Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 8 - (Q suite - R - S)
Ces objets de bronze étaient habituellement fondus en grandes pièces et à cire perdue. Il fallait bien que ce travail ne sortît pas des procédés ordinaires, car il existait en France une grande quantité de statues tombales ou autres, en bronze, jusqu'à la révolution du dernier siècle. La collection Gaignères d'Oxford en reproduit beaucoup, et les inventaires des églises en signalent de tous côtés. Il est évident que la plupart de ces oeuvres de métal, grandes ou petites, étaient fondues à cire perdue, car, outre que le moine Théophile mentionne l'emploi de ce procédé, les monuments existants indiquent que la fonte venait sans bavures, puisqu'on n'en retrouve point de traces, et que le grain de la fonte est égal partout. Si la ciselure intervient, ce n'est que pour donner du vif à des broderies, obtenir des gravures délicates, mais nulle part on ne voit la trace de la lime, de la râpe ou du grattoir. D'ailleurs on sait fort bien que les imagiers du moyen âge avaient pris l'habitude de façonner des figures de cire de grandeur naturelle, puisqu'il en est fait souvent mention. Or, ces figures étaient faites sur des noyaux de terre séchée, suivant le procédé indiqué par Théophile. Le procédé pour fondre est le même. Ces bronzes du moyen âge sont fondus très-minces, comme la plupart des bronzes antiques, et comme le sont aussi les belles statues françaises de la renaissance, parmi lesquelles on citera celles de Henri II et de Catherine de Médicis de l'église de Saint-Denis. Dans ces deux figures, la fonte n'a point été retouchée et est restée telle qu'elle est sortie du moule. Or, ces figures sont fondues d'un seul jet et ne présentent aucune bavure. L'emploi de la cire perdue permettait seul d'obtenir un pareil résultat.
Mais le moyen âge n'est point routinier dans l'emploi des procédés. Il cherche sans cesse, il simplifie, modifie et améliore avec une telle activité, qu'un monument, ou même un objet, est commencé d'après un système et fini suivant un autre. Non content de fondre ou de repousser au marteau des statues de bronze ou de grands objets mobiliers, tels que chaires, fonts baptismaux, croix de carrefour, lutrins, margelles de puits, tombes, candélabres, etc., il avait adopté un procédé mixte qui permettait d'obtenir des résultats singuliers. On fondait une figure, comme un mannequin vêtu d'un habit de dessous; puis, sur ce mannequin de bronze, on posait successivement des habits de dessus, faits au marteau, des armes, des bijoux de bronze ciselé, des couronnes et tous les ornements constituant une riche parure. C'est ainsi que sont fabriquées quelques-unes des statues qui ornent le tombeau de Maximilien à Innsbrück; et bien que ce monument ne date que du XVIe siècle, nous retrouvons là un procédé de fabrication très-anciennement adopté, non-seulement en Allemagne, mais en France.
D'autres fois le mannequin était de bois, et était revêtu de lames très-minces de bronze façonnées au marteau ou simplement embouties, c'est-à-dire modelées avec l'ébauchoir sur son moule de bois. Aussi ces artistes du moyen âge pouvaient-ils satisfaire à toutes les exigences de l'art et à celles de l'économie.
Le siècle de Louis XIV, qui avait la prétention d'avoir tout inventé ou tout retrouvé, admit qu'avant les frères Keller on ne savait point couler en bronze de grandes pièces en France 125. Sans vouloir en rien diminuer le mérite de ces industriels, nous ne pouvons admettre qu'ils aient retrouvé les procédés de fonte; ils n'ont fait qu'adopter, pour toute fonte, un mode rarement employé: et cela s'explique par la nature même des objets d'art qu'on leur demandait. Il s'agissait de fondre des statues d'après l'antique. Il est évident que le procédé de cire perdue ne pouvait être alors employé. Il fallait battre des pièces sur un moulage ou sur l'original, faire un noyau, rassembler avec grand soin les pièces autour du noyau, et couler du bronze dans l'intervalle resté libre. Ce procédé, si intéressant et précieux qu'il soit, eut un inconvénient, il déshabitua les statuaires de faire des cires perdues; ceux-ci se contentèrent dès lors de façonner un modèle en terre que l'on moule en plâtre; sur ce plâtre les pièces sont battues, et l'on coule, en ménageant un noyau au centre de toutes ces pièces rassemblées. Mais comme il est très-difficile, sinon impossible, de battre des pièces sur une statue entière et de les rassembler exactement, on coupe les statues en plusieurs morceaux et l'on fond séparément chaque pièce; puis on rassemble ces pièces par des tenons, des goupilles et des rivets. Or, jamais, par ce procédé, le bronze ne conserve cet ensemble, cette unité d'aspect des pièces fondues d'un seul jet. Puis, comme les cou-tures, les bourrelets réservés pour l'assemblage se multiplient, il faut passer sur tout cela la lime, le burin, contenter les parties faibles; si bien que la statue fondue ne reproduit qu'assez imparfaitement le modèle du maître. Nous ne voyons pas trop ce que l'art a gagné à cela, si ce n'est de permettre au premier modeleur venu de faire faire un bronze par un fondeur.
Mais quand il faut que l'artiste qui veut couler une statue en bronze, fasse lui-même le noyau de terre de sa figure,--car ce noyau est la partie essentielle,--veille à ce que ce noyau façonné en argile et paille hachée soit bien séché; quand, après cela, il faut revêtir cette grande maquette d'une couche de cire dont l'épaisseur doit être exactement calculée; modeler cette cire pour obtenir les finesses de la forme; puis, enfin, après avoir ménagé des évents et des jets, faire recouvrir tout cela d'une épaisse couche de terre préparée exprès, la bien envelopper et cercler, chauffer l'ensemble pour que la cire s'échappe en fondant, et enfin, après avoir combiné le mélange de ses métaux et avoir fait faire un fourneau, couler la matière en fusion dans le vide qu'occupait la cire: certes, alors, il y a là tout un labeur pénible, chanceux, une suite de calculs et de combinaisons, une idée arrêtée dès le commencement du travail et suivie jusqu'au bout sans hésitation. Que le génie de nos statuaires ne se prête pas à cette dure besogne, nous le voulons bien; mais au total l'art y a perdu, car les fontes du moyen âge, aussi bien que celles de l'antiquité et de la renaissance, sont supérieures comme pureté et légèreté à celles qui sortent aujourd'hui de nos ateliers. En Italie, en Allemagne, en France, pendant le moyen âge, on fit d'admirables fontes, et ces sculpteurs-fondeurs (car il fallait être l'un et l'autre) français, allemands, italiens, ne croyaient pas faire une chose extraordinaire lorsqu'ils avaient réussi à couler une grande pièce. Ils ne croyaient pas utile, pour faire valoir leurs oeuvres, d'occuper toute une ville, et d'écrire cent pages de mémoire, comme le fit plus tard Benvenuto Cellini à propos de son Persée. Ils avaient tort, et l'exemple de ce maître poseur, pour nous servir d'une expression récente qui s'applique si bien à l'homme, prouve que le bruit, en pareil cas, s'il ne profite pas à l'art, contribue à la renommée de l'artiste.
On ne cessa jamais de fondre des objets en bronze dans les Gaules, et du temps de César déjà nos ancêtres étaient habiles à ouvrer les métaux. Les rapports fréquents avec l'Orient, à dater du XIe siècle, apportèrent des perfectionnements dans cette industrie si ancienne en France, et il ne faut point être surpris de trouver des fontes du XIIe siècle, qui surpassent en beauté tout ce qu'on a su faire depuis. Tel est l'admirable candélabre de cette époque, qui faisait partie de la collection Soltykoff, et qui fut acheté pour l'Angleterre. Cet objet, fondu d'un seul jet, sans une pièce rapportée, présente une suite d'enroulements et de figurines enchevêtrés, le tout ajouré et d'une admirable pureté de style et d'exécution. Il provenait de la cathédrale du Mans.
Jusque vers le milieu du XIIIe siècle, si la statuaire échappe en France au naturalisme absolu, les diverses écoles ne s'avancent pas toutes d'un pas égal; quelques-unes maintiennent assez tard une sorte d'archaïsme, tandis que celle de l'Île-de-France se jette hardiment dans l'étude de plus en plus exacte de la nature. Il est même certains édifices dans lesquels, probablement, on employait de vieux sculpteurs, qui possèdent une statuaire relativement arriérée ou empreinte d'un style qui n'était plus admis au moment de leur construction. Ainsi, la cathédrale de Laon, dont la façade ne peut être antérieure à 1200, même dans la construction de ses oeuvres basses, montre sur ses portes des bas-reliefs ou statues qui ont conservé un caractère archaïque bien prononcée. Les artistes, auteurs de ces ouvrages, sont pénétrés des exemples de peintures grecques. Il y a dans l'agencement des figures, dans les compositions, une recherche de la symétrie qui rappelle les vignettes des manuscrits grecs. Cette influence se montre même dans le choix des sujets, dans les draperies, dans quelques accessoires tels que siéges, dais, etc. À Notre-Dame de Reims, la porte nord du transsept, aujourd'hui masquée, est toute empreinte de ce style des peintures grecques, bien que cette porte soit postérieure de quelques années à l'an 1200. Rien de pareil à Paris; le statuaire recherche l'étude de la nature dès 1200, ne veut plus avoir affaire aux traditions romanes ou byzantines. Un fait indique combien l'école nouvelle réagissait contre ces traditions. En faisant des fouilles devant la porte centrale de Notre-Dame de Paris, on a trouvé une certaine quantité de fragments d'un bas-relief central représentant le Christ glorieux au jour du jugement, comme celui que l'on voit aujourd'hui: mais cette sculpture est empreinte du style archaïque du XIIe siècle; d'ailleurs la pierre en est toute fraîche, sans aucune altération produite par le temps. Ce bas-relief avait été supprimé peu après avoir été achevé, pour être remplacé par le sujet actuel, dû à des artistes de la nouvelle école. Et en effet, lorsque l'on considère cette sculpture, composé de cinq figures, le Christ, deux anges, la Vierge et saint Jean, on remarque dans le faire de ces statues colossales des différences notables. Le Christ et un des anges, celui qui porte les clous, appartiennent déjà à l'école penchant vers le naturalisme, tandis que la Vierge, le saint Jean et l'ange qui porte la croix sont encore des sculptures archaïques; cependant il était impossible matériellement d'introduire les deux premières statues au milieu des trois autres. Elles ont dû être posée ensemble.
De toutes les provinces, la Champagne marche bien vite dans la voie nouvelle, et la statuaire du portail de Notre-Dame de Reims en est la preuve. Le naturalisme a déjà fortement pénétré cette statuaire qui date de 1240 environ. Cependant, à propos de ce portail, il faut signaler des indécisions que l'on ne trouve point dans l'école de l'Île-de-France. Quelques figures colossales, notamment celles qui, à la porte de droite, représentent la Visitation, sont inspirées comme composition et exécution des draperies, de la statuaire romaine, dont il existait d'ailleurs à Reims de nombreux débris. On ne trouve pas dans ce portail cette unité de style qui, sauf l'exception que nous venons de signaler à Notre-Dame de Paris, frappe dans la statuaire de l'Île-de-France. Une autre école, celle de Bourgogne, si belle déjà au commencement du XIIe siècle, conserve sa liberté d'allure pendant le XIIIe siècle, qu'il s'agisse de la statuaire ou de la sculpture d'ornement. La puissance, l'énergie, un faire hardi, vivant, sont les caractères de cette école. Il ne faut pas lui demander, au moment de l'émancipation des écoles laïques, la finesse, le contenu, la distinction, qui forment les qualités de l'école de l'Île-de-France. Elle cherche les grands effets, et elle les obtient. La sculpture bourguignonne participe peut-être plus qu'aucune autre de l'architecture; on peut se rendre compte de cette qualité en voyant les compositions des pignons des églises de Vézelay et de Saint-Père 126. Cette sculpture est, dans tous les monuments de cette province, grande d'échelle, relativement à l'architecture, commande parfois les dispositions de celle-ci au lieu de s'y soumettre. Elle est d'ailleurs taillée avec une verve et un entrain qui placent cette école au premier rang dans l'art monumental.
Nous donnons (fig. 69) une tête d'un des anges thuriféraires de dimension colossale qui garnissent le sommet du pignon occidental de l'église de Vézelay 127. Le caractère de cette physionomie ne rappelle en rien la statuaire de l'Île-de-France. Il y a quelque chose d'audacieux dans ces traits qui contraste avec le calme des têtes de l'école parisienne.
Cette autre tête de Vierge, provenant du même portail (fig. 70) 128, présente un type particulier que nous ne retrouvons, ni dans la statuaire de Paris, ni dans celle de Reims, d'Amiens ou de Chartres. L'arrangement des cheveux, le désordre de la coiffure, le réel cherché dans les traits, et jusqu'au modelé, large, par plans vivement accusés, signalent le style de cette statuaire bourguignonne vers le milieu du XIIIe siècle.
En même temps nous donnons (fig. 71) un des chapiteaux de la même façade et de la même époque. Les qualités de la statuaire se retrouvent dans cette ornementation plantureuse, largement modelée, et qui semble prendre vie sous le ciseau de l'artiste. Pour bien faire saisir les différences de ces écoles, même en plein XIIIe siècle, voyons la sculpture de la salle synodale de Sens, bâtie vers 1240, presque en même temps que le pignon occidental de Vézelay. Sens est Champagne, mais la salle synodale fut bâtie par un architecte de Paris, avec des matériaux de Paris, et, ce qui paraît vraisemblable, à l'aide d'une subvention du roi saint Louis 129.
Or, voici un des groupes des chapiteaux extérieurs des grandes fenêtres (fig. 72). Certes, le naturalisme en sculpture ne peut guère être poussé plus loin: quelle différence de style entre cette sculpture et celle du chapiteau de Vézelay, et comme, en partant d'un principe commun, on peut obtenir des caractères d'art variés! La vie, le mouvement, existent aussi dans cette sculpture de Sens, avec plus d'élégance, de délicatesse, avec une recherche plus exacte de la nature, une exécution plus souple. Si nous entrons dans la sainte Chapelle du Palais, à Paris, trouverons-nous encore plus de finesse dans l'exécution, plus de grâce dans la façon d'interpréter la nature.
Nous ne saurions trop le redire, ces époques brillantes de l'art, par cela même qu'elles ont atteint la splendeur en cherchant le mieux, ne sauraient s'arrêter. Du style, de la conception large, simple, de l'inspiration obtenue par la première observation raisonnée de la nature, elles arrivent à l'imitation matérielle, de l'imitation à la recherche, puis à la manière et à ses exagérations. Quand l'artiste observe la nature, il en prend d'abord les caractères principaux. Il n'est point savant encore; il voit des formes séduisantes, il s'en inspire plutôt qu'il ne les copie servilement. C'est là le beau moment de l'art, tout plein de promesses, laissant à deviner encore plus qu'il n'explique. Mais la nature a des attraits puissants pour qui l'observe. Bientôt l'artiste reconnaît que ses inspirations, ses déductions, ses à-peu-près, sont bien loin de la réalité; il se passionne pour son modèle, il lui trouve chaque jour des aspects nouveaux, des qualités charmantes qui lui échappaient. Alors la traduction devient de plus en plus littérale. De créateur (créateur de seconde main) il devient copiste; il est subjugué par la divinité qui l'inspirait à mesure qu'il la connaît mieux, et ne pense plus qu'à la montrer telle qu'il la voit. C'est l'heure du naturalisme, heure qui a sonné pour la Grèce et pour nos écoles du XIIe siècle.
Mais dans ce naturalisme de la sculpture, l'art n'entre-t-il pour rien? Si fait: la composition, l'agencement de ces charmants modèles recueillis dans les champs, comptent pour quelque chose, et en cela nos artistes, le naturalisme admis, sont encore des maîtres.
Pour la statuaire, il se manifeste un besoin de formules; on n'admet plus alors, il est vrai, le mode hiératique, traditionnel, mais on sent la nécessité, quand l'art pénètre partout, exige un grand nombre de mains, d'établir des méthodes pratiques qui permettent d'éviter de grossières erreurs. Bien entendu, les chefs-d'oeuvre, ou plutôt ceux qui ont assez de génie pour en produire, se préoccupent médiocrement de ces règles. Mais c'est précisément en s'appuyant sur ces oeuvres des maîtres que l'on formule des règles pour le commun des artistes. Dans l'album de Villard de Honnecourt, qui date du milieu du XIIIe siècle, on voit apparaître l'emploi de ces procédés mécaniques propres à faciliter la composition et le dessin des figures, et même des ornements. Il y a toute raison de croire que ces méthodes, fort anciennes d'ailleurs, puisqu'on en trouve l'application dans les arts du dessin de l'Égypte, ne furent jamais perdues, et avaient été transmises en Occident par l'école d'Alexandrie, par les peintres grecs de Byzance. Leur apparition dans le recueil de croquis de Villard de Honnecourt n'en est pas moins un fait d'un grand intérêt, parce qu'elle semble indiquer une application libre de formules qui, jusqu'au commencement du XIIIe siècle, avaient un caractère hiératique.
Nous avons dit comme les imagiers du moyen âge avaient su observer et rendre le geste dans les compositions des figures. Si grossière parfois que soit l'oeuvre, le geste n'est jamais faux. Or, les croquis de Villard nous donnent la clef des formules adoptées pour arriver à ce résultat. La géométrie, d'après ces croquis, est le générateur des mouvements du corps humain, des animaux; elle sert à établir certaines proportions relatives des figures; lui-même le dit et fournit quelques exemples pris en courant 130. Du temps de Villard, donc, les imagiers possédaient ces méthodes pratiques qui, si elles ne peuvent inspirer l'artiste de génie, empêchent le praticien de tomber dans des fautes grossières. Un de ces dessins à la plume, que nous reproduisons ici (fig. 73), indique ces procédés pratiques.
En comparant ce mode de tracé avec des figures de vignettes de manuscrits, avec des dessins sur vitraux, et même avec des statues et des bas-reliefs, nous sommes amenés à reconnaître l'emploi général, pendant les XIIIe et XIVe siècles, de ces moyens géométriques propres à donner aux figures, non-seulement leurs proportions, mais la justesse de leur mouvement et de leur geste, sans sortir de la donnée monumentale qui fait que ces figures s'accordent si bien avec la fermeté des lignes architectoniques; et, fait intéressant, les résultats obtenus par ces procédés rappellent les dessins des vases grecs les plus anciens. Une sorte de canon, reproduit grossièrement par Villard, semble admis 131. Le rectifiant, comme proportions, à l'aide des meilleures statues, et notamment celles placées à l'intérieur de la façade occidentale de la cathédrale de Reims, nous obtenons la figure 74.
La ligne AB, hauteur totale de la figure humaine, est divisée en sept parties. La partie supérieure est occupée par la tête et le cou dégagé des épaules. Soit CD l'axe de la figure, la ligne ab est égale aux 2/9 de la hauteur AB. Le point E étant le milieu de la ligne CD, on fait passer deux lignes af, be, par ce point E; du point g deux autres lignes ge, gf, sont tirées. La ligne b donne la longueur de l'humérus; le haut de la rotule est sur la ligne ik. La longueur du pied est égale aux 5/9 d'une partie. Les masses du canon ainsi établies, voici comment procèdent les imagiers pour donner des mouvements à leurs figures, lorsque ces mouvements ne se présentent pas absolument de profil.
Premier exemple (75): il s'agit de faire porter la figure sur une jambe. La ligne be (du canon, fig. 74) est verticale, dès lors l'axe de la figure géométrique est incliné de o en p (fig. 75). Le mouvement des épaules, du torse, suit cette inflexion. L'axe de la tête et le talon de la jambe droite se trouvent sur la verticale. Une figure doit-elle monter (second exemple), l'axe de la figure est vertical, et le talon de la jambe droite relevée se trouve sur la ligne inclinée st, tandis que la ligne du cou est sur la ligne lm; dans ce mouvement, le torse conserve la verticale. L'exemple troisième fait voir, toujours en conservant le même tracé géométrique, comment une figure peut être soumise à un mouvement violent. Le personnage est tombé: il se soutient sur un genou et sur un bras, de l'autre bras il pare un coup qui lui est porté; la tête est ramenée sur la verticale. D'ailleurs la figure géométrique engendre ce mouvement, comme les deux premiers.
Voulons-nous précipiter davantage ce dernier mouvement, nous obtenons la figure 76. Maintenant la cuisse gauche sur la ligne af, force nous est, pour trouver la longueur de la jambe gauche (le sol étant horizontal), de ramener le talon en c, ce qui est parfaitement dans le mouvement. Dans ce dernier exemple, la ligne ef est horizontale. Il est clair qu'en adoptant ces méthodes pratiques, tous les membres des figures devaient se développer en géométral, sans raccourcis. Mais c'est que dans la sculpture monumentale, dans les reliefs destinés à être placés loin de l'oeil, la vivacité du geste, sa netteté, ne peuvent être obtenues qu'à la condition d'adopter le géométral. Il en est ainsi dans la grande peinture, dans les vitraux. Les Grecs, au commencement de leur plus belle époque, procèdent de la même manière, et les personnages des métopes du Parthénon, des frises du temple de Thésée, sont tracés d'après ce principe.
Examinons les dessins qui décorent les vases grecs, et nous verrons que les artistes de l'antiquité employaient certainement des méthodes analogues à celles que nous présentons ici. Villard de Honnecourt trace des figures avec des mouvements entièrement de profil qui sont obtenus par des procédés géométriques: entre autres, un batteur en grange, dont l'attitude est d'une exactitude parfaite; un chevalier chargeant, d'un mouvement très-juste; des lutteurs, une femme ayant un genou en terre, etc. Nous le répétons, ces méthodes ne pouvaient qu'empêcher des écarts; elles n'étaient point une entrave pour le génie, qui savait bien, ou s'en affranchir, ou en trouver de nouvelles. C'était un moyen de conserver le style monumental dans la composition des sculptures, d'obtenir la clarté dans l'exécution, deux qualités passablement négligées depuis le XVIe siècle.
