Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 8 - (Q suite - R - S)
«Or avant! bonne gent, soiez fier et esmaux;
Assailliez fièrement, ce sera nos hostaux;
A nuit y logerai, ains que couche solaux 231.»
Il fait forcer les défenses de la baille devant lui. On apporte alors les échelles; les archers et arbalétriers assiégeants redoublent leur tir: nul ne peut se montrer entre les merlons sans être frappé 232. Les bourgeois de Guingamp comblent les fossés de fascines. Sur les échelles se précipitent les soldats armés pour l'assaut, portant attachés sur leur tête pavois, écus nervés.
En même temps Bertrand fait briller et jeter bas la porte du châtelet 233, force cette première entrée, et se présente sur la chaussée qui, de ce châtelet, conduit à la porte du château, dont la herse est abaissée. Sur cette chaussée se trouvent les défenseurs. Bertrand fait avancer ensemble vingt arbalétriers pour couvrir ses assaillants. Ceux-ci s'avancent avec leurs échelles, les plantent contre les défenses de la porte; les hommes d'armes attaquent les restes des défenseurs du châtelet. Cinquante soldats ont déjà gagné les crénelages, et un écuyer de Normandie, s'adressant à du Guesclin:
«Sire, votre pennon, pour Dieu, je vous en prie!»
Il le plante sur le parapet. La herse est levée, et les assaillants se précipitent sous la porte 234. Mais le châtelain se jette en désespéré avec quelques hommes contre les gens de Bertrand, il en tue plusieurs; puis, avisant une charrette, il la fait rouler en travers du passage. Appelé par un soldat devant Bertrand, il rend la place. Ce n'est pas la seule occasion où du Guesclin emploie ces procédés expéditifs pour s'emparer d'une forteresse, ce qui ne l'empêchait pas d'ailleurs de réunir avec une prévoyance rare tout ce qui est nécessaire pour faire un siége en règle. Nous voyons même qu'en attaquant le château de Pestien 235 par eschelades et de vive force, il a eu le soin de réunir à son corps d'armée cent chariots et mille ouvriers, et qu'il emploie toute une nuit à couper du bois et à préparer des engins.
Au siége de Meulan, du Guesclin s'empare hardiment de la baille, des ouvrages avancés, sans travaux préparatoires, et il force la garnison à se retirer dans le donjon qui commandait le pont sur la Seine. Les soldats de Bertrand ne peuvent la prendre de vive force. Ordre est donné de miner cette tour. Les mineurs ont avec eux des hommes de garde pour les défendre au besoin, si l'assiégé évente la mine; mais les précautions sont si bien prises et la terre enlevée avec de telles précautions, que la garnison n'a pas connaissance du travail souterrain. La mine est enfin vidée, étayée de bois graissé 236; le feu y est mis, et la moitié de la tour «en chéy au lez devers le mont».
Il est évident qu'aux yeux des gens de guerre de son temps, du Guesclin, qui faisait bon marché des routines et qui emportait en vingt-quatre heures des places que l'on supposait pouvoir tenir pendant plusieurs mois, était (qu'on nous passe le mot) un gâte-métier. C'est ce que disaient les vieux généraux de la coalition, des officiers de nos armées républicaines: «On ne se bat pas comme cela!»
Ce n'était pas seulement les commandants ennemis qui voyaient dans du Guesclin un capitaine gâtant l'art de la guerre, ses frères d'armes manifestaient aussi parfois cette opinion. Mais du Guesclin, par sa franchise, sa finesse, sa loyauté, et surtout ses succès éclatants, enlevait à ces défiances ce qu'elles pouvaient avoir de funeste. La noblesse n'était pas encore, à cette époque, dominée par la vanité jalouse qui plus tard fut si préjudiciable au royaume de France. Elle savait au besoin reconnaître la supériorité d'un chef doué d'un véritable génie, et se soumettre à son autorité. D'ailleurs, l'habile capitaine, qui sait attendre son heure, reprend bien vite la place due à son génie. Tout chevalier, et bon chevalier qu'il était, du Guesclin porta un coup aussi rude à la chevalerie, déjà fort abattue, qu'aux forteresses qui lui servaient de refuge.
Il suffit de voir comment fut conduite la petite armée qui gagna la bataille de Cocherel, pour reconnaître la supériorité militaire de du Guesclin. Bien que Charles V, à peine roi, non encore sacré, l'eût nommé, après la mort du roi Jean, mareschal pour li, ce n'était pas là un titre qui pût lui donner une autorité sérieuse sur les gentilshommes qui composaient sa petite armée, et parmi lesquels on comptait des grands seigneurs, tels que le comte d'Auxerre. Aussi, à peine entré en campagne pour s'opposer à la marche du captal de Buch qui, ayant réuni ses troupes à Évreux, prétendait surprendre le jeune roi à Reims pendant son sacre, les chefs de l'armée de du Guesclin se posent en donneurs d'avis. C'est d'abord Godefroy d'Anequin qui donne le sien, puis le sire de Beaumont 237. Du Guesclin, qui suivait l'arrière-garde, laisse dire; on se dirige sur le passage du captal, peu lui importe le reste. Celui-ci tenait beaucoup à dérober sa marche:
«Et faisoient grant paix, sans noise et sans cri,
Pour l'amour de Bertran qui redoubtoient si.»
D'après Froissart, le captal s'informe, auprès d'un héraut d'armes qu'il rencontre sur sa route, de la marche des Français. Le héraut répond que ceux-ci ont grand désir de le rencontrer, qu'ils ont pris le Pont-de-l'Arche et Vernon, et doivent être près de Pacy 238. Le trouvère Cuvelier ne parle pas de ce fait; mieux informé de ce qui se passe dans l'armée française que des gestes de l'armée du captal, il présente la troupe de du Guesclin envoyant des coureurs en avant qui ne découvrent rien. Mais Bertrand 239, arrivé à Cocherel et ayant fait traverser l'Eure à ses gens, malgré le rapport négatif des coureurs, se montre cette fois comme commandant et dit aux éclaireurs: «Vous n'êtes bons qu'à piller sur les grands chemins; si j'eusse couru moi-même, j'aurais bien su trouver les Anglais. C'est ici leur chemin, ils y passeront, et nous les attendrons.» En effet, les Anglais se présentent bientôt sur les coteaux, vers Jouy.
