Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 3 - (C suite)
CHÉNEAU, s. m. Chenal, chenai, échenai. C'est le nom que l'on donne à un conduit en pierre, en terre cuite, en bois ou en métal, qui, recevant les eaux d'un comble, les dirigent, par des pentes douces, vers des issues ménagées dans la construction des édifices.
Les monuments de l'antiquité païenne, dès une époque fort reculée, possédaient des chéneaux à la chute des pentes des combles. Les temples de la grande Grèce, ceux d'Athènes, avaient des chéneaux en terre cuite, en pierre ou en marbre, avec gargouilles percées de distance en distance. On retrouve également les chéneaux dans les monuments romains. Cependant ils disparaissent, pendant la période romane, en France. Les toits laissent les eaux s'égoutter directement sur le sol. Nous ne voyons guère le chéneau apparaître, dans le nord de la France, que vers le milieu du XIIe siècle. Ils sont, dès la fin de ce siècle, très-caractérisés dans les édifices normands.
Ces chéneaux (1) sont généralement très-profonds; portés sur des arcs en saillie sur le nu des murs, leurs sommiers partent de la tête des contre-forts, et sont surmontés du côté du dehors d'un acrotère en talus composé de plusieurs assises, ainsi que l'indique le profil A. On ne peut expliquer la hauteur extraordinaire de ce revers de chéneau que comme une garde destinée à empêcher les tuiles ou ardoises qui se détachent de la couverture de tomber sur la voie publique, et à contenir la neige qui glissait le long des rampants des combles. Nous trouvons des chéneaux analogues à ceux-ci au-dessus du triforium du choeur de l'église Saint-Étienne de Caen, et qui sont d'une date un peu moins ancienne. Les chapelles absidales de l'église haute de Chauvigny près Poitiers, qui datent de la première moitié du XIIe siècle, possèdent également des acrotères formant chéneau au-dessus de la corniche. Des gargouilles peu saillantes, ou de simples trous percés de distance en distance, jetaient les eaux pluviales à l'extérieur. Dans l'Île de France, la Champagne et la Bourgogne, les chéneaux n'apparaissent qu'au XIIIe siècle. Mais la disposition des premiers chéneaux de cette époque exige quelques développements.
Bien que les murs des édifices romans fussent fort épais, les charpentes des combles présentaient des pentes inclinées suivant un angle plutôt au-dessous qu'au-dessus de 45 degrés; les pieds de ces charpentes exigeaient alors une large assiette (voy. CHARPENTE), et les bouts des chevrons ainsi que la volige et la tuile arrivaient au bord des corniches, d'ailleurs peu saillantes; il ne restait pas de place pour établir des chéneaux à la chute des combles, et les eaux tombaient directement sur le sol ou sur les combles inférieurs. On reconnut les inconvénients de ce système primitif; les eaux en s'égouttant ainsi le long des parements les altéraient, entretenaient l'humidité à la base des murs et pourrissaient la fondation; si une tuile venait à glisser, elle tombait sur la tête des passants ou sur un comble inférieur; dans ce dernier cas, elle brisait un grand nombre de tuiles et faisait un trou dans cette toiture. Si l'on était dans la nécessité de réparer les couvertures, les couvreurs, ne pouvant appuyer le pied de leurs échelles nulle part, risquaient de glisser avec elles ou, tout au moins, faisaient des dégâts considérables en posant ces échelles sur la couverture même. Cependant, par suite du nouveau système de construction mis en pratique par les architectes gothiques, ceux-ci étaient amenés à diminuer de plus en plus les épaisseurs des murs et même à les supprimer entièrement. C'est alors qu'ils prirent le parti de rendre les chéneaux, pour ainsi dire, indépendants de la construction, en les portant en saillie sur des corniches ou sur des arcs, ou bien de faire porter les charpentes sur les formerets des voûtes bandés à une certaine distance des murs à l'intérieur, et de poser les chéneaux, sur l'intervalle restant entre ces formerets et le mur extérieur, réduit alors à une faible épaisseur. Ce dernier système fut appliqué en Bourgogne et en Champagne. Dans l'Ile de France, on donna une saillie assez forte aux corniches pour pouvoir faire courir des chéneaux à la base des combles. Nous observons, dans la partie haute du choeur de Notre-Dame de Paris, la transition entre le système des égouts romans et le système des chéneaux posés sur corniches saillantes à la base des combles sous le bahut. Dans l'origine, c'est-à-dire du temps de Maurice de Sully (1160 à 1180 environ), il n'existait pas de chéneaux à la base du grand comble 170. Le couronnement recevant la charpente consistait en une corniche peu saillante, composée de quatre rangs de damiers sur lesquels était posé un profil formant boudin supérieur. Vers 1220, probablement après l'incendie dont nous venons de parler, lorsque déjà à Paris l'architecture gothique avait pris son développement complet, on n'enleva, de la corniche de Maurice de Sully, que le boudin supérieur, et, laissant subsister les assises de damiers, on posa par-dessus une corniche composée d'une assise de feuilles à crochets et d'un larmier; le tout présentant une forte saillie. Ce larmier fut creusé en forme de chéneau, dont les pentes répartissaient les eaux pluviales dans de grosses gargouilles posées au-dessus de chacun des arcs-boutants. Quant à la nouvelle charpente, elle vint s'asseoir sur un bahut élevé de 1m,30 au-dessus de ce chéneau, et une balustrade en pierre fut fixée sur le rampant du larmier (voy, BAHUT, fig. 1).
Vers la même époque, dans la cathédrale de Chartres et sur la façade de Notre-Dame de Paris, on posait aussi des larmiers formant chéneaux, mais sans gargouilles; les eaux s'écoulaient simplement par des trous ménagés, sous les balustrades, de distance en distance, ainsi que l'indique la fig. 2 171. Cette disposition explique pourquoi, sur la façade de Notre-Dame de Paris, les larmiers des divers étages portant chéneaux ont une aussi forte saillie; c'est qu'ils étaient destinés à renvoyer loin des parements les eaux des chéneaux, comme une mouchette continue. À Notre-Dame de Chartres, les balustrades n'ayant pas de traverse inférieure, mais n'étant composées que de colonnettes isolées posées à cul sur l'extrémité de la corniche, les eaux du chéneau s'écoulent entre ces colonnettes sur la pente du larmier. Ces moyens toutefois ne faisaient que diminuer les inconvénients résultant des égouts des combles, mais ne les évitaient pas, puisque les eaux pluviales continuaient à s'égoutter dans toute la longueur des corniches; ils rendaient déjà le service des couvreurs plus facile et arrêtaient les tuiles ou ardoises qui glissaient sur la pente des combles 172. Ce n'est que de 1225 à 1240 que des gargouilles saillantes furent adaptées aux chéneaux pour distribuer l'écoulement des eaux pluviales d'une manière régulière et sur certains points des édifices. Dans les églises à bas-côtés, les eaux des chéneaux, vers cette époque, furent conduites sur les chaperons des arcs-boutants, puis rejetées au dehors par des gargouilles en pierre posées à l'extrémité des pentes de ces arcs-boutants. Les eaux de pluie, tombant sur les combles supérieurs, arrivaient ainsi, par le plus court chemin, sur le sol extérieur. Mais les arcs-boutants, destinés à contre-butter la poussée des voûtes, n'atteignaient pas le niveau des corniches supérieures; on essaya d'abord de jeter les eaux des chéneaux des grands combles, à gueule-bée, par des gargouilles, sur les chéneaux formant le chaperon des arcs-boutants; et, quoique la distance entre ces chaperons et les gargouilles supérieures ne fût pas considérable, cependant le vent renvoyait les eaux à droite ou à gauche des chaperons; on établit donc bientôt des coffres en pierre évidés mettant les chéneaux supérieurs en communication avec les chaperons. Souvent même, ces coffres en pierre furent doublés de tuyaux de plomb (voy. CONDUITE). Puis, plus tard, vers la fin du XIIIe siècle, on renonça aux coffres en pierre, qui étaient sujets à s'engorger et à causer des filtrations dans les murs, et on établit sur les arcs-boutants des aqueducs en pierre destinés à porter le chéneau rampant (voy. ARC-BOUTANT, CONSTRUCTION). Les chéneaux rampants pratiqués sur le chaperon des arcs-boutants, arrivés aux pinacles surmontant l'extrémité des contre-forts, passaient, dans l'origine, à travers ces pinacles pour être déversés par la gargouille. On ne fut pas longtemps sans s'apercevoir que ces canaux, traversant la maçonnerie, ne pouvaient jamais sécher, qu'ils s'engorgaient et causaient des filtrations dans la masse des constructions des contre-forts; on prit le parti, vers le milieu du XIVe siècle, de détourner les chéneaux au droit des pinacles, et d'amener ainsi à ciel ouvert les eaux jusqu'aux gargouilles d'extrémité. Quelquefois même, dans les provinces du Nord, en Picardie et en Normandie, ces chéneaux aboutirent à des conduites en plomb habilement ménagées dans la construction (voy. CONDUITE).
Les chéneaux en pierre, pratiqués à la base des combles, pendant les XIIIe et XIVe siècles, sont généralement creusés à fond de cuve, c'est-à-dire donnant en coupe le profil ci-contre (3); les joints sont faits avec soin, ayant une entaille A dans laquelle on coulait quelquefois du plomb ou un ciment très-dur composé de grès pilé et de litharge. Ces chéneaux portent de 0,33 c. à 0,48 c. de largeur (un pied, un pied et demi). Ils sont taillés dans les pierres les plus dures que l'on pouvait se procurer, et il nous a paru que leur concavité, destinée à recevoir les eaux, soigneusement taillée, polie même, était souvent imprégnée d'une matière grasse (peut-être d'huile de lin et de litharge). Nous avons vu même quelques-uns de ces chéneaux qui étaient enduits d'un ciment mince, très-dur et adhérant à la pierre; pour faire tenir ce ciment, les tailleurs de pierre pratiquaient en travers du chenal de petites rainures, particulièrement des deux côtés des joints, ainsi que le fait voir la fig. 4 173, ou creusaient sur le joint même une rainure qui permettait d'y couler du ciment (5).
Les chéneaux des grands édifices du moyen âge, du XIIIe au XVe siècle, présentent peu de variétés; le système admis persiste sans différences notables. Il n'en est pas de même des chéneaux des habitations privées; ceux-ci sont très-variés comme disposition et comme forme. Ils n'apparaissent qu'au XIIIe siècle; jusqu'alors les eaux pluviales tombaient directement des égouts des toits dans la rue 174. Deux raisons contribuèrent à faire établir des chéneaux à la base des combles, le besoin de réunir les eaux pluviales dans des citernes (beaucoup de villes étant bâties sur des lieux élevés dépourvus d'eau), et l'incommodité que causait la pluie s'égouttant des combles sur la voie publique. Mais, comme la grande majorité des habitations urbaines était d'une construction fort simple, on ne pouvait faire la dépense d'un chéneau de couronnement en pierre à la chute des combles. Les constructeurs de maisons se contentèrent d'incruster des corbeaux de pierre au sommet des murs de face, et sur les corbeaux ils posèrent une pièce de bois évidée et inclinée formant gargouille à l'un des bouts.
La fig. 6 expliquera cette disposition naïve 175. Ces chéneaux s'appliquent à des maisons dont les égouts des toits sont sur la rue; mais si les pignons donnaient sur la voie publique, ainsi que cela fut pratiqué généralement à dater du XIVe siècle, les chéneaux étaient disposés perpendiculairement à la rue. À cette époque, rarement les maisons avaient-elles des murs mitoyens; chaque maison possédait ses quatre murs en propre, et il existait entre elles une petite ruelle très-étroite (voy. MAISON).
Chaque habitation avait donc ses chéneaux particuliers, qui, le plus souvent, étaient formés d'un tronc d'arbre creusé, dépassant le pignon et formant gargouille, ainsi que l'indique la fig. 7. Ces chéneaux de bois étaient quelquefois moulurés, sculptés même, et peints de diverses couleurs, l'art intervenant toujours dans l'ensemble comme dans les détails des constructions les plus vulgaires. Ces dispositions de chéneaux appliquées aux habitations n'étaient pas les seules. Dans les pays riches en matériaux calcaires, comme la Bourgogne, la Haute-Marne et l'Oise, on employa les chéneaux de pierre de préférence à ceux en bois, et ces chéneaux de pierre sont posés de façon à éviter toute fuite par les joints le long des parements: d'abord ils sont toujours posés en saillie, afin que le comble vienne couvrir la tête des murs et la préserver de toute humidité; puis des corbeaux incrustés dans le mur, sous chaque joint du chéneau, sont creusés en forme de gargouille; si donc ces joints venaient à s'ouvrir ou à perdre le ciment qui les soudait, l'eau tombait dans la gargouille-corbeau et était rejetée en dehors loin des parements. La fig. 8 nous dispensera de plus longues explications à ce sujet.
On voit à Chaumont (Haute-Marne) beaucoup de maisons dont les chéneaux sont ainsi disposés, et cet usage a persisté jusqu'à nos jours.
L'architecture n'est véritablement un art que lorsqu'elle sait ainsi vaincre les difficultés, prévoir et conserver, par des moyens simples, vrais, d'une exécution facile dans la plus humble maison comme dans le palais; mais lorsque, au contraire, il lui faut recourir à des moyens factices qui demandent le concours d'industries très-développées, une main-d'oeuvre extraordinaire et beaucoup de dépense, elle peut réussir là où toutes ces ressources sont sous sa main, mais elle abandonne à la barbarie les localités éloignées des grands centres industriels. C'est ce qui est arrivé; aujourd'hui, hormis les grandes villes où les écoulements d'eaux pluviales sont, dans les habitations privées, disposés avec assez d'adresse, partout l'incurie, l'ignorance, le défaut de soin laissent voir combien ces constructeurs anciens étaient plus habiles, plus savants, plus scrupuleux que les bâtisseurs de notre temps, sans entraîner pour cela leurs clients dans des dépenses inutiles.
Note 170: (retour) Ce comble était moins aigu que celui actuel, qui date du commencement du XIIIe siècle, et qui fut refait après un incendie dont l'histoire ne parle pas, mais dont les traces sont visibles sur le monument même. Le choeur de Notre-Dame de Paris était complétement élevé, sauf la toiture, en 1177, ainsi que le constate la chronique de Robert, abbé du Mont Saint-Michel, et dont M. Alfred Ramé a bien voulu nous envoyer le curieux extrait suivant: «Ad ann. 1177. Mauricius episcopus Parisiensis jam diù est; quod (qui) multum laborat et proficit in ædificatione ecclesiæ prædictæ civitatis, cujus caput jam perfectum est, excepto majori tectorio. Quod opus si perfectum fuerit, non erit opus citra montes cui aptè debeat comparari.»
Note 174: (retour) Il n'y a pas plus de vingt-cinq ans qu'à Paris encore les toits de la plupart des maisons étaient dépourvus de chéneaux. Pendant les pluies d'orage, les eaux pluviales formaient comme une nappe d'eau devant les façades, et rendaient la circulation impossible, même avec des parapluies.
CHEVET, s. m. Nom que l'on donne à la partie extrême de l'abside des églises (voy. ABSIDE, CATHÉDRALE, ÉGLISE).
CHIFFRE, s. m. On désigne par ce mot les initiales de noms propres sculptées ou peintes sur les monuments. Il ne paraît pas que l'on ait admis les chiffres de personnages vivants dans la décoration des édifices avant le XVe siècle; mais, à partir de la fin de ce siècle, les chiffres se rencontrent fréquemment sculptés dans les frises, sur les parements, dans les balustrades, ou peints dans les vitraux et sur les murs intérieurs des églises, chapelles, palais et maisons. La balustrade du pignon occidental de la Sainte-Chapelle de Paris, refaite par Charles VII, est composée de fleurs de lis dans des quatre-lobes, au milieu desquelles s'élève un K (Karolus) couronné, soutenu par deux anges. La balustrade de l'oratoire de cette même chapelle, bâti par Louis XI, est de même ornée, au milieu, d'un L couronné se détachant sur un ajour fleurdelisé. L'ancien hôtel de la cour des comptes à Paris, bâti par Louis XII, était couvert de chiffres, L couronnés, de porcs-épics, de dauphins, d'hermines et de fleurs de lis. Les F couronnés se rencontrent dans les constructions entreprises par François Ier. On peut en voir un grand nombre à Blois et à Chambord. Cet usage s'est conservé depuis cette époque; les chiffres enlacés d'Henri II et de Catherine de Médicis couvrent les frises et panneaux du Louvre, ainsi que ceux de Henri IV et même de Louis XIV.
CHOEUR, s. m. Partie de l'église où se tiennent les chanoines, religieux ou clercs pour chanter. L'intérieur des églises se divise en cinq parties distinctes: le narthex, vestibule ou porche, la nef, les transsepts, le choeur et le sanctuaire. Dans les églises monastiques françaises, le choeur des religieux descendait ordinairement jusque dans la nef. Un autel était placé au delà des transsepts; c'etait l'autel devant lequel on chantait les matines et laudes; derrière l'autel matutinal s'élevait le sanctuaire qui occupait tout l'espace compris entre les transsepts et le chevet. Dans les cathédrales et les églises paroissiales, le choeur ne commence ordinairement qu'après les transsepts et l'autel est placé au fond de l'abside dans le sanctuaire qui occupe le rond-point. «Le choeur des clercs, dit Guillaume Durand 176, est l'endroit où ils se réunissent pour chanter en commun,» et il ajoute: «où la multitude du peuple est rassemblée pour assister aux saints mystères,» ce qui rend sa définition assez vague; à moins de supposer (ce qui est possible) qu'il entendait par choeur, non-seulement l'espace réservé aux clercs, mais aussi les bas-côtés de l'abside dans lesquels se rangeaient les fidèles 177. Toutefois il est nécessaire ici de faire connaître ce qu'étaient les choeurs des églises, soit conventuelles, soit paroissiales ou cathédrales, aux différentes époques du moyen âge.
Les dispositions qui aujourd'hui nous semblent les plus faciles à retrouver sont celles des choeurs des églises monastiques, parce qu'elles ont, jusqu'à la fin du siècle dernier, subi moins d'altérations que celles des autres églises. Toutes les abbayes possédaient des corps saints, des reliques vénérées qui étaient déposées soit dans une crypte sous le sanctuaire, soit dans le sanctuaire lui-même, ainsi que cela avait lieu à Saint-Denis en France. Ce sanctuaire, qui, comme nous venons de le dire, commençait à partir de l'ouverture orientale de la croisée, était souvent élevé de quelques marches au-dessus du sol des transsepts. Les fidèles n'étaient admis dans l'intérieur du sanctuaire qu'à certaines fêtes, à l'occasion de cérémonies extraordinaires. Le choeur des religieux, placé dans la croisée et les dernières travées de la nef, était clos par un jubé vers l'entrée, et des boiseries, grilles ou murs latéraux s'étendant jusqu'au sanctuaire. L'assistance des fidèles dans les églises monastiques n'était qu'accessoire, et les religieux enfermés dans le choeur, n'étaient pas et ne devaient pas être vus de la nef, les fidèles entendaient leurs chants, voyaient les clercs montés sur le jubé pour lire l'épître et l'évangile, et ne pouvaient apercevoir l'autel qu'au travers de la porte du jubé, lorsque le voile était tiré. Dans les monastères des XIe et XIIe siècles, les religieux étaient très-nombreux et leurs églises faites pour eux; les fidèles se rendaient aux paroisses et dans les nombreuses chapelles qui entouraient les couvents pour assister au service divin. Il y avait toujours alors dans ces monastères un concours nombreux d'étrangers, de pèlerins, de réfugiés, auxquels la nef de l'église était réservée, qui y passaient une grande partie de leur temps et y demeuraient même parfois jour et nuit. Il devenait alors nécessaire de clore le choeur des religieux. Ce programme ne convenait pas aux paroisses, encore moins aux cathédrales.
Les cathédrales (voy. ce mot), lorsqu'elles furent presque toutes rebâties en France, à la fin du XIe le siècle, avaient à la fois un caractère religieux et civil; et là, sauf l'autel qui était entouré de ses voiles, rien n'obstruait la vue. En les construisant sur de vastes plans, les évêques avaient voulu, au contraire, offrir aux habitants des grandes cités, de larges espaces dans lesquels les cérémonies du culte, et même des assemblées civiles, pussent se développer à l'aise. Il ne faut pas oublier que les cathédrales de cette époque furent élevées dans un esprit opposé à l'esprit monastique, pour attirer et réunir les habitants des cités populeuses autour de leur évêque. Les évêques voulaient que les fêtes religieuses fussent la fête de tous. Aussi les choeurs et les sanctuaires des cathédrales ne s'élèvent que de deux ou trois marches au-dessus du pavé de la nef; les transsepts sont abandonnés aux fidèles, les larges bas-côtés qui entourent les absides sont presque toujours de plain-pied avec le choeur, et n'en sont séparés par aucune clôture. De tous côtés la vue s'étend, l'accès est facile.
Du temps de Guillaume Durand encore, à la fin du XIIIe siècle, il ne semble pas que les choeurs fussent généralement entourés de stalles fixes et de clôtures. «L'ornement du choeur, dit-il 178, ce sont des dorsals, des tapis que l'on étend sur le pavé, et des bancs garnis (bancalia). Les dorsals (dorsalia) sont des draps que l'on suspend dans le choeur derrière le dos des clercs 179...» Plus loin, à propos des fêtes de Pâques, il dit 180: «On approprie les églises, on en décore les murailles en y étalant des draperies. On place des chaires dans le choeur, on y déploie des tapis et on y dispose des bans 181... L'autel est décoré de tous ses ornements; dans certaines églises, ce sont des étendards qui désignent la victoire de Jésus-Christ, des croix et autres reliques.»
Dans toutes les cathédrales primitives la place de l'évêque était au fond de l'abside, dans l'axe; celles des officiers qui assistaient le prélat lorsqu'il disait la messe étaient à droite et à gauche en demi-cercle; cette disposition justifie l'une des étymologies données au mot choeur, corona; alors l'autel n'était qu'une table sans retable, placée entre le clergé et le bas-choeur où se tenaient les chanoines et clercs; puis venaient les laïques rangés dans les transsepts et la nef, les femmes d'un côté, les hommes de l'autre. Cette disposition fut conservée dans quelques cathédrales, jusque vers le milieu du dernier siècle, entre autres à Lyon, ainsi que l'atteste le sieur de Mauléon, dans ses Voyages liturgiques. À l'une des extrémités de l'hémicycle qui garnissait l'abside du côté de l'épître, s'asseyait le prêtre célébrant qui avait à côté de lui un pupître pour lire l'épître. L'officiant à l'autel faisait face à l'orient. Derrière le grand autel, entouré d'une balustrade, était un autel plus petit. Depuis cet autel jusqu'au fond de l'abside où se trouvait placé le siége archi-épiscopal, il restait un vaste espace libre au milieu duquel on plaçait, sur une sorte de pupître, la chape pour l'officiant, et à côté un réchaud contenant de la braise pour les encensements. En avant de l'autel, entre le bas-choeur et le sanctuaire, était placé un grand ratelier à sept cierges 182, qui remplaçait ainsi la trabes ou trabs 183 des églises primitives. Mais l'abside de la cathédrale de Lyon est dépourvue de bas-côté. La disposition du choeur et du sanctuaire devait être tout autre dans les églises, dont les absides, comme celles de nos grandes cathédrales du Nord, étaient accompagnées d'un bas-côté simple ou double. Alors le maître-autel était placé au centre de l'hémicycle, et l'évêque assistant prenait sa place en bas du choeur, qui était alors la place honorable; les officiers s'asseyaient à droite et à gauche, sur des bancs, suivant leurs dignités, les derniers plus près du sanctuaire. Cet ordre était également suivi dans les églises abbatiales; le siége de l'abbé était en bas du choeur, cette disposition se prêtant mieux que toute autre aux cérémonies.
