Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 8 - (Q suite - R - S)
«C'est l'esprit qui voit, c'est l'esprit qui entend:
L'oeil est aveugle, l'oreille est sourde.»
Donc ces Grecs qu'on nous représente (lorsqu'il est question des arts) comme absolument dévoués au culte de la beauté extérieure, de la forme, possédaient au milieu d'eux, dès avant Phidias, des poëtes, des philosophes qui chantaient et professaient quoi? L'illusion des sens, le détachement de l'âme du corps, de ses appétits et de ses passions, l'asservissement de l'enveloppe matérielle à l'esprit. On avouera que sous ce rapport le christianisme n'a rien inventé. Mais si les Athéniens, tout en écoutant Socrate, taillaient les marbres du Parthénon et du temple de Thésée, ils alliaient difficilement les théories du philosophe avec cette importance merveilleuse donnée à la beauté extérieure... Socrate fut condamné à mort. Phidias fut exilé; ce qui tendrait à prouver qu'à ce moment de la civilisation athénienne une lutte sourde commençait entre ces deux principes, de la prépondérance de la matière sur l'âme, de l'âme sur la matière. Et en effet Phidias n'est pas plutôt à Olympie qu'il façonne cette statue de Zeus, d'une si étrange beauté, si l'on en croit ceux qui l'ont vue, en ce qu'elle reflétait, sur une admirable forme, la pensée la plus profonde. Déjà donc, à l'apogée de la splendeur plastique de l'art grec s'élève la réaction, non contre la beauté plastique, mais contre la suprématie de cette beauté sur l'intelligence, sur ce que Socrate lui-même appelle la vérité née de la raison humaine. Qu'ont donc fait ces statuaires de notre belle école laïque primitive, si ce n'est de suivre cette voie ouverte par les Grecs eux-mêmes et de chercher, non point par une imitation plastique, mais dans leur pensée, tous les éléments de l'art dont ils nous ont laissé de si beaux exemples?
Les statuaires du XIIIe siècle ne pouvaient avoir les idées, les sentiments des statuaires du temps de Périclès; ayant d'autres idées, d'autres sentiments, il était naturel qu'ils cherchassent, pour les rendre, des moyens différents de ceux employés par les artistes grecs et en cela ils étaient d'accord avec les principes émis par les Grecs, si nous en croyons Platon. Mais, objectera-t-on: «nous ne contestons pas cela; nous n'accusons pas les artistes du moyen âge de n'avoir pas produit des oeuvres aussi bonnes que le permettait le milieu social où ils vivaient. Nous tenons à constater seulement que leurs oeuvres ne sont pas et ne pouvaient être aussi belles que celles de l'époque grecque, et que par conséquent il est bon d'étudier celles-ci, funeste d'étudier celles-là.» Nous sommes d'accord, sauf sur la conclusion en ce qu'elle a au moins d'absolu. Nous répondrons: «Il est utile d'étudier la statuaire grecque et de s'enquérir en même temps de l'état social au milieu duquel elle s'est développée, parce que cet art est en harmonie avec cet état social et que sa forme sensible est parfaitement belle; mais notre état social moderne étant différent de celui des Grecs, il est utile de savoir comment à d'autres époques, dans des conditions nouvelles étrangères à celles de la société grecque, des artistes ont su aussi développer un art sans imiter les Grecs et en conservant leur caractère propre; parce qu'il est utile toujours de connaître les moyens sincères qu'emploie l'intelligence humaine pour se manifester.» Nier que l'état social et religieux de la Grèce n'ait pas été le milieu le plus favorable au développement des arts plastiques qui ait jamais existé, ce serait nier la lumière en plein midi; mais prétendre que ce milieu puisse être le seul, ou plutôt que ce qu'il a produit doive sans cesse être reproduit, même dans d'autres milieux, c'est nier le développement de l'esprit humain, si bien préconisé par les Grecs eux-mêmes, et considérer les aspirations vers des horizons nouveaux comme les bouffées d'une sotte vanité. Nous accordons qu'on ne saurait dépasser la beauté plastique de la statuaire grecque, alors la conclusion devrait être de chercher une autre face non développée de la beauté. C'est dans ce sens que les efforts des statuaires du XIIIe siècle se sont dirigés. Dans leurs ouvrages la beauté purement plastique est certainement fort au-dessous de ce que nous a laissé la Grèce; mais un nouvel élément intervient, c'est l'élément intellectuel que les Grecs les premiers ont fait surgir. La statuaire n'est plus seulement une admirable forme extérieure, une sublime apparence matérielle, elle devient un être révélant toute une suite d'idées, de sentiments. Toutes les statues grecques regardent dans leur présent--et c'est pour cela qu'il est si ridicule de les copier aujourd'hui que ce passé est bien loin--tandis que les statues du moyen âge des bons temps manifestent une pensée qui est de l'humanité tout entière et semblent vouloir deviner l'inconnu. C'est ce qui nous faisait dire tout à l'heure que beaucoup d'entre elles expriment le doute, non le doute mélancolique et découragé, mais le doute audacieux, investigateur; ce doute qui, à tout prendre, conduit au grand développement des sociétés modernes, ce doute qui a formé les Bacon, les Galilée, les Pascal, les Newton, les Descartes. La statuaire des Grecs est soeur de la poésie; celle du moyen âge pénètre dans le domaine de la psychologie et de la philosophie. Est-ce un malheur? Qu'y faire? si ce n'est en prendre résolûment son parti et profiter du fait au lieu d'essayer de le cacher. La plupart de nos statuaires ne sont-ils pas un peu comme des scribes s'amusant à recopier sans cesse des manuscrits enluminés et refusant de reconnaître l'invention de l'imprimerie?
Il ne faudrait pas croire cependant que ces statuaires du XIIIe siècle n'ont pas pu, quand ils l'ont voulu, exprimer cette sérénité brillante et glorieuse qui est le propre de la foi. À Paris, à Reims, bon nombre de figures sont empreintes de ces sentiments de noble béatitude, que l'imagination prête aux êtres supérieurs à l'humanité. Les anges ont été pour eux un motif de compositions remarquables, soit comme ensemble, soit dans l'expression des têtes.
On peut voir dans les voussures de la porte principale de Notre-Dame de Paris deux zones d'anges à mi-corps dont les gestes et les expressions sont d'une grâce ravissante. La cathédrale de Reims a conservé une grande quantité de ces représentations d'êtres supérieurs, traitées avec un rare mérite. Les anges posés sur les grands contre-forts et qui sont de dimensions colossales sont presque tous des oeuvres magistrales. D'autres, d'une époque un peu plus ancienne, c'est-à-dire qui ont dû être sculptés vers l'année 1225 et qui sont adossés aux angles des chapelles absidales, sous la corniche, ont des qualités qui les mettent presqu'en parallèle, comme faire, avec la statuaire grecque du bon temps.
Nous donnons (fig. 17) la tête d'un de ces anges. L'antiquité n'exprime pas mieux la jeunesse, l'ingénuité, le bonheur calme et sûr, et cependant dans ces traits intelligents, rien de niais ou de mignard. C'est jeune et gracieux, mais en même temps puissant et sain. Nous inviterions les personnes qui, sans avoir jamais regardé la statuaire du moyen âge que sur des bahuts flamands couverts de magots difformes ou sur quelques dyptiques, ne voyent dans cet art qu'un développement du laid, d'aller faire un voyage à Reims, à Chartres ou à Amiens et d'examiner avec quelque attention les bonnes statues colossales de ces églises et les deux ou trois mille figures des voussures et bas-reliefs; peut-être leur jugement serait-il quelque peu modifié 79.
Si cette tête d'ange est belle, intelligente, cette beauté ressemble-t-elle à celle des beautés grecques? Nullement. Le front est haut et large, les yeux longs, à peine enfoncés sous les arcades sourcilières, le nez est petit, le crâne large aux tempes, le menton fin. C'est un type de jeune Champenois idéalisé, qui n'a rien de commun avec le type grec. Ce n'est pas là un tort, à nos yeux, mais une qualité. Idéaliser les éléments que l'on possède autour de soi, c'est là le véritable rôle du statuaire plutôt que de reproduire cent fois la tête de la Vénus de Milo, en lui enlevant, à chaque reproduction, quelque chose de sa fleur de beauté originale 80. Nous n'avons pas suffisamment insisté sur les conditions dans lesquelles le beau se développait chez les Athéniens entre tous les Grecs. Si élevée que soit la doctrine de Platon, si merveilleux que soit le Phédon, comme grandeur et sérénité de la pensée, il ressort évidemment de l'argumentation de Socrate que la fin de l'homme c'est lui, c'est le perfectionnement de son esprit, le détachement de son âme des choses matérielles. Il y a dans le Phédon et dans le Criton particulièrement, une des plus belles définitions du devoir que l'on ait jamais faite. Mais il n'est question que du devoir envers la patrie; l'humanité n'entre pour rien dans les pensées exprimées par Socrate. C'est à l'homme à s'élever par la recherche de la sagesse et par cette recherche il se détache autant du prochain que de son propre corps. La recherche de la beauté dans les arts, suivant les Athéniens, procédait de la même manière; l'homme est sublime, l'humanité n'existe pas. C'est pourquoi tant de personnes, jugeant des choses d'art avec leur instinct seulement, tout en admirant une statue grecque, lui reprochent le défaut d'expression, ce qui n'est pas exact, mais plutôt le défaut de sensibilité humaine, ce qui serait plus près de la vérité. Tout individu-statue, plus il est parfait chez l'Athénien et plus il se rapproche d'un mythe-homme, complet, mais indépendant du reste de l'humanité, détaché, absolu dans sa perfection. Aussi, voyez la pente: de l'homme supérieur, le Grec fait un héros; du héros, un dieu. Certes il y a là un véhicule puissant pour arriver à la beauté, mais est-ce à dire que ce véhicule soit le seul et surtout qu'il soit applicable aux sociétés modernes? Et cela est particulièrement propre aux Athéniens, non point à toute la civilisation grecque. Les découvertes faites en dehors de l'Attique nous démontrent qu'on s'est fait chez nous, surl'art grec, des idées trop absolues. Les Grecs pris en bloc ont été des artistes bien plus romantiques qu'on ne le veut croire. Il suffit, pour s'en convaincre, d'aller visiter le Musée britannique, mieux fourni de productions de la statuaire grecque que le Musée du Louvre. Ce qui ressort de cet examen, c'est l'extrême liberté des artistes. Les fragments du tombeau de Mausole, par exemple, qui certes datent d'un bon temps et qui sont très-beaux, ressemblent plus à de la statuaire de Reims qu'à celle du Parthénon. Nous en sommes désolés pour les classiques qui se sont fait un petit art grec commode pour leur usage particulier et celui de leurs prosélytes; c'est d'un déplorable exemple, mais c'est grec et bien grec; et ce monument était fort prisé par les Grecs, puisqu'il fut considéré comme la septième merveille des arts. Pouvons-nous admettre que les Grecs ne s'y connaissaient pas?
La statue du roi de Carie est presque entièrement conservée, compris la tête; et tout le personnage rappelle singulièrement une des statues du portail de Reims que nous donnons ici (fig. 18), en engageant les sculpteurs à aller la voir. C'est la première sur l'ébrasement de gauche de la porte centrale. Or, quand on songe que cette statue du roi Mausole est postérieure de soixante ans à la statuaire de Phidias, on peut assurer que les statuaires grecs ne se recopiaient pas et qu'ils cherchaient le neuf sur toutes les voies, sans craindre d'aller sans cesse recourir à la nature comme à la source vivifiante. Au Musée britannique on peut voir d'assez nombreux exemples de cette statuaire grecque des côtes de l'Asie Mineure qui, bien qu'empreinte d'un style excellent, diffère autant que la statuaire du moyen âge elle-même de la statuaire de l'Attique. Si les musées en France étaient des établissements sérieusement affectés à l'étude et placés en dehors des systèmes exclusifs, n'aurait-on pas déjà dû réunir, dans des salles spéciales, des moulages de la statuaire antique et du moyen âge comparées. Rien ne serait plus propre à ouvrir l'intelligence des artistes et à leur montrer comment l'art, à toutes les époques, procède toujours d'après certains principes identiques. Cela ne vaudrait-il pas mieux et ne serait-il pas plus libéral que de repaître notre jeunesse de banalités et d'entretenir au milieu d'elle une ignorance qui, si les choses continuent ainsi, nous fera honte en Europe 81? Si dans des salles on plaçait parallèlement des figures grecques de l'époque éginétique et des figures du XIIe siècle de la statuaire française, on serait frappé des analogies de ces deux arts, non-seulement quant à la forme, mais quant au faire. Si plus loin on mettait en regard des figures de l'époque du développement grec et du XIIIe siècle français, on verrait par quels points de contact nombreux se réunissent ces deux arts, si différents dans leurs expressions. Mais cela tendrait à émanciper l'esprit des artistes et à faire reconnaître qu'il y a un art français avant le XVIe siècle, deux choses qu'il faut empêcher à tout prix, parce que ce serait la mort du protectorat académique en matière d'art, et que le protectorat est commode pour ceux qui l'exercent comme pour ceux qui s'y soumettent et en profitent par conséquent.
Ce qu'il est important de maintenir, c'est qu'avant le XVIe siècle, toute reproduction d'art en France n'était qu'un essai grossier, barbare. Que l'Italie a eu l'heureuse destinée de nous éclairer, que certains artistes assez adroits, au XVIe siècle, en France, sous l'influence de la cour de François Ier, se sont dégrossis au contact des Italiens et ont produit des oeuvres qui ne manquent pas de charme. Mais qu'au XVIIe siècle seul, c'est-à-dire à l'académie qui en est une incarnation, il était réservé de coordonner tous ces éléments et d'en faire un corps de doctrine d'où la lumière, à tout jamais, doit jaillir. Si on laisse entrevoir que la France a possédé un art avant cette inoculation italienne du XVIe siècle, si bien réglée par l'académie, tout cet échafaudage scellé, dressé avec tant de soins et à l'aide de mensonges historiques s'écroule et nous nous retrouvons en face de nous-mêmes, c'est-à-dire de nos oeuvres à nous. Nous reconnaissons qu'on a pu faire des chefs-d'oeuvre sans école des Beaux-Arts et sans villa Medici. Nous n'avons plus, en fait de protecteurs des arts, que notre talent, notre étude, notre génie propre et notre courage. Il n'y a plus de gouvernement possible dans l'art avec ces éléments seuls, tout est perdu pour les gouvernants comme pour une bonne partie des gouvernés et surtout pour la classe des censeurs, n'ayant jamais tenu ni l'ébauchoir, ni le compas, ni le pinceau, mais vivant de l'art comme le lierre vit du chêne en l'étouffant sous son plantureux feuillage.
Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable!
Si l'on eû dit à ces artistes, pardon, à ces imagiers du XIIIe siècle: «Bonnes gens, qui faites de la sculpture comme nulle part on n'en fait de votre temps, qui formez l'école mère où l'on vient étudier, qui envoyez des artistes partout, qui pratiquez votre art avec la foi en vos oeuvres et une parfaite connaissance des moyens matériels, qui couvrez notre pays d'un monde de statues égal, au moins, au monde de statues des villes grecques; il arrivera un moment en France, à Paris, là où vous placez le centre de vos écoles, où des hommes, Français comme vous, nieront votre mérite,--cela vous importe peu,--mais essayeront de faire croire que vous n'avez pas existé, que vos oeuvres ne sont pas de vous, qu'elles sont dues à un hasard protecteur, et donneront, comme preuve, que vous n'avez pas signé vos statues...» les bonnes gens n'auraient pas ajouté foi à la prédiction. Cependant le prophète eût bien prophétisé.
Nous ne demanderions pas mieux ici que de nous occuper seulement de nos arts anciens; mais il est bien difficile d'éviter les parallèles, les comparaisons, si l'on prétend être intelligible. La statuaire est un art qui possède plus qu'aucun autre le privilége de l'unité. Elle n'est point comme l'architecture forcée de se soumettre aux besoins du moment, comme la peinture dont les ressources sont tellement variées, infinies, qu'entre une fresque des catacombes et un tableau de l'école hollandaise il y a mille routes, mille sentiers, mille expressions diverses et mille manières différentes de les employer. Faire l'histoire de la statuaire d'une époque, c'est entrer forcément dans toutes les écoles qui ont marqué. Qu'on veuille donc bien nous pardonner ces excursions répétées soit dans l'antiquité, soit chez nos statuaires modernes. Pourrions-nous faire saisir la qualité que nous appelons dramatique, dans la statuaire du moyen âge, sans chercher jusqu'à quel point les anciens l'ont admise et ce que nous en avons fait aujourd'hui?
Il est nécessaire d'abord d'expliquer ce que nous considérons comme l'élément dramatique dans la statuaire. C'est le moyen d'imprimer dans l'esprit du spectateur, non pas seulement la représentation matérielle d'un personnage, d'un mythe, à un acte, d'une scène, mais tout un ordre d'idées qui se rattachent à cette représentation. Ainsi une statue parfaitement calme dans son geste, dans l'expression même de ses traits, peut posséder des qualités dramatiques et une scène violente n'en posséder aucune. Telle statue antique, comme l'Agrippine du Musée de Naples, par exemple (admettant même qu'on ne sût pas quel personnage elle représente), est éminemment dramatique, en ce sens que dans sa pose affaissée, dans l'ensemble profondément triste et pensif de la figure, on devine tout une histoire funeste, tandis que le groupe de Laocoon est bien loin d'émouvoir l'esprit et de développer un drame. Ce sont des modèles, et les serpents ne sont-ils qu'un prétexte pour obtenir des effets de pose et de muscles. Nous choisissons exprès ces deux exemples dans une période de la statuaire où l'on cherchait précisément cette qualité dramatique, et où on ne l'obtenait que quand on ne la cherchait pas, c'est-à-dire dans quelques portraits. Bien que dans la statuaire la beauté de l'exécution soit plus nécessaire que dans tout autre art, cependant l'élément dramatique n'est pas essentiellement dépendant de cette exécution. Tel bas-relief des métopes de Sélinonte, quoique d'une exécution primitive, roide, telle sculpture du XIIe siècle qui présente les mêmes imperfections, sont profondément empreints de l'idée dramatique, en ce que ces sculptures transportent l'esprit du spectateur bien au delà du champ restreint rempli par l'artiste. Il est à remarquer d'ailleurs que la qualité dramatique dans la statuaire semble s'affaiblir à mesure que la perfection d'exécution matérielle se développe. Dans les monuments égyptiens de la haute antiquité, l'impression dramatique est souvent d'autant plus profonde que l'exécution est plus rude 82.
Dans les arts du dessin et dans la sculpture particulièrement, l'impression dramatique ne se communique au spectateur que si elle émane d'une idée simple et que si cette idée se traduit, non par l'apparence matérielle du fait, mais par une sorte de traduction idéale ou poétique, ou par l'expression d'un sentiment parallèle, dirons-nous. Ainsi, donner à un héros des dimensions supérieures à celles des personnages qu'il combat, c'est rentrer dans la première condition. Donner à ce héros une physionomie impassible pendant une action violente, c'est rentrer dans la seconde. Représenter un personnage colossal lançant du haut de son char, entraîné par des chevaux au galop, des traits sur une foule de petits ennemis renversés et suppliants, c'est une traduction idéale ou poétique d'un fait; donner aux traits de ce personnage une expression impassible, de telle sorte qu'il semble ne jeter sur ces vaincus qu'un regard vague, exempt de passion ou de colère, c'est graver dans l'esprit du spectateur une impression de grandeur morale qui produit instinctivement l'effet voulu.
Nous ne possédons malheureusement qu'un très-petit nombre de grandes compositions de la statuaire grecque et il serait difficile de suivre la filiation du dramatique dans cet art. La composition des frontons du temple d'Égine obtenue au moyen de statues représentant, dans diverses poses, un fait matériel, n'a rien de dramatique. Mais cependant le sentiment du dramatique est profondément gravé dans l'art grec dès une assez haute antiquité, si l'on en juge par certains fragments du temple de Sélinonte déjà indiqués, et par les peintures des vases. Le sentiment dramatique (la vérité du geste mise à part) est très-développé dans la statuaire du Parthénon et du temple de Thésée, mais développé dans le sens purement matériel. C'est beaucoup d'émouvoir par la beauté extérieure, et c'est peut-être ce qu'avant tout doit chercher le statuaire, mais ce n'est pas tout, croyons-nous. Il est d'autres cordes que l'art peut faire vibrer et la difficulté est de réunir dans un même objet et la beauté plastique qui saisit l'esprit par les yeux et ce reflet d'une pensée qui transporte l'esprit au delà de la représentation matérielle. Rarement ces deux résultats sont atteints dans l'antiquité; plus rarement encore dans l'art du moyen âge. Le sens dramatique, si profond souvent dans la statuaire du moyen âge, semble gêner le développement du beau plastique et le statuaire, tout pénétré de son idée, l'exprime sans songer à la beauté de la forme. Il n'en faut pas moins distinguer ces qualités et en tenir compte.
Quelques bas-reliefs de la fin du XIIe siècle de l'école de l'Île-de-France sont très-fortement empreints du sentiment dramatique. Nous citerons entre autres celui qui sur le tympan de la porte centrale de la cathédrale de Senlis représente la mort de la Vierge, et là l'exécution est belle. Dans cette scène, à laquelle assistent des anges, il y a une pensée rendue avec une grandeur magistrale. L'événement émeut les esprits célestes plus peut-être que les apôtres, et dans cette émotion des anges, il y a comme un air de triomphe qui remue le coeur, en enlevant à cette scène toute apparence d'une mort vulgaire. Ce n'est plus la mère du Christ s'éteignant au milieu des apôtres qui expriment leur douleur, c'est une âme dégagée des liens terrestres et dont la venue prochaine réjouit le ciel. L'idée, dans des sujets semblables, de placer le Christ parmi les apôtres, recevant dans ses bras, sous la figure d'un enfant, l'âme de sa mère, est déjà l'expression très-dramatique d'un sentiment élevé, touchant, et cette idée a souvent été rendue avec bonheur par les artistes du commencement du XIIIe siècle. L'école rhénane manifeste aussi des tendances dramatiques dès le XIIe siècle, mais avec une certaine recherche qui fait pressentir les défauts de cette école inclinant vers le maniéré.
La clôture du choeur oriental de la cathédrale de Bamberg représente, sous une arcature, des apôtres groupés deux par deux qui accusent bien les tendances de cette école rhénane si intéressante à étudier. La figure 19 donne l'un de ces groupes. Il y a dans les gestes, dans les expressions de ces personnages qui discutent, un sentiment dramatique prononcé, penchant vers le réalisme, qu'on ne trouve à cette époque dans aucune autre école. Mais ce sentiment dramatique manque de l'élévation que possède la statuaire de l'Île-de-France. Cette province est l'Attique du moyen âge. C'est à son école qu'il est bon de recourir quand on veut se rendre compte du développement de la statuaire soit comme pensée, soit comme exécution.
Nous avons parlé déjà des scènes qui garnissent les voussures de la porte centrale de Notre-Dame de Paris (côté des damnés) et de l'expression terrible de ces scènes mises en regard de la béatitude et du calme des élus. L'une de ces scènes représente une femme nue, les yeux bandés, tenant un large coutelas dans chaque main; elle est à cheval et derrière elle tombe, à la renverse, un homme dont les intestins s'échappent par une large blessure.
Voyez figure 20. «Et en même temps je vis paraître un cheval pâle; et celui qui était monté dessus s'appelait la Mort et l'enfer le suivait; et le pouvoir lui fut donné sur la quatrième partie de la terre, pour y faire mourir les hommes par l'épée, par la famine, par la mortalité et par les bêtes sauvages» 83. L'apparition des quatre chevaux de l'Apocalypse est rendue dans un grand nombre d'édifices religieux de cette époque, à la cathédrale de Reims notamment; mais quelle différence dans la manière dont est exprimée cette scène! Ici, à Notre-Dame, l'artiste a donné à celui qui monte le quatrième cheval la figure d'une femme, la Mort. Elle a les yeux bandés. Il semble qu'elle se soit élancée sur ce cheval monté par l'homme orgueilleux, et que du même coup elle ait éventré cet homme dont la tête traîne dans la poussière. Cette façon d'interpréter ce verset de l'Apocalypse, de le traduire en sculpture, le geste de la Mort dont les jambes étreignent fortement le cheval, le mouvement abandonné de l'homme, l'expression effarée de la tête de l'animal, la composition des lignes de ce groupe, présentent un ensemble terrible. Il est difficile d'aller plus loin dans l'expression dramatique. L'exécution même a quelque chose de heurté, de rude, qui s'harmonise avec le sujet. La tête de l'animal, celle de l'homme renversé, sont des oeuvres de sculpture remarquables et dont notre figure ne peut donner qu'une idée fort incomplète; on retrouve ce sentiment dramatique dans un grand nombre de bas-reliefs de la même époque, c'est-à-dire de la première moitié du XIIIe siècle. Les Prophéties, les Vices du portail de la cathédrale d'Amiens, les bas-reliefs des porches de Notre-Dame de Chartres, possèdent ces qualités indépendantes de l'exécution matérielle qui parfois est défectueuse. Ces artistes avaient des idées et prenaient le plus court chemin pour les exprimer. Aussi, comme les Grecs, atteignaient-ils souvent la véritable grandeur; car il faut bien reconnaître que la sculpture ne possède pas les ressources étendues de la peinture, surtout de la peinture telle qu'elle a été comprise depuis le XVIe siècle; elle n'a ni le prestige des effets obtenus par la perspective, la coloration, la différence des plans. Elle n'a, pour exprimer un sentiment dramatique, que le geste et la composition des lignes. La pénurie de ces moyens exige une grande netteté dans la conception. Or, on doit reconnaître que les artistes du XIIIe siècle ont possédé ces qualités à un degré très-élevé.
