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Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 3 - (C suite)

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Quelle que soit l'apparence des grandes tours centrales des églises de Normandie, elles n'ont pas, à proprement parler, le caractère de véritables clochers, ou du moins ce qui nous en reste, d'une époque très-postérieure à la période romane, ne nous offre pas de ces exemples complets tels que nous en trouvons dans les autres provinces qui composent la France de nos jours.

Il nous faut revenir aux clochers de façades, latéraux, isolés, portant de fond, et enfin à ceux qui s'élèvent sur les collatéraux des églises. Ceux-ci présentent plus de variétés encore, s'il est possible, que les clochers centrals. Les architectes, n'étant plus soumis à un programme invariable, savoir de poser une tour sur quatre piles isolées et quatre arcs doubleaux, pouvaient se livrer plus aisément aux conceptions les plus étendues et les plus hardies. Nous avons dit, en commençant cet article, que ces clochers servaient de défense dans l'origine, qu'ils conservaient ainsi tous les caractères d'une tour fortifiée, et qu'ils étaient généralement ou isolés ou posés sur le porche occidental des églises. En cas de siége, les remparts des villes étant forcés, ces clochers servaient souvent d'asile aux défenseurs, comme les donjons des châteaux. En 1105, Robert Fitz-Haimon, assiégé dans Bayeux par les soldats du duc de Normandie, se réfugie dans la tour de la cathédrale:

Robert s'embati el mostier,

Sus en la tor très k'ol clochier,

Maiz il n'i pout'gaires atendre;

Volsit u non l'estut (lui fallut) descendre,

Kar li feu i fu aportez,

Dunc li mostier fu alumez 222.

Les assiégeants mettent le feu à l'église pour forcer ce capitaine de renoncer à la défense. On considérait donc, dans certaines circonstances critiques, les clochers des églises comme des forteresses, et leur emploi comme beffroi n'était parfois qu'accessoire. Aussi, tous les clochers de façades antérieurs au XIIIe siècle conservent un aspect de tour de défense; au moins dans leur partie inférieure; ou bien il est arrivé, comme à Moissac par exemple, que, bâtis en forme de porche ouvert, surmonté d'étages à jour, ils ont été revêtus de crénelages, comme d'une chemise extérieure.

Parmi les plus anciens clochers couvrant toute la surface occupée par porche, il faut citer celui de l'église abbatiale de Saint-Benoît-sur-Loire, qui date du XIe siècle. Nous avons vu que le clocher primitif de la cathédrale de Limoges et celui de la cathédrale du Puy donnent en plan quatre colonnes intérieures isolées, destinées à porter l'étage supérieur en retraite sur les étages inférieurs. Le clocher-porche de l'église de Saint-Benoît-sur-Loire présente la même disposition; mais ici les quatre piles intérieures et les piles extérieures forment un quinconce régulier, et tout le clocher devait se trouver supporté par le mur-pignon de la nef, par les huit piles extérieures et les quatre piles intérieures. Ce clocher n'ayant qu'un étage bâti sut le même plan au-dessus du porche, nous ne pouvons reconnaître si les quatre piles intérieures étaient destinées à porter les étages supérieurs du clocher, le beffroi, ou si les piles extérieures devaient monter de fond jusqu'au comble; cette dernière hypothèse est la moins probable, car si on l'admettait, il faudrait supposer à ce clocher une hauteur énorme en raison de la surface couverte par son plan inférieur. Nous penchons à croire que les quatre piles intérieures étaient seules destinées à porter le beffroi, l'étage à jour contenant les cloches, et que l'enveloppe extérieure devait recevoir une terrasse de laquelle on pouvait se défendre au loin contre des assaillants qui eussent voulu s'emparer du monastère. Des figures sont nécessaires pour faire comprendre ce que nous disons ici.

Voici donc (41) le plan du rez-de-chaussée du clocher de Saint-Benoît-sur-Loire, ou plutôt du porche, et (42) son élévation géométrale latérale; les constructions ont été arrêtées au niveau A; et de l'extrados des arcs supérieurs à ce niveau A, le mur ancien n'a plus qu'une épaisseur de 0,60 c. Donc, on ne projetait pas d'élever ce mur à une grande hauteur; ce n'est plus qu'un mur de défense, l'épaisseur d'un crénelage ordinaire.

Toute la partie de notre fig. 42 comprise entre le niveau A et le sommet n'a jamais été construite; c'est celle qui, portant sur les quatre piles intérieures, devait, suivant notre hypothèse, renfermer les cloches. Nos lecteurs voudront bien ne pas prendre notre restauration autrement que comme une probabilité 223.

Cependant ce quinconce de piles, adopté pour le plan du rez-de-chaussée de quelques anciens clochers, n'était pas toujours destiné à porter de fond l'étage supérieur en retraite. Nous en avons une preuve, remarquable d'ailleurs, dans la construction du clocher de l'église de Lesterps (Charente). À rez-de-chaussée, le clocher de Lesterps, bâti vers le commencement du XIIe siècle, présente à peu près la même disposition que celui de Saint-Benoît-sur-Loire, si ce n'est que trois berceaux portés sur des archivoltes remplacent les voûtes d'arêtes romaines adoptées à Saint-Benoît. Au-dessus du rez-de-chaussée s'élève une belle et grande salle voûtée en calotte cintrée sur un plan octogonal, obtenu au moyen de trompes posées sur les angles du carré. Un second étage offre la même disposition dans des dimensions plus restreintes.

La fig. 43 donne l'élévation occidentale de ce clocher, et (44) la coupe prise suivant l'axe du porche perpendiculaire à la façade 224; en A est la porte de la nef. Un troisième étage B est amorcé, mais n'a pas été achevé ou a été détruit. Nous en sommes donc ici, comme à Saint-Benoît, réduits aux conjectures relativement au couronnement de ce clocher. Il est certain qu'un troisième étage, percé de baies jumelles sur chacune des faces, était interposé entre la flèche et le second étage, et qu'en ajoutant la hauteur probable de l'étage supérieur et de la flèche aux parties existantes, on obtiendrait, du pavé au sommet de la pyramide, une hauteur de soixante mètres environ. Le faîtage du comble de la nef de l'église étant en D, il est vraisemblable que les cloches devaient être placées dans l'étage C, d'autant qu'il existe une lunette dans la voûte du premier étage destinée au passage des cordes nécessaires pour les mettre en branle; dans ce cas, le troisième étage B ne servait que de guette. Le clocher de l'église de Lesterps a, comparativement à la nef avec bas-côtés qu'il précède, une importance énorme; il est à lui seul tout un monument, un donjon élevé dans le but d'imposer par sa masse et de découvrir la campagne au loin. L'escalier adossé à l'angle nord-est ne monte cependant qu'au premier étage, et nous ne savons comment les constructeurs entendaient parvenir aux étages supérieurs. Il est difficile de savoir aujourd'hui à quoi pouvait être utilisée la belle salle du premier; elle s'ouvre sur une tribune E donnant dans la nef. Cette construction est fort belle, bien pondérée; les porte-à-faux sont évités avec soin, bien que les étages soient en retraite les uns sur les autres, ainsi que le démontre la coupe (fig. 44). L'influence des deux écoles du Périgord se fait sentir encore dans cette bâtisse colossale, admirablement traitée. Pour compléter le clocher du porche de l'église de Lesterps, il faut aller chercher des exemples dans des monuments analogues et soumis aux mêmes influences. Or, nous avons donné le clocher posé sur la nef de l'église haute de Loches (ancienne collégiale); son couronnement (fig. 27) peut servir à compléter le clocher de Lesterps.

Si les clochers-porches des églises de l'Ile de France ont pu être employés à la défense, il ne paraît pas qu'ils aient jamais eu, comme surface et hauteur, une importance égale à ceux des provinces de l'ouest et du centre. Les nefs des églises de l'Ile de France et des provinces voisines étaient assez étroites généralement, et les clochers-porches ne débordaient pas sur les bas-côtés. La base du vieux clocher de l'église abbatiale de Saint-Germain-des-Prés à Paris, celle du clocher de la collégiale de Poissy, n'occupent guère qu'une superficie en carré, de cinq à huit mètres de côté. Mais c'est que, pendant la période carlovingienne, les provinces de l'ouest et celles qui bordaient la Loire étaient beaucoup plus riches que les provinces voisines de la Seine, de l'Oise et de la Marne; elles faisaient un commerce très étendu; elles étaient industrieuses, possédaient le territoire le plus fertile. Ce n'est guère qu'à la fin du XIIe siècle, lorsque la monarchie française prend un ascendant réel, que l'Ile de France s'enrichit et élève à son tour des monuments plus vastes que ceux de la Loire, du Poitou, du Périgord et de la Saintonge. Cependant on voit apparaître, dans les provinces proprement françaises, dès le commencement du XIIe siècle, un style d'architecture qui ne le cède en rien au style adopté dans l'ouest et le centre. Ce n'est pas par des dimensions extraordinaires et des constructions colossales que cette architecture se fait remarquer, mais par une entente des proportions, une exécution fine et sobre, des dispositions heureuses et hardies déjà. Les clochers fournissaient aux architectes un programme qui exigeait toute leur science et qui se prêtait au développement de leur imagination naturelle; car ce programme, beaucoup moins circonscrit que celui des autres parties des édifices religieux, civils ou militaires, permettait l'emploi de formes neuves, ouvrait un vaste champ aux artistes doués d'une imagination vive. L'étendue que nous sommes obligés de donner à cet article indique assez combien les constructeurs du moyen âge ont, suivant les traditions importées ou locales, et suivant leur propre génie, été entraînés à varier à l'infini les formes qu'ils donnaient à des monuments qui n'étaient pas seulement le résultat d'un besoin impérieux, mais bien plutôt une oeuvre d'art. Aussi les clochers sont-ils la pierre de touche de l'imagination des architectes pendant le moyen âge.

L'école occidentale ne sort guère des types admis vers le commencement du XIe siècle; elle arrive promptement à un développement complet et cesse de progresser vers le milieu du XIIe siècle; elle meurt avec l'architecture romane. L'école orientale, celle dont le siége est sur les bords du Rhin, est frappée de stérilité dès ses premiers essais; elle ne fait que reproduire à l'infini les premiers types; l'imagination fait complétement défaut à ses artistes; on ne peut saisir un progrès réel dans la conception des clochers rhénans, et les plus beaux, les mieux entendus sont peut-être les plus anciens. En France, au contraire, c'est-à-dire dans le domaine royal, le clocher roman se dépouille successivement, pendant le cours du XIIe siècle, de ses formes traditionnelles, et crée, à la fin de ce siècle, par une suite de tentatives qui indiquent l'effort heureux d'artistes pleins d'imagination et de sens, des conceptions de la plus grande beauté. Des modestes clochers carrés, de la fin du XIe siècle, bâtis sur les bords de la Seine, de l'Oise et de l'Eure, au clocher vieux de la cathédrale de Chartres, il n'y a que cinquante années d'intervalle; et, au point de vue de l'art, quel progrès immense! Nous allons essayer de suivre pas à pas la marche de ce progrès; car si l'architecture gothique est née dans ces contrées, c'est dans l'exécution de ses clochers qu'elle fait ressortir particulièrement ses ressources et la prodigieuse fertilité d'imagination de ses artistes, en même temps que leur science et leur goût.

Nous prendrons d'abord, comme un des types les plus complets des clochers français, le clocher-porche de l'église de Morienval (Oise), bâti à la fin du XIe siècle. Sa base est celle des clochers carlovingiens de Saint-Germain-des-Prés et de Poissy 225. Cette base, non compris la saillie des contre-forts, n'a que six mètres hors oeuvre en carré. Suivant l'usage alors adopté, elle s'élève pleine, sauf les arcades du porche, jusqu'à la hauteur de la corniche de la nef. À partir de ce niveau A, est un premier étage percé d'une double arcature sur chaque face, puis un deuxième étage, également à jour, qui sert de beffroi.

Voici (45) une élévation géométrale de ce clocher, qui dut être couronné primitivement par une pyramide en pierre à quatre pans; car il ne paraît pas que l'on ait couvert les clochers avant le XIIIe siècle, si ce n'est peut-être en Normandie et dans les Flandres, par des combles en charpente 226. On sent déjà, dans cette construction si simple, le cachet d'un artiste de goût. Les contre-forts qui renforcent les angles de la partie inférieure s'arrêtent à la hauteur convenable pour laisser le beffroi se détacher sur un socle carré. L'étage du beffroi lui-même est rendu plus élégant par des colonnettes d'angle engagées qui rompent la sécheresse des vives arêtes. Le petit ordre qui supporte les archivoltes des baies supérieures est d'une proportion heureuse, et le plan des piles est léger et solide (fig. 46).

La corniche de couronnement, composée d'une tablette portée par des corbeaux sculptés, est fine et riche à peu de frais. Quoique très-simple de la base au sommet, cette construction ménage cependant ses effets avec adresse, réservant la sculpture pour les parties supérieures, n'abandonnant rien au caprice; elle n'emploie que des matériaux de petite dimension, et laisse aux cloches les plus grands vides possibles. Ce qui fait supposer que le clocher-porche de l'église de Morienval était primitivement terminé par une pyramide en pierre à base carrée, c'est que, dans la même église, les deux autres clochers qui flanquent le choeur, conformément aux habitudes de cette époque 227, sont couverts par des pavillons en maçonnerie, ainsi que l'indique la fig.47.

Mais, vers le commencement du XIIe siècle, on cessa, dans les nouveaux plans des églises bâties à cette époque, d'élever des clochers sur les porches; c'était là un reste des traditions des temps désastreux de l'invasion normande; les raisons qui avaient fait élever ces clochers ne subsistaient plus. Les clochers ainsi plantés bouchaient les jours que l'on pouvait prendre dans les pignons occidentaux; ils forçaient de faire des porches étroits; ils gênaient l'entrée de la nef, et il fallait, pour sonner les cloches, monter au premier étage, car les sonneurs ne pouvaient se tenir sous le porche et embarrasser ainsi le passage des fidèles. Les religieux dans les abbayes, comme les desservants dans les paroisses, préféraient avoir des clochers près du sanctuaire, et si on en élevait sur les façades, c'était latéralement, communiquant avec les bas-côtés, de manière à laisser l'entrée de l'église parfaitement libre (voy. ÉGLISE). Par un besoin de symétrie fort naturel, si l'on bâtissait les clochers à côté de la façade ou sur les flancs des sanctuaires, au lieu d'un seul clocher on en élevait souvent deux, et, loin de leur conserver l'aspect traditionnel d'une tour de défense, on cherchait au contraire à les rendre élégants, afin que leur masse n'écrasât pas en apparence les constructions de l'église. Cependant on n'osa pas tout d'abord les planter à cheval sur les bas-côtés, et les supporter en partie sur la première pile isolée des collatéraux. Ils montaient de fond; leur rez-de-chaussée formait une petite salle servant de baptistère ou de chapelle des morts, s'ils étaient posés proche de la façade occidentale, ou tenait lieu de sacristie et de trésor, s'ils étaient bâtis proche du sanctuaire.

Les grandes églises abbatiales, ou les paroisses fort importantes, élevaient souvent deux clochers des deux côtés de la façade et deux autres près du sanctuaire; mais les petites églises des XIe et XIIe siècles, ne pouvant avoir qu'un clocher, le bâtissaient de préférence près du choeur. Dans l'Île de France et le Beauvoisis, cette disposition est assez fréquente et s'accordait parfaitement avec les nécessités du culte. Le village de Nesle, près l'Île-Adam (Oise), a conservé une charmante église dont la construction remonte aux dernières années du XIIe siècle, et qui s'est accolée à un clocher plus ancien (premières années du XIIe), de manière à placer ce clocher sur le flanc méridional du choeur. Cette église est dépourvue de transsepts, et le clocher s'est trouvé englobé dans le collatéral; il devait être primitivement détaché, et bâti probablement le long d'une église à une seule nef. Le clocher de l'église de Nesle est un des mieux conçus et des mieux bâtis parmi les nombreux exemples fournis par cette province et cette époque, la plus fertile en beaux clochers.

Nous en donnons l'élévation (48). Au-dessus d'un rez-de-chaussée bien empatté et solide, percé d'une petite fenêtre, s'élèvent deux étages ouverts destinés au beffroi. La flèche en pierre qui couronne le dernier étage n'est déjà plus élevée, comme à Morienval, sur plan carré, mais sur un octogone dont les quatre faces diagonales sont portées sur quatre trompillons intérieurs. Quatre pinacles à base carrée, pleins, chargent les angles de la tour et la queue des claveaux des trompillons. Ce monument, d'une petite dimension, est remarquablement étudié dans son ensemble comme dans ses détails. On remarquera comme les corniches A et B se marient adroitement aux têtes des contre-forts d'angles, qui ne sont que des colonnes engagées. La sculpture est fine, sobre, et n'est appliquée qu'aux chapiteaux. Les archivoltes sont simplement décorées de dents-de-scie. Les profils sont délicats, d'un excellent style; partout la construction est apparente et est intimement liée à la décoration. Il n'est pas besoin de dire que le rez-de-chaussée seul est voûté. Le clocher de l'église de Nesle est construit d'après les données romanes. Mais déjà, au commencement du XIIe siècle, les architectes de cette province, cherchant à s'affranchir de ces traditions, essayaient certaines dispositions neuves, originales, qui devaient se développer rapidement et les amener à produire des oeuvres mieux raisonnées, plus savantes, plus gracieuses et moins uniformes que celles des siècles précédents. L'esprit d'innovation se fit jour avec plus de hardiesse, peut-être, dans la construction des clochers pendant le XIIe siècle que dans les autres édifices, car l'imagination des architectes n'était pas soumise à des programmes impérieux; il ne s'agissait pour eux que de trouver la place des cloches et d'élever un monument qui se distinguât de ses voisins par un aspect plus léger, plus hardi, par des dispositions inusitées, imprévues. Alors, l'architecture romane avait produit tout ce qu'elle devait produire; elle était arrivée à ses dernières limites et ne pouvait ou que se traîner dans la même voie, ou que décroître en se chargeant de détails superflus. Le génie occidental, toujours enclin à marcher en avant, rompit brusquement avec les traditions, et ses premiers essais sont des chefs-d'oeuvre 228. Nos lecteurs vont en juger.

Dans la même province, à Tracy-le-Val (Oise), il existe une petite église qui conserve encore un de ces clochers voisins des sanctuaires, dont la construction est peu postérieure à celle du clocher de Nesle (première moitié du XIIe siècle). Sa base est carrée, pleine, détachée de l'abside qui est dépourvue de bas-côtés. Sur cette base carrée 229 s'élève un étage à jour qui se dégage au-dessus des combles. Un beffroi, à base octogone, couronné par une pyramide en pierre, est bâti sur ce premier étage.

Voici (49) une élévation perspective de ce clocher, dont le système de construction indique déjà, de la part de l'architecte, le désir de s'affranchir des traditions romanes, et un premier pas vers l'art français de la fin du XIIe siècle. Les archivoltes des baies sont tracées en tiers-point peu prononcé; et, par une disposition aussi ingénieuse que rationnelle, les angles du beffroi octogone portent sur les clefs des huit archivoltes du premier étage. Pour remplir les triangles qui restent entre l'étage carré et l'octogone, l'architecte a placé des figures d'anges assis. La sculpture de cette jolie construction est barbare, mais les profils sont fins, multipliés, tracés avec talent; ceux des archivoltes retombent bien sur les pieds-droits. Ainsi que notre dessin l'indique, les proportions du clocher de Tracy-le-Val sont élégantes, les détails parfaitement à l'échelle du monument; qualité qui manque dans la plupart des clochers romans antérieurs à cette époque. Un petit escalier, en tour ronde, placé en dehors, monte au premier étage; de là on ne pouvait arriver au beffroi, comme dans presque tous les clochers romans, que par des échelles placées intérieurement.

Un des caractères qui distinguent les clochers romans de l'Île de France, du Beauvoisis et même de la Normandie, jusqu'au moment de l'avénement du style gothique, ce sont ces pyramides de pierre peu élevées, trapues. Presque tous ces couronnements ont été détruits dans ces climats humides; leurs pentes peu inclinées, recevant la pluie de plein fouet, ont dû se dégrader rapidement et furent remplacées, dès le commencement du XIIIe siècle, surtout en Normandie, par des pyramides très-aiguës. Il existe dans cette province, près de Caen, un petit clocher du XIe siècle, primitivement bâti sur le porche de l'église de Thaon, qui a conservé sa pyramide trapue et carrée comme celles des clochers romans de l'Ouest de la même époque. Ce clocher est pour nous d'autant plus intéressant qu'il est encore empreint des traditions défensives des tours primitives élevées sur les porches. Son escalier, qui, du rez-de-chaussée jusqu'au-dessus de la voûte du porche, est pris aux dépens de l'épaisseur d'une des quatre piles, ne reprend sa révolution, à partir du premier étage, que le long de la pile opposée, de manière à interrompre ainsi la circulation. De plus, le clocher au-dessus du rez-de-chaussée s'élève en retraite sur les arcs doubleaux intérieurs du porche, de façon à laisser, entre l'étage inférieur et le clocher proprement dit, au niveau du dessus de la voûte de ce porche, une sorte de chemin de ronde, qui pouvait bien être primitivement muni d'un parapet de défense.

Voici (50) les plans superposés du rez-de-chaussée de ce clocher et du premier étage qui expliquent ce que nous venons de dire.

Nous donnons (51) l'élévation de la tour de l'église de Thaon, et (52) sa coupe 230. C'est là, du reste, un charmant édifice. Dans notre coupe en A, on voit l'escalier qui monte du dessus de la voûte à l'étage supérieur. La pyramide est à base carrée, forme qui se retrouve beaucoup plus tard dans les clochers normands, et se compose d'assises basses posées en retraite les unes sur les autres. Elle n'est ornée à sa base et vers le milieu de ses arêtiers que par des têtes saillantes d'animaux. Quatre lucarnes, ou plutôt quatre baies carrées, l'ajourent au-dessus de la corniche. On remarquera, dans notre coupe (fig. 52), la construction des baies de l'étage supérieur. En constructeurs habiles, les architectes du clocher de Thaon n'ont pas fait faire parpaing aux archivoltes de ces baies dans tout leur développement, afin de ne point pousser sur les angles. Cinq claveaux seuls font parpaing et forment ainsi un arc de décharge au-dessus des arcs linteaux. Aux baies de l'étage au-dessous, là où les contre-forts viennent encore épauler les angles de la bâtisse et où la charge est puissante, les constructeurs, au contraire, ont fait faire parpaing aux archivoltes des baies. Il est assez embarrassant de savoir comment était disposé le beffroi de bois dans cette tour, dont un des angles intérieurs est entamé par l'escalier. Nous serions assez portés à croire qu'un plancher en bois était posé au niveau de l'appui des baies supérieures, d'autant que les trous de scellement des poutres de ce plancher existent encore, et que les cloches étaient suspendues à ces poutres et peut-être à deux pièces de bois en croix dont les extrémités étaient fixées dans les quatre petites baies carrées de la flèche. Ce système de suspension eût été fort primitif; mais il ne faut pas oublier qu'avant le XIIe siècle les cloches étaient d'un très-faible poids.