L'armée de du Guesclin se trouvait postée alors dans des prairies qui ont environ 1500 mètres de largeur entre l'Eure et les coteaux assez escarpés qui bordent la rive gauche de cette rivière. Les Français avaient donc celle-ci à dos et étaient maîtres du pont qui conduit au village de Cocherel; sur les coteaux, des bois; sur les pentes, des haies. L'armée du captal se trouvait ainsi dans une position inabordable. Descendre en plaine, attaquer les gens de du Guesclin, ce n'était pas une manoeuvre prudente, car, en examinant les localités, on reconnaît qu'entre les prés occupés par les Français et la colline, il y a une dépression et des coupures naturelles. Pendant deux jours et deux nuits, les armées s'observent. Du Guesclin s'oppose à toute attaque, le captal en fait de même de son côté. Cependant les batailles sont bien ordonnées de part et d'autre, et chacun demeure à son poste. La seconde nuit Bertrand réunit les seigneurs: «Dès l'aube, dit-il, faisons passer notre harnais et notre bagage de l'autre côté de l'Eure, nous, bien ordonnez suivant nos batailles, nous les accompagnons sur les flancs et les couvrons en queue, comme si nous battions en retraite. Nous voyant ainsi tourner le dos et prêts à passer une rivière, les Anglais ne pourront résister au désir de nous attaquer et descendront la montagne. Nous, alors, ayant laissé filer tous les bagages et les valets, nous ferons face en arrière, et nous nous jetterons sur les Navarrois et les Anglais fatigués par une longue course 240.» Les choses se passèrent ainsi que du Guesclin l'avait prévu; mais il avait affaire à forte partie, et les gens du captal soutinrent vivement l'attaque. Alors une troupe de deux cents lances est détachée de l'armée des Français, elle tourne vers la montagne, cachée par des bosquets, puis, ayant percé des haies, elle se précipite sur les derrières du captal. Cette manoeuvre décide de la journée 241
Quand on compare cette bataille aux malheureuses affaires de Crécy, de Poitiers, d'Azincourt, on sent la main d'un vrai capitaine, prévoyant, sachant attendre, ménageant ses moyens, mais n'hésitant plus au moment de l'action.
C'était avec cette prévoyance avant l'action, et cette décision au moment suprême, que du Guesclin enleva un si grand nombre de places fortes en si peu de temps. Mais aussi ces succès, en apparence si faciles, firent que l'on modifia le système de défense. On donna beaucoup plus de relief aux ouvrages, et principalement aux courtines; on élargit les fossés, on couronna les tours et les murs de mâchicoulis continus de pierre qui rendaient les échelades impossibles. On augmenta sensiblement les ouvrages extérieurs, en leur donnant plus d'étendue et de meilleurs flanquements. Puis l'artillerie à feu commençait à jouer un rôle dans les siéges, et sans diminuer la hauteur des commandements, en augmentant même leur relief, on traçait autour des places fortes des ouvrages de terre pour y placer des bouches à feu 242. En 1378, les Anglais assiégeant Saint-Malo avaient quatre cents canons, dit Froissart 243. Toutefois ces canons (en admettant que Froissart ait entendu désigner par ce mot des bouches à feu) n'étaient que d'un faible calibre, et ne donnaient qu'un tir parabolique, car ils ne purent que lancer des projectiles dans la ville, sans même tenter de faire brèche. Le commandant en chef de l'armée anglaise, le duc de Lancastre, voyant qu'il n'avançait point ses besognes avec cette quantité d'engins, et que les assauts ne pouvaient réussir, prit le parti de faire miner. «Les mineurs du duc de Lancastre ouvrèrent soigneusement nuit et jour en leur mine pour venir par dessouz terre dedans la ville et faire renverser un pan de mur, afin que tout légèrement gens d'armes et archers pussent entrer dedans. De cette affaire se doutoit grandement Morfonace (le commandant Français) et les chevaliers qui dedans étoient, et connoissoient assez que par ce point ils pouvoient être perdus; et n'avoient garde de nul assaut fors que de celui-là; car leur ville étoit bien pourvue d'artillerie et de vivres pour eux tenir deux ans, si il leur besognoit. Et avoient entre eux grand'cure et grand'entente comment ils pourroient rompre cette mine, et étoit le plus grand soin qu'ils eussent de la briser: tant y pensèrent et travaillèrent qu'ils en vinrent à leur entente, et par grand'aventure, si comme plusieurs choses adviennent souvente fois. Le comte Richard d'Arondel devoit une nuit faire le gait atout une quantité de ses gens. Ce comte ne fut mie bien soigneux de faire ce où il étoit commis, et tant que ceux de Saint-Malo le sçurent, ne sais par leurs espies ou autrement. Quand ils sentirent que heure fut et que sur la fiance du gait tout l'ost étoit endormi, ils partirent secrètement de leur ville, et vinrent à la couverte à l'endroit où les mineurs ouvroient, qui guères n'avoient plus à ouvrer pour accomplir leur emprise. Marfonace et sa route, tous appareillés de faire ce pourquoi ils étoient là venus, tout à leur aise et sans défense, rompirent la mine, de quoi il y ot aucuns mineurs la dedans éteints qui onques ne s'en partirent, car la mine renversa sur eux 244...»
La mine, avec étais auxquels on mettait le feu, fut longtemps employée encore après l'emploi de la poudre à canon. L'idée de se servir de la poudre comme moyen de faire brèche ou de faire sauter des ouvrages, ne vint que beaucoup plus tard, vers le milieu du XVe siècle. Dans l'oeuvre de Francesco di Giorgio Martini, architecte siennois, né vers 1435 et mort vers 1480, il est question de mines avec emploi de poudre à canon. Des plans indiquent les moyens de placer les fourneaux, de disposer les galeries et les mèches 245. Quant aux engins à contre-poids, trébuchets, mangonneaux, pierrières, on les employa simultanément avec l'artillerie à feu vers la fin du XIVe siècle et le commencement du XVe. Froissart parle souvent, dans les siéges de la fin du XIVe siècle, de machines de jet, dont les effets étaient beaucoup plus désastreux que ceux produits par des bouches à feu d'un faible calibre 246. On ne cessait d'ailleurs de perfectionner ces engins, comme si l'artillerie à feu ne pouvait être bonne qu'à remplacer les grandes arbalètes à tour.
Pour pouvoir prendre la ville de Bergerac, les Français, en 1377, envoient chercher à la Réole une grande machine de guerre que l'on appelait truie, «lequel engin étoit de telle ordonnance que il jetoit pierres de faix; et se pouvoient bien cent hommes d'armes ordonner dedans, et en approchant assaillir la ville 247». Cet engin était donc à la fois un beffroi, un chat et une pierrière. Monté sur châssis et galets, il projetait des pierres contre les remparts ennemis tout en approchant du pied des murs; il n'avait pas besoin d'être soutenu par des mangonneaux de position, et arrivé contre le rempart, les soldats qui le remplissaient se jetaient sur le parapet et sapaient en même temps la base de la muraille. «À lendemain la truie que amenée et achariée ils avoient, fut levée au plus près qu'ils purent de Bergerac, qui grandement ébahit ceux de la ville 248...»
En 1369 déjà, les Anglais traînaient avec eux une artillerie que l'on employait dans les siéges, tout en se servant des grands engins. «Si exploitèrent tant (les Anglais) qu'ils vinrent devant le châtel de la Roche-sur-Yon qui étoit beau et fort et de bonne garde, et bien pourveu de bonnes pourvéances et d'artillerie. Si en étoit capitaine, de par le duc d'Anjou, un chevalier qui s'appeloit messire Jean Blondeau, et qui tenoit dessous lui au dit château moult de bons compagnons aux frais et dépens dudit duc. Si ordonnèrent les dessus nommés seigneurs (anglais) et barons qui là étoient, leur siége par bonne manière et grand'ordonnance; et l'environnèrent tout autour, car bien étoient gens à ce faire; et firent amener et charrier de la ville de Thouars et de la cité de Poitiers grands engins, et les firent dresser devant la forteresse, et encore plusieurs canons et espringalles qu'ils avoient de pourvéance en leur ost et pourvus de longtemps et usagés de mener 249.»