Il ne faudrait pas croire cependant que dans leurs oeuvres l'exécution matérielle ne tînt pas une grande place. Il ne s'agit pas ici de cette perfection mécanique qui consiste à tailler et ciseler adroitement la pierre, le marbre ou le bois; ils ont prouvé que, sous ce rapport, ils ne le cédaient à aucune école, y compris celles de l'antiquité, mais il s'agit de cette exécution si rarement comprise de nos jours, et qui tient à l'objet, à sa place, à sa destination. Les sculpteurs du moyen âge ont composé de très-petits bas-reliefs et des colosses. Si nous nous reportons à la belle antiquité grecque, nous observerons que les infiniment petits en sculpture sont traités comme les oeuvres d'une dimension extra-naturelle. Les procédés admis pour le modelé d'une figure d'un centimètre ou deux de hauteur sur une pierre intaillée grecque, sont les mêmes que ceux appliqués à un colosse. En effet, pour qu'un colosse paraisse grand, il ne suffit pas de lui donner une dimension extra-naturelle; il faut sacrifier quantité de détails, exagérer les masses, faire ressortir certaines parties. Il en est de même si l'on cherche l'infiniment petit. L'échelle alors vous oblige à sacrifier les détails, à faire valoir les masses principales. Aussi les pierres gravées grecques donnent-elles l'idée d'une grande chose; et si l'on voulait faire un colosse avec une de ces figures de 2 centimètres de hauteur, il n'y aurait qu'à la grandir en observant exactement les procédés de l'artiste. Les Égyptiens dans la haute antiquité, avant les Ptolémées, ont mieux qu'aucun peuple compris cette loi; leurs colosses, dont ils ne sont point avares, sont traités en raison de la dimension; c'est-à-dire que plus ils sont grands et plus les détails sont sacrifiés, plus les points saillants de la forme générale sont sentis, prononcés. Aussi les colosses égyptiens paraissent-ils plus grands encore qu'ils ne le sont réellement, tandis que les grandes statues que nous faisons aujourd'hui ne donnent guère l'idée que de la dimension naturelle.
Les artistes de la première moitié du XIIIe siècle ont sculpté quantité de colosses et en les sculptant ils ont observé cette loi si bien pratiquée dans l'antiquité, d'obtenir une exécution d'autant plus simple que l'objet est plus grand et d'insister sur certaines parties qu'il s'agit de faire valoir.
Voyons, par exemple, comme sont traitées les statues colossales de la galerie des rois de la cathédrale d'Amiens. La plupart de ces statues sont assez médiocres, mais toutes produisent leur effet de grandeur par la manière dont elles sont traitées; quelques-unes sont très-bonnes. Les draperies sont d'une simplicité extrême, les détails sacrifiés, mais les mouvements nettement accusés, accusés même souvent à l'aide d'outrages faits à la forme réelle. D'ailleurs tout, dans l'exécution, est traité en vue de la place occupée par ces statues qui sont posées à 30 mètres du sol.
Prenons une tête de l'un de ces colosses (fig. 21); on observera comme les traits sont coupés en vue de la hauteur à laquelle sont placées ces statues. L'oeil se détache profondément de la racine du nez comme dans certains colosses de la haute Égypte. Il est incliné vers le sol. Le nez est taillé hardiment avec exagération des saillies à la racine. La liaison du front avec le sourcil est vive; la bouche est coupée nettement; les cheveux traités par grandes masses bien détachées; les joues aplaties sous les pommettes, afin de laisser la lumière accuser vivement les points saillants du visage. Les mêmes procédés sont employés pour les draperies, pour les nus; sacrifice des détails, simplicité de moyens, exagération des parties qui peuvent faire ressortir l'ossature de la figure. Très-fréquemment voit-on dans les monuments de la première moitié du XIIIe siècle des statues qui produisent un effet excellent à leur place et qui moulées, posées dans un musée, sont défectueuses. Le contraire a trop souvent lieu aujourd'hui; des statues satisfaisantes dans l'atelier de l'artiste sont défectueuses une fois mises en place. La question se borne à savoir s'il convient de faire de la statuaire pour la satisfaction de l'artiste et de quelques amis qui la voient dans l'atelier, ou s'il est préférable dans l'exécution de songer à cette place définitive. Les sculpteurs du moyen âge n'avaient point d'expositions annuelles où ils envoyaient leurs oeuvres pour les faire voir isolées, sous un aspect qui n'est pas l'aspect définitif. Ils pensaient avant tout à la destination des figures qu'ils sculptaient, à l'effet qu'elles devaient produire en raison de cette destination. Ils se permettaient ainsi des irrégularités ou des exagérations que l'effet en place justifie pleinement, mais qui les feraient condamner dans une salle d'exposition aujourd'hui.
À notre avis, l'exposition d'une statue, en dehors de la place à laquelle on la destine, est un piége pour l'artiste. Ou il travaille en vue de cette exhibition isolée, partielle, et alors il ne tient pas compte de l'emplacement, du milieu définitif; ou il satisfait à ces dernières conditions et il ne saurait contenter les amateurs qui vont voir sa statue comme on regarde un meuble ou un ustensile dont la place n'est point marquée. On peut produire une oeuvre de statuaire charmante, possédant en elle-même sa valeur, et plusieurs de nos statuaires modernes ont prouvé que cela était possible encore aujourd'hui. Mais s'il s'agit de la statuaire appliquée à l'architecture, il est des conditions particulières auxquelles on doit satisfaire, conditions d'effet, d'emplacement, souvent opposées à celles qui peuvent pleinement satisfaire dans l'atelier. Or, les sculpteurs du moyen âge avaient acquis une grande expérience de ces effets, en raison de la place et de l'entourage, de la hauteur, de la dimension vraie ou relative. On pourrait même soutenir que sous ce rapport les statuaires du moyen âge sont allés bien au delà des Grecs, soit parce qu'ils plaçaient dans les édifices un nombre beaucoup plus considérable de figures, soit parce que ces édifices étant de dimensions incomparablement plus grandes, ils devaient tenir compte de ces dimensions lorsqu'il s'agissait de produire certains effets que l'éloignement, la perspective tendaient à détruire.
Il est évident, par exemple, que les Parques du fronton du Parthénon, ces incomparables statues, ont été faites bien plutôt pour être vues dans un atelier que sur le larmier du temple de Minerve. À cette place, la plupart des détails n'étaient vues que des hirondelles, et les figures assises devaient presque entièrement être masquées par la saillie de la corniche. Dans le même monument, les bas-reliefs de la frise sous le portique, éclairés de reflet, pouvaient difficilement être appréciés, bien que le sculpteur, par la manière dont sont traités les figures, ait évidemment pensé à leur éclairage. Mais comme dimension, qu'est-ce que le Parthénon comparé à la cathédrale de Reims? C'est dans ce dernier édifice où l'on peut constater plus particulièrement la science expérimentale des statuaires du moyen âge. Les statues qui garnissent les grands pinacles des contre-forts et qui ont plus de 4 mètres de hauteur produisent un effet complétement satisfaisant, vues d'en bas; si nous les examinons de près, toutes ont les bras trop courts, le col trop long, les épaules basses, les jambes courtes, le sommet de la tête développé en largeur et en hauteur. Cependant la pratique la plus ordinaire de la perspective fait reconnaître que ces défauts sont calculés pour obtenir un effet satisfaisant du point où l'on peut voir ces statues. On ne saurait donner géométriquement les règles que dans des cas pareils les statuaires doivent observer; c'est là une affaire d'expérience et de tact, car ces règles se modifient suivant, par exemple, que les statues sont encadrées, qu'elles se détachent sur des fonds clairs ou obscurs, sur un nu ou sur le ciel, qu'elles sont isolées ou accompagnées d'autres figures. Ce n'est donc pas à nous à dédaigner les oeuvres de ces maîtres qui avaient su acquérir une si parfaite connaissance des effets de la statuaire monumentale et qui ont tant produit dans des genres si divers.
Il est admis que les statuaires du moyen âge n'ont su faire que des figures allongées, sortes de gaines drapées en tuyaux d'orgues, corps grêles sans vie et sans mouvement, terminés par des têtes à l'expression ascétique et maladive.
Un critique, un jour, après avoir vu les longues figures du XIIe siècle de Notre-Dame de Chartres, a fait sur ce thème quelques phrases et la foule de les répéter, car observons qu'en fait d'appréciation des oeuvres d'art, rien n'est plus commode que ces opinions toutes faites qui dispensent de s'enquérir par soi-même, cette enquête ne dut-elle demander qu'une heure. Nous avons donné déjà, dans cet article, un assez grand nombre d'exemples de statues qui ne ressemblent nullement à des gaines et de têtes qui n'ont rien moins qu'une expression extatique ou maladive. Que les artistes du moyen âge aient cherché à faire prédominer l'expression, le sentiment moral sur la forme plastique, ce n'est pas douteux et c'est en grande partie ce qui constitue leur originalité, mais ce sentiment moral, empreint sur les physionomies, dans les gestes, est plutôt énergique que maladif, plutôt indépendant et ferme qu'humble ou contrit. On ne saurait nier, par exemple, que les statues qui décorent la façade de la maison des Musiciens, à Reims 84, statues forte nature, n'aient toute la vie que comporte un pareil sujet.
Le joueur de harpe (fig. 22), par sa pose, l'expression fine de ses traits, la simplicité charmante du vêtement, est bien loin de ce type banal que l'on prête à la statuaire du XIIIe siècle. Et à propos de cette statue posée à 6 ou 7 mètres au-dessus du pavé d'une rue étroite, nous observerons comment le sculpteur a tenu compte de la place. Vue à son niveau, cette figure a le corps trop développé pour les jambes, mais de la rue, à cause du peu de reculée, les jambes prennent de l'importance et le corps diminue, si bien que l'ensemble est parfaitement en proportion. Et ce n'est pas là l'effet d'une maladresse ou de l'ignorance de l'artiste; toutes les figures assises de cette façade sont dans le même cas. De même, on pourra remarquer que les statues posées à quelques mètres au-dessus du sol, dans les monuments du moyen âge, ont, les bras relativement courts et très-rarement abandonnés le long du corps. C'était un moyen de donner de la grandeur aux figures et de la grâce aux mouvements. Vestris, le célèbre danseur, disait qu'il avait passé dix ans de sa vie à raccourcir ses bras. Et en effet, les bras sont parfois aussi gênants dans la statuaire que dans un salon. La plupart des statues antiques nous sont parvenues sans ces membres supérieurs; elles ont ainsi un avantage en échappant par ce côté à la critique, mais celles qui en sont pourvues, font très-bien voir que les statuaires grecs ne se faisaient pas faute de dissimuler la longueur des bras de l'homme, soit par des artifices, des raccourcis, ou une diminution de la dimension réelle.
Mais il est une qualité, dans la bonne statuaire du moyen âge, dont on ne saurait trop tenir compte. C'est celle qui consiste à bien répartir la lumière sur les compositions ou les figures isolées, afin d'obtenir un effet, une pondération des masses. Les sculpteurs grecs des bons temps possédaient cette qualité; ils savaient faire des sacrifices pour donner de la valeur à certaines surfaces lumineuses; ils agençaient les mouvements de leurs figures en laissant toujours des larges parties éclairées. En effet, il faut, dans la sculpture monumentale, reposer l'oeil du spectateur sur des masses simples, lumineuses, pour faire saisir un sujet ou le mouvement d'une figure, à une grande distance. Examinons les bas-reliefs ou les statues de notre école du XIIIe siècle, nous observerons qu'au milieu de la plus riche façade, fût-on éloigné du monument, ces bas-reliefs ou statues s'écrivent clairement. On a prétendu que les sculpteurs du moyen âge ne savaient pas faire de bas-reliefs et qu'ils procédaient toujours par la ronde-bosse. Cela n'est point exact. Comme les Grecs, lorsqu'on ne pouvait voir la statuaire qu'à une assez grande distance, ils procédaient en effet par juxtaposition de statues, ainsi que Phidias l'a fait pour les tympans des frontons du Parthénon, mais lorsque les sujets étaient placés près de l'oeil, ils ne se faisaient pas faute d'adopter le mode bas-relief avec tous ses artifices. À Notre-Dame de Paris, on voit sur les soubassements des portes de la façade occidentale, des bas-reliefs très-caractérisés et très-habilement composés. Ceux qui sont placés dans les tympans de l'arcature de la porte de la Vierge sont, entre autres, d'une charmante facture et du meilleur style.
L'un de ces bas-reliefs que nous donnons ici (fig. 23), et qui représente l'archange saint Michel terrassant le dragon, possède toutes les qualités de la meilleure statuaire. Excellente composition de lignes, pondération des masses, mouvement bien senti et exprimé, sobriété de moyens, noblesse de style. Cette composition peut rivaliser avec les belles oeuvres de l'antiquité. Cette figure n'a rien de la roideur archaïque que l'on prête si volontiers à la statuaire du moyen âge; elle n'est ni grêle, ni enveloppée de ces plis en tuyaux d'orgues. Mais, pas plus que dans la statuaire grecque, on ne saurait trouver là ces gestes théâtrals, ces mouvements outrés, ces poses académiques, auxquels nous nous sommes habitués et que nous prenons trop souvent pour de l'action et de l'énergie. Or, tous les bas-reliefs de cette arcature se valent et datent des premières années du XIIIe siècle. Plus tard, nous retrouvons, avec un style moins large mais avec une observation plus fine de la nature, ces mêmes qualités dans les bas-reliefs. Témoins ceux de la porte Sud du transsept de la même église qui représentent des épisodes de la vie des étudiants de l'Université de Paris et qui sont de véritables chefs-d'oeuvre; ceux des portes de la cathédrale d'Auxerre (église Saint-Étienne) qui malgré les mutilations qu'ils ont subies, nous laissent encore voir des compositions charmantes, bien comprises comme bas-reliefs et d'un style tout à fait remarquable, ainsi qu'on pourra tout à l'heure en juger.
Cependant, comme il arrive toujours au sein d'une école de statuaire déjà développée, on inclinait à admettre un canon du beau. Ce canon qui était loin d'avoir la valeur de ceux admis par les artistes de la belle antiquité grecque, avait un mérite, il nous appartenait; il était établi sur l'observation des types français, il possédait son originalité native. Aussi est-il aisé de reconnaître, à première vue, une statue appartenant à l'école de l'Île-de-France du milieu du XIIIe siècle entre mille autres. Ces types ont un charme; leur exacte observation, après tout, donne des résultats supérieurs à ceux que peut produire l'imitation de seconde main d'une nature physique qui nous est devenue étrangère. Nous l'avons dit déjà; le beau n'est pas heureusement limité dans une certaine forme. La nature a su répartir le beau partout; c'est à l'artiste à le distinguer du vulgaire, à l'extraire par une sorte d'opération intellectuelle d'affinage, du milieu d'éléments grossiers, abâtardis où il existe à l'état parcellaire. Les statuaires grecs n'ont pas fait autre chose, mais de ce que la Vénus de Milo est belle, on ne saurait admettre que toutes les femmes qui ne ressemblent pas à la Vénus de Milo sont laides. Le beau, loin d'être rivé à une certaine forme, se traduit dans toute créature par une harmonie, une pondération, qui ne dépendent pas essentiellement de la forme. Il nous est arrivé à tous, devant un geste vrai, une certaine liaison parfaite entre le sentiment de la personne et son apparence extérieure, d'être vivement touchés. C'est à rendre cette harmonie entre l'intelligence et son enveloppe que la belle école du moyen âge s'est particulièrement attachée. Dans les traits du visage, comme dans les formes et les mouvements du corps, on retrouve l'individu moral. Chaque statue possède son caractère personnel, qui reste gravé dans la mémoire comme le souvenir d'un être vivant que l'on a connu. Il est entendu que nous ne parlons ici que des oeuvres ayant une valeur au point de vue de l'art, oeuvres qui d'ailleurs sont nombreuses. Une grande partie des statues des porches de Notre-Dame de Chartres, des portails des cathédrales d'Amiens et de Reims possèdent ces qualités individuelles, et c'est ce qui explique pourquoi ces statues produisent sur la foule une si vive impression, si bien qu'elle les nomme, les connaît et attache à chacune d'elles une idée, souvent même une légende. Telle est, entre autres, la belle statue de la Vierge de la porte Nord du transsept de Notre-Dame de Paris. Comme attitude, comme composition, agencement de draperies, cette figure est un modèle de noblesse vraie; comme expression, la tête dévoile une intelligence ferme et sûre, une fierté délicate, des qualités de grandeur morale qui rejettent dans les bas-fonds de l'art cette statuaire prétendue religieuse dont on remplit aujourd'hui nos églises; pauvres figures aux gestes de convention, à l'expression d'une doucereuse fadeur, cherchant le joli pour plaire à une petite église de boudoir.
La statuaire qui mérite le nom d'art s'est retirée de nos temples, par suite des tendances du clergé français depuis le XVIIe siècle. Il ne s'agissait plus dès lors de tremper l'esprit des fidèles dans ces hardiesses, quelquefois sauvages de l'art, dans cette verdeur juvénile d'oeuvres empreintes de passions ou de sentiments robustes, mais de l'assouplir au contraire par un régime doux et facile à suivre.
Cette Vierge du portail Nord de Notre-Dame de Paris, dont nous donnons la tête (fig. 24), est une femme de bonne maison, une noble dame. L'intelligence, l'énergie tempérée par la finesse des traits, ressortent sur cette figure délicatement modelée. À coup sûr, rien dans cette tête ne rappelle la statuaire grecque comme type. C'est une physionomie toute française, qui respire la franchise, la grâce audacieuse et la netteté de jugement. L'auteur inconnu de cette statue voyait juste et bien, savait tirer parti de ce qu'il voyait et cherchait son idéal dans ce qui l'entourait. D'ailleurs, habile praticien,--car rien ne surpasse l'exécution des bonnes figures de cette époque--son ciseau docile savait atteindre les délicatesses du modelé le plus savant.
Si impuissante que soit une gravure sur bois à rendre ces délicatesses, nous espérons néanmoins que cette copie très-imparfaite engagera les statuaires à jeter en passant les yeux sur l'original.
Nous trouvons toutes ces qualités dans les bas-reliefs du portail Sud de Notre-Dame de Paris qui représentent la légende de saint Étienne et qui datent de la même époque (1257). La composition et l'exécution de ces bas-reliefs les placent parmi les meilleures oeuvres du milieu du XIIIe siècle.
Il faut citer encore parmi les bons ouvrages de statuaire du milieu du XIIIe siècle, quelques figures tombales des églises abbatiales de Saint-Denis 85, de Royaumont; les apôtres de la Sainte-Chapelle du Palais à Paris; certaines statues du portail occidental de Notre-Dame de Reims et des porches de Notre-Dame de Chartres 86. Il résulte toutefois de cet examen qu'alors, sous le règne de saint Louis, la meilleure école de statuaire était celle de l'Île-de-France. On ne trouve pas une figure médiocre dans la statuaire de Notre-Dame de Paris, tandis qu'à Amiens, à Chartres, à Reims, au milieu d'oeuvres hors ligne, on en rencontre qui sont très-inférieures, soit comme style, soit comme exécution. À Reims particulièrement, les ébrasements des portes du nord sont décorés de statues du plus mauvais travail; sauf deux ou trois qui sont bonnes. L'école de l'Île-de-France tenait la tête alors et la ville de Paris était la capitale des travaux intellectuels et d'art, comme elle était déjà la capitale politique. Ce n'est pas à dire que les autres écoles n'eussent pas leur valeur; l'école champenoise, l'école picarde et l'école bourguignonne fournissaient alors une belle carrière, possédaient leur caractère particulier. L'école rhénane qui avait jeté déjà au XIIe siècle un vif éclat, se distinguait entre les précédentes par une tendance prononcée vers la manière, l'exagération, la recherche. Moins pénétré du beau idéal, elle inclinait vers un réalisme souvent près de la laideur. Cette disposition de l'école rhénane a eu sur les opinions que l'on se fait de la statuaire du moyen âge une fâcheuse influence. Comme nous sommes naturellement portés en France à considérer les oeuvres d'art en raison directe de la distance où elles se trouvent de notre centre, beaucoup de personnes qui n'avaient jamais jeté les yeux sur la statuaire des cathédrales de Paris, d'Amiens ou de Chartres, ne voulant pas que leurs frais de déplacement fussent perdus, ont regardé avec quelque attention la statuaire de Strasbourg ou de Fribourg. N'ayant donc regardé que celle-là, elles en ont conclu que la statuaire du moyen âge inclinait vers la recherche du laid, ou tout au moins était maniérée, maigre, dépourvue de grandeur. Ce jugement est cependant téméraire, même sur les bords du Rhin. Il est quelques statues de la cathédrale de Strasbourg qui sont des oeuvres capitales; les deux statues de l'Église et de la Synagogue placées à la porte Sud et qui sont du commencement du XIIIe siècle sont remarquablement belles. Plusieurs des statues des vierges sages et folles de la porte droite de la façade occidentale, datant de la fin du XIIIe siècle, sont des chefs-d'oeuvre.
On en pourra juger par l'exemple que nous donnons ici (fig. 25). Ces statues grande nature, taillées dans du grès rouge, sont d'une exécution excellente, et la plupart ont une très-belle tournure. Ces artistes rhénans, comme leurs confrères de l'Île-de-France, de la Champagne, de la Bourgogne, de la Picardie, s'inspiraient d'ailleurs des types qu'ils avaient sous les yeux. Ce ne sont plus là les physionomies que nous retrouvons à Paris, à Reims ou à Amiens, mais bien le type alsacien. Malheureusement beaucoup de ces statues ou bas-reliefs de la cathédrale de Strasbourg ont été refaits à diverses époques, car jamais on n'a cessé de travailler à cet édifice. Une statue, un bas-relief étaient-ils détériorés par le temps ou la main des hommes, on les remplaçait. Il ne faut donc pas s'en rapporter, pour porter un jugement sur l'école de sculpteurs des XIIIe et XIVe siècles de Strasbourg, à l'ensemble des exemples que nous montre la cathédrale, mais discerner, au milieu de ces restaurations successives, les ouvrages qui réellement appartiennent au beau moment de cette école.
Que de fois des critiques, peu familiers avec la pratique de l'art, ont établi des jugements, voire des théories ou des systèmes, sur des oeuvres de sculpture qui ne sont que de faibles copies ou des pastiches maladroits. Il en est de la statuaire du moyen âge comme de la statuaire grecque; il est bien des ouvrages mal restaurés ou refaits, bien des copies qu'il ne faut pas confondre avec les oeuvres originales. Que d'amateurs s'extasient sur de faux antiques, les supposant de bon aloi! Combien d'autres mettent sur le compte de l'art du moyen âge les défauts grossiers de mauvais pastiches et jugent ainsi toute une école, d'après un exemple dû à quelque ciseau maladroit, à quelque pauvre praticien ignorant. Il est une qualité de cette statuaire du moyen âge du bon temps qui se fait toujours reconnaître, même dans les oeuvres de second ordre, c'est la fermeté du modelé, la simplicité des moyens, l'observation fine du gestes de la physionomie, du jet des draperies. Cette qualité ne s'acquiert qu'après de longues études, aussi ne la trouve-t-on pas dans les pastiches, surtout lorsque ceux-ci ont été faits par des artistes qui, prétendant ne trouver dans cet art qu'une naïveté grossière, se faisaient plus maladroits qu'ils ne l'étaient réellement, afin, supposaient-ils, de se rapprocher de la simplicité de cet art. Simplicité d'aspect seulement, car lorsqu'on étudie les oeuvres de la statuaire du moyen âge on reconnaît bientôt que ces imagiers ne sont rien moins que naïfs. On n'atteint la simplicité dans tous les arts et particulièrement dans la sculpture, qu'après une longue pratique, une longue expérience et une observation scrupuleuse de principes définis. N'oublions pas que dans les choses de la vie, la simplicité est la marque d'un goût sûr, d'un esprit droit et cultivé; il en est de même dans la pratique des arts et l'on ne nous persuadera jamais que les artistes qui ont conçu et exécuté les bonnes statues de notre XIIIe siècle, remarquables par la distinction et la simplicité de leur port, de leur physionomie, de leur ajustement, fussent de pauvres diables, ignorants, superstitieux, grossiers. Tant vaut l'homme, tant vaut l'oeuvre d'art qu'il met au jour; et jamais d'un esprit borné, d'un caractère vulgaire, il ne sortira qu'une oeuvre plate. Pour faire des artistes, faites des hommes d'abord. Que les artistes français du moyen âge aient très-rarement signé leurs oeuvres, cela ne prouve pas qu'ils fussent de pauvres machines obéissantes; cela prouve seulement qu'ils pensaient, non sans quelque fondement, qu'un nom, au bas d'une statue, n'ajouterait rien à sa valeur réelle aux yeux des gens de goût; ceux-ci n'ayant pas besoin d'un certificat ou d'un titre pour juger une oeuvre. En cela ils étaient simples, comme les gens qui comptent plus sur leur bonne mine et leur façon de se présenter pour être bien reçus partout, que sur les décorations dont ils pourraient orner leur boutonnière. Nous avons changé tout cela, et aujourd'hui, à l'imitation des Italiens, de tous temps grands tambourineurs de réputation, c'est l'attache du nom de l'artiste auquel, à tort ou à raison on a fait une célébrité, qui donne de la valeur à l'oeuvre. Mais qu'est-ce que l'art a gagné à cela?
Quelques-uns veulent voir dans cette rareté de noms d'artistes sur notre statuaire une marque d'humilité chrétienne; mais les oeuvres d'art sur lesquelles on trouve le plus de noms sont des sculptures romanes, dues à des artistes moines, ou sur d'assez médiocres ouvrages. Comment donc les meilleurs artistes et les artistes laïques eussent-ils pu montrer plus d'humilité chrétienne que des moines et de pauvres imagiers de petites villes? Non, ces consciencieux artistes du XIIIe siècle voyaient dans l'oeuvre d'art, l'art, et non point leur personne, ou plutôt leur personnalité passait dans leurs ouvrages. Ils s'animaient peut-être en songeant que la postérité, pendant des siècles, admireraient leurs statues, et n'avaient point la vanité de croire qu'elle se soucierait de savoir si ceux qui les avaient sculptées s'appelaient Jacques ou Guillaume.
D'ailleurs que voulaient-ils? Concourir à un ensemble; ni le sculpteur, ni le peintre, ni le verrier, ne se séparaient de l'édifice. Ils n'étaient pas gens à aller regarder leur statue, ou leur vitrail, ou leur peinture, indépendamment du monument auquel s'attachaient ces ouvrages. Ils se considéraient comme les parties d'un tout, sorte de choeur dans lequel chacun s'évertuait non pas à crier plus fort ou sur un autre ton que son voisin, mais à produire un ensemble harmonieux et complet. Mais nous expliquerons plus loin les motifs de cette absence de noms sur les oeuvres d'art du XIIIe siècle.