Dans le Maine, l'Anjou et le pays chartrain, les pyramides de couronnement des clochers atteignent déjà, dès le milieu du XIIe siècle, une grande élévation relativement à la hauteur des tours. Nous avons vu qu'à Loches les clochers de couronnement du XIIe siècle possèdent des pyramides dont le sommet est très-aigu.

Il faut toujours en revenir aux divisions politiques du territoire, lorsqu'il s'agit de reconnaître les différentes écoles d'architecture au XIIe siècle. À cette époque, la Normandie, le Maine, l'Anjou, une partie du Poitou et du pays chartrain, possédaient une école de constructeurs qui ne le cédaient pas, comme habileté, à ceux de l'Île de France et de la Normandie; mais ils étaient moins indépendants et subissaient l'influence soit du style normand, soit du style des écoles de l'Ouest.

Pendant la première moitié du XIIe siècle, avant l'érection du vieux clocher de la cathédrale de Chartres, on construisit un immense clocher isolé, dépendant de l'église abbatiale de la Trinité de Vendôme. Au point de vue de la construction, et sous le rapport du style, ce clocher doit être examiné en détail; il subit l'influence de deux styles, du style roman ancien né dans les provinces occidentales, et du style qui se développait sur les bords de l'Oise et de la Seine dès le commencement du XIIe siècle.

La coupe du clocher de la Trinité de Vendôme (53) nous explique les dispositions de cette étrange construction, déjà très-parfaite, mais où l'on sent encore les tâtonnements d'artistes qui cherchent des moyens nouveaux et qui ne s'affranchissent pas entièrement des traditions antérieures. Sa base est une salle carrée, voûtée par une calotte en arcs de cloître, avec quatre trompillons aux angles donnant pour le plan de la voûte un octogone à quatre grands côtés et quatre petits. Sur cette voûte, dont la coupe est en tiers-point, s'élève, au centre, un pilier carré B cantonné de quatre colonnes engagées [voir le plan du premier étage (54)].

Quatre arcs doubleaux A, en tiers-point, sont cintrés du pilier B aux quatre piliers engagés C. Mais, pour porter en toute sécurité le pilier central B, deux arcs croisés, concentriques à la voûte, viennent reposer sur les murs de l'étage inférieur, et, afin d'éviter le relèvement de ces deux arcs croisés sous la charge du pilier, quatre arcs-boutants, sortes d'étrésillons indiqués sur notre coupe (fig. 53), aboutissent sous les bases des colonnes D des quatre piles engagées.

Il serait difficile de bien faire comprendre ce système de construction sans l'aide d'une figure; aussi nous donnons (55), une vue perspective de cet étage à l'intérieur. En E sont les deux arcs croisés sur l'extrados de la voûte et portant le pilier central; en F, les arcs-boutants aboutissant sous les bases des colonnes engagées H des piliers adossés aux murs. En G, des portions de mur étrésillonnant le système d'arcs. Les pans coupés J de la voûte inférieure en arcs de cloître ne sont pas inutiles; ils tiennent lieu des pièces de charpente que l'on place aux angles des enrayures et que l'on désigne sous le nom de goussets; ils empêchent le roulement de tout le système, relient et étrésillonnent les angles de la base en maçonnerie. Des moyens si puissants devaient avoir un motif. Ce motif était de porter, sur le pilier central, les quatre arcs doubleaux I et la retraite K, un énorme beffroi en charpente, auquel la partie supérieure du clocher servait d'enveloppe. Les constructeurs avaient compris, à mesure qu'ils donnaient plus d'élévation à leurs clochers, qu'il fallait, aux beffrois de charpente mis en mouvement par le branle des cloches, un point d'appui solide, près de la base du clocher, là où la construction épaisse et chargée n'avait rien à craindre des pressions inégales des beffrois. Or, les quatre arcs doubleaux et la retraite portaient l'enrayure basse de ce beffroi, et cette construction de pierre, bien appuyée, bien étrésillonnée, conservait cependant une certaine élasticité. À partir de cette base, l'enveloppe, la partie supérieure du clocher, n'ayant à subir aucun ébranlement, pouvait être légère; et, en effet, le clocher de la Trinité de Vendôme, si on le compare aux clochers précédents dont nous avons donné des coupes, est très-léger relativement à sa hauteur, qui est considérable (environ 80m,00 de la base au sommet de la flèche).

Jusqu'alors, dans les clochers romans, une simple retraite ou des trous dans les parements intérieurs, ou des corbeaux saillants, ou une voûte en calotte, recevaient l'enrayure basse des beffrois en charpente; et peu à peu, par suite du mouvement de va-et-vient que prennent ces beffrois, les constructions se disloquaient, des lézardes se manifestaient au-dessus des ouvertures supérieures, les angles des tours fatiguaient et finissaient par se séparer des faces 231. Si la charpente des cloches reposait à plat sur une voûte dont les reins étaient remplis, le peu d'élasticité d'une pareille assiette produisait des effets plus funestes encore que les retraites ou les corbeaux sur les parements intérieurs. Car ces voûtes, pressées tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, se disjoignaient d'abord, et produisaient bientôt des poussées inégales. Le système d'assiette de beffroi adopté dans la construction du clocher de la Trinité, par sa complication même et la pression contrariée des arcs inférieurs, à cause de ces deux étages d'arcs séparés par une pile, possède une élasticité égale à sa résistance, et divise tellement les pressions alternatives du beffroi en charpente qu'elle arrive à les neutraliser complétement. Cela est très-savant et fait voir comme, en quelques années, sous l'influence des écoles nouvelles, les lourdes constructions romanes s'étaient transformées. Le clocher de la Trinité de Vendôme est peut-être le premier qui soit élevé sur un programme arrêté. Ce n'est plus une tour de quasi défense sur laquelle on a élevé un beffroi, ce n'est plus un porche surmonté de salles et terminé au sommet par une loge; c'est un véritable clocher, construit de la base au sommet pour placer des cloches, c'est une enveloppe de cloches, reposant sur l'assiette d'un beffroi. Tout en conservant la plupart des formes romanes, comme construction, il appartient à l'école nouvelle; il remplace les résistances passives de la construction romane par les résistances élastiques, équilibrées, vivantes (qu'on nous passe le mot qui exprime notre pensée) de la construction française. Ce principe, découvert et mis en pratique une fois, eut des conséquences auxquelles les architectes ne posèrent de limites que celles données par la qualité des matériaux, et encore dépassèrent-ils parfois, grâce à leur désir d'appliquer le principe dans toute sa rigueur logique, ces limites matérielles.

Voyons maintenant le clocher de la Trinité en dehors (56). Bien que déjà les baies soient fermées par des archivoltes en tiers-point peu prononcé, son aspect est roman; son étage supérieur octogonal sous la flèche nous rappelle les couronnements des clochers de Brantôme et de Saint-Léonard, avec leurs gâbles pleins sur les grandes baies principales, et les pinacles des clochers de l'Ouest. Les archivoltes de ces pinacles, ainsi que ceux de l'arcature sous la pyramide, sont plein-cintre. Mais la pyramide devient très-aiguë; elle est renforcée de nerfs saillants sur ses angles et sur le milieu de ses faces; elle n'est plus bâtie en moellons, conformément à la vieille tradition romane, mais en pierres bien appareillées, et ne porte, dans cette énorme hauteur, que 0,50 c. d'épaisseur à sa base et 0,30 c. à son sommet.

Nous donnons (57) le plan horizontal du clocher de la Trinité pris au niveau des pinacles. Ceux-ci, comme le démontre ce plan, sont portés sur des colonnettes alternativement simples et renforcées d'un petit pilier carré; leur plan est circulaire. C'est encore là un dernier vestige des traditions du Périgord. On observera que l'escalier en pierre accolé à la tour ne monte que jusqu'au-dessus de la voûte de l'étage inférieur (fig. 53). Conformément aux habitudes romanes, on ne montait dans le beffroi en charpente que par des échelles de bois.

Du clocher de la Trinité de Vendôme, nous sommes amenés au vieux clocher de la cathédrale de Chartres, le plus grand et certainement le plus beau des monuments de ce genre que nous possédions en France. Admirablement construit en matériaux excellents et bien choisis, il a subi deux incendies terribles et a vu passer sept siècles sans que sa masse et les détails de sa construction aient subi d'altérations apparentes. Mais, avant de décrire ce dernier clocher, il est bon de faire connaître ses diverses origines.

Nous avons vu qu'à Vendôme l'influence des monuments de l'Ouest se faisait encore sentir. À Chartres, cette influence est moins sensible qu'à Vendôme; mais, d'un autre côté, les styles normand et de l'Île de France prennent une plus grande place. Jusqu'au XIIIe siècle, les clochers normands qui ne sont pas posés sur la croisée des églises montent de fond, ainsi que les clochers de l'Ouest. Ce sont des tours carrées renforcées de contre-forts peu saillants, étroites comparativement à leur hauteur, percées de baies rares dans les substructions, décorées d'arcatures aveugles sous les beffrois, et présentant, au sommet, une suite d'étages d'égale hauteur, terminés par des pyramides carrées.

Les deux beaux clochers de l'église abbatiale de la Trinité à Caen, ceux de la cathédrale de Bayeux, conservent, malgré les adjonctions et modifications apportées par le XIIIe siècle, le caractère bien franc du clocher normand pendant les XIe et XIIe siècles. Nous ne pensons pas que les clochers normands du commencement du XIIe siècle possédassent des flèches très-élevées, et le clocher de l'église de Thaon que nous avons donné ci-dessus est là pour confirmer notre opinion, puisque sa construction n'est pas antérieure à la fin du XIe siècle. Mais, vers le milieu de ce siècle, la Normandie devança les provinces françaises en érigeant, la première, des pyramides d'une excessive acuité sur les tours carrées des églises. Ce parti fut promptement adopté dans l'Ile de France, le Maine et l'Anjou; seulement, ces dernières provinces donnèrent de préférence à leurs flèches une base octogonale.

Nous ne croyons pas nécessaire de donner ici les clochers de l'église de la Trinité de Caen, qui sont entre les mains de tout le monde. Au point de vue architectonique, la composition de ces tours, jusqu'à la base des flèches, dont la construction ne date que du XIII siècle, est assez médiocre. Leur division en étages d'égale hauteur n'est pas heureuse; il y a là un défaut de proportion que l'on ne trouve que dans cette province et sur les bords du Rhin; cependant, comme construction, les clochers normands sont remarquables; bâtis presque toujours en petits matériaux parfaitement appareillés, ils ont conservé leur aplomb, malgré le peu de superficie de la base par rapport à la hauteur. Mais les Normands n'avaient pas cet instinct des proportions que possédaient à un haut degré les architectes de l'Ile de France, du Beauvoisis et du Soissonnais. Toutefois, la hardiesse de leurs constructions, leur parfaite exécution, l'élévation des flèches, eurent évidemment une influence sur l'école française proprement dite, et cette influence se fait sentir dans le vieux clocher de la cathédrale de Chartres. Celui-ci, comme tous les clochers romans, monte de fond, c'est-à-dire qu'il porte sur quatre murs pleins. Originairement, il flanquait, ainsi que la tour voisine, qui ne fut achevée qu'au XVe siècle, un porche, et précédait le collatéral sud de la nef; il était ainsi détaché de l'église sur trois côtés 232.

Voici (58) le plan du vieux clocher de la cathédrale de Chartres, au niveau du rez-de-chaussée. En A est une grande salle voûtée qui autrefois s'ouvrait sur le porche B, et qui aujourd'hui s'ouvre sur la première travée de la nef, le pignon de cette nef ayant, au commencement du XIIIe siècle, été avancé de C en D. Suivant l'habitude des constructeurs romans (habitude fort sage), l'escalier particulier du clocher en E est en dehors des murs, et n'affaiblit pas les constructions. Cet étage inférieur est bâti en matériaux énormes provenant des carrières de Berchère, qui fournissent un calcaire d'une dureté et d'une solidité incomparables. La fig. 59 donne l'élévation de ce clocher 233, dont la hauteur est de 103m,50 de la base au pied de la croix en fer qui couronne la flèche. C'est ici que l'on reconnaît la supériorité de cette construction sur celles élevées à la même époque en Normandie. La division des étages est habilement calculée en raison des dispositions intérieures et fait paraître la masse du monument plus grande et plus imposante encore. La salle basse est bien marquée par la fausse arcature et par le premier bandeau G. Au-dessus est une seconde salle, plus ouverte, de même hauteur, mais dont les parements extérieurs et les baies prennent plus de richesse; un second bandeau indique l'arase de la seconde voûte. Puis vient le beffroi, dont la base repose sur cette voûte, au niveau H (voy. BEFFROI). L'étage I est plus ouvert et plus orné que le second étage; il sert de soubassement à la flèche à laquelle il tient: cette flèche ne commence pas brusquement, mais s'amorce sur un tambour à base octogone; les triangles, restant libres entre l'étage carré et le tambour octogone, portent quatre pinacles qui forment autant de baies. Quatre lucarnes sont percées sur chacune des faces de l'octogone parallèles aux côtés du carré. Comme à la Trinité de Vendôme, quatre grands pignons surmontent ces lucarnes et sont eux-mêmes percés de baies, afin de permettre au son des cloches de s'échapper du beffroi. Mais ces gâbles empiètent adroitement sur les faces de la pyramide, de manière à lier les parties verticales avec les surfaces inclinées; c'est un progrès. À la Trinité de Vendôme on voit que les étages supérieurs sont encore coupés par des lignes horizontales qui séparent l'ordonnance inférieure du beffroi de la pyramide, bien que ces deux parties, n'étant séparées par aucun plancher, ne fassent qu'un tout. À Chartres, l'architecte a parfaitement fait comprendre que le beffroi et la pyramide ne sont qu'un étage vide du bas en haut. Une flèche immense, décorée d'arêtiers sur les angles, de nerfs sur les faces et d'écailles, comme à Vendôme, termine le clocher.

Il n'est pas besoin de faire ressortir la beauté et la grandeur de cette composition dans laquelle l'architecte a fait preuve d'une rare sobriété, où tous les effets sont obtenus non par des ornements, mais par la juste et savante proportion des diverses parties. La transition si difficile à établir entre la base carrée et l'octogone de la flèche est ménagée et conduite avec une adresse qui n'a point été surpassée dans les monuments analogues. On pourrait peut-être reprocher aux contre-forts d'angle de la tour carrée de finir trop brusquement sous le bandeau K; mais, en exécution, ce défaut, apparent sur le dessin géométral, est complétement détruit à cause de la faible saillie de ces contre-forts qui ne compte plus à cette hauteur, et par le jeu des ombres des lucarnes et pinacles qui s'harmonise de la façon la plus heureuse avec les saillies et les parties ajourées de la souche carrée.

Les trompes qui portent la flèche ne prennent naissance qu'au-dessus des baies des quatre pinacles, et le plan (60), pris au niveau L, fait voir avec quelle adresse les constructeurs ont su faire pénétrer l'octogone dans le carré. Les quatre pinacles d'angle, au lieu de n'être qu'un ornement comme dans les clochers romans, comme dans le clocher de la Trinité de Vendôme, sont de véritables contre-forts, bien chargés, qui reportent le poids des quatre côtés de l'octogone, parallèles aux diagonales du carré, sur les quatre angles de la tour. Les quatre pignons couronnant les lucarnes ont aussi leur utilité et sont plus qu'une simple décoration; ils chargent les quatre faces du tambour parallèles aux côtés du carré, afin de donner à ces faces de la souche octogonale une résistance puissante. Le dernier étage (fig. 60) est aussi léger que possible; les pieds-droits sont minces, et le roulement de cet étage est parfaitement maintenu par les pinacles formant éperons; cependant, le dans-oeuvre de la souche de la flèche n'a pas moins de 10m,20 d'un parement à l'autre. L'exécution des détails du clocher vieux de Chartres répond à cet ensemble grandiose; la construction est traitée avec un soin particulier, les assises sont parfaitement réglées, l'appareil très-savant; les profils et la sculpture sont de la plus grande beauté; sur aucun point on ne trouve l'architecte en faute, on ne peut constater de ces négligences si fréquentes dans les constructions élevées un demi-siècle plus tard. Tout est prévu, calculé, rien n'est livré au hasard; les écoulements d'eau sont simplement disposés. Aussi le clocher vieux de Chartres, bien qu'il soit de cinquante ans plus ancien que le reste de la cathédrale, et qu'il ait subi l'épreuve de deux incendies, sera encore debout quand l'église tombera en ruine. Il dut être bâti de 1140 à 1170, et la beauté de sa construction contraste avec la négligence et la grossièreté de celle de l'église. L'école du XIIe siècle en France, au point de vue de l'exécution, ne fut jamais dépassée et fut rarement égalée par celle du XIIIe, malgré les progrès scientifiques qui se développèrent chez cette dernière; mais nous expliquons les causes de ce fait au mot CATHÉDRALE.

Quelque soin que nous ayons pris de distinguer les différents caractères des clochers qui couvrent le sol de la France actuelle jusqu'au XIIe siècle, d'indiquer les écoles diverses, leurs croisements et les influences qu'elles exercent les unes sur les autres, nous devons avouer que notre travail est très-sommaire et qu'il nous a fallu laisser de côté des détails d'un intérêt réel. À nos yeux, toutefois, cette question a trop d'importance; elle se rattache trop à l'esprit du moyen âge, aux efforts des constructeurs, pour que nous n'essayions pas de faciliter à nos lecteurs le classement de ces diverses écoles, leur marche et leurs progrès. L'érection des clochers ne suit pas rigoureusement, d'ailleurs, les styles propres à chaque division territoriale.

Jusqu'à la fin du XIIe siècle, le clocher est encore un édifice à part, et les établissements monastiques, les cathédrales et les paroisses, faisaient souvent annexer à l'église un clocher dont le type primitif n'était pas en rapport intime avec le style local. Le clocher est, pendant cette période du moyen âge, plutôt un monument de vanité (que l'on veuille bien nous passer l'expression) qu'un monument d'utilité; il n'est donc pas surprenant que l'on s'écartât quelquefois des traditions locales pour se donner la satisfaction d'élever un édifice capable de rivaliser avec ceux de telle ville ou de tel monastère, qui excitaient l'admiration des étrangers. Le classement des clochers par écoles et ramifications d'écoles coïncide, de province à province, avec les relations commerciales et politiques; ce classement suit le mouvement naturel de ces relations; au point de vue de l'histoire, il peut donc être utile. Aussi, avant d'aller plus avant, et afin de résumer pour nos lecteurs ce que nous avons dit sur ces monuments, nous donnons ci-contre (61) une carte de la France sur laquelle nous avons marqué les points centrals des différents types de clochers, et l'étendue de leurs ramifications, vers le milieu du XIIe siècle, avant la grande révolution architectonique du règne de Philippe-Auguste; révolution qui tendit à substituer une école unique à ces écoles d'origines diverses.

Nous avons dit que le Périgord possède, dès la fin du Xe siècle et commencement du XIe, deux types de clochers: celui de Saint-Front marqué en A sur notre plan, fig. 61, et celui de Brantôme marqué en B.

Le prototype A pousse au sud une ramification le long de la rivière d'Isle, s'étend sur les bords de la Dordogne inférieure et remonte la Garonne jusqu'à Toulouse; un rameau pénètre jusqu'à Cahors. Vers le nord, l'influence du prototype A s'étend plus loin; elle envahit l'Angoumois, la Saintonge, l'Aunis, le Poitou, descend la Vienne, se prolonge au nord, vers Loches, et remonte l'Indre jusqu'à Châteauroux (clocher de Déols). Ce rameau passe la Loire entre Tours et Orléans, et vient se perdre dans le Maine et l'Anjou. Le second type périgourdin B, dont le Brantôme est le plus ancien modèle existant, remonte la vallée de la Dordogne, traverse les montagnes au sud du Cantal, et vient expirer au Puy-en-Vélay. Une autre branche vigoureuse pousse vers le nord, passe à Limoges, se rencontre à Loches avec une des branches du type A, traverse la Loire à Saint-Benoît et arrive jusqu'à Vendôme et Chartres. L'Auvergne possède aussi son école; à Clermont en H est son siége. Une de ses branches se dirige, en remontant l'Allier jusqu'au Puy, où elle se rencontre avec celle venue de B. Au sud, le prototype H jette un rameau directement sur la Garonne à Toulouse, à Agen, et, plus bas, jusqu'au Mas d'Agenais. Au nord, il éparpille ses rameaux en éventail à travers les plaines de la Limagne; une branche s'étend même jusqu'à Nevers, une autre est arrêtée brusquement par les montagnes du Lyonnais. Ces trois types ABH occupent toute l'ancienne Aquitaine de Charlemagne et jettent quelques rameaux jusque dans la Neustrie. Le prototype carlovingien, dont nous avons placé le siége en C, à Aix-la-Chapelle, envahit la Meuse, la Moselle et le Rhin; il pousse un rameau à travers les Ardennes jusque sur la Marne à Châlons, un autre jusqu'à Besançon, un autre en Flandre jusqu'à Tournay, en remontant la Sambre et descendant l'Escaut; il occupe l'Austrasie. Le prototype bourguignon, que nous plaçons en D, à Autun, jette une branche à travers le Morvan, va chercher la vallée de l'Yonne et descend cette rivière jusqu'à Auxerre, où elle s'arrête. Une autre branche passe sous Château-Chinon le long des montagnes, traverse la Loire à la Charité, pousse quelques rameaux dans le Nivernais et se perd avant d'arriver à Bourges. Un troisième rameau vivace se jette sur Beaune, Dijon, arrive à Langres; puis, traversant la montagne, descend la Marne jusqu'à Châlons. Un quatrième va chercher le Doubs et le remonte jusqu'à Besançon, vers l'est. Un cinquième enfin suit la vallée de la Saône et s'étend jusque vers Valence, en passant par Lyon et Vienne, se rencontre avec une des branches du prototype I, placé à Arles. L'école D occupe l'ancien royaume carlovingien de Bourgogne. Le type appartenant à l'Île de France, dont le centre est placé à Paris en E, jette des rameaux tout autour de lui: au nord-ouest jusqu'à Rouen; au nord jusqu'à Saint-Omer et Tournay, Saint-Quentin, en remontant l'Oise; à l'est jusqu'à Reims et Châlons; au sud-est jusqu'à Troyes, en remontant la Seine, et jusqu'à Sens en remontant l'Yonne; au sud jusqu'à Orléans, et à l'ouest jusqu'à Chartres. Enfin, le type normand, dont le centre est posé en G, à Caen, se ramifie sur les côtes, au nord-ouest jusqu'à Eu, à l'ouest jusqu'à Dol, et, remontant l'Orne, descend l'Eure jusqu'à Évreux. Un rameau passe le détroit et couvre l'Angleterre. Ces deux dernières écoles occupent la Neustrie. Sur notre carte, les divisions carlovingiennes sont indiquées par des lignes ponctuées. Pendant la première période carlovingienne, l'Aquitaine est, de toutes les provinces des Gaules, celle qui est la plus riche par son étendue, son territoire et le commerce qu'elle faisait avec la Bourgogne, le Nord et la Bretagne. C'est celle aussi qui fait pénétrer le plus loin l'influence de ses écoles d'architecture. La Neustrie, divisée par l'invasion normande, ne prend, jusqu'à la prédominance des suzerains français, qu'une influence limitée. Que l'on veuille bien examiner avec attention cette carte (fig. 61), on y trouvera l'occasion de faire de singulières observations. On voit, par exemple, qu'au XIIe siècle, malgré les révolutions politiques survenues depuis la division des Gaules faite par Charlemagne à sa mort, les populations avaient conservé presque intact leur caractère d'Aquitains, de Bourguignons, de Neustriens et d'Austrasiens. Nos lecteurs penseront peut-être que nous prenons la question de bien haut, à propos de clochers; et nous ne devons pas oublier que nous avons, plus d'une fois depuis le commencement de cet ouvrage, été accusés de supposer des arts nationaux, des écoles qui n'existeraient que dans notre imagination; il faut donc que nous développions notre thème, en adressant nos remercîments sincères à ceux qui nous obligent à accumuler les renseignements et les preuves propres à éclairer la question importante du développement de l'art de l'architecture sur le territoire occidental du continent européen.

