cette époque pour qu'il ne fût pas franchement adopté, surtout dans un édifice séculier et dans une ville en possession de ses franchises; mais en même temps le pouvoir temporel de l'évêque avait encore trop de réalité pour qu'il ne fût pas fait une large part aux traditions canoniques. Nous ne prétendons pas que cette part ait été réglée par une transaction explicite, ni même qu'il soit intervenu aucune convention à ce sujet: les faits de ce genre se passent souvent presque à l'insu des contemporains. Que de fois nous agissons sans nous douter que nous obéissons à une loi générale; et cependant cette loi existe, c'est elle qui nous fait agir, et d'autres que nous viendront plus tard en signaler l'existence et en apprécier la portée. C'est ainsi que l'évêque et les chanoines, tout en confiant la conduite des travaux à quelque maître de l'oeuvre laïque, parce que le temps le voulait ainsi, tout en le laissant bâtir à sa mode, lui auront recommandé de conserver quelque chose de l'ancienne église, d'en rappeler l'aspect en certaines parties, et de là tous ces pleins cintres dont l'extérieur de l'édifice est percé, de là ces grandes arcades circulaires qui lui servent de couronnement tant au dedans qu'au dehors. Il est vrai que les profils déliés de ces arcades les rendent aussi légères que des ogives; l' obéissance de l'artiste laïque ne pouvait pas être plus complète; elle consistait dans la forme et non pas dans l'esprit.

«C'est encore pour complaire aux souvenirs et aux prédilections des chanoines que le plan semi-circulaire des transsepts aura été maintenu: la vieille église avait probablement ses bras ainsi arrondis, suivant l'ancien type byzantin. Mais tout en conservant cette forme, on semble avoir voulu racheter l'antiquité du plan par un redoublement de nouveauté dans l'élévation. Remarquez en effet que ces transsepts en hémicycles sont percés de deux rangs de fenêtres à ogive, tandis que, dans la nef, bien qu'elle soit évidemment postérieure, toutes les fenêtres sont à plein cintre.

«Il est très-probable aussi que la forme arrondie de ces deux transsepts a été conservée en souvenir de la cathédrale de Tournay, cette soeur de notre cathédrale. À Tournay, en effet, les deux transsepts byzantins subsistent encore aujourd'hui dans leur majesté primitive, avec leur ceinture de hautes et massives colonnes. En 1153, la séparation des deux siéges n'était prononcée que depuis sept années. La mémoire de ces «admirables transsepts était encore toute fraîche, et c'est peut-être en témoignage de ses regrets, et comme une sorte de protestation contre la bulle du Saint-Père 200, que le chapitre de Noyon voulut que les transsepts de sa nouvelle église lui rappelassent, au moins par leur plan, ceux de la cathédrale qu'il avait perdue...»

L'incendie de 1131 ne fut pas le seul qui attaqua la cathédrale de Noyon; en 1152, la ville fut brûlée, et la cathédrale fut probablement atteinte; mais alors ou l'église de Beaudoin n'était pas commencée, ou elle était à peine sortie de terre, et l'incendie ne put détruire que des constructions provisoires faites pour que le culte ne fût pas interrompu pendant la construction du nouveau choeur. En 1238, le feu dévasta, pour la troisième fois, une grande partie de la ville. En 1293, quatrième incendie, qui brûla les charpentes de la nouvelle cathédrale et lui causa des dommages considérables. Ces dévastations successives expliquent certaines singularités que l'on remarque dans les constructions de la cathédrale de Noyon. Nous allons y revenir.