Nous n'avons guère donné jusqu'à présent que des exemples isolés tirés de ces grands ensembles, afin de faire apprécier leur valeur absolue. Il est temps de montrer comme la statuaire sait se réunir à sa soeur, l'architecture, dans ces édifices du moyen âge. C'st au XIIIe siècle que cette réunion est la plus intime, et ce n'est pas un des moindres mérites de l'art de cette époque.
Dans les monuments de l'antiquité grecque qui conservent les traces de la statuaire qui les décorait, celle-ci ne se lie pas absolument avec l'architecture. L'architecture l'encadre, lui laisse certaines places, mais ne se mêle point avec elle. Ce sont des métopes, des frises d'entablements, des tympans de frontons, des couronnements ou amortissements, pris entre des moulures formant autour d'eux comme une sorte de sertissure. L'architecture romaine, plus somptueuse, laisse en outre, dans ses édifices, des niches pour des statues, de larges espaces pour des bas-reliefs, comme dans les arcs de triomphe par exemple. Mais à la rigueur, ces sculptures peuvent disparaître sans que l'aspect général du monument perde ses lignes.
L'alliance entre les deux arts est bien plus intime pendant le moyen âge. Il ne serait pas possible, par exemple, d'enlever des porches de la cathédrale de Chartres, la statuaire, sans supprimer du même coup l'architecture. Dans des portails comme ceux de Paris, d'Amiens, de Reims, il serait bien difficile de savoir où finit l'oeuvre de l'architecte et ou commence celle du statuaire et du sculpteur d'ornements. Ce principe se retrouve même dans les détails. Ainsi, compose-t-on un riche soubassement sous des rangées de statues d'un portail (lesquelles sont elles-mêmes adhérentes aux colonnes, et forment, pour ainsi dire, corps avec elles); ce soubassement sera comme une brillante tapisserie ou les compartiments géométriques de l'architecture, où la sculpture d'ornement et la statuaire seront liés ensemble comme un tissu sorti de la même main. C'est ainsi que sont composés les soubassements du grand portail de Notre-Dame d'Amiens, tels sont ceux des ébrasements des portes de l'ancienne cathédrale d'Auxerre qui datent de la fin du XIIIe siècle, et beaucoup d'autres encore qu'il serait trop long d'énumérer. Entre ces soubassements, ceux d'Auxerre sont des plus remarquables. Les sujets sculptés sont pris dans l'Ancien et le Nouveau Testament. On y voit la Création, l'histoire de Joseph, la parabole de l'Enfant prodigue. Ce sont des bas-reliefs ayant peu de saillie, très-habilement agencés dans un réseau géométrique de moulures et d'ornements. L'aspect général, par le peu de relief, est solide, brillant, vivement senti; les sujets sont traités avec une verve sans égale.
La figure 26 est un fragment de soubassement tapisserie, représentant l'histoire de l'Enfant prodigue. Dans les compartiments en quatre lobes A, on voit l'Enfant prodigue au milieu de femmes, se baignant et banquetant. Le médaillon 26 est la moralité de ces passe-temps profanes. Une femme allaite deux dragons. Cette figure n'a guère que 40 centimètres de hauteur, d'un style charmant, d'une exécution excellente; elle a été passablement mutilée, comme tous ces bas-reliefs de soubassements, par les enfants, que jusqu'à ce jour on laisse faire avec une parfaite indifférence, bien qu'il y ait des lois punissant la mutilation des édifices publics 87.
Mais, tout à l'heure, nous parlions des porches de la cathédrale de Chartres comme réunissant d'une manière plus intime l'architecture et la sculpture. En effet, les piles qui portent les voussures de ces porches appartiennent plutôt à la statuaire qu'aux formes architectoniques. Le porche du nord présente un des exemple les plus complets de cette alliance intime des deux arts. Il suffit pour le reconnaître de feuilleter la monographie de cette cathédrale publiée par Lassus et les planches de l'ouvrage de M. Gailhabaud 88. Les supports des statues, celles-ci et les colonnes qui leur servent de dossier, forment un tout dont la silhouette est des plus heureuses, et dont les détails sont du meilleur style. L'originalité de ces compositions, qui datent de 1230 à 1240, est d'autant plus remarquable, qu'à cette époque déjà les maîtres des oeuvres, séduits par les combinaisons géométriques, tendaient à restreindre le champ du statuaire.
Dès les premières années du XIIIe siècle, il s'était fait dans l'art de la sculpture d'ornement une révolution qui tendait d'ailleurs à faciliter l'alliance de la statuaire avec l'architecture. La sculpture d'ornement servait alors de lien, de transition naturelle entre les formes géométriques et celles de la figure humaine, en ce que déjà elle recourait à la flore des bois et des champs pour trouver ses motifs, au lieu de s'en tenir aux traditions des arts romains et byzantins. Il nous faut ici revenir un peu en arrière afin de faire connaître par quelles phases les différentes écoles françaises avaient fait passer la sculpture d'ornement, tout en s'occupant de développer la statuaire. Jusqu'au XIe siècle, sauf de rares exceptions, telles que celle présentée figure 11, la sculpture d'ornement reproduisait d'une manière barbare et maladroite les restes de la sculpture gallo-romaine. Nous n'avons fait qu'indiquer les influences dues aux Visigoths, aux Burgondes, aux Scandinaves (Normands), parce qu'il est difficile d'apprécier l'étendue et l'importance de ces influences faute de monuments assez nombreux. Mais, au moment des premières croisades, la sculpture d'ornement se développe, nous l'avons dit déjà, avec une abondance telle que bientôt les modèles orientaux qui avaient servi de point de départ sont dépassés quant à la variété et à l'exécution. Ces modèles, les croisés occidentaux les avaient trouvés dans les villes de la Syrie centrale et à Constantinople. Mais cette sculpture gréco-romaine est plate, un peu maigre, découpée, et sa composition pêche par la monotonie. C'est un art de convention qui n'empruntait que bien peu à la nature. Le bel ouvrage sur les églises de Constantinople, par M. Salzenberg 89; le Recueil d'architecture civile et religieuse de la Syrie centrale, publié par M. le comte Melchior de Vogüé avec les dessins de M. Duthoit 90, nous font assez connaître que déjà, au Ve siècle, il existait dans toute cette partie de l'Orient, visitée plus tard par les croisés, une quantité de monuments dans lesquels la sculpture d'ornement prend un caractère particulier, évidemment issu de l'antique art grec, mais profondément modifié par les influences romaines et asiatiques. Aussi dans son Avant-propos, M. le comte Melchior de Vogüé, reconnaissant combien notre art du XIIe siècle se rapproche de cet art gréco-romain de Syrie, termine-t-il par ce passage: «Tandis qu'en Occident le sentiment de l'art s'éteignait peu à peu, sous la rude étreinte des barbares, en Orient, en Syrie du moins, il existait une école intelligente qui maintenait les bonnes traditions et les rajeunissait par d'heureuses innovations. Dans quelles limites s'exerça l'influence de cette école? Dans quelle mesure ses enseignements ou ses exemples contribuèrent-ils à la renaissance occidentale du XIe siècle? Quelle part enfin l'Orient byzantin eut-il dans la formation de notre art français du moyen âge?...»
M. le comte Melchior de Vogüé nous fournit une partie des pièces nécessaires à la solution de ces questions, en ce qui touche à l'architecture et à la sculpture. Celle-ci ne se compose que d'une ornementation toujours adroitement composée, mais sèche et plate; la figure humaine et les animaux font absolument défaut, sauf deux ou trois exemples, un agneau, des paons, très-naïvement traités. Ce sont presque toujours des feuilles dentelées, découpées vivement, cannelées dans les pleins de manière à obtenir une suite d'ombres et de clairs sans modelé. Du IVe au VIe siècle, ce genre d'ornementation varie à peine. À cette ornementation empruntée à une flore toute de convention se mêlent parfois--surtout dans les édifices les plus éloignés de la chute du paganisme--des combinaisons géométriques, des entrelacs obtenus par des pénétrations de cercles ou de lignes droites suivant certains angles. En examinant ces jolis monuments, si habilement entendus comme structure, conçus si sagement en vue du besoin et de l'emploi des matériaux, toujours d'une heureuse proportion, qui présentent un si grand nombre de dispositions originales, on est surpris de trouver dans l'ornementation cette sécheresse, ce défaut d'imagination, cette pauvreté de ressources. Les églises, couvents, villas, bains, maisons, qui témoignent d'un état de civilisation très-parfait, présentent à peu près la même ornementation pendant l'espace de trois siècles, et cette ornementation ne s'élève pas au-dessus du métier. Elle n'est qu'un poncif tracé sur la pierre, enfoncé de quelques millimètres dans les intervalles des feuilles ou brindilles, des fruits ou rosettes, et uniformément modelés à l'aide de ce coup de ciseau en creux vif. D'ailleurs, les anciennes sculptures de l'église de Sainte-Sophie présentent le même faire, avec un peu plus de recherche dans les détails. Les artistes occidentaux, à dater des premières croisades, s'inspirent évidemment de cet art. Nous avons fait ressortir à l'article PROFIL, comment ils copient les moulures, mais ils ne se bornent pas à cet emprunt: ils prennent aussi des procédés de structure, des dispositions de détails et cette ornementation sèche et découpée. Ces Occidentaux cependant ne sont pas tous pourvus des mêmes goûts, des mêmes aptitudes. Ce sont des Provençaux, des Languedociens, des Poitevins, des Bourguignons, des Normands, des Auvergnats, des Berrichons. En allant à l'école d'art de la Syrie, ils voient ces monuments à travers des traditions fort appauvries, mais assez vivaces encore pour que, revenus chez eux, les traductions auxquelles ils se livrent prennent des caractères différents. Les uns, comme les Provençaux, copient presque littéralement cette ornementation des édifices syriaques et la placent à côté d'ornements gallo-romains; d'autres, comme les Normands, inclinent à choisir dans ces décorations les combinaisons géométriques: d'autres encore, comme les Berrichons, font un mélange de ces ornements syriaques et de ceux que les Gallo-Romains ont laissé sur le sol. Les Poitevins, en les imitant, leur donnent une ampleur particulière. Mais toutes ces écoles, sans exception, mêlent bientôt la figure à ces imitations d'ornements byzantins. Cela tient au génie occidental de cette époque; et, si grossiers que soient ses premiers essais, ils ne tardent guère à se développer d'une manière tout à fait remarquable. L'Italie, beaucoup plus byzantinisée, n'arrive que plus tard à ces compositions d'ornement, dans lesquelles la figure joue un rôle important.
Voyons donc comment procèdent les principales écoles françaises lorsqu'elles prennent pour point de départ les arts de l'Orient, après les grossiers tâtonnements des Xe et XIe siècles.
C'est en Provence que l'imitation de l'ornementation byzantine, bien que partielle, est d'abord sensible. Il est tel édifice de cette contrée dont les bandeaux, les frises, les chapiteaux mêmes, pourraient figurer sur l'un de ces bâtiments de la Syrie centrale. Pour s'en assurer, il n'y a qu'à consulter l'ouvrage que M. Revoil publie sur l'architecture du midi de la France 91.
Nous en donnons ici même un exemple frappant, figure 27, tiré d'une corniche de la petite église de Sainte-Croix, à Montmajour près Arles. Dans un grand nombre de monuments du XIIe siècle, de la Provence, à côté d'un ornement évidemment copié sur la sculpture romano-grecque de Syrie, se développe une frise, se pose un chapiteau, que l'on pourrait croire empruntés à quelques ruines gallo-romaines. Ce mélange des deux arts, ou plutôt des deux branches de l'art romain, dont l'une s'est développée dans les Gaules et l'autre en Syrie sous l'influence grecque, ne donne au total qu'un art médiocre, sans caractère propre, sans originalité. Ce n'est pas là le côté brillant de l'architecture provençale du XIIe siècle. La sculpture d'ornement ne prend pas une allure libre entre deux influences également puissantes. Les cloîtres de saint Trophyme d'Arles, de Montmajour; les églises de Saint-Gabriel près Tarascon; de Saint-Gilles, du Thor près Avignon, présentent dans leur sculpture d'ornement ce caractère mixte, hésitant, des réminiscences de deux arts sortis d'un même tronc, il est vrai, mais qui s'étant développés séparément ne peuvent plus s'allier et préoccupent l'oeil par la diversité des styles. On peut fondre deux arts d'origines différentes ou un art ancien dans des principes nouveaux, mais deux branches d'un même art, lorsqu'on prétend les réunir, se soudent mal et laissent dans l'esprit le sentiment d'une chose inachevée, ou tout au moins produite par des artistes isolés, fort surpris de trouver leurs oeuvres mêlées.
Tout autre est l'école de Toulouse; celle-là abandonne franchement, au XIIe siècle, l'imitation de la sculpture d'ornement gallo-romaine; mais en s'inspirant de l'art byzantin, en lui empruntant ses hardiesses, ses combinaisons géométriques, ses compositions, elle conserve un caractère local, dû très-vraisemblablement aux émigrations qui se répandirent dans le Languedoc à la chute de l'Empire romain. Cette école s'émancipe et produit des ouvrages très-supérieurs à ceux de l'école provençale. Il faut reconnaître qu'indépendamment de son caractère propre, l'école de Toulouse n'est pas en contact direct avec l'Orient; ce qui l'inspire, ce sont moins les monuments de Syrie ou de Constantinople que la vue d'objets provenant du Levant; ivoires, bois sculptés, objets d'orfévrerie, étoffes; tout lui est bon, tout devient pour elle un motif d'ornement sculpté. Les Byzantins ne représentent, dans leur sculpture monumentale, ni des animaux, ni des figures humaines; en revanche leurs étoffes en sont amplement remplies; beaucoup d'ornements de l'école de Toulouse reproduisent, au milieu d'entrelacs de branches, des animaux affrontés, ou se répétant sur une frise comme ils se répètent sur un galon fait au métier. Le musée de Toulouse est rempli de ces bandeaux ressemblant fort à de la passementerie byzantine, d'une finesse d'exécution toute particulière et de ces entrelacs rectilignes ou curvilignes, de ces rinceaux perlés empruntés à des menus objets rapportés d'Orient et aussi au génie local qui, par les émigrations des Visigoths, a bien quelques rapports avec celui des peuplades indo-européennes du Nord.
Les figures 28, 28 bis et 28 ter donnent des exemples de ces ornements où le byzantin se mêle à cet art que nos voisins d'Angleterre appellent saxon et dont nous aurons tout à l'heure l'occasion de parler.
Mais où l'école d'ornements de Toulouse déploie un génie particulier, c'est dans la composition des chapiteaux dont la forme générale, l'épannelage, est emprunté au chapiteau corinthien gallo-romain et dont les détails rappellent, avec une délicatesse de modelé mieux sentie, certains ornements si fréquents dans la sculpture byzantine 92; c'est plus encore dans ces compositions toutes pleines d'une séve originale, où des feuillages tordus, des rinceaux, des animaux, s'enchevêtrent avec une sorte de rage, se découpent puissamment, formant ainsi des reliefs brillants, des ombres vives d'un grand effet. L'orfévrerie byzantine présente un grand nombre de ces sortes de compositions; mais l'exécution en est lourde, molle, uniforme, tandis que l'école de Toulouse sait la rendre précise, heurtée même parfois jusqu'à la violence.
Témoin ce chapiteau du portail occidental de Saint-Sernin (fig. 29), dans lequel s'entrelacent des animaux d'une physionomie si farouche et si étrange. Tout imparfait que soit cet art, après les molles sculptures de la Provence, son énergie charme et attire l'attention; il est l'expression d'un peuple cherchant des voies nouvelles, aspirant à se délivrer de traditions abâtardies. Cette ornementation de l'école toulousaine du XIIe siècle préoccupe, se fait regarder, provoque l'étude, tandis que celle de Provence, séduisante au premier abord, ne présente, lorsqu'on veut l'analyser, qu'une réunion de poncifs communs, altérés par une longue suite d'imitations ou l'indifférence de l'ouvrier. Un peuple se peint dans sa sculpture lorsque celle-ci ne lui a pas été imposée par l'habitude ou par un faux goût prétendu classique. Or, rien ne pourrait mieux exprimer le caractère de cette population toulousaine qui sut résister avec tant d'énergie aux armées de Simon de Montfort que ces nombreux objets d'art que l'on voit encore dans la capitale languedocienne ou dans quelques villes environnantes, telles que Moissac, Saint-Antonin, Carcassonne.
Cette dernière ville possède des sculptures d'ornement dans l'ancienne cathédrale de Saint-Nazaire, antérieures à celles de Saint-Sernin, c'est-à-dire qui datent des dernières années du XIe siècle. Ce sont principalement des chapiteaux. Là on peut retrouver les traces mieux marquées d'une imitation de l'art romano-grec de Syrie. L'importation est récente, mais elle se traduit avec une puissance supérieure à l'art original.
Voici l'un de ces chapiteaux (fig. 30), dont les feuillages retournés, les caulicoles, semblent copiés sur quelques fragments syriaques du Ve siècle, mais avec un appoint énergique tout local. Il y a là les éléments d'un art qui va se développer, non les symptômes d'une décadence. Les lignes principales sont simples, tracées d'après ces principes primitifs que l'on retrouve dans les arts qui commencent en recourant à l'observation de la nature.
Bien que ces sculpteurs occidentaux aient été chercher la forme typique dont ils s'inspirent au milieu d'arts en décadence--car il faut toujours, dans les arts, trouver un point de départ--ils renouvellent ces motifs flétris, par un apport juvénile, une verdeur qui apparaissent dans le tracé des lignes principales. Ce que nous leur avons vu faire dans la statuaire, ce compromis entre la tradition de l'école byzantine qui leur sert d'enseignement, et l'observation de la nature qui leur est propre, ils le font pour la sculpture d'ornement. Ce qu'ils mêlent à l'art oriental, c'est un élément vivace, jeune, et le produit qui résulte de ce mélange est plus fertile en déductions, plus logique que ne l'était l'original lui-même. Les conséquences rigoureuses de cette disposition intellectuelle des artistes français au XIIe siècle, ont été déjà expliquées à propos de la statuaire; elles sont plus sensibles encore dans la sculpture d'ornement, celle-ci n'étant pas rivée à la reproduction d'une certaine forme, la figure humaine, et laissant un champ plus vaste à l'imagination ou à la fantaisie, si l'on veut.
Mais il est nécessaire, avant d'arriver à la grande transformation due aux artistes de la fin du XIIe siècle, de suivre notre revue des diverses écoles au moment où l'influence byzantine se fait sentir à la suite des premières expéditions en Orient. Cette influence est très-puissante en Languedoc, partielle en Provence; elle prend un caractère particulier au centre des établissements de Cluny. La sculpture d'ornement de l'église de Vézelay n'a plus rien de romain comme celle de la Provence; elle n'est pas byzantinisée, soit par l'influence des monuments de Syrie, soit par l'imitation d'objets et d'étoffes apportés d'Orient, comme celle du Languedoc; elle s'inspire évidemment de l'art romano-grec, mais elle éclot sur un sol si bien préparé que, dès ses premiers essais, elle atteint l'originalité. Nous avons cru voir, à la naissance de la statuaire clunisienne, une transposition de l'art de la peinture grecque; il nous serait plus difficile d'expliquer comment la sculpture d'ornement byzantine atteint, du premier jet, presque à la hauteur d'un art original dans les grandes abbayes de Cluny. La peinture grecque n'a plus là d'influence, car la sculpture clunisienne du commencement du XIIe siècle ne la rappelle pas. L'ornementation romane du XIe siècle des provinces du centre et de l'est n'a rien préparé pour cette école clunisienne. L'influence byzantine, reconnaissable, semble être comme une graine semée dans une terre vierge, et produisant, par cela même, un végétal d'un aspect nouveau, plus grandiose, mieux développé et surtout d'une beauté de formes inconnue. Malheureusement les premiers essais de cette transformation nous manquent, puisque les parties les plus anciennes de l'église mère de Cluny ont été démolies. Nous ne pouvons la saisir que dans son entier développement, c'est-à-dire de 1095 à 1110, époque de la construction de la nef de l'église de Vézelay. Est-il une composition d'ornements mieux entendue, par exemple, que celle de ce triple chapiteau du trumeau de la porte centrale de cette église 93; chapiteau destiné à soutenir deux piédroits et un pilastre décorés de statues, figure 31 (voyez TRUMEAU).
Si l'on retrouve dans le faire de cette sculpture, dans ces feuilles découpées, aiguës, vivement retournées, l'emprunt de l'art romano-grec de la Syrie; si les profils et le parti d'encorbellement bien franc rappellent plus encore l'architecture de ces contrées que la sculpture; la souplesse des folioles, leur modelé délicat, s'éloignent de la sécheresse de l'ornementation byzantine. Le passage du pilastre rectangulaire au tailloir curviligne du chapiteau central est tracé avec adresse. On reconnaît déjà un art contenu, qui se possède, et qui a su trouver sa voie en dehors de l'imitation.
Cet autre chapiteau de la nef de Vézelay, avec ses larges feuilles terminées par des sortes de grappes et des grosses gouttes pendantes (fig. 32), bien qu'il ait des analogues dans les édifices dessinés par M. le comte de Vogüé et par M. Duthoit, n'a-t-il pas une largeur et une fermeté de modelé, un galbe d'ensemble, très-supérieurs à ces sculptures gréco-romaines? Mais, dans la plupart de ces chapiteaux, la statuaire se mêle à l'ornementation avec un rare bonheur, fait que l'on ne trouve pas dans l'architecture byzantine, et qui semble, à cette époque, appartenir aux écoles occidentales, né de leur initiative.
Il y avait donc au centre des établissements de Cluny une forte école de statuaire et d'ornementation dès le commencement du XIIe siècle, école qui ne fit que croître jusqu'au XIIIe siècle, ainsi que nous le verrons, école qui se recommandait par l'ampleur de ses oeuvres, la variété incroyable de ses compositions, la beauté relative de l'exécution. Le peu d'exemples qu'il nous est possible de donner fait assez voir cependant que cette école clunisienne du XIIe siècle sur les confins de la Bourgogne, n'avait aucun rapport avec celle de Provence et celle du Languedoc à la même époque, bien que toutes trois se fussent inspirées des arts romano-grecs de l'Orient.
Si nous pénétrons dans les provinces de l'ouest, nous reconnaîtrons encore la présence d'une quatrième école d'ornementation dont le caractère est tout local. Là évidemment aussi, l'influence byzantine due aux premières croisades se fait jour sur quelques points, mais cette influence est sans grande importance, au moins jusqu'au milieu du XIIe siècle. Quelques localités de cette partie du territoire français possédaient des monuments gallo-romains en grand nombre, comme Périgueux, entre autres. Là l'ornementation se traîne dans une imitation grossière de l'art antique, et le renouvellement par l'apport byzantin n'est guère sensible. Mais en Saintonge, en Poitou, des influences qui ne sont dues ni aux traditions romaines, ni aux voyages d'outre-mer, apparaissent. Ces influences, nous les croyons, en partie, dues aux rapports forcés que ces contrées auraient eu, dès le Xe siècle, avec ces hordes que l'on désigne sous le nom de Normands, et qui ne cessèrent, pendant près de deux siècles, d'infester les côtes occidentales de la France. Ces Normands étaient certes de terribles gens, grands pillards, brûleurs de villes et de villas, mais il est difficile d'admettre qu'une peuplade qui procède dans son système d'invasion avec cette suite, cette méthode, qui s'établit temporairement dans les îles des fleuves, sur des promontoires, qui sait s'y maintenir, qui possède une marine relativement supérieure, qui déploie une sagacité remarquable dans ses rapports politiques, n'ait pas atteint un certain degré de civilisation, n'ait pas des arts, ou tout au moins des industries. Ces peuplades ont laissé en Islande quelques débris d'art fort curieux; elles venaient du Danemark, des bords de la mer du Nord, de la Scandinavie, où l'on retrouve encore aujourd'hui des ustensiles d'un grand intérêt, en ce qu'ils ont avec l'ornementation hindoue des rapports frappants d'origine. Or, les manuscrits dits saxons qui existent à Londres et qui datent des Xe, XIe et XIIe siècles, manuscrits fort beaux pour la plupart, présentent un grand nombre de vignettes dont l'ornementation ressemble fort, comme style et composition, à ces fragments de sculpture dont nous parlons. Ces hommes du Nord, ces Saxons, hommes aux longs couteaux, paraissent appartenir à la dernière émigration partie des plateaux situés au nord de l'Inde. Qu'on les nomme Saxons, Normands, Indo-Germains, à tout prendre, ils sortent d'une même souche, de la grande souche âryenne. Les objets qu'ils ont laissés dans le nord de l'Europe, dans les Gaules, en Danemark, et qu'on retrouve en si grand nombre dans leurs sépultures, attestent tous la même forme, la même ornementation, et cette ornementation est, on n'en peut guère douter, d'origine nord-orientale. Or, les manuscrits dits saxons, exécutés avec une rare perfection, nous présentent encore cette ornementation étrange, entrelacement d'animaux qui se mordent, de filets, le tout peint des plus vives et des plus harmonieuses couleurs.
Comme exemple, nous donnons ici (fig. 33), une copie de deux fragments de ces vignettes 94. Pour qui a visité les monuments du Poitou et de la Saintonge, il est impossible de méconnaître les rapports qui existent entre la sculpture d'ornement des monuments de ces provinces et certaines peintures de manuscrits saxons, ou encore les objets ciselés que les peuplades émigrantes du nord ont laissés dans leurs sépultures. Ce fragment de corniche A de la façade de Notre-Dame-la-Grande, à Poitiers, et ce petit tympan B des arcatures ornées de statues sur la même façade (fig. 34), ne rappellent pas la sculpture pseudo-byzantine de la Provence, du Languedoc ou de Cluny. Ces artistes du Poitou ont subi d'autres influences orientales, évidemment, mais venues par le Nord et par la voie de mer.