Le clocher, plus qu'aucun autre édifice, nous facilite ce travail; car, plus qu'aucun autre édifice, il indique les goûts, les traditions des populations; il est le signe visible de la grandeur de la cité, de sa richesse; il est l'expression la plus sensible de la civilisation à la fois religieuse et civile de cette époque; il prend de l'importance en raison du développement de l'esprit municipal; il se soustrait, plus que tout autre monument, aux influences monastiques; c'est, pour tout dire en un mot, au XIIe siècle, le véritable monument national, dans un temps où chaque ville importante formait un noyau presque indépendant de la féodalité séculière ou cléricale. Le clocher peut être considéré comme le signe du développement industriel et commercial des cités. Les exemples que nous avons donnés jusqu'à présent sont autant de jalons que nous avons signalés, jalons qui sont posés sur les lignes tracées sur notre carte. Les preuves sont donc matérielles, palpables. Observons maintenant la direction de chacune de ces branches: elles suivent le cours des rivières, ce qui est naturel, ou des grandes voies commerciales qui existent encore aujourd'hui, voies qui ont singulièrement aidé au travail de centralisation du pouvoir monarchique. Prenons l'une de ces branches les plus étendues et qui ne tiennent pas compte du cours des rivières; celle, par exemple, qui part de Périgueux, passe par Limoges, et vient aboutir à Chartres. Ne voyons-nous pas là la grande route centrale de Limoges à Paris, à peu de déviation près? Et cette autre qui, du même centre, passe par Angoulême et le Poitou pour se jeter sur la Loire et le Maine, n'est-elle pas aussi une grande voie commerciale suivie de nos jours? Notre carte ne tient-elle pas compte de cette barrière naturelle que la Loire a si longtemps établie entre le nord et le sud de la France? Et cette ligne de la Bourgogne qui, de la Marne, de Châlons, descendant jusqu'aux limites du Lyonnais au sud, réunit Aix-la-Chapelle, le Rhin et la Moselle au Rhône par la Marne et la Saône, n'est-elle pas encore une voie suivie et tracée de notre temps? On ne saurait prétendre que notre carte est tracée d'après certaines idées préconçues; encore une fois, les monuments sont là; et d'ailleurs ces idées ne nous ont été suggérées que par la vue des lignes réunissant les jalons épars que nous avons pu marquer. Dans les localités où deux ou trois branches partant de deux ou trois centres opposés viennent aboutir, nous pouvons constater l'influence et le mélange des arts sortis de ces centres. Ce fait est sensible à Chartres, à Châlons-sur-Marne, à Nevers, à Toulouse, à Valence, au Puy, à Auxerre, à Rouen. Nos figures l'ont démontré ou vont le démontrer. Le croisement des deux branches issues de Périgueux est sensible à Loches. Toutes ces branches indiquent des routes tracées et suivies par le commerce au XIIe siècle; et sans avoir la prétention de donner à ce travail une importance exagérée, nous pouvons croire qu'il pourra contribuer à détruire cette idée de confusion, d'intervention du hasard, dans la marche et le développement des arts sur ce coin de l'Europe; peut-être jettera-t-il quelques clartés sur l'histoire, si compliquée, de ces temps reculés. Pour nous, ces centres, avec leurs branches qui tendent à se réunir sur certain point, indiquent les premiers pas des populations vers l'unité nationale au milieu du réseau féodal; ces faits peuvent aider à retrouver les causes de la richesse de certaines cités dont nous avons peine à comprendre aujourd'hui l'importance. Quand le pouvoir monarchique s'établit, au XIIIe siècle, sur des bases de plus en plus fermes, il trouva ouvertes ces communications entre des provinces diverses d'origine, de moeurs et de langage, et y fit rapidement pénétrer, avec de nouvelles institutions politiques, les arts du domaine royal. On s'explique ainsi comment l'architecture romane fut tout à coup, à cette époque, frappée d'impuissance; comment ces provinces de l'ouest, de l'est et du midi, reçurent l'influence du domaine royal par les mêmes voies qui leur avaient servi pendant deux siècles à répandre au dehors les traditions de leurs arts propres.

Le clocher vieux de la cathédrale de Chartres résume les efforts, les goûts et les traditions des deux principales écoles du sol des Gaules, dont nous venons de tracer l'histoire et les influences plus ou moins étendues. Il possède, à la fois, la grandeur des conceptions des artistes de l'ouest et la puissance de leurs constructions, la hardiesse aventureuse des architectes normands, la sobriété, la finesse et l'instinct de l'harmonie des proportions qui étaient le partage des constructeurs du domaine royal, des vallées de la Seine, de l'Oise et de l'Aisne. Le nom de l'architecte qui sut fondre dans un seul édifice ces divers éléments ne nous est pas connu; mais son oeuvre impérissable, dont le principal mérite est l'unité, nous prouve que cette qualité dépend bien plus du génie de l'artiste que des éléments placés sous sa main; que l'emploi d'éléments différents entre eux n'exclut pas l'originalité, quand ces matériaux sont recueillis par un esprit juste, une tête bien organisée et une main habile. Il est d'autres clochers en France qui ne le cèdent guère au clocher vieux de Chartres comme importance; mais aucun ne réunit à un degré aussi élevé des proportions heureuses à l'interprétation exacte d'un programme, la sobriété à la richesse, l'application de traditions étrangères les unes aux autres à un seul édifice, sans efforts apparents. À voir ce clocher, rien ne paraît plus simple, plus facilement conçu et exécuté; et cependant, si on analyse sa structure avec quelque soin, on aperçoit les habiles soudures entre des éléments divers, partout le raisonnement soumis à un goût sûr. Il serait fort intéressant, pour l'histoire de la transition de l'architecture romane à l'architecture française du XIIIe siècle, de savoir d'où venait le maître des oeuvres auquel la construction du vieux clocher de Chartres fut confiée, à quelle province il appartenait. Était-il né dans l'une de ces villes des bords de l'Oise et de l'Aisne, où les traditions gallo-romaines se conservèrent si longtemps? ou bien était-il venu des bords de la Seine et de l'Eure, entre Paris et Rouen? Nous pencherions vers cette dernière origine, car on retrouve, dans les détails du clocher de Chartres, dans les profils des arcs, dans la sculpture, la finesse et la grâce qui appartiennent à cette portion du territoire français. Dans les bassins de l'Oise et de l'Aisne, jusqu'à la fin du XIIe siècle, les profils sont plus simples, se dépouillent moins des traditions gallo-romaines, la sculpture est barbare et péche par le mépris de la forme. L'influence mérovingienne persiste très-tard dans ces dernières contrées, tandis que dans la partie de l'Île de France comprise entre Paris, Mantes et Dreux, il s'était formé là, dès le XIe siècle, une école particulière, dont le goût s'épure de plus en plus jusque vers le milieu du XIIe siècle, qui évite les exagérations et marche d'un pas assuré vers un art plein d'élégance et de finesse, délicat et contenu. Un architecte, sorti de cette école au milieu du XIIe siècle, trouvant dans l'Orléanais les dernières traces des arts des provinces du sud-ouest et quelques éléments de ceux de la Normandie, apportait juste ce qu'il fallait pour bâtir le clocher vieux de Chartres en mêlant ses qualités propres aux influences romanes qui avaient pénétré cette province. Il est, en effet, curieux d'observer comme, à cette époque et plus tard encore, au commencement du XIIIe siècle, les architectes de l'Île de France, bien qu'ils fussent en avance sur les écoles voisines, se pliaient aux traditions locales lorsqu'ils étaient appelés en dehors de leur centre. Ce ne fut guère qu'à la fin du XIIIe siècle, alors que l'architecture eut admis de véritables formules, que cette souplesse des artistes disparaît totalement pour faire place à un art qui, ne tenant plus compte ni des traditions ni des habitudes locales, marche résolûment dans la voie unique qu'il s'est tracée. Pour nous, nous préférons la souplesse à ces formules invariables, à cette logique inexorable qui force l'art à se jeter dans les abus de ses propres principes pour ne pas tomber dans la monotonie; aussi, nos lecteurs voudront-ils nous pardonner de nous étendre si longuement sur l'époque de transition, de recherche, de tâtonnements même, époque bien plus variée et fertile en enseignements que celle qui la suit.

Si, à Chartres, un architecte de l'Île-de-France a conçu et présidé à l'exécution du clocher vieux, à Rouen, il est très-probable qu'un de ses confrères a conçu et fait élever le clocher de la cathédrale connu sous le nom de tour Saint-Romain. Le clocher de Saint-Romain de la cathédrale de Rouen est contemporain du clocher vieux de Chartres (1140 à 1160). Le couronnement primitif de ce clocher n'existe plus, ou ne fut jamais élevé. Il devait se composer, probablement, d'une grande pyramide octogone, comme celle qui termine l'escalier du même clocher. Quoi qu'il en soit, la tour est entière et est certainement l'une des plus belles de cette partie de la France; elle offre un mélange des deux styles de l'Île de France et de la Normandie, dans lequel le premier élément domine; là aussi l'artiste français s'est soumis aux influences locales, mais il a évidemment apporté le goût de son école et son propre génie.

Voici (62) l'élévation du clocher Saint-Romain du côté de l'est où se trouve l'escalier qui conduit à la base du beffroi. Le clocher Saint-Romain de la cathédrale de Rouen est isolé sur trois côtés et porte de fond, comme la plupart des clochers de façade antérieurs au XIIIe siècle. Il se compose, à l'intérieur, comme celui de Chartres, de deux salles voûtées superposées et d'un étage de beffroi divisé en deux. Mais ici les dispositions mesquines, confuses, les divisions d'étages égaux en hauteur des clochers normands ont été adoptées par le maître de l'oeuvre français; en se soumettant à ces habitudes, il a cependant répandu dans son oeuvre la grâce et la finesse, l'étude des détails, la sobriété des saillies, la parfaite harmonie des profils et de la sculpture avec l'ensemble, qui appartiennent à l'école d'où il sortait. Il a surtout habilement ménagé les pleins et les vides, donnant d'autant plus d'importance à ceux-ci et augmentant l'échelle des détails à mesure que la tour s'élevait au-dessus du sol. Ces détails sont d'une grande beauté; la construction est exécutée en petits matériaux, avec le soin que les architectes du XIIe siècle mettaient dans leurs bâtisses; les profils sont peu saillants et produisent, malgré leur extrême finesse, beaucoup d'effet; les contre-forts sont habilement plantés et profilés. L'escalier qui, du côté de l'est, dérange la disposition des baies, est un chef-d'oeuvre d'architecture. La construction du clocher Saint-Romain de Rouen, bien que très-légère en raison de la dimension extraordinaire de cet édifice, n'a subi d'autre altération que celle produite par l'incendie qui détruisit la cathédrale à la fin du XIIe siècle. Au XIIIe siècle, on pratiqua en A une arcade dans une des baies géminées du beffroi pour le passage des grosses cloches. Ce fait est curieux; il indique, ou qu'avant cette époque les cloches étaient montées dans les tours pendant leur construction, ou qu'elles étaient de petite dimension, ainsi que nous l'avons dit plus haut.

Nous pourrions fournir encore de nombreux exemples de ces clochers de l'époque de transition bâtis dans le voisinage de l'Île-de-France; mais il faut nous borner. Il nous reste à faire voir comment les architectes du XIIIe siècle surent profiter des tentatives de leurs prédécesseurs, et appliquer les principes nés dans les provinces de l'Ouest, de l'Est et du Nord, au nouveau mode de construction inauguré, à la fin du XIIe siècle, dans l'Île-de-France.

Un des rares clochers complets, du commencement du XIIIe siècle, est celui qui flanque la façade de la cathédrale de Senlis, du côté méridional. Nous en donnons la vue perspective (63). Bâti d'un seul jet, pendant les premières années du XIIIe siècle, en matériaux d'excellente qualité, ce clocher nous montre déjà les tendances des architectes du XIIIe siècle à chercher les effets surprenants. S'élevant sur une base carrée à peu près pleine, mais sous laquelle s'ouvre une charmante porte donnant sur le bas-côté sud de la cathédrale (voy. PORTE), ce clocher latéral, contrairement aux habitudes des constructeurs antérieurs, n'est plus un monument isolé; il participe intimement au plan de l'église; son rez-de-chaussée sert de vestibule à l'un des collatéraux. Déjà les clochers latéraux de l'église abbatiale de Saint-Denis, élevés par l'abbé Suger, présentaient cette disposition, qui paraît avoir été adoptée dans l'Île-de-France dès le XIIe siècle. Au-dessus du rez-de-chaussée est un étage voûté, éclairé, sur chaque face, par des baies jumelles; puis, immédiatement au-dessus de cet étage, s'élève le beffroi sur plan octogone. Un escalier A, pris dans un angle renforcé, et non plus indépendant comme dans les exemples précédents, donne entrée dans l'étage du beffroi. De grands pinacles à jour posés sur les angles du carré servent de transition entre cette base carrée et l'étage octogonal. L'un de ces pinacles contient une tour ronde B qui renferme le sommet de l'escalier. Quatre longues baies, ouvertes dans toute la hauteur du beffroi sur les quatre faces parallèles au carré, laissent sortir le son des cloches. Trois autres baies plus petites s'ouvrent dans les autres faces, sous les pinacles, ainsi que l'indique la fig. 64. Cette figure nous fait voir la disposition des pyramides à jour qui couronnent ces pinacles; leur axe ne correspond pas à l'axe des pinacles, mais ces pyramides s'appuient sur les faces de l'étage octogone vertical, comme pour leur servir de contre-forts. Cette déviation de l'axe des pyramides, bien qu'assez bizarre quand on examine les pinacles isolément, produit, dans l'ensemble, un très-bon effet, car elle conduit l'oeil de la base carrée à l'inclinaison des côtés de la grande pyramide de couronnement, ainsi que le fait voir notre fig. 63. La pyramide supérieure, à huit pans comme la tour qui la reçoit, porte sur chacune de ses faces une grande lucarne, dont l'ouverture laisse une issue au son des cloches. Ces lucarnes sont d'un beau style; les découpures qui ornent leurs écoinçons et leurs tympans, taillées à vives arêtes, produisent beaucoup d'effet à la hauteur où elles se trouvent placées. On remarquera que les petits combles en pierre qui couronnent ces lucarnes sont taillés en croupes du côté de la flèche pour la dégager (voy. fig. 63). La flèche et les combles des lucarnes ont leurs parements taillés en écailles, et les arêtiers de la grande pyramide sont fournis de nombreux crochets. C'est là encore une innovation qui appartient au XIIIe siècle, et qui tendait à détruire la sécheresse de ces longues lignes inclinées des flèches. Avant d'en venir à garnir les arêtiers des flèches par des crochets feuillus, sorte de crête rampante, les architectes avaient fait d'autres tentatives. À Saint-Leu-d'Esserent, non loin de Senlis, est un clocher bâti vers 1160, dont la pyramide présente cette singularité d'arêtiers détachés de la flèche, et ne s'y reliant, comme des colonnettes inclinées, que par des bagues. Mais ce moyen étrange, employé pour éviter la sécheresse d'une ligne droite se détachant sur le ciel sans transition entre le plein et le vide, ne fut pas imité. Au-dessus des lucarnes, huit meurtrières, percées au milieu des faces de la pyramide, allégissent encore la partie supérieure du clocher. Ce qu'on ne saurait trop admirer dans ces compositions, c'est l'adresse avec laquelle les architectes conduisent l'oeil du spectateur d'une base massive, carrée, à un couronnement aigu et léger, tout en réservant des points saillants qui, se profilant en dehors de la silhouette générale, détruisent la monotonie des grandes lignes, sans cependant les altérer. À ce point de vue, le clocher de la cathédrale de Senlis est une oeuvre digne d'être étudiée avec soin; ceux qui ont eu l'occasion d'élever des édifices de ce genre savent combien il est difficile d'obtenir d'heureux effets. Et les clochers modernes dans lesquels on a cherché cette harmonie générale, cette parfaite concordance des lignes, en même temps que l'effet pittoresque, sont là pour nous démontrer que l'on n'atteint que rarement à cette perfection. Le passage des parties verticales aux plans inclinés des flèches est un écueil contre lequel viennent presque toujours se briser les efforts des constructeurs. Les architectes, à dater de la fin du XIIe siècle, ont étudié avec grand soin et exécuté avec adresse ces parties importantes de leurs clochers, et tous les exemples précédents que nous avons donnés montrent que, s'ils ont enfin réussi d'une manière complète, ce n'a pas été sans de longs tâtonnements qui n'ont pas toujours été couronnés d'un plein succès. Ils avaient derrière eux des traditions, des exemples plus ou moins heureux, mais en grand nombre, qui pouvaient leur servir de guide; tandis que nous, aujourd'hui, il nous faut aller chercher des modèles épars, dont nous ne pouvons retrouver les types originaux, et nous baser sur des exemples qui ne nous présentent que des superfétations de styles différents ou de diverses époques. Trop souvent alors on se laisse séduire par l'apparence d'harmonie que le temps a jetée sur ces constructions formées d'éléments dissemblables, et on est fort surpris, lorsqu'on a élevé un clocher copié sur ces édifices, de n'avoir produit qu'un assemblage disgracieux, incohérent, donnant des silhouettes malheureuses. Toute partie d'architecture qui se découpe immédiatement sur le ciel demande des calculs, et, plus encore, un sentiment exquis de la forme, car rien n'est indifférent dans une pareille situation; le moindre détail prend des proportions autres que celles obtenues sur le papier ou sur l'épure géométrale, et il faut une bien longue expérience, une habitude pratique des effets pour préjuger de l'aspect perspectif d'une combinaison géométrique.

Après avoir cherché à produire des effets surprenants par des moyens compliqués, les architectes, comme il arrive toujours, s'aperçurent bientôt que les combinaisons générales les plus simples sont les plus propres à donner l'idée de la grandeur. Le clocher de la cathédrale de Senlis, qui paraît si grand, bien qu'il soit d'une dimension très-ordinaire, dont l'effet perspectif est si élégant et d'une heureuse silhouette, est, comme combinaison, d'une simplicité parfaite. L'octogone de l'étage du beffroi et les pinacles sont exactement inscrits dans le carré de la base: quatre longues baies servant d'ouïes et huit lucarnes semblables sur les huit faces de la pyramide.

La combinaison géométrique, le tracé des divers membres de ce clocher, sont indiqués dans notre fig. 65, en A, au niveau des pinacles, avec leur petite voûte d'arête, dont l'arc ogive C retombe sur une tête incrustée au-dessus de l'ouverture D; en B, au-dessus de la pyramide, à vol d'oiseau: ce plan B fait voir la direction des arêtiers des pinacles et les pénétrations des lucarnes, avec leurs croupes, dans la pyramide de la flèche.

Nous devons laisser de côté, pour un instant, les clochers de l'Île-de-France ou des provinces voisines, pour examiner comment, vers la même époque, c'est-à-dire du XIIe au XIIIe siècle, les contrées éloignées de ce centre d'architecture se transformèrent et passèrent des formes romanes aux formes gothiques. Dans ces contrées, la transition fut plus longue, plus indécise, et la révolution ne fut complète que quand les écoles purement françaises réagirent sur les provinces les plus éloignées de ce foyer de la belle et bonne architecture gothique.

Nos lecteurs ont vu que les clochers centrals de la Saône, de Saône-et-Loire, lesquels appartiennent au style bourguignon, étaient un composé des traditions carlovingiennes du Rhin et des influences locales produites par la présence de monuments romains: c'est pourquoi nous avons, sur notre carte (fig. 58), placé le foyer de cette école à Autun. Mais, à Autun même, il n'existe pas de clocher antérieur au XVe siècle qui ait quelque valeur; il nous faut aller trouver les types bourguignons du commencement du XIIe siècle à Beaune, à Saulieu. À Beaune, un clocher central présente un étage primitif qui possède tous les caractères du type bourguignon romain. L'église de Saulieu conserve ses deux clochers de façade à peu près entiers, dans le même caractère. Nous trouvons le type bourguignon très-développé, quoique un peu mélangé, à la Charité-sur-Loire. L'église abbatiale de la Charité-sur-Loire, dépendant de l'ordre de Cluny, bâtie dans la première moitié du XIIe siècle, était précédée, comme toutes les églises de cet ordre, d'un vaste narthex, sur les collatéraux duquel s'élevaient deux gros clochers; l'une de ces deux tours existe encore en entier, sauf le couronnement, qui est en charpente et d'une époque plus récente.

Voici (66) une vue perspective de ce clocher, prise de l'intérieur du narthex, détruit aujourd'hui, et dont on voit la naissance des voûtes en A. Ici, comme dans l'architecture de cette époque et de la province de Bourgogne, les pilastres cannelés remplacent presque partout les colonnes portant les archivoltes. Les bandeaux sont ou à modillons, ou décorés de ces petites arcatures si fréquentes dans l'architecture carlovingienne du Rhin. L'arcature aveugle de l'étage inférieur en B et la construction montée en pierres de grand appareil, sorte de placage sur un massif, sont surtout franchement bourguignonnes. Mais ce qu'il ne faut pas omettre, c'est ce bandeau D, plaqué de rosaces et de bas-reliefs d'ornements qui semblent être des fragments antiques incrustés dans la bâtisse. Nous en donnons un détail (67). Du reste, l'aspect de cette tour est majestueux; ce qu'on pourrait lui reprocher, c'est une certaine lourdeur et cette division du beffroi en deux étages égaux comme hauteur et semblables comme décoration. Mais il ne faut pas oublier qu'à cette époque on ne posait pas des abat-sons aux baies des beffrois, et que les architectes cherchaient à garantir les charpentes intérieures portant les cloches, en divisant les vides autant que faire se pouvait, tout en suppléant par leur nombre à l'étroitesse de leur ouverture. Cependant, sur les bords du Rhin, dès le XIIe siècle, ainsi que nous l'avons vu plus haut, les architectes cherchaient à rendre les sommets des clochers plus légers en les terminant par des étages à huit pans. La Bourgogne suivait ce progrès, qui se faisait jour, d'ailleurs, dans les autres provinces ses voisines.