Le perfectionnement de ces engins, l'artillerie à feu qui permettait de battre les crêtes des défenses à une distance assez longue, avaient peu à peu amené les constructeurs de places fortes à étendre les ouvrages extérieurs et même à les établir en terre pour mieux résister aux projectiles. Déjà Christine de Pisan indique les fausses braies comme nécessaires à la bonne défense des places 250. Au commencement de la guerre, sous Charles VI, dans les siéges, il n'est plus question de ces beffrois, de ces grosses machines dont l'emploi était si chanceux. Les places sont investies, les assiégeants élèvent des bastilles à l'entour, tracent des fossés de contrevallation; commencent à établir des épaulements munis de canons, et même encore d'engins à contre-poids, d'arbalètes à tour, essayent de faire brèche, et tentent l'assaut quand ils ont pu parvenir à ruiner un pan de mur; ou font des boyaux de tranchée, comblent des fossés et emploient la mine. Le siége de Melun, décrit par J. Juvénal des Ursins 251, indique ces diverses opérations. Le roi d'Angleterre et le duc de Bourgogne viennent assiéger la ville de Melun et la font complétement investir 252. Elle est défendue par le sire de Barbazan, de braves gentilshommes et une population dévouée. Les Anglais tracent leurs lignes de contrevallation et de circonvallation; ils munissent de pieux et de fossés les bastilles qui sont élevées de distance en distance. «Si furent d'un costé et d'autre les bombardes, canons et vuglaires assiz et ordonnez, qui commencèrent fort à jetter contre les murs et dedans la ville: les compagnons aussi de dedans d'autre costé tiroient pareillement de grand courage coups de canon, et d'arbalestres, et plusieurs en tuoient.»
Sur divers points les Anglais étaient parvenus à faire brèche; des pans de murs s'étaient écroulés dans les fossés. Cependant le roi d'Angleterre refusait toujours d'ordonner l'assaut. Quand un seigneur allemand, de Bavière, arriva sur ces entrefaites et se mit du côté des Bourguignons. «Il s'émerveilloit fort de ce qu'on n'assailloit point la ville, et en parla au duc de Bourgongne, lequel luy respondit que autres fois il en avoit fait mention, mais que le roy d'Angleterre n'en estoit pas d'opinion.»
Le duc bavarois obtint cependant du roi que l'assaut serait donné. On fait amas d'échelles, de fascines pour combler les fossés. Barbazan laisse les assaillants descendre au fossé et s'amasser sur un point, puis il fait apparaître une grosse compagnie de braves gens qui, sur les remparts ruinés, couvre les assaillants de projectiles pendant qu'il les fait prendre en flanc par une troupe secrètement sortie d'une poterne percée au niveau du fond du fossé. Les Bourguignons et les Allemands firent retraite, non sans laisser beaucoup des leurs, car, pendant qu'ils cherchaient à remonter le long de la contrescarpe, des arbalétriers en grand nombre, paraissant tout à coup sur la crête des murailles, leur envoyaient force viretons.
Les assiégeants firent donc miner, puisqu'ils ne pouvaient emporter la place de vive force. «De quoy se doubtoient bien ceux du dedans; pour laquelle cause ils firent diligence d'escouter és caves, s'ils oirroyent rien, et s'ils n'entendroient point que on frappast sur pierres, ou quelque bruit ou son.» En effet, dans une des caves voisines des remparts, Louis Juvénal des Ursins entend le travail des mineurs; il s'arme d'une hache et se dirige vers l'endroit où il suppose que vont déboucher ces mineurs. «Louys où vas-tu?» lui demande Barbazan. «À l'encontre des mineurs.--Frère, tu ne sçais pas encore bien ce que c'est que de mines, et d'y combattre, baille-moy ta hache. Et luy fit la-dessus coupper le manche assez court, car les mines se tournent souvent en biaisant, et sont estroites, voila pourquoy de courts bastons y sont plus nécessaires; luy-même y vint avec autres chevaliers, et escuyers, lesquels apperceurent que les mines de leurs ennemis estoient prestes, pour ce on fit hastivement faire manières de barrières, et autres habillemens et instrumens pour résister à l'entrée; et pour ce que ledit seigneur vid la volonté dudit Louys, il voulut qu'il fut le premier à faire armes en ladite mine: ceux de dedans mesmes envoyèrent quérir manouvriers pour contre-miner, lesquels avoient torches et lanternes, aussi avoient les autres. Quand ceux du dedans eurent contre-miné environ deux toises, il leur sembla qu'ils estoient près des autres: si furent faites barrières bonnes et fortes, et les attachèrent: pareillement les autres apperceurent qu'on contreminoit, et tant qu'ils se trouvèrent et rencontrèrent l'un l'autre, lors les compagnons manouvriers se retirèrent d'un côté et d'autre.»
Une succession de combats singuliers se livrent au débouché de la mine. Une barre est posée en travers, et les hommes d'armes se défient et combattent à l'arme blanche de chaque côté de la barre. Le roi d'Angleterre et les principaux seigneurs viennent assister à cette sorte de joute, donnent des éloges aux vainqueurs et en font plusieurs chevaliers. «Et (le roi d'Angleterre) louoit la vaillance de ceux de dedans, lesquels s'ils eussent eu vivres, jamais on ne les eust eu, ny ne se fussent rendus.»
Ces joutes au fond d'une galerie de mine ne sont point de la guerre, et ce curieux épisode fait comprendre comment, pour la noblesse féodale, l'affaire n'était pas tant de délivrer le royaume de la domination étrangère que d'acquérir le renom de braves chevaliers et de prendre part à de belles «appertises d'armes». Assiégeants et assiégés se connaissent, vivent ensemble après le combat. Quand fut rendue la ville de Melun, plusieurs des défenseurs se sauvèrent, «à aucuns on faisoit voye, les autres avoient amis et accointances du costé des Bourguignons... Or combien qu'ils s'attendoient de s'en aller simplement un baston en leur poing» qui furent jetés dans des culs de basse-fosse à la bastille Saint-Antoine et au Châtelet. Ceux-là n'avaient point d'amis dans le camp des assiégeants, mais ils s'étaient bravement battus pour le parti du dauphin qui les abandonnait.
Pendant cette triste période, la guerre de siéges n'existe pas pour les Français. Tout se résout en joutes et en marchés honteux. Des seigneurs prennent parti, tantôt pour le duc de Bourgogne, tantôt pour le dauphin, suivant qu'ils pensent y trouver gloire ou profit. Ou encore à la tête de quelques hommes d'armes, ils tiennent la campagne, pillent le pays, se souciant assez peu des Bourguignons ou des Armagnacs. Au contraire, les Anglais et les Bourguignons avaient des armées bien munies, bien approvisionnées. Ils prenaient villes et châteaux, soit de vive force, soit à la suite de siéges poursuivis avec persistance. Ce n'était plus le temps du bon connétable du Guesclin, qui savait si bien maintenir la discipline parmi ses troupes et ne souffrait point de négligences. Qui d'ailleurs pouvait avoir confiance en ces seigneurs faméliques, arrogants, ne se soumettant plus à la dure existence des camps, préoccupés de leur bien-être et de se ménager des accointances dans tous les partis, ruinant les pays qu'ils eussent dû protéger, toujours prêts à trahir ou tout au moins à abandonner une entreprise?