Pendant la seconde moitié du XIIIe siècle, soit que les évêques eussent renoncé à conserver à leurs cathédrales les dispositions de vastes salles propres aux grandes réunions populaires, soit que les chapitres se trouvassent trop à découvert dans les choeurs accessibles de toutes parts, on établit d'abord des jubés en avant des choeurs, puis bientôt après des clôtures hautes, parfaitement fermées, protégeant des rangées de stalles fixes garnies de hauts dossiers avec dais. Les chanoines furent ainsi chez eux dans les cathédrales, comme les religieux cloîtrés étaient chez eux dans leurs églises monastiques. Mais cependant, il fallait, dans les cathédrales, que les fidèles pussent assister aux offices, ne pouvant voir les cérémonies qui se faisaient dans les choeurs fermés de toutes parts; c'est alors que l'on éleva, dans les églises épiscopales, ces chapelles nombreuses autour des bas-côtés des choeurs et même le long des parois des nefs (voy. CATHÉDRALE). La pensée dominante qui avait inspiré les évêques à la fin du XIIe siècle, lorsqu'ils se mirent à bâtir des cathédrales sur de nouveaux plans, fut ainsi abandonnée lorsqu'elles étaient à peine achevées, et, en moins d'un siècle, la plupart des choeurs de ces grandes églises furent fermés, les cérémonies du culte dérobées aux yeux des fidèles. Nous n'entreprendrons pas de rechercher ici ni d'expliquer les causes de ce changement. Nous nous contenterons de signaler le fait qui doit se rattacher, si nous ne nous trompons, à des discussions survenues entre les évêques et leurs chapitres, discussions à la suite desquelles les évêques durent céder aux voeux des chanoines, particulièrement intéressés à se clore 184.
La cathédrale de Chartres éleva un jubé en avant de son choeur vers le milieu du XIIIe siècle; nous ne savons aujourd'hui si, dès cette époque, elle l'entoura d'une clôture; c'est probable. La cathédrale de Bourges éleva une clôture en pierre autour de son choeur dès la fin du XIIIe siècle. Celle de Paris commença aussi à clore son choeur vers la même époque, et cette clôture était à peine achevée, que l'évêque Mattifas de Bucy faisait construire la ceinture de larges chapelles qui enveloppe le double bas-côté de l'abside. Ces clôtures nécessitaient donc la construction de ces chapelles?
Les clôtures modifièrent profondément les plans primitifs des cathédrales dont les choeurs n'avaient nullement été disposés pour les recevoir; elles donnèrent aux choeurs un aspect nouveau, contraire à l'esprit qui avait dû diriger les premiers constructeurs. Ne pouvant savoir aujourd'hui quelles étaient les dispositions premières des choeurs de cathédrales, nous sommes obligés de nous en tenir à celles adoptées à la fin du XIIIe siècle; elles sont d'ailleurs coordonnées avec ensemble, et dignes en tous points de l'objet. De tous les choeurs de cathédrales, celui sur lequel il reste le plus de renseignements précis est le choeur de la cathédrale de Paris. Nous en donnerons donc (1) une vue cavalière, accompagnée d'une description empruntée à Corrozet et à Du Breul. Après la croisée, entre les deux gros piliers des transsepts, un jubé de pierre fermait l'entrée du choeur. Sur l'arcade principale qui servait de porte était un grand crucifix; cet ouvrage, dit Du Breul, était un chef-d'oeuvre de sculpture; à droite et à gauche, cette arcade se réunissait à la clôture en pierre peinte, de cinq mètres de haut, représentant l'histoire de Jésus-Christ, et dont il reste une grande partie. Cette clôture, du côté nord et du côté sud, servait d'appui aux dossiers des stalles qui étaient de bois sculpté et couronnées d'une suite de dais. Deux portes latérales percées dans la clôture donnaient entrée dans le choeur, auquel on arrivait du côté du cloître par la porte rouge, et du côté de l'évêché par une galerie communiquant avec le palais épiscopal. Autour du rond-point (sanctuaire), la clôture, dans sa partie supérieure, était à jour, de sorte que les scènes de la vie de Notre-Seigneur, sculptées en ronde-bosse, se voyaient du dedans du choeur aussi bien que des bas-côtés. Au-dessous de cette partie à jour, des bas-reliefs représentaient des scènes de l'Ancien Testament. Il était, de toutes manières, impossible de voir, des collatéraux, ce qui se passait dans le choeur et le sanctuaire. Des deux côtés de l'entrée du jubé donnant sur la croisée étaient deux autels, suivant l'usage. Le choeur s'élevait de quatre marches au-dessus du pavé de la nef; à la suite des stalles venait le sanctuaire, élevé de trois marches au-dessus du choeur, et sous la clef de voûte absidale le maître autel, dont une tapisserie et une gravure 185 nous ont conservé la forme et les accessoires. Derrière le maître autel était placée, sur une large table de cuivre, portée sur quatre gros piliers de même matière, la châsse de saint Marcel, surmontée d'une grande croix; d'autres châsses étaient disposées à droite et à gauche; derrière la châsse de saint Marcel était, du côté droit, le petit autel de la Trinité, dit des Ardents, sur lequel était placée la châsse de Notre-Dame, contenant du lait de la sainte Vierge et des fragments de ses vêtements. Près de l'entrée principale du choeur, on voyait, en ronde-bosse, la statue de bronze de l'évêque Odon de Sully, couchée sur une table de même métal élevé d'un pied environ au-dessus du niveau du pavé du choeur. Odon de Sully contribua en partie à la construction de la cathédrale; c'est sous son épiscopat que fut probablement élevée la nef. Au milieu du choeur, sous le lutrin, étaient incrustées, au niveau du pavé, quatre pierres tombales, couvrant les restes de la reine Isabelle de Hainaut, femme de Philippe-Auguste, de Geoffroy, duc de Bretagne, et de deux autres personnages inconnus. Devant le grand autel, sous une table de cuivre, le coeur de Louise de Savoie, mère de François Ier. D'autres tombes se voyaient encore derrière le grand autel du temps de Corrozet, entre autres celles du célèbre Pierre Lombard, archidiacre de la cathédrale et prince; car on n'enterrait dans le choeur des cathédrales que des évêques, des princes et princesses. À côté du maître autel, du côté du nord, s'élevait, sur une colonne de pierre, la statue de Philippe-Auguste; à ses pieds était la tombe en marbre noir de l'évêque Pierre de Ordemont, qui mourut en 1409.
Mais quelle que fût la richesse et la splendeur des choeurs des cathédrales, ceux-ci n'égalaient pas, en étendue, en meubles richement ouvragés, en châsses précieuses et en tombeaux magnifiques, les choeurs et sanctuaires des grandes abbayes. Parmi ces abbayes, celle de Saint-Denis, en France, se distinguait entre toutes, puisque le choeur de son église servait de sépulture aux princes français. Le plan de ce choeur et de ce sanctuaire est donné dans l'histoire de l'abbaye de Saint-Denis, par dom Félibien; nous nous contenterons d'en tracer la vue cavalière, qui fera mieux comprendre les dispositions principales de cette clôture vénérée (2). Ici, comme dans toutes les églises abbatiales, le choeur, proprement dit, occupait les dernières travées de la nef, la croisée et une travée de l'abside; le sanctuaire, auquel on montait par quatre rampes de dix-huit degrés chacune, deux petites de chaque côté de l'autel et deux grandes dans les deux collatéraux, s'étendait dans l'abside au-dessus de l'ancienne crypte carlovingienne.
Dom Doublet 186 nous fournira la description détaillée de toutes les parties du choeur et sanctuaire de la célèbre église abbatiale. L'entrée du choeur était fermée par un jubé, sur le devant duquel, du temps de dom Doublet, on voyait encore, sculptés en pierre, la vie et le martyre de saint Denis, de saint Rustic et de saint Éleuthère. Sur l'arcade principale s'élevait le crucifix donné par l'abbé Suger; les images de la Vierge et de saint Jean accompagnaient la croix. C'était du haut du jubé que, les jours de fêtes, on chantait l'Évangile. Dom Doublet dit qu'autrefois ce frontispice était couvert de figures d'ivoire entremêlées d'animaux de cuivre; ouvrage admirable, prétend-il, donné par Suger, et que les huguenots détruisirent 187. Avant le sacre et couronnement de la reine Marie de Médicis, le choeur de Saint-Denis n'avait toutefois subi aucune modification importante. Des deux côtés, soixante stalles hautes et basses, richement sculptées et garnies de dossiers en étoffe, s'adossaient aux piliers de la nef. À l'extrémité des stalles, d'un des gros piliers de la croisée à l'autre, une trabes traversait le choeur; cette poutre était peinte d'azur, semée de fleurs de lis d'or; une croix d'or, que l'on prétendait avoir été fabriquée par saint Éloy, s'élevait au milieu de sa portée. Entre les stalles était le lutrin de bronze donné par le roi Dagobert et provenant de l'église Saint-Hilaire de Poitiers. Ce pupitre était soutenu par les quatre figures des Évangélistes, également en bronze. En remontant vers l'autel, dans l'axe du choeur, on voyait le tombeau de Charles le Chauve, en cuivre émaillé, porté sur quatre lions, et ayant, à chaque angle, un des quatre docteurs de l'Église. Le pavé était magnifique, en marbre blanc, noir, vert antique, jaspe et porphyre; c'était probablement une de ces mosaïques connues en Italie sous le nom d'opus Alexandrinum. À l'extrémité orientale du choeur, au-delà de la croisée dans la première travée du sanctuaire, s'élevait l'autel de la Trinité, dit autel matutinal, en marbre noir, enrichi de figures en marbre blanc représentant le martyre de saint Denis; on couvrait son retable de pierre d'un magnifique retable d'or aux fêtes solennelles (voy. AUTEL, fig, 7). Une grille de fer, placée au-devant de l'autel matutinal, au droit des deux premiers piliers de l'abside, formait un premier sanctuaire inférieur. Derrière l'autel, on apercevait la châsse de saint Louis, ouvrage d'argent et de vermeil. Des deux côtés, deux rampes étroites montaient au sanctuaire supérieur. Quatre colonnes d'argent portant les anges céroféraires accompagnaient ces rampes et servaient à suspendre, au moyen de tringles, les voiles de l'autel matutinal. Le sanctuaire supérieur était clos par des grilles de fer forgé, dont il reste des débris admirables. Au fond de l'abside, les châsses de saint Denis et de ses deux compagnons étaient placées sous un édicule d'un travail précieux, accompagné d'un grand autel antérieur (voy. AUTEL, fig. 6). Entre les stalles et l'autel de la Trinité, saint Louis avait fait placer un grand nombre de tombes des princes ses prédécesseurs, en respectant probablement les anciennes places occupées par leurs restes. Le tombeau de Dagobert, monument d'une grande importance, également refait du temps de saint Louis, était placé à côté de l'autel matutinal (côté de l'épître). En face, plus tard, furent disposées les tombes de Philippe V, de la reine Jeanne d'Évreux, de Charles le Bel son époux, de Jeanne de Bourgogne, de Philippe de Valois et du roi Jean. Le magnifique monument de Charles VIII, en bronze doré et émaillé, se trouvait, du même côté, en avant de la clôture de l'autel matutinal (voy. TOMBEAU).
Toutes les églises abbatiales ne pouvaient réunir dans leurs choeurs une aussi grande quantité de monuments précieux comme art et comme matière; cependant elles rivalisaient de zèle et de soins pour décorer les clôtures religieuses. Le choeur de l'abbaye de Cluny était magnifique, le nombre des stalles considérable, le luminaire splendide. Le sanctuaire était entouré de grilles et de tombeaux qui formaient clôture. Cet usage d'employer les tombeaux en guise de clôture pour les sanctuaires se retrouve également dans beaucoup d'autres églises abbatiales et cathédrales, à Saint-Germain-des-Prés, à l'abbaye d'Eu, dans les cathédrales de Rouen, d'Amiens, de Limoges, de Narbonne. Les tombes des princes, des évêques, protègent les sanctuaires (voy. CLÔTURE, TOMBEAU).
Les choeurs des églises paroissiales reproduisaient, sur de petites dimensions, les dispositions adoptées dans les cathédrales. Cependant, comme les églises paroissiales étaient, avant tout, faites pour les fidèles, les choeurs ne furent guère entourés que de clôtures à jour en fer ou en pierre, et les jubés laissaient voir l'autel sous des arcs portés par de fins piliers. Il ne paraît pas, d'ailleurs, que des jubés aient été très-anciennement élevés à l'entrée des choeurs des églises paroissiales, tandis qu'à la fin du XVe siècle et au commencement du XVIe, au contraire, on établit des jubés devant les choeurs de ces églises (voy. JUBÉ). Nous ne devons pas omettre de signaler à nos lecteurs les choeurs des églises qui étaient dépourvues de bas-côtés, comme, par exemple, la cathédrale d'Alby. Dans ce cas, le choeur formait une église dans l'église, avec un espace laissé entre cette clôture et les chapelles rayonnantes; cette disposition est rare en France, et ne se rencontrait que dans quelques églises du Midi.
Presque toutes les églises françaises, et particulièrement les grandes églises abbatiales et cathédrales, présentent une déviation plus ou moins prononcée dans leur axe, à la réunion du choeur avec les transsepts, soit vers le nord, soit vers le sud. On a cherché naturellement à donner l'explication de cette singularité. L'auteur du moyen âge qui pouvait le mieux en donner la raison, Guillaume Durand, qui applique à chaque partie de l'église une signification symbolique, n'en dit mot. Les archéologues modernes ont voulu voir, dans cette inclinaison donnée à l'axe des choeurs des églises, soit une représentation mystique de l'inclinaison de la tête du Christ sur la croix, soit une orientation particulière de l'abside vers le levant et de la façade vers le couchant. Nous ne discuterons pas ces deux opinions, qui ne sont basées sur aucun texte et qui sont plus ingénieuses que vraisemblables; car, dans l'une ou l'autre hypothèse, l'inclinaison serait toujours dirigée du même côté, ce qui n'est point, et les écrivains du moyen âge qui ont parlé longuement de la construction des églises en auraient dit un mot.
Nous hasarderons aussi notre opinion personnelle, sans toutefois prétendre la donner comme résolvant la question; nous dirons tout d'abord qu'elle n'est basée que sur une observation pratique et purement matérielle. Les églises qui présentent cette déviation dans leur axe sont toutes bâties à la fin du XIIe siècle ou au commencement du XIIIe; on les construisait partiellement sur l'emplacement d'églises déjà existantes; c'est-à-dire qu'en conservant la nef pour ne pas interrompre les offices, on bâtissait le choeur, ou, ce qui était plus rare, conservant le choeur ancien, on rebâtissait d'abord la nef, ainsi que cela eut lieu pour la cathédrale d'Amiens. Il arrivait souvent qu'en reconstruisant le choeur on élevait en même temps la façade occidentale, afin de donner aux fidèles, le plus promptement possible, une idée de la grandeur du monument et d'encourager leurs efforts; ou bien, par des raisons d'économie faciles à comprendre, on comptait se servir des fondations anciennes lorsque, l'abside achevée, on rebâtirait la nef. Ces deux opérations successives, ce raccordement ne laissaient pas de présenter des difficultés de plantation assez grandes, surtout à une époque où l'on ne possédait pas d'instruments de précision appropriés à la plantation des édifices, où l'on ne pouvait se servir que de cordeaux et de jalons; alors même l'instrument très-imparfait, connu sous le nom d'équerre d'arpenteur, n'était pas en usage. Il ne faut pas oublier d'ailleurs que les cathédrales, aussi bien que les églises conventuelles, étaient, à cette époque, entourées d'une quantité de bâtiments accessoires, cloîtres, trésors, sacristies, librairies, logements, que les évêques ainsi que les moines conservaient debout aussi longtemps que cela était possible, puisque ces bâtiments servaient journellement. Le maître de l'oeuvre, en plantant un choeur avec l'idée de le raccorder plus tard à une nef existante ou à reconstruire sur d'anciennes fondations, ne pouvait se mettre en communication immédiate avec cette seconde partie. Il devait fermer hermétiquement la portion conservée de l'édifice, et planter son abside au moyen de lignes d'emprunt qu'il lui fallait prendre au milieu d'une masse compacte de bâtiments. Or aujourd'hui, avec l'aide de nos instruments si parfaits, cette opération présente d'assez sérieuses difficultés, ne réussit pas toujours, et on constate des erreurs lorsqu'on en vient au raccordement. Le raccordement exact de l'axe ancien avec l'axe nouveau est un, tandis que la chance d'erreurs est infinie. Nous sommes donc disposés à penser que ces déviations des choeurs de nos églises proviennent d'erreurs, inévitables alors, dans la plantation de monuments construits à deux reprises. Si l'on pouvait nous fournir deux exemples seulement d'églises bâties d'un seul jet et dans lesquelles les choeurs seraient inclinés du même côté, nous serions disposés à admettre une raison symbolique; jusqu'alors nous regarderons l'opinion que nous venons d'émettre comme étant la plus probable.
On nous objectera peut-être que, lorsque les maîtres des oeuvres en venaient à la reconstruction de la nef après avoir achevé celle du choeur, il leur était facile de réparer leur erreur, et de prolonger l'axe du sanctuaire pour en faire l'axe de la nef nouvelle. Certainement cela leur eût été facile, s'ils n'eussent dû soit conserver de vieilles fondations, soit se raccorder avec une façade déjà élevée de quelques mètres, soit enfin, admettant qu'ils n'eussent ni fondations anciennes à conserver, ni façade à respecter, se tenir entre des lignes de bâtiments presque toujours accolés aux murs de l'église, tels que cloîtres, salles capitulaires, logis, que l'on voulait conserver parce qu'on ne pouvait s'en passer, même temporairement. Ces constructions que nous admirons gênaient fort les chanoines ou les moines, et il fallait la ferme volonté des abbés, au XIIe siècle, et des évêques, au XIIIe, et leur souveraine puissance, pour vaincre des opositions nombreuses dont nous retrouvons les traces même encore aujourd'hui. Or tous ceux qui sont appelés à diriger des constructions savent quelles sont les difficultés incessantes que soulèvent ces oppositions de chaque jour, quelles que soient la fermeté et la volonté du maître. Il n'est pas surprenant que les architectes des XIIe et XIIIe siècles n'aient pas eu leurs coudées franches et aient été conduits souvent, par des motifs bien misérables, à des erreurs ou des irrégularités qui nous paraissent inexplicables aujourd'hui.
Note 184: (retour) «Le long de la clôture du choeur de Notre-Dame de Paris allant vers l'orient,» dit Du Breul, «on voit la figure d'un homme d'église, orné d'une dalmatique, à côté duquel ce qui suit est gravé: «Maistre Pierre de Fayel, chanoine de Paris, a donné deux cents livres pour ayder à faire ces histoires (qui décorent la clôture), et pour les nouvelles verrières qui sont sur le choeur de ceans.» Le don du digne chanoine indique assez que les chapitres tenaient à être bien clos.
Note 187: (retour) Il faut observer toutefois que le jubé avait dû être rebâti sous le règne de saint Louis, avec la nef, la croisée et une partie du sanctuaire. Il faut donc supposer que ces images dont parle D. Doublet auraient été reposées sur le jubé du XIIIe siècle. Le fait n'a rien d'ailleurs de contraire aux habitudes de cette époque, souvent les constructeurs du XIIIe siècle replacèrent dans leurs monuments des bas-reliefs d'une époque antérieure.
CHRIST (Jésus). Nous ne tenterons pas de faire l'histoire des premières représentations peintes ou sculptées de Jésus-Christ, après les travaux des Ciampini, des Eckel, des Ducange, des Bottari, des Bosio, des d'Agincourt, et ceux plus récents de M. Raoul Rochette 188, de M. Didron 189, des RR. PP. Martin et Cahier 190. Avant l'époque dont nous nous occupons particulièrement, les représentations du Sauveur sont diverses; les plus anciennes, celles que l'on trouve dans les catacombes de Rome et sur les sarcophages chrétiens, nous montrent Jésus sous la forme d'un jeune homme imberbe, portant le vêtement romain, la tête nue avec de longs cheveux ou ceinte d'un diadème ou d'une bandelette, et tenant à la main le volumen antique roulé. Cependant, dès une époque reculée, on prétendait posséder des portraits authentiques de Jésus-Christ. Saint Jean Damascène dit qu'une tradition accréditée de son temps reconnaissait un portrait de Jésus empreint sur un morceau d'étoffe par le Sauveur lui-même pour satisfaire au désir d'Abgare, roi d'Édesse. Pendant les premiers siècles de l'Église, il circulait un signalement (apocryphe il est vrai) de Jésus, envoyé par Lentulus au sénat; ce signalement, par son ancienneté, sinon par son origine plus que douteuse, n'en a pas moins une grande valeur, car il est mentionné par les premiers Pères de l'Église, et servit de type aux images adoptées plus tard par les Églises grecque et latine. «Cet homme, dit le signalement attribué à Lentulus, est d'une taille haute et bien proportionnée; sa physionomie est sévère et pleine de puissance, afin que ceux qui le voient puissent l'aimer et le craindre en même temps. Ses cheveux sont couleur de vin, et, jusqu'à la racine des oreilles, sont longs et sans reflets. Mais, des oreilles aux épaules, ils sont bouclés et brillants; à partir des épaules, ils descendent sur le dos, divisés en deux parties, à la façon des Nazaréens. Front uni et pur; face sans tache, tempérée d'une certaine rougeur. Son aspect est modeste et gracieux, son nez et sa bouche irréprochables. Sa barbe est abondante, de la couleur des cheveux, et bifurquée. Ses yeux sont bleus 191 et très-brillants. S'il reprend ou blâme, il est redoutable; s'il instruit ou exhorte, sa parole est aimable et insinuante. Son visage joint une grâce merveilleuse à la gravité. Personne ne l'a vu rire une seule fois, pas même pleurer 192. D'une taille svelte, ses mains sont longues et belles, ses bras charmants. Grave et mesuré dans ses discours, il est sobre de paroles. De visage, il est le plus beau des enfants des hommes 193.» Tous les artistes chrétiens du moyen âge cherchèrent à reproduire ces traits, ce port et cette physionomie; ils y réussirent quelquefois. En France, jusque vers la fin du XIe siècle, les représentations du Christ sont, comme toute la sculpture et la peinture occidentales avant cette époque, passablement grossières, empreintes des traditions romaines ou byzantines, suivant que les écoles de sculpteurs subissaient l'une ou l'autre de ces deux influences. Sauf quelques traits caractéristiques, comme la longueur des cheveux, la nudité des pieds, le nimbe crucifère, le geste et la présence de quelques accessoires, le livre des évangiles ou le globe, les figures du Christ ne présentent pas un type uniforme; ils sont barbus ou imberbes, vêtus de la tunique simple, longue ou double; le manteau se rapproche du pallium grec ou de la toge romaine. Mais, à la fin du XIe siècle, les riches abbayes françaises qui avaient des rapports fréquents avec la Lombardie, où s'était réunie une école d'artistes grecs, et même avec l'Orient, firent venir dans leurs monastères des peintres et des sculpteurs, qui bientôt formèrent en France une école qui surpassa ses maîtres (voy. STATUAIRE) et parcourut une longue et brillante carrière. Ces artistes non-seulement introduisirent chez nous la pratique de l'art, mais aussi des types formés, consacrés depuis longtemps déjà en Orient; types que le génie occidental modifia bientôt, sans cependant s'en écarter tout à fait. Et pour ne parler ici que da la représentation du Christ, nous voyons, sur le portail intérieur de la célèbre église de Vézelay, un immense tympan au milieu duquel est représenté le Sauveur dans sa gloire, entouré des douze apôtres. Cette figure, de dimension colossale, est évidemment exécutée sous l'inspiration d'artistes byzantins, si ce n'est par eux-mêmes. L'attitude, les vêtements, le faire ne rappellent en rien les grossières et lourdes sculptures françaises antérieures à cette époque, empreintes des dernières traditions de la décadence romaine.