À Auxerre, nous trouvons deux clochers intéressants au point de vue des diverses influences qui réagissaient sur les confins de la Bourgogne, et tendaient à modifier son architecture native. L'un, le clocher vieux de l'église abbatiale de Saint-Germain, bâti pendant la première moitié du XIIe siècle, abandonne presque complétement les traditions bourguignonnes pour adopter un style mixte qui tient de l'Ile-de-France ou plutôt de la Champagne; l'autre, le clocher de l'église de Saint-Eusèbe, bâti cependant plus tard, vers 1160, reste franchement bourguignon. Le vieux clocher de l'église de Saint-Germain d'Auxerre, dit clocher de Saint-Jean, est bâti d'un seul jet de la base au sommet de la flèche, et il est rare de trouver des clochers de cette époque et de cette partie de la France conservant leur couverture primitive. Il flanquait l'ancienne façade de l'église abbatiale et porte de fond sur une tour carrée dépourvue d'ouvertures, sauf une arcade, donnant entrée au rez-de-chaussée.

Nous donnons l'élévation géométrale de ce clocher (68). La construction est pleine jusqu'à l'étage du beffroi, et n'est décorée que par une arcature aveugle au niveau A. Huit contre-forts flanquent les quatre angles jusqu'à la naissance des trompillons intérieurs qui portent l'étage B sur plan octogonal. Sur chaque face, trois baies ouvertes dans l'étage du beffroi permettent au son des cloches de se répandre au dehors, et sur chaque angle du carré sont posés des pinacles pleins qui raffermissent les quatre angles du clocher par leur poids. Une pyramide à huit pans s'élève sur le dernier étage et est décorée, à sa base, par quatre pignons pleins. Les faces de la pyramide en pierre sont légèrement convexes, comme pour mieux conduire l'oeil de l'étage octogone vertical à la pointe supérieure. De la base au sommet de la flèche, ce clocher porte 49m,00, soit cent cinquante pieds. La construction du clocher de Saint-Jean d'Auxerre est exécutée avec grand soin, en petits matériaux tendres; elle est parfaitement conservée. Le passage du carré à l'octogone est assez adroitement ménagé, mais on ne trouve pas, entre les hauteurs relatives des étages de cet édifice, les proportions heureuses que nous présentent les clochers de l'Ile-de-France. L'étage du beffroi n'a pas assez d'importance; celui de l'arcature aveugle en a trop, ou plutôt il y a un défaut choquant de proportions dans l'égalité de hauteur de ces deux étages. Les quatre gâbles à la base de la pyramide sont assez médiocrement arrangés; l'étage octogone au-dessous est pauvre et les quatre pinacles mesquins. Cependant l'ensemble de l'édifice produit, en exécution, un effet très-heureux, et ce qui rachète les défauts de détail, c'est la silhouette générale finement étudiée. Les lignes horizontales, si nécessaires dans tout édifice de pierre, pour donner l'idée de la stabilité et rappeler une construction élevée en assises, ne dérangent pas le galbe qui, de la base au sommet, donne une ligne se retraitant successivement sans ressauts brusques. Les quatre pinacles, dont les sommets dépassent l'arase de la corniche supérieure, plus encore par l'effet de la perspective que sur le tracé géométral, relient la base carrée à la pyramide. On sent ici un art très-délicat, une étude sérieuse des effets. Ce clocher de Saint-Germain d'Auxerre dut servir de type à beaucoup d'autres élevés dans les environs vers la fin du XIIe siècle. À Vermanton, il existe encore un charmant clocher qui date des premières années du XIIIe siècle, bâti suivant les mêmes données, mais beaucoup plus élégant; déjà les pinacles sont ajourés, les archivoltes des baies portent sur des colonnettes. La flèche en pierre de ce clocher n'existe plus depuis longtemps. La base du clocher de Vermanton n'est pas pleine, comme celle du clocher de Saint-Jean, mais forme vestibule en avant du collatéral de l'église.

Dans la même ville, à Auxerre, il existe encore un autre clocher, bâti quelques années après celui de Saint-Jean (vers 1160), mais qui cependant appartient plus franchement à l'école bourguignonne. C'est le petit clocher de l'église de Saint-Eusèbe. Nous en donnons (69) l'élévation géométrale et en A la coupe. Ce clocher était autrefois placé près du choeur du côté nord et portait de fond; son plan est un carré parfait. Aujourd'hui, il se trouve engagé dans le collatéral d'un choeur du XVIe siècle, à l'extrémité d'une nef de la fin du XIIe siècle. Au-dessus du rez-de-chaussée, percé d'une seule petite fenêtre, s'élève une jolie arcature aveugle formée de pilastres et de colonnettes prismatiques, avec arcs en tiers-points dentelés. Cette arcature sert de soubassement au beffroi, très-heureusement ajouré. À l'intérieur, du niveau de la voûte du rez-de-chaussée à la base de la flèche, les parements s'élèvent verticalement sans ressauts ni saillies; en B, on aperçoit seulement des corbeaux, sur lesquels s'appuyait probablement le plancher supérieur en bois. Quatre trompillons portent le dernier étage octogone qui devait recevoir une flèche en pierre refaite au XVe siècle. On remarquera ici que l'étage supérieur est sur plan octogonal irrégulier, ayant quatre grandes faces et quatre plus petites sur les trompillons. On retrouve encore, au sommet de la tour, la corniche composée de petites arcatures que nous voyons à la Charité-sur-Loire, au clocher de Saint-Jean d'Auxerre et dans les clochers rhénans.

Le clocher de Saint-Eusèbe est admirablement construit, et ses points d'appui, la disposition des étages, les détails, profils et sculptures, indiquent la main d'un architecte habile et d'un homme de goût. Il est regrettable que la flèche de ce clocher ait été détruite, car il serait intéressant de savoir comment l'auteur de ce clocher avait planté une pyramide sur un octogone irrégulier: était-elle irrégulière elle-même, ou l'architecte avait-il racheté les différences des faces par quelque arrangement particulier? Ce dernier système nous semble présenter plus de vraisemblance.

Nous devons avouer à nos lecteurs qu'il règne une grande incertitude sur la forme et les dimensions données aux flèches des clochers pendant le XIIe siècle, car la plupart des clochers de cette époque ont été couronnés par des constructions plus récentes. Nous avons vu que, dans l'Ouest, l'une des deux écoles de ces contrées bâtissait, au XIe siècle, des flèches en moellons formant un angle assez ouvert au sommet, et que l'autre école élevait des flèches coniques ou à pans, en assises de pierre squammées, assez aiguës. Dans les provinces carlovingiennes de l'Est, les flèches qui datent de la même époque, carrées ou à pans, sont de même construites en pierre et passablement aiguës: au XIIe siècle, la Bourgogne surmonte déjà ses tours d'églises de flèches très-aiguës, témoin le clocher de Saint-Jean d'Auxerre. En Normandie, les clochers d'une petite dimension semblent n'avoir été couronnés, au XIe siècle, que de flèches en pierre ne donnant guère au sommet qu'un angle droit, comme celle du joli clocher de Than près Caen; les gros clochers sont construits, évidemment (surtout ceux élevés sur la croisée des églises) pour recevoir des pyramides en bois. Ce n'est qu'au XIIIe siècle que cette province couvre ses tours d'églises de flèches en pierre très-aiguës. Dans l'Ile-de-France, la méthode adoptée en Normandie paraît avoir été suivie; les clochers les plus anciens ne possèdent que des flèches en pierre trapues, et c'est pendant le XIIe siècle que les pyramides aiguës apparaissent. La seule conclusion que l'on puisse tirer de ces renseignements divers, c'est que, vers 1150, dans le centre, en Bourgogne, en Normandie et dans les provinces du domaine royal, l'aiguïté des flèches était considérée comme le complément nécessaire de tout clocher, gros ou petit.

Mais revenons à la Bourgogne. Il s'était formé, dès le commencement du XIIIe siècle, dans cette province, une école gothique qui marchait de pair avec celles de l'Ile-de-France et de la Champagne; si les principes généraux qu'elle avait adoptés appartenaient complétement à la nouvelle révolution qui s'était opérée dans l'architecture, elle possédait cependant son caractère propre, distinct, résultat de ses traditions romanes, de la qualité des matériaux, et, il faut le dire, de la nature d'esprit des habitants de cette province. Le Bourguignon était et est encore hardi sans témérité, il va droit au but, évite les difficultés qui peuvent l'arrêter dans sa marche plutôt que de discuter leur valeur ou leur étendue; moins fin que le Champenois et l'habitant des bords de la Seine, il pèche plutôt par excès de force; cette disposition va chez lui souvent jusqu'à la brutalité; il est poussé par sa nature à paraître puissant, résolu, entreprenant; mais il possède un sens droit et ne sacrifie jamais le vrai, le solide, à l'apparence du faste. Ces qualités et même ces défauts percent de la manière la plus évidente dans les monuments élevés pendant le XIIIe siècle en Bourgogne; car la nouvelle architecture, inaugurée au commencement de ce siècle, a cet avantage, lorsqu'elle est sincèrement et savamment appliquée, de mettre au jour toutes les qualités et les défauts de ceux qui l'emploient. C'est pour cela que nous regardons cette architecture comme appartenant véritablement à notre pays.

Les traditions, les tendances du clergé vers un art hiératique, les formules n'y peuvent rien; cet art marche tout seul et peint dans ses allures diverses le caractère des populations et même des individus. Or les clochers, par les motifs déduits plus haut, monuments d'inspiration autant au moins que d'utilité, font ressortir, plus vivement que tout autre édifice, les qualités propres à chaque province au moment où l'art peut se passer de ses langes romans.

La Bourgogne, malheureusement pour l'art, ne possède qu'un très-petit nombre de clochers du XIIIe siècle. Les églises de l'ordre de Cîteaux étaient influentes et très-nombreuses dans cette province, et l'on sait que cet ordre n'admettait dans ses édifices sacrés, pour placer des cloches, que les dispositions rigoureusement nécessaires. Saint Bernard avait exclu des églises de son ordre non-seulement la sculpture, mais les clochers, comme étant des monuments de vanité sans utilité réelle 234. Le jugement de saint Bernard vient encore appuyer notre opinion sur l'importance donnée aux clochers pendant le moyen âge, savoir: qu'ils étaient bien plutôt des édifices fastueux, l'orgueil des cités ou des monastères, que des tours destinées à recevoir des cloches. Si le sentiment religieux faisait bâtir les églises, le sentiment de la richesse ou de la puissance érigeait les clochers, et l'anathème prononcé par saint Bernard contre les clochers suffirait, à défaut d'autres preuves, pour justifier, notre appréciation. Nous pouvons nous plaindre toutefois de la rigueur de saint Bernard, qui nous a privés de conceptions belles et originales comme toutes celles qui, au XIIIe siècle, sont sorties de l'école des architectes bourguignons. Vézelay appartenait à l'ordre de Cluny, fort opposé au rigorisme de l'ordre de Cîteaux, comme chacun sait: or, près de Vézelay, est une petite église qui dépendait de ce monastère; c'est l'église de Saint-Père ou plutôt de Saint-Pierre. Il semble que, dans ce petit édifice, élevé vers 1240, l'architecte qui travaillait sous la dépendance de l'abbé de Vézelay ait voulu protester contre les tendances cisterciennes de la Bourgogne à cette époque; car il a élevé, des deux côtés du portail de l'église de Saint-Père, deux clochers énormes, si on les compare à la grandeur de l'église. De ces deux clochers, un seul est achevé, sauf la flèche, qui fut faite en bois au XIVe siècle et couverte en bardeaux. À voir cette élégante construction, belle par ses heureuses proportions et par les charmants détails qui la couvrent, on doit croire que l'école bourguignonne, malgré les Cisterciens, n'en était pas alors à son coup d'essai; ce n'est pas du premier jet que l'on arrive à de semblables conceptions. Il devait exister dans ces contrées d'autres clochers formant la transition entre les clochers romans de la Bourgogne ou du Nivernais et le clocher de Saint-Père. Cette transition, faute d'exemples existants et malgré nos recherches, nous échappe complétement, et si l'on trouve encore dans la tour de Saint-Père quelques traces des traditions romanes de ces provinces, il faut avouer qu'elles sont à peine appréciables.

La fig. 70 présente la vue perspective de ce clocher tel que l'architecte primitif le laissa, c'est-à-dire sans flèche et avant la construction du porche qui masque sa base. En E, on voit l'amorce des constructions de la nef de l'église contemporaines du clocher. À peine celui-ci était-il élevé, qu'on y accolait un pignon couvert de statues et de sculptures dont la hauteur considérable engage une partie de l'angle de la tour jusqu'au niveau F. Notre vue donne le clocher de Saint-Père tel qu'il était avant ces adjonctions successives. Quoiqu'il soit élevé sur la première travée du collatéral nord de l'église, et qu'un de ses angles porte sur une pile isolée, cependant sa base ne donnait pas entrée dans le collatéral; il conservait, à l'extérieur du moins, l'apparence d'une tour partant de fond comme les clochers romans. À l'intérieur, il se compose d'une salle voûtée au-dessus du collatéral, éclairée par des fenêtres jumelles. Au-dessus de cette salle, la tour est complétement vide. Le dessus de la voûte du premier étage, au niveau A, est dallé en pavillon avec des caniveaux le long des quatre murs aboutissant à une gargouille, pour l'écoulement des eaux que le vent poussait dans le beffroi. Cette voûte, ainsi que celle du collatéral, sont percées de lunettes pour le passage des cloches. Sur la base carrée, à partir du bandeau B, l'octogone supérieur se dessine déjà au moyen des colonnettes qui montent de fond et inscrivent les baies centrales. Les espaces compris entre ces colonnettes et les quatre angles sont pleins (car l'escalier C ne monte que jusqu'au-dessus de la voûte du premier étage), et forment les quatre points d'appui principaux, les piles d'angle de la tour. Le dernier étage, à base octogone, porte ses faces parallèles aux diagonales du carré sur des trompillons. Les angles de la tour carrée sont terminés par des pinacles à jour. Sous l'étage octogone en D, on remarque des médaillons sculptés incrustés dans une sorte de fausse balustrade et qui rappellent encore les rosaces et les bas-reliefs que nous avons vus entre les bandeaux du clocher de l'église de la Charité-sur-Loire. Il semble que ces médaillons, au nombre de douze, représentent les signes du zodiaque; nous pensons du moins que telle a été l'idée de l'architecte; mais le sculpteur paraît s'être livré, dans l'exécution de quelques-uns de ces petits bas-reliefs, à des conceptions de fantaisie. L'un des médaillons n'est même qu'une de ces ammonites fossiles comme on en trouve fréquemment dans les calcaires anciens des confins du Morvan. C'était une sculpture naturelle toute trouvée qu'on a placée là. Quatre statues d'anges sonnant de l'olifant, couronnées de dais, terminent heureusement les angles du second étage du beffroi; et sur les flancs de l'étage octogonal, huit statues plus petites, assises, accompagnent les pinacles. Si la composition générale du clocher de Saint-Père est remarquable, facile à comprendre, les détails, tels que les profils et la sculpture, sont exécutés avec cette hardiesse et cette franchise qui appartiennent au style bourguignon du XIIIe siècle. Les angles, avec leurs colonnettes détachées de la masse et reliées aux piles par des bagues et les tailloirs des chapiteaux, rompent la sécheresse de ces angles et conduisent l'oeil aux silhouettes ajourées des pinacles. Mais un des caractères particuliers à ce mode d'architecture, c'est que la masse de la construction est indépendante de la décoration. Les piles et les parties pleines sont bâties en assises basses qui peuvent passer pour du moellon piqué, tandis que les bandeaux, archivoltes et colonnettes, sont élevés en grands morceaux de pierre posés en délit, d'une belle qualité et taillés avec soin. Le contraste entre la bâtisse de la masse et la partie purement décorative ajoute singulièrement à l'effet que produit celle-ci.

Le détail de l'un des angles de la tour (71) fera comprendre le mode de construction adopté, ainsi que l'heureuse composition de ces angles ajourés dans quelques parties, comme pour établir une transition entre le plein des piles et le vide de l'atmosphère. C'était là, en effet, une des préoccupations des architectes du XIIIe siècle; ils craignaient les silhouettes pleines et rigides; il semblait qu'ils voulussent, dans les constructions se détachant sur le ciel, éviter le brusque passage du plein au vide. Ce principe, qui indique un sentiment très-fin des formes extérieures de l'architecture, qui allégit et grandit les édifices en les faisant se fondre, pour ainsi dire, dans le ciel, poussé à l'excès, conduisit peu à peu les architectes à exécuter les dentelles de pierre du XVe siècle.

Nous donnons (72) le quart du plan de l'étage supérieur du clocher de Saint-Père sur lequel devait s'élever la flèche en pierre. Ce plan indique, en A, la disposition des pinacles des quatre angles, celle des quatre baies, et comment l'octogone s'inscrit dans le carré.

À dater de cette époque (milieu du XIIIe siècle), on ne trouve plus guère de clochers isolés. Dans la France proprement dite, les clochers tiennent aux façades des églises; ils participent à leur composition générale et ne deviennent réellement clochers qu'au-dessus du niveau des collatéraux et des murs des nefs; cependant, jusque vers la fin du XIIIe siècle, les architectes ont le soin de reculer les pignons des charpentes des hautes nefs au delà de l'épaisseur des clochers, de manière à leur permettre de se détacher plus librement au-dessus des grandes voûtes. Ainsi sont disposés les deux clochers de la façade de la cathédrale de Paris; une galerie à jour les réunit à la hauteur de la base du beffroi. Même disposition à la cathédrale de Laon. Les clochers de la façade de la cathédrale de Paris, connus de tous sous la dénomination des tours de Notre-Dame, n'ont été élevés que jusqu'à la base des flèches en pierre qui les devaient couronner; leur construction peut être comprise entre les années 1225 et 1235, de la base de la grande galerie à jour au sommet. Ces tours demeurent carrées jusqu'à la souche de la flèche; leurs angles sont renforcés de contre-forts, et des baies jumelles occupent, sur chaque face, toute la hauteur comprise entre la grande galerie à jour et la corniche supérieure. Des encorbellements intérieurs, passant du carré à l'octogone, devaient porter les flèches. On ne saurait trop admirer la grandeur et la simplicité de cette belle construction, si bien disposée pour recevoir des cloches et laisser passer au dehors l'éclat de leur son. Le beffroi en charpente, assis sur une retraite ménagée au niveau de la grande galerie à jour, portant sur une maçonnerie épaisse et déchargée par des arcs, ne peut causer aucun ébranlement aux piliers des tours qui font comme une enveloppe parfaitement indépendante autour de ce beffroi 235. Cette disposition du plan carré des tours jusqu'à la base de la pyramide de couronnement, au commencement du XIIIe siècle; appartient exclusivement à l'Ile-de-France. Sur les bords de l'Oise, on avait adopté déjà le plan octogone pour les parties supérieures des beffrois dès le commencement du XIIIe siècle 236, avec de grands pinacles à jour sur les angles des souches carrées. La cathédrale de Laon, contemporaine de celle de Paris, et dont le style d'architecture a la plus grande affinité avec celui de Notre-Dame, possède quatre tours terminées par des beffrois octogones, flanqués, sur les faces parallèles aux diagonales du carré, de pinacles à deux étages ajourés.

Voici (73) l'élévation d'un des clochers de la façade de la cathédrale de Laon prise au-dessus de la voûte de la nef. Des flèches en pierre, qui n'existent plus et dont nous indiquons l'amorce dans notre figure, surmontaient ces tours. Sur le second étage des pinacles à jour sont placés des animaux de dimension colossale qui représentent des boeufs; on croit que le chapitre de Notre-Dame de Laon fit sculpter et poser ces figures en reconnaissance du labeur des animaux qui avaient monté péniblement les matériaux de la cathédrale au sommet de la montagne qu'elle couronne 237. La légende (car il y a toujours quelque légende attachée à la construction des grands édifices du moyen âge) prétend que plusieurs boeufs s'attelèrent d'eux-mêmes à des matériaux d'un poids considérable laissés en bas de l'escarpement et les montèrent courageusement jusque dans le chantier. Nous ne garantissons pas le fait; mais la pensée du chapitre et du maître de l'oeuvre de la cathédrale de Laon est trop dans l'esprit de l'époque, pour que nous puissions voir, dans la présence de ces bêtes colossales au sommet des tours, autre chose que la consécration d'événements tenant à la construction du monument. Il y a, dans cet hommage rendu à la patience et à la force des utiles animaux qui ont contribué à l'édification de l'église, l'expression naïve d'un sentiment de justice assez touchant. Au point de vue de l'art, la présence de ces sculptures colossales donne aux sommets des tours de Laon un aspect étrange qui ne manque ni d'originalité ni de grandeur. Il n'est pas besoin de faire ressortir la beauté de cette composition. La manière dont les pinacles posés diagonalement sont portés sur les contre-forts d'angle, les riches encorbellements établis au niveau A et qui servent de transition entre la forme de ces contre-forts et celle des pinacles à jour, la sobriété des détails, les proportions si heureuses des étages de la tour, ces rappels de lignes horizontales à certaines hauteurs, font de cet ensemble un magnifique monument. Malheureusement, les constructions faites à la hâte, élevées en matériaux de médiocre qualité et avec trop peu de soin, ne répondent pas à la grandeur magistrale de cette conception. Il a fallu, de notre temps, en venir à des restaurations importantes et nécessitées par l'état de ruine de la façade de la cathédrale de Laon. Ces restaurations, dirigées avec intelligence et savoir par un de nos plus habiles confrères, permettront aux clochers de Laon de traverser plusieurs siècles.

Désormais, dans les églises du XIIIe siècle, le plan adopté à Laon pour les clochers devait l'emporter sur le plan des architectes de l'Ile-de-France. Vers 1260, on commençait à élever les deux clochers de la façade de la cathédrale de Reims, qui n'ont, comparativement à la hauteur de cette façade, qu'une médiocre importance. L'étage de leur beffroi seul se dégage des constructions inférieures 238. Mais le plan de ces clochers, pris à la base des beffrois, est remarquable. Nous le donnons ici (74), en A au niveau de la souche du beffroi, et en B au-dessous de la voûte d'arêtes à huit pans qui ferme la tour au-dessous de la flèche.

Ces flèches, projetées en pierre, ne furent point terminées; les désastres du XIVe siècle en arrêtèrent l'exécution. Si l'on compare ce plan à tous ceux que nous avons donnés précédemment dans le cours de cet article, on y trouvera un progrès sensible. Les pinacles d'angles ne sont plus là un hors-d'oeuvre, un édicule accolé aux quatre coins du clocher; ils s'y lient intimement, ils forment des couvertures voûtées sur les angles E du beffroi de charpente qui pénètrent l'octogone de la tour. Ces pinacles ne sont plus divisés en étages comme ceux des tours de la cathédrale de Laon, mais montent de fond comme les fenêtres munies de meneaux servant d'ouïes au beffroi. L'un d'eux C contient un escalier à jour qui permet d'arriver au-dessus de la voûte. Ce plan est fort bien étudié, ainsi que toutes les dispositions d'ensemble et de détail de la cathédrale de Reims; il présente une particularité toute nouvelle à cette époque; en ce qu'à l'intérieur il donne une cage carrée au beffroi, nécessaire au jeu des cloches et à la solidité de la charpente, et qu'à l'extérieur il forme une tour octogonale flanquée de quatre pinacles servant de transition entre la base carrée et la pyramide à huit pans. C'est la solution complète du problème posé par les architectes de la fin du XIIe siècle, et qui à Laon n'était qu'imparfaitement résolu. Comme construction, les clochers de la façade de la cathédrale de Reims sont traités par un maître savant et habile; l'inspection seule du plan fait connaître cette qualité essentielle; aussi ces clochers, sauf les dégradations causées par les intempéries, sont d'une parfaite solidité.