«Que diray-je doncques de nous?» écrit maître Alain Chartier 253, «ne quelle espérance pourray-je prendre en nos entreprinses et armées, se discipline de chevalerie et droicturière justice d'armes n'y sont gardées? Autre chose ne se puet dire, fors que en ce cas nous allons comme la nef sans gouvernail, et comme le cheval sans frein... car chacun veult estre maistre du mestier, dont nous avons encores peu de bon apprentis. Tous peuent à peine souffire à grever par guerre les ennemis, mais chacun veult faire compaignie et chief à par soy. Et tant y a de chevetains (capitaines) et de maistres, que à peine trouvent-ils compaignons ne varletz... Maintenant sçavoir ceindre l'espée, et vestir le haulbergeon, souffist à faire un nouveau capitaine. Or advient que sont faictes entreprinses, ou siéges assis, où le ban du Prince est crié, et le jour souvent nommé pour les champs tenir. Mais plusieurs y viennent pour manière, plus que pour doubte de y faillir; et pour paour d'avoir honte et reproche, plus que pour vouloir de bien faire. Et si est en leur chois le tost ou le tard venir, le retour ou la demeure. Et de telz en y a, qui tant ayment les ayses de leurs maisons plus que l'honneur de noblesse dont ilz les tiennent, que lors qu'ilz sont contrains de partir, voulentiers les portassent avec eulx; comme les lymaz qui toujours trainent la coquille où ils herbergent... Ceste ignorance ou faulte de cueur est cause des durtez et rapines, dont le peuple se complaint. Car en deffault de ceulx dont on se devroit aider, a fallu prendre ceulx qu'on a peu finer et faire la guerre de gens acquis par dons et par prieres, au lieu de ceulx que leur devoir et leaulté y semonnoit. Si est faicte la guerre par gens sans terre et sans maisons, ou la greigneur part, que necessité a contrains de vivre sur autruy; et nostre besoing nous a convaincus à le souffrir... Et quand les vaillans entrepreneurs, dont mercy Dieu encores en a en ce royaulme de bien esprouvez, mettent peine de tirer sur champs les nobles pour aucun bienfaire, ilz délaient si longuement à partir bien enuis, et s'avancent si tost de retourner voulentiers, que à peine se puet riens bien commencer; mais à plus grant peine entretenir ne parfaire. Encore y a pis que cette négligence. Car avec la petite voulenté de plusieurs se treuve souvent un si grant arrogance, que ceulx qui ne sçauroient rien conduire pas eulx, ne vouldroient armes porter soubz autruy; et tiennent à deshonneur estre subgectz à celuy, soubz qui leur puet venir la renommée d'honneur, que par eulx ilz ne vauldroyent de acquérir...»
Ce triste tableau n'est point chargé, mais ce n'est qu'un côté de l'histoire de ces temps de misères. Derrière cette noblesse nonchalante, égoïste, et qui ne savait plus porter les armes que dans les tournois, le peuple des villes commençait à reprendre une prépondérance marquée. Il ne lui manquait qu'un chef, qu'un drapeau autour duquel il pût se grouper. Jeanne d'Arc fut un instant comme le souffle incarné de ces populations à bout de patience et prétendant reprendre en main leurs affaires si tristement conduites par la féodalité. Autour d'elle l'idée de patrie, de nationalité s'élève, et fournit bientôt un appui solide à la royauté. Le siége d'Orléans de 1428 marque le commencement de cette ère nouvelle, et ce fait militaire clôt, pour ainsi dire, la succession des entreprises guerrières de la féodalité.
Ce fut le 12 octobre que l'armée anglaise se présenta devant Orléans par la Sologne. Le sire de Gaucourt était gouverneur de la ville. Quelques chevaliers s'y enfermèrent à la première nouvelle du danger qui la menaçait: c'étaient le seigneur de Villars, capitaine de Montargis; Mathias, Aragonais; les seigneurs de Guitry et de Coarraze, Xaintrailles et Poton son frère; Pierre de la Chapelle, de la Beauce, etc. Le bâtard d'Orléans, Dunois, arriva le 25 octobre: avec lui, le seigneur de Sainte-Sévère, le seigneur de Breuil; messire Jacques de Chabannes, sénéchal du Bourbonnais; le seigneur de Caumont-sur-Loire; un chevalier lombard, Théaulde de Valpergue; un capitaine gascon, Étienne de Vignole, dit la Hire. L'importance de la place eût dû appeler un bien plus grand nombre de chevaliers, mais beaucoup préféraient rester à la cour du dauphin, réfugié au château de Loches, et qui semblait attendre là ce que le sort déciderait de sa couronne.
Les habitants d'Orléans étaient déterminés à se défendre. Les procureurs de la ville proposèrent aux bourgeois une taxe extraordinaire; beaucoup donnèrent plus que leur taxe. Le chapitre de la cathédrale contribua pour 200 écus d'or 254. Mais un fait plus remarquable indique les tendances des villes de France à cette époque funeste. Orléans, passant pour être la clef des provinces méridionales, beaucoup de municipalités y envoyèrent des secours en argent et en nature: Poitiers, la Rochelle, firent don de sommes considérables 255; Albi, Montpellier, des communes de l'Auvergne, du Bourbonnais, Bourges, Tours, Angers, firent parvenir à Orléans du soufre, du salpêtre, de l'acier, des arbalètes 256, du plomb, des vivres, de l'huile, des cuirs, etc.
Depuis 1410, Orléans se préparait en prévision des éventualités de la guerre. À dater de cette époque (environ), les comptes de la ville sont divisés en dépenses communales et dépenses de forteresse. Les procureurs 257, choisis par les habitants, étaient chargés de la gestion de ces fonds, et il faut reconnaître que cette administration municipale procéda avec une intelligence rare des intérêts généraux du pays, bien qu'alors le système de centralisation ne fût point inventé. Certes, la ville d'Orléans, en se préparant à une défense énergique, entendait garantir ses biens propres, mais elle n'ignorait pas que sa soumission pure et simple au roi d'Angleterre eût été moins préjudiciable à ses intérêts matériels que les chances d'un long siége. Les villes tombées au pouvoir de la couronne d'Angleterre étaient peut-être moins malheureuses que celles qui tenaient pour la couronne de France, impuissante à les protéger et à réprimer les abus des gens de guerre de son parti. Ce n'était donc pas un sentiment de conservation d'intérêts locaux qui dirigeait la ville d'Orléans et toutes celles restées fidèles à la royauté française, lorsqu'elles prétendaient résister aux armes de Henri V, mais un mouvement national, le patriotisme le plus pur et le plus désintéressé. Depuis plus de dix ans la France était ruinée par la guerre civile et la conquête. Les campagnes dévastées, la famine partout, le pillage des gens de guerre, Armagnacs, Bourguignons, Anglais, organisé, semblaient avoir dû réduire ces contrées à la misère et au découragement; et cependant des villes, des bourgades mêmes, sans espérance de recevoir des secours du pouvoir royal, enseveli dans une forteresse, ou de leurs seigneurs, prisonniers des Anglais, ne comptant que sur leur patriotisme et leurs bras, prétendaient opposer une barrière à la domination étrangère, qui déjà était considérée par les trois quarts de la France comme un pouvoir légitime. Si en 1814 notre pays n'eût pas été énervé par le système d'absorption de la vie locale dans le pouvoir central, inventé par Louis XIV et perfectionné depuis, croit-on que les étrangers auraient pu aussi aisément faire cantonner leurs troupes sur le territoire? Alors, que pouvait opposer une ville, du moment que les troupes impériales l'avaient évacuée? présenter les clefs aux ennemis. Sachons donc reconnaître ce qu'il y a de grand et de fort dans cet esprit du moyen âge, au milieu de tant d'abus, car il a fourni le ciment qui nous constitue en corps de nation. Quand nous voyons des procureurs d'une ville, pendant dix-huit ans, employer avec économie toutes les ressources dont ils disposent à munir leur cité; quand, au lieu de se décourager le jour où leur seigneur légitime est tombé au pouvoir de l'étranger, ils redoublent d'efforts pour défendre cette ville; quand, seuls, abandonnés de leurs chefs naturels et du suzerain, comprenant qu'ils sont la clef d'une moitié du royaume, ayant sur les bras, non-seulement des troupes étrangères, mais encore des milices de villes voisines, ils n'écoutent que la voix du patriotisme, et, sans hésitation aucune, montent sur leurs remparts bien munis par leurs soins; quand nous voyons cela, nous serions parfois tentés de dire, «Ramenez-nous à ce moyen âge qui savait faire de tels hommes et leur donner de pareils sentiments, et surtout, avant de le couvrir de dédains, faisons aussi bien, à l'occasion.»