Dans cette province, comme dans les autres qui composent la France actuelle, l'art de la sculpture ne se réveille qu'à la fin du XIe siècle. Le Poitou, la Saintonge, les provinces de l'ouest sont entraînées dans le mouvement général provoqué par les premières croisades, seulement leurs artistes ont chez eux un art à l'état d'embryon, et ils le développent. Comme la Provence mêle à ses imitations de l'art gréco-romain de Syrie, les traditions gallo-romaines locales, les Poitevins, en apprenant leur métier de sculpteurs à l'école gréco-romaine, utilisent les éléments indo-européens qu'ils ont reçus du Nord, et même, les éléments gallo-romains. De tout cela ils composent des mélanges dans lesquels parfois l'un de ces éléments domine. D'ailleurs, entre les traditions qu'ils avaient pu recevoir du nord de l'Europe et les arts qu'ils recueillaient en Orient, il existe des points de contact, certaines relations d'origines, évidentes. L'alliage entre l'art romano-grec ou le byzantin et ces rudiments d'art introduits au nord et à l'ouest de la France pendant les premiers siècles du moyen âge, par les derniers venus entre les grandes émigrations âryennes, était plus facile à opérer qu'entre cet art byzantin et l'art gallo-romain. Aussi, dans les monuments du Poitou et même de la Normandie, le byzantin s'empreint souvent de cet art que nos voisins appellent saxon, tandis qu'il ne conserve que de bien faibles traces de l'art romain local. La fusion entre ces deux premiers éléments se fait de manière à composer presque un art original.
Ce chapiteau (fig. 35), provenant de la nef de l'église Saint-Hylaire de Melle (Deux-Sèvres), est un de ces exemples où les trois éléments se retrouvent. La composition des rinceaux rappelle ces entrelacs, ces nattes, des ornements nord-européens. Il y a une influence byzantine dans la forme générale du chapiteau, dans l'agencement des sculptures du tailloir; il y a du gallo-romain dans le modelé et les dentelures des feuillages, d'un travail un peu lourd et mou.
En commençant cet article, nous avons dit combien il est périlleux, en archéologie, de prétendre classer d'une manière absolue les divers styles d'une même époque. Les enfantements du travail humain procèdent par transitions, et, s'il est possible de saisir quelques types bien caractérisés qui indiquent nettement des centres, des écoles, il existe une quantité de points intermédiaires où se rencontrent et se mêlent, à diverses doses, plusieurs influences. Dans l'article CLOCHER, nous avons eu l'occasion de signaler ces points de contact où plusieurs écoles se réunissent et forment des composés qu'il est difficile de classer d'une manière absolue. Il n'en est pas moins très-important de constater les noyaux, les types, quitte à reconnaître quelques-uns des points de jonction ou des mélanges se produisant et qui déroutent souvent l'analyse. Ainsi, à Toulouse, nous avons une école; à Poitiers, nous en voyons une autre; or, sur le parcours entre ces deux centres, quantité de monuments possèdent des sculptures qui inclinent tantôt vers l'une de ces écoles, tantôt vers l'autre, ou qui mélangent leurs produits de telle façon qu'il est difficile de faire la part de chacune des deux influences. Cela s'explique. Telle abbaye d'une province établissait une fille dans une province voisine. Elle y envoyait ses architectes, peut-être quelques artistes, mais elle prenait aussi les ouvriers ou artisans de la localité, élevés à une autre école que celle de l'abbaye mère. De là des mélanges de style. Ici un chapiteau toulousain, là un chapiteau poitevin ou saintongeois. Un bas-relief à figures d'une école et l'ornementation d'une autre. On comprend donc quels scrupules, quelle circonspection il faut apporter dans l'examen de ces oeuvres du XIIe siècle, si l'on prétend les classer et découvrir sous quelles influences elles se sont produites. Depuis vingt-cinq ans, il a été beaucoup écrit sur l'archéologie monumentale de la France, on n'est pas encore parvenu à s'entendre sur ce qui constitue la dernière période de l'art roman, jusqu'à quel point agit l'influence byzantine, comment et pourquoi elle agit. Plusieurs archéologues en prenant quelques exemples pour le tout, ont prétendu que cet art roman est tout inspiré du byzantin, c'est-à-dire de l'art romano-grec à son déclin. Ceux ci, s'appuyant sur d'autres monuments, ont déclaré que le roman était aborigène, c'est-à-dire né sur le sol français, comme poussent des champignons après la pluie, quelques-uns, considérant, par exemple, certains édifices de la Provence, ont soutenu que le roman n'était que l'art gallo-romain repris et brassé par des mains nouvelles. Ces opinions différentes, en leur enlevant ce qu'elles ont d'absolu, sont justes si l'on n'examine qu'un point de la question, fausses si l'on envisage l'ensemble. Notre roman nous appartient sans nul doute, mais partout il a un père étranger. Ici romain, là byzantin, plus loin nord-hindou. Nous l'avons élevé, nous l'avons fait ce qu'il est, mais à l'aide d'éléments qui viennent tous, sauf le romain, de l'Orient. Et le romain lui-même, d'où est-il venu? Nous avons vu parfois quelques personnes s'émerveiller de ce que certains chapiteaux du XIIe siècle avaient des rapports de ressemblance frappants avec l'ornementation des chapitaux égyptiens des dernières dynasties. Cependant il n'y a rien là qui soit contraire à la logique des faits. Ces arts partent tous d'une même source commune aux grandes races qui ont peuplé une partie de l'Asie et de l'Europe, et il n'y a rien d'extraordinaire qu'un ornement sorti de l'Inde pour aller s'implanter en Égypte ressemble à un ornement sorti de l'Inde pour aller s'implanter dans l'ouest de l'Europe. Lorsque l'histoire des grandes émigrations âryennes sera bien connue depuis les plus anciennes jusqu'aux plus récentes, si l'on peut s'émerveiller, c'est qu'il n'y ait pas encore plus de similitudes entre toutes les productions d'art de ces peuplades sorties d'un même noyau et pourvues du même génie, c'est qu'on ait fait intervenir à travers ce grand courant une race latine et qu'on ait englobé, Celtes, Kimris, Belges, Normands, Burgondes, Visigoths, Francs, tous Indo-Européens, dans cette race dite latine, c'est-à-dire confinée sur quelques hectares de l'Italie centrale. On aurait beaucoup simplifié les questions historiques d'art, si l'on n'avait pas prétendu les faire marcher avec l'histoire politique des peuples. Une conquête, un traité, une délimitation de frontières, n'ont une action sur les habitudes et les moeurs d'un peuple, et par conséquent sur ses arts, qu'autant qu'il existe en dehors de ces faits purement politiques, des affinités de races ou tout au moins des relations d'intérêt. Les Romains ont possédé la Gaule pendant trois siècles, ils ont couvert ses provinces de monuments; or, dès que le trouble des grandes invasions est passé, est-ce aux arts romains que le Gaulois recoure? non, il va chercher ailleurs ses inspirations, ou plutôt il les retrouve dans son propre génie ravivé par un apport puissant de peuplades sorties du même berceau que lui.
On nous dit: «La langue française est dérivée du latin, donc nous sommes Latins.» D'abord, il faut reconnaître que nous avons passablement modifié ce latin; que le génie de la langue française diffère essentiellement du génie de la langue latine; puis, après une possession non contestée pendant trois siècles, le Romain avait eu le temps d'imposer sa langue, puisqu'il avait en main le gouvernement et l'administration. Le latin étant admis comme langue usuelle sur la surface des Gaules, on ne cessait pas de parler, ne fut-ce que pour se plaindre, dans ces contrées ravagées par des invasions, mais on cessait de bâtir, et surtout de sculpter et de peindre; du Ve au VIIIe siècle on eut le temps d'oublier la pratique des arts. Cependant lorsqu'un état social passablement stable succède à ce chaos, lorsqu'on peut songer à bâtir des palais, des églises, des monastères et des maisons, lorsqu'on prétend les décorer, pourquoi donc ces populations gauloises ne prennent-elles pas tout simplement l'art romain où on l'avait laissé? Pourquoi (surtout dans les choses purement d'art comme la sculpture) vont-elles s'inspirer d'autres éléments? C'est donc qu'il y avait un génie local, à l'état latent, renouvelé encore, comme nous le disions tout à l'heure, par des courants de même origine, et que ce génie, à la première occasion, cherchait à se développer suivant sa nature. Ce n'est pas là une question d'ignorance ou de barbarie, comme on l'a si souvent répété, mais une question de tempérament.
Par instinct, sinon par calcul, ces artistes romans n'ont pas voulu se ressouder à l'art romain, ou du moins à l'art gallo-romain. Il serait étrange, en effet, que ces architectes et sculpteurs romans du commencement du XIIe siècle qui avaient autour d'eux, sur le sol gaulois, quantité de monuments gallo-romains, les aient négligés pour s'emparer avec avidité de l'art gréco-romain ou byzantin de l'Orient, dès qu'ils l'entrevoient, s'ils ne s'étaient pas sentis comme une sorte de répulsion instinctive pour le romain bâtard de la Gaule et une affinité pour le romain grécisé de l'Orient. C'était donc cet appoint grec qui les séduisait, qui leur était sympathique? Avaient-ils tort? Et le XVIIe siècle a-t-il eu raison en nous romanisant de nouveau par des motifs fort étrangers à l'art? Qu'un souverain absolu comme Louis XIV ait trouvé commode d'étouffer le génie particulier à notre pays pour assurer, croyait-il, le pouvoir monarchique en France, on le conçoit sans peine, mais que le pays lui-même se rendit complice de cette prétention, voilà ce qui ne pouvait être. Louis XIV était cependant un grand roi, sinon un grand homme, et il sut si bien combiner tous les rouages de son mécanisme de romanisation que nous en trouvons encore à chaque pas des pièces entières fonctionnant tant bien que mal, comme la vieille machine de Marly. Parmi ces rouages, les arts furent un des mieux constitués, monopole académique, protection immédiate du gouvernement sur les artistes, art officiel, centralisation des ouvrages d'art de toute la France entre les mains d'un surintendant, rien ne faillit à ce mécanisme que l'élément vital qui développe les arts, la liberté, l'affinité avec les goûts et les sentiments d'un peuple.
Au commencement du XIIe siècle, il n'y avait ni roi, ni seigneur, ni prélats qui pussent prendre ce pouvoir exhorbitant de confisquer le génie d'une nation au profit d'un organisme politique. Chaque province se développait suivant ses traditions, ses penchants, son esprit, acceptait les influences extérieures dans la mesure qui convenait à ses goût ou à ses sentiments; et si dur qu'on veuille montrer le régime féodal, jamais il n'eût la prétention de contraindre les artistes à se soumettre à telle ou telle école d'art. La marque de cette indépendance de l'artiste se trouve sur les monuments mêmes; n'est-ce pas à cela qu'ils empruntent leur charme le plus puissant? Si, comme à l'époque gallo-romaine, nous voyons sur toute la surface du territoire français, sur mille monuments divers, le même chapiteau, la même composition décorative, le même principe de statuaire ou de sculpture d'ornement, la fatigue et l'ennui ne sont-ils pas la conséquence de cet état de choses? On luttera de richesse, nous le voulons bien; si l'on a mis sur tel édifice de Lyon pour 100 000 francs de sculpture, on en mettra pour 200 000 à Marseille. Nous aurons pour 200 000 fr. d'ennui au lieu d'en avoir pour 100 000 francs. Le moindre grain d'originalité ferait mieux notre affaire. Or, n'y a-t-il pas un grand charme à retrouver la trace des goûts de ces provinces diversement pourvues de traditions et d'aptitudes? N'est-ce pas un plaisir très-vif, en parcourant les contrées habitées ou colonisées par les races grecques, de découvrir en Attique, dans le Péloponnèse, en Sicile, en Carie, en Ionie, en Macédoine et en Thrace, des expressions très-diverses de l'art grec? N'est-ce pas une vraie satisfaction pour l'esprit en quittant les édifices romans du Berri, de trouver en Poitou, en Normandie ou en Languedoc des styles différents, des écoles variées, reflétant, pour ainsi dire, les génies divers de ces peuples. Dans chaque monument même, les masses contentées, ces chapiteaux de compositions diverses n'offrent-ils pas plus d'intérêt pour l'esprit et les yeux que ces longues files de chapiteaux romains, tous copiés sur le même moule. La symétrie, la majesté, l'unité, objectera-t-on, commandent cette répétition d'une même note. Pour l'unité, elle n'exclut nullement la variété, il n'y a pas, à proprement parler, d'unité sans variété; quant à la symétrie et à la majesté, que nous importent ces qualités, purement de convention, si elles nous fatiguent et nous ennuient. L'ennui majestueux ou l'ennui tout court, c'est tout un.
Les Grecs des bas temps pensaient ainsi, car dans ces monuments de Syrie qu'ils nous ont laissés, à Sainte-Sophie de Constantinople, ils admettent la variété dans la composition des chapiteaux d'un même ordre, dans les ornements des linteaux, des tympans et frises d'un même monument. Bien entendu, nos artistes occidentaux suivirent en cela leur exemple, et se gardèrent de recourir à la majestueuse monotonie de l'ornementation des monuments gallo-romains, lorsqu'ils reprirent en main la pratique des arts.
Avant de passer outre, il nous paraît utile de définir, s'il est possible, cet art byzantin auquel nous faisons appel à chaque instant; comment, en effet, observer la nature de son influence si nous n'en connaissons ni les éléments divers, ni le caractère propre? Nous serions heureux de recourir à l'ouvrage d'art ou d'archéologie qui aurait nettement défini ce qu'on entend par le style byzantin, et de partir de ce point acquis à la science. Mais c'est en vain que nous avons cherché ce résumé clair, précis. Tous les documents épars que nous pouvons consulter ne montrent qu'une face de la question, ne considèrent qu'un détail; quant au faisceau groupant ces travaux, nous ne pensons pas qu'il existe. Essayons donc de le constituer, car les arts byzantins connus, les conséquences que nous pouvons tirer de leurs influences sur l'art occidental, sur le nôtre en particulier, sembleront naturelles. N'oublions pas qu'il s'agit ici de la sculpture.
Voir dans l'art de Byzance un compromis entre le style adopté par les Romains du bas-empire et quelques traditions de l'art grec, ce n'est certes pas se tromper, mais c'est considérer d'une manière un peu trop sommaire un phénomène complexe. Il faudrait,--l'art admis par les Romains bien connu,--savoir ce qu'étaient ces traditions de l'art grec sur le Bosphore au IVe siècle. Cet art grec était romanisé déjà avant l'établissement de la capitale de l'Empire à Constantinople; mais il s'était romanisé en passant par des filières diverses. Or, comme les Romains, en fait de sculpture, n'avaient point un art qui leur fût propre, ils trouvaient à Constantinople l'art grec modifié par l'élément latin et tel, à tout prendre, qu'ils l'avaient admis partout où ils pouvaient employer des artistes grecs. Les Romains apportaient donc à Byzance leur génie organisateur en fait de grands travaux publics, leur structure, leur goût pour le faste et la grandeur, mais ils n'ajoutaient rien à l'élément artiste du Grec. Mais ces Grecs de l'Asie qu'étaient-ils au IVe siècle? Avaient-ils suivi rigoureusement les belles traditions de l'Attique ou même celles des colonies ioniennes, cariennes? rappelaient-ils par quelques côtés ces petites républiques de l'Attique et du Péloponnèse qui considéraient comme des barbares tous les étrangers? non certes; ces populations, au milieu desquelles s'implantait la capitale de l'Empire, étaient un mélange connus d'éléments qui, pendant des siècles, avaient été divisés et même ennemis, mais qui avaient fini par se fondre. Le génie grec dominait encore, au sein de ce mélange assez pour l'utiliser, pas assez pour l'épurer.
D'ailleurs pourquoi l'empire romain transportait-il son centre à Byzance? Dorénavant maître de l'Occident borné par l'Océan, tranquille du côté du Nord (le croyait-il du moins) depuis les guerres de Trajan, et depuis qu'il avait organisé comme une sorte de ligue germanique dévouée à Rome; du côté de l'Orient, il trouvait un continent profond, inconnu en grande partie, dans lequel ses armées pénétraient en rencontrant chaque jour, et des obstacles naturels et des populations guerrières innombrables. Byzance était (la situation de l'Empire admise au commencement du IVe siècle) la base d'opérations la mieux choisie, tant pour conserver les anciennes conquêtes que pour en préparer de nouvelles. C'était aussi, et c'est là ce qui nous intéresse ici, le noeud de tout le commerce du monde connu alors. Or, il est inutile de dire que l'Empire prétendait accaparer tous les produits du globe et l'industrie des nations, depuis l'ivoire jusqu'au bois de charpente, depuis les perles jusqu'aux métaux vulgaires, depuis les épices jusqu'aux étoffes précieuses. Bien avant l'établissement de Constantin à Byzance, cette ville, ou plutôt les villes du Bosphore, étaient le rendez-vous des caravanes venant du nord-est par le Pont, de l'est par l'Arménie, de l'Inde et de la Perse par le Tigre et l'Euphrate. Avec ces caravanes arrivaient non-seulement des objets d'art fabriqués dans ces contrées éloignées, mais aussi des artisans, cherchant fortune et attirés par la consommation prodigieuse que l'Empire faisait de tous les produits de l'Orient. Il était donc naturel que l'élément grec qui existait et avait pu dominer sur les bords du Bosphore fût influencé et modifié profondément par ces appoints perses, assyriens, indiens même, que ces caravanes faisaient affluer sans cesse vers Byzance.
Constantinople devint plus encore, après l'établissement de l'Empire dans ses murs, une ville orientale cosmopolite. Le luxe de la cour des empereurs, le commerce étendu qui se faisait dans cette capitale si admirablement située, donna aux arts que nous appelons byzantins un caractère qui, bien qu'empreint encore du génie grec, offre un mélange des plus curieux à étudier de l'art grec proprement dit avec les arts des Perses et même de l'Inde. Comme preuve, nous présenterions les ouvrages de M. le comte Melchior de Vogüé, que nous avons cité déjà souvent, sur les villes du Haouran, et celui de M. W. Salzenberg sur les plus anciennes églises de Constantinople, Sainte-Sophie comprise.
Les monuments du Haouran, c'est-à-dire renfermés dans ces petites villes qui, entre Alep et Antioche, n'étaient guère que des étapes pour les caravanes qui venaient du golfe Persique par l'Euphrate, monuments auxquels nous avons donné la qualification de gréco-romains, datent du IVe au VIe siècle. Leur sculpture est fortement empreinte de style grec, sans représentations humaines, sans influences persiques, les dernières en date seulement présentent quelques réminiscences des sculptures arsacides et sassanides. Mais il n'en est pas ainsi pour la sculpture de Constantinople qui date des Ve et VIe siècles 95, celle-ci est bien plus persique, quant au style, que grecque ou gréco-romaine. Les arts des Perses avaient profondément pénétré la sculpture d'ornement de Byzance, à ce point que certains chapiteaux ou certaines frises de Sainte-Sophie, par exemple, semblent arrachés à des monuments de la Perse et même de l'Assyrie. On comprend parfaitement, en effet, comment des villes comme celle du Haouran, qui ne servaient que de lieux de repos, que d'étapes pour les caravanes se dirigeant sur Antioche, ne pouvaient pas recevoir de ces caravanes quantité de produits ou d'objets devant être livrés aux négociants à destination. En un mot, et pour employer une expression vulgaire, ces caravanes ne déballaient qu'à Antioche et ce qu'elles laissaient en chemin ne pouvait être que des objets de peu d'importance propres à être échangés contre la nourriture et le logement qu'elles trouvaient dans ces villes. Mais Constantinople était un entrepôt où venaient s'amasser tous les objets les plus précieux qu'apportaient du golfe Persique les caravanes qui remontaient le Tigre, passaient par la petite Arménie, par la Cappadoce, la Galatie et la Bithynie. À Constantinople, ces objets étaient vus de tous; des artisans ou artistes perses s'y établissaient, l'art grec proprement dit, si vivace encore dans le Haouran, c'est-à-dire dans le voisinage de ces anciens centres grecs de Lycie, de Carie, de Cilicie, l'art grec, à Byzance, loin d'ailleurs de ses foyers primitifs, était étouffé sous l'apport constant de tous ces éléments persiques.
Ainsi donc, si nous entendons par art byzantin l'art de Constantinople au VIe siècle, nous devons,--en ce qui regarde la sculpture,--considérer cet art comme un mélange dans lequel l'élément persique domine essentiellement, non-seulement l'élément persique des Sassanides, mais celui même des Arsacides, et dans lequel l'élément grec est presque entièrement étouffé. Si, au contraire, nous entendons par art byzantin l'art de la Syrie du IVe au VIe siècle, nous admettrons que l'élément grec domine, surtout si nous prenons la Syrie centrale.
Les croisés, à la fin du XIe siècle et au commencement du XIIe, s'étant répandus en Orient depuis Constantinople jusqu'en Arménie, en Syrie et en Mésopotamie, il ne faut point être surpris si dans les éléments d'art qu'ils ont pu rapporter de ces contrées, on trouve et des influences grecques prononcées, et des influences persiques, et des influences produites par des mélanges de ces arts déjà effectués antérieurement. Si bien, par exemple, que certaines sculptures romanes de France rappellent le faire, le style même de quelques bas-reliefs de Persépolis, d'autres des villes du Haouran, d'autres encore de Palestine et même d'Égypte; non que les croisés aient été jusqu'en Perse, mais parce qu'ils avaient eu sous les yeux des objets, des monuments même, peut-être, qui étaient inspirés de l'antiquité persique.
Reprenons l'examen de nos écoles françaises. L'école de sculpture d'ornement du Poitou et de la Saintonge étend ses rameaux jusqu'à Bordeaux, mais en remontant la Garonne elle ne va pas au delà du Mas d'Agen. Encore, dans cette dernière ville, cette école subit l'influence du centre toulousain. L'église du Mas d'Agen nous montre de beaux chapiteaux, les uns appartiennent à l'école de Saintonge, d'autres donnent un mélange des deux écoles, et se rapprochent de celle de Toulouse. Tel est par exemple celui-ci (fig. 36). L'ornementation du tailloir appartient au roman empreint des arts gréco-romains. Les figures d'un meilleur style que celles du Poitou et de la Saintonge 96 rappellent la statuaire de Toulouse.
Cahors présente également, au XIIe siècle, en ornementation comme en statuaire, un mélange d'influences dues aux provinces occidentales et méridionales. Mais où ce mélange est bien marqué, c'est à l'abbaye de Souillac, sur l'ancienne route de Brives à Cahors. Les bas-reliefs et sculptures qui décorent l'intérieur de la porte de cette église ont un caractère qui tient à la fois du génie nord-hindou dont nous avons trouvé des traces à Poitiers et des arts byzantins.
Dans la composition bizarre du pilier de gauche tenant à la porte de l'église abbatiale de Souillac (fig. 37), on peut signaler certains rapports avec le système de composition de la figure 33, copiée sur un manuscrit saxon du British Museum et, dans la statue A qui décore l'un des piédroits de la même porte, on reconnaît l'influence byzantine qui agit si puissamment à Moissac dont la sculpture dérive de l'école de Toulouse. Ces animaux du pilier de Souillac, qui se mordent et se nattent, ne se rencontrent ni dans la sculpture gallo-romaine, ni dans la sculpture ou la peinture gréco-romaine de Syrie. Pour trouver des analogues à cet art, il faut recourir aux monuments scandinaves, nord-européens, islandais, ou à ces manuscrits dits saxons de Londres, ou encore à certaines sculptures hindoues; toutefois, il faut reconnaître que dans l'exemple que nous fournit l'église de Souillac, il y a une tendance marquée à imiter la nature. Quelques-uns de ces animaux ont une apparence de réalité et ne sont plus agencés régulièrement pour former ornement. Les artistes avaient donc vu très-probablement un certain nombre de ces produits nord-européens, mais ils ne faisaient que s'en inspirer, s'en rapportant, pour l'exécution, à l'observation de la nature. Il serait difficile de donner la signification de cette sculpture étrange. Le bas-relief du tympan, dont ces piliers supportent l'archivolte, représente un sujet légendaire dans lequel un abbé et le démon se trouvent traiter de certaines affaires qui finissent au détriment du tentateur. Deux statues assises de saint Pierre et d'un saint abbé flanquent le bas-relief. Nous ne saurions indiquer une corrélation entre ces bas-reliefs et les piliers, si toutefois les artistes y ont songé.
À Moissac, on retrouve, sur le trumeau de la grande porte de l'église, des réminiscences de cet art nord-européen ou nord-hindou, dans ces lions entrelacés, superposés, compris entre deux dentelures curvilignes.
Ainsi donc l'école de sculpture de Toulouse venait se mélanger à Moissac, à Souillac, avec l'école des côtes occidentales de la France; or, celle-ci semble avoir reçu des éléments orientaux d'une assez haute antiquité par des expéditions scandinaves ou normandes, tandis que l'école de Toulouse n'obéissait qu'à des traditions gallo-romaines profondément modifiées par un apport byzantin.
Il est loin de notre pensée de vouloir établir des systèmes ou des classifications absolues, et nous nous garderons, dans une question aussi complexe, de laisser de côté des exemples qui tendraient à modifier ces aperçus généraux sur les origines des arts français du moyen âge. Il reste peu de fragments d'architecture romane à Limoges. Cependant, par suite de l'établissement des comptoirs vénitiens dans cette ville, un mouvement d'art avait dû se produire dès le Xe siècle. Au point de vue de l'architecture, Saint-Front de Périgueux en est la preuve. Mais en ne considérant que la sculpture d'ornement, dans les villes du Limousin, on retrouve quelques traces d'un art qui n'est ni le roman de l'ouest, ni celui de Toulouse. Cet art décoratif paraît plus qu'aucun autre inspiré par la vue et l'étude de cette quantité d'objets, d'étoffes, de bijoux que les Vénitiens rapportaient, non-seulement de Constantinople, mais de Damas, de Tyr, d'Antioche et des côtes de l'Asie Mineure. Nous en trouvons une trace évidente dans un édifice de la fin du XIIe siècle, Saint-Martin de Brives; les chapiteaux de la porte occidentale présentent cette composition d'ornements (fig. 38), qui rappelle fort les chapiteaux, non plus byzantins, mais arabes, d'une époque reculée 97.