Nous donnons (1) une copie de cette sculpture, étrange mais imposante à la fois. Ce Christ est vêtu d'une longue robe flottante, plissée à petits plis suivant un usage oriental fort ancien et conservé jusqu'à nos jours. La brise semble soulever les longs plis de la robe. Le pallium ne rappelle en rien, ni comme forme, ni comme façon de le porter, le manteau romain ou franc. Le col est découvert; les manches de la tunique sont larges, un peu fendues à leur extrémité et très-ouvertes. Quant à la face du fils de Dieu, elle offre un type tout nouveau alors pour l'Occident. Les yeux sont légèrement relevés vers leurs extrémités, saillants; les joues longues et plates, le nez très-fin et droit, la bouche petite et les lèvres minces. La coiffure est conforme au signalement de Lentulus et la barbe courte, fournie, soyeuse et divisée en deux pointes.
Ce type, l'un des premiers peut-être introduits en France à la fin du XIe siècle ou au commencement du XIIe, dut être regardé, à cette époque, comme une oeuvre remarquable, car nous le voyons reproduit, mais par des artistes grossiers, sur le tympan de la cathédrale d'Autun, postérieure de quelques années à la nef de Vézelay, puis à l'abbaye de Charlieu, puis enfin dans beaucoup d'églises secondaires; mais en se divulguant ainsi, il perd de son caractère byzantin et reprend quelque chose aux vieilles traditions romaines. Évidemment les sculpteurs indigènes, tout en voulant imiter ces sculptures importées chez eux, ne pouvaient abandonner complétement les anciennes méthodes et ne faisaient que les modifier. Cet art byzantin ne convenait pas à l'esprit des populations occidentales; il était trop hyératique; l'observation de la nature, le besoin de l'imitation, du vrai, l'amour pour le dramatique, devaient exercer une influence salutaire d'abord, déplorable quand elle tomba dans l'excès. Cependant, cette introduction d'un art étranger avait eu un grand résultat; elle formait de bons praticiens, car cette figure du Christ dont nous venons de donner une copie est exécutée avec une adresse de main très-remarquable, ainsi que le reste de ce bas-relief; on sent là un art complet, quoique soumis à une forme hyératique. Ce qui se produisait en France pour la sculpture se produisait également pour la peinture. Les fresques de l'église abbatiale de Saint-Savin près Poitiers, qui datent à peu près de la même époque que le bas-relief de Vézelay, dénotent une influence byzantine prononcée, au moins dans la représentation des personnages sacrés; celles qui se voyaient encore dans la cathédrale du Puy-en-Vélay, il y a quelques années, se rapprochaient encore davantage des types grecs. Ce n'est pas à dire que nous regardions les peintures de Saint-Savin ou du Puy comme ayant été exécutées par des artistes grecs; il est certain, au contraire, qu'elles sont l'oeuvre de peintres occidentaux. Le geste dramatique n'a rien de byzantin; c'est seulement dans la méthode, dans les procédés et quelques types, comme celui du Christ, que la trace des arts d'Orient se fait sentir. La fig. 2 nous dispensera de plus longues dissertations sur cet objet. Nous aurons l'occasion de revenir sur ces influences d'écoles au mot PEINTURE.
C'est surtout dans les représentations du Christ triomphant, au milieu de sa gloire, qu'il faut étudier la physionomie donnée, pendant le moyen âge, au fils de Dieu; car c'est en traitant ce sujet que les artistes se sont appliqués à rendre les traits et le port donnés au Sauveur par la tradition.
Pendant la période romane, jusque vers la fin du XIIe siècle, le Christ triomphateur, figuré en sculpture ou peinture, est ordinairement entouré du nimbe allongé, comme celui représenté fig. 1, ce qui n'exclut pas le nimbe crucifère qui cerne sa tête. Dans les peintures, comme à Saint-Savin par exemple, l'auréole qui entoure le corps du Christ triomphateur est souvent circulaire; nous n'en connaissons pas ayant cette forme dans les représentations sculptées. Du reste, ces règles ne sont pas sans exception.
Dans la crypte de la cathédrale d'Auxerre, il
existe une peinture, de la fin du XIe siècle probablement, qui fait voir
le Christ triomphateur à cheval (3), conformément à la vision de saint
Jean
194. Il est posé sur une grande croix ornée de pierreries peintes
qui couvre la voûte. Dans les quatre intervalles laissés entre les bras
de la croix sont quatre anges, également à cheval; la tête seule du
Christ est nimbée. Il est vrai que la croix peut passer pour un signe de
triomphe et tenir lieu de la grande auréole. Dans ces deux
représentations peintes, les cheveux du Sauveur sont blonds et la barbe
noire. Les vêtements du Christ de Saint-Savin sont ainsi colorés: la
robe est verte avec une bordure branche, le manteau est jaune; la
bordure de la robe, sur la poitrine, est brun rouge avec ornements
blancs. Le nimbe est rouge croisé de blanc. La robe du Christ d'Auxerre
est blanche, bordée de brun rouge; le manteau est bleu clair sur les
épaules, brun rouge bordé de jaune sur la poitrine; le nimbe est bleu
croisé de rouge. Les couleurs des vêtements donnés au Christ par les
peintres des XIe, XIIe et XIIIe siècles, varient à l'infini, ce qui ne
peut laisser supposer qu'on eût adopté en Occident certaines couleurs
symboliques pour les vêtements des personnages sacrés. Pendant le cours
du XIIe siècle, le Christ triomphateur, soit peint, soit sculpté, est
presque toujours représenté entouré des quatre signes des évangélistes,
des apôtres ou des vingt-quatre vieillards. À Vézelay, ce sont les
apôtres qui sont assis autour de lui (voy. APÔTRE). Au portail
occidental de Notre-Dame de Chartres, dont le tympan date de 1150 ou
environ, ce sont les quatre animaux, les apôtres et les vieillards de
l'Apocalypse. À Saint-Savin, ce sont, en peinture, les quatre animaux
qui accompagnent l'auréole circulaire du fils de Dieu. À la cathédrale
d'Autun (1150 environ), ce sont les apôtres, les animaux, des anges et
démons, le jugement dernier, le pèsement des âmes. Au portail sud de
l'église de Moissac, même époque, le Christ est coiffé d'une couronne
carrée; son buste seul est entouré du nimbe allongé; à ses pieds sont le
lion et le boeuf; des deux côtés de ses épaules, l'ange et l'aigle; deux
anges de dimension colossale sont debout à droite et à gauche; puis
viennent les vingt-quatre vieillards, sous ses pieds et derrière les
deux anges (voy. TYMPAN). Ici le Christ tient un livre fermé de la main
gauche et bénit de la droite, comme au portail de Chartres; tandis qu'à
Vézelay et à Autun il a les mains étendues et ouvertes. Il est certain
que, pendant le XIIe siècle, l'idée dominante des sculpteurs était,
lorsqu'ils représentaient le Christ dans sa gloire, de se rapprocher de
la vision de saint Jean. Au XIIIe siècle, le Christ glorieux est
représenté pendant le jugement dernier; il est demi-nu, montre ses
plaies; autour de lui sont des anges tenant les instruments de la
Passion, quelquefois aussi le soleil et la lune; à ses pieds se
développent les scènes de la résurrection et de la séparation des bons
d'avec les méchants. C'est ainsi qu'il est représenté au portail
principal de la cathédrale de Paris, au portail sud de la cathédrale de
Chartres, au portail nord de la cathédrale de Bordeaux, au portail
occidental de la cathédrale d'Amiens, etc. Alors les quatre animaux
n'occupent plus qu'une place très-secondaire ou disparaissent
entièrement. Le clergé français du XIIIe siècle avait évidemment voulu
adopter la scène du jugement, bien plus dramatique, plus facile à
comprendre pour la foule, que les visions de saint Jean. En abandonnant
la tradition byzantine quant à la manière de représenter le Christ
glorieux, on abandonnait également le costume et le faire oriental.
Cependant le type de physionomie donné au Christ se modifie quelque peu;
la face est moins longue, les cheveux deviennent ondés sur les tempes au
lieu d'être plats, les yeux sont moins ouverts, la bouche moins fine;
les traits se rapprochent davantage de l'humanité; déjà on sent
l'influence du réalisme occidental qui remplace les types consacrés.
Le grand Christ du jugement du portail de la cathédrale de Paris est
curieux à étudier sous ce rapport. Cette figure, fort belle d'ailleurs,
n'a plus rien d'hiératique. Et, à ce propos, nous devons signaler ici un
fait remarquable. En reprenant les soubassements des chapelles situées
au nord de la nef de cette église, chapelles dont la construction ne
saurait être postérieure à 1235 ou 1240, nous avons retrouvé des
fragments d'un Christ colossal provenant évidemment d'un grand tympan,
avec les traces des quatre animaux et d'un livre. Cette sculpture
appartient aux dernières années du XIIe siècle et, comme exécution, est
d'une grande beauté. Il fallait donc que les types admis par le XIIe
siècle fussent réprouvés par le XIIIe, pour que l'on se soit décidé,
quelques années après, lorsque le portail principal fut élevé vers 1220,
à détruire une sculpture aussi importante, pour y substituer celle que
nous voyons aujourd'hui. Du reste, il est bon de remarquer encore ceci,
c'est que le Christ du tympan de la porte principale de Notre-Dame de
Paris, ainsi que la statue de l'ange tenant les clous et la lance,
paraissent, comme exécution, quelque peu postérieurs à toute la
statuaire de cette porte, et que ces figures ne sont pas sculptées dans
un tympan, mais sont des statues posées les unes à côté des autres sur
les linteaux et réunies par un enduit de mortier. Ainsi donc, au XIIIe
siècle, il y avait une volonté arrêtée parmi le haut clergé de modifier
les types du Christ glorieux consacrés jusqu'alors. Le Christ glorieux
ne devait plus être que celui qui apparaîtra le jour du jugement. Nous
avons cru devoir nous étendre sur ce fait, qui, pour l'histoire de
l'art, nous paraît avoir une grande importance.
Mais pendant que les sculpteurs modifiaient ainsi les traditions byzantines du Christ triomphant, ils devaient en même temps exécuter des statues du Christ-Homme, du Christ sur la terre, enseignant au milieu de ses apôtres. C'est ainsi qu'il est représenté sur les trumeaux des portails de la plupart de nos cathédrales françaises. Ce ne fut guère qu'au XIIIe siècle que cette représentation du Christ fut définitivement adoptée. Alors il est vêtu de la tunique longue et du manteau; il tient le livre de la main gauche et bénit de la droite; ses pieds écrasent la tête du dragon et du basilic, images du démon. Parmi ces figures, encore conservées aujourd'hui en assez petit nombre, grâce aux iconoclastes des XVIe et XVIIIe siècles, la plus belle, celle dont le caractère se rapproche le plus du type byzantin sans en avoir la sécheresse, est, à notre avis, la statue du Christ-Homme de la cathédrale d'Amiens. La figure 4 en donne l'ensemble; non que nous espérions présenter dans un croquis l'aspect de grandeur et de noblesse de cette remarquable statue, ce n'est ici qu'un renseignement.
Le type de la tête du Dieu d'Amiens, dont nous présentons le profil (5), mérite toute l'attention des statuaires. Cette sculpture est traitée comme le sont les têtes grecques, dites éginétiques: même simplicité de modelé, même pureté de contours, même exécution large et fine à la fois. Ce sont bien là les traits indiqués dans le signalement cité plus haut: mélange de douceur et de fermeté; gravité sans tristesse. Cette tête est d'autant plus remarquable que toutes celles appartenant aux statues d'apôtres qui l'avoisinent, et qui ont été exécutées en même temps, sont loin de présenter cette noblesse divine. Ce sont des hommes, des portraits même, dans la plupart desquels on retrouve le type picard. L'artiste qui a exécuté la figure du Christ a donc suivi un type consacré, et, avec la souplesse de talent qui appartenait aux sculpteurs de cette époque, il a su distinguer, entre toutes, la statue du Sauveur, lui donner des traits, une physionomie au-dessus des modèles humains dont il pouvait disposer. Mais la limite entre l'art hiératique et l'art d'imitation est, chez tous les peuples artistes, facile à franchir; on ne s'y tient pas longtemps. Les Grecs de l'antiquité l'ont franchie en quelques années; il en fut de même en France. Déjà, vers le milieu du XIIIe siècle, les représentations du Christ ont perdu cette noblesse surhumaine; les sculpteurs s'attachent à l'imitation de la nature, perdent de vue le type primitif, font du fils de Dieu un bel homme, au regard doux, à la bouche souriante, à la barbe soigneusement frisée et aux cheveux bouclés, aux membres grêles et à la pose maniérée. Au XIVe siècle, ces défauts, à notre avis du moins, tombent dans l'exagération, et les dernières traditions se perdent dans la recherche des détails, dans une exécution précieuse et une certaine grâce affectée. Il faut dire encore qu'à partir de la fin du XIIIe siècle les grandes figures du Christ-Homme ou triomphant posées sur les portails des églises deviennent rares. Les sculpteurs semblent donner la place principale à la sainte Vierge, et le Christ est relégué dans les sujets légendaires, ou, s'il apparaît en triomphateur, ses dimensions ne dépassent guère celles des autres personnages. On le représente en buste, sortant des nuées, au sommet d'un tympan ou dans une clef des voussures, tandis que la représentation de la vierge Marie occupe, jusqu'au XVIe siècle, une place principale (voy. VIERGE). Les types du Sauveur se perdant à la fin du XIIIe siècle, nous n'avons pas à nous en occuper ici; ces figures rentrent dans la statuaire. Pour le Christ crucifié, nous renvoyons nos lecteurs au mot CRUCIFIX. La peinture suit les mêmes phases que la sculpture quant à la représentation de Jésus-Christ, plus lentement il est vrai, cet art étant, pendant le moyen âge en France, en retard d'un demi-siècle sur la sculpture. Mais, à la fin du XIIIe siècle, les traditions byzantines sont, en peinture, de même qu'en sculpture, complétement abandonnées. En Italie, on les voit persister plus longtemps, et les Christ de Giotto, d'Orcagna, de Buffalmacco, de Simon Memmi, conservent encore quelque chose du type primitif. Ce respect pour une forme ancienne va beaucoup plus loin chez les Italiens; nous en retrouvons la trace chez des peintres de la renaissance, qui n'avaient rien conservé cependant de l'art hiératique de Cimabué et de ses prédécesseurs. Titien a su donner à ses figures du Christ ce calme, cette noblesse, cette grandeur, cette physionomie en dehors de l'humanité que nous admirons dans nos belles statues du XIIe siècle, et du commencement du XIIIe, ce qui n'a pas empêché ce grand artiste de faire de la peinture de son temps, et dans laquelle certainement il ne cherchait pas l'imitation archéologique. Il n'est pas donné à tous les artistes d'atteindre à cette hauteur, et nous nous garderons bien de le reprocher à ceux qui, depuis trois siècles, font de la peinture ou de la sculpture sacrée; mais ce qu'on eût été peut-être en droit de leur demander, c'est l'étude de ces types si admirablement interprétés dans quelques oeuvres du moyen âge, surtout en France. Depuis la renaissance, on s'est plu à peindre des Christ ou jolis ou terribles. Michel-Ange, dans son Jugement dernier, a fait du Christ une sorte d'Hercule en colère qui se démène sur son trône et s'occupe exclusivement des damnés qu'il envoie d'un geste furieux à tous les diables. Puis sont venus les Christ-Apollon, puis les Christ-mignards au visage efféminé, aux cheveux parfumés, à la démarche molle. De notre temps, on a cherché des inspirations plus pures. Mais peut-être nos artistes feraient-ils sagement d'aller de temps à autre voir les Christ de Chartres, d'Amiens, de Paris; si ces visites ne font pas naître de nouveaux chefs-d'oeuvre, elles nous éviteront cette pâle et maladive physionomie que l'on se plaît à donner au Sauveur aujourd'hui, ces traits de songe-creux, indécis et ennuyés, plutôt tristes que sérieux, ce port plutôt famélique que gracieux. Certes, la lecture des Évangiles est bien loin de tracer dans l'esprit un pareil portrait. La devise du moyen âge, «Christus vincit, Christus regnat, Christus imperat,» toute triomphante qu'elle soit, est faite pour relever la statuaire et laisser une vivante et franche empreinte dans l'âme des fidèles, tandis que la vue d'une nature étiolée, pauvre et souffreteuse, inspire du mépris aux âmes énergiques et affaiblit encore les âmes faibles.
CIMETIÈRE, s. m. Enclos consacré dans lequel on ensevelit les morts. Il était d'usage, chez les Grecs et les Romains, de brûler les cadavres, de renfermer leurs cendres dans des urnes de marbre, de pierre ou de terre cuite, ou dans des sarcophages, et d'entourer ces restes de monuments élevés à la mémoire du défunt, ou au milieu de cavités pratiquées dans le roc. Les villes antiques, comme Syracuse, Agrigente, Athènes, Rome, sont entourées encore de nombreuses excavations ou de monuments qui servaient de dernière demeure aux morts de la cité. Les premiers chrétiens ne brûlèrent pas les cadavres. Comment l'eussent-ils pu faire? À Rome, réfugiés dans les catacombes, vastes carrières antiques, où ils célébraient leurs saints mystères; ils voulurent y déposer les restes de leurs martyrs et de leurs frères en religion morts de mort naturelle. À cet effet, ils creusèrent dans les parois de ces souterrains immenses des cavités de la grandeur d'un corps humain, et, après y avoir déposé les cadavres, ils scellaient l'ouverture soit avec une dalle de pierre ou de marbre, soit au moyen d'une simple cloison de maçonnerie. C'est ainsi que l'idée d'être enseveli près des lieux consacrés au culte prit racine chez les premiers chrétiens.
Saint Augustin dit, dans son livre: «De cura pro mortuis agenda,» qu'ensevelir un mort auprès des monuments élevés à la mémoire des martyrs, cela devient profitable à l'âme du défunt.
Lorsque les églises purent s'élever sur le sol, on voulut être enterré, sinon dans leur enceinte, ce qui n'était pas permis dans les premiers siècles, au moins le plus près possible de leurs murs, sous l'égout du toit, et ces églises furent bientôt entourées de vastes champs de repos. Mais, dans les villes populeuses, on ne tarda pas à reconnaître les inconvénients et les dangers même de cet usage. Les églises devaient grouper autour d'elles certaines dépendances nécessaires. Au milieu des cités encloses de murailles, le terrain devenait rare à mesure que la population augmentait, et il fallut renoncer à conserver ces enceintes uniquement destinées à la sépulture des morts. Vers la fin du XIIe siècle, les églises commencèrent à recevoir, sous leur pavé, les corps de leurs évêques, de leurs abbés, chanoines, puis des princes, des seigneurs et même, vers la fin du XIIIe siècle, de laïques roturiers assez riches pour obtenir cette faveur. Dans les campagnes et les petites villes, les églises conservèrent leurs cimetières autour de leurs murs. Ces cimetières contenaient habituellement, outre les tombeaux, une chapelle, une chaire à prêcher et une lanterne des morts (voyez ces mots). Quelquefois des portiques élevés le long des murs de clôture servaient de promenoirs et de lieu de sépulture réservé à des familles privilégiées. Il fallut, dans le voisinage des grandes villes, ou souvent à l'abri de leurs murs, établir des cimetières, ceux qui entouraient les églises ne suffisant plus, ou les habitations privées ayant peu à peu empiété sur les terrains sacrés. Ces cimetières, qui, le plus souvent, servaient de lieu de retraite la nuit aux malfaiteurs et aux prostituées, durent être enclos; ils devinrent alors des lieux d'asile. Pendant la guerre, les cimetières des campagnes étaient considérés par les paysans comme des enceintes inviolables; ils y déposaient leurs instruments aratoires, leurs meubles et même leurs bestiaux:
La nuit, la lanterne des morts, sorte de colonne creuse au sommet de laquelle brûlait une lampe, avertissait les étrangers que là était un champ de repos. Cette lanterne était aussi destinée à conjurer les apparitions de mauvais esprits, vampires, loups-garous qui causaient la terreur des populations du nord et de l'ouest: «Item en ung aittre, ou cimetire, estant en Escoce, estoit une biere dont par nuit yssoit une chose nommée Gargarouf, qui dévoroit et occioit quant que trouvoit. 196»
Quelques-uns de ces cimetières de grandes villes furent assez richement décorés de cloîtres, sur les murs desquels on retraça en peinture la danse macabre, la légende des trois morts et des trois vifs, les scènes de la Passion de Notre-Seigneur. Toutefois, pendant le moyen âge, les cimetières indépendants des églises furent l'exception; ils ne constituaient pas, comme en Italie, un édifice complet; ce n'était guère qu'une clôture au-dedans de laquelle les siècles accumulaient, sans ordre, les monuments privés, des portions de galeries, de petites chapelles, des croix, des ossuaires, des édicules de toutes sortes. Le cimetière monumental disposé d'une façon symétrique n'appartient qu'aux établissements religieux, et, quand il n'est pas une simple clôture, il affecte alors les dispositions des cloîtres (voy. CLOÎTRE).
CIRCONVALLATION ET CONTREVALLATION (LIGNES DE). Fossés avec ou sans remparts de terre et de palissades que les assiégeants faisaient autour d'une place investie, pour se mettre à l'abri des sorties ou des secours du dehors et enfermer complétement les assiégés (voy. ARCHITECTURE MILITAIRE, CHÂTEAU, SIÈGE).
CITERNE, s. f. Cave destinée à recueillir et conserver les eaux pluviales. Les abbayes et les châteaux du moyen âge, situés souvent sur des collines élevées, étaient dépourvus de sources naturelles; on suppléait à ce manque d'eau par des citernes creusées dans le roc ou maçonnées, dans lesquelles venaient se réunir, par des conduites, les eaux pluviales tombant sur les combles des bâtiments et sur l'aire des cours.
Le cloître de l'abbaye de Vézelay possède une belle citerne, du XIIe
siècle, qui se compose de deux nefs voûtées soutenues par une rangée de
petits piliers carrés. Cette citerne n'était pas la seule que possédât
l'abbaye; elles étaient toutes creusées dans le rocher et soigneusement
enduites à l'intérieur. Presque toutes les citernes du moyen âge sont
pourvues d'un citerneau, destiné à recevoir tout d'abord les eaux et à
les rejeter, clarifiées, dans la citerne. À cet effet, le citerneau est
placé à un niveau supérieur à celui du fond de la citerne, et se compose
d'une auge percée de trous latéraux, ainsi que l'indique la fig. l. Le
citerneau était rempli de gravier et de charbon. On tirait l'eau de la
citerne par un orifice percé dans la voûte, garni d'une margelle et
d'une manivelle munie de seaux. Les citernes possèdent toujours un canal
de trop plein et quelquefois un canal de vidange. Nous avons remarqué
que, dans les citernes du moyen âge, le canal de trop plein est placé de
façon à ce que le niveau de l'eau ne dépasse pas la naissance des
voûtes.
CLAVEAU, s. m. Nom que l'on donne aux pierres taillées en forme de coin qui composent un arc ou une plate-bande appareillée et qui se trouvent comprises entre le sommier et la clef. Les constructeurs du moyen âge n'ayant employé la plate-bande appareillée qu'exceptionnellement, nous nous occuperons d'abord des claveaux d'arcs. En règle générale, la coupe d'un claveau est toujours normale à la courbe de l'arc; en d'autres termes, la coupe du claveau doit être faite suivant la direction du rayon de l'arc (voy. CONSTRUCTION). Les claveaux, dans l'architecture du moyen âge, étant toujours intradossés et extradossés, sauf de très-rares exceptions, il en résulte que les claveaux d'un même arc sont tous de même forme et de même dimension, ainsi que le démontre la fig. 1. A sont les sommiers, B la clef et C les claveaux.
Pendant les premiers siècles du moyen âge, en France, on rencontre
souvent des claveaux de pierre alternés dans les arcs avec des briques.