Dès 1410, disons-nous, les procureurs de la ville d'Orléans font réparer les murs et la tour de la porte de Bourgogne 258; déjà la ville possédait des canons. En 1412, des barrières, au nombre de quinze, sont établies en avant des portes de la ville. Ces barrières étaient de bois, disposées de manière à loger des portiers et des guetteurs.
En 1415, après la bataille d'Azincourt, la ville est mise en état de défense. Vers cette époque, la ville était divisée en huit quartiers. «Chaque quartier avoit son chef ou quartenier qui commandoit à dix dizainiers. Ces derniers recevoient les rapports des chefs de rue.» Les chefs de rue étaient chargés de la police, et devaient, au premier appel, réunir leurs hommes à l'une des extrémités de la rue. En 1417, les murs d'enceinte de la ville furent également divisés en six parties, avec chacune un chef de garde, lequel avait sous ses ordres cinq dizainiers et cinquante habitants. Cette garde se renouvelait tous les jours par sixième. En cette même année on convertit une partie des meurtrières des tours en embrasures pour y placer des canons. «On pensa dès ce moment à faire faire et à mettre en état les pavas (pavois, grands boucliers) de la ville. Ils avaient trois pieds et demi de hauteur», étaient faits avec des douves barrées par dessous et recouverts de cuirs; «des courrois servaient à passer les bras pour s'en couvrir le dos en montant à l'assaut».
Des boulevards (boloarts) furent disposés en avant des portes, outre les barrières. Ces boulevards étaient des ouvrages de terre avec pieux aigus (fraises) d'une toise de long, posés presque horizontalement au-dessus du fossé sur l'escarpe. Ces pieux étaient reliés par des planches à bataux. On entrait dans les boulevards latéralement, par des ponts-levis posés sur chevalets. En 1428, les boulevards furent exhaussés (leur relief était de onze pieds), garnis de banquettes avec parapet et embrasures de fascines ou de pierre.
Dès 1417, une inspection à domicile faite par dix-huit commissaires (quatre procureurs de ville, quatre notaires, quatre bourgeois, quatre sergents et deux personnes non désignées) dut constater si chaque habitant était pourvu du harnois militaire exigé par les règlements de ville 259. Vers la fin de cette année 1417, le prince des Vertus, frère du duc d'Orléans prisonnier en Angleterre, vint inspecter les ouvrages de terrassement.
En 1418, de nouvelles bombardes et des canons sont essayés hors de la ville, et l'on fait venir des pierres dures pour les tourner en boulets 260.
En 1419, les chaînes sont régulièrement tendues chaque nuit dans les rues de la ville, au moyen de treuils placés dans les rez-de-chaussée des maisons. Des cloches de signaux sont posées sur les portes, et les guetteurs reçoivent des cornets. On fait l'essai d'une grande pierrière (couillard) placée sur le pont en face du châtelet. Les poternes basses (sous les ponts-levis) sont mises en état. Jehan Martin, artillier, fournit huit grandes arbalètes d'acier, à manoeuver par quatre hommes chacune. Des escaliers de bois sont disposés pour monter de la ville sur les chemins de ronde des courtines.
En 1420, du côté de la Loire, les remparts n'avaient point de parapets; des mâchicoulis y furent posés avec parapets couverts.
En 1422, les habitants, sous peine d'amende, sont tenus de venir travailler aux fossés; les amendes produisent 500 livres.
En 1428, les fossés sont encore approfondis et élargis (ils avaient quarante pieds de largeur et vingt pieds de profondeur). D'autres parties anciennes des remparts qui n'avaient plus de parapet sont munies de mantelets de bois avec forts poteaux scellés dans la maçonnerie.
Au mois de septembre de la même année, le recensement ordonné par le commandant de la ville fit connaître que le nombre des hommes en état de porter les armes s'élevait à 5000. Les habitants sont invités à s'approvisionner de vivres. Les faubourgs sont rasés jusqu'à une distance de cent toises des remparts (200 mètres). Les habitants s'imposent volontairement, et ils mettent le feu au faubourg des Portereaux situé sur la rive gauche de la Loire, en avant de la tête du pont. Ils renforcent le boulevard des Tournelles. Le 21 septembre, un grand canon est fondu par Jehan Duisy; mis en batterie, ses boulets forcent les Anglais, qui commencent à se loger en aval sur la rive droite, à se retirer vers Saint-Laurent. Une fabrique de poudre est établie dans la rue des Hôtelleries. Jehan Courroyer est nommé chef des canonniers.
Pour l'intelligence de ce qui va suivre, il est nécessaire de présenter ici un plan de la ville d'Orléans avec son enceinte au XVe siècle et ses abords (fig. 9). L'armée anglaise se présenta donc, comme nous l'avons dit, le 12 octobre 1428, devant la tête du pont d'Orléans, du côté de la Sologne. Les maisons du faubourg des Portereaux et le couvent des Augustins sis en A avaient été détruits par les habitants pour que les ennemis ne pussent s'y loger. Les Anglais dirigèrent leurs attaques contre le châtelet des Tournelles B 261 et le boulevard qui le couvrait. Après trois jours d'attaques, le fort n'étant plus tenable, les Orléanais l'abandonnèrent en l'incendiant et en coupant une arche du pont en C. Ils se fortifièrent dans le châtelet de la Belle-Croix construit sur le pont même à la hâte et en bois; et dans la bastille Saint-Antoine située en D 262. Les Anglais réparent le fort des Tournelles 263, où leur commandant, le comte de Salisbury, fut tué d'un boulet de pierre lancé de la tour Notre-Dame, en E 264. Ne se trouvant pas assez en force pour continuer le siége, le 8 novembre ils se retirèrent vers Jargeau et Beaugency, en se contentant de laisser une garnison dans le châtelet des Tournelles. Les Orléanais mirent à profit ce répit: on abattit tous les édifices et maisons des faubourgs sur la rive droite; églises, couvents, hôtels, tout fut brûlé et rasé de manière à ne laisser en dehors des remparts qu'un espace vide et déblayé. Cependant la garnison anglaise du fort des Tournelles avait reçu des bombardes, et envoyait dans la ville des projectiles qui pesaient jusqu'à 192 livres. Deux grosses pièces mises en batterie à la poterne du Chesneau, en F, et une coulevrine montée sur le boulevard de la Belle-Croix, causaient des dommages sérieux aux Anglais: les deux canons de la poterne du Chesneau lançaient des boulets de pierre de 120 livres.