Les statuaires du moyen âge exécutaient-ils les figures innombrables qui garnissent leurs monuments, sur modèles? Nous ne le pensons pas. D'abord ils n'en avaient certainement pas le temps, puis l'entrain de l'exécution et certaines irrégularités que l'on observe dans cette statuaire excluent la présence du modèle en terre. Peut-être faisaient-ils des maquettes à une petite échelle? Mais nous serions portés à croire qu'ils traçaient les lignes générales de leurs statues sur des panneaux, l'un pour l'aspect de face, l'autre pour l'aspect de profil, et qu'à l'aide de ces deux sections, ils dégrossissaient la pierre en cherchant les détails sur la nature même. On voit dans beaucoup de statues du XIIIe siècle, à côté d'une partie de figure traitée avec amour, un morceau très-négligé; cela n'arrive point quand des artistes exécutent sur des modèles: alors le travail est égal, uniforme et souvent amolli par la traduction en pierre d'un modèle fait avec de la terre ou de la cire.
Les monuments nous prouvent que les sculpteurs égyptiens, lorsqu'ils faisaient des bas-reliefs modelés en creux, commençaient par dessiner simplement leurs figures sur le parement, qu'ils en creusaient la silhouette et qu'ils cherchaient le modelé en pleine pierre; et cependant ce modelé arrive à des délicatesses merveilleuses. Bien que nous sachions que les artistes grecs, surtout après Phidias, faisaient des modèles en cire ou en matières molles, il n'est pas prouvé que les sculpteurs antérieurs à Phidias procédassent ainsi lorsqu'ils avaient à faire des statues de bois, de pierre ou de marbre; le géométral, toujours observé dans la statuaire éginétique, ferait supposer au contraire que ces artistes primitifs se contentaient du dessin pour procéder à l'exécution définitive.
Déjà, vers la fin du XIIIe siècle, on commence à sentir en France l'influence souveraine de cette divinité qu'on appelle la Mode, divinité aussi cruelle pour la veille qu'elle est indulgente pour le moment présent. C'est alors qu'on voit tous les artistes, au même moment, adopter dans la statuaire, non-seulement les vêtements du jour, mais certains caractères physiques qui sont regardés comme se rapprochant de la perfection. On ne saurait se dissimuler que l'empire de la mode est tel, qu'il influe jusqu'à un certain point sur le physique. Les traits, le port, jusqu'aux formes du corps, s'arrangent pour sortir d'un moule commun, admis comme étant la suprême élégance. Cela n'est pas né d'hier; les Grecs eux-mêmes sacrifièrent à cette déesse changeante.
Les statuaires du moyen âge s'interdisaient habituellement la reproduction du nu. Leurs figures étaient drapées, sauf de rares exceptions; or, l'allure d'une figure nue et d'une figure vêtue n'est pas la même, et nous ne voyons que trop, depuis le commencement du siècle, à quels résultats fâcheux nos sculpteurs sont arrivés en concevant une figure vêtue comme une figure nue, ou plutôt en cherchant à habiller un Apollon ou un Antinoüs antique: rien n'est plus gauche. Il y a, dans le port d'un personnage nu et habitué à se mouvoir sans vêtements, une grâce étrangère à celle qui convient au personnage vêtu. Les anciens savaient cela, aussi ont-ils donné à leurs figures habillées d'autres mouvements, d'autres gestes que ceux dont ils savaient si bien doter leurs figures nues. Faute d'observer ces lois, on nous donne souvent des statues qui ont l'air de portefaix habillés en généraux, ou tout au moins qui paraissent fort gênées dans leurs vêtements d'emprunt; et ce n'est pas l'éternel manteau dont on drape le maréchal de France comme le savant ou le poëte qui peut dissimuler ce défaut de convenances.
Nos sculpteurs du moyen âge prennent donc résolûment leur parti de faire
des figures vêtues; ils leur donnent les mouvements, les gestes
familiers aux gens habitués à porter tel ou tel habit. Aussi les
vêtements de leurs statues ont-ils l'air de tenir à leur corps et ne
paraissent point empruntés au costumier. Les nombreuses statues des
tombeaux déposés à Saint-Denis, des XIIIe et XIVe siècles, parmi
lesquelles nous citerons celles de Louis et de Philippe, fils et frère
de saint Louis, celles de Philippe le Hardi, d'un comte d'Évreux, de
Charles V et de Jeanne de Bourbon, provenant du portail des Célestins;
les statues du tympan intérieur de la façade occidentale de la
cathédrale de Reims, celles du portail des Libraires à la cathédrale de
Rouen, bien que déjà empreintes de la manière affectée qui fait
regretter le grand style du XIIIe siècle, sont des oeuvres supérieures
comme caractère, comme beauté d'ajustement et comme exécution. Dans la
statuaire du tour du choeur de la cathédrale de Paris, on trouve
également quantité de très-bonnes figures, petite nature, qui datent du
commencement du XIVe siècle. Les calamités qui affligèrent le royaume de
France pendant tout le milieu de ce siècle ne permirent guère de
s'occuper d'art et cependant les écoles ne laissaient point perdre leur
enseignement, puisque nous les voyons reprendre un nouvel éclat vers la
fin du règne de Charles V. Ce prince, réellement amateur des arts, les
encourageant par le choix plutôt que par la quantité, fit élever d'assez
importantes constructions dont la sculpture,--autant qu'on en peut juger
par ce qui nous reste,--est fort bonne. Ce fut sous le règne de ce
prince que l'on éleva, au côté nord de la tour septentrionale du portail
de la cathédrale d'Amiens, un gros contre-fort très-orné et très-pesant,
destiné à arrêter les mouvements d'oscillation qui se produisaient dans
cette tour lorsqu'on sonnait les grosses cloches. Sur les parois de ce
contre-fort sont posées sept statues colossales religieuses et
historiques, d'un beau travail. Ces statues représentent: la sainte
Vierge, saint Jean-Baptiste, Charles V; le Dauphin, depuis Charles VI;
Louis d'Orléans; le cardinal de la Grange, évêque d'Amiens, surintendant
des finances, et Bureau de la Rivière, chambellan du roi
132. En
examinant ces statues de la fin du XIVe siècle, comme toutes celles de
cette époque, il est facile de voir que l'artiste tenait avant tout
(puisqu'il habillait ses figures) à ce que le vêtement fût bien porté.
Or, pour bien porter un vêtement long, par exemple, il est nécessaire de
donner au corps certaines inflexions qui seraient ridicules chez un
personnage se promenant tout nu. Il faut marcher des hanches, tenir les
jambes ouvertes et faire en sorte, par les mouvements du torse, que la
draperie colle sur certaines parties, flotte sur d'autres. Faire, pour
une statue vêtue, un bon mannequin en raison du vêtement, n'est point
chose aisée. Nos statuaires du XIVe siècle avaient du moins ce mérite.
Ainsi la statue du cardinal de la Grange, que nous citions tout à
l'heure, est parfaitement entendue comme mouvement du nu pour faire
valoir le vêtement. Cependant ce mouvement serait choquant pour un
personnage nu. Nous en donnons (fig. 77) le tracé. La jambe droite porte
plutôt que la jambe gauche; celle-ci cependant étaye le torse, qui se
porte en arrière pour faire saillir la hanche droite. L'épaule gauche
s'affaisse, contrairement aux règles de la pondération, pour un
personnage qui n'aurait pas à se préoccuper du port d'un vêtement.
Voici (fig. 78) une copie de cette statue du cardinal de la Grange, qui fait assez voir que le mouvement indiqué ci-dessus est donné en vue d'obtenir ce beau jet de draperies du côté droit. Le personnage, suivant la mode du temps, s'étaye sur sa jambe gauche en écartant cette jambe, ramenant un peu le genou en dedans et en ne s'appuyant que sur la partie interne du talon. Le geste, l'agencement et le style des draperies, le caractère de la tête, sont d'un artiste distingué. La statue de Bureau de la Rivière est, outre l'intérêt qu'elle présente, une oeuvre de statuaire non moins remarquable. Ces statues ont deux mètres et demi de hauteur.
Charles V laissait dans sa famille un goût éclairé pour les arts, et, à dater de ce règne, nous voyons les princes du sang royal se mettre à la tête d'un nouveau mouvement d'art dont ni les historiens ni les archéologues de notre temps ne semblent pas avoir tenu assez compte. En effet, le second fils de Charles V, Louis d'Orléans, assassiné dans la nuit du 23 au 24 novembre 1407, par le duc de Bourgogne, était un prince aimant les arts avec la passion d'un connaisseur émérite. Pendant la démence de son frère Charles VI, jusqu'au jour de sa mort, c'est-à-dire de 1392 à 1407, il gouvernait à peu près seul, avec la reine Isabeau de Bavière, les affaires du royaume. Ce fut pendant cette période que Louis d'Orléans acheta Coucy, et y fit faire d'immenses travaux, qu'il bâtit Pierrefonds, la Ferté-Milon, Vées; qu'il répara les châteaux de Béthisy, de Mont-Épilloy, de Crespy, toutes forteresses importantes destinées à faire du Valois un territoire inattaquable. Il est à croire que les finances du royaume entrèrent pour une large part dans ces acquisitions et ces travaux; mais ce qui nous importe seulement ici, c'est le goût particulier qui présida à toutes ces grandes constructions. Au point de vue de l'architecture, elles sont largement conçues et traitées, ne participant en aucune manière de la maigreur et de la recherche que l'on peut reprocher au style de cette époque. D'ailleurs toutes empreintes du même style, elles semblent élevées sous la direction d'un seul maître des oeuvres. Les profils sont d'une beauté exceptionnelle pour le temps, et la sculpture d'une largeur, d'une distinction qui ont lieu de surprendre au milieu des mièvreries de la fin du XIVe siècle. La statuaire qui reste encore à Pierrefonds, au château de la Ferté-Milon, a toute l'ampleur de notre meilleure renaissance, et si les habits des personnages n'appartenaient pas à 1400, on pourrait croire que cette statuaire date du règne de François Ier. Encore en trouve-t-on fort peu, à cette époque, qui ait cette largeur de style et ce faire monumental. Des fragments de la statuaire du château de Pierrefonds, le Charlemagne, le roi Artus 133, l'archange saint Michel de la tour de l'est, la Vierge du grand bas-relief de la façade, sont des oeuvres de maîtres consommés dans la pratique de leur art, et tout remplis d'un beau sentiment. Jamais peut-être on n'a si bien vêtu la statuaire en faisant sentir le nu sans affectation, et en donnant aux vêtements leur aspect réel, aisé, sans recherche dans l'imitation des détails. Des statues tombales du commencement du XVe siècle sont d'une largeur de style dont la renaissance s'éloigne trop souvent. Il nous suffit de citer la statue d'Isabeau de Bavière, à Saint-Denis; celle d'un évêque, d'albâtre gris, du musée de Toulouse; celles des princes de la maison de Bourbon, dans l'église abbatiale de Souvigny; de nombreux fragments déposés aux musées de Dijon, de Rouen, d'Orléans, de Bourges.
Il est clair que cet art français de 1390 à 1410 était loin de la maigreur, de la pauvreté que lui reprochent ceux qui vont chercher des exemples de la dernière statuaire gothique en Belgique ou sur les bords du Rhin. L'ornementation de Pierrefonds est en l'apport avec cette bonne statuaire; elle est ample, monumentale, admirablement composée et d'une exécution sobre et excellente. Les statues des pieuses qui décorent les tours existantes du château de la Ferté-Milon présentent les mêmes qualités. C'est un art complet, qui n'est plus l'art du XIIIe siècle, qui n'est plus la décadence de cet art, tombant dans la recherche, mais qui possède son caractère propre. C'est une véritable renaissance, mais une renaissance française, sans influence italienne. Les Valois, ces princes d'Orléans, Louis, Charles, et enfin celui qui devint Louis XII, avaient pris évidemment la tête des arts en France, s'en étaient faits les protecteurs éclairés, et, sous leur patronage, s'élevaient des édifices qui devançaient, suivant une direction plus vraie, le mouvement du XVIe siècle. Témoin l'ancien hôtel de ville d'Orléans, aujourd'hui le musée, bâti en 1442, et auquel on assignerait une date beaucoup plus récente 134. Cet édifice, dont la façade est due au maître Viart, présente une ornementation charmante, originale, qui n'a plus rien de l'ornementation gothique, mais qui est mieux entendue et surtout d'une composition plus large que celle admise sous François Ier, alors que les arts d'Italie avaient exercé une influence sur nos artistes. Pour en revenir au château de Pierrefonds, qui nous paraît être le point de départ d'une réforme malheureusement interrompue par les guerres et plus tard par l'introduction de l'élément italien, son ornementation prend un caractère particulier. On ne trouve plus là de ces sculptures d'une échelle qui ne tient pas compte de l'architecture. Au contraire, l'échelle de cette ornementation est en rapport parfait avec la destination et la place, claire, facile à saisir, et s'inspirant de la flore sans se soumettre à une imitation absolue. Les beaux rinceaux de feuillages, par exemple, qui entourent les grandes niches des preux, posées à 25 mètres du sol, et qui sont destinées à être vues de fort loin, ont toute l'ampleur que comporte la place. Leur modelé accentué produit un effet très-riche, sans confusion, défaut si commun dans l'ornementation du XVIe siècle. Il y avait donc, dès le commencement du XVe siècle, à côté de la vieille école gothique qui se mourait, un noyau d'artistes préparant une renaissance dans toutes les branches de l'architecture. Malgré les malheurs des temps, cette école se maintenait, et la pratique de l'art, loin de s'abaisser, atteignait au milieu du XVe siècle un haut degré de perfection. L'ornementation des parties de la sainte Chapelle qui datent de Charles VII, ainsi que celle des édifices du temps de Louis XI, est parfois large et bien composée, préférable sous ce rapport à la sculpture de la fin du XIVe siècle, qui pèche par la maigreur et le défaut d'échelle; toujours cette ornementation est exécutée avec une habileté surprenante. À voir les choses sans prévention, c'est bien plutôt cette école française du XVe siècle qui forme nos artistes de la renaissance que les relations avec l'Italie, comme nous l'expliquons ailleurs 135.
Les écoles laïques qui, dès la fin du XIIe siècle, s'emparèrent de la culture des arts, étaient parties d'un bon principe: solidarité entre les oeuvres concourant à un ensemble monumental, et étude réfléchie de la nature. Si ces écoles subirent à certains moments les influences de la mode, ces écarts ne les détournaient pas de cette étude constante. C'était dans leur propre fonds qu'elles puisaient, non dans l'imitation d'arts étrangers à leur essence. Elles ne se faisaient ni grecques, ni romaines, ni byzantines, ni allemandes; elles suivaient leur voie, elles vivaient dans leur temps, et leur temps les comprenait. C'était là une force, la force qui avait soutenu l'art grec. Si prévenu que l'on soit contre la sculpture du moyen âge, on ne saurait méconnaître son originalité; cette qualité suffit à lui donner un rang élevé dans l'histoire des arts. À vrai dire, tout art qui manque d'originalité, qui ne vit que d'emprunts, ces emprunts fussent-ils faits aux meilleures sources, ne peut espérer conserver une place dans le cours des siècles; il est bientôt effacé, et va remplir ces limbes où demeurent dans l'oubli toutes les oeuvres qui n'ont possédé qu'une vie factice.
Le moyen âge a très-fréquemment coloré la statuaire et l'ornementation sculptée. C'est encore un point de rapport entre ces arts et ceux de l'antiquité grecque. La statuaire du XIIe siècle est peinte d'une manière conventionnelle. On retrouve, sur les figures de la porte de l'église abbatiale de Vézelay dont nous avons entretenu nos lecteurs, un ton généralement blanc jaunâtre; tous les détails, les traits du visage, les plis des vêtements, leurs bordures, sont redessinés de traits noirs très-fins et très-adroitement tracés afin d'accuser la forme. Le même procédé est employé à Autun, à Moissac. Derrière les figures, les fonds sont peints en brun rouge ou en jaune d'ocre, parfois avec un semis léger d'ornements blancs. Cette méthode ne pouvait manquer de produire un grand effet. Rarement, dans la première moitié du XIIe siècle, trouve-t-on des statues colorées de divers tons. Quant aux ornements, ils étaient toujours peints de tons clairs, blancs, jaunes, rouges, vert pâle, sur des fonds sombres. C'est vers 1140 que la coloration s'empare de la statuaire, que cette statuaire soit placée à l'extérieur ou à l'intérieur. Les deux statues de Notre-Dame de Corbeil, dont nous avons parlé au commencement de cet article, étaient peintes de tons clairs, mais variés, les bijoux rehaussés d'or. Les statues du portail occidental de Chartres étaient peintes de la même manière. Quelquefois même des gaufrures de pâte de chaux étaient appliquées sur les vêtements, ainsi qu'on peut le constater encore au portail de la cathédrale d'Angers. Ces gaufrures étaient peintes et dorées, et figuraient des étoffes brochées ou des passementeries. Les nus de la statuaire, à cette époque, sont très-peu colorés, presque blancs et redessinés par des traits brun-rouge.
Il va sans dire que la statuaire des monuments funéraires était peinte avec soin, et c'est sur ces ouvrages d'art que l'on peut encore aujourd'hui examiner les moyens de coloration employés. Nous avons vu les statues des Plantagenets, à Fontevrault, entièrement couvertes de leur ancienne peinture avant le transport de ces figures au musée de Versailles.
Le XIIIe siècle ne fit que continuer cette tradition. La statuaire et l'ornementation des portails de Notre-Dame de Paris, des cathédrales de Senlis, d'Amiens, de Reims, des porches latéraux de Notre-Dame de Chartres, étaient peintes et dorées. Et de même que la sculpture, la coloration penchait vers le naturalisme. Toutefois cette peinture ne consistait pas seulement en des tons posés à plat sur les vêtements et les nus: l'art intervenait. Dans les plis enfoncés, dans les parties qui sont opposées à la lumière, ou qui pouvaient accrocher des reflets trop brillants, on reconnaît l'apposition de glacis obscurs. Des redessinés vigoureux en noir ou en brun donnent du relief au modelé, de la vie aux nus. Ainsi dans les fonds des plis de robes bleu clair, le peintre a posé un glacis roux; d'autres fois a-t-on fait valoir des tons jaune pur, dans la lumière, par des glacis froids obtenus par du noir. Des artistes qui ont fait les admirables vitraux des XIIe et XIIIe siècles, avaient une connaissance trop parfaite de l'harmonie des couleurs pour ne pas appliquer cette connaissance à la coloration de la sculpture. Et, à vrai dire, cela n'est point aussi facile qu'on le pourrait croire tout d'abord. Les tentatives en ce genre que l'on a faites de notre temps prouvent que la difficulté en pareil cas est grande, au contraire, quand on veut conserver à la sculpture sa gravité, son modelé, et que l'on prétend obtenir autre chose que des poupées habillées. L'harmonie des tons entre pour beaucoup dans cette peinture d'objets en relief, et cette harmonie n'est pas la même que celle adoptée pour les peintures à plat. Ainsi, par exemple, dans les peintures à plat, les artistes du moyen âge mettent rarement l'un à côté de l'autre deux tons de couleurs différentes, mais de même valeur; c'est une ressource dont ils n'usent qu'avec parcimonie. Dans la sculpture, au contraire, à dater du XIIIe siècle, ces artistes cherchent des tons de valeurs pareilles, se fiant d'ailleurs au modelé du relief pour empêcher qu'ils ne gênent le regard. En effet, les ombres naturelles neutralisent la dissonance qui résulte de la juxtaposition de deux tons d'égale valeur, et ces égales valeurs donnent aux reliefs une unité, une grandeur d'aspect, que des tons de valeurs très-dissemblables leur enlèveraient. Cette étude peut être faite sur quelques monuments colorés qui existent encore, comme par exemple le retable de la chapelle de Saint-Germer déposé au musée de Cluny, des tombeaux de l'abbaye de Saint-Denis, des parties des bas-reliefs de Notre-Dame d'Amiens (portail occidental), de Notre-Dame de Reims (porte nord, masquée). C'est surtout dans la grande sculpture extérieure que l'on peut constater ce système de coloration pendant la première moitié du XIIIe siècle. Une statue est-elle revêtue d'une robe et d'un manteau, le peintre, adoptant le bleu pour la robe et le pourpre pour le manteau, a préparé ses deux tons de manière qu'ils présentent à l'oeil une même valeur. Chaque couleur a une échelle chromatique de nuances; en supposant pour chaque couleur une échelle de cinq nuances, l'artiste, pour une même figure, adoptera, par exemple, les tons bleu et pourpre nº 3, mais bien rarement nº 2 et nº 3. Ainsi ces colorations laissent-elles à la sculpture sa grandeur. Plus tard, au contraire, vers la fin du XIIIe siècle, les peintres de la sculpture cherchent les oppositions. Ils poseront sur une même statue un ton rose et un ton bleu foncé, vert blanchâtre et pourpre sombre. Aussi la sculpture peinte, à dater de cette époque, perd-elle la gravité monumentale qu'elle avait conservée pendant la première moitié du XIIIe siècle. On ne tarda pas cependant à reconnaître les défauts de cette coloration heurtée, vive, brillante et trop réelle, car vers la fin du XIVe siècle, tout en conservant des tons de valeurs différentes sur une même statue, on couvrit si bien ces tons de détails d'ornements d'or, bruns, noirs, que ce réseau dissimulait les oppositions de couleurs et rendait de l'unité à l'ensemble de la figure. Les colorations de la statuaire ou de la sculpture d'ornement au XVe siècle sont plus rares à l'extérieur des édifices. Ces peintures sont réservées pour les tombeaux, les retables, les meubles et bas-reliefs intérieurs. Toutefois on trouve encore à cette époque des traces de colorations extérieures: ainsi les statues dont nous parlions tout à l'heure, qui ont été découvertes dans les ruines du château de Pierrefonds, et qui décoraient les façades, les tours, étaient peintes, mais de trois tons seulement: le jaune, le brun rouge et le blanc. Presque toute la sculpture de l'hôtel de Jacques-Coeur, à Bourges, était peinte; on distingue encore quelques traces des tons employés.