C'était là un reste des traditions de la construction romaine des
bas-temps. Les fenêtres de la Basse-oeuvre de Beauvais, dont la
construction remonte probablement au VIIIe siècle, ont leurs arcs ainsi
composés de claveaux de pierre séparés par une ou deux briques (2).
On
obtenait ainsi une décoration à peu de frais. Un rang de briques
extradossait l'arc. Les claveaux des arcs reçoivent souvent des moulures
à dater du XIIe siècle; jusqu'à cette époque, ils sont généralement
taillés à vives arêtes, ou parfois en demi-cylindres (voy. ARC). Les
membres de l'architecture romane à son déclin sont très-chargés
d'ornements; non-seulement les chapiteaux, les frises en sont couverts,
mais encore les colonnes et les archivoltes qu'elles supportent. Les
ornements les plus ordinairement sculptés sur les archivoltes, pendant
le XIIe siècle, sont des billettes, des dents de scie, des damiers, des
besans, des zigzags, des méandres, des entrelacs, etc. Ces ornements
sont toujours compris dans la hauteur de chaque claveau, afin de pouvoir
les sculpter avant la pose, et de les raccorder bout à bout, en formant
ainsi une décoration continue. Cette règle est suivie d'une manière si
absolue, que, lorsque dans un même archivolte les claveaux sont inégaux
d'épaisseur, l'ornement se conforme à la dimension de chaque pierre,
quitte à déranger ainsi la symétrie de la décoration.
La fig. 3 explique ce que nous disons ici.
Quelquefois, vers la fin du XIIe siècle, les claveaux des arcs moulurés sont, de deux en deux, chargés d'un ornement. Cette disposition est fréquente dans les monuments de l'Auvergne. Ainsi, les arcs ogives du porche sud de la cathédrale du Puy-en-Vélay (4), qui datent du milieu du XIIe siècle, se composent de claveaux alternativement moulurés et sculptés. La porte sud de l'église d'Ennezat, près de Riom, d'une époque plus récente (commencement du XIIIe siècle), présente, dans son archivolte, une disposition analogue (5). Dans cette province, le midi de la France, et en Bourgogne même, lorsque la nature des matériaux le permet, les claveaux des arcs sont taillés dans des pierres de deux couleurs. La construction, rendue apparente, contribuait ainsi à la décoration, sans avoir recours à la sculpture ou à la peinture appliquée.
Pendant le cours du XIIe siècle, dans le Beauvoisis et en Normandie particulièrement, les claveaux des archivoltes sont refouillés, évidés, de façon à présenter des entrelacs de zigzags, de bâtons rompus et même d'ornements sculptés. C'est dans l'architecture anglo-normande de cette époque que l'on trouve les combinaisons les plus compliquées, les évidements les plus précieux. Les deux portes latérales de la façade occidentale de la cathédrale de Rouen, dont les pieds-droits et les archivoltes datent de 1160 environ, nous fournissent un des exemples les plus riches de ces claveaux appareillés, évidés, découpés et sculptés avec une finesse et une précision rares.
Voici (6) deux rangs de ces claveaux; les uns, ceux figurés en A, présentent un rang de feuillages entrelacés complétement à jour, derrière lequel les sculpteurs ont eu la patience de ciseler des palmettes qui garnissent le fond de la gorge, ainsi que l'indique la section B. En C est tracé le fond de la gorge; en D les palmettes, et en E les feuillages ajourés compris exactement dans l'épannelage du claveau. L'autre rang de claveaux, figuré en F, présente des dessins découpés à vif sur l'épannelage; cette sorte de broderie, creusée profondément, donne la section G. Plus tard, les rinceaux de feuillages, et plus fréquemment des figures, décorent les claveaux d'archivoltes, mais en observant toujours la règle primitive, savoir: que chaque ornement ou figure doit être comprise dans un claveau. Il y a très-peu d'exceptions à cette règle. Cependant, au portail occidental de l'église abbatiale de Saint-Denis, on voit les figures des vingt-quatre vieillards de l'Apocalypse sculptées dans deux ou trois claveaux, et, par conséquent, taillés sur le tas après la pose.
Les claveaux de plates-bandes sont rares pendant les périodes romane et gothique; cependant force fut, dans quelques contrées où la pierre à bâtir n'était extraite qu'en petites dimensions, de faire des linteaux de porte composés de claveaux. Dans le Beauvoisis on rencontre assez fréquemment des linteaux de porte appareillés appartenant au XIIe siècle; mais les claveaux de plate-bande ne présentent jamais, à cette époque, des coupes tendant à un centre, comme dans l'architecture romaine; ils sont maintenus dans leur plan au moyen de coupes enchevêtrées, qui rendent tout glissement impossible. On voit un de ces linteaux de porte le long du flanc nord de l'église Saint-Étienne de Beauvais (7).
La difficulté résultant de la taille et de la pose de plates-bandes ainsi appareillées fit qu'au XIIIe siècle, alors que l'on extrayait des carrières des pierres d'un fort volume, on abandonna ces moyens de construction compliqués, à moins d'une nécessité absolue, comme, par exemple, pour les manteaux de cheminée; et, dans ce cas particulier, les claveaux des manteaux sont appareillés à crossettes, ou suivant des coupes tendant à un centre (voy. APPAREIL, CHEMINÉE).
Lorsqu'au XIIIe et au XIVe siècle on adopta les voûtes en arcs d'ogive, divisés en un certain nombre de moulures, boudins, filets, cavets, gorges, il arrivait quelquefois que, les sommiers étant posés tout taillés, suivant l'usage, les claveaux ne venaient pas raccorder exactement leurs membres de moulures avec ceux des sommiers, il restait des balèvres. Le boudin A des claveaux (8), par exemple, ne retombait pas exactement sur le profil du boudin B du sommier; les appareilleurs, s'apercevant de ce défaut de taille, posaient un claveau de transition C, sur les moulures duquel on réservait un petit ornement, une feuille, qui dissimulait les balèvres. Il existe un certain nombre de claveaux de contre-clefs et de sommiers possédant cet appendice dans les arcs ogives des voûtes de l'église de Saint-Nazaire de Carcassonne (commencement du XIVe siècle). Ceci est encore une preuve certaine de la taille de tous les membres de moulures avant leur pose. Parfois aussi les claveaux possèdent des membres de moulures que les appareilleurs n'avaient pas eu la précaution de réserver dans les sommiers. Alors une tête, une fleur forme comme un petit cul-de-lampe servant de naissance à ce membre supplémentaire. Ces détails sont intéressants à observer, car ils démontrent comment les constructeurs savaient dissimuler les erreurs ou irrégularités qui ne pouvaient manquer de se présenter dans les détails compliqués de l'architecture gothique, comme ils trouvaient toujours des ressources lorsqu'il s'agissait de s'affranchir des difficultés qui se présentaient dans l'ensemble aussi bien que, dans les plus minces détails de leurs constructions.
CLAVETTE, s. f. Petite clef. C'est le nom que l'on donne à une chevillette de fer plat servant à arrêter l'extrémité d'un boulon (voy. BOULON) ou les panneaux des vitraux.
Pendant le moyen âge, les vitraux formés de la réunion de verres maintenus par des plombs se posaient par panneaux entre des barres de fer garnies de pitons. Des clavettes, passant à travers ces pitons, étaient destinées à empêcher les panneaux de sortir de leur place; afin que ces clavettes pussent serrer les bords des panneaux, sans fêler les verres, contre les traverses et montants en fer, et pour pouvoir les enlever facilement en cas de réparations, on leur donnait la forme indiquée dans la fig. 1 (voy. ARMATURE, VITRAIL).
Dans la charpente, la serrurerie et la grosse menuiserie, les clavettes qui passent à travers l'extrémité des boulons sont souvent doubles à la queue; les deux pointes étant recourbées, la clavette ne pouvait plus sortir (voy. fig. 2).
CLEF, s. f. Ce mot, appliqué aux ouvrages de maçonnerie, signifie le claveau qui ferme un arc, celui qui est posé sur la ligne verticale élevée du centre de cet arc. Il n'y a de clefs que pour les arcs plein-cintres; les arcs en tiers-point, étant formés de deux segments de cercle, n'ont que des sommiers et des claveaux; la clef, dans ce cas, est remplacée par un joint.
CLEF D'ARCHIVOLTE. Les Romains, et avant eux les Étrusques, décoraient
souvent la clef des archivoltes de la manière la plus riche,
principalement lorsque ces archivoltes surmontaient l'entrée d'un
édifice ou la maîtresse baie d'un arc de triomphe. La clef, dans ce cas,
était comme un signe indiquant un passage. Chacun connaît les clefs
admirablement sculptées des arcs de Trajan, de Titus, de Septime-Sévère,
de Constantin à Rome. Nous voyons des clefs sculptées au-dessus des
entrées principales des arènes de Nîmes, ces entrées n'ayant aucun autre
signe qui les distingue des autres arcades pourtournant l'édifice. Le
moyen âge ne parait pas, même dans les premiers temps, avoir continué
cette tradition; ses archivoltes présentent une suite de claveaux
uniformes, et le plus souvent même les constructeurs négligent de
réserver la place régulière donnée à la clef; un joint la remplace. Les
archivoltes du cloître de la cathédrale du Puy-en-Vélay nous montrent, à
l'extérieur, des clefs décorées de sculptures. Une partie de ce cloître
date du Xe siècle, mais il fut presqu'entièrement rebâti au XIIe, et les
derniers architectes conservèrent aux clefs des archivoltes ce genre de
décoration probablement pour ne pas déranger l'harmonie de l'ensemble.
Nous donnons ici (1) une de ces clefs représentant un animal à tête de
femme. Bien que dans les arcs en tiers-point il n'y ait point de clef à
proprement parler, cependant les architectes de l'époque gothique ont
quelquefois terminé les archivoltes des portails d'églises par une clef,
ou plutôt par deux contre-clefs prises dans une seule pierre, et sur
laquelle ils ont sculpté une figure devant occuper une place d'honneur,
comme le buste du Christ, par exemple, ou quelquefois, vers le XVe
siècle, celui du Père Éternel.
CLEF D'ARC OGIVE. Les architectes du XIIe siècle, ayant inventé la voûte en arcs d'ogives, cherchèrent bientôt à placer un des plus beaux motifs de décoration intérieure à la rencontre des deux arcs croisés qui portent la voûte d'arête gothique. La rencontre de ces deux arcs saillants exige, au point de vue de la construction, une clef, c'est-à-dire un seul morceau de pierre venant fermer, par des coupes normales aux courbes, la rencontre des deux arcs. S'il y eut quelques tâtonnements quant à la manière de joindre ces arcs (voy. CONSTRUCTION), ils ne furent pas de longue durée; car sitôt que nous voyons les arcs ogives adoptés, apparaissent les clefs sculptées. Toutefois cette décoration ne se développe pas partout avec la même franchise; abondante et riche dans quelques provinces dès l'origine, elle est pauvre et timide dans d'autres. Quand il s'agit de la sculpture, c'est presque toujours à la Bourgogne qu'il faut d'abord avoir recours, ou plutôt à l'ordre de Cluny et à l'Île de France. En effet, la clef d'arcs ogives la plus ancienne que nous connaissions se voit dans la tribune du porche de Vézelay. Toutes les voûtes de ce porche, sauf deux, sont encore dépourvues d'arêtiers; l'une de ces deux voûtes, dont la construction remonte à 1130 environ, présente, à l'intersection des deux arcs, une belle clef richement sculptée, que nous donnons (2).
Percée au centre, pour permettre le passage d'un fil propre à suspendre un lustre, cette clef présente, sur deux côtés, entre les arêtiers, des figures de chérubins nimbés dont les yeux sont remplis d'un mastic noir figurant les prunelles. Autour du trou central se renversent des feuilles largement refouillées 197.
L'idée de suspendre des figures d'anges aux voûtes devait naturellement se présenter la première, et beaucoup de voûtes d'églises de la seconde moitié du XIIe siècle étaient décorées de cette façon. Mais il en existe peu aujourd'hui qui datent de cette époque reculée, les XIIIe et XIVe siècles ayant reconstruit une grande quantité de voûtes par suite d'incendies ou de vices dans ces constructions primitives, exécutées souvent par des architectes qui tâtonnaient. On peut admettre, si l'on examine les quelques exemples existant encore de nos jours, que les artistes du XIIe siècle avaient prodigué la sculpture dans les voûtes, genre de décoration qui fut abandonné par les maîtres des XIIIe et XIVe siècles.
Non-seulement, vers 1160, les architectes sculptent les clefs, mais les arcs ogives eux-mêmes, et souvent ils font tailler des statues dans leurs sommiers, au-dessus des chapiteaux (voy. SOMMIER). Après l'exemple de clef représenté dans la fig. 2, l'un des plus anciens et des plus remarquables est certainement la collection de clefs d'arcs ogives que l'on voit encore dans l'église Notre-Dame d'Étampes. Trois de ces voûtes sont décorées à la rencontre des arcs diagonaux, l'une de figures de rois représentés à mi-corps, issant du sommet des angles formés par l'intersection de ces arcs, et les deux autres de huit figures d'anges assis, quatre sur les arêtiers les ailes abaissées, et quatre dans les angles les ailes éployées.
Nous donnons (3) l'une de ces clefs magnifiques, bien qu'à proprement parler les anges ne fassent pas partie de la clef, ceux sculptés sur les arêtiers tenant aux contre-clefs, et ceux des remplissages étant rapportés dans les rangs de moellons supérieurs. Les ailes de ceux-ci sont accrochées à la voûte par des crampons. Autrefois ces figures étaient peintes, aujourd'hui un badigeon jaunâtre les couvre ainsi que le reste de la voûte.
Nous voyons de belles clefs sculptées, datant de la fin du XIIe siècle, dans les voûtes de la cathédrale de Laon, et ici les figures ne sont pas rapportées, comme à Étampes, autour de la clef, mais tiennent à cette pièce principale de la voûte. À la rencontre des huit arcs ogives portant la voûte absidale de la chapelle du transsept nord de cette église est une clef représentant un ange tenant un phylactère au milieu d'une couronne de feuillages. La tête et les ailes de l'ange se présentent, vers l'entrée de la chapelle, dans l'angle le plus ouvert réservé entre ces arcs, et remplissent ainsi d'une façon gracieuse le vide produit par la rencontre des deux premières nervures.
Voici (4) cette clef finement sculptée, et qui, suivant l'usage alors adopté, était peinte de diverses couleurs. À cette époque déjà, cependant, on ne sculptait pas seulement sur les clefs de voûtes des figures sacrées, on tentait parfois de les décorer par des feuillages agencés avec élégance. La voûte de la chapelle supérieure du transsept sud de la cathédrale de Laon nous présente une de ces clefs entourée de feuilles finement sculptées et peintes; du côté de l'angle le plus ouvert, comme dans l'exemple précédent, les feuillages s'échappent de la rosace centrale, s'entrelacent et viennent garnir la rencontre des deux premiers arcs. Nous donnons (5) cette jolie clef.
Mais ces deux derniers exemples appartiennent à des voûtes de petite dimension. En construisant les voûtes en arcs ogives, les architectes de la seconde moitié du XIIe siècle avaient reconnu qu'il était d'une grande importance, pour la solidité de ces voûtes, que les clefs eussent une certaine force de pression, et, par conséquent, un poids considérable relativement aux claveaux. Aussi, partant de ce principe, ils donnèrent un volume extraordinaire aux clefs, les renforcèrent de puissantes saillies, et, pour dissimuler la lourdeur apparente de ces gros morceaux de pierre suspendus au point culminant des voûtes, ils les couvrirent de sculptures savamment combinées en raison de leur place élevée et de l'effet qu'elles devaient produire.
La grande voûte absidale de l'église abbatiale de Saint-Germer en Beauvoisis nous montre une de ces clefs volumineuses. Les arêtiers de cette voûte absidale viennent se rencontrer au sommet d'un arc doubleau, disposition assez vicieuse qui ne se rencontre guère que dans les monuments gothiques primitifs; la clef n'est qu'une demi-clef buttant contre la pointe de l'arc doubleau; elle est d'une dimension considérable; les arêtiers sont couverts de sculptures dans tout leur développement, et les angles rentrants laissés entre eux sont renforcés et ornés d'une croix, de figures de dragons et de basilics (6).
Dès la fin du XIIe siècle, les clefs des voûtes absidales ou des chapelles ne représentent pas seulement, sculptés sur leur face intérieure, des personnages sacrés, tels que le Christ bénissant, le Christ entouré d'anges, la Vierge, l'Agneau, les signes des évangélistes, comme dans la chapelle terminale de la grand'salle de l'Hôtel-Dieu de Chartres; des saints, des martyrs; mais aussi parfois des évêques ou abbés fondateurs, des sujets, comme, par exemple, les signes du zodiaque, des animaux tirés des bestiaires, etc. Dans la voûte de la chapelle absidale de l'église abbatiale de Vézelay, dont la construction remonte aux dernières années du XIIe siècle, on voit une fort belle clef sculptée représentant le signe du Verseau sous la forme d'un jeune homme à peine vêtu, tenant un long vase d'où s'échappe de l'eau, et entouré d'enroulements.
Nous donnons une copie de cette clef (7). On observera qu'ici la clef n'est qu'un ornement détaché des arcs de la voûte; cette clef n'a pas de fond et les arcs passent et se pénètrent derrière elle. C'est là un des caractères particuliers aux clefs riches de la fin du XIIe siècle. Lorsqu'on examine les clefs de voûtes de cette époque, il est facile de reconnaître que les architectes confiaient ces parties de la décoration intérieure aux sculpteurs les plus habiles. Quelle que soit la hauteur à laquelle sont placées les clefs de voûtes des XIIe et XIIIe siècles, elles sont toujours composées avec une élégance et exécutées avec un soin qui indiquent l'importance que l'on attachait à ces pièces de sculpture. Mais il faut dire que les artistes du XIIe siècle ne se rendaient pas toujours un compte bien exact de l'effet qu'elles devaient produire à de grandes hauteurs, et certaines clefs qui, vues de près, sont de véritables chefs-d'oeuvre, ne produisent que peu ou point d'effet, à cause de la distance qui les sépare de l'oeil du spectateur; les sculpteurs du XIIIe siècle, sous ce rapport, comprirent beaucoup mieux que ceux du XIIe le parti que l'on pouvait tirer de ces rosaces posées à la rencontre des arcs.
Mais, avant de présenter des exemples de ces clefs du XIIIe siècle, il est nécessaire que nous parlions des clefs des voûtes secondaires. Généralement celles-ci, pendant la seconde moitié du XIIe; siècle, sont petites et très-simples; parfois même elles disparaissent, et les arcs ogives se croisent sans être renforcés de cet appendice décoratif.
À Paris, à Saint-Denis en France, à Noyon, à Senlis, à Saint-Étienne de Beauvais, nous voyons les arcs ogives des voûtes percés à la clef d'un trou entouré d'une maigre rosace. Il est arrivé, comme dans cette dernière église (8), que les appareilleurs n'ont su comment faire pénétrer les deux arcs croisés. Ici la rosace décorative ne couvrant pas l'intersection des arcs, leurs doubles boudins se rétrécissent en se réunissant à la clef. À la cathédrale de Senlis, les arcs ogives des voûtes des bas-côtés n'étant composés que d'un seul boudin, la petitesse de la rosace formant décoration à la clef couvre à peine l'intersection de ces boudins. Voici (9) une de ces clefs. Quelquefois, comme dans les voûtes des bas-côtés de l'église de la Madeleine de Châteaudun, l'ornement de la clef ne se compose que d'un entrelac couvrant la rencontre des boudins (10).
Dans la partie de la cathédrale de Paris construite par Maurice de Sully
(1170 environ), les clefs des arcs ogives ne présentent que des rosaces
peu saillantes ne débordant pas l'intersection des arcs ogives, et leur
décoration ne consiste qu'en des plateaux dans lesquels sont sculptées
des croix grecques pattées. Mais les grandes voûtes de cette église,
comme la plupart de celles de toutes les églises françaises de cette
époque, se composent de deux arcs ogives et d'un arc doubleau se
rencontrant à la clef. Dans ce cas particulier (11), il reste en A et B
deux espaces libres que le sculpteur remplit par des têtes humaines se
dressant le long des profils. La clef sculptée à la réunion des nervures
de la voûte absidale de la cathédrale de Paris consiste simplement en
une croix grecque pattée, avec une tête dans l'espace opposé à la
rencontre des nervures rayonnantes.
Nous donnons (12) un dessin de cette clef qui fait bien voir quelle était l'utilité de ces têtes de remplissage: elles donnaient de la force à la clef au point où un évidement considérable eût pu occasionner une brisure, et reliaient les deux branches les plus ouvertes des arcs ogives. L'ornementation des monuments gothiques trouve toujours son origine dans un besoin de la construction; nous sommes trop disposés à ne voir dans la sculpture de ces édifices qu'une fantaisie d'artiste, tandis qu'elle n'est souvent que le résultat d'un raisonnement.
Au XIIIe siècle, la sculpture des clefs se compose le plus habituellement de feuillages admirablement agencés, sans confusion, et d'une dimension en rapport avec la grandeur des voûtes. La nef de Notre-Dame de Paris, dont les voûtes ont été élevées vers 1225, possède des clefs disposées comme celles du choeur, mais d'une composition beaucoup plus belle et savante. Celles du réfectoire de l'abbaye de Saint-Martin-des-Champs, à Paris, qui datent de la même époque, sont remarquablement belles. Les arcs ogives se croisant à angle droit sans arcs doubleaux, il n'était pas nécessaire de réserver là des têtes saillantes dans les angles rentrants; ces clefs se composent d'une simple rosace feuillue. Nous donnons l'une d'elles (13).
Il ne faudrait pas croire cependant que les sculpteurs au XIIIe siècle renoncent à la représentation des figures dans les clefs de voûtes, mais ils les réservent plus particulièrement pour les sanctuaires; les couronnes de feuillages garnissent les clefs, comme les crochets et bouquets de feuilles les chapiteaux. Lorsqu'à cette époque les clefs représentent des sujets, ceux-ci sont traités avec une finesse d'exécution remarquable. Une des plus belles clefs à sujets que nous connaissions se trouve sculptée au-dessus du sanctuaire de l'église collégiale de Sémur en Auxois, dont les voûtes furent élevées vers 1235. Cette clef représente le couronnement de la Vierge au milieu de feuillages. Le Christ s'appuie sur le livre saint et bénit sa mère. Un ange pose la couronne divine sur la tête de Marie. Deux autres anges, sortant à mi-corps des branchages, portent chacun un cierge. Toute la sculpture qui couvre un plateau de près d'un mètre de diamètre est complétement peinte, les feuillages en vert, les fonds en brun rouge et les vêtements des deux personnages de diverses couleurs, dans lesquelles le bleu et le rouge dominent. Nous donnons (14) une copie de cette belle clef.
Il arrivait souvent qu'en construisant, les sculpteurs n'avaient pas le temps de ciseler les clefs de voûtes avant la pose, ou que, la saillie de la sculpture gênant les appareilleurs pour poser la clef sur les cintres, on laissait celle-ci unie à l'intérieur et que l'on accrochait après coup des rosaces sculptées dans du bois, sous le plateau lisse de la pierre; c'est ainsi que sont décorées la plupart des clefs des voûtes de la Sainte-Chapelle basse à Paris, et ces rosaces sont taillées de main de maître. Nous en montrons ci-après un exemple (15) qui date de 1240, ou environ. Le feuillage y est rendu avec une souplesse qui accuse déjà la recherche de l'imitation scrupuleuse de la nature 198.