Le 30 décembre, les Anglais revinrent en force 265 du côté de Beaugency, s'emparèrent des restes de l'église de Saint-Laurent (voy. en G) après un combat très-vif, et s'y fortifièrent. Pendant toute la durée du siége la grande bastille de Saint-Laurent fut le quartier général de l'armée des assiégeants. Le 6 janvier, ceux-ci avaient élevé la bastille Charlemagne en H, dans l'île de ce nom, et le boulevard de Saint-Privé, en I, de manière à commander le cours du fleuve en aval et à donner la main à la garnison du fort des Tournelles. Les Orléanais toutefois ne laissaient pas investir leur ville sans combats. Chaque jour était signalé par des sorties, des entreprises, soit pour combattre des partis anglais, soit pour disperser leurs travailleurs.
Pendant les mois de février, mars et avril, les Anglais étendirent leur investissement. Ils élevèrent successivement, sur la rive droite, les bastilles de la Croix-Boissié, en K; des Douze pierres, ou de Londres, L; du Pressoir des Ars, M; d'entre Saint-Ladre et Saint-Pouair, en N, sur la route de Paris. En amont de la Loire, sur la rive droite, à l'extrémité de l'île Saint-Loup SL, et commandant la voie romaine d'Autun à Paris, a, ils firent un gros boulevard. Puis en O, sur la rive gauche; en amont du fort des Tournelles, le 20 avril, ils achevèrent une dernière bastille dite de Saint-Jean le Blanc. Ainsi, les Orléanais ne pouvaient qu'à grand'peine recevoir des secours par la campagne, entre la route d'Autun et celle de Paris, dans la direction P.
Grâce à cet investissement encore incomplet 266, le 29 avril, Jeanne d'Arc put entrer dans la ville avec un convoi de vivres et de munitions sorti de Blois. Ce convoi avait pris par la Sologne, et traversa la Loire en face du port de Chessy, situé en amont à 2 kilomètres environ d'Orléans. De là il poursuivit sa marche par Boigny et Fleury, et entra dans Orléans par la porte de Saint-Aignan, R. Tout le monde sait comment, huit jours après l'arrivée de la Pucelle, les Anglais furent obligés de lever le siége; leurs troupes, démoralisées, n'osaient sortir de leurs bastilles. Il ne s'agissait plus en effet pour eux de combattre des gens de guerre, mais un peuple tout entier, plein de fureur et se précipitant tête baissée sur les obstacles. Après trois jours de combats, les Anglais sont obligés d'abandonner leurs bastilles de la rive gauche, ils perdent le boulevard et le fort des Tournelles, et d'assiégeants deviennent assiégés dans les ouvrages qu'ils avaient élevés sur la rive droite. Désormais le peuple entre dans la lice, et le rôle des armées féodales va s'amoindrissant chaque jour.
Nous avons vu qu'à Toulouse, au commencement du XIIIe siècle, c'est le peuple de la ville qui résiste aux troupes de Simon de Montfort, c'est la municipalité qui organise la défense. Jusqu'au siége d'Orléans, sur le sol de la France, il ne se présenta plus un fait semblable. On comprend facilement que ce réveil des populations urbaines dut exciter l'étonnement et même les colères de la féodalité. Pour les chevaliers français Jeanne était au moins un embarras; c'est au peuple qu'elle s'adresse, c'est le peuple qu'elle excite à la défense du territoire. Pour les gentilshommes anglais, la Pucelle était une instigatrice de révoltes, une révolutionnaire. Ils sentirent toute la gravité de cette influence nouvelle qui soulevait des populations au nom de la défense du sol. Elle fut condamnée au nom de cette raison politique qui croit toujours qu'avec des supplices ou des proscriptions on peut étouffer des principes nouveaux 267.
Les Anglais ne furent pas les plus coupables dans cette honteuse procédure, à laquelle présida l'évêque de Beauvais, mais bien la noblesse et le clergé de France, qui virent dans cette étrange fille comme l'âme du peuple se soulevant enfin, en face des trafics odieux qui ruinaient le pays et perdaient le royaume.
La guerre civile à l'état permanent avait d'ailleurs mis les armes entre les mains de tous. Les paysans pillés, les manants sans ouvrage et sans pain, à leur tour endossèrent la brigantine, et coururent la campagne et les bourgades, mettant à leur tête quelque noble ruiné comme eux ou quelque capitaine de soudards. Ces compagnies désolèrent tout le nord et l'est de la France, sous le nom d'écorcheurs, pendant la plus grande partie du règne de Charles VII, et formèrent le premier noyau des troupes à la solde du roi. Lorsqu'en 1444, le 1er juin, une trêve de deux ans fut conclue entre le roi français et Henri VI, il eût fallu ou licencier ces troupes, ce qui eût été une nouvelle plaie pour le royaume, ou les payer pour ne rien faire, ce que l'état des finances du roi ne permettait pas. Pour les occuper fructueusement, le siége de Metz, ville libre, fut résolu sous le prétexte le plus futile. Mais les Messins, qui possédaient une organisation toute républicaine, se défendirent si bien, qu'après six mois de blocus, car la ville ne put être attaquée de vive force, la paix fut conclue moyennant finances. C'est tout ce que demandait Charles VII 268.
Voici quelle était l'organisation à la fois civile et militaire de la ville de Metz:
Un président de la république messine ou maître échevin, nommé le 21 mars de chaque année par le primicier de la cathédrale, les abbés de Gorze, de Saint-Vincent, de Saint-Arnould, de Saint-Clément et de Saint-Symphorien. Le maître échevin avait en mains le pouvoir exécutif; mais, sorte de doge, son pouvoir était contrôlé par le conseil des Treize, qui étaient spécialement chargés des fonctions judiciaires. Il y avait aussi le trésorier de la cité, élu chaque année le jour de la Chandeleur. Les affaires militaires étaient sous la direction de sept élus. Sept autres habitants avaient la surveillance des fortifications, des portes et des ponts. La perception des impôts, les questions de finances et l'édilité étaient sous la main de vingt et un magistrats, sept pour chaque objet. On comptait vingt amans, véritables notaires.
Mais cette république messine n'était nullement démocratique; elle avait, comme celle de Venise, son patriciat qui se composait de six associations de familles privilégiées, désignées sous le nom de paraiges 269, et peu à peu toutes les charges électives furent dévolues aux membres de ces six associations.
La ville entretenait un corps permanent de gens de guerre à cheval et à pied 270. Au moment du siége, en 1444, les hommes d'armes soldés étaient au nombre de trois cent douze, les arbalétriers engagés beaucoup moins nombreux. Tout bourgeois ou manant ne faisant pas partie des paraiges était requis de prendre les armes pour la défense de la cité. Cette milice était organisée par corps de métiers, et chacun de ces corps avait une portion de l'enceinte avec une tour à défendre. Les hommes des paraiges devaient non-seulement marcher en personne à la défense de la cité, mais fournir un nombre d'hommes d'armes déterminé. Les habitants campagnards du territoire de la cité se trouvaient dans les conditions faites aux bourgeois et manants.