Pendant la renaissance encore reste-t-il quelques traces de ces traditions, malheureusement perdues définitivement depuis le XVIIe siècle.
Il faut reconnaître que la peinture appliquée à la sculpture lui donne une valeur singulière, mais à la condition que cette application soit faite avec intelligence et par des artistes qui ont acquis l'expérience des effets de la couleur sur des objets modelés, effets, comme nous le disions plus haut, qui ne sont point ceux produits sur des surfaces plates. Des tons très-sombres, par exemple, qui seraient lourds et feraient tache sur une peinture murale, prennent de l'éclat sur des reliefs. Un ton noir posé sur le vêtement d'une statue, par l'effet de la lumière, se détacherait en clair sur un fond de niche brun rouge. Cette sorte de peinture demande donc une étude spéciale, une suite d'observations sur la nature même, si l'on veut obtenir des résultats satisfaisants. Mais déclarer que la peinture appliquée sur la sculpture détruit l'effet de celle-ci, que c'est la conséquence d'une dépravation du goût, parce que quelques badigeonneurs ont posé du rouge ou du bleu au hasard sur des statues et que cela est ridicule, c'est juger la question un peu vite, d'autant que les Grecs ont de tout temps peint la sculpture comme ils peignaient l'architecture; ils ne sauraient cependant être considérés comme des barbares. Malgré des abus, l'art de la période du moyen âge vers son déclin manifestait encore une grande force vitale. La sculpture à cette époque n'est point tant à dédaigner qu'on veut bien le dire: elle possède un sentiment de l'effet, une expérience longuement acquise, qui lui donnent une grande importance; elle atteint d'ailleurs une parfaite sûreté d'exécution. De cette école sont sortis nos meilleurs artistes de la renaissance.
Pour conclure, il ne faut pas demander à l'art de la sculpture du moyen âge des modèles à imiter, pas plus qu'il n'en faudrait demander aux arts de la Grèce. Ce qu'il faut y chercher, ce sont les principes sur lesquels ces arts se sont appuyés, les vérités qu'ils ont su aborder, la manière de rendre les idées et les sentiments de leur temps. Faisons comme ils ont fait, non ce qu'ils ont fait. Il en est de cela comme de la poésie: celle-ci est toujours nouvelle et jeune, parce qu'elle réside dans le coeur de l'homme; mais tout attirail poétique vieillit, même celui de Virgile, même celui d'Homère.
Le lever du soleil est toujours un spectacle émouvant et neuf; et si nos premiers parents pouvaient dire que les cavaliers célestes, les Acwins, précédaient le char de Sâvitri à la main d'or; Homère, que l'Aurore aux doigts de rose ouvrait les portes de l'Orient; les trouvères, que le soleil sortait des flots ou de la plaine; ne devrions-nous pas dire: «Dans leur révolution, nos plaines, nos montagnes, de nouveau se présentent aux rayons du soleil.» En faisant tomber de leur sphère surnaturelle tous les mythes poétiques des Védas, de l'antique Hellade, n'avons-nous pas aperçu, derrière ces personnifications des forces de la nature, des horizons bien autrement étendus, et l'épopée scientifique de la formation de l'univers n'offre-t-elle pas à l'esprit de l'homme une large pâture, sans qu'il soit nécessaire de faire intervenir les Titans et le règne de Saturne? Soyons vrais: dans l'art, c'est à la vérité seule qu'il faut demander la vie, l'originalité, la source intarissable de toute beauté.
Note 65: (retour) Il ne faut pas prendre ici la peinture grecque telle, par exemple, que les moines du mont Athos l'ont faite depuis le XIIIe siècle et la font encore aujourd'hui. C'est là un art tout de recettes, figé; les peintures des manuscrits des VIIIe, IXe et Xe siècles ont un caractère plus libre et une tout autre valeur. Nous en dirons autant des peintures grecques recueillies par M. Paul Durand.
Note 67: (retour) Voyez dans les oeuvres de Dioscoride de la bibliothèque impériale de Vienne, manuscrit du VIe siècle, la miniature représentant Juliana Anicia; les manuscrits grecs, nos 139, 64, 70 de la bibliothèque impériale de Paris, Xe siècle; les manuscrits de la bibliothèque de Saint-Marc de Venise; celui conservé au Louvre. Beaucoup de vignettes de ces manuscrits se font remarquer par la grandeur et l'énergie des compositions, par la netteté du geste et par la physionomie tout individuelle de certains personnages. Dans son Histoire des arts au moyen âge, M. Labarte a reproduit fidèlement quelques-unes de ces vignettes. Dans le même ouvrage on peut voir des copies d'ivoire du Ve au XIe siècle byzantin, obtenues par la photographie, qui forment, par leur caractère hiératique, un contraste frappant avec ces peintures.
Note 77: (retour) Nous n'exagérons pas. Possédant des moulages de quelques-unes des têtes provenant de cette porte, il nous est arrivé de les montrer à des sculpteurs, dans notre cabinet. Frappés de la beauté des types et de l'exécution, ceux-ci nous demandaient d'où provenaient ces chefs-d'oeuvre. Si nous avions l'imprudence de leur avouer que cela était moulé sur une porte de Notre-Dame de Paris, immédiatement l'admiration tombait dans la glace. Mais si, mieux avisés, nous disions que ces moulages venaient de quelque monument d'Italie--or au commencement du XIIIe siècle la sculpture italienne était assez barbare--c'était une recrudescence d'enthousiasme. Le dogmatisme académique, non seulement ne permet pas d'admirer ces oeuvres françaises, mais il considère comme une assez méchante action de les regarder. Tout au moins ce serait une bien mauvaise note.
Note 79: (retour) Les planches jointes à cet article ont toutes été dessinées soit sur des estampages, à la chambre claire, soit d'après des photographies, soit sur les originaux, de même à l'aide de la chambre claire. Nous faisons cette observation, parce que, de bonne foi d'ailleurs, quelques personnes ont prétendu que nous donnions à la statuaire du moyen âge un caractère de beauté qu'elle ne possède pas. Nous ne saurions accepter cette critique flatteuse. Mais serait-elle vraie qu'elle prouverait que l'étude de cette sculpture peut conduire ceux qui s'y livrent à faire mieux tout en conservant son style et son caractère; donc cette étude ne serait pas une mauvaise chose.
Note 80: (retour) Sur un édifice récent, qu'il est inutile de citer, nous avons compté vingt-deux têtes de la Vénus de Milo, autant que de statues. Sur l'observation que nous faisions à un sculpteur de cet abus d'un chef-d'oeuvre, il nous fut répondu: «Ces statues étaient si mal payées!» Soit, mais alors qu'on ne vienne pas mettre en avant les intérêts de l'art.
Note 81: (retour) Il y a déjà plus de dix ans, notre belle statuaire des XIIe et XIIIe siècles a été moulée pour être envoyée en Angleterre, et former des musées comparatifs du plus grand intérêt, à tous les points de vue. À la même époque nous avons offert d'envoyer, sans frais de moulages, des épreuves de ces modèles pour en former à Paris un musée de statuaire comparée. Il n'a pas été répondu à cette offre.
Note 82: (retour) Nous ne nous servons pas du mot naïf qui nous semble appliqué fort mal à propos lorsqu'il s'agit des arts dits primitifs. Sculpter un lion comme les Égyptiens, en supprimant quantité de détails, mais en rendant d'autant mieux l'allure imposante de cet animal, cela n'est point de la naïveté; tout au contraire, c'est le résultat d'un art très-réfléchi et très-sûr de ce qu'il fait...
Note 87: (retour) Ce fait de vandalisme toléré par la police des villes n'empêche pas ces mêmes villes de posséder des Sociétés archéologiques qui lisent force mémoires, qui prêchent volontiers contre les restaurations qu'elles ne dirigent point à leur gré. Ne feraient-elles pas bien aussi d'obtenir de leurs édiles une police un peu plus attentive à l'endroit de ces mutilations perpétuelles de monuments uniques et de grande valeur? Des deux siècles, au point de vue de l'art, quel est le barbare? Est-ce celui qui a su inspirer ces sculptures et qui possédait, dans de petites capitales de province, des artistes capables de les exécuter, ou celui qui laisse détruire ces ouvrages par quelques polissons désoeuvrés?
Note 96: (retour) Il faut dire que l'école de statuaire du Poitou est supérieure à celle de la Saintonge, mais ces deux écoles ne diffèrent entre elles que par la qualité de l'exécution, les artistes poitevins étant très-supérieurs aux artistes saintongeois. Quant au style, il est le même dans ces deux provinces.
Note 107: (retour) Il faut observer ici comment les sculptures étaient faites en chantier dès cette époque, c'est-à-dire avant la pose. Notre figure donne deux assises de l'ornement montant. On voit parfaitement que le raccord entre les deux portions d'ornement, au lit de la pierre, ne se fait pas exactement, ce qui n'est possible qu'à la condition de ravaler et de sculpter sur le tas.
Note 114: (retour) Ce n'est pas la première fois que nous signalons l'activité des constructeurs du moyen âge. La nef et une grande partie de la façade de Notre-Dame de Paris furent élevées en dix ans au plus; la nef de la cathédrale d'Amiens et le pignon de la façade, d'où proviennent les fragments ci-dessus, étaient achevés en six ou sept ans. Le château de Coucy, si important, fut construit en peu d'années. De ce qu'un grand nombre de ces constructions ont été interrompues pendant des demi-siècles, faute de ressources, ou par suite de malheurs publics, puis reprises, puis interrompues, puis continuées, on en conclut qu'elles s'élevaient très-lentement. C'est une erreur: toutes fois que l'on construisait, pendant le moyen âge, on construisait très-vite.
Note 125: (retour) Il en est de cette singulière prétention comme de beaucoup d'autres du même temps. On répète partout, par exemple, que la brouette a été inventée sous Louis XIV; or, il est vingt manuscrits du XIIIe et du XIVe siècle dont les vignettes présentent des brouettes beaucoup moins grossières que celles de XVIIe siècle. Le haquet est, dit-on encore, inventé par Pascal; l'invention ne lui ferait pas grand honneur, mais elle ne lui appartient pas. On voit des haquets figurés dès le XIVe siècle.
Note 130: (retour) «Ci commence li force des trais de portraiture si con li ars de iométrie les ensaigne por legierement ovrer...» Ici commence la méthode du tracé pour dessiner la figure ainsi que l'enseigne l'art de la géométrie pour facilement travailler. (Voyez l'Album de Villard de Honnecourt, publié en fac-simile, par J. B. Lassus et Darcel, pl. 34, 35, 36 et 37.)
SÉPULCRE (SAINT-), s. m. Depuis Constantin le Grand, le Saint-Sépulcre de Jérusalem est peut-être le monument dont la célébrité a été la plus durable et la plus manifeste. Cependant l'édifice bâti par l'empereur de 326 à 335 ne ressemblait guère à celui que l'on voit aujourd'hui, ni même au temple que visitèrent les premiers pèlerins occidentaux. Du monument de Constantin il ne reste guère que les murs inférieurs de l'abside, au centre de laquelle la grotte où fut enseveli le Sauveur avait été réservée et dégagée de la colline rocheuse. Ce premier temple comprenait, outre un vaste hémicycle garni d'un portique intérieur, une basilique avec narthex et vestibule ou propylées. Ces constructions furent entièrement bouleversées en 614 par Chosroès II, roi des Perses; elles renfermaient ce qu'on appelle les lieux saints. Peu après, Modeste, supérieur du couvent de Théodose, entreprit, avec l'aide du patriarche d'Alexandrie, Jean l'Aumônier, de réparer le dommage; mais ce religieux ne put que recouvrir partiellement chacun des locaux sacrés par des édifices séparés. Alors l'abside ou l'hémicycle de Constantin fut complété, et devint une sorte de rotonde 136. Des travaux importants furent encore entrepris pendant le XIe siècle et achevés en 1048 par des architectes grecs. Les premiers croisés ajoutèrent à ces constructions, vers 1130, une nef composée de deux travées et une abside en regard de l'ancien hémicycle de Constantin. Un narthex compléta cette restauration, et sous le parvis qui précède ce narthex, on répara en partie la chapelle bâtie au VIIe siècle, qui recouvre la citerne où fut trouvé, par sainte Hélène, le bois de la croix; citerne autrefois comprise dans l'enceinte du monument constantinien.
M. le professeur R. Willis de Cambridge, dans un savant ouvrage sur les constructions successives du Saint-Sépulcre, rend un compte très-clair et très-détaillé des modifications et adjonctions qui ont produit l'église actuelle 137. Après cette oeuvre du consciencieux archéologue, après la notice de M. le comte de Vogüé, il n'est plus possible de prendre les constructions du transsept, bâti par les croisés, pour celles qu'ordonna Marie, mère de Hakem, et qui furent achevées en 1048. Pour admettre cette hypothèse, il faudrait supprimer d'un seul coup toutes les constructions frankes du XIIe siècle, les considérer comme non avenues. Or, outre les textes 138, les inscriptions, le caractère roman occidental du transsept et de toute la partie antérieure de l'église, indiquent d'une manière incontestable que l'église du Saint-Sépulcre, depuis le transsept jusqu'à l'abside antérieure, fut élevée par les croisés.
Cette dernière construction rappelle d'une manière frappante l'architecture et jusqu'aux détails du narthex de l'église de Vézelay, bâti en même temps. Même système de piliers, de voûtes sans arcs ogives. Quant à la rotonde, partie la plus importante des constructions achevées en 1048, soit sur les soubassements de l'abside de Constantin, soit en dehors de cette abside, elle était couverte par une charpente de cèdre, qui formait un cône tronqué, laissant passer l'air et la lumière par le sommet. Cette couverture, décrite par Arculphe, par Guillaume de Tyr, gravée dans l'ouvrage du R. P. Bernardino Amico 139, restaurée par MM. Willis et de Vogüé, présentait une disposition peu ordinaire 140. Le sire de Caumont, dans son Voyaige d'oultre-mer 141, en 1418, s'exprime ainsi à propos de l'église du Saint-Sépulcre: «Elle est, dit-il, bien grande et belle, et est fette d'une guize moult estrange; et il y a ung beau clouchier et hault de pierre, mis il n'y a nulle campane, car les Sarrazins ne le veullent...» Ce clocher faisait partie des constructions dues aux croisés; ses étages inférieurs existent encore.
L'abside de la basilique de Constantin ayant été orientée vers l'ouest, la rotonde du Saint-Sépulcre se trouvait ainsi, par rapport à l'église des croisés, située du côté opposé à l'autel. Les croisés élevèrent donc une abside en regard, à l'est, ce qui ne les empêcha pas de conserver de ce côté une entrée et un vestibule, conformément à la tradition antique; du côté du midi, sur le transsept, ils ouvrirent en outre deux belles portes. Toutes ces constructions existent encore. Les dispositions antérieures aux adjonctions faites par les croisés eurent une influence sur un certain nombre de monuments religieux en Occident. Mais, pour faire comprendre la nature de cette influence, il est nécessaire de présenter un plan de l'église du Saint-Sépulcre tel qu'il existait au moment de l'arrivée des croisés. Nous empruntons ce plan aux ouvrages de MM. Willis et de Vogüé.
On voit, en examinant ce plan (fig. 1), de A en B, les traces de l'abside constantinienne, seuls restes de cette construction primitive. Il faut savoir que ce mur absidal est pris aux dépens du rocher, le terrain ayant été déblayé pour faire ressortir le bloc de pierre renfermant le tombeau de Jésus-Christ, en E. Après la destruction de la basilique de Constantin, sous Chosroès II, Modeste s'était contenté de circonscrire l'édifice, en fermant toute la partie antérieure de G en H, de manière à composer une rotonde. Les chapelles I, K, L, M, furent ajoutées plus tard. Sur le Golgotha, en O, avait été élevée une nouvelle chapelle, puis en P une petite basilique à côté de la piscine S, où le bois de la croix avait été trouvé. La partie R était un des restes de la basilique de Constantin. Enfin, ces constructions, dévastées de nouveau par Hakem, furent restaurées en 1048. Les croisés réunirent tous ces bâtiments détachés, et les englobèrent, pour ainsi dire, dans l'église qu'ils élevèrent vers 1130.
La rotonde du Saint-Sépulcre, dont nous venons de tracer le plan, donnait, en coupe longitudinale, la figure 2. Un cône tronqué en charpente, ainsi que nous l'avons dit plus haut, avec ciel ouvert, et un collatéral voûté à deux étages, composaient cet édifice.
Par rapport au sol de la colline, le rez-de-chaussée forme réellement une sorte de crypte au milieu de laquelle on a réservé la portion du rocher contenant le tombeau de Jésus-Christ, en dérasant le sol autour et en laissant ce bloc de pierre comme on laisse un témoin dans une fouille. Ainsi les pèlerins pouvaient-ils circuler autour de la grotte vénérée dans le collatéral de la vaste rotonde. Ce parti architectonique inspira nos artistes occidentaux; car dès les premières années du XIe siècle, l'abbé Guillaume fit en grande partie reconstruire l'église de Saint-Bénigne de Dijon, et devant le tombeau du saint il éleva une vaste rotonde dont nous avons donné le plan à l'article CRYPTE (fig. 5). À Saint-Bénigne de Dijon, le sépulcre du saint, le martyrium, n'est point placé au centre de la rotonde, mais dans une crypte y attenant. La rotonde était uniquement réservée aux pèlerins; peut-être au centre y avait-il une tribune d'où l'on pouvait prêcher, ou un édicule rappelant le Saint-Sépulcre. Il n'en est pas moins évident que le plan de cet édifice ne fut qu'une imitation de celui du Saint-Sépulcre de Jérusalem. Afin de pouvoir réunir un grand nombre de pèlerins sur ce point, l'abbé Guillaume fit élever deux étages de galeries au-dessus de l'étage inférieur planté à 2 mètres environ au-dessous de l'ancien sol extérieur 142. La rotonde, au premier étage, se joignait de plain-pied au sanctuaire de l'église abbatiale, et formait derrière elle, à l'orient, une immense chapelle absidale, terminée elle-même par une chapelle barlongue dépendant des constructions du VIe siècle, et flanquée de deux tours cylindriques massives qui contenaient les escaliers montant aux galeries supérieures.
Une coupe de ce monument (fig. 3) en fera comprendre les dispositions curieuses. Le double bas côté inférieur était exactement répété au premier étage; mais au second étage le rang intérieur de colonnes subsistait seul, et une voûte en demi-berceau annulaire couvrait ce second étage. Une calotte percée d'un oeil fermait le cylindre central. Cette calotte était-elle de l'époque de la construction primitive, ou fut-elle ajoutée après l'incendie de 1137? Le cylindre central était-il couvert, comme le Saint-Sépulcre, par un cône tronqué? Cette dernière hypothèse paraît probable, vu la légèreté des constructions centrales. Quant aux voûtes latérales en berceau annulaire, elles étaient certainement de l'époque primitive, car elles maintenaient seules le quillage central, qui, sans cette ceinture de pressions, n'eût pu rester debout 143. Si l'ensemble de cet édifice est beau, les détails en sont exécutés de la manière la plus barbare. En A, est l'abside de l'église rebâtie par l'abbé Guillaume en même temps que la rotonde, et en B est le martyrium, le tombeau de saint Bénigne, auquel on arrivait par un escalier descendant du choeur de l'église placé au niveau C. Les colonnades de la rotonde, vues à travers les arcades de l'abside, devaient produire un effet peu ordinaire, et, malgré la grossièreté de l'exécution, cet ensemble est une des belles conceptions du moyen âge. Pour rendre intelligible cet effet du premier étage de la rotonde, vu à travers la colonnade formant l'abside, nous traçons, figure 4, le plan de ce premier étage.
Comme dans l'étage inférieur, les deux absidioles C, C, étaient les noyaux conservés des constructions de l'église primitive, datant du VIe siècle, et dont l'abside principale se développait en DD 144. L'abbé Guillaume avait donc démoli ce rond-point de l'axe, cette tribune de la basilique du VIe siècle, pour y substituer la rotonde, en raison de l'affluence des pèlerins. Le martyrium, le lieu où reposait le corps de saint Bénigne, n'avait pas pour cela changé de place; il était au-dessous du point G, et alors au centre de l'abside nouvelle, tandis que dans l'église du VIe siècle il se trouvait disposé dans une confession en avant de l'autel. On remarquera, en E, deux autres absidioles avec autels placés sous les vocables de saint Jean l'évangéliste et de saint Matthieu 145. Au fond de la rotonde, une chapelle dépendant du monastère du VIe siècle avait été conservée par l'abbé Guillaume; elle était dédiée à Notre-Dame. Surélevée pour coïncider avec les niveaux des galeries de la rotonde, elle formait des salles annexes à chaque étage de ces galeries.
La destruction de ce monument, si intéressant comme plan et dispositions architectoniques, est fort regrettable. Nous devons encore nous trouver heureux d'en avoir conservé l'étage, inférieur, et d'en pouvoir ainsi constater la date précise, le système de structure, et d'en tracer le plan. Son aspect extérieur, conservé par la gravure dans l'ouvrage de D. Planchet, ne manquait ni de grandeur, ni d'originalité.
Il y avait là (fig. 5), des réminiscences de monuments antiques, et bien certainement du Saint-Sépulcre de Jérusalem. Les deux énormes cylindres contenant les escaliers montant aux galeries supérieures, allégés extérieurement par des niches, étaient évidemment un souvenir de quelque construction romaine. Du temps de D. Planchet, c'est-à-dire en 1739, cet édifice des premières années du XIe siècle était encore intact; seuls les couronnements des deux tours d'escaliers avaient été refaits au XIIe siècle, puis réparés à une époque plus récente. Dans notre figure, ces couronnements sont restaurés.