La clef d'une voûte en arcs d'ogives doit être placée tout d'abord au
sommet des cintres avant la pose des claveaux d'arêtiers, car c'est elle
qui sert de guide, de repère pour bander les deux arcs croisés de
manière à ce qu'ils se rencontrent exactement au même niveau à leur
point de jonction. Sans cette précaution, on ne serait jamais certain, à
la pose, quelque bien taillés que soient les cintres, de joindre les
arcs croisés au même niveau (voy. CONSTRUCTION); on concevra dès lors
que, souvent, pour ne pas retarder la construction de la voûte, on ne
prenait pas le temps de permettre au sculpteur de sculpter la rosace; de
là les rosaces en bois rapportées après coup, de là aussi l'absence de
sculpture sur quelques clefs de voûte, si, plus tard, on omettait
d'accrocher les rosaces de bois sous les plateaux de pierre laissés
unis. Si les arcs ogives sont extradossés et ne pénètrent jamais dans
les remplissages qu'ils sont destinés à porter, il n'en est pas de même
des clefs; celles-ci ont le plus souvent une queue qui vient pénétrer le
remplissage. Elle s'offraient ainsi un point parfaitement fixe au sommet
de la voûte, et d'ailleurs, étant presque toujours percées d'un trou
pour le passage d'un fil de suspension, il était nécessaire que leur
épaisseur atteignît l'extrados des remplissages. La fig. 16, qui
représente une clef en coupe, fera comprendre l'utilité de ce mode de
construction. Mais la clef étant solidaire des remplissages de la voûte,
ne pouvant se prêter, par conséquent, aux mouvements des arêtiers, il ne
fallait pas donner aux branches d'arcs ogives qui s'en échappaient une
grande longueur; car si ces branches d'arêtiers eussent été
très-saillantes, le moindre mouvement dans les arcs les eût fait casser,
et la clef ne remplissait plus dès lors son office. Aussi les amorces
des arcs ogives tenant aux clefs sont-elles coupées aussi près que
possible du corps circulaire de ces clefs, comme l'indique la fig. 17.
Quant au profil donné au corps de la clef de la voûte en arcs d'ogives, il reproduit le plus souvent celui des arcs, comme dans la fig. 17, ou, s'il s'en éloigne, c'est pour adopter un profil plus mâle et moins refouillé. Soit, dans ce cas (18), A le profil de l'arc ogive, B sera le profil du corps de la clef. Sous le corps cylindrique, un plateau orlé C reçoit la rosace sculptée qui se détache sur le fond concave de ce plateau C, dont le point le plus creux D ne s'enfonce pas au delà du niveau E du prolongement de la courbe intrados des arcs ogives. Ces détails paraîtront peut-être minutieux; mais dans le mode de la construction gothique, rien n'est indifférent, et c'est par des recherches de ce genre, résultat du raisonnement et de l'expérience acquise par des observations suivies, que les constructeurs de la belle époque du moyen âge sont arrivés à produire des effets surprenants avec des moyens très-simples. Nous renvoyons, du reste, nos lecteurs au mot CONSTRUCTION, pour tout ce qui touche à la facture des voûtes dans lesquelles les clefs jouent un rôle très-important.
Le XIVe siècle ne changea rien au mode de construction adopté pour les voûtes en arcs d'ogives pendant la première moitié du XIIIe siècle, et les clefs, par conséquent, furent taillées suivant le même principe; mais leur sculpture devint plus maigre et plus confuse, les larges feuilles visibles à une grande hauteur furent remplacées par des branchages et des feuillages délicats qui sont loin de présenter un effet aussi satisfaisant. Examinées de près, ces clefs sont cependant d'une exécution parfaite, refouillées avec un soin et une finesse surprenante. Nous donnons (19) une clef du commencement du XIVe siècle appartenant aux voûtes de l'ancienne cathédrale de Carcassonne, qui conserve encore la disposition des clefs primitives du XIIIe siècle, c'est-à-dire les deux têtes venant remplir les deux angles les plus ouverts formés par la rencontre des arêtiers. L'une de ces têtes représente le Christ, l'autre la sainte Vierge. La rosace se compose d'une couronne de feuilles sortant d'une branche circulaire. En A, nous avons tracé le profil du plateau.
Vers la fin du XIIIe siècle, les clefs d'arcs ogives furent décorées fréquemment d'écussons armoyés, d'abord entourés d'ornements, de feuillages, puis plus tard soutenus par des anges, ou dépouillés d'accessoires. L'église de Saint-Nazaire, cathédrale de Carcassonne, possède des clefs sous lesquelles sont sculptées les armes de France (anciennes) et celles du fondateur du choeur, Pierre de Roquefort; voici l'une de ces dernières clefs (20); l'écu est d'azur aux trois rocs d'or posés deux en chef et un en pointe; il se détache au milieu d'une couronne de feuilles de chêne. Comme dans l'exemple précédent, deux têtes remplissent les deux angles les plus ouverts entre les arcs ogives. Rarement, au XIVe siècle, des personnages figurent sous les plateaux des clefs.
Nous ne devons pas omettre de dire ici que, presque toujours, les clefs des voûtes en arcs d'ogives sont peintes, même dans des monuments d'ailleurs totalement dépourvus de ce genre de décoration. La peinture appliquée sur les clefs s'étendit sur les arêtiers jusqu'à une certaine distance du centre (voy. PEINTURE) 199.
Il serait inutile ici de donner de nombreux exemples des clefs de voûtes du XIVe siècle; ce sont toujours des rosaces feuillues plus ou moins bien composées et traitées, et qui ne diffèrent pas des rosaces sculptées dans les tympans des gâbles ou sur tout autre membre de l'architecture (voy. ROSACE). Mais le XVe siècle apporta dans la sculpture des clefs l'exagération qu'il mit en toute chose. La rosace des clefs d'arcs ogives du XVe siècle forme comme une sorte de découpure à jour plaquée à la rencontre des deux arcs. Au lieu de présenter des couronnes de feuillages, des rosaces, elle s'épanouit en redents compris dans des lignes géométriques et d'une délicatesse de taille qui rappelle les formes propres au métal plutôt que celles qui conviennent à de la pierre. Souvent, ces rosaces sont d'une telle finesse de travail, si bien découpées à jour sur toute leur surface, qu'il a fallu les rapporter après coup, car il eût été impossible de les poser sur l'extrémité des cintres sans les briser. Alors elles sont accrochées à la clef réelle par une tigette de fer qui passe à travers le trou central avec une clavette en travers de ce trou à l'extrados. Nous donnons (21) une de ces clefs, du milieu du XVe siècle, provenant des voûtes des bas-côtés du choeur de l'église abbatiale d'Eu, restaurées vers cette époque, et (21 bis) la coupe sur la ligne a b de cette clef, qui n'est qu'une dalle ajourée et sculptée de 0,08, c. d'épaisseur.
Vers la fin de ce siècle, on ne se contenta pas de décorer les voûtes par ces sortes de clefs. Lorsque l'étude des arts antiques et de la renaissance italienne vint se mêler aux traditions gothiques dégénérées, on ne changea pas tout d'abord les formes principales de l'architecture. Ces nouveaux éléments s'attachèrent aux détails, à l'ornementation. Il semble que les architectes français se plaisaient à jeter, au milieu de leurs combinaisons toutes gothiques encore, comme ensemble et comme système de construction, des fragments qu'ils allaient chercher dans les monuments romains ou de la renaissance italienne. En cela, notre renaissance diffère essentiellement de la renaissance d'outre-monts. Les Brunelleschi et, plus tard, les Bramante s'emparèrent des dispositions générales de l'architecture antique, bien plus encore que des détails; ou plutôt les architectes italiens n'avaient jamais complétement perdu de vue les arts romains, et n'eurent, pour y revenir, qu'à laisser de côté des traditions corrompues des arts du Nord, qui, pendant les XIIIe et XIVe siècles, avaient pénétré à Florence, à Sienne, à Pérouse et jusque dans les États du pape.
Vers la fin du XVe siècle donc, nos architectes imaginèrent de placer, dans leurs édifices, tout gothiques comme construction, des réminiscences des arts d'Italie. Ils trouvèrent ingénieux, par exemple, de suspendre aux voûtes, des chapiteaux, des culots d'ornements quasi antiques et même parfois de petits modèles de monuments qui, eux, n'avaient plus rien de gothique. Partant de cet axiome de construction de la voûte gothique, que la clef doit être pesante afin d'empêcher le relèvement des nervures sous la pression des reins, ils posèrent des clefs dont les ornements pendants ressemblent à des stalactites. C'était le temps des plus grands écarts de l'architecture; on ne se contenta plus d'un morceau de pierre, et on alla jusqu'à composer les clefs pendantes de pièces de rapport attachées à la clef véritable par des boulons en fer, et même quelquefois aux entraits des charpentes. Il n'est pas besoin de faire ressortir les inconvénients et les dangers de ce genre de décoration. Les clefs pendantes fatiguent les voûtes par leur poids exagéré, au lieu de les maintenir dans un juste équilibre; elles risquent de se détacher par l'oxydation des fers et de tomber sur la tête des assistants.
Nous disions tout à l'heure que quelques-unes de ces clefs sont de petits modèles de monuments. Nous citerons entre autres celle de la chapelle de la Vierge de l'église de Saint-Gervais et Saint-Protais à Paris, qui représente, suspendu sous la voûte, toute une enceinte entourant des édifices. Celles de l'église de Saint-Florentin en Bourgogne, de l'église de Saint-Pierre de Caen, qui datent du commencement du XVIe siècle, celles des voûtes hautes du choeur de l'église d'Eu, etc. Les exemples abondent. Alors les voûtes en arcs d'ogives ne se composent pas seulement des deux arcs diagonaux; mais d'une quantité d'arcs qui s'entrecroisent (voy. VOÛTE); aux points d'intersection de ces arcs se trouvent souvent des clefs pendantes, plus ou moins saillantes et décorées, ce qui donne à ces voûtes l'apparence d'une grotte tapissée d'énormes stalactites. Ce sont là de ces fantaisies de pierre plus surprenantes que belles, qui fatiguent et préoccupent plutôt qu'elles ne satisfont les yeux. La raison et le goût se choquent de ces raffinements dont on ne comprend pas le motif, et qui détruisent l'unité des intérieurs.
Nous donnons (22) une de ces clefs provenant des voûtes du choeur de l'église d'Eu. Nous choisissons cet exemple comme un des plus anciens, car il date de la fin du XVe siècle. C'est aussi, à notre sens, un des plus beaux. Les clefs pendantes des voûtes du choeur de cette église, rebâties à cette époque sur un édifice de la fin du XIIe siècle, sont encore à peu près gothiques comme ornementation. Déjà, cependant, on sent l'influence du chapiteau corinthien dans la clef que nous donnons ici. Elle est d'ailleurs prise dans un seul morceau de pierre et n'est point composée de pièces accrochées. Dans la même église, nous voyons aussi les arcs-doubleaux de la voûte du choeur décorés de clefs pendantes assez adroitement agencées; nous donnons plus loin l'une d'elles (23).
La Normandie, l'Angleterre et la Bretagne ont surtout abusé de ce genre de décoration; mais les reproductions de ces étrangetés sont trop connues pour qu'il soit nécessaire d'en donner ici de nombreux exemples; on a pris si longtemps les abus et les exagérations de la décadence du style gothique pour l'expression la plus complète et la plus heureuse de cet art, que les ouvrages traitant de l'architecture du moyen âge sont pleins de ces extravagances, bonnes pour amuser les personnes qui ne voient dans l'art que nous professons qu'un jeu d'esprit. Nous croirions manquer à nos lecteurs si nous remplissions nos pages de figures n'ayant tout au plus qu'un attrait de curiosité.
Par exception, les constructeurs du XIIe siècle ont parfois posé des clefs sculptées dans les remplissages des voûtes en arcs d'ogives. En Angleterre surtout, ce genre de décoration est assez fréquent au XIIIe siècle. La grande clef de la voûte de Notre-Dame d'Étampes, que nous avons donnée (fig. 3), se compose de contre-clefs et de ces clefs posées dans les remplissages; mais, par le fait, les quatre clefs des remplissages font partie d'une composition unique. Nous ne connaissons guère en France qu'un exemple de ces clefs de remplissage isolées, qui existe sous les voûtes de l'ancienne sacristie de l'église abbatiale de Vézelay (XIIe siècle). Ainsi que le représente la fig. 24, entre les deux arcs ogives, en A, sont posées des clefs sculptées, saillantes sous le parement des remplissages, et qui n'ont guère que 0,30 c. de côté. La fig. 24 bis donne le détail de l'une d'elles, représentant un guerrier combattant un dragon. La salle est couverte par six voûtes ainsi décorées, et parmi ces clefs on reconnaît les quatre signes des Évangélistes dans des cercles de feuillages. Les voûtes fermées sous les clochers centrals des églises sont, à dater du XIIIe siècle, presque toujours munies de clefs d'un grand diamètre, percées d'un trou large pour le passage des cloches; mais ces clefs sont décrites au mot OEIL.
Sous les charpentes lambrissées construites pendant les XIVe, XVe et XVIe siècles, au point de la rencontre de la tête des poinçons avec les courbes et l'entre-toise supérieure, on attache des clefs sculptées sur bois, formant comme un épanouissement de feuillages et d'ornements qui masque les assemblages des pièces de charpente au-dessus du chapiteau de ces poinçons. Ces clefs ne sont qu'un ornement sans utilité réelle, une bague découpée à la tête du poinçon; elles produisent un bon effet et contribuent à meubler ces lambris en berceau, d'un aspect assez pauvre. Quelquefois même des clefs de bois découpé et sculpté sont posées à la rencontre des filières ou pannes longitudinales avec les courbes divisant les lambris et servant de couvre-joints.
Nous reproduisons (25) une clef de tête de poinçon, et (26) une clef masquant la rencontre d'une filière avec une courbe. Ces dernières clefs sont très-fréquentes dans les charpentes anglo-normandes du XVe siècle, elles sont ajourées, et sculptées avec beaucoup d'adresse, et rompent la monotonie de ces grands berceaux en bardeaux. La grand'salle du palais ducal de Dijon conserve encore, sous sa voûte en bois du XVe siècle, de jolies clefs ainsi disposées, qui sont rehaussées d'or et de peinture.
Note 199: (retour) Jusqu'au XVIe siècle, l'usage s'est perpétué de peindre les clefs de voûtes et de les peindre aux armes des souverains, évêques, abbés, seigneurs, villes, etc. Dans les registres des comptes de l'oeuvre de l'église de Troyes (f° 348 à 352), on lit qu'en 1463, un certain Jacquet peint, en la clef de l'une des grandes voûtes, les armes du cardinal d'Avignon; qu'en 1494, Nicolas Cordonnier, peintre, peint la clef de la première voûte de la nef alors achevée, «où sont les armes de Mgr le grand archidiacre de Refuge;» que sur la clef de la deuxième voûte il peint les armes de la ville, puis, sur les voûtes suivantes, celles du roi et de l'évêque de Troyes; qu'enfin la clef de la cinquième voûte est dorée (voy. les Comptes de l'oeuvre de l'église de Troyes. Troyes, Bouquot, édit. 1855).
CLEF, terme de charpenterie. On désigne par le mot clef; dans les oeuvres de charpente, une petite pièce de bois destinée à réunir et serrer deux moises. Le fer n'étant pas employé dans les charpentes anciennes, on réunissait les moises au moyen de clefs en bois passant à travers deux mortaises et serrées par une clavette ou une cheville. On avait le soin de tailler ces clefs dans du bois de fil, bien sain et sans noeuds, afin qu'elles pussent être facilement chassées à coup de masse dans les mortaises. Nous donnons (27), en A, une de ces clefs non posée, et, en B, deux clefs posées pour serrer deux moises contre une pièce de bois horizontale. La tête C de la clef portait contre une moise, tandis que la clavette D, enfoncée à force, venait serrer le tout.
Mais, dans certaines fermes armées au moyen de moises ou aiguilles pendantes, si, par exemple, un entrait étant destiné à porter une charge considérable, on voulait le soulager de distance en distance au moyen de moises en bois suspendues aux arbalétriers, alors, au lieu de boulonner ces moises pendantes après les arbalétriers au moyen de boulons en fer, ainsi que cela se pratique aujourd'hui, on passait des clefs en bois à cheval sur ces arbalétriers. Dans ce cas, on donnait une grande force aux clefs de bois.
La fig. 28 nous donnera la disposition de cette pièce de charpente. Soit A l'entrait qu'il s'agit de soulager, B l'arbalétrier, on posait deux moises pendantes CC qui venaient s'assembler et s'embréver dans une clef D supérieure; deux chevilles empêchaient les moises de sortir de leur embrévement et de quitter les tenons; une cale G, taillée en coin, évitait le glissement de la clef supérieure sur l'arbalétrier incliné; en E était une autre clef également embrévée, suspendant l'entrait. Un pareil assemblage avait une grande puissance. C'est ainsi que les entraits des fermes qui portent les poteaux d'arêtiers de la flèche de la cathédrale d'Amiens (commencement du XVIe siècle) sont suspendus aux arbalétriers. Mais on trouve des assemblages identiques dans des charpentes beaucoup plus anciennes, notamment dans celle de la cathédrale de Paris, qui date du XIIIe siècle.
CLEF, terme de menuiserie. C'est une petite barre de bois dur, embrévée à queue d'aronde derrière des panneaux composés de planches assemblées afin de les maintenir planes et de les empêcher de coffiner. On désigne aussi ces clefs sous le nom de barres à queues (voy. MENUISERIE).
CLEF, terme de serrurerie (voy. SERRURERIE).
CLOCHE, s. f. Saint, sein (signum). «Le petit peuple et la canaille, dit Thiers dans son Traité des superstitions 200, accourent en foule de toutes parts à l'église, non pour prier, mais pour sonner..... Car il faut remarquer en passant que les gens les plus grossiers sont ceux qui aiment davantage les cloches et le son des cloches. Les Grecs, qui sont des peuples fort polis, avaient peu de cloches avant qu'ils eussent été réduits sous la domination ottomane, et ils n'en ont presque point aujourd'hui, étant obligés de se servir de tables de fer ou de bois pour assembler les fidèles dans les églises. Les Italiens, qui se piquent de spiritualité et de délicatesse, ont aussi peu de cloches; encore ne sont-elles pas fort grosses. Les Allemands et les Flamands, au contraire, en ont de grosses et en grand nombre; cela vient de leur peu de politesse. Les païsans, les gens de basse condition, les enfans, les foux, les sourds et muets, aiment beaucoup à sonner les cloches ou à les entendre sonner. Les personnes spirituelles n'ont pas de penchant pour cela. Le son des cloches les importune, les incommode, leur fait mal à la tête, les étourdit.» Thiers n'aime pas les cloches, sa boutade le dit assez. Cependant il faut avouer que le moyen âge les aimait fort et en fabriqua une quantité prodigieuse. Les églises paroissiales possédaient souvent deux clochers; les églises abbatiales et cathédrales en élevèrent quelquefois jusqu'à sept, qui tous contenaient des cloches.
Les cloches, ou du moins les clochettes, étaient connues dès l'antiquité grecque et romaine. Quelques auteurs prétendent que ce fut le pape Sabinien (an 604), successeur immédiat de saint Grégoire, qui, le premier, prescrivit l'usage des cloches pour annoncer les saints offices. Ce qui ne peut être mis en doute, c'est que des cloches étaient suspendues au-dessus des églises dès le VIIe siècle 201. Ces cloches primitives, toutefois, n'étaient que d'un faible poids relativement aux nôtres. La plus grosse des cloches données par le roi Robert à l'église Saint-Agnan d'Orléans, au XIe siècle, et qui passait pour une pièce admirable, ne pesait pas plus de 2,600 livres. Les cloches données par Rodolphe, abbé de Saint-Trond, au commencement du XIIe siècle, pour l'église de son monastère, pesaient depuis 200 jusqu'à 3,000 livres.
Guillaume Durand 202 commence ainsi son chapitre sur les cloches des églises: «Les cloches ou campanes (campanæ) sont des vases d'airain inventés d'abord à Nole, cité de Campanie; c'est pourquoi les plus grands de ces vases sont appelés campanæ, du pays de Campanie, et les plus petits ou clochettes, nolæ, de la cité de ce nom.» Mais l'opinion de l'évêque de Mende, partagée par saint Anselme, par Honoré, prêtre de l'église d'Autun, et par Binsfeld, n'est appuyée sur aucun monument, sur aucune preuve. Ce n'est guère qu'à dater du XIIIe siècle que l'on donna aux cloches des dimensions considérables; à cette époque, l'art du fondeur était déjà très-perfectionné; il dut nécessairement s'appliquer à la fabrication des cloches. Il est vraisemblable que ce fut seulement vers cette époque que l'on observa, dans la fabrication des cloches, deux sortes de proportions, la proportion absolue et la proportion relative; l'une qui produit la sonorité de la cloche, l'autre qui établit des rapports d'harmonie, des accords entre plusieurs cloches. Il y a aujourd'hui, pour obtenir ces résultats, des formules que l'on déclare infaillibles quant à l'alliage des métaux et aux formes à donner aux cloches; ce qui n'empêche pas nos fondeurs de fabriquer trop souvent des cloches d'un mauvais son, tandis que toutes les cloches anciennes encore existantes sont remarquables par la beauté 203 et la pureté des vibrations sonores. Toutefois, comme nous ne voulons pas nous faire de querelles avec les fondeurs de cloches, nous reconnaissant incapables de discuter sur leur art en connaissance de cause, nous admettrons, si l'on veut, que, si les anciennes cloches connues sont particulièrement remarquables par la qualité de leur son, c'est qu'on a brisé de préférence toutes celles qui étaient défectueuses; or, comme on en a brisé un nombre considérable, nos fondeurs peuvent soutenir que la plupart d'entre elles ne valaient rien.
On distingue dans les cloches plusieurs parties qui, chacune, ont un nom: la patte, ou le bord inférieur qui est mince; la panse (d'autres disent la pinse), c'est la partie la plus épaisse contre laquelle frappe le battant; les saussures, c'est la partie moyenne de la cloche se rapprochant de la forme cylindrique; la gorge ou la fourniture, c'est le passage entre les saussures et la panse, le point où le métal s'épaissit et où la cloche commence à prendre un diamètre plus fort; le vase supérieur, c'est la partie supérieure de la cloche à peu près cylindrique, entre les saussures et le cerveau; le cerveau, c'est la calotte supérieure, recevant l'anneau auquel le battant est suspendu; les anses, qui sont les bras supérieurs au moyen desquels on suspend la cloche au mouton; le battant, qui est de fer forgé, en forme de poire très-allongée terminée par un appendice ou poids, destiné à lui donner de la volée. Le battant porte au sommet de sa tige un anneau qui sert à l'attacher à l'intérieur du cerveau au moyen d'une forte courroie en cuir. Le P. Marsenne 203b a laissé le premier une méthode sûre pour fondre les cloches; il établit les rapports qui doivent exister entre les diamètres de l'instrument à toutes les hauteurs et les épaisseurs relatives des diverses parties. La matière qui sert à fondre les cloches est un composé de cuivre rosette et d'étain fin. Le cuivre entre pour trois quarts et l'étain pour un quart. On a cru longtemps que l'argent mêlé à cet alliage donnait aux cloches un son plus pur, et la piété des fidèles ajoutait cet appoint à l'alliage dans d'assez fortes proportions. Il est certain qu'aujourd'hui on a renoncé à jeter de l'argent dans le fourneau des fondeurs de cloches, et nous sommes assez disposés à croire qu'autrefois il en entrait plus dans la bourse de ces industriels que dans leurs creusets, car nos sous, dits de métal de cloches, et façonnés, à la fin du dernier siècle, avec les débris de ces instruments, ne contiennent qu'une très-faible partie d'argent; cependant il s'y en trouve.
La fonte des cloches était autrefois une affaire majeure. Les fondeurs n'avaient pas d'usine, mais se transportaient dans les localités où l'on voulait faire fondre des cloches. On creusait une fosse près de l'église, on bâtissait un fourneau, et c'était, pour les habitants des paroisses, une préoccupation grave de savoir si la fonte réussirait ou non. On lit, dans les registres des comptes de l'oeuvre de l'église de Troyes, qu'en 1475 Jacques de la Bouticle et Robinet Reguin viennent à Troyes fondre plusieurs cloches. Pour les exciter à bien faire, «les chanoines leur font présent de harengs, de carpes et d'autres choses; Me J. de la Hache, marchand, leur donne en outre 10 pintes de vin. Les vicaires de l'église visitent les ouvriers, chantent le Te Deum et assistent à la bénédiction des cloches 204.»