L'église Saint-Martin de Brives est d'ailleurs un édifice remarquable. Ses parties les plus anciennes datent des premières années du XIIe siècle, mais la nef et la porte, dont proviennent les chapiteaux (fig. 38), ont été construites vers 1180. Le vaisseau principal et ses deux collatéraux sont voûtés à la même hauteur. Des colonnes cylindriques très-élancées portent ces voûtes. Un passage relevé règne intérieurement au niveau des appuis des fenêtres des bas-côtés. La sculpture, sobre d'ailleurs, affecte, dans ces constructions de la fin du XIIe siècle, un caractère oriental très-prononcé.
Les monuments du XIIe siècle dans le Limousin, ou plutôt dans cette contrée qu'occupent aujourd'hui les départements de la Creuse, de la Haute-Vienne et de la Corrèze, sont rares. Ceux qui restent debout sont d'une telle sobriété d'ornementation,--les plus riches ayant été détruits lors des guerres de religion,--qu'il serait difficile de bien définir si là il existait un centre d'art, une école de sculpture au XIIe siècle, comme en Languedoc et en Poitou. Si, au contraire, nous nous rapprochons du centre, si nous entrons en Auvergne et dans le Vélay, nous trouvons les nombreuses traces d'un art qui n'est ni celui de Toulouse, ni celui du Poitou, ni celui du Limousin. Là, jusque vers le commencement du XIIe siècle, le gallo-romain règne en maître 98. Les chapiteaux de la partie la plus ancienne du cloître de la cathédrale du Puy, qui datent de la première moitié du XIe siècle, sont des sculptures romaines mal copiées; mais vers 1130, un nouvel art, fin, recherché, souple, se développe.
On en pourra juger par ce chapiteau (fig. 39) 99, qui n'est plus gallo-romain, mais qui n'est byzantin, ni par la composition, ni surtout par le faire.
À côté de ce morceau, des portions de corniches de la même époque (fig. 40), accusent, au contraire, l'influence orientale, soit par la présence de ces objets du Levant apportés par les Vénitiens, soit par la vue des monuments de l'époque des Sassanides, car cette ornementation de palmettes arrondies et perlées, entremêlées d'animaux, est plutôt persane que byzantine. Plus tard, au contraire, vers 1180, alors que dans les provinces du Nord les écoles laïques ont complétement laissé de côté les influences gréco-romaines, les artistes d'Auvergne s'y soumettent, mais évidemment de seconde main. C'est le roman plus ou moins byzantinisé du Languedoc, du Lyonnais, qui vient se mêler aux débris des traditions gallo-romaines et à ces éléments orientaux reçus du Limousin. Ce fragment du porche méridional de la cathédrale du Puy, dont la construction n'est pas antérieure à la fin du XIIe siècle (fig. 41), accuse ces influences diverses et leur mélange qui, malgré l'habileté d'exécution des sculpteurs, choque par le défaut d'unité, soit dans l'ensemble, soit dans les détails.
Du porche sud de la cathédrale du Puy.
Par sa situation géographique même, l'école de sculpture de l'Auvergne reste indécise entre ses voisines puissamment établies. Elle reflète tantôt l'une, tantôt l'autre, et plus elle s'avance vers la fin du XIIe siècle, moins elle sait prendre un parti entre ces influences différentes. Elle rachète, il est vrai, cette incertitude par la finesse d'exécution, par une recherche des détails, mais elle ne parvient pas à constituer un style propre. Aussi, quand s'éteignent les belles écoles du Midi, à la fin du XIIe siècle, les sculpteurs de l'Auvergne, dépourvus de guides, ne laissent rien, ne reproduisent rien par eux-mêmes, et ce n'est qu'à la fin du XIIIe siècle que l'art de la sculpture se relève dans cette province, avec l'importation des arts du Nord.
Il n'en fut pas ainsi dans le Berri. Cette province centrale est une de celles qui, à côté de traditions gallo-romaines assez puissantes, admit certains éléments byzantins très-purs. Nous en avons un exemple des plus caractérisés à Bourges même. Il existe dans cette ville une porte du monastère de Saint-Ursin qui date de la fin de la première moitié du XIIe siècle et que l'on voit encore entière rue du Vieux-Poirier. Cette porte est d'abord fort intéressante comme construction en ce qu'elle présente un linteau appareillé supportant un tympan et déchargé par un arc plein cintre. Le tympan, en reliefs très-plats, représente, au sommet, des fabliaux; au-dessous, dans la seconde zone, une châsse qui paraît copiée d'après ces bas-reliefs si fréquemment sculptés sur les sarcophages des Bas-temps. Dans la zone inférieure, les travaux des mois de l'année. Sur le linteau appareillé se développe un enroulement quasi romain. À côté de ces sculptures, qui sont évidemment imitées des fragments antiques si nombreux à Bourges au XIIe siècle, se trouvent des pieds-droits, des chapiteaux et colonnettes engagés que l'on croirait copiés sur de la sculpture de Constantinople, si bien que plusieurs ont cru longtemps que cette porte, élevée au XIIe siècle, avait été complétée à l'aide de fragment d'une époque antérieure. Cela n'est pas admissible cependant, car en y regardant de près, les figures sont vêtues d'habits du XIIe siècle; le faire, la taille, les inscriptions, appartiennent à cette époque. D'ailleurs, sous le tympan, un cartouche contient cette légende:
Voici (fig. 42) une partie de cette porte qui indique clairement ces juxtapositions des styles gallo-romain et byzantin.
On voit même que l'ouvrier chargé de l'exécution du piédroit A avait déjà modelé la partie supérieure de l'ornement dans le goût de celui du linteau et que brusquement il abandonne cette exécution lourde et molle pour adopter le style serré, plat, en façon de gravure, de l'ornement byzantin. La colonnette est entièrement sculptée dans ce style oriental. Nous en donnons un fragment en B.
On voit apparaître dans le Berry, à Châteauroux (église de Déols), à Saint-Benoît-sur-Loire, à Saint-Aignan, à Neuvy-Saint-Sépulcre, etc., dans la sculpture d'ornement de la fin du XIe siècle au milieu du XIIe, les traces non douteuses de ce rapprochement entre l'art gallo-romain corrompu et l'art gréco-romain de Syrie importé dès les premières croisades, sans que de ce mélange il résulte tout d'abord un art formé, complet comme dans le roman du Midi, celui de Cluny ou celui de l'Ouest. Ces artistes tâtonnent pendant presque toute la première moitié du XIIe siècle, sans parvenir à fondre entièrement ces deux éléments. À côté d'une imitation très-fine de la sculpture byzantine est un morceau lourdement inspiré des restes gallo-romains, comme dans l'exemple précédent qui se rapproche de 1150. Cependant les fragments anciens de la cathédrale de Bourges 100 qui garnissent les deux portes nord et sud et notamment le linteau à grands enroulements d'une de ces deux portes, 1140 à 1150, présentent un caractère de sculpture assez franc, se rapprochant beaucoup de l'art roman de Chartres et de l'Île-de-France.
Par le fait, vers cette époque, l'école romane du Nord se développe sur une surface de territoire étendue qui comprend l'Île-de-France proprement dite, une partie de la Normandie Séquanaise, le Beauvoisis, le Berry, le pays Chartrain et la Basse-Champagne. Cette école, de 1130 à 1145, avait, de ces éléments, su mieux qu'aucune autre (l'école toulousaine exceptée) composer un style particulier qui n'est ni le byzantin, ni une corruption du gallo-romain, ni une réminiscence de l'art nord-européen, mais qui tient un peu de tout cela et qui, au total, produit de beaux résultats. Arrivée plus tard que les écoles du Centre et du Midi, et surtout que la grande école de Cluny, peut-être a-t-elle profité des efforts de ses devancières, a-t-elle pu mieux qu'elles opérer un mélange plus complet de ces styles divers.
Cependant, quand on remonte aux premiers essais de l'école dont le foyer est l'Île-de-France, après l'abandon des traditions gallo-romaines restées sur le sol, on ne peut méconnaître que cette école réagit plus qu'aucune autre contre ces traditions. On pourrait voir là dedans le réveil d'un esprit gaulois, d'autant qu'il est bien difficile autrement de comprendre l'espèce de répulsion que l'art de la sculpture, au commencement du XIIe siècle, manifeste pour tout ce qui rappelle le style romain. Dans les autres provinces, au fond de toute sculpture, on retrouve quelque chose de l'art antique admis dans les Gaules, et plus spécialement dans les pays de langue d'Oc, mais autour de Paris des éléments neufs ou renouvelés apparaissent.
Cette école de l'Île-de-France était certes, au commencement du XIIe siècle, relativement barbare. L'échantillon de sculpture d'ornement datant de cette époque que nous donnons ici (fig. 43), tiré de l'église abbatiale de Morienval (Oise) 101, est bien éloigné de la belle et large sculpture de Vézelay, de celle de Toulouse, de celle du Quercy. Mais on ne peut voir là seulement de grossières réminiscences des arts antiques. Le cheval sculpté sur l'un de ces chapiteaux se retrouve sur un grand nombre de monnaies gauloises antérieures à la domination romaine. Cette ornementation inspirée d'ouvrages de vannerie est elle-même plus gauloise que romaine. Il n'est pas jusqu'au faire qui ne rappelle le travail linéaire qui décore certains ustensiles de nos aïeux. Pourquoi les souvenirs des arts romains auraient-ils laissé moins de traces dans ces provinces que dans d'autres de la Gaule? c'est ce que nous ne nous chargerions pas d'expliquer, puisque le territoire de l'Île-de-France et notamment les environs de Soissons et de Compiègne, étaient couverts d'édifices gallo-romains très-importants et dont on trouve des débris à chaque pas. Comment, après onze cents ans, lea habitants de ce territoire en seraient-ils revenus aux formes d'art pratiquées avant la domination romaine? Comment auraient-ils conservé ces formes à l'état latent, ainsi qu'une tradition nationale? Ce sont là des problèmes que, dans l'état des études historiques, nous ne pouvons résoudre. Les poser, c'est déjà quelque chose, c'est ouvrir des horizons nouveaux.
Sans se lancer dans le champ des hypothèses, on en sait assez aujourd'hui déjà, pour reconnaître: que les traditions d'un peuple laissent des traces presque indélébiles à travers les conquêtes, les invasions, les délimitations territoriales, comme pour donner un démenti perpétuel à l'histoire, telle qu'on l'a écrite jusqu'à ce jour; que ce principe des nationalités reparaît à certaines époques pour déconcerter les combinaisons de la politique qui semblent les plus solidement conçues. Dans l'histoire de ce monde, les peuples, leurs goûts, leurs affections, leurs aptitudes, jouent certainement un rôle bien autrement important qu'on ne se l'imaginait il y a encore un demi-siècle. Nous pensons donc qu'on adonné une place trop large à l'influence de la civilisation romaine sur la Gaule et que cette influence, toute gouvernementale et administrative, malgré trois siècles de domination sans troubles, n'a jamais fait pénétrer dans le sol national que des racines peu profondes, que le régime féodal et l'introduction d'éléments identiques à ceux de la vieille Gaule celtique, au Ve siècle, n'a pu que raviver le génie national comprimé pendant la période romaine et qu'enfin, à cette époque du moyen âge ou un ordre relatif se rétablit, ce génie national considère comme un temps d'arrêt, une lacune, la période de domination et de désordre comprise entre le Ier siècle et le XIe.
Si dans les monuments qui nous restent de l'époque carlovingienne, nous voyons la sculpture, dans les Gaules, s'efforcer de se rapprocher des arts antiques, copier grossièrement des ornements romains, pourquoi à la fin du XIe siècle abandonne-t-on ces traditions sur la partie du territoire qui est destinée à former le noyau de l'unité nationale rêvée par Vercingétorix, cinquante ans avant notre ère? Pourquoi les arts de ces provinces françaises, entourant Paris, après avoir produit les grossiers essais dont nous venons de donner un fragment (figure 43), n'adoptent-ils qu'avec réserve, soit les importations de l'Orient acceptées avec empressement au delà de la Loire, soit les restes des édifices gallo-romains dont ils étaient entourés? Et comment se trouvant dans une situation d'infériorité relative au commencement du XIIe siècle, si on les met en parallèle avec les écoles des Clunisiens et celles du Midi, atteignent-ils au contraire, dès 1150, une supériorité marquée sur ces écoles de l'Est et d'outre-Loire? Ce serait donc que le génie national, mieux conservé dans ces provinces voisines de Paris, plus ombrageux à l'endroit des importations étrangères, se trouvait, par cela même, plus propre à concevoir un art original?
L'art roman de l'Île-de-France et des provinces limitrophes, au commencement du XIIe siècle, est relativement barbare, ce n'est pas contestable, mais en peu d'années, dans ces provinces, les choses changent d'aspect. Tandis que la sculpture des provinces méridionales et du centre ne progresse plus et tend au contraire à s'affaisser vers la seconde moitié du XIIe siècle, indécise entre le respect pour des traditions diverses et l'observation de la nature; dans le domaine royal, il se forme une grande école qui ne rappelle plus la sculpture gallo-romaine, qui refond, pour ainsi dire, l'art byzantin et se l'approprie, qui ne néglige pas absolument ces traces éparses de l'art que nous appelons Nord-Européen, mais qui sait tirer de tous ces éléments étrangers des traditions locales, l'unité dans la composition, dans le style et l'exécution, fait que nous chercherions vainement ailleurs sur le sol gaulois. Cette école préludait ainsi à l'enfantement de cet art laïque de la fin du XIIe siècle si complet, si original aussi bien dans la structure des édifices que dans la manière toute nouvelle de les décorer.
Voici (fig. 44) des chapiteaux jumelés du tour du choeur de Saint-Martin des Champs, à Paris, dont la sculpture atteint à la hauteur d'un art complet. Certes, on retrouve bien là des éléments byzantins, mais non de cet art byzantin des monuments de Syrie. Cette sculpture rappellerait plutôt celle des dyptiques et des reliures d'ivoire, l'orfévrerie byzantine. Le sentiment de la composition est grand, clair, contenu. Dans des fragments déposés à l'église impériale de Saint-Denis, à Chartres, à l'église de Saint-Loup (Marne), dans quelques édifices du Beauvoisis, on retrouve ces mêmes qualités. Il n'est pas besoin de faire ressortir les différences qui distinguent cet art des arts romans du Midi et du Centre; ces derniers, quelle que soit la beauté de certains exemples, restent à l'état de tentatives, ne parviennent pas à se développer complétement. L'unité manque dans l'École toulousaine, dans celle de l'Auvergne et du Quercy. Elle se retrouve davantage dans l'École poitevine, mais quelle lourdeur, quelle monotonie et quelle confusion, en comparaison de ces compositions déjà claires et bien écrites du roman de l'Île-de-France vers 1135!
Veut-on un exemple, examinons ces fûts de colonnettes qui, au portail
occidental de Notre-Dame de Chartres, séparent les statues. Ces fûts
sont couverts de sculptures dans toute leur longueur, et datent de 1135
environ (fig. 45). Si la composition de ces entrelacs est charmante,
bien entendue, sans confusion, à l'échelle de tout ce qui se trouve à
l'entour, l'exécution en est parfaite. Les petits personnages qui
grimpent dans les rinceaux sont dans le mouvement, largement traités,
s'arrangent avec l'ornementation de manière à ne pas détruite l'unité de
l'effet général.
Où les sculpteurs français avaient-ils pris ces exemples? Partout et nulle part... Partout, puisque depuis l'époque romaine on avait souvent sculpté des fûts de colonnes, notamment dans les Gaules, puisque dans les provinces de l'Est, avant cette époque, des fûts de colonnes étaient décorés. Nulle part, parce que dans cette sculpture de fûts antiques ou du moyen âge on ne retrouve ce principe neuf, d'un réseau ronde-bosse, enveloppant la colonne comme le ferait une branche tordue à l'entour.
Des ustensiles rapportés d'Orient, des manches d'ivoire, de bois, pouvaient avoir donné au sculpteur chartrain l'idée de cette gracieuse décoration; mais le style de l'ornementation et l'exécution lui appartiennent. Remarquons que ces colonnettes placées entre des statues d'un travail simple comme masses, sinon comme détails, font admirablement ressortir la statuaire en formant, dans les intervalles qui les séparent, comme une riche tapisserie modelée.
Mais ce qui, à cette époque déjà, distingue l'école du domaine royal de toutes les autres écoles romanes de la France, c'est l'entente parfaite de l'échelle dans l'ornementation. De Toulouse à la Provence, du Lyonnais au Poitou, sur la Loire et en Normandie, à Vézelay même, l'ornementation, souvent très-remarquable, est bien rarement à l'échelle du monument. Rarement encore y a-t-il concordance d'échelle entre les ornements d'un même édifice. Ainsi verrons-nous à Saint-Sernin de Toulouse des chapiteaux couverts de détails d'une délicatesse extrême à côté de chapiteaux dont les masses sont larges. À Vézelay, où la sculpture est si belle, nous signalerons aux portes latérales de la nef, des archivoltes dont les ornements écrasent tout ce qui les entoure, des chapiteaux délicats couronnés par des tailloirs dont la sculpture est trop grande. En Provence, ce sont des détails infinis sur des moulures dont l'effet est détruit par le voisinage d'une lourde frise. L'exemple de la porte de Saint-Ursin à Bourges (fig. 42) donne exactement l'idée de ce manque d'observation dans les rapports d'échelle de l'ornementation. Ces défauts considérables sont évités dans le roman développé du domaine royal, et c'est ce qui en fait déjà un art supérieur, car il ne suffit pas qu'un ornement soit, beau, il faut qu'il participe de l'ensemble, et ne paraisse pas être un fragment posé au hasard sur un édifice.
Cependant il se faisait, vers 1160, dans l'art de la sculpture d'ornement comme dans la statuaire, une révolution. Les artistes se préparaient à abandonner entièrement ces influences, ces traditions qui jusqu'alors les avaient guidés; influences, traditions conservées dans les cloîtres, véritables écoles d'art. De l'archaïsme, la statuaire passe, par une rapide transition, à l'étude attentive de la nature; il en est de même pour la sculpture d'ornement. En prenant la tête des arts, les laïques semblent fatigués de cette longue suite d'essais plus ou moins heureux, tentés pour établir un art sur des éléments antérieurs. Dorénavant, instruits dans la pratique, ils vont puiser à la source toujours nouvelle de la nature. C'est précisément à l'époque des croisades de Louis le Jeune et de Philippe-Auguste, que l'on signale comme une renaissance des arts en Occident provoquée par l'influence orientale que les artistes français rejettent, soit dans le système d'architecture, soit dans la sculpture, toutes les influences orientales qui avaient eu, au commencement du XIIe siècle, une si grande action sur le développement de nos diverses écoles. Mais ce mouvement n'est pas général sur la surface du territoire des Gaules; il ne se fait sentir que dans les provinces du domaine royal, en Bourgogne, en Champagne et en Picardie. La prédominance de l'art du Nord en France sur l'art du Midi est assurée à dater de ce moment. De même que la langue d'oil tend chaque jour à réduire les autres dialectes français à l'état de patois, de même les écoles d'architecture et de sculpture du domaine royal tendent à se substituer à ces écoles provinciales si brillantes encore au milieu du XIIe siècle. Nous expliquons ailleurs 102 comment les sculpteurs laïques de la fin du XIIe siècle vont chercher leurs inspirations dans la flore des champs et des forêts; comment certaines tentatives timides avaient été faites partiellement en ce sens, dès le commencement du XIIe siècle, par les meilleures écoles françaises, et notamment par les artistes de Cluny, sans toutefois que ces tentatives aient apporté un appoint important à travers les influences orientales ou les traditions gallo-romaines; mais comment, enfin, cette observation de la nature se formule en des principes invariables au sein de l'école du domaine royal, de 1190 à 1200.
Il ne semble pas toutefois que cette école ait, la première, repris la voie à peine entrevue et bientôt abandonnée par quelques artistes, près d'un siècle auparavant. C'est encore l'école de Cluny qui marche en tête, vers 1170; et si elle est bien vite dépassée par l'esprit logique des artistes laïques de l'Île-de-France, il ne faut pas moins lui rendre cet hommage.
Entre autres qualités et défauts, l'esprit de la population dont Paris est devenu le centre passe brusquement de l'idée à la pratique par une déduction logique; nos révolutions, nos modes en sont la preuve. Une idée, un principe ne sont pas plus tôt émis chez nous, que l'on prétend immédiatement les mettre en pratique.
En Allemagne, on discutera pendant des siècles sur la caducité d'un système ou la vitalité d'un principe avant de penser sérieusement à détruire le premier et à adopter le second; en France, à Paris surtout, on passera bien vite de la discussion théorique aux effets. Si dans le domaine de l'art, les Académies ont pu, depuis deux siècles, ralentir ce courant logique qui conduit de la théorie à la pratique, comme elles n'existaient point en 1180, et qu'il ne paraît pas que les écoles monastiques aient prétendu prendre ce rôle, il n'est pas surprenant que l'école laïque, nouvellement formée alors, se soit jetée avec passion dans cette application de principes nouveaux à l'ornementation sculptée, d'autant qu'elle avait hâte d'en finir avec cet art roman qui représentait à ses yeux la féodalité monastique, dont elle ne voulait plus, dont saint Bernard avait diffamé les arts, et que les évêques tendaient à détruire.
L'école de Cluny, malgré les reproches du fondateur de l'ordre de Cîteaux, ne tenait pas moins à conserver le rang élevé qu'elle avait su prendre dans la pratique des arts. À ce point de vue, elle prétendait marcher avec le siècle et le devancer au besoin. Vers 1130, ses relations avec l'Orient s'étaient étendues. Elle élevait alors le narthex de l'église de Vézelay, dont l'ornementation est mieux pénétrée de cet art gréco-romain de Syrie que ne l'est celle de la nef. Quelques années après, vers 1150, elle construisait la salle capitulaire de la même église, dont la sculpture est si fortement empreinte de l'art byzantin de Syrie, qu'on croirait voir dans la plupart des chapiteaux et culs-de-lampe, des fragments arrachés à ces villes gréco-romaines du Haouran. Dans cette voie d'imitation, ou d'interprétation plutôt, on ne pouvait aller plus loin sans tomber dans les pastiches ou la monotonie, car cette ornementation gréco-romaine, de même que l'ornementation grecque, son aïeule, ne brille pas par la variété. L'école clunisienne fit donc un temps d'arrêt, et chercha les éléments nouveaux qui lui manquaient dans l'amas de traditions usées par elle. Ces éléments, elle les trouva dans les végétaux de ses champs; elle pensa qu'au lieu d'imiter ces feuillages de convention attachés sur les frises et les chapiteaux de la Syrie, au lieu d'essayer de les modifier suivant le goût de l'artiste, il serait mieux de prendre les plantes qui croissaient dans la campagne, et d'essayer de les mettre à la place de la flore traditionnelle qu'elle reproduisait sans cesse avec plus ou moins d'adresse et de charme. Désormais cette école, rompue aux difficultés du métier, habile de la main, grâce à ce long apprentissage, était capable de rendre avec délicatesse ces plantes qui allaient remplacer l'ornementation romane à bout d'invention ou d'imitation. Aussi ses essais sont des coups de maître. Vers 1160, on ouvrit dans la salle capitulaire de Vézelay, bâtie depuis dix ans, trois arcades donnant sur le cloître. Ces trois arcades sont décorées de chapiteaux et d'archivoltes sculptés dont rien n'égale la souplesse et l'élégance. La forme générale de ces chapiteaux rappelle encore la forme romane, mais les détails imités de la flore des champs sont composés avec une grâce, une délicatesse de modelé que la main la plus exercée atteindrait difficilement.
Voici (fig. 46) un fragment de ces groupes de chapiteaux taillés dans de la pierre qui a la dureté et la finesse de grain du marbre. Ces sculpteurs n'avaient pas été loin pour chercher leur modèle d'ornement. Ils avaient cueilli quelques tiges d'ancolie.
Ce morceau d'archivolte (fig. 47) appartenant à la même construction, d'un si beau caractère, et ces chapiteaux, indiquent assez les progrès que l'école clunisienne avait faits en recourant à la nature dans la composition des ornements. La tradition romane n'apparaît là que dans l'ensemble de la composition et dans l'aspect monumental donné à ces feuillages inspirés par la flore plutôt que copiés.
On observera cependant que les critiques de saint Bernard ont porté coup. Dans la sculpture de Vézelay innaturelle, comme disent les Anglais, jusqu'en 1132, année de la dédicace du narthex, sur les chapiteaux, la figure humaine, les animaux, les bestiaires, abondent. Déjà, dans la sculpture de la salle capitulaire, un peu plus moderne, ces figures disparaissent presque entièrement. L'ornementation si riche des trois arcs ouverts de 1160 à 1165 dans cette salle n'en porte plus trace. Déjà la flore naturelle s'est substituée à ces éléments aimés des sculpteurs romans et, entre tous, des clunisiens. Mais l'architecture qui portait, à Vézelay, cette sculpture déjà naturelle, était encore toute romane; elle ne devenait gothique, c'est-à-dire conçue d'après le système de structure gothique, que dans la construction du choeur de la même église, c'est-à-dire vers 1190.
Le mouvement d'art ne se produit pas de la même manière à Saint-Denis, en France. C'est en 1137 que l'abbé Suger commence la construction de l'église abbatiale, dont nous voyons encore la basse oeuvre du tour du choeur et le narthex. L'édifice fut élevé en trois ans et trois mois, il était donc achevé en 1141. Or, si la structure de l'église abbatiale de Suger est complétement gothique 103, l'ornementation incline à peine, et comme passagèrement, à imiter la flore.