L'analogie entre cet édifice et le Saint-Sépulcre de Jérusalem ne saurait être douteuse. Le jour central, les collatéraux, jusqu'à ces deux absidioles du premier étage, placées de chaque côté de la chapelle extrême, accusent la volonté d'imiter le monument de la ville sainte, vers laquelle, pendant tout le cours du XIe siècle, se rendaient de nombreux pèlerins. Mais ce monument n'est pas le seul, en France, qui ait été élevé avec la préoccupation d'imiter le Saint-Sépulcre.
Il existe dans le département de l'Indre (arrondissement de la Châtre) une église qui a conservé le nom de son type original: c'est l'église de Neuvy-Saint-Sépulcre. Cet édifice fut fondé «en 1045, par Geoffroy, vicomte de Bourges, dans les possessions d'un seigneur de Déols, Eudes, lequel avait fait un pèlerinage en terre sainte. Les chroniques qui mentionnent cette fondation ont remarqué que l'église fut construite en imitation du Saint-Sépulcre de Jérusalem: Fundata est ad formam S. Sepulchri Ierosolimitani 146.
L'église de Neuvy-Saint-Sépulcre est de forme circulaire, avec collatéral et étage supérieur. Voici, figure 6, le rez-de-chaussée. La construction, très-grossière d'ailleurs, de cette rotonde, vient se souder gauchement avec une église plus ancienne, modifiée et presque entièrement reconstruite vers 1170. Dans les murs a, b, des latéraux de la nef, on retrouve les traces des arcs de cette église primitive à l'extrémité de laquelle le vicomte Geoffroy fit élever la copie du Saint-Sépulcre. L'entrée de l'édifice est en A. On monte à la galerie du premier étage par l'escalier à vis B. Cette galerie laisse un vide au centre de la rotonde, et date d'une époque postérieure aux premières croisades (1120) environ. Il est difficile de savoir comment le fondateur de la rotonde de Neuvy entendait terminer son monument, et il faut reconnaître même que l'architecte qui, plus tard, éleva le premier étage, ne sut trop comment fermer ce vaisseau circulaire. Le collatéral du rez-de-chaussée est voûté et le mur extérieur très-épais, non-seulement dans la hauteur de ce rez-de-chaussée, mais encore au premier étage. Au contraire, le mur cylindrique qui porte sur les colonnes du premier étage est mince. Cette structure rappelle celle de la rotonde de Saint-Bénigne. Tout porterait donc à croire que l'architecte de l'église de Neuvy-Saint-Sépulcre avait eu l'intention de maintenir ce cylindre central au moyen d'un demi-berceau annulaire reposant sur le gros mur circulaire extérieur.
La coupe de cet édifice, faite sur la ligne cd (fig. 7), expliquera cette disposition. Le tracé ponctué indique le projet primitif, tel qu'il nous paraît avoir été conçu. En A, est la voûte en demi-berceau, dont l'épaisseur du mur extérieur aurait motivé la construction; en B, le cône tronqué élevé en charpente ou même en maçonnerie sur le cylindre intérieur, conformément à la disposition adoptée pour la couverture du Saint-Sépulcre de Jérusalem. Dans ce cas, un jour central était réservé en C, à ciel ouvert. Quoi qu'il en soit, ce projet ne fut jamais achevé, soit par faute de ressources, soit par la difficulté d'élever un cône ou une voûte sur le mince tambour percé de fenêtres qui surmonte les colonnes de la galerie du premier étage.
L'église de Neuvy-Saint-Sépulcre était en grande vénération pendant les XIe, XIIe et XIIIe siècles, car, en 1257, «le cardinal Eudes de Châteauroux, évêque de Tusculum, envoya de Viterbe, au chapitre de Neuvy, un fragment du tombeau de Jésus-Christ et quelques gouttes de son sang. On plaça ces reliques au centre de la rotonde, dans une sorte de grotte, à l'imitation du tombeau du Sauveur à Jérusalem. Cette grotte existait encore en 1806, époque à laquelle un curé de Neuvy la détruisit parce qu'elle masquait l'autel au fond de la nef.
La coupe (fig. 7) donne une idée complète de ce curieux monument. Il est facile, en l'examinant, de reconnaître que la construction du XIe siècle s'arrête au niveau D. Tous les arcs de l'étage inférieur sont plein cintre, tandis que ceux de l'étage supérieur sont en tiers-point.
En E, à l'extérieur, est une arcature d'un travail assez délicat, et toute la construction, à partir du niveau D, est beaucoup mieux traitée. Des corbeaux ménagés en F étaient destinés peut-être à recevoir les cintres en charpente propres à maçonner la voûte en demi-berceau A, ou à poser les liens d'une couverture de charpente, en supposant que le projet des voûtes supérieures de la galerie ait été abandonné au XIIe siècle. Il y a quelques années, une toiture informe recouvrait cette rotonde et menaçait ruine. Voulant conserver ce précieux monument, la Commission des monuments historiques décida qu'une charpente en terrasse, couverte de plomb, serait posée sur la galerie, et qu'une voûte de poterie, également recouverte de plomb, couronnerait le cylindre intérieur, ainsi que l'indique notre figure.
La grotte qui avait été placée au centre de la rotonde n'était pas le seul exemple de cette réminiscence du Saint-Sépulcre qui existât en Occident. On voit encore aujourd'hui, dans la salle capitulaire du cloître dépendant de la cathédrale de Constance, un édicule qui autrefois était placé dans cette cathédrale même, et qui était destiné à rappeler le saint sépulcre placé au centre de la rotonde de Jérusalem. Cet édicule, de forme circulaire, est décoré d'arcatures à jour avec colonnettes. À l'extérieur, au pourtour, sont posées, contre les pieds-droits, des statues demi-nature d'un bon travail, représentant l'annonciation, la naissance du Christ, l'adoration des bergers et des mages; au-dessus, les douze apôtres. À l'intérieur (car on peut pénétrer dans cette rotonde, qui a 2 mètres de diamètre), sont d'autres statues représentant un ange; les trois saintes femmes venant visiter le tombeau du Christ, tenant des cassolettes dans leurs mains; deux groupes de soldats endormis, et un homme habillé en docteur, ayant devant lui une table sur laquelle sont posés des vases; il remue quelque chose dans l'un d'eux. Près de ce personnage est une femme qui le montre du doigt à deux autres femmes tenant des vases fermés. Ce curieux monument est de style italien, et date du XIIIe siècle.
Les rotondes que nous venons de décrire ne sont pas les seules qui, du XIe au XIIe siècle, aient été construites en France, à l'imitation de celle du Saint-Sépulcre. Il faut citer encore la rotonde de Lanleff (Côtes-du-Nord), dans laquelle on a voulu voir longtemps un temple païen. Ce monument, détruit en partie, consiste en un cercle de piliers intérieurs au nombre de douze. Ces piliers, à section parallélogrammatique, sont flanqués chacun de quatre colonnes engagées portant des archivoltes et des arcs-doubleaux. Un mur circulaire avec trois absides 147, comme au Saint-Sépulcre, entoure ces douze piliers, et reçoit les retombées des voûtes d'arêtes couvrant le collatéral sur douze colonnes engagées. D'autres colonnes intermédiaires, d'un diamètre plus faible, divisent le mur circulaire en travées percées chacune d'une très-petite fenêtre. La porte est ouverte au nord-ouest, tandis que l'abside centrale est orientée à l'est. Cet édifice, du travail le plus grossier, paraît remonter au XIe siècle.
À Rieux-Minervois, près de Carcassonne (Aude), est un monument circulaire avec cercle de colonnes intérieures et absidioles, dont la construction remonte à la fin du XIe siècle: c'est encore là évidemment une imitation du Saint-Sépulcre de Jérusalem. Les édifices circulaires, connus sous le nom de chapelles des templiers, telles que celles qui existent sur quelques points de la France, à Metz, à Laon notamment, sont des réminiscences du Saint-Sépulcre. Mais l'ordre des Templiers, spécialement affecté à la défense et à la conservation des lieux saints, élevait dans chaque commanderie une chapelle qui devait être la représentation de la rotonde de Jérusalem. Le Temple, à Paris, possédait sa chapelle circulaire (voy. TEMPLE).
SERRURERIE, s. f. Les Romains étaient experts dans l'art de la serrurerie, si l'on en juge par quelques fragments qui nous sont restés. Ils employaient le fer dans les bâtisses, non point comme nous le faisons aujourd'hui, mais comme agrafes, crampons, goujons, chevillettes, boulons à clavettes, queues-de-carpe, équerres, étriers, etc. Dans les Gaules, dès l'époque romaine, certaines provinces étaient célèbres par leurs produits en fer ouvré, notamment les provinces du Nord et de l'Est, le Berry, le Dauphiné. Comme toutes les grandes industries, celle de la fabrication des ouvrages de fer dut souffrir des invasions pendant les Ve et VIe siècles, bien que la plupart des nouveaux conquérants ne fussent point étrangers au façonnage des métaux; mais ces nouveaux venus n'employaient guère ces matières que pour des ustensiles, des armes, des chariots. Quant à l'art de la construction, il était tombé si bas, qu'à peine songeait-on à y employer le fer autrement que pour ferrer grossièrement des huis et façonner des grilles. Les établissements monastiques reprirent en main cette industrie perdue; ils se mirent à exploiter des mines abandonnées, à établir des fourneaux, des forges, et bientôt ils purent atteindre une perfection relative, ou tout au moins remettre en circulation une quantité considérable de fers façonnés au marteau. Peu à peu l'art de la serrurerie, pour lequel certains peuples de la Gaule avaient une aptitude particulière, reprit une grande importance, et dès le commencement du XIIe siècle l'industrie des fers forgés était poussée assez loin. Les moyens de fabrication étaient faibles cependant: on ne possédait ni cylindres, ni laminoirs, ni filières; on ignorait la puissance de ce moteur, la vapeur, qui permet d'ouvrer le fer en grandes pièces. Un martinet mû par un cours d'eau composait tout le matériel d'une usine. Le fer, obtenu en lopins forgés d'un poids médiocre, était donné aux forgerons qui, à force de bras, convertissaient ces lopins en barres, en fer battu, en pièces plus ou moins menues. Alors la lime n'était point inventée, les cisailles n'existaient pas ou ne pouvaient avoir qu'une force minime. Cette pénurie de moyens était une condition pour que la fabrication au marteau atteignît une certaine perfection. Les forgerons du moyen âge avaient en outre acquis une grande habileté lorsqu'il s'agissait d'obtenir des soudures à chaud, que nous ne faisons que bien difficilement aujourd'hui. Il est vrai que les premiers procédés pour réduire le fer en barres étaient si nombreux, qu'ils donnaient au métal une qualité que ne sauraient atteindre nos moyens modernes. Nos fers passent de l'état de lopins de fonte à peine corroyée au martinet, à l'état de barres par le laminage au cylindre, sans opération intermédiaire, tandis qu'autrefois le fer n'arrivait que peu à peu, et par un corroyage répété, de l'état de lopin à celui de barreau ou de plaque. Ce fer, sans cesse battu, acquérait une ténacité et en même temps une souplesse qu'il ne saurait avoir par les moyens employés aujourd'hui; plus serré par le battage, plus concret, plus ductile, moins criblé de parties de fonte, il ne se brûlait pas si facilement au feu, et se soudait plus aisément au rouge blanc, sans pour cela devenir cassant. Mais ces qualités du fer corroyé à bras d'homme reconnues, il n'en faut pas moins signaler l'adresse rare avec laquelle les forgerons du moyen âge savaient souder les pièces compliquées qui demandaient un grand nombre de passages au feu, sans les brûler. Ils employaient d'ailleurs le charbon de bois, soit pour obtenir la fonte, soit pour convertir les gueuses en lopins et en fer battu: le charbon de bois laisse au fer des qualités de souplesse et de ductilité que lui retire en partie la houille. Il en est de la fabrication du fer appliquée aux travaux d'art comme de beaucoup d'autres; ce que l'on gagne du côté de l'industrie, de la rapidité, de la puissance et de l'économie des moyens, on le perd du côté de l'art. En perfectionnant les procédés mécaniques, l'homme néglige peu à peu cet outil supérieur à tout autre qu'on appelle la main. Cependant on éprouvait des difficultés insurmontables lorsqu'il s'agissait de façonner de grandes pièces de forge à l'aide des bras, et la grande serrurerie de bâtiment ne commence à naître qu'au moment où les puissances de la mécanique purent être sérieusement employées. Ainsi, le mettait-on en oeuvre dans les édifices, soit pour des chaînages, soit pour des armatures, que des pièces de forge dont le poids n'excédait pas 200 kilogrammes, dont la plus grande longueur ne dépassait pas quatre mètres, et encore les pièces de cette force sont-elles fort rares avant le XVIIIe siècle. Nous avons fait voir ailleurs comment les chaînages étaient combinés pendant les XIIe, XIIIe, XIVe et XVe siècles (voyez CHAÎNAGE) dans les grandes constructions. Ils consistaient en une suite de crampons agrafés les uns aux autres ou scellés dans la pierre. Pour les charpentes de fer, il n'en était pas question, bien entendu; et même dans les charpentes de bois, le fer n'était pas employé (voyez CHARPENTE). À dater du XIIIe siècle, le fer, cependant, remplit un rôle très-important dans les constructions comme tirants, crampons, armatures de baies, mais toujours en petites parties. Les noeuds, les renflements des crampons, des traits de Jupiter, les oeils et leurs goujons souvent répétés, formaient, dans les maçonneries, des poches de fer volumineuses qui, en s'oxydant, faisaient éclater les pierres et causaient de graves désordres. On tentait bien d'éviter le danger de l'oxydation par des scellements en plomb, mais ce moyen était insuffisant, et bon nombre de monuments doivent en partie leur état de ruine à ces masses de fer enfermées entre les assises et cramponnées dans leurs lits. La grande serrurerie restait, par l'insuffisance des moyens mécaniques, à l'état barbare, tandis que la serrurerie fine s'élevait au contraire à la hauteur d'un art très-parfait dans sa forme et dans ses moyens d'exécution. Dans un même édifice dont la grosse serrurerie accuse les procédés de fabrication les plus naïfs, vous trouvez, comme à Notre-Dame de Paris, des pentures de portes dont la merveilleuse exécution est un sujet d'étonnement pour les gens du métier. Pour ces forgerons des XIIe et XIIIe siècles, le fer semblait être une matière molle et facile à souder comme l'est la cire ou le plomb, et c'est à grand'peine si quelques très-rares ouvriers de nos jours parviennent à façonner des pièces de cette nature, qui alors étaient fort communes.
Dans les règlements d'Étienne Boileau, il n'est pas question du corps d'état des serruriers façonnant la grosse serrurerie de bâtiment, mais seulement des greifiers, faiseurs de fermetures de portes (pentures), des grossiers (taillandiers) et des serruriers, fabricants de serrures. Ces ouvriers pouvaient prendre autant d'apprentis qu'il leur plaisait, et avaient permission de travailler de nuit, les serruriers exceptés, à cause de la perfection qu'exigeait ce genre d'ouvrage.
Les pentures étaient un genre de serrurerie fort prisé pendant le moyen âge et qui exigeait un apprentissage spécial. Nous nous occuperons donc d'abord de cette partie de la serrurerie fine de bâtiment.
PENTURES. On désigne ainsi des bandes de fer clouées et boulonnées aux vantaux des portes, munies d'un oeil entrant dans un gond, destinées à suspendre ces vantaux et à permettre de les faire pivoter facilement sur ces gonds.
Jousse 148, dans son traité de la serrurerie, si précieux aujourd'hui en ce qu'il nous retrace une partie des procédés employés par les ouvriers du moyen âge, s'exprime ainsi à propos des pentures: «Ce sont des barres de fer plat, qu'il faut percer tout au long, pour les attacher contre la porte avec des clous rivez, ou bien avec un crampon qui passe par-dessus le collet de la bande, lequel crampon passe au travers de la porte et est rivé par l'autre costé sur le bois. Le bout de la dite bande se replie en rond, de la grosseur du mamelon du gond, qui est le bout qui sort dehors la pierre ou bois, où il est posé; lequel bout du gond entre dedans le reply de la dite bande, qui sera soudé si on veut, et arrondi en façon que le gond tourne aisément dedans. Autres y font des bandes flamandes pour porter les dites portes. Ces bandes sont faites de deux barres de fer soudées l'une contre l'autre et replyées en rond comme la précédente pour faire passer et tourner le gond. Après qu'elles sont soudées, on les ouvre et sépare l'une de l'autre, autant que la porte a d'épaisseur, puis on les recourbe, le plus quarrément que l'on peut pour les faire joindre et serrer des deux costez de la porte, principallement du costé de debors: ceste façon de bandes vaut mieux que les communes parce qu'elles prennent les deux costez de la porte. On y en met trois pour l'ordinaire; on y met quelquefois deux de ces bandes flamandes, ou d'autres droictes, avec un pivot au bas qui prend souz la porte qui vaut encore mieux, pourveu qu'il soit bien fait et mis comme il faut...» En effet, les pentures de portes pendant le moyen âge étaient exactement fabriquées ainsi que Jousse l'indique encore au commencement du XVIIe siècle. Ces pièces de fer ont, au point de vue de l'art du forgeron, une importance considérable. L'ouvrier qui peut forger une penture dans le genre de celles que nous trouvons si fréquemment attachées aux portes des édifices des XIIe et XIIIe siècles, atteint les dernières limites de son art et peut façonner les pièces les plus difficiles.
La figure 1 montre divers genres de pentures. En A, est la penture simple avec son oeil en b, son collet en c, le crampon d'attache derrière le renflement du collet en d. B est le géométral de la penture en coupe sur le vantail; d' est le crampon avec sa double rivure en e; en f, le scellement du gond. La ligne ops indique la feuillure du jambage. Souvent la rive du vantail est entaillée pour arriver à fond de feuillure, et l'oeil de la penture est détourné, ainsi qu'on le voit en m, détail C. Alors l'oeil a moins de champ que le plat de la penture, pour ne pas trop affamer le bois, conformément au tracé perspectif G. Une rondelle g est interposée entre le renfort carré h du gond et cet oeil. Les pentures flamandes à doubles bandes sont façonnées suivant les tracés I et K. Les pentures les plus anciennes ont, soudé à leur collet, un arc de fer qui embrasse puissamment les frises du vantail près de la rive (voyez en L). Ce système, adopté dès le XIe siècle, présente une difficulté de soudure, car il faut refouler le fer de manière à en faire sortir les deux souches des branches, afin de souder celles-ci, puis laisser une queue suffisante pour rouler l'oeil, le souder et courber l'extrémité (voyez en C). Ces opérations demandent du soin, pour ne pas brûler le fer et pour que les soudures des deux branches courbes soient largement faites, le fer ayant juste le degré de chaleur convenable. Mais ces difficultés ne sont rien, comparées à celles qui résultent de la soudure des branches nombreuses dont se composent souvent ces pentures et qui sortent de la tige principale. Il ne faudrait pas croire que les branches multipliées soudées à la bande des pentures sont de simples ornements. Ces branches, percées de trous, permettant de multiplier les clous, maintiennent fortement les frises de bois entre elles, forment sur les vantaux comme une sorte de réseau de fer, et empêchent les bandes de donner du nez, c'est-à-dire de fléchir sous le poids des frises. Les forgerons trouvèrent dans cette nécessité de structure un motif d'ornementation. Les plus anciennes pentures sont, en effet, composées de telle façon, qu'en suspendant les vantaux sur les gonds, elles retiennent, sur un espace assez large, les frises les plus rapprochées du collet ou de l'oeil.
Ainsi, trouve-t-on encore assez fréquemment des pentures de la fin du XIe siècle qui affectent la forme d'un C (fig. 2), soudé au collet, de telle sorte que les deux branches A clouées sur les frises les maintiennent fortement de B en C. Bientôt une bande indépendante de la penture, et appelée fausse penture, rend toutes les frises du vantail solidaires. On voit des pentures de ce genre à l'une des portes de la cathédrale du Puy en Velay, à Ébreuil (Allier).
Ces dernières sont fort belles, et nous en donnons (fig. 3) le dessin; elles datent du commencement du XIIe siècle. Le collet de la penture en forme de C passe à travers le bois et est soudé, ainsi que l'indique le détail A. En B, est la section d'une branche sur ab.
La composition de l'ensemble des ferrures de la porte principale de l'église d'Ébreuil est assez remarquable. Chaque vantail n'est suspendu que par deux pentures; sept fausses pentures garnissent les frises et les maintiennent entre elles. La fausse penture du milieu, plus riche que les six autres, forme une double palmette d'un beau caractère. Ces ferrures sont posées sur des peaux marouflées sur le bois et peintes en rouge vif. Deux anneaux attachés à des mufles de lion de bronze facilitent le tirage des vantaux.
L'art de souder le fer au marteau arrivait déjà, au commencement du XIIe siècle, à une grande perfection. Les exemples abondent, et nous n'avons que l'embarras du choix. Quand il s'agit seulement de souder à une branche principale des rameaux secondaires, la besogne n'est pas très-difficile pour un forgeron habile; mais si l'on prétend réunir des rinceaux à un centre, composer des sortes d'entrelacs, le travail exige une grande pratique et une main aussi leste qu'habile.
Ces fausses pentures, par exemple, provenant de la porte de l'église de Neuvy-Saint-Sépulcre (fig. 4) présentent un travail de forge d'une difficulté réelle. Pour obtenir les soudures A et B, surtout celles A, l'ouvrier, s'il n'est très-adroit, risque fort de brûler son fer, car il lui faut remettre la pièce au feu plusieurs fois, et cela sur un seul point. Il commence par forger et souder une pièce C à laquelle il soude les huit branches l'une après l'autre; or, la branche a étant soudée, s'il veut souder celle b, il faut que son feu et son soufflet soient dirigés seulement sur le bout b, sans chauffer au rouge la pièce a. Pour les soudures B, les deux branches E, G, étant forgées, on les chauffait toutes deux en g, puis on les battait pour les souder ensemble sur une doublure h (voyez cette doublure ornée h, préparée avant la soudure). Nous verrons tout à l'heure avec quelle adresse les forgerons arrivèrent, à la fin du XIIe siècle, à façonner des pièces bien autrement compliquées. Les extrémités des branches sont enroulées, ainsi que le montre le tracé H, de manière à laisser un oeil pour passer la tige du clou à tête carrée p.