La plus ancienne cloche fondue que nous ayons vue est celle qui se trouvait encore, en 1845, dans la tour de l'église abbatiale de Moissac. Elle était fort belle, d'une fonte admirable, non retouchée au burin et d'un son plein. La forme était assez remarquable pour que nous croyions devoir en donner le profil, à 0,05 c. pour mètre, rapporté très-exactement (1) 205.
Cette cloche, fort simple, avait, pour tout ornement, deux inscriptions, entre le vase et le cerveau, placées l'une au-dessus de l'autre; voici la première:
SALVE REGINA MISERICORDIÆ.
Entre les mots regina et misericordiæ était une petite figure de la sainte Vierge, entourée d'un orle à deux pointes, comme les sceaux; après le dernier mot, il y avait trois sceaux.
L'inscription inférieure portait, en une seule ligne et en lettres plus petites:
ANNO DOMINI MILLESIMO CCº LXX TERCIO GOFRIDUS
ME FECIT ET SOCIOS
MEOS. PAULUS VOCOR
206.
La première inscription avait été façonnée au moyen de filets de cire appliqués sur le modèle. Nous donnons (2) une des lettres de cette inscription, grandeur d'exécution, afin de faire comprendre le procédé employé par les fondeurs. La fonte de cette cloche était tellement pure que tous les fins linéaments de ces lettres étaient parfaitement venus et les sceaux aussi nets qu'une empreinte de cire d'Espagne.
La cloche de Moissac, de 1273, était un monument fort rare, car nous n'en connaissons pas d'aussi anciennes; le métal était sombre et assez semblable au bronze des statues grecques; le cuivre y entrait certainement pour une forte part.
Mais c'est à dater du XVe siècle surtout que l'on donna aux cloches des dimensions et un poids considérables. Le premier bourdon de la cathédrale de Paris fut fondu, en 1400, par Jean de Montaigu, frère de Gérard de Montaigu, quatre-vingt-quinzième évêque de Paris; on le nomma Jacqueline, du nom de l'épouse de Jean. Il pesait, dit-on, 15,000 livres 207. Un second bourdon fut donné à l'église de Paris en 1472; il pesait 25,000 livres. La célèbre cloche de Rouen, donnée par le cardinal d'Amboise, et fondue en 1501, pesait 36,364 livres. Elle fut fêlée en 1786 et ne fut pas refondue.
Un des plus anciens bourdons qui ait été conservé est celui de la cathédrale de Reims; il fut fondu en 1570 et pèse 23,000 livres. Il existe encore des cloches de moyenne grandeur, des XVe et XVIe siècles, dans les cathédrales d'Amiens, de Beauvais, de Sens, de Metz, de Chartres, dans l'ancienne cathédrale de Carcassonne, dans les églises de Saumanes (Vaucluse), de Notre-Dame de Bon-Secours à Orléans, de Trumilly (Oise), etc., dans les beffrois des villes de Valenciennes, de Béthune, de Compiègne.
À dater du XVIe siècle, les cloches sont décorées de filets d'ornements,
de rinceaux, de fleurs de lis, d'armoiries, de petits bas-reliefs
représentant le crucifiement de Notre-Seigneur, avec la sainte Vierge et
saint Jean, Jésus descendu de la croix entre les bras de sa mère, de
sceaux des chapitres, abbayes, églises et donateurs; il faut dire que
plus on se rapproche du XVIIe siècle et moins la fonte des cloches est
pure.
Les inscriptions façonnées dans les moules pour chaque cloche, pendant les XIIIe et XIVe siècles, ainsi que le démontre la fig. 2, sont faites, à partir de la fin du XVe siècle, au moyen de caractères de plomb ou de bois servant à imprimer chaque lettre sur une petite plaque de cire que l'on appliquait sur le modèle avant de faire le creux; par suite de ce procédé, les lettres se trouvent inscrites chacune dans une petite tablette plus ou moins décorée, ainsi que l'indique la fig. 3, copiée sur l'inscription de l'une des cloches de la cité de Carcassonne, fondue vers le milieu du XVIe siècle.
Nous ne pensons pas que l'usage de sonner les cloches à grande volée soit très-ancien; autrefois, on se contentait probablement de les mettre en branle de manière à ce que le battant vînt frapper le bord inférieur, ou de les tinter en attirant le battant sur le bord de la cloche. L'extrême étroitesse de beaucoup de clochers anciens ne peut permettre de sonner des cloches de dimension moyenne à grande volée; et, autant qu'on en peut juger, la disposition des plus anciens beffrois est telle qu'elle n'eût pu résister à l'action de la cloche décrivant un demi-cercle.
Aujourd'hui, on a perfectionné la suspension des cloches de manière à rendre l'effet du branle à peu près nul (voy. BEFFROI).
Note 203b: (retour) Harmonie univers., t. II, liv. VII.
CLOCHER, s. m. Les églises bâties pendant les premiers siècles du christianisme, ne possédant pas de cloches, étaient naturellement dépourvues de clochers. Si, déjà, au VIIIe siècle, l'usage des cloches destinées à sonner les offices ou à convoquer les fidèles était répandu, ces cloches n'étaient pas d'une assez grande dimension pour exiger l'érection de tours considérables, et ces instruments étaient suspendus dans de petits campaniles élevés à côté de l'église, ou au-dessus des combles, ou dans des arcatures ménagées au sommet des pignons, ou même à de petits beffrois de bois dressés sur la façade ou les murs latéraux. Nous ne voyons pas qu'on ait fondu de grosses cloches avant le XIIe siècle; encore ces cloches étaient-elles petites relativement à celles qui furent fabriquées dans les siècles suivants, et cependant le XIe et le XIIe siècle élevèrent des clochers qui ne le cèdent en rien, comme diamètre et hauteur, à ceux bâtis depuis le XIIIe siècle. On peut donc considérer les plus anciens clochers autant comme des monuments destinés à faire reconnaître l'église au loin, comme un signe de puissance, que comme des tours bâties pour contenir des cloches. Des motifs étrangers aux idées religieuses durent encore contribuer à faire élever des tours attenantes aux églises.
Pendant les incursions normandes sur les côtes du Nord, de l'Ouest et le long des bords de la Loire et de la Seine, la plupart des églises furent saccagées par ces barbares; on dut songer à les mettre à l'abri du pillage en les enfermant dans des enceintes et en les appuyant à des tours solides qui défendaient leurs approches. Ces tours durent être naturellement bâties au-dessus de la porte de l'église, comme étant le point le plus attaquable. Dans ce cas, le placement des cloches n'était qu'accessoire; on les suspendait au sommet de ces tours, dans les loges ou les combles qui les couronnaient. C'est, en effet, dans les contrées particulièrement ravagées par les incursions périodiques des Normands que nous voyons les églises abbatiales et même paroissiales précédées de tours massives dont malheureusement il ne nous reste guère aujourd'hui que les étages inférieurs.
L'église abbatiale de Saint-Germain-des-Prés, à Paris, conserve encore les parties inférieures de la tour carlovingienne bâtie devant la porte principale, celle par laquelle entraient les fidèles. Les églises de Poissy et de Créteil, sur la Seine, et les églises abbatiales de Saint-Martin de Tours, et de Saint-Savin, en Poitou, présentent la même disposition d'une tour massive précédant l'entrée ou servant de porche. Ce qui fut d'abord commandé par la nécessité devint bientôt une disposition consacrée; chaque église voulut avoir sa tour; il faut d'ailleurs ne point perdre de vue l'état social de l'Occident au XIe siècle. À cette époque, la féodalité était constituée; elle élevait des châteaux fortifiés sur ses domaines; ces châteaux possédaient tous un donjon, une tour plus élevée que le reste des bâtiments et commandant les dehors. Or les églises cathédrales et abbatiales étaient en possession des mêmes droits que les seigneurs laïques; elles adoptèrent les mêmes signes visibles et voulurent avoir des donjons religieux, comme les châteaux avaient leurs donjons militaires. On ne saurait admettre que les énormes clochers précédant les églises abbatiales du XIe siècle, comme, par exemple, ceux dont on voit encore les étages inférieurs à Saint-Benoît sur Loire et à Moissac entre autres, fussent uniquement destinés à recevoir des cloches à leur sommet; car il faudrait supposer que ces cloches étaient très-grosses ou en quantité prodigieuse; ces deux suppositions sont également inadmissibles; les cloches, au XIe siècle, étaient petites et rares. On regardait alors une cloche de 3,000 kilogrammes comme un objet de luxe que peu d'églises pouvaient se permettre (voy. CLOCHE).
Si le clocher, au XIe siècle, n'eût été qu'un beffroi, comment les constructeurs eussent-ils employé la majeure partie de leurs ressources à les élever, tandis qu'ils étaient obligés de mettre la plus grande parcimonie souvent dans la construction de l'église? Pour suspendre les quelques petites cloches dont un monument religieux disposait à cette époque, il suffisait d'un campanile posé sur le pignon; il faut donc voir, dans le clocher primitif, une marque de la puissance féodale des cathédrales et abbayes, ou de la richesse et de l'importance des communes. Du moment que l'érection d'un clocher devenait une question d'amour-propre pour les monastères, les chapitres ou les communes, c'était à qui construirait la tour la plus élevée, la plus riche, la plus imposante. Bientôt on ne se contenta pas d'un seul clocher; les églises en eurent deux, trois, cinq, sept et jusqu'à neuf, et c'est principalement dans les contrées où la féodalité séculière élève ses châteaux les plus formidables que les cathédrales, les abbayes et plus tard les paroisses, construisent des clochers magnifiques et nombreux.
La basilique romaine servit longtemps de type aux architectes chrétiens pour bâtir leurs églises, et ils ne commencèrent à s'en écarter que vers le commencement du XIe siècle, dans quelques provinces où les arts d'Orient pénétrèrent brusquement: dans le Périgord et le Limousin. Lorsque des clochers furent annexés aux basiliques imitées, par tradition, des monuments antiques, force fut aux architectes d'adopter, pour leurs clochers, des formes nouvelles, puisque la basilique antique n'avait rien qui pût servir de modèle à ce genre de construction.
L'idée d'élever, à la place du narthex, une tour massive propre à la défense de l'entrée du monument, dut être la plus naturelle, et c'est, comme nous l'avons dit plus haut, celle qui fut adoptée. Les constructeurs carlovingiens, préoccupés avant tout d'élever une défense surmontée d'une guette et d'un signal sonore, ne songèrent pas tout d'abord à décorer leurs clochers. Des murs épais flanqués aux angles de contre-forts plats, percés à la base d'une arcade cintrée, aux étages intermédiaires de rares fenêtres, et couronnés par un crénelage, une loge et un beffroi durent composer nos plus anciens clochers. Le rez-de-chaussée voûté en berceau plein cintre, ordinairement sur plan barlong 208, servait de porche. Rarement un escalier communiquait directement de la base au faîte du monument, afin de rendre plus difficile la prise de cette défense. On n'arrivait aux étages supérieurs que par les combles de la nef ou par une porte percée à l'intérieur de l'église, à quelques mètres au-dessus d'un pavé, et en se servant d'une échelle 209. Au point de vue de l'art, ces constructions n'avaient rien de remarquable. Ce devaient être de véritables bâtisses élevées pour satisfaire au besoin du moment. Cependant le porche, la partie inférieure de l'édifice précédant l'entrée, affectait parfois des dispositions déjà recherchées 210. L'architecture romane primitive était pauvre en invention; toutes les fois qu'elle ne s'appuyait pas sur une tradition romaine, elle était singulièrement stérile. Mais quand, dans l'ouest, des Vénitiens eurent fait pénétrer les arts qu'eux-mêmes avaient été recueillir en Orient 211, il se fit une véritable révolution dans l'art de bâtir, révolution qui, du Périgord et du Limousin, s'étendit jusque sur la Loire et en Poitou. À Périgueux même, nous trouvons un immense clocher qui n'est pas moins curieux à étudier à cause de la date reculée de sa construction (premières années du XIe siècle) que par sa forme étrange et la hardiesse de sa structure. Les constructeurs de Saint-Front de Périgueux, après avoir élevé l'église actuelle sur le modèle de celle de Saint-Marc de Venise, bâtirent, sur les restes de l'église latine des VIe ou VIIe siècles, une tour carrée terminée par une calotte conique portée sur des colonnes. Que ce clocher ait été copié plus ou moins fidèlement sur l'ancien campanile de Saint-Marc de Venise, ou qu'il ait été composé, nous ne savons sur quelles données, par les architectes périgourdins du XIe siècle, toujours est-il qu'il présente des dispositions neuves pour l'époque, étrangères aux traditions romaines quant à l'ensemble, sinon quant aux détails. Ce clocher est fort élevé, et cependant il accuse la plus grande inexpérience de ce genre de construction.
Nous en donnons (1) l'élévation au-dessus de la bâtisse latine sur laquelle il est planté. Les architectes du clocher de Saint-Front n'ont rien trouvé de mieux évidemment que de superposer deux étages carrés en retraite l'un au-dessus de l'autre et produisant ainsi le plus dangereux porte-à-faux qu'il soit possible d'imaginer; car les parements intérieurs des murs de l'étage carré supérieur surplombent les parements de l'étage inférieur, de sorte que les piles d'angles portent en partie sur les voussoirs des petits arcs inférieurs, et les sollicitent à pousser les pieds-droits en dehors. Ne s'en tenant pas à cette première disposition si vicieuse, ces architectes couronnèrent l'étage supérieur d'une voûte hémisphérique surmontée, toujours en porte-à-faux, d'un chapeau à peu près conique porté sur un rang de colonnes isolées prises à des monuments romains et toutes de hauteurs et de diamètres différents. Il est vrai que, pour diminuer les dangers résultant de la poussée de la calotte supérieure sur les piles d'angles, les arcades de l'étage supérieur furent simplement fermées par des linteaux cintrés, au lieu de l'être par des archivoltes; mais ces linteaux devaient casser sous la charge, et c'est ce qui arriva. Ce dont on peut s'émerveiller, c'est qu'une pareille tour ait pu se maintenir debout. Il faut croire que, dans l'épaisseur des maçonneries, entre les rangs d'arcades, des chaînages horizontaux en bois furent posés, conformément aux habitudes des constructeurs occidentaux, et que ces chaînages maintinrent cette construction. Quoi qu'il en soit, peu de temps après l'achèvement du clocher de Saint-Front, les arcades que nous avons figurées vides, conformément au plan originaire, furent en partie bouchées par des pieds-droits et des archivoltes en sous-oeuvre qui diminuèrent considérablement les ouvertures primitives, et les fenêtres carrées de la base furent complétement murées. Déjà, dans la construction de ce clocher primitif, on sent l'influence de cet esprit hardi des architectes occidentaux qui, un siècle plus tard, allait produire, appuyé sur le savoir et l'expérience, des monuments surprenants par leur hauteur, leur légèreté et leur solidité. Il est difficile de reconnaître aujourd'hui jusqu'à quel point le clocher de Saint-Front de Périgueux servit de type aux architectes des provinces de l'ouest; qu'il ait exercé une influence sur un grand nombre de leurs constructions, le fait n'est pas douteux; mais nous trouvons, dans des clochers qui lui sont postérieurs d'un demi-siècle environ, des éléments provenant d'autres sources. Ce qui caractérise le clocher de Saint-Front, ce sont ces étages carrés en retraite et renforcés de colonnes engagées, entre lesquelles s'ouvrent de petites baies cintrées, et surtout ce couronnement conique porté sur un tambour formé de colonnes. Nous retrouvons un grand nombre de couronnements coniques dans l'ouest et jusque vers la Loire, sur des clochers des XIe et XIIe siècles, ainsi que les étages carrés avec leurs colonnes engagées dont les chapiteaux supportent les corniches. Mais, parallèlement à cette famille de clochers périgourdins importés peut-être par les Vénitiens, nous en voyons surgir une autre dont nous aurions grand'peine à reconnaître l'origine, les types primitifs n'existant plus. Ces types étaient-ils latins? ce qui est probable, appartenaient-ils aux derniers débris de la décadence romaine sous les Mérovingiens? Nous ne saurions décider la question. Les monuments qui nous restent, n'étant évidemment que des dérivés d'édifices antérieurs, il nous faut les prendre tels qu'ils sont, sans essayer d'indiquer d'où ils viennent.
Il existe, sur le flanc de l'église abbatiale de Brantôme (Dordogne), non loin de Périgueux, un gros clocher bâti sur le roc qui longe cette église et sans communication avec elle. C'est une tour isolée; afin de l'élever davantage au-dessus des combles de l'église, les constructeurs ont profité d'une falaise escarpé présentant un relief de douze mètres environ au-dessus du pavé de la nef. L'étage inférieur du clocher de Brantôme formait autrefois, avant le bouchement de cinq de ses arcades, une salle fermée d'un côté par un gros mur adossé au roc, et ouverte sur trois côtés par six arcs épais. Une voûte elliptique surmonte cette salle, dont la construction est des plus curieuses et assez savante. Voici (2) le plan de ce rez-de-chaussée. Au-dessus est une seconde salle, fermée de même, du côté nord, par le gros mur contenant un escalier à rampes droites et ajourées, sur les trois autres faces, en arcades divisées par des colonnes (voy. le plan de ce premier étage, fig. 3). Cette salle n'était pas voûtée, mais recevait un plancher qui portait évidemment le beffroi en charpente.
Nous donnons (4) la coupe du clocher de Brantôme sur la ligne A B des deux plans ci-dessus. Cette coupe indique une construction savante, bien calculée, dans laquelle les retraites des étages supérieurs sont habilement supportées par l'inclinaison des parements intérieurs de l'étage C contenant la souche du beffroi. Afin d'épauler les faces des étages supérieurs du clocher, qui sont assez minces, de grands pignons pleins surmontent les arcades D et de petits contre-forts renforcent les angles.
L'élévation (5) fait comprendre cette disposition. Le plan de ce clocher n'est pas un carré parfait, mais parallélogramme, afin de laisser un libre mouvement aux cloches. Suivant un usage fort ancien, qui appartient au Quercy et que nous voyons encore adopté aujourd'hui dans les constructions particulières, la pyramide à base carrée qui couronne la tour est bâtie en petits moellons, bien que le clocher soit tout entier construit en pierres de taille d'appareil 212. Rien ne rappelle, dans la construction du clocher de Brantôme, élevé vers le milieu du XIe siècle, les formes et le mode de bâtir employés dans le clocher de Périgueux, si ce n'est la petite coupole inférieure. Tout indique, dans la tour de Brantôme, une origine latine; le système de construction, l'appareil, la forme des arcs; c'est un art complet développé au point de vue de la construction. Il y a même, dans les proportions de cet édifice, une certaine recherche qui appartient à des artistes consommés; les vides, les saillies et les pleins sont adroitement répartis. La rudesse de la partie inférieure, qui rappelle les constructions romaines, s'allie par des transitions heureuses à la légèreté de l'ordonnance supérieure. Cette école, étrangère et supérieure à celle de Périgueux, ne devait pas s'arrêter en si beau chemin; nous la voyons se développer de la manière la plus complète dans la construction du clocher de Saint-Léonard (Haute-Vienne), presque contemporain de celui de Brantôme. Conservant le parti adopté dans les étages inférieurs de la tour de Brantôme, l'architecte du clocher de Saint-Léonard entreprit d'élever un beffroi octogone en prenant comme points d'appui les quatre angles de la tour carrée et les quatre pointes des pignons couronnant les arcs percés à la base de ce beffroi, de manière à présenter quatre des angles de son octogone sur le milieu des quatre faces du carré (voy., fig. 6, l'élévation perspective de ce clocher). C'était là un parti tout nouveau, original, franc et parfaitement solide, car les angles de l'octogone ainsi plantés portaient plus directement sur les parties résistantes de la construction, que si cet octogone eût été posé ses faces parallèles aux faces du carré. Cette étude et cette recherche de la construction percent dans l'exécution des détails et dans les proportions de ce beau monument. L'architecte a donné de la grandeur aux divisions principales de sa tour, en plaçant des rangées de petites arcatures aveugles à la base en A et au sommet en B. Il y a, dans cette oeuvre remarquable, toutes les qualités que l'on se plaît à reconnaître dans la bonne architecture antique romaine, et, de plus, une certaine finesse, un instinct des proportions qui tiennent à cette école d'architectes de nos provinces occidentales. Un siècle et demi plus tard, ce système de construction de clochers était encore appliqué à Limoges; mais il devait se perdre au XIVe siècle pour ne plus reparaître après l'invasion des arts du Nord dans ces provinces. Comme à Brantôme, la flèche du clocher de Saint-Léonard est bâtie en moellon.
Postérieurement à la construction du clocher de Saint-Léonard, on élève à Uzerches (Corrèze) un clocher-porche qui conserve encore les caractères principaux du clocher de Brantôme; mais l'étage supérieur, bien qu'étant sur plan octogone, présente ses faces parallèlement à celles de la base carrée. Les angles restés libres entre le plan carré et le plan octogonal sont couverts par des cornes en pierre qui tiennent lieu de pinacles. Nous donnons (6 bis) une vue du clocher d'Uzerches. Il est construit en granit, et les faces diagonales de l'étage octogone sont portés par des encorbellements intérieurs. Le beffroi, en charpente, repose sur une voûte en calotte à base octogonale, percée à son sommet d'une lunette pour le passage des cloches; la pyramide était autrefois maçonnée en moellon; une charpente l'a remplacée. Malgré son apparence romane, ce clocher date des dernières années du XIIe siècle, et il fait voir que si les provinces d'Aquitaine avaient rapidement perfectionné les arts romans, elles ne se disposaient pas, à la fin du XIIe siècle, à s'en affranchir, comme les provinces du nord. Cependant les deux écoles du Périgord, celle de Saint-Front et celle dont nous suivons la trace à Brantôme, puis à Saint-Léonard, à Uzerches et dans beaucoup d'églises du Limousin, présentaient, au point de vue de la construction, sinon comme aspect, une troisième variété qui mérite d'être mentionnée. Préoccupés de l'idée de superposer, dans la construction des clochers, des étages en retraite les uns sur les autres, les architectes limousins n'ont pas toujours cherché à obtenir ce résultat, ou par des porte-à-faux dangereux comme à Saint-Front de Périgueux, ou par des encorbellements comme à Brantôme et à Uzerches; ils ont parfois tenté un autre moyen.
Vers le milieu du XIe siècle, on élevait, en avant de la cathédrale de Limoges (car c'est la place de la plupart des clochers de cette époque), un gros clocher dont le plan inférieur présente la disposition indiquée ici (7). Les quatre colonnes intérieures A étaient ainsi destinées à porter de fonds les retraites successives des étages de la tour. Les trois étages inférieurs seuls sont conservés et englobés dans une construction du XIIIe siècle.
Quant au couronnement, il n'existe plus; mais tout porte à croire qu'il se rétrécissait de façon à porter sur les quatre colonnes. Un clocher, d'une époque plus récente (fin du XIe siècle), celui de la cathédrale du Puy-en-Vélay 213, nous donne la même disposition dans toute son intégrité. Ce clocher se compose, à la base, d'une muraille carrée avec quatre piles isolées à l'intérieur. Des arcs sont bandés de ces piles aux murs et portent des berceaux perpendiculaires aux quatre murs; sur ces berceaux reposent les étages supérieurs, qui vont en se rétrécissant jusqu'à l'aplomb des piles; de sorte que le sommet de ce clocher porte sur ces piles.