Observons d'abord que le plan du choeur de la cathédrale de Noyon est accompagné de cinq chapelles circulaires et de quatre chapelles carrées; or ces chapelles sont la partie la plus ancienne de toute l'église. Nous avons vu et nous verrons que les plans des cathédrales bâties vers la fin du XIIe siècle et le commencement du XIIIe, comme Notre-Dame de Paris, Bourges, Laon, Chartres, sont totalement ou presque totalement dépourvues de chapelles. Mais Noyon précède le grand mouvement qui porte les évêques et les populations à élever de nouvelles cathédrales, mais le plan de Noyon est encore soumis à l'influence canonique ou conventuelle, mais enfin Noyon suit la construction de l'église de Saint-Denis, qui possède de même des chapelles circulaires et des chapelles carrées à l'abside. Si nous examinons le plan de Notre-Dame de Noyon, nous voyons encore qu'à l'entrée du choeur, après les deux piles des transsepts, sont élevées deux piles aussi épaisses. En regard, les maçonneries des bas-côtés ont également une grande force, et contiennent des escaliers. Des tours sont commencées sur ce point, elles ne furent jamais terminées. Dans la nef, dont la construction parait être comprise entre les années 1180 et 1190, nous voyons cinq travées presque carrées portées par des piles formées de faisceaux de colonnes, et divisées par des colonnes monocylindriques. Cette disposition indique nettement des voûtes composées d'arcs ogives portant sur les grosses piles, avec arcs doubleaux simples sur les piles intermédiaires (fig. 8). C'est, en effet, le mode adopté pour la construction des voûtes de Notre-Dame de Paris, de Bourges et de Laon; cependant, contrairement à cette disposition si bien écrite dans le plan de la nef, les voûtes sont construites conformément à l'usage adopté au XIIIe siècle, c'est-à-dire que chaque pile, grosse ou fine, porte arcs doubleaux et arcs ogives (voy. fig. 7); seulement les arcs doubleaux des grosses piles sont plus épais que ceux posés sur les piles intermédiaires. Il y a lieu de croire que ces voûtes de la nef furent en partie refaites après l'incendie de 1238, les gros arcs doubleaux seuls auraient été conservés; et, au lieu de refaire ces voûtes ainsi qu'elles avaient existé, c'est-à-dire avec arcs ogives portant seulement sur les grosses piles, on aurait suivi alors la méthode adoptée partout. Si nous examinons les profils de ces arcs ogives et des arcs doubleaux portant sur les piles intermédiaires, nous voyons qu'en effet ces profils ne paraissent pas appartenir à la fin du XIIe siècle. Les voûtes du choeur et des chapelles absidales seules sont certainement de la construction primitive; leurs nervures sont ornées de perles, de rosettes très-délicates, comme les arcs des voûtes de la partie antérieure de l'église de Saint-Denis. Quoi qu'il en soit, la cathédrale de Noyon était complétement terminée à la fin du XIIe siècle, et, sauf quelques adjonctions et restaurations faites après l'incendie de 1293 et après les guerres du XVIe siècle, elle est parvenue jusqu'à nous à peu près dans sa forme première.

À Noyon, comme à la cathédrale de Paris, et comme dans l'église de Saint-Denis construite par Suger, les collatéraux sont surmontés d'une galerie voûtée au premier étage 201. En examinant la coupe du choeur, on voit que l'arcature qui surmonte la galerie du premier étage n'est qu'un faux triforium, simple décoration plaquée sur le mur qui est élevé dans la hauteur du comble en appentis recouvrant les voûtes du premier étage. Dans la nef, cette arcature est isolée; c'est un véritable triforium comme à la cathédrale de Soissons dans le croisillon sud (voy. ARCHITECTURE RELIGIEUSE, fig. 31). Une belle salle capitulaire et un cloître du XIIIe siècle accompagnent, du côté nord, la nef de la cathédrale de Noyon (voy. CLOÎTRE, SALLE CAPITULAIRE). Deux grosses tours, fort défigurées par des restaurations successives, et dont les flèches primitives ont été remplacées, si jamais elles ont été faites, par des combles en charpente, sont élevées sur la façade. Quant au porche, il date du commencement du XIVe siècle; mais cette partie de l'édifice n'offre aucun intérêt.