Mais ces sortes de pentures étaient assez riches d'ornementation déjà, et exigeaient un grand nombre de soudures, car tous ces bouquets devaient être forgés à part et soudés aux tiges principales. On employait souvent un procédé plus simple, et qui cependant permettait une ornementation assez brillante. Ce procédé consistait à détacher certaines parties d'une bande de fer à chaud, et à leur donner un galbe particulier.
Ainsi (fig. 5) soit une bande de fer plat A: on fendait à chaud, le long de ses rives, des languettes de fer a; on courbait à chaud cette bande de fer sur son champ, ainsi que l'indique le tracé B, puis on galbait chacune des brindilles refendues, en volutes a'. L'oeil de chacune de ces volutes était destiné à laisser passer une tige de clou c dont la tête pressait les bords du fer (voyez en b). On soudait alors la branche courbe, en D, à la bande droite de la penture.
Cet exemple provient d'une porte de l'église de Blazincourt (Gironde), et date du XIIe siècle. Les bouts E des branches courbes se terminent en façon de têtes, ainsi que l'indique le profil F. Pour obtenir ce renfort, le fer a été refoulé, puis fendu et façonné au marteau, avant de courber la branche et ses volutes.
Voici en G une autre penture forgée d'après le même principe et provenant de l'église de Saint-Saturnin, de Moulis (Gironde) 149. On voit en g comment le forgeron a refendu et préparé la bande droite de la penture pour obtenir les petites volutes h. Rien n'était plus simple que ce genre de travail, qui n'exigeait d'autres soudures que celles des deux branches courbes avec la tige droite. Ces volutes étaient naturellement les attaches des clous, et évitaient les trous dans les bandes ou branches, trous dont multiplicité affame le fer et provoque souvent des brisures. Les portes de l'église de Saint-Martin, à Angers, sont garnies encore de fausses pentures qui, comme travail de forge et de soudure, sont une oeuvre assez remarquable.
La figure 6 donne l'une de ces fausses pentures. Il n'est pas fort aisé de souder le cercle milieu avec les quatre branches de la croix. Ces bandes ont été battues à chaud l'une sur l'autre, puis découpées à l'étampe et au burin. En A est la section faite sur ab, et en B le détail d'une des feuilles extrêmes C. Quand il s'agit de souder ainsi deux pièces de fer croisées ou rapportées l'une sur l'autre, on fait chauffer au rouge cerise la pièce du dessous et au rouge blanc la pièce du dessus, puis on martèle à petits coups d'abord, et à coups plus forts à mesure que le fer refroidit. Si les deux pièces étaient chauffées au rouge blanc, on risquerait, au premier coup de marteau, de ne plus rien trouver sur l'enclume. C'était par les différents degrés de chauffage que les forgerons pouvaient arriver à souder un grand nombre de pièces, comme nous le verrons tout à l'heure.
Les fausses pentures de Saint-Martin, à Angers, datent du XIIe siècle, et présentent, pour l'époque, cette particularité curieuse des évidements ménagés dans les bandes et découpés après la soudure des pièces. Le battage des deux fers superposés, du cercle et des deux branches de la croix, donnait après l'opération la forme D,--cette forme D étant la réunion E,--car la double épaisseur du fer, sous le marteau, s'était étendue en remplissant les angles. Ces angles étaient élégis au burin, sans le secours de la lime, qui n'était pas employée à cette époque. Il était plus rationnel de donner cependant plus d'épaisseur ou de largeur aux parties soudées, et de profiter ainsi du procédé pour contribuer à l'ornementation. C'est dans cet esprit que sont fabriquées les jolies pentures du XIIe siècle attachées à la porte méridionale de l'ancienne cathédrale de Schlestadt, et dont nous donnons le dessin figure 7.
Le collet A est soudé aux deux branches C au moyen d'un renfort, ainsi qu'on le voit sur le profil en B. La tige elle-même possède un renfort D sous lequel est soudée l'embase G de la bande principale, cette embase étant élargie pour faciliter l'opération de soudure. Le renfort D a été élégi au burin après le martelage. Les branches extrêmes E sont soudées sur l'extrémité F, également élargie, de la bande droite. Ainsi le fer refoulé latéralement par le martelage à chaud a été utilisé dans l'ornementation. En H, est tracée à une plus grande échelle la tête du boulon passant à travers le renfort du collet; cette tête de boulon possède deux rondelles étampées. En I, est tracée la section de la bande faite sur ab. On remarquera les coups de burin donnés sur les soudures et formant gravure. Ces coups de burin frappés au moment où le fer se refroidit et n'est plus que rouge sombre, raffermissent encore les soudures et dissimulent les inégalités produites par le martelage sur une surface plane. On voit également des coups de burin en g, aux extrémités des soudures longitudinales des branches.
Les exemples que nous avons donnés ne montrent que des pentures forgées simples, c'est-à-dire composées d'une simple épaisseur de fer plus ou moins travaillé. Mais les serruriers, lorsqu'ils façonnaient des pentures d'une grande dimension, étaient obligés de donner à la bande principale une très-forte épaisseur près du collet, ce qui rendait les soudures des branches difficiles et les pentures très-lourdes; ou de renforcer ces bandes par des doublures, des nerfs, qui, sans augmenter beaucoup leur poids, ajoutaient singulièrement à leur force. Ces doublures, ces nerfs, n'étaient soudés au corps principal que de distance en distance, au moyen d'embrasses, de telle sorte que ces bandes superposées conservaient une grande élasticité et une roideur extraordinaire.
En effet, si sur une bande de fer d'un centimètre d'épaisseur (fig. 8), nous soudons une doublure seulement au moyen des deux embrasses A et B, en laissant d'ailleurs ces deux fers libres, ainsi que le montre la section C, nous obtenons une tige plus roide et moins sujette à être brisée que si la doublure était réunie à la bande dans toute sa longueur.
Si même (fig. 9) nous formons la bande principale au moyen de plusieurs tiges juxtaposées et soudées seulement par des embrasses, nous obtiendrons également une résistance plus grande et nous aurons moins à craindre les brisures. En supposant donc la bande principale D formée de trois tiges E, F, G (voyez la section H) soudées par les embrasses I, K, cette bande aura autant de roide qu'une barre pleine, sera moins sujette à se briser et sera plus légère.
Les forgerons adoptent ces méthodes dès la fin du XIIIe siècle, et nous en avons un exemple bien remarquable dans la fabrication des belles pentures des deux portes latérales de la façade occidentale de Notre-Dame de Paris, qui datent de cette époque. Ces pentures sont forgées, en grande partie, au moyen de faisceaux de tiges, tant pour les bandes que pour les branches, faisceaux quelquefois soudés dans toute leur longueur, quelquefois sur certains points, mais toujours solidement réunis au moyen d'embrasses riches, renforcées par des appendices qui ajoutent à la solidité de l'oeuvre aussi bien qu'à son ornementation.
Inutile de répéter ici les opinions singulières qui ont été émises sur la fabrication de ces pentures, pendant le dernier siècle et de nos jours encore. Les uns ont prétendu qu'elles étaient fondues, d'autres qu'elles étaient en partie évidées à la lime, plusieurs qu'elles étaient composées de brindilles de fonte soudées par un procédé inconnu. Disons tout de suite que les serruriers forgerons ne se sont jamais mépris sur le mode de fabrication de ces ferrures; mais dans les questions de cette nature, on préfère souvent écrire des pages entières dans son cabinet à consulter le premier praticien venu.
Réaumur, cependant, avait indiqué le véritable mode employé pour forger les pentures de Notre-Dame de Paris... «Quoi qu'on en dise», écrit-il dans la note insérée dans l'Encyclopédie, «le corps des pentures et les ornements sont de fer forgé et faits, comme on les ferait aujourd'hui, de divers morceaux soudés tantôt les uns sur les autres, tantôt les uns au bout des autres; ce qu'il y a de mieux n'est pas même la façon dont ils l'ont été, les endroits où il y a eu des pièces rapportées sont assez visibles à qui l'examine avec attention: on n'a pas pris assez de soin de les réparer, quoique cela fût aisé à faire.»
En effet, les soudures se voient sur bien des points et n'ont pas été réparées au burin ou à la lime, elles n'en sont pas moins très-habilement faites; mais peut-être Réaumur a-t-il voulu parler de certaines pièces rapportées au XVe siècle pour réparer des dommages, et simplement clouées à côté des fragments anciens?... «Quoi qu'il en soit», ajoute-t-il, «ces pentures sont certainement un ouvrage qui a demandé un temps très-considérable et qui a été difficile à exécuter. Il n'est pas aisé de concevoir comment on a pu souder ensemble toutes les pièces dont elles sont composées: il y a cependant apparence que toutes celles d'une penture l'ont été avant qu'elle ait été appliquée sur la porte, car on aurait brûlé le bois en chauffant les deux pièces qui devaient être réunies.» (Il faut avouer que cette dernière observation ne manque pas de naïveté.) «...On n'a pas mis non plus une pareille masse à une forge ordinaire; il paraît nécessaire que dans cette circonstance la forge vint chercher l'ouvrage... On s'est apparemment servi de soufflets portatifs, comme on s'en sert encore aujourd'hui en divers cas; on a eu soin de rapporter (souder) des cordons, des liens, des fleurons, etc., dans tous les endroits où de petites tiges et des branches menues se réunissaient à une tige ou branche plus considérable.
«Les pièces rapportées (soudées par dessus) cachent les endroits où les autres ont été soudées (bout à bout): c'est ce qu'on peut observer en plusieurs endroits où les cordons ou fleurons ont été emportés; ces cordons et fleurons avaient sans doute été rapportés et réparés après avoir été soudés...» Bien que cette appréciation de l'oeuvre de ferronnerie qui nous occupe ici soit assez exacte, cependant Réaumur n'avait point évidemment consulté un forgeron. Ces pièces qu'il indique comme rapportées sont soudées, et n'ont pas été étampées après la soudure, mais avant; leurs embrasses ont été retouchées parfois au burin, mais à chaud.
Du reste, examinons ces pentures en laissant de côté ces appréciations plus ou moins rapprochées de la vérité; comme nous en avons fait fabriquer d'absolument pareilles 150, nous pouvons en parler avec une connaissance exacte des moyens employés ou à employer.
Naturellement, la première opération consiste à dessiner un carton de la penture qu'on prétend faire forger, grandeur d'exécution; carton qui sert de patron pour forger et étamper d'abord toutes les brindilles et tiges développées; après quoi on soude les brindilles ensemble, suivant le dessin, pour en former les bouquets; puis on soude ces bouquets ou groupes de feuilles aux tiges, puis on soude les tiges à la bande principale, puis on donne aux tiges la courbe voulue. Autant pour masquer que pour consolider les soudures, on rapporte à chaud, et l'on soude par conséquent, d'autres feuilles ou des embrasses, bagues, embases et ornements sur le plat de ces soudures premières.
Nous ne pourrions donner, dans cet ouvrage, l'ensemble des pentures de Notre-Dame de Paris; d'ailleurs ces ensembles ont été publiés en entier dans la Statistique monumentale de Paris d'après de très-bons dessins de M. Boeswilwald, et en partie dans l'ouvrage de M. Gailhabaud. Ce n'est pas là ce qui importe pour nous, mais bien les détails de la fabrication. C'est donc sur ce point que nous insisterons.
Les bandes de ces pentures n'ont pas moins de 0m,16 à 0m,18 de largeur au collet, sur une épaisseur de 0m,02 environ, et elles sont composées, comme nous l'avons dit ci-dessus, de plusieurs bandes réunies et soudées de distance en distance au moyen d'embrasses qui ajoutent une grande force à l'ouvrage et qui recouvrent les soudures des branches recourbées. Pour faciliter l'intelligence du travail de forge, nous procéderons du simple au composé.
Le carton tracé, dont nous donnons (fig. 10) un fragment, un bouquet, terminaison d'un enroulement, le forgeron a commencé par forger séparément chacune des brindilles: celle A, par exemple, ainsi que l'indique le détail a, celle B, ainsi que l'indique le détail b; celle C, ainsi que l'indique le détail c, etc. Il a eu soin de laisser à la queue de chacune de ces brindilles un talon de fer t qui a permis de chauffer au rouge blanc ces renforts et de les souder par le martelage. Il a donc obtenu à la base du bouquet, les brindilles étant soudées, une surface plate dont il a coupé les bords au burin, quand le fer était encore rouge. La queue de ce bouquet a été remise au feu, ainsi que l'extrémité D de la branche, puis le bouquet a été soudé à la branche. Pour masquer cette surface battue DG, une première brindille avec feuille E a été soudée, ainsi qu'on le voit en E'; puis par-dessus, l'embrasse H, portant les feuilles K, a été soudée à son tour. Cette embrasse, mise au feu, n'était qu'un talon de fer épais; c'est au moyen d'une étampe que le forgeron lui a donné sa forme régulière et l'a soudée. Puis au burin il a nettoyé les bords et les bavures sur la branche. Il faut dire que ces dernières pièces avaient dû être chauffées au rouge blanc, tandis que le plat DG, destiné à les recevoir, n'était chauffé qu'au rouge. Le dessous offrait ainsi une consistance assez grande pour ne pas être déformé par le martelage sur la queue de la foliole E, et par les coups violents donnés sur l'embrasse par le marteau sur l'étampe.
Mais peut-être quelques-uns de nos lecteurs ne savent pas ce que nous entendons par étampe. C'est une matrice de fer trempé, un coin auquel on a donné en creux la forme de l'objet à étamper. Ainsi, toutes les folioles, les boutons de ce bouquet, ont été obtenus au moyen d'étampes. Le forgeron a façonné au marteau la tigette L, par exemple, à l'extrémité de laquelle il a laissé une masse de fer un peu aplatie. Cette masse, mise au feu, a été apposée sur l'étampe ayant la forme b, en creux, puis elle a été fortement frappée d'un ou plusieurs coups de marteau, suivant la saillie des reliefs à obtenir ou l'étendue de l'ornement. Le fer ainsi s'est trouvé moulé, et les bords de l'ornement ont été enlevés facilement. L'habileté du forgeron consiste à faire chauffer le fer à étamper au degré convenable. Trop chaud, il s'échappe sous le coup du marteau, et celui-ci, rencontrant la matrice, peut la briser; pas assez chaud, on frapperait vainement sur le fer pour obtenir un bon moulage, et alors la brindille est à recommencer, car le fer, déjà aplati, remis au feu et soumis une seconde fois au coup du marteau, ne pourrait pas remplir les creux de la matrice et ne donnerait qu'une épreuve indécise.
On concevra qu'il est plus aisé de façonner, de souder un bouquet de ce genre, que de réunir des branches qui déjà sont chargées de bouquets, de brindilles et de folioles contre-soudées sur ces branches. Le forgeron des pentures de Notre-Dame de Paris a commencé par façonner à part chacune des brindilles entrant dans la composition générale; il a groupé ces brindilles en bouquets, il a soudé ces bouquets aux branches secondaires; puis il a soudé ces branches secondaires ainsi chargées, sinon contournées suivant leur galbe définitif, aux branches principales, puis celles-ci à la bande principale, qui est le corps de la penture, comme le tronc est le corps de l'arbre. Ces dernières opérations sont de beaucoup les plus difficiles, tant à cause de la précision qu'elles exigent pour donner à ces branches la longueur convenable en les soudant, que par le poids de ces pièces qu'il faut manier rapidement, et par le degré de chaleur qu'il convient de donner à chaque partie à souder.
Voici (fig. 11) un autre fragment des pentures de la porte Sainte-Anne 151, qui présente la réunion des deux branches secondaires, celles A et B, et des brindilles a,b,c,d, à une branche principale C. Comme la branche D est la continuation de la branche principale C, ces trois branches A,B,D, ont été d'abord soudées ensemble en E, avec un prolongement EG finissant en ciseau. Sur ce plat de la soudure E a été soudé d'abord le groupe de feuilles H, puis la grosse branche C terminée par l'embase K et sa foliole, mais cette foliole a été étampée, ainsi que l'embase K, sur le fer de dessous E chauffé au rouge; la branche C elle-même a été soudée sur le prolongement EG et étampée en nervures, à chaud, après le premier martelage. Sur le corps des branches, quand on superpose des folioles, ainsi que le montrent les détails M, le point de soudure de ces folioles donne un renfort que le forgeron dispose à l'étampe en rosette, comme on le voit en O, ou en façon d'embase, comme on le voit en P. La difficulté est aussi d'obtenir, dans ces réunions de branches, des courbes qui se suivent régulièrement sans jarreter. Pour cela, l'ouvrier a tracé son carton sur une pierre ou une plaque de plâtre, et il rapporte, après chaque soudure, sa penture sur ce patron, pour être bien certain qu'il conserve exactement les courbes, les longueurs, les distances de chacune des parties.
Si nous décrivons maintenant les procédés employés pour la façon de la bande ou du corps principal de la penture, nous aurons rendu compte, autant qu'il est nécessaire de le faire, de la fabrication des grandes pentures de Notre-Dame de Paris. Cette dernière pièce est la plus difficile à forger, surtout auprès du collet. La bande n'est pas faite d'une seule pièce de fer, mais d'un très-grand nombre de pièces soudées côte à côte et bout à bout.
Si nous prenons l'une de ces pentures, celle basse, au vantail de la porte Sainte-Anne que chacun peut examiner de très-près, nous verrons que cette penture se compose de cinq pièces principales (fig. 12): 1º le collet A; 2º le premier membre B; 3º le second membre C; 4º le troisième membre D; 5º le bouquet E. Chacun de ces membres a été assemblé séparément avec ses branches principales, ses branches secondaires, ses brindilles. De plus, la bande ou le corps de la penture se compose, pour le collet, de quatre barres; pour le premier membre, de trois barres; pour le second membre, de même; et pour le quatrième membre, de trois barres aussi, mais plus minces. Ces barres, parallèles et jointives, ne sont soudées entre elles qu'à leurs extrémités, en a, b, c, d, etc. Ces soudures se terminaient en palettes quelque peu amincies aux extrémités, en façon de ciseau. Lorsqu'il a fallu réunir ces cinq parties en une seule, les extrémités g, h, préparées, ont été chauffées et soudées, puis la soudure renforcée par une embrassure soudée. Les extrémités e, d, de même, et ainsi de suite jusqu'au collet.
Analysons donc cette dernière opération, la plus difficile et la plus pénible de toutes, à cause du poids considérable de la pièce, de l'étendue de la soudure et de son importance, puisque de la perfection de l'ouvrage résulte toute la force de la penture.
La figure 13 représente la soudure du collet A avec le premier membre B. Cette soudure faite (voyez le profil P), les brindilles C et D ont été soudées par dessus; puis l'embrassure E, qui portait déjà, avant l'application, les cinq folioles F et ses deux tigettes G. L'embrassure soudée sur la face et en retour, le profil H a été étampé et nettoyé au burin; de même sur la face et sur les côtés. On voit en I la section des quatre barres composant le collet et réunies par la soudure en K; en L, la section des trois barres composant la bande du premier membre, et en M la section des branches soudées préalablement à la souche de cette bande.
Il n'est pas nécessaire d'insister, pensons-nous, sur les difficultés que présente ce travail pour ne pas brûler le fer, et pour lui donner rigoureusement le degré de chaleur qu'exige une bonne soudure. Il est évident que cette triple opération de battage à chaud, que ces superpositions de brindilles et d'embrasses, donnent au fer une grande résistance et assurent la solidité de la soudure première (celle des deux morceaux de bandes), en la renforçant et en la soumettant plusieurs fois au feu et au martelage. L'ornementation est donc ici encore la conséquence du procédé de fabrication.
Le commencement du XIIIe siècle est l'apogée de l'art du forgeron. Les pentures de Notre-Dame, des grilles des abbayes de Saint-Denis, de Braisne, de Westminster; des pentures des cathédrales, de Noyon, de Sens, de Rouen, etc., qui datent de cette époque 152, nous montrent des exemples de forge qui ne furent pas dépassés, ni même atteints; car nous ne pouvons considérer comme ouvrages de forge les oeuvres en fer battu et repoussé des XVe et XVIe siècles. C'est là un procédé de fabrication tout autre et qui sort du domaine de l'architecture. Dès la fin du XIIIe siècle, on cherche à éviter les difficultés de soudure, à remplacer les fers étampés à chaud par des moyens qui demandent moins de force et moins de temps. Les forgerons reculent devant ce travail qui exigeait, avec des bras robustes, des soins, une grande expérience et une adresse de mains extraordinaire. On voit encore de jolies pentures dans des monuments du XIIIe siècle, qui, d'ailleurs, ne diffèrent pas, comme procédé de fabrication, de celles que nous venons de présenter.
Au commencement du XIVe siècle, les pentures prennent des formes générales plus fines, plus découpées; les fers sont plats et ne demandent plus un travail pénible.
Voici (fig. 14) une penture de cette époque, provenant de la porte nord de l'ancienne cathédrale de Carcassonne. Le galbe en est délicat, cherché; les soudures, peu nombreuses, sont bien faites et n'ont pas été renforcées et recouvertes par ces embrasses habituellement employées jusqu'au milieu du XIIIe siècle. Cette penture date de 1320 environ.
Voici encore (fig. 15) une penture très-simple, mais bien combinée, qui provient d'une porte de l'église Saint-Jacques de Reims, et qui date du milieu du XIVe siècle. Le vantail de la porte est à pivots P, et les pentures ne sont, à vrai dire, que des bandes doubles qui pincent les traverses de la porte avec les frises, ainsi que le fait voir la section A. Extérieurement, la face de cette fausse penture n'est décorée que par une arête saillante et des clous fort joliment forgés. En C, sont tracés la face et le profil d'un de ces clous principaux. En D, est donnée la section de la penture, dont les bords n'ont que 5 millimètres, et le milieu 8 millimètres.