Vers la même époque, à la fin du XIIIe siècle, un architecte rémois d'un rare mérite, Libergier, construisait, dans la ville de Reims, une église dont la démolition est à jamais regrettable; c'est l'église de l'abbaye de Saint-Nicaise. À la cathédrale, les deux tours de la façade sortent de son sommet sans se lier visiblement avec elle. Les contre-forts qui épaulent les clochers sont si bien enveloppés d'ornements, de galeries se reliant avec le portail, qu'il faut faire un effort de raisonnement pour comprendre comment ces tours portent sur cet amas de colonnettes, de pinacles, d'ajours et de sculptures. À nos yeux, il y a là un défaut capital, et la richesse ou la beauté des détails ne compense pas la confusion des lignes principales, le manque de points d'appui visibles. On enlèverait à la façade de la cathédrale de Reims ses deux tours, c'est-à-dire ses deux étages de beffrois, qu'on ne s'apercevrait pas, en voyant les constructions restantes, qu'il leur manque un complément nécessaire et prévu. L'architecte de l'église de Saint-Nicaise sut éviter ce grave défaut de composition, et, bien que ses deux clochers, conformément au mode adopté vers le milieu du XIIIe siècle, fassent partie de la façade et portent sur la première travée des collatéraux, ils marquent carrément leur place dès la base de l'édifice.

Nous donnons (75) l'un de ces deux clochers, semblables entre eux 239. Au-dessus du collatéral était un étage voûté, ajouré, laissant passer la lumière à travers la fenêtre de la première travée de la nef. De la place située en avant du portail, on apercevait, à travers les fenêtres A de cette salle de premier étage, les arcs-boutants de la nef. La voûte de la salle de premier étage était élevée exactement à la hauteur de la voûte du vaisseau principal, et permettait ainsi d'éclairer la première travée de la nef. Rien n'est plus simple et mieux écrit qu'une pareille disposition, qui fait parfaitement voir la structure de l'église et qui laisse à la tour son caractère d'annexe. Des contre-forts, dépourvus d'ornements inutiles, montent jusqu'à la corniche B qui régnait de niveau avec celle de la nef. C'est sur ces contre-forts que sont portés les pinacles qui accompagnent quatre des côtés de l'octogone du beffroi. Ces pinacles sont à deux étages, l'un carré posé diagonalement comme ceux de la tour de Laon donnée ci-dessus, fig. 73, l'autre à huit pans. Une grande flèche surmonte l'étage octogone et quatre petites pyramides couronnent les pinacles. Deux galeries à jour C passant, l'une immédiatement derrière le grand pignon de la nef, et l'autre en arrière, reliaient les deux tours à mi-étage des beffrois. Les clochers de Saint-Nicaise nous paraissent être la plus complète expression du clocher gothique attenant aux façades: légèreté et solidité, disposition simple, programme exactement rempli, construction bien entendue, rien ne manque à cette oeuvre de Libergier; il ne lui manque que d'être encore debout pour nous permettre de l'étudier dans ses détails. La gravure de la façade de l'église de Saint-Nicaise est assez parfaite pour permettre de restituer le plan de l'étage du beffroi, et ce plan n'est pas moins adroitement conçu que celui des clochers de Notre-Dame de Reims. Il présente même, dans ses dispositions, les qualités de simplicité qui manquent aux clochers de la cathédrale.

Le plan (75 bis) fait voir en A la section horizontale de la tour au niveau de l'étage inférieur, et en B au niveau de l'étage supérieur des pinacles. L'octogone de la tour, formé de quatre grands côtés et de quatre plus petits à l'extérieur, inscrit la cage carrée du beffroi, et, comme à la cathédrale, les pinacles couvrent les angles de la charpente. Comme à la cathédrale aussi, ces pinacles sont des portions d'octogones en plan, mais épaulés à l'étage inférieur par les colonnes C qui inscrivent ces portions d'octogones dans des parallélogrammes rectangles. En G, on voit les retraites successives des contre-forts projetées sur plan horizontal, et en H l'une des galeries de réunion entre les deux tours. Tout cela est fort adroitement combiné, fort solide, et se comprend facilement, ce qui est une belle qualité (voy. CONSTRUCTION). Les trumeaux D, laissés pleins entre les ouïes du beffroi et les pinacles, conduisent l'oeil des contre-forts de la base aux surfaces pleines de la flèche par une heureuse transition; ils ont encore cet avantage de permettre de placer des abat-sons dans les grandes baies; on voit partout dominer la construction, l'ossature dans cet édifice, et cela sans efforts comme sans pédanterie. Les architectes du moyen âge eussent dû s'en tenir là; c'était la dernière limite à laquelle l'art de l'architecture pouvait arriver avant de tomber dans l'exagération et la recherche, et cette limite ne tarda pas à être franchie. La passion de la légèreté apparente des constructions, le désir d'élever des édifices surprenants, entraîna bientôt les architectes dans une voie fausse et qui, malgré la science qu'ils déployèrent, les fit sortir des limites du bon sens. Ce fut principalement vers les provinces de l'Est, voisines de l'Allemagne, que l'abus se fit sentir; car longtemps encore, dans le domaine royal, les architectes conservèrent une certaine modération en appliquant les principes posés vers la fin du XIIIe siècle. Le clocher de la cathédrale de Strasbourg, fondé en 1277 et achevé sur les dessins dressés pendant le XIVe siècle par Jean de Steinbach, est le résumé le plus extraordinaire de l'abus du principe gothique. Chef-d'oeuvre de science et de calcul, le clocher de Strasbourg ne produit qu'une silhouette assez disgracieuse, malgré les efforts de l'architecte, les combinaisons les plus hardies et les plus ingénieuses; et n'était sa hauteur énorme, qui fait en grande partie sa réputation, on le regarderait avec raison plutôt comme une aberration savante que comme une oeuvre d'art. Nous aurons l'occasion de parler de l'étage le plus important de ce clocher, la flèche, au mot CONSTRUCTION.

Nous ne croyons pas nécessaire de nous étendre longuement sur les clochers élevés pendant les XIVe et XVe siècles; comme principe de construction et disposition générale, ils se conforment aux beaux exemples laissés par les architectes de la fin du XIIIe siècle, et n'en diffèrent que par les détails des moulures et de la sculpture, par l'excès de la légèreté. D'ailleurs, en France, les XIVe et XVe siècles n'eurent guère le loisir d'élever des constructions dispendieuses. Le XIIIe siècle n'avait laissé que peu de choses à faire en fait de monuments religieux, et les deux siècles suivants n'eurent qu'à compléter des constructions inachevées. Nous ne possédons pas un seul grand clocher complet élevé d'un seul jet pendant cette, époque, tandis que l'Allemagne et l'Angleterre, à l'abri des guerres désastreuses qui ruinèrent alors notre pays, construisirent des tours d'église assez importantes. L'une des plus belles est le clocher de la cathédrale de Fribourg, bâti sur le porche de cette église. La flèche, fort aiguë, est complètement ajourée. Les architectes gothiques devaient nécessairement en venir là; ils n'y manquèrent pas.

Nous devons mentionner, avant de passer aux campaniles et petits clochers d'églises paroissiales, certains grands clochers élevés sur les bords de la Haute-Garonne. Ces contrées, de Muret à Agen, ne possédant pas de matériaux calcaires, la brique fut presque exclusivement employée pendant les XIIe, XIIIe, XIVe et XVe siècles, par les architectes. Toulouse possède encore un certain nombre de clochers bâtis en brique et dans la construction desquels cette nature de matériaux est employée avec un parfait discernement. Le principe de l'architecture gothique, soumis à la nature des matériaux mis en oeuvre, devait nécessairement obliger les maîtres à donner aux constructions de brique des formes différentes de celles élevées en pierre; c'est ce qui eut lieu à Toulouse. L'église des Jacobins, de cette ville, bâtie vers la fin du XIIIe siècle, se compose d'un seul vaisseau divisé en deux nefs par une rangée de longues colonnes posées sur l'axe de ce vaisseau. Des chapelles rayonnent autour de l'abside unique (voy. ARCHITECTURE MONASTIQUE, fig. 24 bis). Sur le flanc nord de l'église, en avant des travées rayonnantes, s'élève un grand clocher sur une base épaisse et ne communiquant avec la nef que par une arcade.

Ce clocher, dont nous donnons une vue perspective (76), est bâti sur plan octogonal de la base au faîte; toute sa construction est de brique, sauf les bandeaux, les gargouilles, les chapiteaux et les pinacles, qui sont en pierre, et les colonnettes de la balustrade supérieure qui sont en marbre. Le rez-de-chaussée seul est voûté. Du dessus de cette voûte, élevée de 24m,75 au-dessus du pavé de l'église, la construction est d'une seule venue, sans voûtes ni planchers. Chaque étage se retraite de 0,08 c. à l'intérieur.

Nous donnons (77) le quart du plan de l'étage supérieur. Si ce n'est cette retraite qui diminue le diamètre de la tour à chaque étage, ceux-ci sont tous semblables comme hauteur et comme ordonnance; le premier étage seul, compris entre le dessus de la voûte et la corniche du vaisseau, est plus élevé que les autres et présente sur chaque face de l'octogone des arcades jumelles aveugles. Les quatre autres étages, semblables entre eux, sont ajourés d'arcatures fermées, non point par des archivoltes, mais par des imbrications formant des angles droits au sommet.

Le détail du dernier étage de la tour (78) fera saisir cette construction singulière, parfaitement motivée par la nature des matériaux mis en oeuvre. Il est évident que l'architecte a employé un seul échantillon de brique et n'a pas voulu faire mouler des claveaux, ce qu'il eût été forcé d'ordonner s'il eût fermé les arcatures par de petites archivoltes cintrées. Cependant les colonnes engagées des piles sont cylindriques et ont été moulées exprès; mais il est beaucoup plus aisé de donner une forme particulière à la brique, avant la cuisson, sur sa tranche que sur son plat. Seules, les briques des arcs de la balustrade supérieure sont moulées en claveaux. Il est clair aussi que la pierre, étant fort rare, n'a été employée qu'exceptionnellement dans cette bâtisse et pour l'exécution des membres d'architecture qui ne pouvaient être faits d'une autre matière.

Dans la fig. 78, les assises de pierre sont indiquées. Un escalier à vis accolé au clocher monte jusqu'à la hauteur de la corniche de l'église; de là, au sommet de la tour, on montait par des échelles. Le clocher des Jacobins de Toulouse n'a jamais dû être couronné par une flèche; cependant, nous trouvons des clochers analogues à Toulouse, à Caussade, à Montauban, qui sont terminés par des pyramides aiguës, à huit pans, en brique; mais cette dernière disposition est d'une époque plus récente.

Les clochers de la Haute-Garonne sont, en France, une exception qui appartient uniquement à cette contrée; exception justifiée par la rareté de la pierre à bâtir, et tous ont entre eux une telle analogie, que l'exemple donné ici, le plus beau et le plus complet, nous dispensera de nous étendre plus longuement sur ce mode de construction.

Il nous faut encore revenir en arrière afin de trouver l'origine d'une certaine disposition de clochers, disposition dont il ne reste que peu d'exemples antérieurs au XIVe siècle, mais qui cependant doit être fort ancienne. Nous voulons parler des clochers terminés par deux pignons et un comble à deux égouts. C'est dans l'Île-de-France, sur les bords de l'Oise et de la Marne, que nous rencontrons un certain nombre de ces clochers appartenant toujours à de petites églises. C'était là, en effet, un moyen économique de couronner les clochers, et nous avons déjà fait voir qu'antérieurement au XIIe siècle, ces provinces, moins riches que les provinces de l'Ouest et du centre, n'avaient donné à leurs tours d'églises que des dimensions relativement restreintes. Sur les bords de la Seine, de la basse Marne, de l'Oise et de l'Aisne, il existe un nombre prodigieux d'églises paroissiales, des XIe et XIIe siècles, ayant conservé leurs clochers; modestes constructions ne se composant guère que d'un soubassement plein et d'un étage de beffroi; mais presque tous ces clochers ont perdu leurs couronnements primitifs, qui ont été remplacés par des flèches en pierre ou en bois pendant les XIIIe, XIVe et XVe siècles. Bon nombre de ces clochers devaient être terminés primitivement par des pyramides en pierre peu élevées; mais un plus grand nombre encore étaient couverts par des pignons et un toit, ce moyen de construction étant le moins dispendieux de tous ceux que l'on peut adopter. À défaut de monuments de quelque importance existant aujourd'hui et dans lesquels nous pourrions étudier ce genre de couronnement, il nous faut avoir recours aux représentations de ces monuments sur les bas-reliefs. Or il existe, à la porte Sainte-Anne de la cathédrale de Paris, un grand tympan du XIIe siècle, représentant la Vierge assise sous un dais magnifique. Ce dais se compose d'une sorte de coupole flanquée de deux clochers qui nous donnent, exécuté avec un soin minutieux, l'un de ces couronnements que nous chercherions vainement sur les monuments mêmes. Et il ne s'agit pas ici de ces pignons d'une simplicité telle qu'on ne saurait leur assigner une date, mais bien d'une composition riche et qui d'ailleurs doit éclaircir à nos yeux plusieurs points importants touchant la terminaison de certains clochers de l'Île-de-France pendant la période romane.

Voici (79) une copie de ce petit modèle de clocher. Nos monuments romans s'arrêtent généralement au niveau marqué en A sur notre gravure. On voit ici, à partir de ce niveau A, une pyramide tronquée formée de quatre assises de pierres couvertes de dents-de-scie, puis une loge composée de colonnes isolées reliées par de petits arcs et portant une corniche à modillons sur laquelle s'élève un pignon décoré d'une double arcature et terminé par une croix. La place des cloches est bien marquée par la disposition très-ajourée de la loge et du pignon supérieur. Les derniers étages de ce clocher se retraitent, ainsi que nous l'avons supposé dans la restauration du gros clocher de Saint-Benoît-sur-Loire, et la base, comparativement large, se distingue, par une forte saillie, du reste de la construction. Le système de loges adopté pour l'étage supérieur destiné au beffroi nous a toujours paru devoir être la disposition primitive du couronnement des clochers romans au nord de la Loire. Le modèle reproduit fig. 79, quantité de bas-reliefs et certaines vignettes de manuscrits, ne font que fortifier notre opinion. Les loges bâties au sommet des tours des églises devaient nécessiter la construction de toits à double égout et à pignons, ou tout au moins de pavillons en charpente. Il ne faut pas oublier d'ailleurs ce que nous avons dit au commencement de cet article relativement à la dimension des cloches anciennes et au peu d'espace nécessaire à leur suspension. Nous avons fait remarquer que des murs percés d'arcades, élevés sur les façades des églises, devaient suffire à loger des cloches dont le diamètre était fort petit. Nous trouvons en effet, à une époque fort ancienne, des clochers, en grand nombre, ainsi disposés dans le midi de la France et même dans les provinces du Nord. La petite église de Rue-Saint-Pierre (Oise), dont la façade date du commencement du XIe siècle, possède un clocher de ce genre.

Afin de mieux faire comprendre la disposition de ce clocher, nous donnons (80) l'ensemble de cette façade en A, et son élévation latérale en B. Deux contre-forts CC, montant de fond et formant au rez-de-chaussée les jambages de la porte, viennent épauler le mur percé de deux arcades réservées au placement des cloches. La tête de ce mur est couverte par des assises de pierre en talus. On sonnait les cloches de l'intérieur, au moyen de potences en fer attachées aux moutons, ainsi qu'il est indiqué en D, et de cordes passant à travers le comble. Il est difficile de suspendre des cloches à moins de frais. Mais ces clochers, qui n'étaient exactement qu'une construction remplissant un besoin, sans nulle décoration, se trouvaient plus souvent élevés dans le voisinage de la sacristie, sur un des murs goutterots de l'église ou sur un contre-fort. Dans de petites églises de villages dont le gouvernement spirituel était entre les mains d'un seul prêtre, celui-ci n'avait pas à ses ordres un personnel nombreux, et était obligé, avant de monter à l'autel, de sonner lui-même la cloche; il était naturel dès lors de placer le clocher à proximité de la sacristie.

La petite église de Froissy (Côte-d'Or) a conservé un de ces clochers bâti, au XIIIe siècle, sur un contre-fort dans le voisinage du choeur; nous en donnons une vue (81). Dans les provinces méridionales, on rencontre bon nombre de clochers de ce genre qui ont une certaine importance, mais dont la construction ne remonte guère au delà du XIIIe siècle. Il faut dire que ces sortes de bâtisses, exposées aux vents et à la pluie, ne pouvaient résister aussi longtemps aux intempéries que des tours couvertes, et les clochers romans à arcades simples, élevés dans ces contrées, où les matériaux sont tendres et sensibles aux agents atmosphériques, ont dû être souvent reconstruits. En effet, l'église de Lalande de Libourne, dont nous donnons une élévation géométrale (82), présente sur sa façade, qui date du XIIe siècle, un clocher à arcades dont les jambages sont encore romans, et dont les archivoltes ont été reconstruites au XIIIe ou au XIVe siècle.

Il existe des clochers d'une époque plus récente dans la Guyenne et le Languedoc, où les constructions de brique sont si fréquentes, qui possèdent jusqu'à cinq, six et même dix arcades propres à recevoir des cloches; ce sont le plus souvent de simples pignons percés de baies posées trois trois, ou trois et deux, trois, deux et une, ou quatre, trois, deux et une. Ces sortes de clochers n'ont pas généralement de caractère architectonique qui les distingue des bâtisses les plus vulgaires; cependant on rencontre près de Toulouse quelques clochers assez élégants élevés d'après ce principe: nous citerons entre autres celui de Ville-Nouvelle, dont les deux étages d'arcades triples sont flanqués de deux tourelles contenant des escaliers avec passage d'une tourelle à l'autre devant les arcades.

Quant aux clochers couronnés par des pignons et des toits à double égout, on les rencontre en grand nombre annexés à de petites églises et qui datent des XIIIe, XIVe et XVe siècles, dans le Beauvoisis et la Brie. Parfois même, au lieu de deux pignons, les tours en possèdent quatre ou deux combles se pénétrant, formant ainsi quatre noues, et couronnées par une flèche. La petite église de la Chapelle-sous-Crécy (Seine-et-Marne) a conservé un clocher de ce genre, qui est un des plus complets que nous connaissions; il date de la seconde moitié du XIIIe siècle. Nous en présentons l'élévation (83). À l'extrémité dès quatre noues, quatre gargouilles en pierre rejettent les eaux des combles loin des parements. La petite flèche en bois, recouverte d'ardoise, est sur plan octogone; ses arêtiers sont posés sur les faîtages des combles et dans les noues, ce qui est parfaitement entendu 240 (voy. FLÈCHE).

Les clochers à quatre pignons sont très-fréquents sur les bords du Rhin, à dater du XIIe siècle; mais leurs couronnements présentent une singularité qui appartient uniquement à ces provinces et qui n'est guère imitée en France que dans leur voisinage. Ces couronnements consistent en une pyramide à huit pans, dont quatre des arêtiers posent sur les angles de la tour et les quatre autres sur l'extrémité des quatre pignons; de sorte que c'est l'inclinaison des faces de la pyramide qui donne forcément la hauteur des pignons; plus la pyramide est aiguë, plus ces pignons sont élevés.

En effet, soit (84) A B C D le plan de la tour carrée sur laquelle est posée la pyramide à plan octogonal. En élevant un pignon sur le côté du carré A C, ce pignon devra puisqu'il porte l'arêtier E O rencontrer cet arêtier au point G. Or, fig. 84 bis, E O étant l'arêtier, EP l'axe de la pyramide, le pignon A C G du plan figurée en coupe, élevé sur le point G, rencontrera l'arêtier en L; mais si l'arêtier présente une plus forte inclinaison, suivant la ligne E'O par exemple, le pignon figuré en coupe, élevé sur le point G, rencontrera le second arêtier en M. Donc, les pignons ont d'autant plus d'élévation que la flèche est plus aiguë.

Une vue (85) de l'un des clochers de la cathédrale de Spire fera comprendre notre démonstration. À Spire, les flèches de couronnement sont en grès; mais souvent ces couvertures des clochers sont en charpente, quoiqu'elles affectent la forme indiquée ici. L'effet de ces couronnements de clochers n'est pas heureux, car il semble que les arêtiers qui rencontrent les sommets des pignons n'ont pas une assiette suffisante, qu'ils poussent au vide, et nous ne saurions blâmer nos architectes du moyen âge de n'avoir pas adopté ce système de construction. Ce n'est pas là, d'ailleurs, le seul défaut que nous pouvons reprocher aux clochers des bords du Rhin, de l'époque romane. On voit (fig. 85) que les deux derniers étages de la tour sont identiques: or il arrive souvent que ces tours possèdent jusqu'à six étages pareils ainsi superposés; cela donne à ces édifices un aspect monotone qui fatigue; on ne sait quel est celui ou ceux de ces étages qui contiennent des cloches, ou s'ils n'en contiennent pas tous. Les clochers du Rhin n'ont ni commencement ni fin, et on ne comprend pas pourquoi la construction comporte tant d'étages, ou pourquoi elle s'arrête au cinquième ou au sixième plutôt qu'au second. Les couronnements ne se relient d'aucune manière avec les étages carrés. Il y a là un manque total de goût et du sentiment des proportions, bien éloigné de nos conceptions françaises de la même époque, dont toutes les parties se lient avec art, et auxquelles il ne semble pas qu'on puisse rien retrancher ni rien ajouter.

Puisque nous venons de faire une excursion hors de France, nous parlerons aussi des clochers de Provence, qui ne sont pas plus français que les clochers du Rhin. Si les arts de Lombardie et des côtes de l'Adriatique avaient eu sur les bords du Rhin une puissante influence, les monuments romains qui couvraient le sol de la Provence régnaient encore en maîtres dans cette contrée au XIIe siècle. Les Romains de l'antiquité n'avaient pas construit de clochers, mais ils avaient érigé certains monuments votifs ou funéraires, comme celui de Saint-Remy par exemple, qui, à la rigueur, pouvaient fournir des types de clochers aux architectes du moyen âge. Ceux-ci, à défaut d'autres traditions ou influences, ne manquèrent pas de prendre pour modèles ces débris de l'architecture romaine. Nous trouvons, planté sur le pignon de la façade de l'église de Molléges (Bouches-du-Rhône), un petit clocher du XIIe siècle qui reproduit assez exactement, quoique d'une manière barbare, le monument antique de Saint-Remy. Le clocher de Molléges n'a pas plus de 2m,06 à sa base hors oeuvre: il se compose d'un étage carré, porté sur quatre piliers réunis par quatre archivoltes, et d'une lanterne sur plan circulaire.