Pendant le siége, les maîtres bombardiers étaient au nombre de dix. À l'approche des troupes des rois de France et de Sicile, les magistrats firent brûler et raser les riches faubourgs de la cité, et munirent puissamment la place. Pour compléter l'investissement de la ville, les armées royales durent faire le siége des châteaux, villages et bicoques du territoire messin, ce qui leur prit beaucoup de temps et aguerrit la population. Ce siége n'est-il aussi qu'une suite de combats, d'escarmouches, d'embuscades entre les défenseurs et les assiégeants. Ces derniers placent quelques pièces en batterie, envoient des boulets dans la place, mais ne font point de travaux d'approche et se contentent de resserrer le blocus pour affamer la ville. Il est présumable que les rois qui n'entreprenaient cette guerre, l'un René d'Anjou, que pour ne pas rendre aux Messins les grosses sommes par eux prêtées, l'autre, Charles VII, que pour faire vivre ses compagnies d'écorcheurs sans bourse délier et pour se faire donner une bonne somme d'argent, n'étaient point désireux de livrer la ville de Metz au pillage: c'eût été tuer la poule aux oeufs d'or. La résistance de la ville de Metz, les détails de son gouvernement pendant le siége, l'ordre qui y règne, la bravoure des habitants, la bonne contenance des milices, n'en sont pas moins un des signes de ce temps.
Ce sont des bourgeois qui, dans toutes ces attaques et défenses de villes au XVe siècle, sont chargés de l'artillerie. Bombardiers, coulevriniers 271, ils fabriquent les pièces et les servent. Quelques-uns sont propriétaires de ces nouveaux engins et se mettent au service de leur ville avec leur pièce.
Dans les opérations du siége d'Orléans, les Anglais ne font pas d'approches: ils élèvent des bastilles, ils tentent de les réunir par un fossé de contrevallation; ils sortent de ces forts pour combiner leurs attaques, ils s'y réfugient s'ils sont poursuivis; mais nous ne les voyons pas creuser des boyaux de tranchée pour arriver à couvert au pied des remparts. Cependant, ainsi qu'on a pu le voir dans le cours de cet article, bien avant cette époque, les armées assiégeantes faisaient de véritables approches. Un peu plus tard, les troupes du duc de Bourgogne, quand elles assiégent une place, cheminent vers les fossés au moyen de tranchées. «Le seizième jour de juillet (1453), le duc de Bourgogne se partit de Courtray: et ala devant Gavre: et l'assiégea: et l'environna de toutes pars: et fit descendre bombardes, mortiers, et engins volans: et furent les aproches faicts, si près que faire se peut: et à la vérité la place de Gavre ne fut guères empirée de bombardes ne d'engins, fors de dessus des pans, et des tours, qui furent abatus... Et (le capitaine de la place) fit une saillie par le plus obscur de la nuit, et frapa hardiment sur les premiers qu'il trouva es tranchées et es aproches (qui furent en petit nombre et ne se doubtoyent de rien), et finalement mit iceux en fuite et desroy: et fit un grand effray sur l'artillerie 272...»
Après la bataille de Montlhéry (1465), quand le comte de Charolais se dirige sur Paris, le roi (Louis XI) «avoit assemblé à Paris grosse armée, et grans gens d'armes... et par une noire nuict envoya les francs archers normans, faire un tranchis sur la rivière: et étoit iceluy tranchis garni d'artillerie, tellement qu'il batoit du long de la rivière et du travers: et se pouvoit on tenir à grand peine à Couflans: mais le duc de Calabre et le comte de Charolois visitèrent (reconnurent) en leurs personnes ledict tranchis: et prestement firent aporter grandes cuves à vendanger... et de ce firent gros boulovars, garnis de bonne artillerie, et tellement battoyent du travers de la rivière, que les normans, qui estoient es tranchis, n'osoyent lever la teste 273...» Ainsi, vers le milieu du XVe siècle, faisait-on déjà des approches, des tranchées avec batteries, et l'artillerie était-elle devenue assez maniable pour qu'il fût possible de la monter promptement sur des épaulements, des boulevards de campagne, qui ressemblaient fort à nos redoutes. Les Anglais avaient une nombreuse artillerie au siége d'Orléans, et ils ne pensaient pas que les assiégés pussent y répondre 274? Cela expliquerait pourquoi ils ne crurent pas devoir tout d'abord faire des approches et établir des batteries. Leurs bombardes ne pouvaient qu'envoyer des boulets de pierre dans la ville par-dessus les remparts, mais non faire brèche. Il semble au contraire que les artisans français qui firent les premières pièces de métal fondu se soient préoccupés d'obtenir un tir direct, et par conséquent de faire brèche.
Leurs canons, mis en batterie au boulevard de la Belle-Croix et sur les tours du bord de l'eau, à Orléans, endommagent très-fort le châtelet des Tournelles occupé par les Anglais, et, au siége de Jargeau, les canons français détruisent des ouvrages.
Pendant le règne de Louis XI, de gros boulevards circulaires sont élevés aux saillants de quelques places 275, pour obliger les assaillants à ne commencer leurs travaux d'attaque qu'à une assez grande distance des remparts. Vers cette époque, beaucoup de tours anciennes sont terrassées pour recevoir des pièces en batterie, et leur base est entourée de douves avec escarpe et parapet, afin de les garantir contre les boulets ennemis et d'obtenir un tir rasant. À la place des barbacanes élevées pendant les siècles précédents, on établit de gros boulevards en terre qui battent au loin les approches. Ces dispositions devaient apporter dans l'art d'attaquer les forteresses des changements considérables. C'est alors qu'on commence à former, devant les places assiégées, des camps reliés par des fossés et des parapets d'où partent des boyaux de tranchées qui permettent de cheminer à couvert jusqu'à la contrescarpe des fossés. Par contre, les défenseurs étendent les travaux extérieurs pour battre ces tranchées. Peu à peu ces travaux s'éloignent du pied des vieux remparts conservés comme commandement. Ce sont d'abord des boulevards circulaires ou carrés réunis par des fronts de terre avec fossés et palissades. Puis ces boulevards changent de forme; ils prennent la figure de grands bastions avec épaules. Entre eux, ce ne sont plus des lignes continues, mais des flèches également en terre qui protégent leurs intervalles. Ces flèches sont parfois doubles déjà à la fin du XVe siècle, et ressemblent à de véritables tenailles.
C'est en France où l'abandon des méthodes de la fortification du moyen âge est le plus rapide. L'esprit militaire du pays comprend que l'étendue de la défense est plus efficace que son accumulation, et pendant qu'en Italie, et en Allemagne surtout, on continue à édifier de gros boulevards circulaires, à croire à l'utilité des obstacles accumulés, on trace déjà, de ce côté-ci des Alpes et du Rhin, des fronts étendus avec de larges flanquements et des bastillons en flèche destinés à gêner les travaux d'approches. En 1500, l'Allemagne persiste encore à élever des défenses successives et à maintenir des commandements élevés 276; mais nos ingénieurs rasent les vieilles tours, remplissent de terre leur base conservée, et, en dehors, se contentent d'ouvrages terrassés bas, avec fossés et boulevards très-distancés. Ces ingénieurs de la fin du XVe siècle comprenaient très-bien déjà qu'avec l'artillerie à feu, il faut éviter que l'assaillant puisse faire converger son tir sur un point. Au commencement du XVIe siècle, cependant, après les guerres du Milanais, des ingénieurs italiens font de beaux travaux, bien entendus comme détail plutôt que comme ensemble. Les boulevards qu'ils élèvent à cette époque sont dignes d'admiration, quoique ces ouvrages aient toujours le défaut de l'accumulation des moyens défensifs et des courts flanquements.