On en venait, pour ces sortes d'ouvrages de serrurerie fine, du fer soudé au fer battu, découpé à l'étampe ou au burin, puis martelé à froid ou à une température peu élevée. L'usage qui se répandit, dès le XIVe siècle, de fabriquer des plates, c'est-à-dire des pièces d'armures de fer battu et repoussé, mit ce genre de travail en vogue, et pénétra jusque dans la serrurerie fine de bâtiment.
Pour les pentures à cette époque, elles sont plus souvent prises dans une pièce de fer battu et découpé qu'obtenues au moyen des soudures, comme précédemment.
Nous présentons ici (fig. 16) un exemple de ces sortes d'ouvrages du XIVe siècle 153. En A, est figurée la penture, ou plutôt le morceau de fer battu avant le découpage. Ce morceau de fer avait alors la forme donnée par la moitié abcde. Bien corroyé au marteau, également aplani, découpé au burin sur ses bords, on a tracé sur sa face externe les linéaments indiqués sur notre dessin. Alors la pièce iklm a été coupée et enlevée. Mettant au feu la partie Ad, on l'a tordue de champ, ainsi que le fait voir le côté achevé B; remettant au feu la palette D, on a écarté chacune des branches de façon à obtenir les ouvertures d'angles g. Les trois branches ont elles-mêmes été recoupées au burin et façonnées au marteau, comme le montrent les folioles h. Le travail a encore aminci le fer en l'étendant, et l'on a pu terminer la partie sans la remettre au feu. Les bouts des folioles sont légèrement recourbés en dedans, de manière à appuyer sur le bois et à éviter des aspérités qui écorcheraient les vêtements des personnes passant le long du vantail. Il a été procédé de même pour la branche E, et pour le bouquet F. Outre les clous, dont les trous sont marqués sur notre figure, une bride G maintenait le collet de la penture contre le montant du vantail. En H, est tracé le profil de la penture, et en I, le détail de la bride avec ses bouts fourchés propres à être rivés en dedans du montant.
À propos de cette bride, nous signalerons ici certaines pentures composées d'une simple bande, et qui ne sont pas clouées sur les vantaux, mais maintenues seulement au moyen de brides rivées. En L, est un exemple de ces sortes de pentures employées parfois lorsque les portes ne se composent que de frises clouées sur des traverses. En M, le profil de la penture L montre les brides enfoncées, et dont les bouts pointus doivent être rabattus sur la traverse P, de manière à la bien serrer. Alors ces brides O ont exactement, de p en s, la largeur de la traverse.
Ces modifications dans les procédés de fabrication de ces pièces de serrurerie fine devaient conduire peu à peu à l'emploi du fer battu rapporté après coup sur le corps principal de la penture. Cependant l'Allemagne nous précéda dans cette voie de l'emploi du fer battu et repoussé comme moyen décoratif de la serrurerie fine. Déjà, vers la fin du XIVe siècle, on voit dans des ouvrages de serrurerie allemande, notamment à Augsbourg, à Nuremberg, à Munich, des fers battus employés comme ornements, et que nous appellerions aujourd'hui de la tôle repoussée, tandis qu'en France, ce mode ne paraît guère adopté avant le commencement du XVe siècle pour des ouvrages de quelque importance.
La figure 17 expliquera l'emploi de ce procédé mixte 154. La bande de la penture est une simple barre de fer plat de 0m,09 de largeur sur 0mm,009 d'épaisseur au plus.
Sur cette bande a été rapporté un ornement de fer battu découpé et repoussé; puis sur l'ornement, une baguette de fer forgé étampé en façon de torsade, avec oeils renflés pour recevoir les clous, et tête d'animal à l'extrémité. L'ornement de tôle est, en outre, percé de trous pour recevoir des clous, soit passant à travers la bande, soit enfoncés directement dans les frises du vantail. En A, est présentée la section (au double) de la bande, avec le mouvement de l'ornement, la baguette de recouvrement et les têtes de clous. En B, le profil de l'extrémité de la penture, avec la tête d'animal terminant la baguette. Ce mode permettait d'obtenir une ornementation très-riche à peu de frais; et sans avoir recours aux soudures. Cependant, parfois, ces fers battus, d'une épaisseur d'un millimètre environ, sont soudés sur une âme, à chaud, et sans interposition d'une matière plus fusible que le fer. Il faut dire que ces sortes de ferrures n'étaient guère posées directement sur le bois; mais sur une toile, ou une peau, ou un feutre marouflé sur le vantail. D'ailleurs il en était de même pour la plupart des pentures, et l'on trouve encore les traces de ces marouflages. Les pentures de l'église d'Ébreuil, que nous avons données au commencement de cet article, sont, ainsi qu'il a été dit, posées sur une peau soigneusement appliquée sur le vantail et peinte en rouge.
Voici un exemple (fig. 18) qui fera comprendre en quoi consiste ce procédé d'application de plaques de fer battu, découpées et soudées sur une assiette de fer forgé. Soit A une bande de fer forgé. Deux lames de fer battu de 0m,002 d'épaisseur environ, a, b, et découpées suivant le tracé B (moitié d'exécution), composent une redenture à deux plans; ces lames, après avoir été rendues solidaires par des rivets, sont appliquées sur la bande de fer forgé, celle-ci étant rougie au feu. Au même moment, deux bandes de fer c, c, chauffées au rouge blanc, sont adaptées le long des rives des lames de fer découpé, puis frappées à l'étampe, qui, les soudant, leur donne une ornementation en torsade ou en demi-rond. Ces deux languettes, se soudant à la bande de fer, maintiennent les lames de fer découpées. Des trous sont alors percés au milieu des à-jour pour permettre de clouer la penture sur le vantail. Souvent des ornements de fer repoussé d, en façon de rondelles, contribuent à décorer la tête des clous.
En D, l'oeil de la penture est figuré, celui-ci étant double et le scellement portant de même un oeil. Un boulon passe à travers ces oeils, et forme une sorte de paumelle qui remplace le système de gonds indiqué dans les précédents exemples.
On ne renonçait pas absolument, pendant le XVe siècle, aux fers soudés et étampés dans la fabrication des pentures, car il existe encore bon nombre de ces ouvrages qui, sans atteindre la perfection et l'importance de ceux des XIIe et XIIIe siècles, fournissent des objets de serrurerie fort recommandables.
Si cette penture (fig. 19), dessinée à Thann (Haut-Rhin), est dépourvue de ces embrasses et de ces nerfs rapportés sur les soudures des ouvrages du XIIIe siècle; si elle est en grande partie obtenue par les moyens de découpage à chaud indiqués figure 16, ses fleurons d'extrémités sont soudés cependant aux tigettes, puis étampés et burinés après l'étampage.
Sa composition, d'ailleurs est gracieuse, et bien entendue pour maintenir ensemble et sur une grande surface les frises du vantail. Le burinage et le découpage, vers le milieu du XVe siècle, prenaient, dans les ouvrages de serrurerie, une importance d'autant plus grande, que le martelage à chaud était plus négligé. Ce qui tend à dire que les outils se perfectionnant, la main de l'ouvrier perdait de son habileté.
L'oeuvre de Mathurin Jousse fait assez connaître, cependant, qu'au commencement du XVIIe siècle encore, les maîtres serruriers avaient conservé les traditions de l'art du forgeron; et les renseignements que donne cet auteur sur les diverses natures de fer, sur la manière de traiter ce métal au feu et sur l'enclume, sont le résumé d'observations très-justes et d'une connaissance exacte de la pratique.
Ce qui mérite de fixer l'attention en dehors de la forme plus ou moins bonne donnée aux ouvrages de serrurerie du moyen âge, c'est le soin avec lequel tout est prévu pour que ces pièces aient exactement les dispositions qui leur conviennent. Quand l'architecte monte les pieds-droits d'une porte, il prévoit la place des scellements des gonds, et si même la porte est d'une grande dimension, ces gonds sont posés entre des assises, en bâtissant; quand il donne le dessin des vantaux, c'est encore en prévoyant exactement la position de toutes les ferrures, qui ne sont jamais dissimulées. Quand les ferrures sont prêtes à poser, il n'y a plus d'entailles à faire dans le bois ou dans la pierre, et chaque objet prend la place qui lui a été assignée dès le commencement de l'exécution. Ainsi, par exemple, pour des portes intérieures qui doivent battre exactement dans les feuillures, afin que la saillie de la penture ne vienne pas empêcher l'application immédiate du vantail contre le pied droit, le collet de la penture est souvent détourné.
(Fig. 20.) Dans ce cas, la dernière frise de la porte A a été rapportée après coup et maintenue avec les autres frises par des prisonniers, et sur le collet de la penture par un dernier clou B, rivé en dehors, au lieu d'être, comme les autres, rivé en dedans. Cette disposition existe déjà dès le XIIe siècle. Aussi le vantail peut-il exactement battre dans sa feuillure, sans qu'il soit nécessaire d'entailler le tableau pour loger la saillie du collet de la penture.
Il n'est pas de détail insignifiant, quand il s'agit de faire concorder les divers corps d'états à cette oeuvre commune qu'on appelle l'architecture. Les belles époques de l'art sont celles où le maître de l'oeuvre sait prévoir, dès l'origine de la structure, toutes les parties, sait leur assigner une place sans avoir à retoucher ce qui est fait. Si le dernier objet à placer dans un édifice en construction prend exactement, à l'heure dite, la position qu'il doit occuper, le constructeur est un maître. Il ne saurait se donner cette qualité, si son oeuvre ne s'élève qu'à l'aide de tâtonnements de changements perpétuels, de repentirs; s'il lui faut, pour poser ses derniers ouvrages, tels que la menuiserie et la serrurerie fine, recouper par ici ou recharger par là. Tous ces tâtonnements sont bons sur le papier, non sur le monument.
En laissant apparente toute la serrurerie fine, les maîtres du moyen âge étaient bien forcés de lui donner sa vraie place comme sa véritable forme. De plus, il leur était aisé de reconnaître si l'ouvrage était bien fait. Quand nous entaillons aujourd'hui des équerres, des pentures, des attaches de paumelles, des bandes, dans la menuiserie, et que tout cela est recouvert de trois couches de peinture, il est assez malaisé de reconnaître si ces fers ont l'épaisseur voulue, si les vis sont bien posées, et si elles ne sont point enfoncées comme des clous à coup de marteau. L'architecte, en mentant sans cesse à la forme, à la destination vraie, est la première dupe de son propre mensonge. Il est arrivé à si bien dissimuler toute chose, qu'on le trompe aisément sur la quantité ou la qualité, ou qu'on se dispense de mettre en place ce qu'il cherche si bien, lui-même, à cacher aux yeux.
Mais retournons à nos forgerons. S'ils ont façonné les pentures avec un soin particulier, ils n'ont pas moins attaché d'importance à la parfaite exécution des gonds qui les suspendent. Ces gonds sont forgés avec le meilleur fer, bien centrés, et presque toujours légèrement coniques.
Nous avons dit que pour les grandes portes battant en feuillure, les gonds sont posés en même temps que les assises des pieds-droits, dans un lit, afin d'être bien assurés du scellement. Pour les portes de moindre importance, qui doivent se développer entièrement dans des intérieurs, la feuillure étant près du parement (fig. 21), en A, le mamelon du gond doit être assez isolé pour permettre le développement total du vantail; de plus, il n'est guère possible de le sceller diagonalement dans l'angle A, parce qu'on risquerait de faire éclater la pierre du parement. Souvent alors ces gonds sont disposés ainsi que le montre notre figure. Le mamelon est muni d'une queue B avec scellement inférieur en b, qui forme ainsi comme une sorte de console, dont le dévers est arrêté par le piton c passant dans le mamelon, sous l'oeil de la penture. En D, est tracée la face de la penture sur la traverse haute t de la porte. En E, est tracée la coupe de cette traverse et des frises avec leurs couvre-joints. Par ce moyen, le poids de la porte ne risquait pas de faire fléchir l'embase du gond ou d'arracher son scellement.
Quand il s'agit de développer un vantail de volet ou de porte sur un parement éloigné de la feuillure, comme dans l'exemple fig. 22, en A, le mamelon du gond devant être placé en a, au milieu de la distance bc, il est clair que, non-seulement le collet de la penture doit être détourné en équerre, mais que l'embase du gond doit être très-allongée; alors le scellement en d ne saurait avoir aucune puissance. Le mamelon m est donc forgé à l'extrémité de la console C, qui porte son scellement e; puis un piton p entre dans la partie inférieure du mamelon, est scellé en s, et sert de rondelle à l 'oeil de la penture g: de cette façon le vantail V se développe en V', sans fatiguer l'embase allongée du mamelon et sans risquer de la desceller.
Ces exemples suffiront pour faire voir comment, dans ces ouvrages de détail, l'architecte du moyen âge apporte le soin, le raisonnement, l'attention, la logique qui président aux ensembles. Si le besoin, si la vérité, exigent l'emploi de dispositions qui attirent le regard et qui prennent de l'importance, on ne cherche pas à dissimuler ces dispositions, mais à les décorer, en leur donnant l'apparence qui signale le mieux leur raison d'être. C'est ainsi que l'art s'introduit dans tout, qu'une architecture se forme, parce qu'elle affirme sans cesse les principes vrais et sincères qui la dirigent.
Nous nous occuperons des fermetures des huis et des autres pièces de serrurerie qui sont fixées sur les vantaux des portes, soit pour les maintenir fermées, soit pour les tirer à soi.
FRÉMURES (loquets, poignées, serrures à bosse, targettes, verrous, vertevelles). Les plus anciennes serrures que nous connaissions ne datent guère que du XIIe siècle: ce sont des serrures dites à bosse, c'est-à-dire dont la boîte, relevée au marteau, avec bords en biseau, est posée sur un pallâtre 155, et dont le pêle 156 ou la gâchette est en dehors du pallâtre, de telle sorte que la bosse est à l'extérieur du vantail et le pêle à l'intérieur.
L'entrée alors est percée dans le pallâtre, au-dessus du pêle.
La figure 23 présente une de ces serrures 157. Le pêle A glisse entre deux filets rivés sur l'entrée et est maintenu par deux embrasses B également rivées. La gâche G reçoit le bout de ce pêle, lorsqu'on ferme la porte. Une poignée mobile P sert à tirer la porte, lorsque le pêle est sorti de la gâche G. Le petit bouton C sert à tirer le pêle, ou à le pousser, lorsque l'on a tourné la clef pour lever le cramponnet. La boîte ou bosse est entaillée dans le vantail V. Des filets sont rivés sur le pallâtre pour le renforcer et aussi pour guider la clef, si l'on veut ouvrir la porte dans l'obscurité. Bien entendu, tout ceci est posé à l'intérieur. Si la porte est épaisse, la boîte est noyée dans cette épaisseur et ne se voit point extérieurement. Si le vantail est mince, le fond de cette boîte est apparent à l'extérieur. Ces sortes de serrures n'ont généralement qu'une seule entrée.
La figure 24 présente le mécanisme très-simple de ces serrures. La boîte est circonscrite par les lettres abcd. Le pêle intérieur p tient au pêle extérieur P' par deux forts rivets qui glissent dans une coulisse percée à travers le pallâtre, quand on veut ouvrir ou fermer la gâchette au moyen du bouton dont nous avons parlé tout à l'heure. Si l'on veut que le pêle ne puisse plus glisser, un tour de clef fait descendre le cramponnet c, ainsi que l'indique la figure, et arrête ce pêle. Si l'on veut que la gâchette P' puisse demeurer mobile comme un verrou, un tour de clef de e en f appuie sur le ressort r, et dégage le cramponnet, qui, étant relevé, permet le jeu du pêle intérieur. Rien n'est plus simple que ce mécanisme, encore employé aujourd'hui. Ces serrures à gâchette sont les plus ordinaires, et ne changent guère de forme jusqu'au XVe siècle. Alors le pallâtre qui sert d'entrée, et sur lequel glisse la gâchette visible à l'extérieur, est parfois décoré d'ornements de fer battu et finement découpés. Entre ces ornements de fer battu et le pallâtre, est apposé un morceau de drap rouge maintenu par les rivets qui retiennent les découpures.
Il existe encore beaucoup de serrures de ce genre, et nous en donnons (fig. 25) un exemple provenant d'une des grilles de la crypte de Saint-Sernin de Toulouse 158. Ici la gâchette est enfermée dans une gaine ou coque (voy. la coupe en ab). En A, est le bouton en forme de coquille, qui permet de faire mouvoir le verrou, lorsque le tour de clef est donné. On aperçoit les petits rivets qui servent à fixer les feuilles de fer battu sur la plaque du fond d. Le morceau de drap interposé est donc visible entre les découpures. Les bords du pallâtre sont, comme dans les exemples précédents, renforcés par une baguette en façon de torsade. En B, est la poignée de tirage, et en C, le profil du bouton A. Ce genre d'ornementation produit beaucoup d'effet à peu de frais, car rien n'est plus aisé à faire, pour un ouvrier habile, que ces feuilles de fer battu et modelé au marteau, à froid. Dans cet exemple, pas de soudures, tout est rivé, excepté le bouton A et l'embase de la poignée. Les petites feuilles de la poignée B elles-mêmes sont maintenues à la boucle par des langues-de-carpe latérales, qui ont été prises dans des grains d'orge, en courbant le fer de la boucle à chaud, avant de souder ses extrémités à l'embase. Mais, avant d'aller plus loin, il est nécessaire de dire que ces sortes de frémures à gâchette n'étaient pas les seules serrures fabriquées pendant le moyen âge. La serrure à bosse, avec pêle manoeuvrant intérieurement au moyen de la clef, comme ce que nous appelons aujourd'hui serrures à pêne dormant, était déjà en usage vers le milieu du XIIe siècle. Il y avait de ces serrures à un ou deux tours; elles étaient de celles qu'on appelle treffières, c'est-à-dire ne pouvant s'ouvrir que par un côté, ou quelquefois bénardes, c'est-à-dire ayant deux entrées.
La serrure que nous donnons ici (fig. 26), et que nous avons trouvée encore attachée à la porte d'une maison d'Angers datant de la fin du XIIIe siècle, est à deux entrées. La porte, battant en feuillure, sans bâti dormant, et cette feuillure étant large et profonde (0m,05, voyez en a); pour que la main ne soit point gênée par le tableau lorsqu'on tourne la clef, la boîte de la serrure est éloignée de la rive de la porte (voyez la section horizontale A), et le pêle glisse dans une gaine ou coque extérieure B, avant de s'engager dans la gâche C. La serrure est posée à l'intérieur du vantail, et, à l'extérieur, est une entrée de fer battu. La coque du pêle D est, par conséquent, posée de même en dedans du vantail. La boîte ou bosse, biseautée sur trois côtés, est rivée au pallâtre E, lequel est maintenu sur le vantail par un grand nombre de clous passant par les trous percés dans ses débords découpés. Les rivets qui maintiennent les ressorts et leurs brides sont piqués dans le pallâtre, mais ceux des estoquiaux sont rivés également sur la bosse de la serrure, et se combinent avec sa décoration, consistant en des brindilles, des filets et des gravures. Une brindille en forme de V guide le panneton de la clef dans son entrée; une autre brindille, soudée à sa base sur un filet inférieur en torsade, donne de la force à la boîte et de la prise aux rivures des estoquiaux, car alors on n'employait point de vis dans les serrures.
En G, est présenté l'intérieur de la serrure; en b, l'entrée du panneton avec ses fouets piqués sur le pallâtre; en c, les estoquiaux qui servent à maintenir la bosse de la serrure sur le pallâtre; en d, le pêle avec ses cramponnets et ses ressorts. Le pêle est supposé fermé à un tour.
Dès le XVe siècle, on trouve déjà des serrures dites à clenche ou loquet. Ces serrures possèdent, outre le pêle dormant, un loquet monté sur le pallâtre, au-dessous du pêle, et s'ouvrant au moyen d'un bouton ou d'une bascule. Il existe encore une serrure de ce genre sur la porte de fer qui donne entrée dans le cabinet de Jacques Coeur, dépendant de l'hôtel de ce nom, à Bourges. Sur le pallâtre est monté un pêle dans le genre de celui décrit ci-dessus, mais à un seul tour, et au-dessous du pêle manoeuvre un loquet à ressort, s'ouvrant du dedans par une bascule, mais pouvant s'ouvrir du dehors que par une clef; si bien que du dehors, tirant la porte à soi, elle est fermée sans qu'il soit besoin de donner un tour de clef pour pousser le pêle dans la gâche.
Il existait même des serrures qui ne se composaient que d'un loquet pouvant, au besoin, être rendu immobile, et qui tenaient lieu de nos serrures appelées à tour et demi.
Voici (fig. 27) une assez jolie serrure de ce genre, datant de la fin du XIVe siècle, et que nous avons dessinée sur une porte d'une maison de la ville de Lalinde (Dordogne). Le mécanisme que donne notre figure se compose d'un loquet à fléau A monté sur un tourillon a. Un ressort B maintient ce loquet dans la position horizontale; alors son extrémité c est engagée dans une gâchette retournée et montée sur le dormant ou dans la feuillure. Si l'on veut que la porte reste fermée comme elle le serait au moyen d'un pêle, on donne un tour de clef de d en g, et alors on a fait descendre le râteau h de telle sorte qu'il appuie sur la queue du loquet en i; dès lors ce loquet ne peut basculer. Si l'on veut que le loquet reste mobile, on donne un tour de clef de g en d. Le râteau h se relève en pivotant sur son axe s, et le fléau est mobile, comme l'est le pêle d'une serrure demi-tour. Il suffit de relever la queue e du fléau pour que son extrémité c échappe la gâchette. Poussant le vantail, la serrure se ferme seule.
Voici (fig. 28) la boîte de cette serrure à clenche. On voit en A la queue du fléau qui, dépassant la boîte ou bosse de la serrure, permet de faire échapper le pêle a de la gâchette b que nous avons figurée au-dessous de sa place pour faire voir l'extrémité du fléau. La bosse de la serrure étant posée en dedans de la pièce, il y a en dehors une bascule B' (B' en profil), qui permet de relever la queue du fléau lorsque le tour de clef ne l'a pas rendu immobile dans sa gâchette. En D, est tracée la platine sur laquelle est montée la bascule B. Comme dans les exemples précédents, les ornements qui garnissent la bosse reçoivent les rivures des pièces intérieures et leur donnent plus de force que si elles étaient faites simplement sur le fond de la boîte. Les bords de celle-ci sont encore garnis de filets saillants dentelés au burin, qui lui donnent une grande résistance.