Nous donnons (86) le plan de l'étage inférieur, (87) le plan de la lanterne, et (88) l'élévation, géométrale de ce clocher, dont l'unique cloche était suspendue au centre de la lanterne circulaire 241. Cette cloche, dont le bord inférieur devait se trouver au niveau B, ne pouvait être mise en branle; elle était fixée très-probablement à une traverse intérieure posée sur la corniche au niveau A, et le sonneur, placé sous l'arcature en C, se contentait de frapper le battant contre le bord de la cloche, autrement dit, de tinter au moyen d'une cordelle attachée à l'extrémité inférieure du battant, ainsi que cela se pratique encore dans toute l'Italie méridionale. La partie supérieure de ce clocher de Molléges, à partir du niveau A, n'existe plus.

Nous ne croyons pas nécessaire de nous étendre sur les diverses applications de l'art antique romain aux clochers des églises provençales, car ce serait sortir de notre sujet, ces exemples n'ayant aucun des caractères de l'architecture française proprement dite, et ne devant être signalés que comme ayant pu exercer une certaine influence sur les constructions élevées le long du Rhône, en dehors de cette province et jusque dans le Lyonnais.

Avant de terminer, nous devons signaler l'existence de clochers bâtis sur plan barlong très-prononcé, qui servent de transition entre le clocher à arcades simples comme ceux donnés fig. 80, 81 et 82, et les clochers tours. Ces clochers sur plan barlong sont rares. Il en existe un fort gros et fort ancien sur la façade de l'ancienne cathédrale de Carcassonne servant originairement à la défense de la cité. Nous en possédons un autre d'une époque plus récente (commencement du XIIIe siècle), bâti sur le mur renforcé de l'unique chapelle latérale de la petite église de Thoureil (Maine-et-Loire). Élevé dans le voisinage de la sacristie et du sanctuaire, ce clocher était ainsi à portée du desservant. Voici comment il est placé à rez-de-chaussée (89).

A est le plan de la chapelle latérale bâtie sur le bord de la Loire; un berceau bandé sur le renfoncement B porte sur le pilier C et sur le massif E contrebutté par un épais contre-fort descendant jusque dans le fleuve. Au-dessus du comble de l'église, le beffroi du clocher de Thoureil présente le plan (90). La figure allongée de ce plan fait assez voir que les cloches devaient être mises en branle dans le sens de la longueur. En élévation (91), ce clocher, dont le couronnement n'existe plus à partir du niveau F, est enrichi d'une arcature aveugle sous le beffroi, et ne laisse pas d'être assez élégant, malgré l'extrême simplicité de son plan 242.

À dater du XIVe siècle, en France, les clochers des églises conservent longtemps la forme et les dispositions adoptées au XIIIe siècle, et n'en diffèrent que par les détails qui suivent le mouvement imprimé dès cette époque aux arts de l'architecture; c'est-à-dire que leurs points d'appui tendent à devenir plus grêles, leurs flèches et couronnements de plus en plus élancés. Les clochers se couvrent de découpures de pierre, se percent d'ajours surprenants, mais la masse reste la même. Or ces détails trouvant leur place dans le Dictionnaire, nous n'avons pas à nous en occuper ici. D'ailleurs, ainsi que nous l'avons dit déjà, les désastres politiques des XIVe et XVe siècles ne laissèrent pas aux monastères, aux évêques et aux paroisses, le loisir d'élever des clochers d'une certaine importance. Beaucoup de ces tours, commencées vers le milieu du XIIIe siècle, restèrent inachevées et ne furent terminées qu'à la fin du XVe siècle et au commencement du XVIe. Lorsque l'architecture qui avait pris naissance, pendant le XIIe siècle, dans le domaine royal et les provinces voisines, se fut répandue sur toute la surface de la France, ces différences d'écoles, si intéressantes à étudier pendant la période romane, disparurent pour faire place à des reproductions à peu près uniformes d'un type unique. Le clocher est le monument qui indique le plus nettement les nombreuses variétés de l'art de l'architecture sur le sol des provinces françaises jusqu'au XIIe siècle. L'esprit provincial s'éteignant sous la main du pouvoir royal, cette variété s'efface. Si la nation y gagna au point de vue de la politique, l'art y perdit de son originalité, et les reproductions des types mis en honneur dans le domaine royal furent souvent incomplètes ou mal comprises dans les provinces éloignées. Cependant les clochers furent longtemps les monuments affectionnés par les villes; après chaque désastre, les populations s'empressaient de les reconstruire ou de les réparer du mieux qu'elles pouvaient. On dit encore, de notre temps, l'influence de clocher, pour désigner l'esprit local, la défense exclusive des intérêts de la ville, et nous voyons chaque jour de pauvres villages s'imposer de lourdes charges pour élever un clocher sur leur église.

L'état des arts de l'architecture aujourd'hui ne répond pas aux désirs et aux efforts des populations des villes ou des campagnes, et les clochers, en grand nombre, construits dans notre pays depuis trente ans, ne fourniront pas, dans quelques siècles, un sujet d'étude intéressant pour nos successeurs: mal conçus généralement, plus mal bâtis, présentant des silhouettes lourdes ou démanchées, ils ne dureront guère, et s'ils sont laids la plupart, nous pouvons au moins nous en consoler en pensant qu'ils ne témoigneront pas longtemps de ce retour vers l'un des goûts les plus vifs des populations au moyen âge. Après les tours carrées, froides et flanquées de pilastres, élevées sur nos églises, de 1815 à 1840, on a cherché à se rapprocher des types laissés par les XIIe et XIIIe siècles; mais ces derniers essais font, la plupart, ressortir la faiblesse de nos études et la pauvreté d'invention des artistes modernes.

Note 208: (retour) Telles sont les bases des clochers de Créteil près Paris, de Saint-Germain-des-Prés, de Saint-Savin en Poitou, de Poissy (voy. PORCHE).
Note 209: (retour) Créteil. De récentes restaurations font malheureusement disparaître des portions peut-être uniques en France, de cette curieuse construction du XIe siècle. M. Patoueille, architecte, a bien voulu les relever pour nous, et nous avons l'occasion d'y revenir au mot PORCHE.
Note 210: (retour) Créteil, Saint-Savin.
Note 211: (retour) Voy. ARCHITECTURE, et l'Architecture byzantine en France, par M. de Verneilh.
Note 212: (retour) De nos jours encore, dans la Vienne, la Dordogne et la Corrèze, on couvre les habitations privées de cette manière: on dresse une charpente très-légère, qui n'est, à proprement parler, qu'une forme, et sur cette forme on pose des assises de moellons en encorbellement de la base au faîte. La construction achevée, on pourrait enlever la charpente intérieure. C'est évidemment là une tradition fort ancienne.
Note 213: (retour) Bien que le Puy-en-Velay ne soit pas compris dans les provinces occidentales, cependant, à cette époque, au XIe siècle, il existait des relations fréquentes et suivies entre l'Auvergne et le Limousin.
Note 214: (retour) Ces plans sont à l'échelle de 0,005m pour mètre. Nous les devons à l'obligeance de M. Mallay, ancien architecte de la cathédrale du Puy.
Note 215: (retour) On voit encore, au-dessus de la voûte de la croisée de la cathédrale de Bayeux, la souche du clocher, du commencement du XIIe siècle, noyée dans les constructions du XIIIe, qui indique que ce clocher primitif avait la même base que celui actuel, reconstruit à diverses époques.
Note 216: (retour) Nous devons ces dessins, ainsi que ceux de Brantôme, à M. Abadie, l'architecte de Saint-Front.
Note 217: (retour) Par M. Mallay, architecte. Ces clochers avaient été détruits.
Note 218: (retour) La flèche en pierre n'existe plus et a été remplacée par un comble en charpente.
Note 219: (retour) Le clocher de l'église de Cogniat, qui ressemble beaucoup à celui de l'église d'Obasine et qui est plus ancien, a conservé sa flèche en pierre à base octogone. Il est gravé dans la Revue d'Architecture de M. César Daly, t. XII, nos 3, 4, 5 et 6.
Note 220: (retour) Voy. l'article du savant académicien, dans la Revue de l'Architecture, t. VIII, p. 113, sur l'église de Germigny, et les planches de M. Constant Dufeux, architecte.
Note 221: (retour) Ces quatre colonnes n'existent plus; mais on en voit la trace sur l'assise de corniche. Les pinacles qui les surmontaient ont, par conséquent, disparu; mais leur disposition est écrite par les huit colonnes dégagées et la direction de leurs chapiteaux.
Note 222: (retour) Le Roman de Rou, v. 16,194 et suiv.
Note 223: (retour) Voir les dessins d'ensemble et des détails du clocher de Saint-Benoît-sur-Loire, dans l'Architecture du Ve au XVIe siècle, par M. J. Gailhabaud.
Note 224: (retour) Ce monument a été relevé par M. Abadie, architecte; c'est à lui que nous devons les dessins reproduits ici.
Note 225: (retour) Des restaurations récentes ont fait perdre à la base du clocher de Saint-Germnain-des-Prés de Paris tout son caractère; mais il n'y a pas longtemps qu'elle existait encore à peu près entière, sauf un portail extérieur du XVIIIe siècle.
Note 226: (retour) De 859 à 861, l'église abbatiale de Saint-Bertin de Saint-Omer, après avoir été incendiée par les Normands, fut rebâtie, et le clocher de cette nouvelle église était terminé par une charpente contenant trois étages de cloches, sans compter la flèche; le tout était couvert de plomb. (Voy. les abbés de Saint-Bertin, d'après les anciens mon. de ce monast., par H. de Laplane; prem. part., p. 66; 1854, Saint-Omer.)
Note 227: (retour) Les clochers posés à droite et à gauche du sanctuaire étaient, particulièrement dans les églises abbatiales, destinés à la sonnerie des offices. Du choeur, les clercs étaient ainsi à portée des clochers sans sortir de l'enceinte cloîtrée. Les clochers des façades étaient réservés aux sonneries des fêtes et à celles qui appelaient les fidèles du dehors.
Note 228: (retour) Ce mouvement, qui se produit, vers le milieu du XIIe siècle, dans les arts et les lettres, est trop marqué pour ne pas fixer l'attention de tous ceux qui étudient les oeuvres de cette époque. Nous avons l'occasion de le signaler bien des fois dans ce Dictionnaire. Il appartient à l'esprit moderne, c'est son premier et son plus puissant effort, et nous n'avons pu encore deviner pourquoi quelques hommes distingués, savants, qui repoussent les préjugés vulgaires, mais d'ailleurs étrangers à l'art de bâtir, veulent séparer (en ce qui concerne l'art de l'architecture) ces tendances de celles de notre époque, et surtout ne pas admettre qu'elles appartiennent à notre pays, comme si c'était une tache pour nous. Si nous parvenons à découvrir la cause de ce dissentiment entre ces personnes et nous, pendant le cours de notre ouvrage, nous promettons d'en instruire nos lecteurs.
Note 229: (retour) Cette base n'a pas plus de 4m,20 hors oeuvre. Nous devons ce dessin à M. Boeswilwald, qui a pris la peine de relever ce clocher pour nous.
Note 230: (retour) Nous devons ce dessin à M. Ruprich Robert.
Note 231: (retour) Ces effets sont sensibles dans presque tous les clochers romans, surtout depuis qu'on les a garnis de cloches très-pesantes que l'on sonne à grande volée. N'oublions pas que nous avons dit en commençant cet article que les cloches, jusqu'au XIIe siècle, étaient petites, et quelles n'étaient pas destinées à être sonnées à grande volée. Le clocher de la Trinité de Vendôme est encore intéressant à étudier, à ce point de vue qu'il indique évidemment, par la manière dont il est construit, le placement de cloches pesantes sonnées à grande volée.
Note 232: (retour) Au commencement du XIIIe siècle, ce porche fut supprimé et le pignon de la nef avancé au ras du parement occidental et des tours, ce qui leur fit perdre leur aspect primitif (voy. CATHÉDRALE). Ce fut très-probablement à la suite de l'incendie de 1194 que ce pignon fut reconstruit dans cette nouvelle position. Du monument commencé par Fulbert et achevé vers le milieu du XIIe siècle, il ne resta debout, après cet incendie, que les deux clochers de la façade occidentale. Le porche bas, recouvert d'une terrasse qui les réunissait, fut supprimé, et la nouvelle nef du XIIIe siècle avancée jusqu'au parement extérieur des deux clochers. Pintard, dans son Histoire chronologique de la ville de Chartres, dit, p. 193: «En l'année 1145, les deux grands clochers furent bâtis hors oeuvre au bout de la nef, suivant la pensée de quelques-uns qui se persuadent que la clôture de la nef et la façade de l'église n'ont été apportées jusqu'à la ligne du devant des clochers que depuis ce temps-là, quoiqu'il n'en paraisse aucun vestige sensible.» Pintard est dans l'erreur, les vestiges de l'ancienne disposition de porche sont parfaitement apparents, et l'opinion des «quelques-uns» qu'il cite est de la plus grande justesse. L'éditeur du Livre des miracles de Notre-Dame de Chartres (manuscrit du XIIIe siècle, en vers), M. Duplessis, croit que la flèche du clocher vieux de Chartres est postérieure à l'incendie de 1194. Mais cette opinion est démentie par le caractère des sculptures et moulures de cette flèche et par sa construction. Avant l'incendie de 1836, nous avons vu, dans l'intérieur de cette flèche, les traces de l'incendie de 1194, qui ne fit que brûler l'ancien beffroi, probablement peu important, traces qui étaient absolument les mêmes que celles encore visibles en dedans de l'étage carré au-dessous de cette flèche.
Note 233: (retour) Voyez l'ensemble et les détails de cette belle construction dans la Monog. de la cathéd. de Chartres, pub. par le ministère de l'Instruction publique et des Cultes, d'après les dessins de M. Lassus.
Note 234: (retour) Voy. l'article sur l'ARCHITECTURE MONASTIQUE.
Note 235: (retour) Voy., au mot BEFFROI, les fig. 9 et 10 qui donnent les coupes du beffroi de la tour méridionale et de la maçonnerie qui l'enveloppe.
Note 236: (retour) Même avant cette époque, ainsi que le fait voir le clocher de Tracy-le-Val, fig. 49.
Note 237: (retour) Voy. ANIMAUX, fig. 3.
Note 238: (retour) Voy., pour les clochers des cathédrales de Paris et de Reims, le mot FAÇADE.
Note 239: (retour) Notre dessin est fait d'après une charmante gravure, très-rare aujourd'hui, datée de 1625 et signée de N. De Son, Rémois. Contrairement aux habitudes des graveurs de cette époque, le caractère de l'édifice est reproduit avec une perfection qui ne laisse rien à désirer, les détails dessinés avec une finesse qui rappelle les meilleures gravures de Callot, la construction indiquée avec un soin scrupuleux. Cette gravure porte 0,39 c. de hauteur sur 0,30 c. de largeur, non compris le titre et les armoiries gravés en haut et en bas hors cadre. Une quantité de figures finement touchées remplissent la place en avant du portail. Il existe une copie de cette gravure qui lui est très-inférieure.
Note 240: (retour) Ce dessin nous a été donné par M. Millet.
Note 241: (retour) M. Révoil a bien voulu nous donner le relevé exact de ce clocher.
Note 242: (retour) M. Darcel a bien voulu nous communiquer les dessins du clocher de Thoureil que nous donnons ici.


CLOÎTRE, s. m. Cloistre, clouastre. Cour entourée de murs et de galeries établies à côté des églises cathédrales, collégiales et monastiques. Dès les premiers temps du christianisme, des cloîtres furent élevés dans le voisinage immédiat des églises. La forme des cloîtres en plan est généralement celle d'un carré 243. Les abbayes possédaient deux cloîtres: l'un près de l'entrée occidentale de l'église; l'autre à l'Orient, derrière l'abside. Le premier donnait accès dans les réfectoires, les dortoirs, la salle capitulaire, la sacristie, le chauffoir et les prisons; c'était le cloître des religieux dans lequel tous pouvaient circuler. Le second était particulièrement réservé à l'abbé, aux dignitaires et aux copistes; plus retiré, plus petit que le premier, il était bâti dans le voisinage de la bibliothèque, de l'infirmerie et du cimetière. Les cathédrales avaient toutes un cloître accolé à l'un des flancs de la nef, soit au nord, soit au sud; celui-ci était entouré par les habitations des chanoines qui vivaient sous une règle commune. Souvent les écoles étaient élevées dans le voisinage des cloîtres des abbayes et des cathédrales. Dès le IXe siècle, les synodes s'étaient occupés de la clôture des chapitres des cathédrales 244. «Il est nécessaire, disent ces assemblées, que les évêques établissent des cloîtres à proximité des églises cathédrales, afin que les clercs vivent suivant la règle canonique, que les prêtres s'y astreignent, ne délaissent pas l'église et n'aillent point habiter ailleurs.» Il est dit aussi qu'un réfectoire et un dortoir doivent être bâtis dans l'enceinte de ces cloîtres.

«La diversité des demeures et des offices dans le cloître, dit Guillaume Durand 245, signifie la diversité des demeures et des récompenses dans le royaume céleste: «Car, dans la maison de mon Père, il y a beaucoup de «demeures,» dit le Seigneur. Et, dans le sens moral, «le cloître représente la contemplation dans laquelle l'âme se replie sur elle-même, et où elle se cache après s'être séparée de la foule des pensées charnelles, et où elle médite les seuls biens célestes. Dans ce cloître, il y a quatre murailles, qui sont le mépris de soi-même, le mépris du monde, l'amour du prochain et l'amour de Dieu. Et chaque côté a sa rangée de colonnes... La base de toutes les colonnes est la patience. Dans le cloître, la diversité des demeures, c'est celle des vertus.»

La disposition la plus habituelle du cloître d'abbaye est celle-ci: une galerie adossée à l'un des murs de la nef, avec une entrée sous le porche et une entrée dans le voisinage de l'un des transsepts; une galerie à l'ouest, à laquelle viennent s'accoler les bâtiments des étrangers, ou des magasins et celliers ayant des entrées sur le dehors; une galerie à l'est donnant entrée dans la sacristie, dans la salle capitulaire et les services ecclésiastiques; la dernière galerie, opposée à celle longeant l'église, communique au dortoir et au réfectoire. Les cloîtres des cathédrales étaient entourés de maisons servant de demeure aux chanoines; quelquefois ceux-ci mangeaient en commun. Les écoles étaient adossées à la galerie de l'ouest proche de l'entrée de l'église. Nous devons ajouter ici qu'habituellement les cloîtres des abbayes sont bâtis du côté méridional de l'église, tandis que ceux des cathédrales sont le plus souvent au nord 246. L'orientation du midi est de beaucoup la plus agréable dans notre climat, et il n'est pas surprenant que les religieux l'aient adoptée pour leur cloître. Mais, dès une époque très-reculée, les évêchés avaient naturellement pris cette situation comme la meilleure, et le côté nord des cathédrales restait seul pour bâtir les cloîtres.

Les dispositions des cloîtres d'abbayes ne furent guère modifiées jusqu'au XVIe siècle; tandis que les cloîtres des cathédrales, au contraire, subirent de notables changements, par suite des usages des chapitres, plus variables que ceux des religieux réguliers. On continuait à désigner sous la dénomination de cloître des cathédrales des amas de constructions qui n'avaient plus rien, dans leur ensemble ou leurs détails, des dispositions que nous avons indiquées en commençant cet article. Ainsi, par exemple, le cloître de Notre-Dame de Paris, du temps de Louis le Gros, se composait de maisons canoniales bâties dans son enceinte et de plusieurs autres au dehors. Ce prince, avant de monter sur le trône, fit abattre une partie de ces maisons sises hors du cloître, mais qui jouissaient cependant des mêmes franchises que celles de l'intérieur; il répara ce tort fait au chapitre le jour de son mariage. Au commencement du XIVe siècle, le cloître de Notre-Dame de Paris, qui s'étendait, au nord et à l'est de la cathédrale, jusqu'aux bords de la Seine, renfermait trente-sept maisons canoniales. «Lorsqu'un chanoine venait à mourir 247, la maison, si elle était dans le cloître, pouvait être occupée par la famille pendant quinze jours; ensuite elle était visitée par le chapitre, et réparée, s'il y avait lieu, aux frais de la succession du défunt; puis elle était vendue par licitation à un autre chanoine, sur la mise à prix fixée par le chapitre. Dans le cas où l'adjudicataire aurait eu déjà une maison dans le cloître, il pouvait la vendre, toujours à un chanoine, et disposer du prix à sa volonté; mais le prix de la maison du chanoine défunt devait être converti en rentes pour la célébration de son anniversaire... Tout chanoine qui recevait une maison dans le cloître était tenu de jurer que, dans l'année précédant le jour où il l'avait reçue, il avait fait son stage à Paris pendant vingt semaines, en passant une heure par jour soit au chapitre, soit dans l'église, et qu'il se proposait d'agir de même dans la suite. Il s'engageait en outre, par serment, à entretenir la maison et ses dépendances en aussi bon état, sinon en meilleur état qu'elles lui avaient été remises; enfin, à acquitter exactement la pension et les autres charges auxquelles la maison était imposée 248.» Ces maisons étaient dotées de terres et de rentes, mais elles étaient en même temps grevées de charges nombreuses et très-variées; aussi les chanoines cherchaient-ils les moyens de diminuer, autant que faire se pouvait, l'étendue de ces charges par des bénéfices étrangers à leur état. Ils vendaient du vin en détail, ouvraient même des tavernes, louaient partie des locaux qui leur étaient affectés; aussi les statuts capitulaires suppriment expressément ces abus, ce qui prouve qu'ils existaient. Ils défendent aussi à tout chanoine de laisser passer la nuit dans la maison claustrale «à aucune femme, religieuse ou autre, à l'exception de sa mère, de sa soeur, de sa parente au troisième degré, ou d'une femme de haut rang qu'on ne peut éconduire sans scandale 249.» Ces statuts s'élèvent à plusieurs reprises, pendant les XIIIe et XIVe siècles, contre les abus résultant de la présence des femmes dans le cloître des chanoines. Le cloître de Notre-Dame de Paris, comme la plupart de ceux des grandes cathédrales, était donc plutôt une agglomération de maisons comprises dans une enceinte fermée qu'un cloître proprement dit. Cependant nous verrons tout à l'heure que les maisons capitulaires n'excluaient pas les galeries de cloîtres dans certaines églises cathédrales. Les cloîtres de cathédrales conservaient ainsi souvent la physionomie d'un quartier ayant son enceinte particulière, ses rues et ses places. L'abbé Lebeuf 250 nous apprend que le cloître de la cathédrale d'Auxerre n'était, vers 1350, «qu'un amas de maisons voisines de l'église Saint-Étienne, dont la plupart appartenoient au Chapitre par donation des particuliers, par échange ou par acquisition... Qu'il n'y avoit que deux portes à ce cloître, vers la rivière de l'Yonne... L'on n'est pas bien certain, ajoute-t-il, quelles étoient les bornes du cloître dans le quartier d'en haut. Il y avoit seulement quelques marques qui en désignoient les limites, comme de grandes fleurs de lis et des croix de fer. Mais cet espace, quoique non fermé de ce côté-là, contenoit environ la moitié de l'ancien Auxerre. Il y avait franchise et immunité dans tout ce territoire pour tous les laïques même qui y demeuroient et qui la vouloient reconnaître et la requéroient. L'évêque y avoit seul toute seigneurie et justice temporelle haute, moyenne et basse, excepté dans les maisons des chanoines que l'évêque Érard avoit exemptées de sa juridiction temporelle... Le comte qui avoit disputé cette justice à l'évêque avoit succombé. Il avoit aussi reconnu que ce que l'évêque Érard en avoit cédé au Chapitre pour les maisons canoniales, et que ce qui en dépend au delà des anciens murs, c'est-à-dire ce qui constituoit dès lors les jardins de quelques-uns, appartenoit légitimement au Chapitre. En conséquence, un de ces comtes avoit accordé à l'évêque et au Chapitre de pouvoir faire des murs et des portes dans les endroits où se terminoit le cloître vers le milieu de la cité, à condition de les tenir ouvertes depuis le point du jour jusqu'au couvre-feu, comme on le faisoit à l'égard des deux anciennes portes: et ce traité avoit été confirmé par le roi, qui avoit permis la clôture aussi bien que l'évêque; mais cette clôture, quoique bien autorisée; n'avoit point été consommée. Le Chapitre avoit seulement fait pour cela des préparatifs de matériaux. Ainsi, les bourgeois avoient toujours passé librement de nuit comme de jour dans les rues du cloître Saint-Étienne, et y avoient fait passer leurs voitures... Les chanoines étoient cependant toujours en droit d'user de la permission qu'ils avoient obtenue. Ils s'appuyoient sur le pouvoir de l'évêque qui la leur avoit accordée, disant qu'un seigneur haut justicier peut se fermer quand il le juge à propos; que l'abbé de Saint-Germain avoit bien fait bâtir nouvellement, dans sa justice, une tour pour les prisonniers qui occupoit une partie de la rue, et que les habitants d'Auxerre, qui s'y étoient opposés d'abord, avoient ensuite quitté prise; que l'on avoit plusieurs exemples de rues du cloître Saint-Étienne qui avoient été fermées avec la permission de l'évêque, et dans lesquelles on avoit construit des arcades ou allées, pour passer d'une maison à l'autre par-dessus le chemin..... etc.» Les chanoines fondaient leur demande de clôture principalement sur ce que des accidents étaient arrivés récemment pendant la nuit. Un chanoine avait été tué en allant à matines; des cavaliers avaient enfoncé des portes; un autre chanoine avait été blessé par des sergents du comte; le prévôt et les châtelains d'Auxerre étaient venus une autre fois, au point du jour, chez un chanoine collecteur des décimes du roi, avaient brisé ses portes, abattu un escalier, maltraité ce chanoine et pillé la maison. Une autre fois, le bailli et le prévôt d'Auxerre avec leurs gens, au nombre de plus de quatre-vingts, avaient assiégé le chanoine Raoul Jouvain dans sa maison. Des cavaliers étaient venus, la nuit, dans le cloître, pour s'emparer des chevaux des chanoines. Enfin, les insultes étaient devenues si communes que, quand on voulait menacer un chanoine ou un clerc de l'église, on disait: «Je te trouverai quand tu iras à matines.» Au mois d'octobre 1351, cinq ou six cents des plus notables de la ville d'Auxerre, immédiatement après complies, se fondant sur ce que le bailli de Sens, ignorant ces insultes récentes, avait rendu une sentence qui maintenait aux bourgeois le droit de passer quand bon leur semblait par le cloître Saint-Étienne, vinrent se promener par toutes les rues du cloître en menaçant les chanoines d'abattre leurs maisons et de leur faire leurs couronnes rouges; ils ne se retirèrent qu'après avoir rempli d'immondices les rues du cloître en plein jour et par dérision. L'affaire fut portée à la cour du parlement, et le chapitre de Saint-Étienne se dessaisit de ses droits de clôture moyennant une somme de deux mille livres, que la ville paya en quatre termes. Nous avons résumé cette longue discussion, afin de faire connaître à nos lecteurs l'extension qu'avaient prise certains cloîtres de cathédrales, et aussi les graves désordres que faisaient naître dans une ville populeuse les priviléges accordés ainsi à des quartiers tout entiers formant comme une cité dans la cité.