Nous donnons (8) la coupe de ce clocher, (9) le plan au niveau A du
premier étage, (10) le plan au niveau B du deuxième étage, (11) le plan
au niveau C du troisième étage, et (12) le plan au niveau D de l'étage
supérieur
214. Ce dernier plan est, comme on peut le vérifier,
exactement superposé aux piles inférieures. On remarquera la disposition
curieuse du plan fig. 11, qui présente une suite de niches intérieures
et extérieures se pénétrant avec beaucoup d'adresse et de manière à
reporter les charges sur les angles de la tour.
Mais, au XIe siècle déjà, l'Auvergne possédait des constructeurs d'une rare habileté et beaucoup plus savants que ceux des autres provinces de la France (voy. CONSTRUCTION). Le clocher de la cathédrale du Puy-en-Vélay, quelles que soient son importance et les dimensions de sa bâtisse, ne pouvait cependant contenir que des cloches assez petites, ainsi que sa coupe fig. 8 le fait voir, et certainement ceux qui l'ont bâti songeaient autant à faire une tour élevée, un monument propre à être aperçu de loin, à signaler l'église, qu'à loger des cloches, car ils eussent pu obtenir ce dernier résultat à beaucoup moins de frais. En examinant la coupe, il est facile de reconnaître que la partie du clocher destinée aux cloches se trouvait comprise entre les niveaux B et C, tandis que le dernier étage est bien plutôt une loge de guetteur qu'un beffroi. Les évêques étaient seigneurs, et, comme tels, devaient poster des guetteurs au sommet des tours des églises, comme les seigneurs laïques le faisaient au sommet du donjon de leurs châteaux. Ces guetteurs de jour et de nuit étaient, on le sait, chargés de signaler aux habitants des cités, en tintant les cloches ou en soufflant dans des cornets, les incendies, les orages, l'approche d'un parti ennemi, le lever du soleil, l'ouverture et la fermeture des portes de la cathédrale et des cloîtres.
Nous donnons (13) l'élévation du clocher de la cathédrale du Puy.
Il est certain que les architectes qui élevèrent les clochers les plus anciens cherchèrent, pour les couronner, des dispositions surprenantes et de nature à exciter l'admiration ou l'étonnement. Il n'était pas besoin, pour placer des cloches, de ces combinaisons étudiées; on voulait, avant tout, attirer l'attention des populations en érigeant, à côté de l'église ou sur ses constructions inférieures, un monument qui fût aperçu de loin et qui, par sa forme, contrastât avec les tours des châteaux ou des palais, en rivalisant de hauteur avec elles.
Dès le XIe siècle, les clochers des églises cathédrales servaient souvent de beffroi pour les villes (voy. BEFFROI), et la cité était aussi intéressée que le chapitre à marquer sa richesse et sa puissance par des constructions hardies dominant les habitations privées et les monuments publics.
Le clocher de la cathédrale du Puy est une tour reliée au corps de l'édifice, mais qui n'est point posée sur un porche ou sur la croisée de l'église; c'est un monument presque indépendant du plan, une annexe, comme à Brantôme. Cette disposition ne se rencontre que dans des églises très-anciennes.
Chacun sait qu'en Italie les clochers des églises sont tous isolés, qu'ils composent un monument à part. Mais en Italie, pendant les premiers siècles du moyen âge, les cités avaient conservé leur constitution romaine, ou peu s'en faut, et les clochers étaient un monument municipal autant qu'un monument religieux. Dans le midi de la France, les plus anciens clochers présentent la même disposition, et ne font pas partie du plan de l'église. Le clocher de Périgueux lui-même est planté sur une portion de l'église primitive conservée, mais ne tient pas à l'église abbatiale de la fin du Xe siècle. Les constructeurs périgourdins ont voulu utiliser une bâtisse ancienne qui leur servît de soubassement et qui leur permît d'élever ainsi à une grande hauteur leur nouvelle tour, sans dépenses trop considérables. Il y a là certainement une question d'économie, d'autant que l'on trouve partout, dans l'église de Saint-Front, la marque évidente d'une pénurie de ressources, la volonté d'élever un vaste monument en dépensant le moins possible.
Il est probable que, dans les premiers siècles du moyen âge, on éleva ainsi, en France, accolés à des églises fort anciennes, mais en dehors de leur plan, des clochers auxquels on voulait donner une grande hauteur et par conséquent une base solide et large. Dès le XIe siècle, ce qui caractérise le clocher de l'église et le distingue des tours des châteaux ou des habitations privées, ce sont: 1º ces étages ajourés supérieurs destinés au placement des cloches; 2º les couronnements aigus, pyramidaux, en pierre, qui leur servent de toit. Les clochers primitifs affectant, en France, la forme carrée en plan, les pyramides en pierre qui les couronnent sont elles-mêmes à base carrée, avec ou sans nerf sur les arêtiers. Il est cependant des exceptions à cette règle, et le vieux clocher de Périgueux en est une preuve; là, le couronnement porte sur un étage circulaire et est conique; mais il fait reconnaître, comme nous l'avons déjà dit, dans le clocher de Périgueux, une origine étrangère, qui servit de type à beaucoup de clochers de l'ouest, car nous voyons ces couronnements coniques persister, dans cette partie de la France, pendant le XIIe siècle, et pénétrer même jusque dans le Berry. En dehors de cette influence sortie de Périgueux, et dont l'origine peut bien être byzantine, en dehors de l'école occidentale dont Brantôme est un type, les provinces composant la France de nos jours adoptent les clochers pour toutes leurs églises, grandes ou petites, à partir du XIe siècle; mais toutes n'adoptent pas les mêmes dispositions, quant à la place ou quant à la forme à donner aux clochers. Les unes, comme l'Auvergne et le centre, qui, pendant la période romane, sont en avance sur le nord et l'ouest, plantent leurs clochers d'abord sur la rencontre des transsepts avec la nef, sur la croisée et sur la façade; les autres, comme les provinces françaises proprement dites, les placent en avant des nefs et dans les angles des transsepts. D'autres enfin, comme les provinces les plus méridionales, hésitent, ne font pas entrer les clochers dans le plan général de l'église, ou ne leur donnent qu'une minime importance. Peut-être, dans ces contrées où l'esprit municipal des villes romaines s'était conservé comme en Italie, existait-il près des églises des tours isolées à la fois religieuses et communales, qui furent détruites lors des guerres religieuses du XIIIe siècle; ce qui est certain, c'est que, dans les villes du nord, le réveil de l'esprit municipal est signalé par l'érection de grands clochers tenant aux églises cathédrales, car il faut observer que les clochers les plus imposants par leur hauteur et leur richesse s'élèvent, à la fin du XIe siècle et pendant le XIIe, au milieu des cités qui s'érigent en communes de gré ou de force.
Mais aucune province ne rivalise avec la Normandie, dès la fin du XIe siècle, pour le nombre et la dimension de ses clochers. Les Normands établis sur le continent devinrent bientôt d'infatigables constructeurs. Ils avaient pour eux la richesse d'abord, puis un esprit de suite qui manquait à la plupart des populations françaises; ces deux conditions étaient également nécessaires pour ériger des monuments dispendieux et qui demandaient de longs travaux. Bien partagés en matériaux propres à bâtir, les Normands élevèrent, dès le temps de Guillaume le Conquérant, de vastes églises et les couronnèrent par des clochers nombreux et élevés; c'est surtout pendant le XIIe siècle que leurs cités se signalèrent entre les villes françaises par le nombre et l'élévation prodigieuse des clochers. La plupart de leurs églises, même de second ordre, en possédaient trois, un clocher sur la croisée et deux clochers sur la façade. Leurs cathédrales et leurs églises abbatiales en possédèrent bientôt cinq, car aux trois dont nous venons d'indiquer la place ils en ajoutèrent souvent deux de moindre importance, flanquant les sanctuaires au-dessus des collatéraux. Ce ne fut qu'à la fin du XIIe siècle que les provinces du domaine royal renchérirent encore sur les constructions normandes, en donnant à leurs cathédrales sept et même neuf clochers (voy. CATHÉDRALE).
Le clocher central normand, celui qui est posé à l'intersection des bras de croix, n'est pas seulement une tour s'élevant au-dessus des voûtes de l'église et portant sur les quatre piliers principaux, il contribue encore à l'effet intérieur du monument en laissant au-dessus de la croisée une vaste lanterne, libre et apparente à l'intérieur, dont l'effet ajoute singulièrement à la grandeur du vaisseau. Quant aux clochers annexés aux façades, les plus anciens montent de fond, et l'intervalle laissé entre eux est réservé au porche ou vestibule. Cette méthode, appliquée à la construction des clochers des façades, n'était pas, avant la période gothique, propre seulement à la Normandie. Les constructeurs romans n'osaient pas, comme leurs successeurs, poser ces tours colossales partie sur les murs de face et latéraux, partie sur une pile isolée, et il faut dire qu'en principe ils n'avaient pas tort. D'ailleurs les architectes romans ne donnaient pas généralement, aux tours des façades, l'importance qu'on leur donna depuis. Pour eux, le clocher principal, celui qui s'élevait le plus haut et qui présentait la base la plus large, était naturellement le clocher élevé sur la croisée. Cette base était commandée par l'écartement des piles, par la largeur de la nef, et partant d'un plan aussi étendu comme surface, il fallait bien, afin de donner une proportion convenable au clocher, élever son sommet à une grande hauteur.
Malheureusement, des grands clochers normands élevés sur la croisée des églises antérieurement à la fin du XIIe siècle, il ne nous reste que des fragments, des traces noyées dans des constructions postérieures, ou tout au plus les étages inférieurs 215. Ces clochers étaient carrés, percés d'un ou de deux étages de fenêtres éclairant l'intérieur de l'église. A proprement parler, le clocher ne commençait qu'au-dessus de ces étages, qui participaient du vaisseau intérieur.
Nous nous occuperons d'abord de ces clochers centrals, qui paraissent avoir été adoptés en France, dans les provinces du centre, de l'est et en Normandie, vers le commencement du XIe siècle. Nous avons donné, fig. 1, le clocher de la cathédrale de Périgueux, qui date de la fin du Xe siècle ou du commencement du XIe. Ainsi que nous l'avons dit, cette construction eut une influence sur la plupart de celles qui furent élevées, pendant les XIe et XIIe siècles, dans le Périgord, la Saintonge, l'Angoumois et le Poitou. Mais les imitateurs évitèrent les vices de construction que l'on remarque dans ce clocher et qui avaient nécessité le bouchement de presque tous ses ajours; ils cherchèrent, au contraire, à donner à leurs clochers une grande solidité, au moyen d'angles puissants en maçonnerie et de combinaisons ingénieuses. Les architectes de ces provinces, soit qu'ils fussent influencés par la position donnée au clocher de Saint-Front de Périgueux, bâti à cheval sur l'ancienne église latine, soit qu'ils eussent reconnu que le centre de la croisée des églises est le point le plus résistant et le mieux contre-butté de ces monuments, bâtirent de préférence leurs clochers à l'intersection des transsepts, à l'entrée du choeur, sur la dernière travée renforcée de la nef.
Il existe encore, sur l'église de l'abbaye des Dames, à Saintes, un gros clocher, de la fin du XIe siècle, qui, rappelant encore les dispositions primitives du clocher de Saint-Front, est déjà franchement roman et abandonne les formes antiques qui caractérisent le clocher de Périgueux.
Nous donnons (14) une vue de ce clocher. Il se compose, au-dessus des voûtes de l'église, d'un étage carré percé sur chaque côté de trois arcades soutenues par des piles formées de colonnes engagées. Une voûte hémisphérique porte, comme à Saint-Front, un étage circulaire, non plus composé d'un quillage de colonnes, mais de douze petits contre-forts cylindriques, entre lesquels s'ouvrent des arcades divisées par une colonne. Cet étage est surmonté du chapeau conique légèrement convexe, couvert d'écailles retournées, comme celui de Saint-Front. Mais ici l'architecte, plus habile que celui du clocher de Périgueux, a compris déjà qu'il devait charger les quatre angles de la base carrée par des pinacles, pour donner une résistance plus grande à ces angles.
Il peut paraître étrange que l'on ait décoré les cônes en pierre d'écailles retournées, car au premier abord il semblerait plus convenable, afin de faciliter l'écoulement des eaux pluviales, de placer les écailles dans leur sens naturel, comme des tuiles; mais lorsqu'on examine de près la construction de ces cônes en pierre, on comprend parfaitement pourquoi les constructeurs ont adopté cette singulière disposition. C'est que chaque intervalle entre ces écailles forme une petite rigole éloignant les eaux des joints verticaux. Une figure est nécessaire pour expliquer ce système de couverture en pierre. Soit (15) un détail perspectif d'une portion du cône squamé et une coupe; les lits des assises étant en A, les joints verticaux sont en B. L'eau suivant toujours les surfaces, est conduite naturellement d'une surface C sur la surface inférieure D, et n'est pas invitée ainsi à pénétrer les joints verticaux, qui sont d'autant plus garantis qu'ils se trouvent au point culminant E des écailles et qu'ils coupent leur parement vertical F. Et, en effet, ces cônes couverts d'écailles retournées résistent mieux à l'action des pluies que les cônes ou que les pyramides à parements unis.
La forme des clochers dont l'église de Saint-Front de Périgueux est le
premier type connu, se perpétue et se perfectionne, pendant le XIIe
siècle, dans les provinces de l'ouest. Beaucoup d'églises de l'Angoumois
et de la Saintonge possèdent encore des clochers centrals bien conçus,
bien construits, et qui affectent des formes plus sveltes à mesure
qu'ils se rapprochent de la fin de ce siècle. Entre plusieurs, nous en
choisirons un qui, de la base au faîte, est combiné de façon à présenter
une stabilité parfaite; c'est le clocher de l'église de Roulet
(Charente). Cette église, comme la plupart des édifices religieux de
second ordre de cette contrée, se compose d'une seule nef couverte par
des coupoles. À l'entrée du choeur est une travée plus épaisse dans ses
oeuvres basses qui porte un clocher. Voici (16) le plan de la travée à
rez-de-chaussée, portant la tour qui s'élève de fond sur les deux murs
latéraux et sur les deux arcs doubleaux transversaux bandés sur les
quatre piles. Au-dessus du comble est un soubassement carré décoré
d'arcatures aveugles, puis un étage également carré, mais percé
d'arcades à jour; c'est l'étage destiné aux cloches. Sur ce dernier
étage s'élève la flèche conique franche, non plus convexe.
Voici (17) le plan de l'étage carré du beffroi, et (18) le plan de la base du cône avec ses quatre petits pinacles à jour.
La fig. 19 donne la coupe de ce clocher et la fig. 20 son élévation 216. Ces croquis font voir que, déjà vers le milieu du XIIe siècle, les architectes occidentaux se préoccupaient de donner plus d'élégance à leurs clochers; les étages carrés sont d'une proportion heureuse, les flèches coniques s'élancent davantage, se couvrent d'écailles en dents de scie au lieu d'écailles circulaires, mais en conservant toujours le principe de construction présenté fig. 15; les pinacles des angles s'ajourent et prennent plus d'importance. Ils sont posés diagonalement, afin de profiter d'une base plus large. Jusqu'à la fin du XIIe siècle, cette forme de clocher persiste, en devenant chaque jour plus légère. Mais ce qui caractérise les clochers de l'ouest, ce sont ces étages carrés qui partent de fond, de la base à la flèche, et surtout cette couverture conique dont les écailles sont plus fines à mesure que l'art roman arrive à son dernier degré d'élégance.
En Auvergne, dès le XIe siècle, les clochers centrals portent sur une coupole inscrite dans un carré et arrivent brusquement au plan octogone à deux ou trois étages couronnés par une pyramide à huit pans. Tels étaient les clochers centrals, dernièrement rétablis 217, des églises d'Issoire, de Notre-Dame-du-Port à Clermont, de Saint-Nectaire (Puy-de-Dôme), bâtis pendant la seconde moitié du XIe siècle. Mais ces clochers portent sur un soubassement qui appartient exclusivement à l'Auvergne, et comprenant la coupole et deux demi-berceaux l'étayant dans le sens des transsepts (voy. ARCHITECTURE RELIGIEUSE, CONSTRUCTION, ÉGLISE); et ce système, qui consiste à planter un clocher à base octogone sur une énorme construction barlongue, n'est pas heureux, car il n'y a pas de transition entre les soubassements appartenant à l'église et la tour. L'oeil, ne devinant pas la coupole à l'extérieur, ne peut comprendre comment une tour prismatique porte sur un parallélogramme.
Nous trouvons, au contraire, ces transitions habilement ménagées dans le clocher central de la petite église d'Obasine (Corrèze). La coupole de la croisée, à Obasine, est toute périgourdine, portant sur quatre arcs doubleaux et des pendentifs; sur cette coupole s'élève un clocher octogonal à jour. Nous donnons (21) l'élévation de ce clocher 218. On voit comment les pendentifs de la coupole sont couverts par les triangles a ressauts, et comment, du socle carré portant sur les quatre piles et les arcs doubleaux, la construction arrive à l'octogone parfait. La coupe (22) indique l'ensemble de cette construction.
Ce système, dérivé de l'école de Périgueux, prévaut dans le Languedoc jusqu'à la fin du XIIIe siècle, et le grand clocher central de Saint-Sernin de Toulouse, bâti en pierre et en brique, vers le milieu du XIIIe siècle, est encore construit conformément à ce principe. Nous trouvons aussi des clochers centrals octogones de l'époque de transition dans les provinces du centre, dans l'église de Cogniat (Allier), par exempte 219, et jusqu'en Bourgogne. La belle église de Paray-le-Monial (Saône-et-Loire) possède encore un clocher central à huit pans, dont l'étage inférieur date de la fin du XIIe siècle et l'étage supérieur du XIIIe. Ce clocher, qui porte 10m,00 de largeur hors oeuvre, surmonte une coupole octogone percée d'un oeil pour le passage des cloches. À ce propos, il est utile de remarquer que, dans les voûtes inférieures des clochers primitifs, il n'est pas réservé de passage pour les cloches. Celles-ci étaient de dimensions assez petites pour pouvoir être introduites par les baies du clocher, ou, ce qui est plus probable, étaient montées avant la fermeture des voûtes inférieures.
Nous avons l'occasion de présenter un certain nombre de ces clochers de l'époque de transition et gothique au mot ÉGLISE, auquel nous renvoyons nos lecteurs.
La Normandie fut, de toutes les provinces françaises, celle qui persista le plus longtemps à élever des clochers gigantesques sur la croisée de ses églises. Les cathédrales de Bayeux, de Coutances, de Rouen, les églises de la Trinité de Caen, de Saint-Ouen de Rouen, possèdent encore des clochers centrals en pierre qui datent des XIIe, XIIIe, XIVe, XVe et XVIe siècles. Tandis que dans l'Île de France, la Picardie et la Champagne, on renonça, dès la fin du XIIIe siècle, à surmonter les croisées des églises par des clochers de pierre. La cathédrale de Paris ne posséda jamais qu'une flèche en bois, à l'intersection des transsepts, qui datait du commencement du XIIIe siècle; les cathédrales d'Amiens et de Beauvais furent surmontées de clochers centrals en pierre et bois; mais ces constructions s'étant écroulées ou ayant été détruites par le feu, ne furent remplacées que par des flèches en charpente recouvertes de plomb. Les provinces de l'est, pendant la période romane, élevèrent, sur un grand nombre de leurs églises, des clochers centrals en pierre; ceux-ci sont carrés sur la Haute-Saône, la Haute-Marne, le Rhône supérieur, et octogones, vers la fin du XIe siècle, en se rapprochant du Rhin.
Il paraîtrait que l'usage des clochers posés au centre de la croisée des églises était fort anciennement adopté dans les contrées qui subirent particulièrement l'influence carlovingienne ou de la renaissance des arts du Bas-Empire. On conçoit, en effet, qu'il était difficile de poser une tour sur la croisée d'une basilique latine; le peu d'épaisseur des murs de ces monuments, la largeur des nefs et la faiblesse des points d'appui du vaisseau principal, ne permettait guère de charger des constructions aussi légères de maçonneries s'élevant à une assez grande hauteur. Mais quand Charlemagne eut fait construire des édifices sacrés qui, comme l'église d'Aix-la-Chapelle, sont bâtis sur un plan circulaire ou à pans, épaulé par des niches à l'instar de certains édifices orientaux des premiers temps chrétiens, la résistance de ces constructions, parfaitement contrebuttées sur tous les points, leur forme même, appela nécessairement un couronnement central élevé.
Nous possédons, sur les bords de la Loire, à Germigny-des-Prés, près de Sully, une petite église qui est du plus grand intérêt, car sa date et son histoire sont connues. «Le moine Letalde, écrivain du Xe siècle, rapporte, dit M. Mérimée 220, que Théodulphe, d'abord abbé de Saint-Benoît-sur-Loire, puis évêque d'Orléans, fit bâtir l'église de Germigny à l'imitation de celle d'Aix-la-Chapelle.» Il faut avouer que l'imitation est fort libre, car ce qui existe du plan de Théodulphe, c'est-à-dire la partie principale de l'édifice, donne quatre piliers carrés entourés d'un bas-côté avec trois absidioles, une à l'orient et deux au sud et au nord. Ce plan rappelle bien plutôt les petites églises grecques de l'Asie et du Péloponèse que celui d'Aix-la-Chapelle. Quoi qu'il en soit, sur les quatre piles centrales s'élève un clocher carré portant sur les quatre arcs doubleaux. Son beffroi n'est séparé du vaisseau que par un plancher, et est percé, sur chacune des quatre faces, à l'étage inférieur formant lanterne, de quatre petites fenêtres décorées de stucs à l'intérieur; à l'étage supérieur destiné aux cloches, de quatre baies jumelles. On retrouve, dans les stucs et dans la construction même, faite en moellons recouverts d'enduits et d'une mosaïque sous la voûte de l'abside orientale, les traditions du bas-empire.
Mais nous avons l'occasion de revenir sur ce curieux monument au mot ÉGLISE. Nous devons nous borner à le signaler ici à cause de sa date et de la présence d'un clocher central antérieur à celui de Saint-Front de Périgueux, puisqu'il aurait été élevé au commencement du IXe siècle. On peut donc, jusqu'à présent, trouver deux origines distinctes à l'introduction des clochers centrals des églises en France: l'une, par les Vénitiens, sur les côtes occidentales; l'autre, par la renaissance carlovingienne de l'Est. Il est des provinces où ces deux influences se rencontrent et se mêlent: d'autres où elles dominent exclusivement. Or, si le clocher de Saint-Front servit de type à un grand nombre de tours d'églises dans l'Ouest, des clochers analogues à celui de Germigny (car nous ne pouvons faire à ce petit édifice l'honneur d'avoir servi de type), des clochers carlovingiens d'origine, influèrent sur les constructions entreprises sur les bords de la Saône, de la haute Marne et dans le Lyonnais. L'un des plus anciens clochers centrals de cette dernière contrée est celui de l'église d'Ainay à Lyon. La base massive de ce clocher date probablement du XIe siècle, et son étage à jour, supérieur, du XIIe. Si l'on considère la partie inférieure du clocher central d'Ainay, on pourrait supposer qu'elle était destinée à porter plusieurs étages, car ses murs massifs, percés seulement d'une petite baie sur chacune des faces, ont une résistance considérable. Cependant, cette base ne fut surmontée que d'un seul étage percé d'arcatures. Mais il n'est pas rare de rencontrer, dans l'ancien Lyonnais, ces clochers trapus, couronnés d'un toit plat en charpente, recouvert de tuiles romaines dans l'origine et plus tard de tuiles creuses.
La fig. 23 représente une vue du clocher central d'Ainay. Sa base est construite en moellons, avec angles en pierre, elle porte sur quatre arcs-doubleaux et contient une coupole; un escalier massif à pans monte jusqu'à l'étage supérieur, qui, plus moderne que la base, est en pierre. La corniche qui termine cet étage, formée d'une tablette portée sur des corbeaux, ne laisse pas supposer qu'on ait eu l'intention de construire plus d'un étage sur la large base qui surmonte les voûtes de l'église.