C'est en 1128, avant le règne de Zenghi, que les Francs, comme les appelaient les auteurs arabes, sont arrivés à l'apogée de leur puissance en Orient: «L'empire des Francs, dit l'auteur de l'histoire des Atabeks 104, s'étendait, à cette époque, depuis Maridin et Schaiketan en Mésopotamie, jusqu'à El-Arisch, sur les frontières de l'Égypte; et de toutes les provinces de Syrie, Alep, Emesse, Hamah et Damas, avaient pu seules se soustraire à leur joug. Leurs troupes s'avançaient dans le Diarbékir jusqu'à Amida, sans laisser en vie ni adorateurs de Dieu, ni ennemis de l'erreur; et dans l'Al-Djézirèh jusqu'à Rassain et Nisibe, sans laisser aux habitants ni effets ni argent.» C'est en effet à cette époque, c'est-à-dire de 1125 à 1135, que la structure de nos monuments d'Occident rappelle le mieux les divers styles orientaux dont nous avons indiqué plus haut la provenance. Dès 1137, Zenghi avait pris un bon nombre de places aux chrétiens, s'était fortifié en Syrie; en 1144, il s'emparait d'Édesse. À dater de cette époque, les affaires des Occidentaux ne firent que s'empirer en Orient. Noureddin continua avec succès l'oeuvre commencée par Zenghi. Cependant, en 1164 et en 1167, les armées chrétiennes de Syrie envahirent deux fois la basse Égypte, et s'y maintinrent jusqu'en 1169, dans la crainte de voir les armées musulmanes attaquer à la fois le royaume de Jérusalem par le nord, l'est et le sud. Pour les chrétiens, à dater de 1170, l'Orient n'est plus qu'un champ de bataille où chaque jour il faut se défendre. Plus de commerce, plus d'établissements sûrs, plus de relations avec les caravanes venant de la Perse. Acculés à la mer, ils ne devaient plus songer qu'à se maintenir dans le peu de villes voisines du littoral qui leur restaient, et n'offraient plus aux Occidentaux, qui affluaient en Syrie et en Palestine trente ans auparavant, que des armes pour défendre les débris de leur domination. Cette source d'arts et d'industries qui avait eu sur l'Occident une influence si considérable était tarie; d'ailleurs elle nous avait donné ce qu'elle pouvait nous donner.
Indépendamment des invasions à main armée que les Francs avaient tentées en 1164, il existait entre l'Égypte et le royaume de Jérusalem des relations fréquentes; ces invasions mêmes n'étaient qu'une conséquence des rapports, quelquefois amicaux, plus souvent hostiles, qui s'étaient établis entre les successeurs de Godefroy de Bouillon et les khalifes d'Égypte. En 1153, les chrétiens s'emparaient de la ville d'Ascalon, qui était le boulevard des Égyptiens en face des armées de Syrie. Vers le même temps, une flotte partie des côtes de la Sicile s'empara de la ville de Tanis, non loin de la ville de Damielle. Ainsi les Occidentaux, qui, de la fin du XIe siècle jusque vers 1125, occupaient principalement les villes du nord de la Syrie et de la Syrie centrale, avaient peu à peu étendu leurs possessions, malgré bien des revers, jusqu'en Égypte. Leurs établissements, répartis sur une ligne peu profonde, mais très-allongée, s'étaient trouvés tout d'abord en contact avec les débris des arts gréco-romains et byzantins, puis, plus tard, avec ceux de la Palestine, et enfin de la basse Égypte, c'est-à-dire avec les arts des Sassanides, des khalifes, et même peut-être des Ptolémées. Il ne faut pas oublier d'ailleurs que les Occidentaux furent en Orient des destructeurs de villes et de monuments bien autrement actifs que ne l'avaient été les Arabes. Ces derniers ne s'attaquaient guère aux édifices, bâtissaient peu, jusqu'au Xe siècle; enlevaient les richesses et les populations, mais laissaient subsister les monuments. Nous en avons la preuve dans le Haouran. Mais les chrétiens d'Occident, bâtisseurs de forteresses, de remparts, ne laissaient rien debout. Il y a tout lieu de croire qu'il existait bien des édifices en Syrie, en Palestine et dans la partie nord-orientale de l'Égypte, qui furent ainsi renversés pour élever ces châteaux et ces murs dont aujourd'hui encore on trouve des débris si nombreux et si imposants. De précieux monuments pour l'étude de l'archéologie ont dû disparaître ainsi; mais ces démolisseurs acharnés ne laissaient pas, en Orient, comme partout, de profiter des arts dont ils anéantissaient ainsi les modèles. Il y a, entre l'art de Syrie et celui de l'Égypte antique, une lacune regrettable. Notre sculpture, de 1140 à 1160, est peut-être un reflet affaibli de l'art qui s'éleva entre celui des Ptolémées et celui des Sassanides, puisqu'on retrouve dans nos monuments occidentaux des traces non douteuses de ces arts orientaux. Le mélange a pu se faire chez nous, il est vrai, mais quelques rares fragments en Syrie et dans la partie orientale de la basse Égypte feraient également supposer que cet art de transition existait des bords de la mer Morte aux bouches du Nil.
Il est certain que la sculpture romane d'ornement, vers 1140, dans l'Île-de-France notamment, et en basse Champagne, dans le pays chartrain, n'a plus les caractères gréco-romains ou byzantins si apparents au commencement du XIIe siècle, en Languedoc, en Provence, dans le Lyonnais, une partie de la Bourgogne et de la haute Champagne.
Ce chapiteau (fig. 48), provenant de l'église abbatiale de Saint-Denis 105 n'a de rapports ni avec ceux de Sainte-Sophie de Constantinople, ni avec ceux des villes du Haouran, tandis qu'il rappelle certains chapiteaux du grand portique de l'île de Philæ, qui, comme on sait, n'est pas antérieur à l'époque des Ptolémées. Les chrétiens d'Occident avaient-ils vu dans la basse Égypte, ou sur les confins de la Syrie, des chapiteaux analogues? C'est ce que nous ne pourrions dire. Il faut encore remarquer que les chapiteaux du grand portique de l'île de Philæ sont tous variés de formes, usage assez répandu dans quelques édifices de la même époque, mais contraire aux principes de la bonne antiquité égyptienne. Cette variété se retrouve plus marquée dans les chapiteaux de nos monuments datant du milieu du XIIe siècle que dans ceux d'une époque antérieure. Les chapiteaux de l'église de Suger diffèrent entre eux non-seulement par les détails, mais aussi par les formes générales, fait qui ne se retrouve ni au commencement ni à la fin du XIIe siècle. Nous ajouterons que tous les chapiteaux du collatéral de l'abside bâtie par Suger ne rappellent pas d'une façon aussi nette certains chapiteaux égyptiens des Ptolémées. La plupart ressemblent plutôt à la sculpture dentelée des gréco-romains; un seul est déjà muni de crochets à larges et grasses tiges. Quelques-uns entremêlent des animaux dans leurs feuillages. Il y a donc alors, dans les provinces royales, vers le milieu du XIIe siècle, tâtonnements; les sculpteurs prennent un peu partout, en Syrie, en Égypte peut-être, dans les édifices gallo-romains; ils ont aussi recours à leur inspiration et à l'étude de la flore.
Il est un autre monument qui, par sa sculpture, mérite toute notre attention, pour préciser le moment où les artistes abandonnent les traditions romanes. C'est la cathédrale de Sens. M. Challe, au congrès scientifique d'Auxerre, en 1859, sur la question posée par M. Parker, d'Oxford, a revendiqué pour la cathédrale de Sens le titre de «premier des monuments gothiques». D'accord avec M. F. de Verneilh, nous ne saurions partager cette opinion. Par le système d'architecture adopté, mais plus encore par le style de la sculpture, la cathédrale de Sens doit être postérieure de quelques années à l'église abbatiale de Saint-Denis.
«Il me paraît très-douteux, dit M. Félix de Verneilh 106, que l'édifice (la cathédrale de Sens) ait été commencé avant le choeur de Saint-Denis, et, dans tous les cas, il a été bâti beaucoup plus lentement. En 1163, on en parle comme d'une église «neuve». Elle était même déjà livrée au culte, car, au lieu de consacrer le choeur entier, comme à Saint-Germain des Prés, le pape Alexandre n'est invité, à son passage, qu'à bénir un autel, celui de Saint-Pierre et de Saint-Paul. On sait, d'ailleurs, que l'évêque Hugues de Toucy, qui occupait le siége de Sens de 1143 à 1168, a «beaucoup travaillé» à la cathédrale et l'a «presque achevée»; qu'il y a notamment fait poser les stalles de chêne, après l'achèvement du choeur de l'église que «le bon Henri avait commencé.»--Mais le chroniqueur qui s'exprime ainsi vivait en 1294. À cette distance, il pouvait ignorer si l'archevêque Henri de France avait commencé la cathédrale au début ou à la fin de son administration, ou même s'il restait quelque chose de ses constructions. Pour Henri comme pour Hugues, on mentionne la part qu'ils ont prise à l'édification de la cathédrale, immédiatement après leur élection. C'est leur principale oeuvre, celle que l'on cite la première. Un autre chroniqueur, cette fois à peu près contemporain, car il s'arrête à 1173, se borne à dire: 1122. Obiit Daimbertus, successit Henricus. Hic incipit renovare ecclesiam sancti Stephani. Eidem successit Hugo 1143.
On est donc libre de croire que, loin d'avoir été commencée vers 1122 ou 1124, la cathédrale de Sens n'a été réellement fondée que dans les dernières années de Henri de France, ou, ce qui revient au même, qu'elle n'est sortie de terre qu'à cette époque.»
Nous ajouterons que le système de structure, les profils (détail si essentiel pour constater une date précise), ne sauraient appartenir à 1124, ni même à 1130, date de la construction du narthex de Vézelay; que la sculpture, enfin, est plus avancée que celle de l'église de Suger dans la voie tracée, c'est-à-dire qu'elle tend davantage à imiter les objets naturels et à s'affranchir des influences auxquelles les romans s'étaient soumis de 1090 à 1140. On ne saurait douter de la lenteur apportée dans la construction de la cathédrale de Sens, quand on examine les oeuvres hautes. Les chapiteaux des arcs-doubleaux des grandes voûtes, ceux du triforium, sont déjà empreints, en grande partie, de l'imitation de la flore, et rappellent, par leur composition, les chapiteaux de l'Île-de-France de 1170, tandis que ceux de l'arcature des collatéraux du choeur ne laissent apparaître l'imitation des objets naturels, feuilles ou animaux, que par exception.
Ainsi, le chapiteau de l'arcature du choeur que nous donnons ici (fig. 49) s'éloigne plus des formes romanes que ceux de l'église de Suger; il est plus adroitement évasé, plus délicat; ses feuillages, bien qu'innaturels, et rappelant encore le faire de la sculpture gréco-romaine, sont plus libres, plus souples. Puis les oiseaux qui surmontent les feuillages ne sont plus des volatiles fantastiques, si fréquents dans les sculptures de 1130: ce sont des perdrix copiées avec une attention minutieuse; l'allure, le port de ces oiseaux, sont observés même avec une extrême délicatesse.
Sans monter jusqu'au triforium, la plupart des chapiteaux portant les arcs collatéraux du choeur de Saint-Étienne de Sens affectent des formes de feuillages qui appartiennent presque à l'époque de la basse oeuvre du choeur de Notre-Dame de Paris, c'est-à-dire à 1160.
La figure 50 donne l'un de ces chapiteaux, qui n'a plus rien du roman. Or, aucun des chapiteaux de l'église de Suger ne se rapproche autant que celui-ci du style décoratif de la fin du XIIe siècle. Tous les chapiteaux du sanctuaire de Saint-Étienne de Sens n'ont pas ce caractère, plusieurs reproduisent encore des détails romans; des animaux fantastiques mêlés à des feuillages dentelés. Mais, à toutes les époques de transition d'un style à un autre, il y a des retardataires et des artistes avancés parmi les exécutants; le même fait peut être constaté à Notre-Dame de Paris. Il faut choisir les exemples parmi ceux qui appartiennent aux écoles nouvelles, ce sont ceux qui donnent la note juste. Suger était plus à même que personne de s'entourer des artistes les plus capables et les plus avancés; il le fit pour ce qui concerne la structure de son église. Comment alors sa sculpture, si près de la capitale du domaine royal, serait-elle plus romane que celle de Saint-Étienne de Sens, si ce dernier monument était antérieur au sien? Il nous est donc difficile de placer la sculpture de la cathédrale de Sens avant 1150. C'est la transition entre celles de l'église de Saint-Denis et de Notre-Dame de Paris.
On peut d'ailleurs prendre une idée exacte de la différence entre les deux époques et du progrès déjà accompli à Sens, en examinant dans les deux édifices deux ornements composés de même et placés d'une manière identique. Le portail nord de l'église de Suger est conservé, sauf quelques mutilations; or les deux pieds-droits de la baie sont décorés de rinceaux d'un beau style, dont nous donnons (fig. 51) un fragment 107.
Voici, en parallèle, un morceau des rinceaux qui ornent le trumeau de la porte principale de Saint-Étienne de Sens (fig. 52). Le caractère de la sculpture du premier fragment est encore tout pénétré de la manière romane; les tiges côtelées, les feuilles retournées, enroulées, dentelées et modelées comme la sculpture gréco-romaine, par deux plans secs, le style innaturel de ces feuilles; tout cela rappelle encore la sculpture des chapiteaux du choeur de Saint-Martin des Champs, dont les piliers datent de 1130 108.
Mais si nous portons toute notre attention sur le deuxième fragment (fig. 52), on y trouve déjà ce style que nous avons vu adopter dans les reprises de la salle capitulaire de Vézelay en 1160. Même imitation, quoique plus archaïque, de la feuille d'ancolie, mêmes découpures arrondies, même modelé, tantôt en saillie, pour exprimer les revers, tantôt en spatule, pour exprimer le dedans des feuilles 109. Les tiges ne sont plus, comme celles de l'exemple précédent, côtelées régulièrement, mais sont nervées en longues spirales, ce qui indique une étude attentive de la nature; car si l'on contourne une tige nervée, ou cette tige se brise, ou ses nervures décrivent forcément des spirales pour se prêter à la courbe qu'on impose à leur faisceau. Les attaches des tigettes sont bien senties, cherchant le naturel. Ce bel ornement ne saurait être antérieur à celui de Saint-Denis; il en est le développement, l'observation de la nature aidant. La date de l'ornement de Saint-Denis n'est pas douteuse, 1137 à 1140. La date de la reprise faite à la salle capitulaire de Vézelay ne peut varier qu'entre les années 1155 et 1165; puisque cette salle capitulaire était bâtie après le narthex, qui date de 1130 à 1132, et qu'entre les années 1135 et 1155 les moines de l'abbaye eurent bien autre chose à faire qu'à bâtir. D'ailleurs, le caractère de l'architecture de cette salle capitulaire ne permet pas de placer sa construction, ni avant 1155, ni après 1165. Donc, admettant même que la reprise dont nous parlons ait été faite immédiatement après l'achèvement de la salle capitulaire, ce qui n'est guère vraisemblable, vu la différence marquée du style, elle ne pourrait dater que de 1160 à 1165 au plus-tôt. Le rinceau de Sens (fig. 52), se rapprochant beaucoup du style des chapiteaux et archivoltes (fig. 46 et 47), quoique d'un caractère un peu plus archaïque, ne pourrait remonter plus loin que l'année 1155; mais nous sommes porté à lui donner une date plus récente (1165 à 1170), si nous le comparons à l'ornementation de la Bourgogne, de la basse Champagne et de l'Île-de-France, dont la date est bien constatée.
Il est certain qu'une école n'arrive pas à composer des ornements avec cette adresse et cette entente de l'effet du premier coup. La beauté, un peu travaillée, des compositions byzantines, avait été un enseignement assez puissant pour donner à nos artistes une première impulsion; quand ils mêlent à cet acquis l'étude de la nature, ils arrivent, par une transition rapide, mais que l'on peut suivre année par année, à un développement de l'art décoratif qui tient du merveilleux.
Dans le rinceau de Sens, à côté de l'observation de la nature, on sent encore comme un dernier reflet de l'influence orientale. Les détails, malgré l'entente parfaite de la composition, sont trop multipliés, et cette ornementation conviendrait plutôt à du métal fondu et ciselé qu'à de la pierre. Le sentiment de l'échelle, de la grandeur, n'est pas encore développé; on sent la recherche de l'artiste tout entier à son oeuvre, mais qui ne reçoit pas encore l'impulsion supérieure propre à faire concourir tous les détails d'un édifice à un effet d'ensemble.
Du moment que la sculpture d'ornement n'était plus un art tout de convention, reproduisant des types traditionnels ou enfantés par des réminiscences d'arts antérieurs, qu'elle allait puiser ses inspirations dans la flore, une harmonie plus parfaite pouvait s'établir entre les détails et l'ensemble. L'identité de nature des éléments constitutifs donnait aux artistes des facilités nouvelles pour obtenir cette harmonie cherchée vainement par les diverses écoles pendant les deux premiers tiers du XIIe siècle. L'esprit contenu et ennemi de toute exagération des artistes de l'Île-de-France était d'ailleurs propre à profiter des ressources que fournissait le recours aux productions végétales. C'est bien dans ce centre futur de la nation française que se développe avec rapidité ce nouvel art de la sculpture décorative, dont nous avons fait ressortir l'influence à l'article FLORE, et dont on ne retrouve guère d'exemple aussi complet que dans l'art de l'antique Égypte.
Il semble que l'école laïque française de la fin du XIIe siècle veuille en finir avec les traditions accumulées pendant la période romane. En peu d'années, tout ce qui n'est point inspiré par la flore dans la sculpture d'ornement disparaît: plus de perles, plus de ces imitations de passementeries et d'entrelacs, plus de billettes, plus de rangées de ces feuilles d'eau imitées des monuments antiques. La flore, et la flore locale, domine désormais et est le point de départ de l'école. S'il y a des résistances à cet entraînement, elles sont si rares, si apparentes, qu'elles ne font que confirmer l'impulsion donnée. Ce sont évidemment des oeuvres d'artistes attardés. Ainsi, bien que le choeur de la cathédrale de Senlis n'ait été construit que de 1150 à 1165; qu'à cette époque déjà, à Sens, à Noyon, les sculpteurs cherchassent à s'inspirer de la flore, on peut reconnaître, dans la sculpture de ce choeur de Senlis, le travail d'artistes ne s'étant pas encore pénétrés des idées nouvelles alors. La sculpture des chapiteaux des chapelles et du sanctuaire est presque byzantine (fig. 53) 110, sinon par la forme générale, au moins par les détails.
C'est dans le choeur de Notre-Dame de Paris, commencé en 1163 et achevé avant 1190, que la nouvelle école semble avoir admis pleinement ce nouveau principe de sculpture décorative. La flore des champs est le point de départ, mais elle prend un aspect monumental, et le sculpteur ne se borne pas à une imitation réelle; il compose, il recherche de préférence les bourgeons des plus petites plantes, et, à l'aide de cet élément, fort beau d'ailleurs, il arrive à produire des oeuvres de sculpture d'un aspect à la fois robuste et souple, d'un galbe large et gracieux, qui les placent au niveau des meilleures conceptions antiques, sans toutefois leur ressembler.
En adoptant un principe nouveau, étranger aux traditions, quant à la composition des détails de l'ornementation, l'école laïque de l'Île-de-France donne à la sculpture sa place. Désormais elle ne se répand plus au hasard et suivant la fantaisie de l'artiste sur les monuments, ainsi que cela n'arrivait que trop souvent dans l'architecture romane. Elle remplit un rôle défini aussi bien pour la statuaire que pour l'ornement. Si riche que soit un monument, l'artiste a le soin de laisser des repos, des surfaces tranquilles. La sculpture se combine avec la structure, aide à la faire comprendre, semble contribuer à la solidité de l'oeuvre. Nous avons dit, dans l'article CHAPITEAU, comment les artistes de l'école laïque, à son origine, les composent de façon à leur donner non-seulement l'apparence de supports robustes, mais à rendre leur décoration utile, nécessaire. Pour les bandeaux, pour les corniches, pour les encorbellements, ce principe est suivi avec rigueur, et ce n'est pas un des moindres mérites de cette architecture française, logique dans sa structure, mais logique aussi dans la décoration dont elle est revêtue, sobre toujours, puisqu'elle ne place jamais un ornement sans qu'il soit, pour ainsi dire, appelé par une nécessité.
On peut recourir aux articles BANDEAU, CHAPITEAU, CLEF, CORBEAU, CORNICHE, CROCHET, CUL-DE-LAMPE, FLEURON, GALERIE, GRIFFE, TAPISSERIE, TYMPAN, si l'on veut constater le judicieux emploi de la sculpture dans les monuments de l'école laïque de 1170 à 1230. Il n'est pas de symptôme plus évident de la stérilité d'idées de l'architecte que l'abondance irraisonnée de la sculpture. L'ornementation sculptée n'est, le plus habituellement, qu'un moyen de dissimuler des défauts d'harmonie ou de proportions, qu'un embarras de l'architecte. En occupant ou croyant occuper ainsi le regard du passant, on dissimule des pauvretés ou des défauts choquants dans la composition, voire des maladresses et des oublis dans la structure.
Sincères, les maîtres de notre belle époque d'art raisonnaient l'emploi de l'ornementation comme de toute autre partie essentielle de la bâtisse; cette ornementation n'était point pour eux un masque jeté sur des misères et des vices de la conception. Sachant bien ce qu'ils voulaient dire, et ayant toujours quelque chose à dire, ils ne cachaient pas le vide des idées sous des fleurs de rhétorique et des lieux communs. Souvent la sculpture d'ornement est si bien liée aux formes de l'architecture, qu'on ne sait où finit le travail du tailleur de pierre, où commence celui du sculpteur. Le sculpteur, comme le tailleur de pierre, concouraient à l'oeuvre ensemble, sans que l'on puisse établir une ligne de démarcation entre les deux ouvrages. Ces sculptures d'ornement étaient d'ailleurs toujours faites sur le chantier avant la pose, et non sur le tas. Il fallait donc que le maître eût combiné tous ses effets, avant que la bâtisse fût élevée, en raison de la place, de la hauteur, de l'échelle adoptée. Cette méthode avait encore l'avantage de donner à la sculpture une variété dans le faire, attrayante; de permettre de l'achever avec plus de soin, puisque l'artisan tournait son bloc de pierre à son gré; d'éviter l'aspect monotone et ennuyeux à l'excès, de ces décorations découpées comme par une machine, sur nos façades modernes. Chaque artisan était intéressé ainsi à ce que son morceau se distinguât entre tous les autres par une exécution plus parfaite; et, en effet, sur nos monuments du moyen âge de l'école laïque, on remarque toujours,--comme cela arrive dans les beaux monuments de l'antiquité,--certains morceaux d'une frise, d'une corniche, certains chapiteaux, qui sont, entre tous les autres, d'une exécution supérieure. Soumis à la structure, jamais un joint ou un lit ne vient couper gauchement un ornement; cela était impossible, puisque le travail du sculpteur se faisait avant la pose. Rien n'est plus satisfaisant pour l'esprit et pour l'oeil que cette concordance parfaite, absolue, entre l'appareil et la sculpture; rien ne donne mieux l'idée d'une oeuvre bien mûrie et raisonnée, d'un art sûr de ses méthodes et de ses moyens d'exécution. En voyant comme sont composés, par exemple, les angles des contre-forts de la façade occidentale de Notre-Dame de Paris au niveau de la grande galerie, comme ces larges crochets, ces animaux, cette corniche et sa balustrade surmontée de figures, se combinent intimement avec les lignes de l'architecture, forment une silhouette hardie sur le ciel, on peut se demander si jamais l'art de la grande décoration monumentale a été poussé plus loin; si jamais union plus complète exista entre les deux arts de l'architecture et de la sculpture pour produire un effet voulu, et bien voulu à l'avance, puisque tous ces énormes blocs de pierre étaient taillés sur le chantier avant d'être posés à près de 40 mètres de hauteur. En présence de pareils résultats, ne paraissons-nous point de pauvres apprentis montant nos bâtisses un peu à l'aventure, et cherchant à les décorer après coup à l'aide d'un essaim de sculpteurs attachés à leurs parois; défaisant ce que nous avons fait, rajoutant des contre-forts par ici, des groupes par là, ou les supprimant pour les remplacer par des pots ou des ornements qui remplissent tous les livres à gravures imprimés depuis deux siècles!
Nous disions tout à l'heure que l'école de sculpture de la fin du XIIe siècle, en cherchant dans la flore les éléments d'une ornementation nouvelle, originale, savait donner à ses imitations un aspect monumental monumental éloigné encore du réalisme. Ces essais sont déjà systématiquement suivis dans l'oeuvre basse du choeur de la cathédrale de Paris pour tous les chapiteaux des colonnes isolées monostyles, tandis que ceux des colonnes engagées du deuxième bas côté sont encore pénétrés du style roman de 1140.
Le chapiteau dont nous donnons ici une moitié (fig. 54), et qui appartient à l'une des grosses colonnes du sanctuaire, indique clairement la méthode admise par ces précurseurs de la grande école laïque du XIIIe siècle. La composition générale dérive du chapiteau corinthien romain et de ses diverses modifications, soit pendant le Bas-Empire, soit pendant la période romane. Mais les masses des feuilles, au lieu de se découper suivant un procédé de convention, imitant le faire des sculpteurs byzantins ou du commencement du XIIe siècle, se divisent en folioles enroulées et en larges tiges qui rappellent les premiers développements des bourgeons d'herbacées.
La manière grasse adoptée dans l'exécution, la courbure délicatement rendue des tiges, l'abondance de séve qui semble engorger cette végétation de pierre, tout cela est évidemment le résultat d'une observation passionnée des végétaux. Et c'est bien à Notre-Dame de Paris que s'épanouit tout d'abord cette plantureuse flore monumentale. Partout ailleurs, à la même époque, c'est-à-dire de 1163 à 1170, ou nous trouvons des imitations délicates et recherchées de la flore des champs, comme sur les ornements de Sens et de la salle capitulaire de Vézelay, ou ce sont des imitations de ces ornements gréco-romains plus ou moins bien comprises. Les sculpteurs de Notre-Dame ont été puiser leurs inspirations aux champs, et composent ainsi un style qui est généralement adopté dans tout le nord de la France jusqu'aux premières années du XIIIe siècle.
Bientôt l'école de l'Île-de-France ne se contente plus de ces ornements empruntés à la flore printanière, elle développe les bourgeons de pierre; mais en prenant la feuille, l'allure du végétal ayant atteint son développement, elle conserve à ses traductions la physionomie monumentale.