Les dispositions générales des cloîtres de cathédrales ou de monastères étant connues, nous nous occuperons seulement des édifices auxquels ce nom est particulièrement resté, c'est-à-dire des galeries couvertes bâties dans le voisinage des églises.

Il est à croire que les premiers cloîtres n'étaient que des portiques dans le genre des portiques antiques, c'est-à-dire des appentis en charpente portés sur des colonnes dont la base reposait sur le sol. Nous avons cherché vainement à découvrir à quelle époque la disposition si connue de l'impluvium romain fut modifiée pour adopter celle que nous voyons admise dans les cloîtres les plus anciens. Il dut y avoir une transition qui nous échappe, faute de monuments décrits ou bâtis existant encore. Car il est une démarcation bien tranchée entre l'impluvium romain et le cloître chrétien de nos contrées, c'est que, dans le premier, les rangées de colonnes portent directement sur le sol et que l'on peut passer de la galerie dans le préau entre chaque entre-colonnement; tandis que, dans le second, les piles ou colonnes sont toujours posées sur un socle, bahut ou appui continu qui sépare la galerie du préau et qui n'est interrompu que par de rares coupures servant d'issues. Cette disposition et le peu de hauteur des colonnes caractérisent nettement le cloître en Occident, et en font un monument particulier qui n'a plus de rapport avec les cours entourées de portiques des Romains.

Un des cloîtres les plus anciens que nous possédions en France est le cloître de la cathédrale du Puy-en-Vélay, dont la construction remonte en partie au Xe siècle. Au XIIe siècle, ce cloître fut reconstruit sur trois côtés; mais une des galeries anciennes existe encore. Les cloîtres primitifs ne sont pas voûtés, mais sont couverts par des charpentes apparentes disposées en appentis, ou, si le cloître est surmonté d'un étage, par un plafond formé de solives posées en travers de la galerie. Ces cloîtres primitifs, dans le midi de la France aussi bien que dans le nord, ne sont pas vitrés et se composent d'une suite d'arcades portant sur des colonnes simples ou accouplées, avec des points d'appui plus résistants et plus épais aux angles. Cependant le cloître de la cathédrale du Puy-en-Vélay ne se conforme point à ces dispositions. Il est couvert par une suite de voûtes d'arêtes romaines portant sur les murs extérieurs, et, du côté de la cour, sur de grosses piles flanquées de colonnettes dégagées.

Ce cloître est tracé conformément au plan (1) vers ses angles. Les piles portent sur un bahut épais élevé de 0,45 c. au-dessus du pavé des galeries, et forment ainsi un banc continu A à l'intérieur aussi bien que sur le préau; un autre banc B pourtourne le mur et sert de socle aux colonnes adossées à ce mur. On observera la disposition singulière de la pile d'angle C, dont le plan est donné par les écartements que l'on voulait maintenir égaux entre les colonnes D, afin de pouvoir construire des voûtes d'arêtes régulières.

Voici l'élévation et la coupe de ce cloître prises sur la ligne EG (2). Les piles sont construites en assises et les colonnes sont monolithes; les archivoltes extradossées sont composées de claveaux noirs et blancs alternés, et doublées d'incrustations de brique et pierre formant une suite de losanges. Les tympans sont incrustés de la même manière; au-dessus est posée une frise également incrustée de morceaux de lave noire et de briques. Une corniche sculptée termine le tout et portait le comble avant la construction de la galerie supérieure, qui date du XIVe siècle. Afin de mieux faire comprendre le mode de construction et de décoration de ce curieux monument, nous présentons (3) l'élévation géométrale de l'une des arcades à l'échelle de 0,025 millimètres pour mètre.

Cette bâtisse est d'ailleurs grossièrement exécutée, et les chapiteaux sont d'un travail barbare qui rappelle la décadence romaine. Son aspect général et le système de décoration employé ne laissent pas cependant d'avoir un certain air de solidité et de grandeur empreint encore des traditions antiques. Les constructeurs romans voulaient obtenir, dans la composition des cloîtres, des galeries assez larges et basses, pour que les religieux ne fussent pas incommodés par le soleil ou le vent. Ils ne se départirent jamais de ce programme fort sensé, et même dans les provinces septentrionales, lorsque l'on se décida à vitrer les galeries des cloîtres en totalité ou en partie, on continua de leur donner une grande largeur comparativement à leur hauteur. Les cloîtres étant toujours entourés de bâtiments, cette disposition permettait encore d'éclairer les salles voisines au-dessus des combles des galeries.

Dès le XIe siècle, les abbayes construisirent des cloîtres d'une grande richesse, car c'était, après l'église, la partie la plus importante de ces établissements, celle dans laquelle les religieux passaient les heures que l'on ne consacrait pas à la prière en commun ou aux travaux extérieurs et intérieurs, les cloîtres servant non-seulement de galeries de service, mais de promenoirs, de lieu de méditation. Quelquefois, dans l'un des angles du préau ou sur l'une des parois des galeries, était placée une fontaine avec une grande cuve pour les ablutions. Un petit portique; sorte de loge couverte, protégeait la cuve et mettait ainsi les religieux qui venaient s'y laver à l'abri des intempéries. Cependant il faut dire que cette disposition, fréquente dans les cloîtres d'Italie, de Sicile et d'Espagne, est assez rare en France 251. Dans notre pays, les cuves étaient souvent placées au milieu ou dans l'un des angles du préau sans abri, ou dans le voisinage du réfectoire (voy. le Dictionnaire du Mobilier, au mot LAVOIR).

On décorait les cloîtres le plus souvent de peintures appliquées sur les murs et représentant, dans l'origine, des scènes de l'Ancien et du Nouveau-Testament, les légendes de saint Antoine et de saint Benoît; plus tard, la danse Macabre ou des légendes plus modernes.

Lorsque, vers le XIIe siècle, les établissements monastiques furent arrivés à leur apogée de grandeur et de richesse, les galeries des cloîtres furent soutenues par des colonnes de marbre apportées à grands frais; et les sculptures des chapiteaux, exécutées avec un soin tout particulier, retracèrent aux yeux des religieux des scènes de l'histoire sainte ou des légendes.

Nos monastères du Nord n'ont guère conservé de cloîtres romans d'une certaine valeur; car, pendant les XIIIe et XIVe siècles, les religieux de ces contrées détruisirent presque partout leurs anciens cloîtres ouverts pour les remplacer par des galeries vitrées ou à peu près closes. D'ailleurs, le mouvement de rénovation de l'architecture qui, dans le Nord, avait commencé, vers le milieu du XIIe siècle, par la reconstruction des cathédrales, fut suivi par un grand nombre de monastères. La reconstruction des églises des abbayes exigeant des sommes énormes, les édifices anciens furent conservés; mais les cloîtres, constructions assez légères et exigeant des dépenses comparativement moins considérables, furent presque tous rebâtis dans le goût nouveau. À défaut de cloîtres romans du Nord, nous irons chercher nos exemples dans le Midi, d'autant que les établissements monastiques, régis par une règle commune indépendante de la nature du climat ou des matériaux, adoptaient en Occident des formes à peu près identiques dans leurs constructions ordinaires, quant à l'ensemble des dispositions, sinon dans les détails de l'architecture.

Un des plus beaux cloîtres du Midi est certainement celui de Saint-Trophyme d'Arles. Deux des galeries de ce cloître datent du commencement du XIIe siècle; chacune d'elles se compose de trois travées principales, divisées en quatre arcades portées sur des colonnettes jumelles. Voici (4) le plan d'un des angles et d'une des travées du cloître de Saint-Trophyme, et (5) sa coupe; on voit, d'après ce plan, que les piles d'angles sont très-puissantes, ainsi que celles qui séparent les travées. Les galeries étant voûtées en berceau continu, les piles d'angles reçoivent deux arcs doubleaux et un arc diagonal qui cache la pénétration des deux berceaux. Chaque pile de travée reçoit un arc doubleau.

Mais si l'on examine la coupe, fig. 5, on observera que la section du berceau est un arc rampant et que les culs-de-lampe A, portant les sommiers des arcs doubleaux du côté du mur, sont placés à 0,60 c. au-dessus des têtes des pilastres du côté de la claire-voie; on remarquera encore, en C, à l'extérieur, un chéneau continu indiquant que primitivement la couverture du cloître en dalles posée à cru sur l'extrados du berceau, d'après le mode provençal, venait déverser les eaux pluviales suivant la pente ponctuée CF, et que probablement les têtes G des contre-forts étaient destinées à recevoir de larges gargouilles. Cette disposition a été changée au XIIIe siècle, lorsque l'on reconstruisit deux des galeries du cloître. Des terrasses furent établies, suivant la ligne FK, ainsi que le fait voir notre coupe, et un bahut L, avec banc pour s'asseoir et trous percés de distance en distance destinés à laisser tomber les eaux dans l'ancien chéneau, fut monté à 2m,00 au-dessus du niveau du premier égout. Ce cloître est d'une grande richesse comme sculpture: les colonnettes, les chapiteaux, le revêtement des piles sont en marbre gris; le long du mur, une riche arcature reçoit le berceau. On sent, dans les sculptures aussi bien que dans les profils du cloître de Saint-Trophyme, l'influence des arts de l'antiquité romaine. Les piliers, décorés de statues, sont composés avec un grand art et ont fort bon air. Nous donnons (6) une vue d'une portion de la galerie et d'un pilier, prise sous la voûte.

Dans le cloître de l'abbaye de Moissac, couvert par une charpente et non par une voûte, on remarque sur les piliers qui sont disposés aux angles et interrompent l'arcature de distance en distance des figures en bas-relief d'assez grande dimension, sculptées sur des plaques de marbre; elles représentent onze apôtres, et l'abbé Durand qui fit la dédicace de l'église en 1063. Cet abbé prend ainsi la place de l'un des douze apôtres, saint Simon. Le cloître de l'abbaye de Moissac se compose de fragments d'un monument du XIe siècle reposés lors de la reconstruction des bâtiments claustraux vers le commencement du XIIe siècle, quelques années avant l'époque où cet établissement religieux se soumit à la règle de Cîteaux. C'est ce qui explique la richesse des sculptures des chapiteaux et piliers de ce cloître, qui ne s'accorde pas avec la réforme que saint Bernard imposa aux constructions monastiques.

Les cisterciens adoptèrent, dans la construction des cloîtres de leurs abbayes, un caractère d'architecture particulier, propre à cet ordre, et qui mérite d'être étudié. Ils renoncèrent à ces délicates galeries recouvertes le plus souvent de charpente, et qui rappelaient encore l'impluvium antique, et, préférant les voûtes aux lambris dans toutes leurs bâtisses, repoussant la sculpture et les vains ornements, ils élevèrent des cloîtres remarquables par leur aspect de force et de durée. Ceux-ci se composent (au moment où cet ordre naissant éleva en peu d'années un nombre considérable de monastères sur toute la surface de l'Europe occidentale) de gros piliers portant des berceaux ou des voûtes d'arêtes, et entre lesquels est posée une claire-voie basse, trapue, qui a plutôt l'aspect d'une suite de baies dans un mur épais que d'un portique. Il ne reste plus trace des cloîtres des abbayes mères de Cîteaux et de Clairvaux; mais nous en possédons un assez grand nombre qui sont contemporains de ceux-ci et ont été bâtis au moment de la ferveur des cisterciens. Dans le Midi, nous voyons encore debout ceux des abbayes de Thoronet (Var), de Silvacane, sur les bords de la Durance, de Sénanque (Vaucluse) 252, qui affectent ces formes sévères. Afin d'expliquer clairement quel était le programme donné par l'abbaye mère de Cîteaux à ses filles pour la construction des cloîtres car ces établissements s'érigeaient sur des instructions précises données par la tête de l'ordre (voy. ARCHITECTURE MONASTIQUE), une figure est nécessaire.

Nous prenons comme type le cloître de l'abbaye de Thoronet. Ce cloître, conformément à l'usage général, possède quatre galeries bâties au nord de l'église. Celle qui longe le mur de la nef est à un niveau plus élevé que les autres galeries et n'a qu'un rez-de-chaussée, tandis qu'un premier étage surmonte les trois autres. Ce premier étage se compose d'un portique portant autrefois une simple charpente, et donnant entrée dans les dortoirs et divers services. Les galeries de rez-de-chaussée présentent une suite de grosses piles de 0,50 c. de face sur 1m,50 d'épaisseur, réunies par des archivoltes. Une seule colonne, posée entre les piles, porte une petite arcature jumelle au-dessus de laquelle, dans le tympan, s'ouvre un oeil. Un berceau plein cintre, renforcé de distance en distance d'arcs doubleaux portés sur les corbeaux, couvre la galerie longeant l'église. Ce sont des berceaux en tiers-point qui couvrent les trois autres galeries. La galerie septentrionale, dont le sol est encore plus bas que celui des deux galeries est et ouest, est accompagnée au milieu d'une salle hexagonale donnant sur le préau et servant autrefois de lavoir.

Nous donnons (7) une portion des galeries du cloître de Thoronet 253. Aux deux angles de rencontre des trois galeries de niveau, la pénétration des berceaux donne deux voûtes d'arêtes renforcées d'arcs ogives.

Les chapiteaux des colonnes isolées sont sans sculptures. Des griffes très-simples garnissent les angles des bases, plutôt par mesure de solidité que comme décoration. La première assise de la galerie en pierres équarries sans moulures sépare le pavé du cloître du préau et sert de banc; un autre banc existe sur une portion du mur du fond. Quelle que soit la rudesse de cette architecture, elle ne laisse pas d'avoir un grand caractère, et, comme construction, elle est bien entendue, car le berceau ne saurait pousser des piles de cette épaisseur chargées par le second portique en maçonnerie du premier étage. Absence complète de moulures, de profils; seulement quelques bandeaux indispensables taillés en biseau, pour garantir les parements extérieurs et pour recevoir les cintres ayant servi à bander les arcs et les voûtes. Nulle apparence de fermetures ni de vitraux; les fenêtres supérieures elles-mêmes en étaient souvent dépourvues, surtout dans les contrées méridionales.

Cependant cette affectation de simplicité dans la construction des cloîtres cisterciens était déjà tempérée, à la fin du XIIe siècle; par l'influence des établissements monastiques de Cluny, qui étaient bien loin de professer la même rigueur dans leurs édifices. Alors, par toute la France, l'architecture tendait au contraire à s'enrichir de plus en plus en dépit des principes professés par saint Bernard. Nous trouvons dans la province même de ce célèbre abbé, non loin de Montbard, dans l'abbaye de Fontenay (voyez ARCHITECTURE MONASTIQUE, fig. 9 bis), un cloître qui, tout en conservant encore les dispositions d'ensemble cisterciennes que nous venons de donner, présente cependant déjà une certaine élégance et une construction moins primitive. Ce cloître n'est pas surmonté d'un premier étage et se compose d'une galerie de rez-de-chaussée, couverte par des voûtes d'arêtes romaines, et dont les travées, composées d'archivoltes plein cintre, sont divisées par une arcature jumelle portée sur des colonnes accouplées. Sa galerie sud, s'ouvrant sur le réfectoire, était accompagnée d'une belle salle ouverte, au milieu de laquelle était le lavoir ou lavatoire. Cette salle est détruite aujourd'hui, mais on en retrouve les amorces et de beaux fragments. Au centre s'élevait une colonne portant le sommier des quatre voûtes d'arête et autour de laquelle régnait la vasque du lavatoire.

Voici (8) le plan de la partie du cloître de l'abbaye de Fontenay à laquelle le lavoir se trouvait accolé. La disposition est monumentale, l'architecture sévère, la construction formée de matériaux admirables; en A est le réfectoire rebâti au XIIIe siècle, en B la galerie, en C la vasque.

Nous présentons (9) une des travées du cloître. Ce cloître, dont chaque galerie est composée de huit travées, donne en plan un carré parfait. Les grandes archivoltes des entrées dans le lavoir sont décorées de moulures, et les piles elles-mêmes sont assez riches. Ces piles sont épaulées par des contre-forts descendant jusqu'au sol, et les archivoltes des galeries sont sans moulures. Ces archivoltes sont la pénétration des voûtes d'arêtes intérieures, de sorte que la construction est parfaitement écrite à l'extérieur. Les sommiers des voûtes d'arêtes reposent, du côté du mur, sur des colonnes isolées. La construction de ce cloître est bien entendue, élevée en matériaux de grande dimension; les piles entre les bases et les chapiteaux sont d'un seul bloc, ce qui donne un grand air de puissance à la bâtisse. Pour compléter l'ensemble du cloître de Fontenay, voici (10) l'arrangement de la pile d'angle, avec la rencontre des archivoltes se pénétrant d'équerre.

Il semblerait que les cloîtres des établissements cisterciens aient servi de type (au point de vue de la construction) à la plupart des cloîtres élevés pendant le XIIIe siècle. Dès l'instant qu'on admettait les voûtes d'arêtes pour couvrir les galeries, il n'était pas, en effet, de parti meilleur et plus sage que celui adopté par l'ordre de Cîteaux. Il fallait des points d'appui résistants au droit des poussées régulièrement espacées de ces sortes de voûtes, et l'intervalle entre ces points d'appui était réservé pour la claire-voie. Les formerets des voûtes d'arêtes figuraient naturellement les archivoltes extérieurs d'une pile à l'autre. Les cloîtres primitifs, composés d'arcades semblables, continues, comme les cloîtres de Moissac, de Saint-Michel de Cuxa près Prades, convenaient à des couvertures en charpente, mais ne pouvaient s'arranger avec la disposition par travées des voûtes d'arêtes. Quoique le cloître de l'abbaye de Fontenay soit encore tout roman, que ses voûtes soient romaines, sans arcs ogives, que ses arcs grands et petits soient plein cintre, on sent là déjà poindre la transition entre le système de construction du XIe siècle et celui du XIIIe. À Fontfroide, la transition est plus avancée encore, bien que le mode adopté soit le même qu'à Fontenay. Fontfroide est une petite abbaye voisine de Narbonne 254; son cloître est assez bien conservé.

Nous donnons (11) le plan d'une travée des galeries voisine de l'un des angles. Ce cloître date des premières années du XIIIe siècle; il forme un parallélogramme rectangle comprenant cinq travées sur chacun de deux de ses côtés, quatre sur les deux autres; ces travées sont voûtées en arcs d'ogives, et les voûtes sont d'un grand intérêt pour l'histoire de la construction (voy. CONSTRUCTION). Comme à Fontenay, les galeries se composent de piles entre lesquelles s'ouvrent trois ou quatre arcades soutenues sur des colonnettes jumelles en marbre blanc veiné, avec chapiteaux de même matière; le reste de la bâtisse est en pierre. Les formerets des voûtes en arcs d'ogives sur plan carré traversent la claire-voie et forment archivoltes en tiers-point à l'extérieur, tandis que les archivoltes de l'arcature sont encore plein cintre. La claire-voie n'est franchement ici qu'un remplissage indépendant de la construction, une sorte de cloison ajourée.