Il est une cathédrale qui remplit exactement les conditions imposées aux reconstructions de ces grands édifices à la fin du XIIe siècle et au commencement du XIIIe, c'est celle de Laon. On a voulu voir, dans la cathédrale actuelle de Laon, celle qui fut reconstruite ou réparée après les désastres qui signalèrent, en 1112, l'établissement de la commune. Cela n'est pas admissible; le monument est là, qui, mieux que tous les textes, donne la date précise de sa reconstruction, et nous n'avons pas besoin de revenir là-dessus après les observations que M. Vitet a insérées sur la cathédrale de Laon dans sa Monographie de Notre-Dame de Noyon.

La cathédrale de Laon (fig. 9) présente en plan une grande nef avec collatéraux, coupée à peu près vers son milieu par des transsepts; l'abside se termine carrément. Deux chapelles sont seulement pratiquées vers l'est aux deux extrémités des bras de croix. La ville de Laon était, pendant les XIIe et XIIIe siècles, une ville riche, populeuse, turbulente; elle s'établit à main armée une des premières en commune, et obtint de Philippe-Auguste, après bien des tumultes et des violences, en 1191, une paix, ou confirmation de la commune, moyennant une rente annuelle de deux cents livres parisis 202. C'est probablement peu de temps après l'octroi de cette paix que les citoyens de Laon, possesseurs tranquilles de leurs franchises, aidèrent les évêques de ce diocèse à élever l'admirable édifice que nous voyons encore aujourd'hui.

De toutes les populations urbaines qui, dans le nord de la France, s'établirent en commune, celle de Laon fut une des plus énergiques, et dont les tendances furent plus particulièrement démocratiques. Le plan donné à leur cathédrale fut-il une sorte de concession à cet esprit? Nous n'oserions l'affirmer; il n'en est pas moins certain que ce plan est celui de toutes nos grandes cathédrales qui se prête le mieux, par sa disposition, aux réunions populaires. C'est dans ce vaisseau, qui conserve tous les caractères d'une salle immense, que pendant plus de trois siècles, se passèrent, à certaines époques de l'année, les scènes les plus étranges. Nous avons dit déjà «qu'on y célébrait, le 28 décembre, la fête des Innocents 203, où les enfants de choeur, portant chapes, occupaient les hautes stalles et chantaient l'office avec toute espèce de bouffonneries; le soir, ils étaient régalés aux frais du chapitre 204. Huit jours après, venait la fête des Fous. La veille de l'Épiphanie, les chapelains et choristes se réunissaient pour élire un pape, qu'on appelait le patriarche des Fous. Ceux qui s'abstenaient de l'élection payaient une amende. On offrait au patriarche le pain et le vin de la part du chapitre, qui donnait, en outre, à chacun, huit livres parisis pour le repas. Toute la troupe se revêtait d'ornements bizarres, et avait, les deux jours suivants, l'église entière à sa disposition. Après plusieurs cavalcades par la ville, la fête se terminait par la grande procession des rabardiaux. Ces farces furent abolies en 1560; mais le souvenir s'en conserva dans l'usage, qui subsista jusqu'au dernier siècle, de distribuer, à la messe de l'Épiphanie, des couronnes de feuilles vertes aux assistants 205... Au XVe siècle, de nombreux mystères furent représentés dans la cathédrale de Laon, et les chanoines eux-mêmes ne dédaignèrent pas d'y figurer comme acteurs 206. En 1462, aux fêtes de la Pentecôte, on joua la passion de N.-S. Jésus-Christ, distribuée en cinq journées... Le 26 août 1476, on représenta un mystère intitulé: Les Jeux de la vie de Monseigneur saint Denys. Afin de faciliter la représentation, la messe fut dite à huit heures et les vêpres chantées à midi 207...»