Ainsi, ce rinceau d'archivolte provenant de la porte de la Vierge, sur la façade occidentale de Notre-Dame de Paris (fig. 55), rappelle encore la composition du rinceau de Sens (fig. 55). Mais ici l'exécution est plus large, la disposition des masses plus claire, les détails moins recherchés; de plus, la tradition romane est absolument abandonnée, la nature mieux observée et serrée de plus près. Ce n'est pas là une copie d'une plante. Ces feuilles, ces tiges et leurs attaches n'existent pas dans la flore, et cependant l'ornement a toute l'allure d'un végétal. Savoir donner à un objet composé toute l'apparence d'un individu végétal ou animal, réel, c'est de l'art, dans la véritable acception du mot. On peut faire la même observation à propos des bestiaires. Quoique les sculpteurs de la fin du XIIe siècle fussent déjà plus avares de représentations d'animaux dans leur ornementation que leurs devanciers 111, quand ils croient nécessaire d'en composer, ils savent leur donner une physionomie individuelle, à ce point qu'on est tout disposé à les croire copiés sur la nature, bien qu'ils appartiennent, le plus habituellement, au règne fantastique.
Pour nous, l'apogée de la sculpture d'ornement comme de la statuaire du moyen âge, se trouve placé à ce moment où la tradition romane a disparu, et où la recherche de la réalité n'a pas encore imposé ses exigences. Cette période brillante de l'école française dure vingt-cinq ans environ, de 1190 à 1215. C'est l'époque de la construction de la nef et de la partie inférieure de la façade de Notre-Dame de Paris, de la cathédrale de Laon, de l'oeuvre basse du choeur de la cathédrale de Rouen, d'une partie de celle de Lisieux, des choeurs des églises abbatiales de Saint-Rémi de Reims, de Saint-Leu d'Esserent, d'Eu, de Vézelay, etc.
Il y eut en effet, à ce moment, un développement d'art merveilleux. La nouvelle école étendait son influence dans toute la partie de la France au nord de la Loire, de la Bourgogne et du Nivernais aux confins du Maine. Mais, cependant, chaque province conservait quelque chose de son originalité. La sculpture décorative, tout en suivant une impulsion générale, se développait suivant les aptitudes particulières à chaque contrée. Large, plantureuse dans l'Île-de-France, énergique et serrée en Bourgogne, la sculpture était délicate et recherchée dans le Maine et la Normandie.
Ces beaux ornements qui proviennent de la cathédrale de Lisieux (fig. 56) révèlent le goût délicat qui régnait alors au sein de ces dernières provinces 112. La sculpture d'ornement inclinait vers l'orfévrerie, et malgré la beauté de l'exécution, manquait, dans ces contrées, de la largeur de style et de la belle entente de l'effet que nous trouvons dans la sculpture de l'Île-de-France. L'inspiration sur la nature est moins, franche, moins hardie, et surtout beaucoup moins originale. Ces aptitudes diverses devaient persister bien plus tard, et jamais la sculpture de la Normandie, du Maine et de l'Anjou n'atteignit l'ampleur de celle des cathédrales de Paris, de Laon et d'Amiens; elle conserva une recherche dans les détails, une maigreur qui, au XIVe siècle, dégénèrent en sécheresse. En Bourgogne, au contraire, la sculpture d'ornement, en avançant dans l'imitation plus réelle de la flore, arrive jusqu'à l'exagération; l'ornement semble déborder, ne pouvoir se maintenir dans les limites posées par l'architecture. Hors d'échelle souvent, son importance nuit à l'ensemble. Il faut donc en revenir toujours à ce centre d'écoles qui se développait dans l'Île-de-France, pour trouver cette juste et sage mesure qui est la marque d'un goût éclairé et d'un jugement sûr. Ce n'est pas seulement le principe de la sculpture décorative qui se modifie au sein de ces populations de deux ou trois provinces de la France, c'est aussi le système d'architecture, depuis la structure jusqu'aux proportions et aux profils. Il y a là un fait si exceptionnel, si anormal dans l'histoire des arts, qu'il mérite d'être expliqué, d'autant qu'il peut servir d'exemple... Supposons qu'aujourd'hui, dans le département de la Seine et quelques départements voisins, des architectes se mettent en tête et aient le talent de produire un art inusité, soit comme structure, soit comme système de proportion et de décoration, conçu d'après des méthodes entièrement neuves, leurs projets ne sortiraient même pas du bureau d'enregistrement, et s'ils en sortaient, ils seraient accrochés par l'un des nombreux rouages administratifs à travers lesquels il leur faudrait passer.
Les conditions de liberté pour les artistes, en tant qu'artistes, ne sont point celles du citoyen. Un état social peut être très-oppressif pour le citoyen, mais très-favorable au développement de la liberté chez l'artiste. La réciproque a lieu. Quand les artistes, dans la société, forment une sorte de caste dont tous les membres sont égaux, ils se trouvent dans les meilleures conditions du développement libre de l'art. Comme caste, ils acquièrent au sein de l'ordre civil,--surtout s'il est divisé comme l'était l'ordre féodal,--une prépondérance marquée. Comme individu, le principe de toute caste étant l'égalité entre les membres qui en font partie, le contraire de la hiérarchie, l'artiste conserve une liberté d'action dont nous sommes aujourd'hui fort éloignés.
L'école laïque d'artistes s'était formée dès la seconde moitié du XIIe siècle, c'était une conséquence naturelle du développement de l'esprit municipal, si puissant à cette époque. Les règlements qui furent rédigés au XIIIe siècle pour donner une existence légale aux corporations sont la preuve que ces corporations fonctionnaient, car jamais la loi ne précède le fait; elle le reconnaît et le règle lorsqu'il a produit déjà des conséquences dont l'étendue peut être appréciée. Une fois sorti des monastères, l'art se fixait dans des ateliers, dans certaines familles, dont les membres, comme artistes, n'étaient et ne pouvaient être soumis à aucune hiérarchie. Ces ateliers, ces familles se réunissaient, discutaient les intérêts collectifs de la corporation, les établissaient en face de l'ordre féodal, mais n'avaient et ne pouvaient avoir la prétention d'imposer des méthodes d'art au milieu d'elles, car ces chefs d'atelier étaient sur le pied d'égalité parfaite entre eux et n'étaient point pourvus de fonctions ou de dignités de nature à leur donner une autorité prépondérante dans la corporation. On comprend comment un pareil état social devait être favorable au développement et au progrès très-rapide de l'art. L'expérience ou le génie de chaque membre éclairait la corporation, mais n'imposait ni des doctrines ni des méthodes. Aussi l'art de cette époque est-il bien le fidèle miroir de cet état social des artistes. Une expérience réussit-elle, aussitôt on la voit répandre ses résultats, et être immédiatement suivie d'un perfectionnement ou d'une tentative nouvelle. Il est bien certain,--et nous en avons la preuve au XIIIe siècle,--que l'art était pratiqué dans certaines familles, le père instruisait son fils ou son neveu. Les connaissances se transmettaient ainsi dans des corporations composées d'un nombre de membres ayant tous les caractères de la caste. Ces connaissances considérées comme le privilége de la caste n'étaient point divulguées dans le public; et leur transmission non interrompue dans l'atelier ou la famille, du patron à l'apprenti, du père au fils, explique comment nous ne possédons aucun traité écrit sur les matières d'art en France de la fin du XIIe siècle au XVIe. Des moines pouvaient écrire ces traités, et nous en possédons un, celui de Théophile, qui date du milieu du XIIe siècle très-vraisemblablement, s'occupant de la peinture, des vitraux, de l'orfévrerie, de la menuiserie, etc.; d'autres avaient dû être écrits dans les monastères, parce qu'il s'agissait de transmettre des méthodes, soit d'un couvent à l'autre, soit dans des écoles séparées du monastère. Mais les membres laïques des corporations d'artistes ou d'artisans, non-seulement n'avaient nul besoin de mettre sur le papier le résultat de leur expérience et de leur savoir, mais devaient éviter même de rien écrire, pour ne pas donner au vulgaire les recettes, les méthodes admises dans l'atelier. L'album de Villard de Honnecourt, qui date de 1250 environ, n'est qu'un cahier de notes prises partout et sur tout, depuis des procédés de tracés jusqu'à des recettes pour faire des onguents, mais n'a pas le caractère d'un traité destiné à perpétuer des méthodes ou des moyens pratiques. Villard discute, il pose des questions; son cahier est un memento, pas autre chose.
Cet état social des artistes laïques à la fin du XIIe siècle, connu, nous démontre comment ces corporations devaient nécessairement agir dans une sphère absolument libre; car, à moins de supprimer la corporation, comment lui imposer un goût, des méthodes? Force était d'accepter ce qu'elle voulait faire, de suivre le style, les procédés qu'il lui plaisait d'adopter, et dont elle discutait la valeur au sein de son organisation toute républicaine, où les voix n'avaient qu'une autorité purement morale, due à une longue expérience, au génie ou au simple mérite personnel. Une organisation pareille pouvait seule changer en quelques années la face des arts, sans qu'aucun pouvoir, ou civil, ou ecclésiastique (en eût-il eu la volonté), fût en état d'arrêter le mouvement donné. Mais ce qui imprime un caractère d'une grande valeur nationale à cet établissement des écoles laïques du XIIe siècle, c'est que leur premier soin est de rompre avec le passé: que ce passé soit le romain, dont les monuments ne manquaient pas en France, qu'il soit le roman plus ou moins imprégné des arts gréco-romains ou syriaques, les écoles laïques le repoussent comme structure, comme aspect des masses, comme proportions, comme décoration. Nous ne croyons pas utile, arrivé au huitième volume de ce Dictionnaire, de répondre à l'objection faite parfois: que les artistes gothiques n'ont pas copié l'architecture romaine parce qu'ils étaient hors d'état de l'imiter, trop ignorants pour en comprendre la valeur. Ce qu'ils tentaient et ce qu'ils obtinrent, était bien plus savant que ne l'eût été une imitation des arts romains. D'ailleurs, après l'art roman, il était plus facile de retourner franchement au romain, qui en diffère si peu, que de s'en écarter. Si l'école s'en éloignait plus que jamais, si elle rompait même avec les traditions des arts antiques fusionnés dans le roman, c'est qu'elle en avait la volonté, et que cette volonté s'appuyait sur une raison supérieure à toute autre.
Voilà ce qu'il faut bien constater, si l'on veut comprendre quelque chose à ce mouvement d'art de la fin du XIIe siècle. C'était une réaction active, violente, aussi bien contre l'antique domination romaine que contre le système théocratique et le système féodal. Cette école, une fois maîtresse dans le domaine de l'art, entendait que rien, dans les arts, ne devrait rappeler un passé dont on ne voulait plus. Aussi, avec quel empressement les grandes villes du Nord s'empressent de jeter bas leurs vieilles cathédrales pour en bâtir de nouvelles! Rien ne leur coûte pour effacer la dernière trace de cet art roman développé au sein des établissements monastiques!
Qu'alors les évêques, les seigneurs, ne l'aient pas entendu ainsi, que les populations des villes n'aient pas précisé leur pensée avec cette rigueur, cela est certain: mais les monuments sont là; leur caractère, les détails dont ils se couvrent, leur structure, parlent pour ces premières corporations d'artistes et d'artisans laïques, qui certes n'ont pas, par l'effet du hasard, et sans une raison bien mûrie, rompu brusquement avec tout un passé. La franc-maçonnerie, le compagnonnage des charpentiers, sont un dernier débris de ces associations laïques, sortes d'initiations dont les résultats, longtemps présentés comme l'expression de la barbarie et de l'ignorance, ne sont, à tout prendre, que le symptôme manifeste des premiers efforts d'une nation qui se reconnaît après tant d'asservissements successifs, veut se constituer, et date son affranchissement, le retour de son esprit national, sur des monuments dus à son propre génie et n'empruntant plus rien aux siècles antérieurs. Aussi ne signaient-ils que bien rarement leurs oeuvres, ces premiers maîtres de l'école laïque. À quoi bon? ils laissaient sur ces monuments l'empreinte du génie national débarrassé de tant de traditions décrépites, et cette signature a sa valeur.
Si ces artistes, après avoir établi un principe de structure neuf, après avoir soumis logiquement à ce principe tout un système de proportions, de profils, de tracés, avaient conservé quelque chose de la décoration romane, aux yeux de la foule ils étaient liés encore à l'art roman. Aussi ne font-ils nulle concession: l'ornementation romane n'existe plus, et pour en constituer une nouvelle, ils étudient curieusement les végétaux qui croissent dans les champs et dans les bois. La statuaire romane est reléguée dans le passé; ils observent la nature et la considèrent sous un aspect nouveau: ce n'est pas seulement la forme plastique qu'ils cherchent à reproduire en l'idéalisant, c'est le sentiment moral de l'individu.
Une fois sur cette voie, si rigoureuse que fût la constitution de la corporation, son organisation toute républicaine devait la pousser sans arrêts vers le progrès. Malheureusement, dans les choses d'art, le progrès, en nous élevant promptement à l'apogée, nous en fait descendre; la sculpture, comme chez les Grecs, après avoir idéalisé la nature, veut sans cesse s'en rapprocher et tombe dans la recherche de la réalité. Cependant il arrive à cette école ce qui arrive à toutes les constitutions basées sur la liberté de la pensée, même lorsque celle-ci recherche la quintessence en toute chose, et abandonne l'idéal, toujours un peu vague, pour le réel: longtemps l'art se maintient à une grande hauteur, et jamais l'exécution ne tombe dans la barbarie; car la barbarie dans la conception ou même dans l'exécution des oeuvres d'art, arrivant après une période de splendeur, est toujours la conséquence de l'asservissement de la pensée. Nous en avons la triste preuve dans les monuments romains. À la fin de l'empire, sans qu'il y ait eu interruption dans les travaux, sans que l'enseignement d'art fût supprimé, sans qu'on eût cessé un seul jour de sculpter ou de bâtir, l'exécution est tombée si bas, qu'elle n'inspire plus que le dégoût, et fait presque désirer l'irruption de véritables barbares, mais jeunes, vigoureux et ayant l'avenir devant eux, pour effacer les traces de ces arts séniles qui ne sauraient plus rien produire.
Pendant que l'école de l'Île-de-France opérait cette révolution radicale dans l'art de la sculpture, celle de la haute Champagne, celle du Poitou, flottaient entre les traditions romanes et ces innovations, dont elles ne comprenaient pas l'importance; ces provinces avaient d'ailleurs élevé l'art roman à un degré de perfection supérieur, soit comme structure, soit comme décoration, et n'abandonnaient qu'avec peine les méthodes ou le style d'ornementation qui avaient laissé de nombreux exemples dans le pays. Ainsi, à Poitiers, les parties de la cathédrale bâties pendant les dernières années du XIIe siècle font apercevoir des réminiscences non douteuses de la sculpture décorative gréco-romaine de Syrie, à côté d'ornements empruntés à la flore locale. Les chapiteaux des grandes arcatures des collatéraux de la nef, bâtis de 1190 à 1205, présentent cette juxtaposition des deux styles.
Quant à l'école de la haute Champagne, qui comprenait les départements de la Haute-Marne, de la Haute-Saône et d'une partie de la Côte-d'Or, son centre était à Langres. Cette école avait adopté de bonne heure un style de sculpture qui se rapprochait sensiblement du style bourguignon, mais avec une dose de traditions gallo-romaines plus prononcée. Possédant de beaux matériaux, cette contrée élève des édifices dont l'exécution est généralement fort bonne. Son architecture suit la chaîne de plateaux élevés qui s'étend de Langres même jusqu'à Lyon, en passant par Saulieu, Beaune, Autun, Paray-le-Monial et Charlieu. Mais, sur cette ligne, on peut distinguer deux écoles de sculpture: celle de la haute Champagne, dont le foyer est à Langres, qui continue assez tard les traditions romaines, et celle de la Bourgogne, qui s'en affranchit promptement. Toutefois, en suivant le style roman, l'école de sculpture de la haute Champagne est évidemment, à la fin du XIIe siècle, stimulée par les progrès des écoles de l'Île-de-France et de Troyes, et cherche une exécution plus large, un modelé plus savant et plus ferme, sans recourir franchement à la flore. Ces ornements (fig. 57 et 58), qui proviennent de la cathédrale de Langres (fin du XIIe siècle), indiquent l'indécision de cette école, balançant entre les traditions romanes et les nouveaux principes admis par les sculpteurs de l'Île-de-France.
Le fragment (fig. 57.) d'un chapiteau, est encore tout gréco-romain, mais avec un modelé plus délicat, plus voisin de la nature; l'ornement (fig. 58) d'une archivolte, est roman quant à la composition et se rapproche davantage de la flore quant à l'exécution.
Il est vrai que cette archivolte est un peu postérieure au chapiteau (fig. 57), et date des premières années du XIIIe siècle; mais alors la flore, dans la sculpture de l'Île-de-France, était demeurée maîtresse et inspirait toutes les compositions. Ce n'est donc que timidement que l'école de la haute Champagne suit le mouvement; ce qui pourrait s'expliquer par le voisinage des vastes établissements monastiques qui, si longtemps, avaient été la lumière de ces contrées. Car il faut observer que près des grandes abbayes, le style nouveau dû aux artistes laïques se répand difficilement. L'abbaye de Vézelay fait exception à cette règle, et semble au contraire rivaliser avec l'abbaye de Saint-Denis, jusque vers la fin du XIIe siècle, pour sortir de la tradition romane. L'ornementation sculptée du choeur de Vézelay, dont la construction date de 1190 environ, est, relativement à la structure, très-avancée, et s'inspire de la flore avec une véritable passion. On ne remarque même pas, dans cette sculpture, le respect constant pour l'art monumental si profondément empreint dans celle de Notre-Dame de Paris. Ces artistes de Vézelay n'ont pas ce choix judicieux des plantes qui leur servent d'exemples, et ne tiennent point compte de l'échelle comme le savent faire les sculpteurs parisiens. Certains ornements sont d'une largeur et d'une simplicité exagérées, tandis que d'autres reproduisent déjà, avec une sorte de recherche, la souplesse et les détails de la plante. Mais la sculpture bourguignonne (et l'abbaye de Vézelay est l'initiatrice des arts de l'architecture dans cette province) pêche, malgré sa valeur très-considérable, par incontinence. Ses oeuvres ont, jusqu'au XIIe siècle, quelque chose de spontané qui ressemble à une éclosion au sein d'une terre vierge; elles poussent avec une vigueur insoumise, qui, bien souvent, produit des exemples d'une beauté incomparable.
Ainsi, à Vézelay, les chapiteaux des colonnes monolithes du sanctuaire (fig. 59) ont une largeur de style, une fermeté dans l'exécution, qui leur donnent une valeur exceptionnelle au milieu des autres sculptures. Ce serait pour le mieux si toute la décoration était ainsi traitée; mais, à côté de ces masses si simples, si grassement galbées, se trouvent des chapiteaux dont la sculpture est traitée à une autre échelle (fig. 60) 113.
En tant qu'exécution, le caractère monumental est observé dans l'un et l'autre de ces exemples; comme composition dans un même vaisseau, le caractère monumental, qui tient essentiellement à l'observation de l'échelle, n'est pas respecté. Dans aucun édifice de l'Île-de-France et de la même époque, à Notre-Dame de Paris, à Laon, à Saint-Quiriace de Provins; etc., on ne pourrait signaler ce mépris pour l'échelle. Mais si nous nous en tenons à l'habileté de l'artiste, aucune école ne surpasse l'école bourguignonne. C'est une grandeur dans le tracé, une ampleur dans le modelé, une délicatesse dans le coup de ciseau, dont rien n'approche à cette époque. D'ailleurs, cette école ne taille jamais ses ornements que dans la pierre dure; elle abandonne les matériaux tendres vers 1180 pour ne les reprendre que vers 1230. La pierre tendre, même fine, pouvait difficilement se prêter, en effet, à la taille précise de cette sculpture qui peut être comparée, comme netteté, à la belle ornementation grecque sur marbre, et qui a sur celle-ci l'avantage d'être plus large et mieux entendue comme effet décoratif. Nous ne savons si les Grecs ont fait de la sculpture d'ornement à une grande échelle, ample, comme composition, puisque les seuls exemples qui nous restent, provenant de monuments petits généralement, paraîtraient maigres et plats, appliqués à nos édifices. Mais quant au faire, le ciseau des praticiens de nos meilleures écoles françaises de la fin du XIIe siècle égale la pureté du ciseau grec.
Produire un effet voulu à l'aide des moyens les plus simples et les moins dispendieux, est certainement le problème qu'ont à résoudre les architectes de tous les temps. Trouver un système d'ornementation qui prête son concours à l'architecture, qu'il s'agisse d'un humble édifice, aussi bien que d'un palais ou d'une cathédrale pour une grande ville, c'était mettre l'art à la portée de tous et n'en pas faire la jouissance de quelques privilégiés. Or, si l'on prend la peine de parcourir deux ou trois de nos provinces, on reconnaîtra bientôt que la plus pauvre église de village, le moindre hospice appartenant à cette période de rénovation, possèdent une décoration sculpturale en parfaite harmonie avec la structure, et que cette ornementation (parfois d'une grande simplicité) a toujours l'avantage de parler aux yeux un langage connu. Dans cette sculpture, le paysan et le seigneur retrouvent des formes qui leur sont familières, des détails inspirés des plantes qui couvrent leurs champs, composés toujours avec grâce et adresse.
Disposés avec sobriété sur les parties de la construction qui se prêtent seules à les recevoir, les ornements variés, mais soumis à la loi d'unité par leur origine commune, produisent le plus grand effet possible, ne serait-ce que par le contraste entre leur richesse et la simplicité vraie de la structure au milieu de laquelle ils viennent se poser. La place donnée à un ornement est pour les neuf dixièmes dans l'effet qu'il produit, et les artistes qui, dans nos églises de la fin du XIIe siècle, sculptaient ces larges chapiteaux sur des colonnes monostyles, à une hauteur très-médiocre, savaient bien ce qu'ils faisaient. Ainsi, cette ceinture riche qui pourtournait l'édifice, en attirant l'attention, dispensait-elle de toute autre décoration? Il suffisait de quelques rappels, de quelques points dans les parties élevées, tels que les chapiteaux à la naissance des voûtes, les clefs, pour donner à l'intérieur d'un vaisseau l'aspect de la richesse.
Quand on veut se rendre compte du rôle donné à la sculpture d'ornement dans les édifices du moyen âge de cette époque, on est fort surpris de son peu d'importance relativement à l'effet qu'elle produit, surtout si l'on compare ces édifices à ceux élevés aujourd'hui, sur lesquels la sculpture est répandue sans qu'il soit possible de donner la raison de cette profusion, ni de deviner pourquoi tel ornement est placé ici ou là, au faîte ou à la base, à l'intérieur ou à l'extérieur.
D'ailleurs, dans les monuments dus à nos belles écoles du moyen âge, l'ornementation sculptée n'est pas traitée de la même manière à l'air libre ou sous les voûtes et planchers d'une salle. Heurtée à l'extérieur, profitant de la lumière directe du soleil, elle procède par plans nettement accusés; tandis qu'à l'intérieur, en tenant compte de la lumière diffuse, elle adopte un modelé plus doux, elle évite les trop fortes, saillies.
Du jour où l'école laïque s'emparait de la flore pour composer ses ornements sculptés, elle devait peu à peu se rapprocher de la réalité. Interprétés d'abord, les végétaux sont bientôt imités. À quelques années de distance, le progrès vers l'imitation réelle est sensible. Cette marche d'un art qui suit un développement logique est fournie d'enseignements précieux. L'ornementation primitive de l'école laïque, pendant les dernières années du XIIe siècle, d'une exécution si parfaite, d'un style si délicat, se maintenant entre les exigences monumentales et l'observation de la nature, se prête difficilement, à cause de la délicatesse même des principes admis, à la grande sculpture décorative. Charmante sur des chapiteaux, sur des jambages ou des tympans de portes, placée près de l'oeil, elle perd une grande partie de sa valeur au sommet des édifices. Augmentant les dimensions des monuments au commencement du XIIIe siècle, les artistes prennent, pour leurs profils, pour leurs ornements, une échelle plus grande. C'est alors que l'on voit s'épanouir la flore sculpturale, et c'est encore par l'observation de la nature que les sculpteurs arrivent à satisfaire à ces exigences d'échelle. Car il est à remarquer que pour faire grand--nous disons grand, et non point gros--en ornementation sculptée, c'est à la nature seulement que l'on peut recourir. Toute ornementation de convention, comme est la plus grande partie de la sculpture romaine et de la sculpture romane, ne peut être grandie impunément. En augmentant l'échelle, on tombe alors dans la lourdeur, dans le difforme. Nos artistes modernes ont le sentiment de cette difficulté; aussi l'ornementation pseudo-romaine qu'ils adoptent habituellement n'est jamais grande d'échelle, et les sculptures placées à 40 mètres du sol reproduisent le parti, le modelé et l'échelle des ornements qui décorent des soubassements.
En recourant à la flore, les maîtres d'autrefois se laissaient la ressource, non-seulement de varier à l'infini leurs compositions sans sortir de l'unité, mais d'adopter l'échelle convenable en raison de la place.
Il faut voir comme ils savent, avec une même feuille, par exemple, composer une frise de 20 ou de 60 centimètres de hauteur, et comme ils trouvent dans la nature elle-même les éléments convenables en raison des dimensions ou des situations différentes. À ce point de vue, la sculpture d'ornement de la façade de Notre-Dame de Paris est une oeuvre de génie, bien que cette façade n'ait pas été bâtie d'un seul jet. En s'élevant sur l'édifice, l'ornementation grandit d'échelle et se simplifie singulièrement quant à la façon d'interpréter la flore; car nous observerons que par une loi qui ne souffre pas d'exceptions pendant la première moitié du XIIIe siècle, plus l'échelle de la sculpture d'ornement est grande, plus les détails sont sacrifiés aux masses. Nous avons fait cette observation déjà à propos de la statuaire. L'ornement petit, placé près de l'oeil, est très-détaillé, très-finement modelé; l'ornement colossal est simple, large, les masses sont accentuées, les saillies vivement senties.
La façade occidentale de la cathédrale d'Amiens, dans ses parties anciennes, fournit de beaux exemples de cette entente des effets. Le bandeau placé sous la galerie des Rois à une hauteur de 28 mètres au-dessus du parvis, et terminé par un rinceau feuillu dont la figure 61 donne un fragment, ce bandeau a 30 centimètres de hauteur.
La frise supérieure de la même façade, sous le larmier, posée à 43 mètres au-dessus du sol, est décorée par une alternance de crochets et de larges feuilles de figuier (fig. 62), et cette frise a 60 centimètres de hauteur.