Vers la haute Marne et la haute Saône, c'est-à-dire en se rapprochant du Rhin, les clochers centrals des églises n'ont pas cette forme écrasée, et sont couverts par des flèches en pierre; ils conservent longtemps, cependant, le plan carré jusqu'à la corniche du couronnement; la flèche en pierre est souvent sur plan octogonal, et les angles restant entre les côtés du polygone et le carré sont remplis par des amortissements de pierre en forme de cornes détachées de la pyramide de la flèche. La présence de ces cornes ou pinacles triangulaires est motivée par la construction de la flèche en pierre, dont quatre des faces reposent sur des encorbellements ou des trompillons, la charge des pinacles étant destinée à empêcher la bascule des encorbellements ou le dévers des trompillons. Dans ces contrées, les constructions du XIe siècle et du commencement du XIIe sont brutes et les clochers d'une simplicité remarquable; fermés du côté de l'ouest, à cause des vents de pluie, ils sont percés seulement d'arcatures plein-cintre assez étroites sur trois côtés et surmontés de flèches carrées sans aucun ornement, ou, dans les derniers temps de la période romane, de pyramides à huit pans. Parmi les clochers de la haute Marne, un des plus anciens et des plus curieux, à cause de sa parfaite conservation, est le clocher de la petite église d'Isomes; il date de la seconde moitié du XIIe siècle.
Nous en présentons (24) la vue perspective. Le couronnement de ce clocher mérite de fixer l'attention des architectes. Il se compose, à la base de la flèche, de quatre pignons et de quatre amortissements aux angles, de l'effet le plus pittoresque. Les petites plates-formes qui terminent les quatre amortissements triangulaires étaient probablement destinées à recevoir les figures des quatre évangélistes, de quatre anges sonnant de l'olifant, ou des quatre Vents, conformément à un usage assez généralement établi en Bourgogne et en Champagne. Des gargouilles simplement épannelées reçoivent les eaux de la flèche entre les pignons et les amortissements. Notre figure démontre assez que ce clocher porte de fond sur les deux murs latéraux de la nef dépourvue de transsepts et sur deux arcs doubleaux. Mais si ces clochers carrés centrals ont une origine carlovingienne, il faut reconnaître que, dans les provinces mêmes où ils avaient pris naissance, le type primitif fut bientôt modifié, car presque tous les clochers centrals des bords du Rhin, des XIe et XIIe siècles, sont bâtis sur plan octogonal, ainsi que nous l'avons dit plus haut. On ne peut cependant méconnaître cette influence, sinon dans l'ensemble du plan, du moins dans les détails. Les amortissements des angles, la disposition des baies, les décorations des bandeaux et des chapiteaux des clochers de la haute Marne et de la haute Saône sont évidemment empruntés au style carlovingien primitif. Seulement, les constructeurs de ces dernières provinces, moins habiles et moins savants que ceux du Rhin, n'osaient probablement pas planter un octogone sur quatre piles. Si l'architecte qui a bâti l'église de Germigny a cru de bonne foi copier la construction de l'église d'Aix-la-Chapelle, on peut bien admettre que l'architecte du clocher d'Isomes s'est inspiré des constructions rhénanes; seulement, il n'a osé adopter le plan octogone que pour la flèche. Il nous faut étudier quelques-uns des clochers centrals des provinces rhénanes pour faire reconnaître l'influence qu'ils ont dû exercer sur les constructions des provinces françaises de l'Est.
Il existe, sur la croisée de l'église de Guebviller, un clocher central octogone dès sa base dont les quatre faces parallèles aux diagonales du carré sont portées sur des trompillons. La construction de ce clocher remonte à la fin du XIe siècle; elle est légère eu égard à sa hauteur.
Voici (25) en C le plan, en D l'élévation et en E la coupe sur A B de ce clocher. La nature des matériaux employés (grès rouge des Vosges) a pu permettre au constructeur de donner aux murs de l'octogone une épaisseur assez faible (0,80 c.); encore, les pierres de ces murs ne font pas parpaing; on remarquera que l'étage inférieur est construit en moellons à l'intérieur et parementé en pierre à l'extérieur. Les angles du prisme sont chargés de huit pinacles en pierre à la base de la flèche, et les quatre amortissements qui couvrent les trompillons à la base reçoivent sur leur pente quatre petites statues que nous pensons être les quatre Vents ou peut-être les quatre Saisons.
La curieuse église de Sainte-Foi à Schelestadt possède également un clocher central s'élevant sur la croisée, qui mérite d'être mentionné. Comme celui de Guebviller, le clocher de Sainte-Foi est octogone portant sur les quatre arcs doubleaux et sur des trompes. Il se compose d'un étage orné d'une arcature aveugle surmontant un soubassement, d'un étage à jour et d'une flèche pyramidale en pierre dont les côtés sont légèrement convexes en se rapprochant de la corniche.
Nous donnons (26) une vue perspective de ce clocher, bien construit en grès. On remarquera, aux angles de chacun des deux étages, les décorations plaquées qui rappellent les amortissements de couronnement que nous avons vus à la base des flèches des clochers d'Isomes et de Guebviller. Le clocher de Schelestadt est contemporain de celui-ci; il appartient à la fin du XIe siècle ou au commencement du XIIe. Peu variés dans leur composition d'ensemble et dans leurs détails, les clochers centrals rhénans de l'époque romane se rapprochent plus ou moins de ces deux exemples.
Il nous faut revenir maintenant aux dérivés les plus éloignés du clocher de Saint-Front de Périgueux. On a vu que l'un des caractères particuliers au clocher de Saint-Front consiste en certaines colonnes engagées qui séparent les arcades comme les ordres de l'architecture romaine. On retrouve cette disposition dans beaucoup de clochers centrals de l'Angoumois, de la Saintonge et du Périgord; elle est franchement adoptée dans le clocher de l'église de Montmoreau (Charente), dans ceux de Ségonzac, de Jonsac; et nous la voyons suivie jusque dans des provinces éloignées qui cependant subissent l'influence de l'architecture des côtes occidentales, comme dans le Poitou et jusque dans le Berry. Le clocher de l'église haute de Loches, bâti sur le sanctuaire, conserve non-seulement cette disposition des clochers périgourdins, mais aussi les pinacles d'angles; quant à sa flèche, elle est à huit pans au lieu d'être conique. Mais les architectes du XIIe siècle qui ont élevé ce clocher, habiles constructeurs, ont compris qu'une seule colonne engagée â l'angle des étages carrés, comme à Saint-Front, ne suffisait pas pour maintenir la poussée des arcs et qu'il fallait renforcer ces angles. Ils ont donc éloigné les colonnes engagées de ces angles, afin de leur laisser une grande force, et ont ainsi rapproché les arcades doubles l'une de l'autre, sur chaque face. D'après cette méthode les angles épais, chargés par des pinacles, pèsent verticalement sur les quatre points d'appui inférieurs et maintiennent la stabilité de la tour. Au point de vue de la construction, le clocher central de l'église de Loches est un des mieux étudiés suivant les traditions du Périgord, et la planche 27 en offre une vue perspective.
Profitant des deux styles venus de l'Est et de l'Ouest, les architectes des provinces du domaine royal élèvent sur leurs églises, pendant le XIIe siècle, des tours centrales qui subissent ces deux influences, mais prennent bientôt, comme toute l'architecture de cette époque et de ce territoire, un caractère propre qui est réellement le style français. Nous en trouvons un exemple remarquable à Poissy, dans l'église collégiale. Sur la dernière travée de la nef, à l'entrée du choeur (car cette église est dépourvue de transsepts), s'élève un clocher portant sur quatre piliers. Sa base est carrée; aux quatre angles de cette base s'élèvent quatre pinacles massifs (un seul renferme un petit escalier à vis); au-dessus est posée la souche du beffroi sur plan octogone irrégulier, c'est-à-dire ayant quatre grands côtés et quatre petits. Posant la tour sur quatre piles, il est évident que les constructeurs n'ont pas osé adopter l'octogone régulier, afin d'éviter des trompillons de grande dimension et de rapprocher, autant que possible, la charge totale sur ces quatre points d'appui. Mais les angles de l'octogone possèdent leurs colonnes engagées, les angles du carré leurs pinacles, ce qui rappelle l'influence occidentale, et le beffroi est octogone, comme la plupart des clochers centrals de l'Est. La flèche du clocher central de l'église de Poissy est en charpente, comme certaines flèches de clochers normands dans une situation analogue; et il n'y a pas lieu de supposer qu'elle ait été primitivement projetée en pierre. L'étage à jour du beffroi octogone se compose d'arcades jumelles sur les grands côtés et d'arcades simples sur les petits. La base de ce clocher ne renferme point une coupole ou une lanterne, comme les clochers centrals du Rhin ou de Normandie, elle n'est que l'étage inférieur du beffroi au-dessus de la voûte de la nef.
Nous présentons (28) une vue perspective de ce clocher, dont la construction remonte aux premières années du XIIe siècle. Cependant, dès la fin de ce siècle, on renonçait, dans l'Île de France, aux plans octogones pour les tours centrales des églises; le plan carré des tours normandes prévalait; les flèches seules conservaient la forme octogonale à la base, avec quatre pinacles aux angles.
Non loin de Poissy, en descendant la Seine, on voit, sur la rive gauche, une petite église bâtie au centre du village de Vernouillet. Cette église possède un clocher sur la croisée, à l'entrée du choeur. La construction du clocher de Vernouillet remonte aux dernières années du XIIe siècle (1190 environ); là, plus de tâtonnements, plus d'incertitudes; les diverses influences romanes de l'Est et de l'Ouest se sont fondues; un art nouveau, formé de ces divers éléments, mais franc et original, apparaît dans tout son éclat.
Avant la construction du clocher central de Vernouillet, on avait élevé celui de Limay, près de Mantes, et qui déjà donne une tour carrée surmontée d'une flèche à base octogone, de quatre pinacles pleins sur les angles et de lucarnes sur quatre des faces de la pyramide. Le clocher de Limay, lourd encore, soumis aux traditions romanes, est cependant l'un des premiers pas faits dans la voie nouvelle. Les clochers centrals du XIIe siècle sont fort rares dans cette partie de la France, dévastée par les guerres de la fin de ce siècle; aussi celui de Vernouillet, qui clôt l'époque de transition, doit-il être étudié avec attention. Il se compose d'une base carrée, sans ouverture, portant sur les quatre piles de la croisée et sur les quatre arcs doubleaux. Le beffroi à jour s'élève sur ce socle; ses angles sont renforcés de colonnes engagées formant contre-forts; les quatre faces sont percées chacune de deux baies. Une corniche à corbeaux termine cet étage à jour, destiné au placement des cloches, et arrive au plan carré parfait, sans ressauts ni saillies.
Voici (29) le plan de l'étage du beffroi. Sur la corniche, huit têtes monstrueuses, posées aux angles de l'octogone inscrit dans le carré, donnent naissance aux huit arêtiers de la pyramide à base octogone formant la flèche. Sur les angles saillants du carré, quatre colonnes 221 portent quatre pinacles qui viennent s'épauler sur huit colonnes engagées à la base de la flèche et se dégageant à mesure que celle-ci s'élève. Ces colonnes sont des monolithes ne faisant pas corps avec la construction de la pyramide. Quatre baies cintrées, percées entre les huit colonnes, permettent de passer de l'intérieur dans les pinacles. Sur les quatre autres faces de la pyramide, parallèles aux faces du carré, quatre autres baies forment de grandes lucarnes surmontées de gâbles. Le plan (30) est pris au niveau de la base de la pyramide et explique la disposition des pinacles et des lucarnes.
Une vue perspective (31) donne l'ensemble de ce monument. Cette construction, légère et bien pondérée, exécutée en petits matériaux, n'a subi aucune altération notable dans son ensemble. Les assises composant la flèche sont sculptées, à l'extérieur, en écailles circulaires et simulent des tuiles. Une coupe est nécessaire pour faire comprendre la construction simple, hardie et solide de ce clocher.
Nous la donnons (32). Les trompillons A qui portent quatre des faces de la pyramide viennent adroitement reposer leurs sommiers sur les clefs des arcs B des huit baies de l'étage carré. Les parements intérieurs de la tour s'élèvent verticalement jusqu'à leur rencontre avec les parements inclinés de la flèche, et à partir de ce point, celle-ci n'a pas plus de 0,25 c. d'épaisseur; mais quatre de ses faces sont renforcées par les sommets des gâbles C, qui remplissent l'office de contre-forts (voy. CONSTRUCTION). Entre cette charmante construction et la plupart des bâtisses passablement lourdes que nous avons données précédemment, il y a un pas immense de fait. Les proportions des différentes parties du clocher de Vernouillet sont étudiées par un véritable artiste et contrastent avec les étages divisés en zones égales des clochers de l'Est, avec les couronnements écrasés de ceux des provinces de l'Ouest. Les détails des moulures et de l'ornementation, bien exécutés, fins et fermes à la fois, sont habilement calculés pour la place qu'ils occupent; si bien que ce clocher, qui est d'une dimension très-exiguë, paraît grand, et grandit le très-petit édifice qu'il surmonte au lieu de l'écraser. On reconnaît là, enfin, l'oeuvre d'artistes consommés, de constructeurs savants et habiles. Un clocher de cette époque, bâti sur la croisée d'une cathédrale, et suivant ces données si heureuses, devait être un monument de la plus grande beauté; malheureusement, nous n'en possédons pas un seul en France. Les incendies et la main des hommes, plus que le temps, les ont tous détruits, et nous ne trouvons plus, sur nos grands édifices religieux, que les souches et les débris de ces belles constructions. La cathédrale de Coutances seule a conservé son clocher central du XIIIe siècle; encore n'est-il pas complet; sa flèche en pierre fait défaut. Quant à son style, il appartient à l'architecture normande et s'éloigne beaucoup du caractère de l'architecture française.
Ce n'est que dans l'Île de France et les provinces voisines que l'on voit les clochers centrals, aussi bien que ceux de façades, prendre tout à coup un caractère aussi déterminé dès la fin du XIIe siècle et abandonner les traditions romanes. Dans la Champagne, la Bourgogne, sur les bords de la haute Marne, de la Saône, les clochers centrals restent carrés et se terminent le plus habituellement par des pyramides à base rectangulaire jusqu'au commencement du XIIIe siècle. Le clocher central de l'église de Châteauneuf (Saône-et-Loire), bâti vers le milieu du XIIe siècle, est un exemple de ces sortes de constructions. Il se compose d'un soubassement plein en moellons, avec angles en pierre, posé, suivant l'usage, sur les quatre piliers de la croisée et les quatre arcs doubleaux; d'un étage percé d'une seule baie sur chaque face; d'un beffroi percé de quatre baies jumelles et d'une pyramide à base carrée maçonnée en moellons avec quatre lucarnes.
Voici (33) l'élévation géométrale de ce clocher central. On remarquera la disposition des baies du premier étage; il y a là, comme dans les détails de l'architecture romane de ces contrées, un souvenir des monuments gallo-romains. Ici, les angles de l'étage du beffroi sont flanqués de pilastres portant la corniche; c'est encore un souvenir de l'antiquité romaine.
La coupe de ce clocher, que nous donnons (34), laisse voir à la base de la pyramide en pierre les traces d'un chaînage en bois, sorte d'enrayure qui était destinée à arrêter le déversement des quatre murs sous la charge de cette pyramide. Il faut remarquer la disposition originale des faisceaux de colonnettes qui séparent les baies jumelles de l'étage du beffroi, disposition indiquée en A dans le plan de cet étage (35).
Les constructeurs obtenaient ainsi une grande légèreté apparente en même temps qu'une parfaite solidité. En examinant ce clocher sur la diagonale du carré, les ajours laissés entre ces faisceaux de quatre colonnettes prennent toute leur largeur et contribuent ainsi à donner de l'élégance et de la finesse à la loge supérieure; les baies jumelles avec leur piédroit ajouré forment une large ouverture qui ne semble pas charger les baies uniques des faces inférieures. On retrouve cette disposition dans certains clochers de l'Auvergne, et elle produit l'effet le plus gracieux, particulièrement dans les clochers carrés, dont les angles présentent à l'oeil une masse très-solide. À Bois-Sainte-Marie (Saône-et-Loire), nous trouvons un clocher central dont les dispositions sont analogues. En nous rapprochant du Bourbonnais, la forme carrée donnée aux clochers centrals persiste encore vers la fin du XIIe siècle, mais les traditions antiques se perdent; des innovations assez larges, quoique moins franches que celles introduites dans l'architecture de l'Île de France, se font jour.
Dans le Bourbonnais, il existe un clocher central construit pendant la première moitié du XIIIe siècle, présentant le plus singulier mélange des influences diverses qui avaient alors laissé des traces à l'est et à l'ouest de cette province, avec le nouveau système adopté déjà dans l'Île de France; c'est le clocher de l'église de Saint-Menoux, près de Souvigny (Allier). Comme les clochers de Saône-et-Loire, le clocher central de Saint-Menoux est carré; mais son étage de soubassement forme lanterne à l'intérieur de l'église, comme ceux des tours centrales des églises normandes et du Rhin, de la cathédrale de Laon et de l'église Notre-Dame de Cluny (voy., fig. 36, la coupe du clocher de Saint-Menoux).
Son premier étage, décoré à l'extérieur d'une arcature aveugle très-riche, est ajouré au moyen de dalles percées de trous ronds et de quatre-feuilles; puis s'élève l'étage percé d'arcades destiné à laisser passer le son des cloches. Des trompillons disposés pour porter une flèche en pierre à base octogonale, qui existait encore au commencement de ce siècle, recevaient des pinacles sur les angles du carré.
L'élévation géométrale de ce clocher (37) fait voir sa décoration extérieure, mélange des traditions romanes des provinces de l'Ouest et de la nouvelle architecture française de cette époque. Comme dans l'Ouest, les angles sont encore flanqués de colonnes engagées, et la décoration ogivale n'est ici qu'une concession au goût du temps, qui n'est guère motivé par la construction, encore toute romane. La flèche à base octogone, sur cette tour carrée, est elle-même aussi le résultat d'une influence étrangère aux traditions locales, et les trompillons portent fort maladroitement sur les colonnes accouplées des baies supérieures. Un petit escalier, circulaire à la base et octogone au sommet, détaché de la masse de la tour et montant de fond, donne accès à l'étage inférieur du beffroi.
Nous donnons (38) un détail des baies de cet étage inférieur avec leurs ajours percés dans des dalles de champ. Par le fait, les grandes archivoltes ogives des deux étages ne sont qu'une décoration et ne jouent aucun rôle au point de vue de la construction. L'architecte, en faisant cette concession aux formes nouvelles, avait compris que ces arcs, s'ils eussent fait parpaing, auraient eu pour effet de pousser les angles de la tour en dehors, et, adoptant une décoration d'un caractère déjà gothique, il conservait prudemment son système de construction roman. Il faut signaler, dans le clocher de Saint-Menoux, un progrès; c'est que ce clocher est assez bien combiné pour le placement d'un beffroi en charpente portant des cloches à son sommet. Les bois sont suffisamment aérés par les ajours des fenêtres basses, sans risquer d'être mouillés, et l'étage supérieur laisse librement passer le son des cloches. Dans la plupart des clochers romans, on reconnaît bien plutôt un désir d'élever une tour que la satisfaction d'un besoin particulier; les clochers à base octogone, si fréquents dans les provinces de l'Est, se prêtent mal au placement des beffrois en bois qui ne peuvent, être inscrits que dans un carré; leurs étages superposés, également ajourés, ne permettent pas aux vibrations des cloches de se développer dans toute leur intensité; la combinaison adoptée dans la construction du clocher de Saint-Menoux est la meilleure, en ce qu'elle ne donne qu'un étage d'ouïes très-ouvertes près de la pyramide, dont la concavité de pierre est très-favorable à la répercussion des vibrations des cloches. Cependant, dans tous les clochers précédents, non plus que dans celui de Saint-Menoux, on ne voit pas que les architectes se soient préoccupés de placer des abat-vents ou abat-sons, destinés à garantir les charpentes des beffrois contre la pluie chassée par le vent. Ces charpentes, au moins dans l'étage supérieur, restaient à l'air libre, étaient recouvertes de plomb, ou seulement peintes. La neige ou les eaux pluviales qui s'introduisaient dans la tour étaient recueillies sur un dallage inférieur en pente, munie de caniveaux et de gargouilles. Mais nous aurons l'occasion de revenir sur ce détail important.
Les clochers centrals carrés persistent donc assez tard dans certaines provinces du centre; on les retrouve le long du cours de la Marne. Pendant que, dans le village de Vernouillet, sur la Seine, on construisait le joli clocher que nous avons donné ci-dessus, sur la Marne, à Dormans, on élevait un clocher qui conservait encore la forme traditionnelle des clochers des provinces du centre, bien que les détails en soient déjà complétement gothiques. L'église de Dormans est petite et ses transsepts sont moins larges que le vaisseau de la nef et du choeur. L'intersection de la croisée donnait donc un plan barlong. C'est sur cette base qu'on éleva un clocher central, dont nous présentons le plan (39). Pour une petite église, le plan barlong se prêtait mieux que le plan carré au placement des cloches; celles-ci étant mises en mouvement demandaient plus d'espace dans le sens de leur volée que dans l'autre.
Dans l'élévation perspective du clocher central de Dormans (40), sauf un soubassement pris dans la hauteur des combles, il n'y a qu'un étage complétement à jour. Le couronnement de ce clocher se compose aujourd'hui de quatre pignons ou gâbles d'égale hauteur, mais à bases inégales, et de deux combles se pénétrant avec quatre gargouilles à la chute des noues. Mais ce couronnement date du XVe siècle. Nous sommes disposés à croire que, dans l'origine, l'étage à jour était terminé par des gâbles d'inégale hauteur, ainsi que le fait voir notre figure et conformément à certains exemples de clochers romans de la Champagne.
Nous avons dû, jusqu'à présent, n'indiquer les clochers centrals des églises normandes que pour mémoire, non que ces clochers n'aient eu une grande importance, mais parce qu'ils offrent, ainsi que nous l'avons dit au commencement de cet article, une disposition toute particulière et qu'ils sont bien plutôt des lanternes destinées à donner de la lumière et de l'élévation au centre des églises que des clochers proprement dits. En effet, les clochers centrals normands antérieurs au XIIIe siècle qui existent encore, comme celui de Saint-Georges de Bocherville, comme les restes de celui de l'église abbatiale de Jumiéges, quoique fort élevés au-dessus du pavé de l'église, ne donnent, pour le placement des cloches, qu'un étage assez bas, sorte de loge coiffée d'une immense charpente recouverte de plomb ou d'ardoise. Le clocher de l'église de Saint-Georges de Bocherville, le plus complet peut-être de tous, et dont la largeur hors oeuvre est de 11m,00, ne possède qu'un étage supérieur destiné aux cloches, ayant 4m,00 de hauteur. Le reste de la tour en contrebas forme lanterne au centre de la croisée. Sur l'étage du beffroi s'élève une flèche en charpente ayant 27m,00 de hauteur, passant du carré à l'octogone au moyen de coyaux sur les diagonales. Chacune des faces de l'étage du beffroi est percée de trois baies cintrées divisées par une colonnette. Ce clocher ayant, comme oeuvre de charpenterie, une grande importance, nous l'avons rangé parmi les flèches (voyez ce mot). Le clocher central de l'abbaye de Fécamp présente une disposition analogue; celui de l'abbaye aux hommes, à Caen, ne conserve plus que sa lanterne du XIIe siècle, terminée par un pavillon octogone du XIIIe siècle; le clocher central de la cathédrale de Rouen présente de même une lanterne à deux étages, du XIIIe siècle, au-dessus de laquelle s'élève une tour des XVe et XVIe siècles, qui, avant le dernier incendie, était couronnée par une flèche en charpente recouverte de plomb, élevée au commencement du XVIIe siècle.