Si le chapitre et les évêques de Laon croyaient nécessaire de faire de semblables concessions morales aux citoyens, ne peut-on admettre que cette tolérance influa sur les dispositions primitives du plan de la cathédrale? Après les luttes et les scènes tragiques qui ensanglantèrent l'établissement de la commune de Laon, lorsque, par l'entremise du pouvoir royal, cette commune fut définitivement constituée, il est probable que, d'un commun accord, le chapitre, l'évêque et les bourgeois élevèrent cet édifice à la fois religieux et civil. C'est par des concessions de ce genre que le clergé put amener les citoyens d'une ville riche à faire les sacrifices d'argent nécessaires à la construction d'un monument qui devait servir non-seulement au culte, mais même à des assemblées profanes. Nous ne nous dissimulons pas combien ces conjectures paraîtront étranges aux personnes qui n'ont pas, pour ainsi dire, vécu dans la société du moyen âge, qui croient que cette société était soumise à un régime purement féodal et théocratique; mais quand on pénètre dans cette civilisation qui se forme au XIIe siècle et se développe au XIIIe, on voit à chaque pas naître un besoin de liberté si prononcé à côté de priviléges monstrueux, une tendance si active vers l'unité nationale, qu'on n'est plus étonné de trouver le haut clergé disposé à aider à ce mouvement et cherchant à le diriger pour ne pas être entraîné et débordé. Les évêques aimaient mieux ouvrir de vastes édifices à la foule, sauf à lui permettre parfois des saturnales pareilles à celles dont nous venons de donner un aperçu, plutôt que de se renfermer dans le sanctuaire, et de laisser bouillonner en dehors les idées populaires. Sous les voûtes de la grande cathédrale, quoique profanes, les assemblées des citoyens étaient fortement empreintes d'un caractère religieux. Les populations urbaines s'habituaient ainsi à considérer la cathédrale comme le centre de toute manifestation publique. Les évêques et les chapitres avaient raison; ils comprenaient leur époque; ils savaient que, pour civiliser des esprits encore grossiers, faciles à entraîner, unis par un profond sentiment d'union et d'indépendance, il fallait que le monument religieux par excellence fût le pivot de tout acte public.

Laon est une ville turbulente qui, pendant un siècle, est en lutte ouverte avec son seigneur, l'évêque. Après ces troubles, ces discussions, le pouvoir royal qui, par sa conduite, commence à inspirer confiance en sa force, parvient à établir la paix; mais on se souvient, de part et d'autre, de ces luttes dans lesquelles seigneurs et peuple ont également souffert; il faut se faire des concessions réciproques pour que cette paix soit durable; la cathédrale se ressent de cette sorte de compromis; sa destination est religieuse, son plan conserve un caractère civil.

À Noyon, d'autres précédents amènent des résultats différents.

«En l'année 1098, dit M. A. Thierry 208, Baudri de Sarchainville, archidiacre de l'église cathédrale de Noyon, fut promu, par le choix du clergé de cette église, à la dignité épiscopale. C'était un homme d'un caractère élevé, d'un esprit sage et réfléchi. Il ne partageait point l'aversion violente que les personnes de son ordre avaient en général contre l'institution des communes. Il voyait dans cette institution une sorte de nécessité sous laquelle, de gré ou de force, il faudrait plier tôt ou tard, et croyait qu'il valait mieux se rendre aux voeux des citoyens que de verser le sang pour reculer de quelques jours une révolution inévitable... De son propre mouvement, l'évêque de Noyon convoqua en assemblée tous les habitants de la ville, clercs, chevaliers, commerçants et gens de métier. Il leur présenta une charte qui constituait le corps des bourgeois en association perpétuelle, sous des magistrats appelés jurés, comme ceux de Cambrai...»

M. Vitet a donc raison de dire 209 que «lorsque Beaudoin II entreprit la reconstruction de sa cathédrale, il existait à Noyon une commune depuis longtemps établie, et consacrée par une paisible jouissance, mais placée en quelque sorte sous la tutelle de l'évêque.»