Ces ouvrages de serrurerie ne sortent pas de l'ordinaire, et nous les choisissons exprès parmi les exemples de fabrication commune. Nos musées renferment encore bon nombre de serrures du XVe siècle qui sont d'une richesse de composition et d'une perfection d'exécution bien supérieures à ces derniers exemples. Mais nous ne devons envisager l'art de la serrurerie qu'au point de vue de son application à l'architecture, et, par conséquent, ne pas chercher à reproduire des oeuvres exceptionnelles réservées pour des meubles de luxe. Il s'agit de faire ressortir les procédés de fabrication employés par les serruriers pendant le moyen âge, et de donner l'idée des formes qu'ils avaient su donner à la matière employée.
C'est peut-être dans les ouvrages de serrurerie que l'on trouve l'expression la plus nette de l'esprit logique des artistes et artisans du moyen âge. Le fer n'est point une matière qui se prête facilement aux à-peu-près. Dans l'art du serrurier, chaque partie doit avoir sa fonction, posséder le degré de force nécessaire, sans excès, car le travail de ce métal est cher et pénible, surtout si l'ouvrier ne possède aucun des engins puissants qui sont aujourd'hui à notre disposition, et qui trop souvent viennent suppléer aux défauts de conception du maître ou à la maladresse du forgeron. Quand le serrurier n'avait ni la lime, ni les machines à raboter, ni les cylindres, ni même la vis, et qu'il lui fallait assembler des pièces offrant une très-faible prise, son esprit était naturellement porté à s'ingénier, à chercher des procédés compatibles avec la matière et la façon de l'employer. Nous ne prétendons pas dire qu'il faille repousser les moyens mécaniques que fournit l'industrie moderne, mais il est fâcheux souvent que l'étendue et la puissance de ces ressources rendent l'esprit du constructeur paresseux, s'il s'agit de combiner des ouvrages de serrurerie en raison de la matière et des principes de structure que sa nature impose forcément.
Les habitudes introduites dans l'architecture, depuis le XVIIe siècle, par le faux goût classique, nous ont appris, avant toute chose, à mentir. Simuler la pierre ou le bois avec le plâtre, le fer forgé avec la fonte, la charpente de bois en employant la ferronnerie; dissimuler les nécessités de la structure; torturer toute matière pour lui donner une apparence qui ne lui convient point, c'est à peu près ce en quoi consiste l'art de l'architecte pour un certain nombre d'artistes et pour une grande partie du public; et il faut avouer que les développements de l'industrie appliquée aux travaux de bâtiment favorisent ces supercheries. Ayant moins de ressources matérielles à leur disposition, nos artisans du moyen âge étaient bien forcés de demander à leur intelligence ce que ne pouvait leur fournir une industrie dans l'enfance. Au total, l'art n'y perdait pas. L'oeuvre de pacotille, vulgaire quant à la forme, vulgaire quant à la conception, n'existait pas et ne pouvait exister. Elle était simple ou riche, pauvre ou luxueuse, mais elle était toujours le produit d'un effort de l'intelligence développée en raison de l'objet propre, et cet effort se reproduisait chaque jour, et chaque jour avec un perfectionnement ou une plus complète expérience. Il ne s'agissait pas de livrer à une machine un morceau de matière qu'elle rend brutalement sous la même forme, il fallait que l'intelligence et la main de l'artisan se missent à l'oeuvre; et ne fût-ce que pour obéir à ce sentiment naturel à l'homme qui le pousse à chercher sans cesse le mieux, cet artisan, même en se copiant, introduisait sans cesse dans son oeuvre, soit une idée plus complète, soit un calcul plus judicieux, soit une exécution plus logique, plus simple et plus près de la perfection. Nous ne demandons pas qu'on brise les machines, mais nous voudrions qu'elles ne prissent pas la place de l'intelligence.
Plus la matière est revêche, plus, lorsque l'homme la travaille, doit-elle s'empreindre de la marque de sa volonté. Elle n'exprime la puissance de cette volonté que si l'artisan tient compte des propriétés mêmes de cette matière, que s'il la rend docile en manifestant clairement ces propriétés. Si l'homme, à force d'industrie, parvient à nous faire prendre un morceau de fer pour un morceau de bois, et, du détail à l'ensemble, une oeuvre de ferronnerie ou de charpente pour une oeuvre de maçonnerie, nous disons qu'il emploie mal son intelligence, et qu'il abuse de la matière au lieu de l'utiliser.
Dans tous les exemples de serrurerie présentés plus haut, on a pu observer que jamais les pentures, les attaches ou entrées des serrures, etc., ne sont entaillées dans la menuiserie. Le bois reste intact, la serrurerie se pose à la surface sans l'entamer. Il y avait dans cette méthode un avantage au point de vue de la fabrication, c'est qu'il fallait que ces ouvrages de serrurerie, destinés à rester apparents, fussent façonnés avec soin et fussent solides: au point de vue de l'art, l'avantage était au moins aussi important, car l'artisan s'ingéniait à trouver les combinaisons décoratives convenables en raison de la matière, de l'objet et de la place. La forme adoptée, étant vue toujours, devait être agréable et indiquer la fonction. Si, au contraire, on noie dans le bois la plus grande partie des objets de serrurerie fine, ce que nous appelons aujourd'hui la quincaillerie, il importe peu que ces objets revêtent une forme convenable ou agréable; il devient même assez difficile de reconnaître si ces objets sont bien fabriqués, ou grossiers ou vicieux, car l'architecte ne peut voir une à une toutes les paumelles, équerres, ou serrures d'un grand bâtiment, avant leur pose. Les attaches de ces objets étant noyées dans la menuiserie, puis recouvertes de peinture, les défauts sont masqués et ne se dévoilent que par les accidents qu'ils occasionnent. Ainsi, en arrivant à dissimuler une bonne partie des objets de serrurerie aux yeux, on a provoqué les malfaçons, les négligences, la fraude. À menteur, menteur et demi: c'est trop naturel. Pour satisfaire aux règles imposées par le classicisme majestueux qui nous dominait si fort, l'architecte dissimulait et dissimule encore des escaliers, des tuyaux de cheminée, des conduites d'eau et (descendant aux détails) des ferrures nécessaires. Jugeant, non sans raison, que ce qui doit être dissimulé ferait tout aussi bien de ne pas être, ou tout au moins de n'exister qu'à l'état incomplet, les metteurs en oeuvre ne se font pas faute de falsifier ou d'omettre cette marchandise qu'une majestueuse pudeur voudrait soustraire aux regards. Aussi est-il souvent nécessaire, aujourd'hui, de rappeler les serruriers dans une bâtisse nouvellement terminée, pour réparer toute la quincaillerie si bien dissimulée sous la peinture et même la dorure 159: car, après tout, il faut qu'une porte ou une croisée roule sur ses gonds, ses charnières ou ses paumelles; qu'un verrou et une serrure fonctionnent; que les vis aient de la prise, et les fers de la quincaillerie une épaisseur convenable pour résister à l'usage.
Lorsque toutes les parties de la serrurerie fine étaient apparentes; lorsque même, étant apparentes, elles contribuaient à la décoration, force était de leur donner une forme en harmonie avec leur destination, et de veiller à la bonne exécution d'ouvrages que l'oeil le moins exercé pouvait vérifier sans cesse. Moins préoccupés du majestueux que nous ne le sommes, les maîtres du moyen âge cherchaient, pour les ouvrages de quincaillerie, les combinaisons les plus simples, sans jamais les dissimuler, et parfois ces ouvrages sont de véritables chefs-d'oeuvre, en ne considérant que la forme d'art adaptée à l'usage.
En fait d'objet de serrurerie, rien n'est plus simple que l'ancien loquet à battant ou fléau; et cependant, pour qu'un de ces loquets fonctionne bien et longtemps, il faut qu'une platine garnisse le vantail, afin d'empêcher le frottement du fléau sur le bois; que la bascule ou pouçoir agisse sans effort sous la pression du doigt; que le fléau ait un poids convenable pour retomber dans son mentonnet, etc.
Dans l'exemple que nous donnons ici (fig. 29) 160, le fléau pivotant sur le boulon A, muni d'une double rondelle, l'une sur le bois, l'autre sous la tête du boulon, tombe dans son mentonnet B, si l'on pousse le vantail, en glissant sur le plan incliné de ce mentonnet. Un support C, rivé à la platine, muni d'un double oeil, reçoit le pouçoir D. À l'extérieur, un autre pouçoir E, figuré en E', passe à travers le vantail, et vient poser son pied-de-biche sous le fléau, à côté de celui de l'intérieur. Du dehors il suffit d'appuyer sur le pouçoir E et de pousser la porte, pour l'ouvrir; mais à l'intérieur, comme il faut tirer le vantail à soi, le support C permet de passer l'index entre lui et la platine, d'appuyer le pouce sur le pouçoir D, et de tirer la porte en même temps que l'on fait lever le fléau. La platine est découpée de façon à composer une ornementation qui s'accorde avec la place des clous. En G, nous donnons deux autres formes de pouçoirs, et en H, deux pouçoirs qui, au lieu d'être posés l'un à côté de l'autre, agissent, celui du dehors sous le pied-de-biche de celui du dedans.
Quoique presque toute la quincaillerie ancienne ait été détruite, il nous en reste encore des exemples assez nombreux pour faire connaître avec quel soin relatif elle était, traitée même dans les bâtisses les plus ordinaires. Des serrures, des poignées, des loquets que l'on découvre encore attachés à de vieilles portes de maisons, d'hôtels et d'églises du moyen âge, dévoilent une industrie pleine de ressources. La variété des formes de ces objets est assez grande pour qu'il nous soit impossible de présenter à nos lecteurs un spécimen de chacun d'eux; nous devons nous borner aux plus essentiels. Peut-être même pensera-t-on que nous nous étendons trop sur ces ouvrages de serrurerie fine; mais on est si disposé à croire à l'imperfection grossière des industries du moyen âge, qu'il nous a paru nécessaire d'en montrer les produits, non point destinés à des monuments luxueux, mais à des habitations ordinaires. L'industrie de la quincaillerie était très-développée déjà en France au XIVe siècle, mais aussi en Suisse, en Bavière, en Bohême, sur les bords du Rhin, tandis qu'à cette époque elle était encore restée barbare en Italie. Ce ne fut que vers le milieu du XVe siècle que les villes italiennes se mirent à leur tour à fabriquer des objets de fer d'une grande finesse d'exécution et d'une assez bonne composition. Il faut dire cependant que jamais, dans la Péninsule, cette belle industrie ne sut allier l'art à la nécessité, au besoin, comme surent le faire les artisans de France. Les formes de la serrurerie fine d'Italie, très-heureuses souvent, ont le défaut de ne s'accorder nullement avec l'objet. Pour notre part, dans tout ce qui touche à l'art de l'architecture, nous pensons qu'une exécution séduisante seule, si le raisonnement n'est pas intervenu, si la concordance entre la forme et le besoin tracé fait défaut, ne saurait constituer une oeuvre complète. Nous avons pour nous les Grecs de l'antiquité; tous les objets qu'ils nous ont laissés sont profondément pénétrés de ce double caractère: une expression très-vive et très-juste; une exécution en rapport avec l'objet et sa destination.
Cette serrure à bosse et à pêle dormant (fig. 30), dont le pallâtre est découpé de manière à bien s'attacher au vantail, dont la face externe est décorée de feuilles de fer battu, avec tigettes guidant la clef dans l'entrée, avec embase renforcée pour résister à une pesée, ainsi que le fait voir la section A, a certainement une forme parfaitement appropriée à l'objet et à la nature de la matière employée. Ces feuilles donnent de la prise aux rivures du mécanisme, et décorent la plaque de tôle en la mariant, pour ainsi dire, au bois qu'elle recouvre. L'entrée B, légèrement entaillée dans le vantail, ainsi que le montre la section C, n'est-elle point une jolie composition indiquant bien la matière employée, se prêtant exactement à la fonction qu'elle remplit? Les artisans du XVe siècle qui ont fabriqué ces objets usuels ne nous font-ils pas voir qu'ils ont raisonné, qu'ils ont laissé sur ces morceaux de fer assemblés la trace de leur intelligence et de leur goût 161?
Cet anneau de tirage (fig. 31), dont le fond, sous les feuillages de fer battu, est garni de drap rouge, n'est-il pas une composition charmante, décorative 162?
Un morceau de drap rouge garnit également le fond sous le feuillage de l'embase de la serrure précédente (fig. 30).
Outre les divers genres de serrures dont nous venons de présenter des exemples, on employait encore, pour fermer les vantaux de grandes portes, de longs verrous, avec moraillon. Ces verrous, poussés en dedans, ne pouvaient, bien entendu, s'ouvrir du dehors, comme les serrures à double entrée. Ils servaient à barrer les portes charretières, les grandes portes d'églises, les vantaux de portes d'enceintes, et ne laissaient rien apparaître au dehors. La barre horizontale, formant verrou, glisse dans deux pitons ou deux embrasses fortement attachées au vantail, et s'engage dans une gâche, si le vantail bat en feuillure, ou dans un troisième piton, si les vantaux sont doubles. Le verrou poussé, l'auberon du moraillon tombe dans une auberonnière percée dans la boîte de la serrure, au-dessus de l'entrée. Un pêle passe dans l'auberon au moyen d'un tour de clef, si l'on veut que le verrou reste fixe. Ces sortes de verrous avec serrure à bosse avaient nom vertevelles.
La figure 32 présente une vertevelle. Le verrou A est forgé à pans et non cylindrique, ce qui facilite le glissement dans les embrasses ou pitons. L'auberon est supposé entrer dans l'auberonnière, et la serrure fermée. Si la porte est à un seul vantail, à la place du piton B est une gâche scellée dans la feuillure de pierre, ou fixée au dormant de bois. Après que l'embrassé B'' a été coulée dans la barre, la tête C de celle-ci a été forgée et burinée. Cette tête sert à tirer le verrou, lorsque le moraillon est soulevé. Un arrêt E, forgé avec la barre, arrête le verrou, de façon que son extrémité D ne puisse échapper l'oeil de l'embrasse F.
Ces vertevelles ne sont pas rares, et beaucoup de vieilles portes en possèdent encore. Celle-ci était placée à l'intérieur de la porte de l'église de Savigny-en-terre-pleine (Yonne) 163; mais le verrou tombait dans une gâche scellée au trumeau.
Outre ces verrous horizontaux formant barres, il fallait munir les vantaux, qu'ils fussent simples ou doubles, de verrous bas, verticaux, tombant dans une gâche scellée dans le seuil, tant pour empêcher les vantaux de gauchir que pour rendre une effraction beaucoup plus difficiles. Ces verrous se composent d'une barre de fer verticale glissant dans deux embrasses rivées sur des platines. À sa partie supérieure, la barre est munie d'un anneau mobile qui permet de la soulever et de faire sortir son extrémité inférieure de la gâche.
La figure 33 présente un de ces verrous, dont la forme est bien connue. Lorsqu'il est soulevé et qu'on ouvre le vantail, pour que la partie inférieure de la barre ne traîne pas sur le sol, on passe l'anneau dans le crochet A 164. On façonnait aussi des verrous hauts, pour maintenir la partie supérieure du vantail, dont l'anneau était remplacé par un moraillon, ou par un piton dans lequel entrait la barre du verrou horizontal. Mais ces verrous hauts se manoeuvraient difficilement, on leur préférait les fléaux horizontaux ou verticaux.
On apportait, pendant le moyen âge, une attention particulière à la ferrure des vantaux de portes fortifiées. Il n'est resté en place qu'un bien petit nombre de ces ferrures antérieures au XVIe siècle; mais, par les scellements, on peut juger de l'importance des moyens de fermeture employés pendant les XIIIe, XIVe et XVe siècles pour les portes de villes et de châteaux. Certains vantaux 165 étaient maintenus au moyen de deux barres de bois rentrant dans le mur, d'une barre fixe tenant à un vantail (voyez BARRE), d'un verrou haut, d'un verrou bas et d'une vertevelle. L'emploi fréquent des engins de guerre pour lancer des projectiles, la manoeuvre des ponts à bascule, des ponts-levis, des herses, avaient familiarisé les serruriers avec certains moyens mécaniques assez simples comme principe, ingénieux cependant, puissants et pratiques. Alors on ne songeait pas, comme aujourd'hui dans la serrurerie fine, à cacher les mécanismes; ils étaient au contraire apparents, et à cause de cela même d'un entretien facile. L'habitude que l'on avait prise, dans toute place forte, de faire manoeuvrer de grandes pièces de charpente avec rapidité, exigeait une certaine précision dans les ouvrages de serrurerie et une grande solidité. Les grands verrous à crémaillère, pour fermer des vantaux de portes très-lourds et d'une hauteur de 4 à 5 mètres, étaient usités. Nous avons vu de ces verrous attachés, il y a quelque vingt ans, à des vantaux de portes de villes, notamment à Verdun. Il en existe encore en Allemagne, à Nuremberg.
La figure 34 explique le système adopté. Un lourd verrou de fer carré est maintenu au sommet du montant du vantail par quatre embrasses a. Sur les flancs de ce verrou sont fortement cloués deux paliers b, recevant entre eux un levier à engrenage c, lequel roule sur un axe d. Deux dents d'engrenage tiennent au verrou et s'engagent entre les trois dents du levier. À l'extrémité de celui-ci est un boulon traversant la fourchette d'une tige t de fer tordu, descendant à portée de la main et terminée à sa partie inférieure par une poignée p, munie d'un moraillon e. En tirant la tige de haut en bas, on fait naturellement glisser le verrou, qui entre alors dans sa gâche g; en poussant au contraire la tige de bas en haut, on fait sortir le verrou de sa gâche. Quand le verrou est poussé dans sa gâche, on enfonce l'auberon e du moraillon dans l'auberonnière d'une serrure qui reçoit également l'auberon d'un verrou horizontal. Un tour de clef empêche qu'on ne puisse faire manoeuvrer et ce verrou et la tige. Ce n'est là, de fait, qu'une sorte de crémone puissante dont le mécanisme agit perpendiculairement à la face du vantail, au lieu d'agir parallèlement à cette face. En A, est figuré le mécanisme en perspective, la tige ayant été tirée de haut en bas pour faire glisser le verrou dans sa gâche. Deux petits cylindres h, ou rouleaux libres sur un axe, noyés dans le vantail, sous le verrou, empêchent le frottement de celui-ci sur le bois, occasionné par la pression de l'engrenage, et facilitent singulièrement la manoeuvre, soit pour ouvrir, soit pour fermer. La torsion du fer carré de la lige t donne à celle-ci le roide nécessaire pour qu'elle ne ploie pas, si elle est longue, lorsqu'il s'agit de la pousser de bas en haut pour ouvrir le verrou. À coup sûr, tout cela n'est pas de la mécanique bien avancée, mais c'est ingénieux, solide, apparent, facile à réparer, et pouvant être exécuté par le premier forgeron venu.
On ne saurait trop regretter la disparition journalière de tous ces objets de serrurerie du moyen âge dans nos anciens édifices civils, religieux ou militaires. On en trouvait encore beaucoup il y a vingt et trente ans; ils sont aujourd'hui devenus très-rares. Usés, hors de service, attachés à des bois vermoulus, on les jette à la ferraille habituellement, lorsqu'on fait des réparations. Il eût été cependant intéressant et utile de recueillir ces objets dans un musée, qui serait très-riche maintenant et fort instructif pour nos artisans de ferronnerie. Mais nous n'en sommes pas arrivés à considérer les musées comme des collections d'une utilité réelle pour notre industrie, ce ne sont encore en France que des amas d'objets destinés à satisfaire la curiosité des amateurs ou des archéologues, ou encore des lieux d'étude pour les artistes, peintres et statuaires. L'art ne vit cependant chez un peuple que quand il a pénétré partout, quand on le trouve aussi bien sur la cheminée d'un grand seigneur que sur la table de cuisine de l'ouvrier, sur le marteau de la porte d'un palais que sur la targette de l'humble croisée du petit bourgeois, sur la poignée de l'épée du général que sur la plaque de ceinturon du soldat. Si vulgaires que soient les objets de serrurerie du moyen âge, l'art approprié à la matière, y trouve sa place; l'art était un besoin pour tous, non une affaire de luxe réservée pour quelques privilégiés. Ce qu'on ne trouvait point alors, c'est l'art de pacotille, l'apparence du luxe donnée à un objet de peu de valeur.
Nous avons montré un certain nombre d'exemples de fermetures de vantaux de portes. Les exemples de fermetures de croisées sont beaucoup plus rares; cette menuiserie, plus légère que celle des vantaux, plus exposée aux intempéries, a été détruite plus rapidement. Il nous faudra fouiller dans les vieilles ferrailles pour trouver quelques restes de fermetures de croisées. L'intérêt qui nous a toujours paru s'attacher à l'ancienne fabrication du fer, alors même qu'on vendait partout les plus belles ferronneries forgées, pour leur substituer des fontes d'un si triste goût, nous a poussé, il y a déjà longtemps, à recueillir bon nombre de dessins de ces vieilles ferrures si fort méprisées, ferrures qui ont disparu sous la main de la plupart des restaurateurs de châteaux depuis trente ans. C'est ainsi qu'au château de Chastellux, près de Carré-les-Tombes (Yonne), on voyait encore en 1839 des châssis de croisées du XIVe siècle armés de leurs grands verrous. Il est vrai que ces ferrures étaient hors de service, les châssis étant complétement pourris et doublés par des volets fixes, mais les pièces de leur mécanisme très-simple étaient toutes conservées.