Voici (12) une élévation des travées voisines des angles et une coupe des galeries. Une belle salle capitulaire s'ouvre sur ce cloître; nous avons l'occasion d'en parler à l'article SALLE capitulaire. Si le parti adopté à Fontfroide est le même, comme principe, que celui adopté dans le cloître de Fontenay, les détails de l'architecture sont beaucoup plus riches; les archivoltes sont moulurées, ainsi que les oeils percés dans les tympans des travées; les chapiteaux de l'arcature sont finement sculptés; les colonnettes, grâce à la matière employée, grêles et bien dégagées de la construction. Il y a un grand pas de fait vers le système admis au XIIIe siècle, car les claires-voies font déjà pressentir les meneaux appliqués un peu plus tard entre les travées des cloîtres. Le cloître de Fondfroide ne fut jamais surmonté d'un premier étage, mais couvert en terrasses par des dalles, de manière à prendre le moins de hauteur possible au-dessus des voûtes et à permettre ainsi d'ouvrir des jours au-dessus de ces couvertures pour éclairer les salles voisines (voy. DALLAGE). En effet, le bas-côté de l'église accolé à la galerie sud du cloître prend ses jours par des fenêtres cintrées dont les appuis sont posés immédiatement au-dessus des terrasses. Les oeils qui s'ouvrent dans les tympans des archivoltes du cloître de Fontfroide n'ont jamais été destinés à être vitrés; mais il est facile de comprendre que dans un climat plus humide et plus froid, en laissant ouverte l'arcature, on pouvait vitrer ces oeils et garantir ainsi les moines de la pluie ou du vent, sinon modifier la température extérieure, car les arcatures sont si peu élevées et ses galeries comparativement si profondes, qu'en supposant les oeils vitrés, le vent ne pouvait chasser la pluie sur le pavé de ces galeries. Or il existe encore, le long du flanc sud de la nef de la cathédrale de Laon, un cloître qui remplit exactement ces dernières conditions. L'espace étroit dont pouvait disposer l'architecte ne lui permit pas de donner à ce cloître la forme d'un carré en plan; ce n'est qu'une galerie composée de sept travées faisant face à l'église et s'y réunissant par une seule travée, de sorte que le préau donne un parallélogramme ayant en longueur sept fois sa largeur.

La fig. 13 présente le plan d'une portion de ce cloître. Il est voûté en arcs d'ogives et date des premières années du XIIIe siècle. Mais, à Laon, les voûtes sont dépourvues de formerets; ceux-ci, par conséquent, ne traversent pas la construction et ne présentent pas à l'extérieur une suite de grandes archivoltes d'une pile à l'autre, comme à Fontenay et à Fontfroide. Ces piles sont buttées par des contre-forts saillants, et (14) l'arcature est surmontée de roses inscrites sous les voûtes.

Ces roses étaient vitrées, et l'arcature ne l'était pas; on obtenait ainsi un abri convenable et des jours suffisants pour éclairer la galerie. Les colonnettes de l'arcature sont en calcaire schisteux aussi résistants que le marbre, ce qui a permis aux constructeurs de les faire grêles; les piles et contre-forts sont bâtis en assises et portent tout le poids de la construction, car on remarquera, en examinant la coupe (fig. 14), que le mur percé de roses qui surmonte, l'arcature est très-mince, O,35 c., et n'est réellement qu'une cloison évidée qui ne charge pas les trois colonnettes destinées à la porter. L'unique galerie du cloître de la cathédrale de Laon est fort rapprochée de l'église, et ses baies sont ouvertes au nord; le cloître eût donc été triste et obscur, si l'architecte n'avait eu la précaution d'y faire entrer le soleil par des fenêtres carrées percées dans le mur de clôture du côté de la rue, au sud. Ce mur, épais à sa base, sans ressauts, afin d'éviter les dépôts d'immondices, se retraite au-dessus de la naissance des voûtes et laisse paraître alors de petits contre-forts au droit des poussées.

Nous donnons (15) une portion de ce mur, vu de l'extérieur, qui explique ce que nous venons de dire. Une belle corniche sculptée le couronne et porte le comble en charpente couvert d'ardoises. Afin de dissimuler la monotonie de ce mur qui venait masquer l'un des flancs de la cathédrale, l'architecte eut l'idée de disposer à l'un de ses angles (celui qui se détourne vers le portail du sud) une sorte de grand éperon servant de pignon au comble du cloître, de décorer sa tête sur la rue par une figure d'ange surmontée d'un dais, et de dégager l'angle dans sa partie inférieure en le soutenant par deux colonnes posées de manière à détruire son aiguité 255. Ce motif, qui n'est qu'une pure décoration et un arrangement de retour d'équerre, est fort beau; nous le représentons (16).

Il nous fournit l'occasion de faire ressortir encore les qualités toujours neuves et imprévues qui distinguent l'architecture de cette époque et avec quel art, d'une nécessité vulgaire, les architectes savaient tirer un parti décoratif. Comment cette originalité, cette fertilité d'invention se sont-elles éteintes chez nous, pour être remplacées par des formes de convention, prévues avant même d'être exécutées? C'est une grosse question qu'il n'est pas temps de résoudre ici. Contentons-nous de signaler cet exemple, qui viendra, ainsi que beaucoup d'autres, à l'appui de ce que nous aurons à dire sur les causes de cette décadence du génie architectonique de notre pays (voy. GOÛT, STYLE).

Presque toujours les murs extérieurs des cloîtres de cathédrales, murs qui devaient conserver l'apparence sévère d'une clôture rigoureuse, présentaient aux-yeux des passants des motifs de décoration qui masquaient la recherche et la froideur de ces sortes de constructions. Leurs angles, vus sous plusieurs aspects à l'extrémité des rues qui entouraient ces grands monuments, étaient particulièrement ornés de quelque statue de saint, devant laquelle était suspendu un fanal pendant la nuit; et, pour gêner le moins possible la circulation, ces angles, comme à Laon, étaient portés sur des trompillons, des colonnes ou des encorbellements plus ou moins décorés de sculptures. Quant aux portes des cloîtres de cathédrales, lorsqu'elles donnaient immédiatement sur la voie publique, elles étaient habituellement d'une grande simplicité, afin de laisser aux portes de l'église toute leur importance et leur richesse.

Mais avant d'aller plus avant et de quitter les cloîtres romans des provinces méridionales, nous devons observer que beaucoup de ces cloîtres furent rebâtis pendant les XIIIe et XIVe siècles. Ces cloîtres romans, comme nous l'avons dit, se composaient de galeries continues formées de colonnettes portant les archivoltes qui soutenaient l'égout du comble. Ce mode de construction était suffisant pour recevoir une charpente apparente ou lambrissée. Un cloître du XIIe siècle dépendant de l'église de Saint-Michel de Cuxa près Prades (Pyrénées-Orientales) conserve la disposition primitive des galeries couvertes par des charpentes. Il se compose de rangées de colonnettes simples et non accouplées, interrompues seulement de distance en distance par des piles carrées, afin de maintenir cette longue claire-voie dans son plan vertical.

Voici (17) une portion du plan de ce cloître; dans la longueur de chaque rangée de colonnes, il n'y a que les piles d'angles et deux piles intermédiaires A qui maintiennent le dévers de l'arcature. Les colonnettes, étant simples et non jumelles, sont courtes et trapues; nous donnons (18) une portion de l'arcature bâtie entièrement en marbre de Villefranche; en B est tracée la coupe de cette arcature avec la pile d'angle.

Mais, dès le XIIIe siècle, les voûtes prévalurent dans la construction des cloîtres, et à cette époque on démonta la plupart des galeries romanes non voûtées (c'était le plus grand nombre) pour y substituer des galeries couvertes par des voûtes d'arêtes. Toutefois, dans les provinces méridionales, les colonnettes et chapiteaux étant le plus souvent en marbre et d'un beau travail, on les conservait autant que possible et on les faisait entrer dans la nouvelle ordonnance. Ce remaniement est surtout visible dans le beau cloître de l'abbaye d'Elne, située à quelques lieues de Perpignan. Il présente une grande quantité de colonnettes et chapiteaux de marbre du XIIe siècle, entremêlés de piles, chapiteaux et colonnettes du XIVe siècle. Reconstruit évidemment à cette dernière époque, le cloître d'Elne fut alors voûté; mais les formerets des voûtes ne traversent pas le mur de la galerie comme à Fontenay et à Fontfroide. Les architectes se contentèrent de placer de trois en trois arcades une pile cubique, soit prise parmi les piles du cloître primitif, soit taillée pour cette nouvelle disposition; car il faut remarquer qu'à Elne comme à Moissac, outre les colonnettes jumelles, il devait exister, au XIIe siècle, des piles rectangulaires de distance en distance pour donner plus de résistance à ces longues galeries, comme aussi à Saint-Michel de Cuxa.

Voici (19) une portion du cloître d'Elne, dont le plan d'ensemble donne un losange se rapprochant du carré. On voit en A les piles qui reçoivent les retombées des arcs doubleaux et des arcs ogives des voûtes construites avec beaucoup de soin.

La fig. 20 présente la coupe de ce cloître et une travée extérieure 256. Comme sculpture, ce cloître est le plus riche de tous ceux existant encore de nos jours dans cette partie de la France. Les chapiteaux reposés appartenant au XIIe siècle et même ceux du XIVe siècle sont d'un beau travail; les fûts des colonnettes donnant du côté intérieur de la galerie sont tous couverts de sculptures d'une grande délicatesse, et les deniers constructeurs cherchèrent à se rapprocher autant qu'ils le pouvaient du style adopté par les architectes du premier cloître. On se rendra compte de cet effort et de l'influence des arts romans en plein XIVe siècle, dans ces contrées, si l'on examine les colonnettes appartenant à ces deux époques (XIIe et XIVe siècles), que nous donnons au mot COLONNETTE.

Nous avons encore un exemple de ces remaniements dans le cloître de l'ancienne église de Saint-Papoul, près Castelnaudary. Celui-ci fut rebâti au XIVe siècle avec des fragments du commencement du XIIIe. Mais Saint-Papoul était pauvre; les galeries furent simplement couvertes par une charpente, et les colonnettes jumelles furent refaites en petits carreaux de briques octogonales, posés les uns sur les autres et réunis par un lit de mortier.

Quant aux charpentes en appentis qui couvrent les cloîtres, elles sont d'une grande simplicité; elles se composent habituellement d'une suite de chevrons soulagés par des liens, et formant à l'intérieur un angle obtus dont les rampants étaient quelquefois lambrissés et peints.

La fig. 21 donne une de ces charpentes 257; en A nous avons reproduit le profil de l'extrémité des chevrons. Ces charpentes, sans entraits, poussaient les murs des galeries, surtout lorsque ces murs n'étaient pas maintenus par des piles assez rapprochées, et lorsqu'ils étaient montés sur de longues rangées de colonnettes accouplées. Aussi faut-il attribuer en grande partie la reconstruction de presque tous les cloîtres romans à la mauvaise combinaison de ces charpentes qui durent hâter leur ruine. Nous devons faire remarquer que parfois, comme à Moissac et à Saint-Lizier par exemple, les colonnettes des galeries des cloîtres romans sont tantôt accouplées, tantôt simples: lorsqu'elles sont simples, le chapiteau est beaucoup plus évasé, dans le sens de l'épaisseur du mur que dans l'autre sens; lorsqu'elles sont jumelles, souvent les chapiteaux doubles sont pris dans un seul morceau de pierre, ainsi que les deux bases, afin de bien relier les fûts des colonnettes et de les rendre solidaires. Si les chapiteaux doubles sont indépendants l'un de l'autre, ce sont alors des tailloirs qui relient les colonnes accouplées sous le sommier des archivoltes. Les déversements fréquents des galeries des cloîtres romans, produits par la poussée des charpentes, firent évidemment substituer d'abord les colonnes jumelles aux colonnettes simples, puis obligèrent les constructeurs à prendre des précautions particulières lors de la pose de ces colonnettes jumelles: comme, par exemple, de tailler les chapiteaux accouplés dans un seul morceau de pierre et de leur donner un fort volume comparativement au diamètre et à la hauteur de la colonne; comme de poser ces colonnettes, généralement peu ou point galbées, celle du dedans ayant son parement intérieur vertical, et celle extérieure légèrement inclinée, ou, pour employer un terme de bâtisse, ayant du fruit sur le dehors.

Une figure est nécessaire pour faire comprendre cette précaution des constructeurs romans. Soit (22) la coupe d'une colonnade de cloître portant des archivoltes; soit A l'intérieur de la galerie et B le préau, la colonnette C sera posée verticale, tandis que la colonnette D sera posée inclinée de 0,02 c. ou 0,03 c., de G en H. La base double I étant prise dans un seul morceau de pierre, ainsi que le chapiteau double K, les deux colonnettes forment ainsi un véritable chevalement résistant à une poussée agissant suivant la ligne L M. Malgré ces précautions, basées sur une observation très-juste, le temps, la négligence, l'affaissement de charpentes mal entretenues et pourries, ont cependant fait déverser la plupart des colonnades des cloîtres romans couverts par des lambris. Mais ce qui nous a permis de constater ce fait intéressant, ce sont les centres des bases, en plan, qui sont presque toujours plus écartés que les centres des astragales des chapiteaux de 0,01 c., 0,02 c. ou même 0,03 c.; c'est encore l'alignement du parement intérieur des bahuts O (qui n'a pu changer) comparé à l'alignement primitif intérieur N des archivoltes, donné par les angles des cloîtres, lesquels n'ont pu varier non plus. Mais nous avons l'occasion de nous étendre sur ces précautions des constructeurs dans la pose des membres de l'architecture au mot CONSTRUCTION.

Pour clore ce que nous avons à dire sur les cloîtres romans, nous signalerons à nos lecteurs le cloître de Saint-Lizier (Ariége) (fin du XIIe siècle). Sa construction est d'une extrême simplicité. Il se compose de deux étages de galeries, l'une au rez-de-chaussée, en maçonnerie, l'autre au premier, en charpente.

La fig. 23 donne la moitié du plan général de ce cloître, et la fig. 24 sa coupe avec l'élévation des galeries. On ne saurait bâtir deux étages de portiques avec plus d'économie. Les colonnettes et bases sont en marbre, n'ont que 0,11 c. de diamètre (il faut dire que le marbre n'est pas, dans cette contrée, une matière rare); elles posent sur une seule assise continue et si basse qu'on ne peut guère la considérer comme un bahut. Les chapiteaux, très-évasés, sont en pierre ainsi que les archivoltes, les murs au-dessus en maçonnerie. Un plancher couvre cette galerie. Au-dessus, le mur forme un appui sur lequel sont posées des piles en brique dans les angles et sur les milieux de deux des côtés du cloître; puis des poteaux à huit pans en bois avec base et chapiteau pris dans la masse, portant de longs poitrails posés de champ, sur lesquels sont fixés les chevrons dont la saillie abrite toute la construction 258. On n'oserait aujour'd'hui exécuter une bâtisse aussi légère, qui doit sa solidité à l'extrême simplicité des moyens employés.

Revenons maintenant aux cloîtres de l'époque gothique; après tout, les cloîtres romans n'offrent que peu de variétés, et ce que nous en avons donné suffit pour se faire une idée passablement complète de ces sortes de constructions. Il n'en est pas de même des cloîtres élevés pendant la période gothique, surtout au moment où cet art commence à se développer. Le programme d'un cloître était, pour les architectes du XIIIe siècle, un thème précieux dont ils devaient tirer un grand parti. L'orientation, la disposition d'un cloître relativement à ses annexes, les besoins particuliers à telle communauté, la nature des matériaux, la nécessité de clore telle partie, de laisser l'autre ouverte, les écoulements d'eau pluviale, les moyens de recueillir ces eaux dans des citernes, tout cela devait exciter et excitait le génie inventif des architectes de cette époque. Il nous serait difficile, au milieu de tant de ruines regrettables (car ces dépendances de nos églises ont été presque partout transformées, dévastées ou même démolies), de ne rien omettre; toutefois, nous essayerons du moins de faire connaître les modifications successives apportées dans ces constructions et de présenter les exemples les plus complets et les plus remarquables que le temps et la main des hommes n'ont pas détruits. Les cloîtres encore debout, abandonnés, sans usage aujourd'hui, construits la plupart très-légèrement, tendent tous les jours à disparaître, et notre travail pourra perpétuer pour l'étude des oeuvres dont il ne restera bientôt plus trace 259.

Nous avons vu déjà qu'à Laon les constructeurs avaient vitré les ouvertures supérieures prises sous les formerets des voûtes du cloître et avaient laissé les arcatures inférieures libres, comme les anciennes galeries romanes. Mais à Laon, bien que ce cloître soit déjà gothique par ses voûtes, la claire-voie inférieure est complétement distincte de la rose vitrée, comme dans les cloîtres de transition, tels que ceux de Fontenay et de Fontfroide. Cette disposition ne fut pas longtemps conservée; bientôt tout l'espace compris entre les formerets, les piles et le bahut, fut rempli par des meneaux; mais ces meneaux ne furent pas entièrement vitrés comme ceux des fenêtres des collatéraux d'une église. On se contenta d'abord de vitrer les compartiments supérieurs et de laisser à jour les intervalles entre les colonnettes. Il existe un cloître de ce genre, d'une disposition charmante, sur le flanc sud de l'église collégiale de Sémur-en-Auxois. Il est fort petit, puisque chacun de ses côtés ne contient que deux travée.

En voici le plan entier (25), à l'échelle de 0,005 millimètres pour mètre. Profitant avec une intelligence rare des poussées égales qui, dans les angles, agissent en sens contraire et se neutralisent par conséquent, l'architecte, au lieu de donner à ces angles, comme dans les cloîtres romans, une épaisseur considérable, en a fait une pile composée de six colonnettes réunies et prises dans un seul morceau de pierre. Cette jolie disposition donne une légèreté extraordinaire à ce cloître, tout en lui conservant une parfaite solidité. Les seuls points résistants de la construction sont les quatre contre-forts plantés sur le milieu de chacune des faces de la galerie et les divisant en deux travées. Un puits est creusé au milieu du petit préau.

La fig. 26 présente la coupe et l'élévation d'une travée du cloître de Sémur, ainsi qu'un détail du plan des piles en A. Les intervalles entre les colonnettes n'étaient pas vitrés, tandis que les compartiments des meneaux au-dessus de l'arcature l'étaient 260. On obtenait ainsi, pour éclairer les galeries, beaucoup plus de jour que dans les cloîtres romans, et la pluie ni le vent ne pouvaient gêner les personnes qui circulaient sous les galeries. Les roses et découpures des meneaux vitrés formaient comme des écrans transparents opposés au vent et au soleil. La sculpture des chapiteaux est fort belle, large, abondante, et les matériaux des piles de grande dimension, suivant le mode bourguignon. Ce cloître est du temps de l'église et dut être bâti entre les années 1230 et 1240.

Cependant il arrivait souvent, au XIIIe siècle, que les travées des cloîtres voûtés étaient garnies de meneaux sans vitraux, qui n'étaient alors que des claires-voies de pierre destinées à briser l'effort du vent et à garantir les personnes qui passaient dans les galeries contre la vivacité de l'air ou des rayons du soleil. Nos églises du nord possédaient beaucoup de cloîtres de ce genre vitrés partiellement ou complétement à claires-voies. La cathédrale de Noyon, le long de la nef, au nord, conserve encore la galerie occidentale de son cloître du XIIIe siècle, sur laquelle s'ouvre une belle salle capitulaire dont les piles d'entrée sont richement décorées de sculptures, d'ornements et de statues d'évêques (voy. SALLE CAPITULAIRE). Ce cloître, ainsi que ses dépendances, était autrefois crénelé du côté extérieur, afin de pouvoir, au besoin, se défendre contre un coup de main. La construction des galeries est large, simple, bien conçue et bien exécutée.

Voici (27) le plan et (28) l'élévation extérieure d'une des travées du cloître de la cathédrale de Noyon. La claire-voie est complétement à jour, sans verrières, et son archivolte sert de formeret aux voûtes en arcs d'ogives; du côté du mur, les arcs portent sur des culs-de-lampe sculptés, afin de ne pas gêner la circulation par la saillie de piles engagées. Aujourd'hui, la construction est dérasée au niveau A (fig. 28); les gargouilles, pinacles, larmiers et balustrades qui couronnaient certainement la belle corniche feuillue n'existent plus. Nous donnons en B une coupe sur l'axe de la travée, qui fait voir l'extrême simplicité de cette construction, ne consistant réellement qu'en des contre-forts réunis par des archivoltes recevant l'intrados des voûtes. Il est bon d'examiner ce cloître après celui de l'église de Sémur que nous avons donné (fig. 26); ces deux petits édifices sont contemporains, ils sont élevés entre les années 1230 et 1240.

On peut observer ici la différence des deux écoles bourguignonne et française: la première hardie, élégante, avec un mélange de rudesse, employant des matériaux résistants et sachant en tirer les avantages résultant de leur nature; l'autre fine, sobre, possédant un sentiment très-vif des proportions, évitant les exagérations et les étrangetés. Il ne faudrait pas croire cependant que les architectes des provinces françaises eussent adopté un poncif aussi simple dans la construction de leurs cloîtres. L'amour du luxe, un instant comprimé par les cisterciens, reprit un nouvel essor au commencement du XIIIe siècle chez les religieux réguliers. À cette époque, en France, en Italie, en Espagne, en Allemagne et en Angleterre, les monastères virent s'élever des cloîtres qui rivalisaient entre eux comme étendue, en richesse de matériaux et de sculpture. En Italie, ce fut alors qu'on éleva les cloîtres de marbre, couverts de sculptures et de mosaïques, de Saint-Paul-hors-les-murs, de Saint-Jean de Latran, à Rome; en Sicile, l'admirable et immense cloître de Montréale, singulier mélange d'architecture normande et de traditions des Maures; en France, les beaux cloîtres de Saint-Léger et de Saint-Jean-des-Vignes de Soissons. Nous nous occuperons de ce dernier cloître, dans lequel les religieux, tout en restant fidèles au principe appliqué avec une si grande sobriété à Noyon, déployèrent un luxe de sculpture peu commun.

Nous donnons (29) le plan et (30) l'élévation extérieure d'une travée du cloître de Saint-Jean-des-Vignes, contemporain de celui de Noyon. La galerie du rez-de-chaussée était probablement surmontée d'un étage qui n'existe plus. Les contre-forts, les tympans entre les archivoltes sont couverts de sculpture. Le plan présente une multitude de colonnettes dont la fonction est déterminée par les arcs des voûtes, et qui sont couronnées par des chapiteaux finement travaillés dont la réunion forme, à l'intérieur comme à l'extérieur de la galerie, un brillant cordon d'ornements. Les voûtes, du côté du mur, ainsi qu'à Noyon, sont portées sur des culs-de-lampe naissant sur des têtes humaines. Quant à la claire-voie, ses roses seules étaient vitrées 261.

Cette richesse, si fort en contradiction avec le principe des ordres religieux, ne laissait pas d'exciter déjà, au XIIIe siècle, le blâme ou la raillerie. On est trop disposé à croire que les XVIe et XVIIIe siècles ont été les seuls à critiquer le luxe des moines. Un poëte du XIIIe siècle qui était reçu à la cour de saint Louis, Rutebeuf, ne manque pas une occasion d'exercer sa verve contre les ordres religieux. On en jugera par ce passage extrait de la Vie de sainte Elysabel:

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