Aussi la cathédrale de Noyon présente-t-elle le plan d'un édifice religieux: abside avec chapelles, transsepts avec croisillons arrondis. Là, le clergé est resté le directeur de l'oeuvre, il n'a besoin de faire aucune concession; il n'a pas eu recours, non plus que la commune, lorsqu'il commença l'oeuvre, à l'intervention du pouvoir royal. Il entre dans la cathédrale de Noyon moins d'éléments laïques que dans celle de Senlis, par exemple, construite en même temps, et où l'ogive domine sans partage. Mais la cathédrale de Noyon est de près de cinquante années antérieure à celle de Laon; il n'est pas surprenant, objectera-t-on, que son plan se rapproche davantage des traditions cléricales; cela est vrai. Cependant, nous avons vu le plan de la cathédrale de Bourges, contemporaine de celle de Laon, où la tradition cléricale est encore conservée; nous verrons tout à l'heure le plan de la cathédrale de Chartres, où, plus qu'à Bourges encore, les données religieuses de l'architecture romane sont observées. Laon, au contraire, possède un plan dont le caractère est tranché; il a fallu faire une large part aux idées laïques. Peut-être voudra-t-on prétendre encore que les évêques de Laon, ayant eu de fréquents rapports avec l'Angleterre, leur cathédrale aurait pris la disposition carrée du plan de l'abside aux monuments de ce pays; l'observation ne saurait être admise, par la raison que les absides carrées anglaises sont postérieures à celle de la cathédrale de Laon; le choeur de la cathédrale de Cantorbéry, qui date du XIIe siècle, est circulaire; les absides carrées d'Ély, de Lincoln, ne sont pas antérieures à 1230.

Ce n'est pas seulement cette abside carrée qui nous frappe dans le plan de la cathédrale de Laon (fig. 9), c'est encore la disposition des collatéraux avec galeries supérieures voûtées, comme à Notre-Dame de Paris, comme à Noyon, comme à la cathédrale de Meaux dans l'origine; c'est la place qu'occupent les chapelles circulaires des transsepts, chapelles à deux étages; c'est la présence de quatre tours aux quatre angles des deux croisillons et d'une tour carrée sur les piles de la croisée; c'est cette grande et belle salle capitulaire qui s'ouvre au sud des premières travées de la nef; ce sont ces deux salles, trésors et sacristies, qui avoisinent le choeur et sont réservées entre les collatéraux et les chapelles circulaires. On voit en tout ceci un plan conçu et exécuté d'un seul jet, une disposition bien franche commandée par un programme arrêté. Quant au style d'architecture adopté dans la cathédrale de Laon, il se rapproche de celui des parties de Notre-Dame de Paris qui datent du commencement du XIIIe siècle; il est cependant plus lourd, plus trapu; il faut dire aussi que les matériaux employés sont plus grossiers.

À la fin du XIIIe siècle, ce beau plan fut défiguré par l'adjonction de chapelles élevées entre les saillies des contreforts de la nef. Une salle fut érigée au milieu du préau du cloître. C'est aussi pendant le cours du XIIIe siècle que les dispositions premières du porche furent modifiées. Les sept tours étaient surmontées de flèches, détruites aujourd'hui (voy. CLOCHER).

Malgré son importance, la cathédrale de Laon fut élevée avec une précipitation telle, que, sur quelques points, et particulièrement sur la façade, les constructeurs dédaignèrent de prendre les précautions que l'on prend d'ordinaire, lorsque l'on bâtit des édifices de cette dimension: les fondations furent négligées, ou bloquées au milieu des restes de substructions antérieures; on ne laissa pas le temps aux constructions inférieures des tours de s'asseoir avant de terminer leurs sommets. Il en résulta des tassements inégaux, des déchirements qui compromirent la solidité de la façade 210.