Ces verrous..., plutôt ces crémones (fig. 35), consistaient en une tige de fer méplat de 0m,02 (9 lignes) sur 0m,011 (5 lignes). À cette tige était adaptée une poignée a (voyez l'ensemble A). En bb, la tige formait des boucles dans lesquelles passaient les queues en volutes de deux loqueteaux. En haussant la tige, on faisait échapper les loqueteaux de leurs mentonnets; en la baissant au moyen de la poignée a, on faisait rentrer ces loqueteaux dans leurs mentonnets: alors le pied de la tige, formant verrou, entrait dans une gâche inférieure d. Des embrasses e retenues par deux pattes, et des embrasses f retenues par une seule, maintenaient la tige et dirigeaient son mouvement. Des détails vont faire saisir le système adopté dans la façon de cette crémone. En B, est la section du montant du châssis, avec la boucle de la tige en E, la queue du loqueteau passant dedans en F, le boulon à clavette servant de pivot à ce loqueteau en C, et le mentonnet en D. En G, est tracée la face d'un des loqueteaux avec sa queue passant dans la boucle de la tige. Le tracé ponctué indique la position que prend le loqueteau, lorsqu'on fait glisser la tige de bas en haut par le moyen de la poignée P. En G', est tracée la coupe du loqueteau avec la boucle de la tige, et en g le mentonnet. En H, est figurée une embrasse à deux pattes; en I, à une seule patte, la section de celle-ci étant en i. On observera que ces embrasses à une seule patte sont ainsi façonnées pour ne prendre que le plein bois du châssis. En K, est représentée l'extrémité inférieure de la crémone avec son embase L servant de gâche et clouée sur la traverse basse du dormant. Un tracé perspectif M explique la position du loqueteau et de sa queue engagée librement dans la boucle de la tige.
Cette crémone maintenait donc le châssis dans son dormant au moyen de trois fermetures, deux loqueteaux latéraux et un verrou bas. À l'aide des mentonnets et de la gâche inférieure, ce châssis pouvait même être rappelé, s'il venait à gauchir. Le forgeron avait donné à la poignée P une forme qui permettait de faire glisser la tige aussi bien de bas en haut, pour ouvrir, que de haut en bas, pour fermer. Les tiges étaient forgées assez grossièrement entre les parties destinées à couler dans les embrasses, mais la poignée, les loqueteaux, les embrasses, étaient façonnés au marteau et au burin avec le plus grand soin.
La figure 36 présente divers fragments de serrurerie appartenant au milieu du XVe siècle environ. En A, est un débris de crémone dépendant très-probablement d'une croisée 166; une poignée B, dépendant de la même crémone, faisait mouvoir les deux bielles a attachées à un axe O, et, par suite, les deux tiges C C' en sens inverse. En appuyant sur la poignée de haut en bas, la tige C s'élevait et s'enfonçait dans une gâche supérieure; la tige C' s'abaissait et tombait dans une gâche inférieure, comme le font les tiges de nos crémones modernes. En D, est tracé le profil du mécanisme, avec le boulon et sa clavette; en B', la face de la poignée; en E, une des embrasses très-finement composées et forgées.
Une autre embrasse avec platine, appartenant également au XVe siècle et ayant dû servir à diriger une tige de verrou ou de crémone, est figurée en G 167.
En H, nous présentons encore un excellent système de loqueteau à bascule employé fréquemment au XIVe et au XVe siècle pour fermer de petits châssis de croisée. Le mentonnet est entaillé et fortement cloué sur le côté du dormant, dans sa feuillure. La main a une grande force pour ouvrir ou fermer ce loqueteau à bascule, par le moyen de ce levier détourné, et saillant assez pour éviter le froissement des doigts contre le bois du châssis. De plus, ces loqueteaux rappellent très-énergiquement les châssis dans leur feuillure.
Le tracé perspectif K donne une très-jolie poignée de porte de la même époque et attachée sur un vantail intérieur de l'église Saint-Pierre, à Strasbourg. Ces sortes de poignées, assez communes en Alsace, se composent de deux tiges horizontales hh, qui passent à travers le vantail et sont rivées de l'autre côté sur une platine. Un cylindre de fer battu l, orné de moulures et de divers ornements, est, d'autre part, rivé à ces deux tiges horizontales. Un rinceau à travers lequel passent les tiges tient lieu intérieurement de platine et est cloué sur le vantail. En L, nous donnons le profil du cylindre, et en N le plan du bouquet supérieur n, lequel est composé de deux petites plaques de fer battu rivées en croix et formant bouton, et de quatre feuilles découpées dans un cornet également de fer battu. Sur chacune des folioles est rivée une fine tigette avec un bouton, à peu près comme la graine du tilleul est attachée à son support. Tous ces derniers ouvrages de serrurerie sont exécutés avec une grande perfection.
Il nous reste à parler, en fait de suspension et de fermeture d'huis, des targettes, des paumelles, charnières, équerres, etc. On donne le nom de targettes à de petits verrous adaptés à des châssis de croisée, lorsqu'ils n'ont qu'une faible dimension; à des vantaux de volets ou d'armoires. Très-rarement, pendant le moyen âge, jusqu'au XVe siècle, les châssis de croisée avaient-ils des dimensions dépassant en hauteur trois ou quatre pieds sur deux ou trois pieds de largeur, puisque les fenêtres étaient divisées par des meneaux verticaux et des traverses de pierre (voyez FENÊTRE, MENUISERIE). Dès lors, pour fermer des châssis d'une dimension si médiocre, il n'était besoin que de targettes, et l'emploi des crémones ou grands verrous hauts et bas n'était guère commandé. Aussi les targettes sont-elles beaucoup plus communes, dans les édifices publics ou privés anciens, que les crémones ou fléaux. Quant aux fermetures auxquelles on donne le nom d'espagnolettes, leur emploi ne date, en France, que du XVIIIe siècle. Les espagnolettes remplacèrent, pour fermer les châssis de croisée d'une grande dimension et à deux vantaux, les verrous hauts et bas, les fléaux, les barres, les crémones combinées comme celles présentées ci-dessus. Il ne faut point oublier que pendant le moyen âge, on ne faisait pas de châssis de croisée à deux vantaux, puisque les fenêtres étaient garnies de meneaux de pierre, si elles dépassaient une dimension médiocre. Les crémones que nous avons données figures 35 et 36 étaient posées sur des châssis à un seul vantail, et les retenaient dans leur dormant, ou simplement dans la feuillure de pierre du meneau. De nos jours on a abandonné l'espagnolette pour revenir aux crémones, qui ne sont point cependant d'invention moderne, et qu'on n'a jamais cessé d'employer en Italie et dans certaines parties de l'Allemagne.
Les targettes donc étaient la fermeture ordinaire des châssis d'une petite dimension; on en plaçait une ou deux dans la hauteur du battement, et quelquefois ces targettes fermaient en même temps et la croisée et le volet intérieur, ainsi que nous le verrons tout à l'heure. On trouve une grande variété de targettes, et il semble que les serruriers se soient plu à donner à cet ustensile vulgaire les formes les plus originales et les plus gracieuses.
Voici (fig. 37) quelques exemples de ces targettes fixées à des châssis de croisée. La targette A 168 se compose d'une coque à section trapézoïde, dans laquelle glisse un pêle à section pareille, ont les angles aigus sont abattus. La coque est fendue sur sa face, de manière à laisser passer un piton tenant au pêle auquel est rivée librement une poignée mobile. Deux filets-embrasses, avec talons a, renforcent la coque le long de ses rives, et permettent de la fixer au battement de la croisée au moyen des pointes b qui sont rabattues en dehors. Le pêle entre simplement dans une platine à gâche fixée au meneau, car ici la croisée ne possède pas de dormant. Cette autre targette B est dans le même cas: son pêle tombe dans une platine à gâche; sa coque est maintenue, comme la précédente, à la traverse du châssis par deux embrasses à pointes. La poignée, au lieu d'être mobile, consiste en un animal finement forgé et buriné, qui, étant bien en main, facilite le tirage ou la poussée 169. En d, la targette est présentée de profil; en e, de face (l'animal étant supposé enlevé). Le tracé g donne sa section. Le piton de la poignée mobile de la targette A et la poignée fixe de la targette B sont rivés aux pêles avant que les platines formant fond aient été elles-mêmes rivées aux coques: cela est tout simple.
La targette C appartenait à un châssis de croisée muni d'un dormant, puisque la gâche h existe 170, et était encore fixée à ce dormant. La poignée, en façon de jambe, est mobile (voyez la section l). La coque n'a pas la forme d'un trapèze, mais d'un parallélogramme; elle n'est plus fixée par des embrasses à pointes, mais par des clous passant à travers les débords de la platine de fond, à laquelle sont rivées les embrasses. Comme précédemment, cette platine de fond n'a été fixée que quand le pêle a été ajusté dans le devant de la coque et que le piton portant la goupille de la poignée a été rivé. Ces objets sont délicatement travaillés, en bon fer et solidement faits.
Mais les châssis de croisée, pendant le moyen âge, étaient le plus habituellement munis de volets intérieurs qui se fermaient par parties, de manière à donner plus ou moins de jour dans les appartements (voyez MENUISERIE, fig. 20). Ces volets étaient ferrés sur les dormants, mais plus habituellement sur les châssis ouvrants, de manière qu'il ne fût pas nécessaire de développer le vantail préalablement, pour ouvrir la fenêtre. Dans le premier cas, les targettes étaient disposées de telle manière qu'il fallait absolument ouvrir les volets pour ouvrir la fenêtre, afin de ne pas risquer, par inadvertance, de forcer les paumelles ou les pivots du châssis de croisée; mais aussi ces targettes fermaient-elles, au besoin, le châssis de croisée et les volets, soit un, soit deux, suivant le besoin.
La figure 38 nous montre une de ces targettes 171. Cette fois, le pêle ne glisse pas dans une coque, mais, fendu dans sa longueur, des deux côtés de la poignée, il laisse passer dans chacune de ses coulisses deux clous-guides a, terminés par une pointe double rivée sur le bois de la traverse du châssis, en dehors. La gâche b est fixée au dormant, mais de façon que le pêle de la targette dépasse la largeur de cette gâche de la course ef. Ce pêle est muni de deux oreilles h h' (voyez la section en h'') évidées par-dessous. Quand on veut fermer un volet v, on a poussé la targette au bout de sa course, comme le montre le tracé; on fait battre le vantail du volet, dont les angles sont munis de pannetons p; puis on ramène la targette en arrière de la portion de course fe: alors l'oreille h' appuie sur le panneton p. Voulant fermer les deux portions de volets à la fois, l'oreille h appuiera de même sur le panneton de l'angle inférieur du volet supérieur. Il est clair que dans ce cas, pour ouvrir la fenêtre, il faut ouvrir les volets, puisque l'épaisseur de ceux-ci empêche le pêle de la targette de sortir de sa gâche. En A, est tracée la section de cette targette avec l'un des volets fermés, et en B, la façon dont le panneton est fixé par des clous à l'angle du volet.
Il n'est guère besoin de dire que, dans ces sortes de châssis de croisée, il y a une traverse entre chaque volet, et qu'il y a autant de targettes qu'il y a de traverses. Le pêle à coulisses glisse sur une platine dont les débords d sont munis de clous.
Quand les volets sont ferrés sur le châssis de croisée, et non sur le dormant, ils sont maintenus souvent par des targettes spéciales qui permettent d'ouvrir la croisée sans développer les volets.
Voici encore (fig. 39) un système de fermeture de croisées avec volets, qui était adopté au XVe siècle, dans les provinces du Nord, où, à cette époque, l'industrie de la quincaillerie était fort développée. Ce système consiste en une tige verticale (voyez l'ensemble du battement de croisée en A), munie à ses extrémités de pignons qui font mouvoir deux targettes, l'une haute, l'autre basse, à crémaillère. Des mentonnets, au nombre de quatre, rivés à la tige, entrent dans des boucles attachées aux angles des deux volets fermant séparément les deux panneaux vitrés de la croisée. Une poignée permet de faire tourner la tige verticale sur son axe suivant un quart de cercle. En tournant, cette tige pousse les targettes dans leurs gâchettes scellées dans la feuillure de pierre, et engage les mentonnets dans les boucles des volets, si l'on veut les fermer, comme le faisaient les espagnolettes dont on se servait encore il y a peu d'années.
En B, est tracée de face l'extrémité supérieure de la tige verticale, avec son pignon, sa targette à crémaillère et l'un des mentonnets. En C, la tige est présentée de profil avec le battement de la croisée. En D, une section horizontale fait comprendre le mécanisme. En E, est présenté un des pitons maintenant la tige et dans lesquels elle pivote. On voit, en F, une des boucles des volets, et en G, la poignée de face et de profil. Sur la section D est indiqué en aa' le mouvement imprimé à la poignée pour faire pivoter la tige, pousser les targettes, et faire tomber les mentonnets dans les boucles.
La tige verticale est renforcée aux points où elle reçoit, en mortaises, les pignons, les mentonnets et la poignée, cette dernière rivée. Entre les pitons dans lesquels elle tourne, cette tige, forgée carrée, est tordue en spirale, ce qui lui donne du roide. En H, est figurée une autre poignée dont l'attache vient saisir la tige et est fixée par deux goupilles. Le fer, aplati en palette, est gondolé (voyez la section horizontale h), puis enroulé autour d'un bâtonnet également de fer.
Les pitons à deux pointes rabattues en dehors du battement (voyez en d) passent à travers une platine p clouée sur le bois, afin que le mouvement de la tige ne puisse agrandir peu à peu le trou pratiqué dans le montant. Aux extrémités, ces platines reçoivent encore, en rivure, les embrasses des targettes (voyez en g).
Ces ferrures, provenant de débris recueillis dans nos villes du Nord et en Belgique, devaient présenter bien d'autres variétés; nous ne pouvons avoir la prétention de les donner toutes, il faudrait pour cela un traité spécial. Peut-être pensera-t-on que nous n'insistons que trop sur cette branche de l'industrie du bâtiment? mais le peu d'attention que l'on a prêté généralement à notre ancienne ferronnerie, dont la forme est toujours si bien adaptée à la matière; l'ignorance qui a fait jeter à la vieille ferraille tant d'objets propres à exciter l'intelligence de nos artisans; les idées erronées que l'on entretient parmi les architectes sur ces industries où nous aurions tant à prendre; les abus que la facilité des moyens d'exécution introduit dans la ferronnerie moderne, tout cela nous entraîne à multiplier les exemples.
Nous dirons donc encore quelques mots sur les paumelles, charnières, équerres simples ou à pivots, tous objets de quincaillerie de bâtiment qui sont traités avec soin par ces artisans du moyen âge, et qui ont une certaine importance.
Pendant le XIIIe siècle, les châssis des croisées étaient le plus souvent dépourvus de dormants et battaient dans les feuillures de pierre. On faisait ces châssis à pivots hauts et bas, entrant dans des crapaudines ou douilles scellées dans la pierre même 172. Chaque pivot était soudé à une équerre qui prenait le champ du châssis et se développait sur sa face intérieure.
La figure 40 représente, en A, une de ces équerres munie d'un mamelon ou pivot a. L'équerre est renforcée au coude, entaillée sur les champs vertical et horizontal du châssis, et déborde en saillie sur la face, au moyen des petits talons b. En B, on voit une autre sorte de pivot dont les bandes embrassent les deux faces intérieure et extérieure du châssis, avec appendice formant équerre.
La figure 41 présente une véritable paumelle dont la partie A est clouée sur le dormant, et la partie B sur le châssis ouvrant 173. Les platines de la paumelle sont vues, ajourées, découpées et gravées. On reconnaissait alors les inconvénients des clous ordinaires, et le serrurier avait le soin de poser deux clous à tête quadrangulaire et à pointe plate, ainsi que le fait voir le détail a. Ces clous, rivés en dehors, ne faisaient pas fendre le bois (leur pointe étant plate, de champ, suivant le fil), et, au moyen de leur tête quadrangulaire, maintenaient fortement les platines auprès du gond b et de l'oeil c.
Lorsque les châssis ouvrants avaient une assez grande hauteur (six à sept pieds), les paumelles étaient longues et munies de deux oeils espacés, pour empêcher le gauchissement des bois.
La figure 42 retrace une de ces paumelles ou charnières, qui paraît appartenir à la fin du XIVe siècle ou au commencement du XVe 174. La fiche est libre entre les oeils, vue, et est ornée d'une queue de fer rond enroulée en spirale autour d'elle. Cette queue est libre aussi. Pour dégonder le châssis, il suffit d'enlever cette fiche par le haut.
La figure 43 donne une paumelle A, une charnière B et une charnière équerre C attachées à la porte d'une chapelle de l'église de Semur en Auxois (voy. Menuiserie, fig. 15). La porte bat dans une feuillure de pierre et la paumelle A tourne sur un gond a scellé. Les charnières réunis sont des vantaux brisés. À la place des clous sont posées des brides munies chacune de trois pointes bifurquées et rivées en dehors, ainsi que l'indique le tracé perspectif D. Ces brides avaient l'avantage de maintenir parfaitement les platines, aussi bien et mieux que ne le font les vis, et d'empêcher les paumelles ou charnières de fatiguer leurs attaches par l'usage. Ces ferrures datent du milieu du XVe siècle.
En G, est tracée une belle charnière équerre de la fin du XVe siècle 175, qui est maintenue au moyen de deux barrettes verticales, dont on voit en g le détail, clouées sur les platines afin de leur donner plus de résistance et de rendre tous les clous solidaires. De petites pointes fixaient en outre les découpures des platines sur le bois. Très-probablement les pointes des clous passant à travers les barrettes étaient rabattues ou rivées sur d'autres platines postérieures.
La renaissance produisit des ouvrages de quincaillerie d'une perfection d'exécution rare. Nous n'en conservons qu'un assez petit nombre en France, si ce n'est sur des meubles de cette époque. Au contraire, l'Allemagne, la Belgique, la Suisse, possèdent un nombre prodigieux de ferrures de la fin du XVe siècle et du commencement du XVIe, exécutées avec un art infini. Les grilles du tombeau de Maximilien, à Innsbruck, les clôtures des chapelles des cathédrales de Constance, de Munich, sont de véritables chefs-d'oeuvre de ferronnerie comme fabrication et comme forme. On voit, par exemple, sur les montants de fer forgé de la grille de clôture du tombeau de Maximilien, des ornements de fer battu qui sont soudés au corps même du montant et non goupillés ou rivés. Nous avons eu quelquefois l'occasion de signaler, même en France, ce procédé de fabrication, entièrement perdu aujourd'hui, et fréquemment employé à la fin du XVe siècle et au commencement du XVIe. Ces soudures ne consistent pas en une simple brasure au cuivre ou au laiton. Aucun métal étranger au fer n'apparaît entre l'âme et le fer battu apposé. Bien que celui-ci n'ait qu'une épaisseur de 1 ou 2 millimètres au plus, il adhère parfaitement à cette âme sur toute sa surface.
Le fragment que nous donnons ici (fig. 44), provenant de la grille du tombeau de Maximilien, explique ce procédé. Les feuilles de tôle ou de fer battu soudées ont été repoussées évidemment avant l'opération qui les a fait adhérer parfaitement à l'âme, puisque, après cette opération, il n'eût été possible que de les buriner, mais non de leur donner le modelé souple et doux du repoussage au marteau.
SERRURERIE D'ASSEMBLAGES.--Nous n'avons présenté dans cet article que des ouvrages de serrurerie soudés, découpés ou étampés, rivés par petites parties, tels qu'il convient de le pratiquer pour les ferrures des huis.
On façonnait cependant de grandes pièces de forges assemblées, telles que grilles, clôtures, ferrures de puits, etc. Ces ouvrages exigeaient l'emploi de moyens particuliers pour assurer leur solidité. Il ne s'agissait plus seulement de soudures ou de quelques rivures, mais de combinaisons d'assemblages qui appartiennent exclusivement à la serrurerie. On comprendra facilement que des hommes qui, dans toutes les branches de l'architecture, savaient si bien adapter les formes à la matière employée et à la mise en oeuvre, aient cherché, dans les grandes pièces de serrurerie, à n'admettre que des compositions d'art se prêtant aux exigences du travail du fer. Alors les assemblages, les nécessités de la structure, loin d'être dissimulés, apparaissent franchement, deviennent les motifs de la décoration. L'artisan cherche d'ailleurs à donner à son oeuvre une raison d'être pour les yeux; il entend gue l'on en comprenne l'organisme, pour ainsi dire, qu'on apprécie les efforts qu'il a faits pour allier intimement l'art à la nécessité de structure, aux qualités propres à la matière employée. Que ces façons de procéder ne soient pas du goût de tout le monde, qu'elles ne frappent que les esprits aimant à trouver l'empreinte de la raison dans les oeuvres humaines, qu'elles gênent les natures paresseuses, nous l'admettons; mais nous sommes forcés de reconnaître aussi que l'art ne s'introduit réellement dans l'industrie que sous l'empire de principes vrais, clairs, se résumant en ceci: soumission de la forme à la nécessité, à l'emploi de la matière et aux qualités qui lui sont propres.
Nous avons si bien perdu l'habitude du respect de ces principes, que nous demeurons surpris devant des oeuvres où la raison a commandé à la forme, et que nous prenons pour une subtilité ou une complication superflue une expression sincère. Cependant cacher un assemblage, par exemple, cela est plus subtil et plus compliqué que si nous le laissons apparent; c'est à coup sûr moins sincère; peut-être beaucoup moins solide et d'une exécution plus difficile. Assembler en équerre deux morceaux de fer carré au moyen d'un tenon, d'une mortaise et d'une goupille, comme on le ferait pour de la charpente ou de la menuiserie, cela ne présente rien de compliqué extérieurement, puisqu'on ne voit rien du travail de l'ouvrier; mais cette façon, convenable pour du bois qui se coupe facilement, qui a un fil, n'est pas justifiée si on l'applique à des barres de fer d'une épaisseur minime, fort difficiles à creuser ou à disposer avec tenons; de plus, un pareil assemblage est toujours défectueux en ce que le tenon, très-menu, ne peut offrir assez de prise pour donner à l'assemblage une grande solidité.