On observera la différence de composition et de modelé entre ces deux ornements. Le premier, délicatement modelé, fourni de détails, est encore assez près de l'oeil pour permettre d'en saisir toutes les parties; le second, placé au sommet d'une large façade, d'une dimension plus grande, est remarquable par sa simplicité, la largeur, la clarté et la hardiesse du modelé.
Cette sculpture date de 1230 environ. C'est alors que l'inspiration d'après la flore incline déjà vers le réel, mais cependant avec une profonde connaissance des effets. C'est alors aussi que les formes géométriques de l'architecture se mêlent avec la sculpture. Nous trouvons des exemples de ce mélange sur cette même façade de la cathédrale d'Amiens, dans l'arcature de la galerie inférieure (voy. GALERIE, fig. 12). Les sommiers de cette arcature, qui eussent paru très-maigres, réduits à leur tracé géométrique, sont renforcés par des ornements et des animaux qui leur donnent un aspect puissant, qui arrêtent les yeux sur ces points principaux, et qui forment une composition des plus larges et des plus hardies (fig. 63).
Cet exemple est remarquable à plus d'un titre. Il n'est point aisé déjà pour le dessinateur de combiner ce mélange de formes architectoniques, d'ornements et d'animaux; mais le dessin donné, il est encore moins facile de le faire interpréter par des exécutants, puisque cette composition mise en place a demandé le concours de l'appareilleur, du tailleur de pierre, du sculpteur d'ornements et de figures, du bardeur, et enfin du poseur. Les morceaux sculptés ou non sculptés étant tous terminés avant la pose,--ne l'oublions pas,--il n'est point nécessaire d'être versé dans la pratique du bâtiment pour comprendre les difficultés de montage et de mise en place d'un sommier de cette taille,--car il ne cube pas moins de 1m,50,--ne présentant pas de prise, puisque toutes ses faces sont parementées et que celle de devant est couverte de sculptures très-saillantes. Avec nos engins perfectionnés, nous ne parvenons pas toujours à placer des pierres simplement épannelées, sans épaufrures. Comment donc s'y prenaient ces bâtisseurs du moyen âge pour élever et placer de pareils blocs complétement achevés, sans endommager les moulures et les reliefs? Comment les préservaient-ils pendant l'exécution des parties supérieures? Il y a là matière à méditations, surtout si l'on considère la rapidité extraordinaire avec laquelle certains édifices étaient élevés 114.
C'est à cette époque, au moment du développement de l'école laïque, de 1210 à 1230, que l'ornementation s'identifie pleinement avec l'architecture. Les façades des cathédrales de Paris, d'Amiens (oeuvre ancienne), certaines parties de Notre-Dame de Chartres, de la cathédrale de Laon, les tours de la façade occidentale notamment, montrent avec quelle entente de la composition les maîtres savaient rattacher la sculpture à l'architecture, et avec quelle adresse les ouvriers interprétaient les conceptions de leurs patrons.
Il existait alors plusieurs séries d'ouvriers façonnés à ce travail qu'aujourd'hui nous obtenons avec les plus grandes difficultés. Il y avait les tailleurs de pierre ordinaires, tâcherons, qui, sur le tracé de l'appareilleur, taillaient les pierres à parement simple; des ouvriers plus habiles faisaient les profils avec moulures; puis venaient les tailleurs d'images, qui taillaient et sculptaient les pièces comme celles que nous présente la figure 63. Mais tous ces ouvriers de mérite différent entendaient le trait, chose que nos sculpteurs d'aujourd'hui ne savent pas généralement. On a la preuve de cette façon de procéder: 1º par les marques de tâcherons, 2º par la nature de la taille ou du brettelage, qui diffère dans les trois cas. Les marques de tâcherons des profils, dans le même édifice, ne sont point celles des tâcherons de parement. Quant aux morceaux portant sculpture, la bretture est beaucoup plus fine, et surtout moins large; puis ils sont dépourvus de signes. L'épannelage de ces morceaux était préparé par les tailleurs de pierre ordinaires, ce que démontrent certains fragments non sculptés et posés tels quels par urgence.
Il ne paraît pas que les tailleurs d'images se servissent de modèles; car, dans les représentations de ces sortes de travaux, qu'on retrouve sur des vitraux, dans des vignettes de manuscrits et des bas-reliefs, on ne voit jamais de modèles figurés, mais des panneaux. D'ailleurs, ces sculpteurs ne répétant jamais exactement le même motif, il est évident qu'ils ne suivaient point un modèle. Dans des ornements courants mêmes, comme des feuilles ou crochets de bandeaux et corniches, chaque ornement est traité suivant la largeur de la pierre, et sur vingt feuilles, semblables comme type, il n'en est pas deux qui soient identiques.
Pour ces ornements courants, on voit comment on procédait. Un maître faisait une feuille, un crochet, un motif enfin, destiné à être répété sur chaque morceau; puis, des ouvriers copiaient librement ce type. Cette méthode est dévoilée par la présence de morceaux exécutés entre tous avec une rare perfection et par des mains habiles. Lorsqu'il s'agissait de ces pièces exceptionnelles, comme de grands chapiteaux, ou des gargouilles, ou des compositions un peu compliquées, prenant une certaine importance, elles étaient confiées à ces maîtres tailleurs d'images. Beaucoup de sculptures de l'époque romane étaient faites sur le tas, c'est-à-dire après un ravalement; ce qui est indiqué par des joints passant tout à travers les ornements et parfois même les figures. Mais l'école laïque repoussa cette méthode jusqu'au XVIe siècle, c'est-à-dire tant que les corporations conservèrent leur organisation intacte. Chaque ouvrier finissait l'objet qui lui était confié. Jamais un tailleur de pierre ou un tailleur d'images ne montait sur le tas. Il travaillait sur son chantier, terminait la pièce, qui était enlevée par le bardeur et posée par le maçon, qui seul se tenait sur les échafauds. On ne peut disconvenir qu'une pareille méthode dût donner aux contre-maîtres plus de facilités pour mettre de l'ordre dans le travail, dût éviter les encombrements, par conséquent les chances d'accident, et permît une grande rapidité d'exécution, du moment que l'organisation première était bonne, et que l'architecte avait tout prévu d'avance: or, il fallait bien qu'il en fût ainsi, pour que ces rouages pussent fonctionner. Sous ce rapport, il n'y a pas à tirer vanité des progrès que nous avons faits.
C'est au moment de l'épanouissement de l'école laïque, que les animaux, si fréquents dans l'ornementation romane, délaissés dans la sculpture de la fin du XIIe siècle, reparaissent dans la décoration extérieure des édifices. À côté de la flore, ils forment une faune ayant sa physionomie bien caractérisée. Les animaux figurés dans la sculpture de 1210 à 1250 sont de deux sortes: les uns sont copiés sur la faune locale, et sur quelques espèces dont, par luxe, les grands seigneurs gardaient des individus dans leurs palais, tels que lions, panthères, ours, etc.; les autres appartiennent au règne fabuleux si bien décrit dans les bestiaires. C'est le griffon, la wivre, la caladre, la harpie, la sirène, le basilic, le phénix, le tiris, le dragon, la salamandre, le pérédexion, animaux auxquels ces bestiaires accordaient les qualités ou les instincts les plus étranges. Pourquoi ces animaux réels ou fabuleux venaient-ils ainsi se poser sur les parements extérieurs des édifices, et particulièrement de nos grandes cathédrales? Il ne faut pas perdre de vue ce que nous avons dit précédemment à propos des tendances de l'école laïque qui élevait ces monuments. Ceux-ci étaient comme le résumé de l'univers, un véritable Cosmos, une encyclopédie, comprenant toute la création, non-seulement dans sa forme sensible, mais dans son principe intellectuel. Là encore nous retrouvons la trace effacée, mais appréciable encore, du panthéisme splendide des Aryas. Le vieil esprit gaulois perçait ainsi à travers le christianisme, et revenait à ses traditions de race, en sautant d'un bond par-dessus l'antiquité gallo-romaine. Le dogme chrétien domine, il est vrai, toutes ces traditions conservées à l'état latent à travers les siècles; il les règle, il s'en empare, mais ne peut les détruire. Les bestiaires, qui furent si fort en vogue à la fin du XIIe siècle et jusque vers le milieu du XIIIe, au moment même où l'école laïque se développait, ces bestiaires qui se répandent sur nos cathédrales et participent au concert universel, semblent être une dernière lueur des âges les plus antiques de notre race. Tout cela est bien corrompu, bien mélangé des fables de Pline et des opinions de la dernière antiquité païenne, mais ne laisse pas moins percer des traditions locales et beaucoup plus anciennes. Ce n'est point ici le lieu de discuter cette question, nous ne devons nous occuper que du fait: or, le fait, c'est le développement de ces bestiaires à l'extérieur de nos grandes cathédrales, sur ces monuments où tout l'ordre naturel et surnaturel, physique et immatériel, se développe comme dans un livre.
D'après les bestiaires des XIIe et XIIIe siècles, chacun des animaux qui s'y trouvent figurés est un symbole. Ainsi, par exemple le phénix, qui se consume en recueillant les rayons du soleil et renaît de ses cendres, représente Jésus-Christ se sacrifiant sur la croix et ressuscitant le troisième jour. Le phénix est décrit par les anciens, mais il est difficile de ne pas reconnaître dans ce mythe l'Agui des Védas. Que parmi tant d'éléments d'art laissés par l'antiquité romaine, l'école laïque du XIIIe siècle ait été recueillir particulièrement ces animaux fabuleux, leur ait donné une forme symbolique, en ait fait des mythes même, en appropriant ces mythes à l'idée chrétienne, n'est-ce point un signe que ces représentations rappelaient des traditions locales encore persistantes? N'est-il pas naturel que les clercs, reconnaissant la puissance encore vivace de ces traditions, aient cherché au moins à leur donner un sens symbolique chrétien? n'est-il pas vraisemblable aussi que les évêques qui présidaient à la construction des grandes cathédrales, aient permis la représentation de ces mythes transformés, à l'extérieur des édifices religieux, mais leur aient interdit l'intérieur des sanctuaires, à cause de leur origine douteuse? Et, en effet, si ces animaux abondent sur les façades des cathédrales du commencement du XIIIe siècle, ils font absolument défaut à l'intérieur, sauf de rares exceptions. Il n'y a pas un seul animal figuré dans les sculptures intérieures de Notre-Dame de Paris, de Notre-Dame d'Amiens. On en rencontre quelques-uns sur les chapiteaux de la nef de la cathédrale de Reims. Or, ces trois églises, et particulièrement celle de Paris, présentent à l'extérieur un monde d'animaux réels ou fantastiques.
Cette faune innaturelle possède son anatomie bien caractérisée, qui lui donne une apparence de réalité. On croirait voir, dans ces bestiaires de pierre, une création perdue, mais procédant avec la logique imposée à toutes les productions naturelles (voy. ANIMAUX). Les sculpteurs du XIIIe siècle ont produit en ce genre des oeuvres d'art d'une incontestable valeur, et sans nous étendre trop sur ces ouvrages, nous donnerons ici, comme échantillon, la tête d'une des gargouilles de la sainte Chapelle de Paris (fig. 64), que certes un artiste grec ne désavouerait pas. Il est difficile de pousser plus loin l'étude de la nature appliquée à un être qui n'existe pas.
Vers 1240, il se produit dans la sculpture d'ornement, comme dans la statuaire, un véritable épanouissement. Ainsi les frises, les chapiteaux, les bandeaux, les rosaces, au lieu d'être composés suivant un principe monumental, ne sont bientôt plus que des formes architectoniques sur lesquelles le sculpteur semble appliquer des feuillages ou des fleurs.
L'exemple que nous donne la figure 65, tiré du portail nord de la cathédrale de Troyes, est la dernière limite de l'alliance des compositions régulières avec application de la flore réelle aux détails. Ici ces feuilles se trouvent dans la flore des champs, mais l'agencement de l'ornement appartient à l'artiste. Un peu plus tard, le feuillage sera simplement pris dans la campagne, avec sa tige, et sera appliqué sur le nu du bandeau ou du chapiteau. Dans cette même cathédrale, les chapiteaux des piles du tour du choeur présentent encore la régularité de composition architectonique, avec appoint de feuillage pris sur la nature. Les crochets eux-mêmes, simples bourgeons avant cette époque (1230), semblent s'épanouir; leurs tiges, grasses et côtelées, sont accompagnées de feuilles (fig. 66). Un peu plus tard, comme à la sainte Chapelle de Paris (1240 à 1245), la plupart des chapiteaux ne présentent que des bouquets de feuillages, qui paraissent attachés aux corbeilles, et remplacer ainsi les membres décoratifs que nous désignons par le mot crochets.
En présence de cette marche rapide de l'art de la sculpture, et surtout de la perfection de l'exécution qui se développe de plus en plus, on ne sait ce que l'on doit préférer, ou de la décoration encore soumise à la composition monumentale, ou de cette imitation adroite, souple et ingénieuse de la nature, cherchée par les artistes du milieu du XIIIe siècle. Cependant rien, à notre avis, n'est au-dessus de la sculpture large, claire, habilement composée, et déjà tout empreinte de l'observation de la flore, qui se voit dans la nef de la cathédrale de Paris. L'échelle de cette sculpture est en parfaite concordance avec celle des profils et de l'architecture tout entière. Il semble que l'art ne puisse aller au delà. Mais il était de l'essence même de la sculpture du moyen âge de ne pouvoir se fixer. Partant de l'observation de la nature, dans la flore aussi bien que dans la statuaire, il fallait aller en avant, poursuivre le mieux, et, en le poursuivant, atteindre le réel. Prenant la nature pour point de départ, de l'interprétation on arrive toujours par une pente irrésistible à l'imitation; puis, quand l'imitation fatigue, on veut faire mieux que le modèle, on l'exagère, on tombe dans l'affectation, dans la manière et souvent dans le laid. Disons cependant que cette robuste école de l'Île-de-France sait se maintenir dans les limites du goût, et qu'elle ne cesse d'être contenue, sobre et distinguée jusqu'aux dernières limites de l'art du moyen âge, même alors que d'autres provinces, comme la Picardie, la Bourgogne, la Champagne, tombaient dans le maniéré et le laid.
On confond avec trop peu d'attention généralement ces écoles à leur déclin. Les figures bouffonnes et maniérées à l'excès de l'art du XVe siècle dans les Flandres, en basse Bourgogne, en Picardie, empêchent de voir nos oeuvres réellement françaises de la même époque, oeuvres que le goût ne cesse de diriger. Aussi est-ce de cette école française que sortent, au XVIe siècle, les Jean Goujon, les Germain Pilon, et cette pléiade de sculpteurs dont les oeuvres rivalisent avec celles des meilleurs temps.
À dater de 1250, l'art est formé; dans la voie qu'il a parcourue il ne peut plus monter. Il réunit alors au style élevé, à la sobriété des moyens, à l'entente de la composition, une exécution excellente et une dose de naturalisme qui laisse encore un champ large à l'idéal. Cependant, si séduisantes que soient les belles oeuvres de sculpture à dater de la seconde moitié du XIIIe siècle jusqu'au XVe, il est impossible de ne pas jeter un regard de regret en arrière, de ne pas revenir vers cet art tout plein d'une séve qui déborde, qui parle tant à l'imagination, en faisant pressentir des perfections inconnues. Toute production d'art qui transporte l'esprit au delà de la limite imposée par l'exécution matérielle, qui laisse un souvenir plus voisin de la perfection que n'est cette oeuvre même, est l'oeuvre par excellence. Le souvenir que l'on garde de certaines statues grecques est pour l'esprit une jouissance plus pure que n'est la vue de l'objet; et qui n'a pas parfois éprouvé une sorte de désenchantement en retrouvant la réalité! Est-ce à dire pour cela que ces oeuvres sont au-dessous de l'estime qu'on en fait? Non point; mais elles avaient développé dans l'esprit toute une série de perfections dont elles étaient réellement la première cause. Pour que ce phénomène psychologique se produise, il est deux conditions essentielles: la première, c'est que l'oeuvre d'art ait été enfantée sous la domination d'une idée chez l'artiste; la seconde, est que celui qui voit ait l'esprit ouvert aux choses d'art. Pour former l'artiste, il est besoin d'un public appréciateur, pénétrable au langage de l'art; pour former le public, il faut un art compréhensible, en harmonie avec les idées du moment. Depuis le XVIIe siècle, nous voulons bien qu'on ait pensé à maintenir l'art à un niveau élevé, mais on n'a guère songé à lui trouver ce public sans la sympathie compréhensive duquel l'art tombe dans la facture, et n'exprime plus un sentiment, une idée, un besoin intellectuel.
Il est évident que pendant le moyen âge il existait entre l'artiste et le public un lien étroit. Le moyen âge n'aurait pas fait un si grand nombre de sculptures pour plaire à une coterie, l'art s'était démocratisé autant qu'il peut l'être. De la capitale d'une province, il pénétrait jusque dans le dernier hameau.
Il avait sa place dans le château et sur la plus humble maison du petit bourgeois; et ce n'est pas à dire que l'oeuvre fût splendide dans la cathédrale et le château, barbare dans l'église de village ou sur la maison du citadin. Non: l'exécution était plus ou moins parfaite, mais l'oeuvre était toujours une oeuvre d'art, c'est-à-dire empreinte d'un sentiment vrai, d'une idée. Le langage était plus ou moins pur, mais la pensée ne faisait jamais défaut et elle était comprise de tous. On ne trouvait nulle part alors, sur le sol de la France, de ces ouvrages monstrueux, ridicules, qui abondent sur nos édifices publics ou particuliers, bâtis depuis deux cents ans, loin des grands centres. Le langage des arts est devenu une langue morte sur les quatre cinquièmes du territoire, non parce que la population l'a repoussé, mais parce que ce langage a prétendu ne plus s'adresser qu'à quelques élus. Alors il est arrivé ce qui arrive à toute expression de la pensée humaine qui rétrécit le champ de son développement au lieu de l'étendre, elle n'est même plus comprise du petit nombre de gens pour lesquels on prétend la réserver.
Une des gloires de nos écoles laïques du XIIIe siècle, ç'a été de vulgariser l'art. Ainsi que chez les Grecs, l'art était dans tout, dans le palais comme dans l'ustensile de ménage, dans la forteresse comme dans l'arme la plus ordinaire; l'art était un besoin de la vie, et l'art n'existe qu'à cette condition 115. Du jour que l'on a appris à un peuple à s'en passer, qu'il n'existe plus que pour une caste, ce n'est pas par des décrets qu'on le vulgarise de nouveau. On ne décrète pas plus le goût qu'on ne le développe par de prétendus encouragements: car encourager le goût, c'est encourager un goût; encourager un goût, c'est tuer l'art. L'art est un arbre qu'on n'élague pas et qui n'a pas besoin de tuteurs. Il ne pousse qu'en terre libre, en prenant sa séve comme il peut et où il veut, en développant ses rameaux en raison de sa nature propre. Le régime féodal n'avait ni académies, ni conseils des bâtiments civils, ni comités protecteurs des arts; il ne donnait ni récompenses, ni médailles; il ne s'inquiétait point de savoir si, dans ses domaines, on apprenait le dessin, si l'on modelait la terre et si l'on sculptait le bois; il n'avait ni musées ni écoles spéciales, et l'art vivait partout, florissait partout. Dès que le despotisme unique de Louis XIV se substitue à l'arbitraire féodal, dès que le gouvernement du grand roi prétend régenter l'art comme toutes choses, former un critérium du goût, l'art se range, se met au régime et n'est bientôt plus qu'un moribond dont on entretient la vie à grand'peine avec force médicaments et réconfortants, sans pouvoir un seul jour lui rendre jeunesse et santé.
La puissance productive de l'art au XIIIe siècle, et particulièrement de la sculpture, tient du prodige. Après les guerres du XVe siècle, après les luttes religieuses, après les démolitions dues aux XVIIe et XVIIIe siècles, après les dévastations de la fin du dernier siècle, après l'abandon et l'incurie, après les bandes noires, il nous reste encore en France plus d'exemples de statuaire du moyen âge qu'il ne s'en trouve dans l'Italie, l'Allemagne, l'Angleterre et l'Espagne réunies 116.
Au commencement du XIIe siècle, la bonne statuaire est d'une valeur incomparable, mais faut-il encore la chercher. Les grandes écoles se forment, et leurs rameaux ne s'étendent pas bien loin. À dater du milieu du XIIIe siècle, les oeuvres remarquables abondent; un monde d'artistes s'est constitué, les écoles tendent à se fondre dans une unité de méthode, et de pauvres églises, des maisons, des châteaux de petite apparence, contiennent parfois des ouvrages de sculpture d'une excellente exécution, d'un style irréprochable. Ces artistes étaient donc répandus partout, et la sculpture semblait être un art de première nécessité. À ce moment du développement de l'art sculptural, l'exécution atteint un haut degré de perfection. Que l'on examine la statuaire et la sculpture d'ornement de la sainte Chapelle du palais, de la porte sud du transsept de l'église abbatiale de Saint-Denis, les parties inférieures du portail de droite de la cathédrale d'Auxerre, les portes nord et sud de Notre-Dame de Paris, la sculpture des portails de Reims et d'Amiens, on pourra se faire une idée du développement que prenait l'art sous le règne de Louis IX. Jamais l'observation de la nature ne fut poussée plus loin. Au milieu de tant d'oeuvres, il est difficile de choisir un exemple.
Cependant nous présentons ici une des statues du portail occidental de Saint-Étienne d'Auxerre 117 (fig. 67). C'est une Bethsabée assise aux côtés de David. La tête et les mains ont été brisées. On n'a jamais mieux rendu le nu sous les draperies. Jamais on n'a mieux exprimé une attitude simple, aisée. Il n'y a là ni roideur, ni tuyaux d'orgues, ni pauvreté physique. Cette femme se porte à merveille. Or, toutes les statues de ce portail, et les sibylles notamment, ont la même valeur. Il est clair que ces statuaires n'allaient point chercher leurs draperies sur les statues antiques, qu'ils ne drapaient point des mannequins avec des linges mouillés. C'est de l'étoffe sur le nu vivant; non l'étoffe dont les plis se roidissent ou s'affaissent par un long séjour dans l'atelier, mais le vêtement porté, laissant voir toutes les délicatesses des mouvements d'un corps souple. Ce n'est point là le costume que portaient les dames de 1250, c'est un vêtement idéal, mais qui a toute la grâce et l'aisance de l'habit usuel.
Nous ne soutiendrons pas que les habits du XIIIe siècle ne fussent pas plus favorables à la statuaire que les nôtres, mais les artistes ne reproduisaient guère les vêtements de leur temps qu'accidentellement. Ils drapaient leurs figures suivant leur goût, leur fantaisie, et jamais on ne sut mieux, sinon dans la belle antiquité grecque, donner aux draperies le mouvement, la vie, l'aisance.
Et quand même ces artistes reproduisaient les vêtements portés de leur temps, avec quel art savaient-ils les arranger, leur donner la noblesse, le style, sans s'écarter de la vérité! et cela jusqu'à la fin du XVe siècle 118.
Cette statue (fig. 68), placée sur le tombeau de l'évêque Pierre de Roquefort, dans l'ancienne cathédrale de Carcassonne, et qui représente un chanoine, est petite nature 119. Aucune école de statuaire n'a su tirer si bon parti d'un vêtement qui, après tout, lorsqu'on l'analyse, n'a rien de très-pittoresque, ni de très-noble. La façon dont l'aumusse est arrangée sur la tête, autour du cou et devant la poitrine, dont le manteau est relevé par le bras droit, révèle un artiste consommé. Disons que cette statue est taillée dans un grès dur, difficile à travailler. Mais aucune matière n'était un obstacle pour ces imagiers, poussant la recherche du modelé aux dernières limites. Certaines statues de marbre des tombeaux de l'église abbatiale de Saint-Denis, datant du XIVe siècle, sont achevées avec une délicatesse de ciseau, une souplesse dans la manière dont sont traités les accessoires, supérieures à ce qu'obtiennent nos meilleurs praticiens.
Le moyen âge ne s'est pas contenté de sculpter les pierres dures, le marbre, le bois, il éleva un grand nombre de monuments de bronze coulé et de cuivre repoussé. Presque toutes ces oeuvres d'art ont été jetées au creuset pendant le XVIIIe siècle et en 1793. Il ne nous en reste aujourd'hui qu'un très-petit nombre 120. Ce peu suffit toutefois pour faire connaître que les artistes des XIIe, XIIIe, XIVe et XVe siècles avaient poussé très-loin l'art du fondeur. Les deux tombes de la cathédrale d'Amiens sont des chefs-d'oeuvre de fonte; l'une d'elles est, comme art, un monument du premier ordre 121. Toutes deux représentent des évêques grandeur naturelle, ronde bosse, couchés sur une plaque de cuivre décorée d'accessoires. Le tout est fondu d'un seul jet et admirablement fondu. Seules, les crosses étaient des pièces rapportées.
Il existait à Saint-Denis une tombe de Charles le Chauve, datant de la fin du XIIe siècle, en bronze coulé et émaillé. L'église Saint-Yved de Braisne contenait un grand nombre de ces monuments de bronze émaillés et dorés 122. Nous ne savons comment ces artistes du moyen âge s'y prenaient pour émailler des statues de bronze grandes comme nature; cela nous paraît impossible aujourd'hui. Cet art se conserva jusqu'à l'époque de la renaissance, car la statue de Charles VIII agenouillée sur son tombeau, à Saint-Denis, était vêtue d'un manteau royal entièrement émaillé en bleu sur le bronze, avec semis de fleur de lis d'or 123. Le XIIe siècle avait fabriqué un grand nombre d'objets de bronze servant à la décoration des édifices. Suger parle des grilles de bronze qu'il avait fait fondre pour l'autel des martyrs. On conserve encore au musée de Reims un magnifique fragment d'un grand candélabre de bronze qui était placé dans le sanctuaire de l'église de Saint-Rémi, et qui date du milieu du XIIe siècle; on ne saurait voir de fonte plus pure et une ornementation mieux appropriée à la matière 124. Enfin, il existe un assez grand nombre de bustes de cuivre ou d'argent repoussé des XIIe, XIIIe et XIVe siècles, servant de reliquaires, qui sont d'un excellent travail; nos sanctuaires possédaient des autels, des baldaquins en bronze fondu et repoussé, émaillé et doré d'une grande richesse de travail.