La cathédrale de Laon conserve quelque chose de son origine démocratique; elle n'a pas l'aspect religieux des églises de Chartres, d'Amiens ou de Reims. De loin, elle paraît un château plutôt qu'une église; sa nef est, comparativement aux nefs ogivales et même à celle de Noyon, basse; sa physionomie extérieure est quelque peu brutale et sauvage; et jusqu'à ces sculptures colossales d'animaux, boeufs, chevaux, qui semblent garder les sommets des tours de la façade (voy. ANIMAUX), tout concourt à produire une impression d'effroi plutôt qu'un sentiment religieux, lorsqu'on gravit le plateau sur lequel elle s'élève. On ne sent pas, en voyant Notre-Dame de Laon, l'empreinte d'une civilisation avancée et policée, comme à Paris ou à Amiens; là, tout est rude, hardi: c'est le monument d'un peuple entreprenant, énergique et plein d'une mâle grandeur. Ce sont les mêmes hommes que l'on retrouve à Coucy-le-Château, c'est une race de géants.

Nous ne quitterons pas cette partie de la France sans parler de la cathédrale de Soissons. Cet édifice fut certainement conçu sur un plan dont les dispositions rappellent le plan de la cathédrale de Noyon (fig. 10). Comme à Noyon, le transsept sud de la cathédrale de Soissons, qui date de la fin du XIIe siècle, est arrondi, et il est flanqué à l'est d'une vaste chapelle circulaire à deux étages, comme celles des transsepts de Laon. À Soissons, ce croisillon circulaire possède un bas-côté avec galerie voûtée au-dessus et triforium dans la hauteur du comble de la galerie (voy. ARCHITECTURE RELIGIEUSE, fig. 30 et 31). L'étage supérieur de la chapelle circulaire servait de trésor avant la révolution; était-ce là sa destination primitive? C'est ce que nous ne pourrions dire aujourd'hui, n'ayant aucune donnée sur l'utilité de ces chapelles à deux étages, que nous retrouvons encore à Saint-Remy de Reims et dans la grande église de Saint-Germer.

Que la cathédrale de Soissons ait été élevée complétement pendant les dernières années du XIIe siècle, ou seulement commencée, toujours est-il que le choeur et la nef furent construits pendant les premières années du XIIIe siècle. Le choeur est accompagné de cinq chapelles circulaires et de huit chapelles carrées. C'est déjà une modification au plan des cathédrales de cette époque. Le transsept nord ne fut terminé que plus tard, ainsi que la façade.

Jusqu'à présent, nous voyons régner, dans ces édifices élevés depuis le milieu du XIIe siècle jusqu'au commencement du XIIIe 211, une sorte d'incertitude; les plans de ces cathédrales françaises sont comme autant d'essais subissant l'influence de programmes variés. On élève des cathédrales nouvelles plus vastes que les églises romanes, pour suivre le mouvement qui s'était si bien prononcé pendant les règnes de Louis le Jeune et de Philippe-Auguste; mais la cathédrale type n'est pas encore sortie de terre. Nous allons la voir naître définitivement et arriver, en quelques années, à sa perfection.

À la suite d'un incendie qui détruisit de fond en comble la cathédrale de Chartres, en 1020, l'évêque Fulbert voulut reconstruire son église. Les travaux furent continués par ses successeurs à de longs intervalles. En 1145, les deux clochers de la façade occidentale, que nous voyons encore aujourd'hui, étaient en pleine construction. En 1194, un nouvel incendie ruina l'édifice de Fulbert à peine achevé. Les parties inférieures de la façade occidentale, le clocher vieux terminé et la souche du clocher neuf resté en construction échappèrent à la destruction. Sur les débris encore fumants de la cathédrale, Mélior, cardinal-légat du pape Célestin III, fit assembler le clergé et le peuple de Chartres, et, à la suite de ses exhortations, tous se mirent à l'oeuvre pour reconstruire, sur un nouveau plan, l'ancienne église de Notre-Dame 212. L'évêque Reghault de Mouçon et les chanoines abandonnèrent le produit total de leurs revenus et de leurs prébendes pendant trois années.

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