Devant ces perfectionnements de l'art de la fortification, il s'agissait de s'établir solidement et de procéder à l'aide de moyens très-puissants. Mais tel est l'empire de la tradition, que le principe de certains systèmes d'attaque persiste en dépit des nouveaux engins adoptés. Si l'assiégeant ne fait plus des beffrois roulants, ni même des plates-formes atteignant ou dépassant le niveau des crénelages de la place attaquée, il continue longtemps encore à élever de gros boulevards en terre d'un relief considérable pour battre à distance les remparts et pour enfiler les courtines. L'artillerie ne possédait pas alors de projectiles creux, ou du moins ces sortes de projectiles n'étaient-ils employés que rarement et ne produisaient-ils que peu d'effets, à cause de la faible portée des bombardes au moyen desquelles on les lançait. Le tir à ricochet n'avait point été méthodiquement pratiqué; il fallait voir les points à battre, et nécessairement établir des batteries de siége ayant un commandement considérable. Dès 1500 on élevait, autour des places, des bastions ou boulevards, avec épaules. Les bouches à feu couvertes par ces épaules ne pouvant être démontées par des batteries de ricochet, force était, s'il fallait éteindre leur feu, de dominer le niveau supérieur du boulevard pour envoyer des projectiles plongeants par-dessus les épaules. Aussi, dans les rentrants, établit-on, au commencement du XVIe siècle, des casemates où les pièces se trouvaient à l'abri; puis, sur les boulevards ou derrière les rentrants des épaules, des cavaliers dont les pièces pouvaient répondre aux bouches à feu mises en batterie sur les gros boulevards des assiégeants. Ces méthodes furent suivies et perfectionnées pendant tout le cours du XVIe siècle 277. L'Alsace fut une des contrées où ces travaux furent étudiés et exécutés avec un soin remarquable, à dater de la fin du XVIe siècle. Le traité du célèbre ingénieur Daniel Speklin, imprimé à Strasbourg en 1582, indique une suite d'observations pratiques d'une grande valeur. Speklin cherche déjà à soustraire les batteries établies derrière les épaules des bastions au tir de ricochet 278; il donne des moyens ingénieux pour remparer les brèches et arrêter les colonnes d'assaut. D'ailleurs il ne revêt que les ouvrages inférieurs, et ses cavaliers, ses traverses sont de terre. Il évite l'emploi de la maçonnerie pour les commandements élevés; ce qui, à cette époque, est un progrès très-notable, puisqu'on établissait et que l'on conservait encore, en Allemagne et dans le nord de l'Italie, de grosses tours revêtues pour commander les ouvrages extérieurs. Il cherche à masquer les revêtements, et ses tracés ont une ampleur qui les distingue de la plupart de ceux qui furent suivis jusqu'à Vauban.
L'artillerie enfin changea les conditions de l'attaque, et par conséquent de la défense; et il est intéressant d'observer comment celle-ci mit un temps considérable à se rendre un compte exact des effets du canon. Pendant toute la première moitié du XVIe siècle, la défense, encore sous l'empire des traditions du moyen âge, n'adopte que des moyens évidemment insuffisants, de petits expédients; il semble qu'elle ne peut se résoudre à, admettre les effets puissants de l'artillerie. Mais les guerres de la fin du XVIe siècle furent une expérience cruelle. C'est pendant ces luttes que l'art de la défense se transforme réellement et laisse de côté les vieux systèmes, en cherche de nouveaux; que des ingénieurs, à la fois militaires et constructeurs, forment un corps spécial en état de lutter contre l'artillerie à feu qui se perfectionnait rapidement. Au commencement du XVIIe siècle, en effet, l'artillerie était à peu près arrivée au point où les guerres de la Révolution et de l'Empire l'ont trouvée. En face de cette arme ayant atteint si promptement un développement considérable, l'art de la fortification se transformait lentement. Il fallait des hommes de génie pour la mettre au niveau des engins de destruction qui modifiaient si profondément l'art de la guerre, pour trouver un système pratique et qui n'entraînât pas les États et les villes dans des dépenses impossibles. Vauban sut résoudre ce problème.
Aujourd'hui il est posé de nouveau par une artillerie dont la puissance est plus que doublée. Peut-être les guerres cesseront-elles le jour où l'on reconnaîtra qu'il ne saurait être fabriqué une pièce de canon à laquelle on ne puisse opposer une cuirasse impénétrable, ni élever un obstacle qui ne soit aussitôt culbuté par un projectile. Ces deux puissances de l'attaque et de la résistance étant neutralisées, les gouvernements, faut-il l'espérer, n'auront plus pour ultima ratio que le respect de l'équité et l'appel aux sentiments moraux et aux intérêts matériels des peuples.
Note 196: (retour) Il n'est guère possible aujourd'hui de se rendre compte de la position du château Narbonnais, dont il ne reste pas le moindre vestige. Mais cet ouvrage, enfermé dans l'enceinte de la ville vers la fin du XIIIe siècle, laissait encore voir, il y a un siècle, ses enceintes extérieures. Des plans que possède la ville de Toulouse, et que M. Esquié, architecte du département de la Haute-Garonne, a bien voulu nous faire calquer, donnent cette enceinte, qui comprenait toute la surface du palais actuel de la Cour impériale, et était bornée, du côté de la Garonne, par la rue de l'Inquisition, au nord par la place de la Vigerie et la rue des Fleurs. Au sud, les murs du château formaient la défense de la ville; et donnaient, au XIVe siècle, sur une barbacane qui exista jusqu'à la fin du dernier siècle. Mais du temps de Simon de Montfort, il y avait au moins cent mètres entre le château Narbonnais et l'enceinte de la ville.
Note 208: (retour) La porte de l'enceinte des Wisigoths existe encore, mais ne donne aujourd'hui que sur les lices de saint Louis. Elle est de construction romane et restaurée au XIIIe siècle. C'est cette porte que Besse nomme la porte des Amandiers ou des Ameliez, à cause du petit bois d'amandiers qui se trouvait dans son voisinage.
Note 224: (retour) Vers 2900 et suiv.:«Cil dehors fisent caines tendre
Et font eskieles, por monter
Droit as mur les font aporter.
Si sont en contremont drecies
Et lor perieres adrecies
Et lor mangounialx font jeter,
Lors veissiez pieres fonder
Et assaillir mult aigrement.
Et cil dedens hardiement
Se desfendent à lors crenials
Et jettent pierres et quarrials
Et carbons caux et eve caude,
Qui cels de fors art et eschaude.
...»
Note 225: (retour) Vers 2928 et suiv.:«Au soir, quaut li jors fu salis,
Qu'il furent las et la nuis vint;
Vinrent li mineur plus de .xx.,
As fossés, por le mur percier,
As bordons et as pins d'acier.
Si sont del mur mult aprocié,
Qu'il l'ont en pluisors lius blecié
Et esfondré. Icele nuit
Qui qu'il en poist, ne qui c'annit,
Trois toisses en ont abatu.
...»
Note 230: (retour) «On se doit garnir de grant foison de dures pierres et caillous, et mectre sur les murs et sur tours à grant quantité, et emplir plusieurs grans vaisseaulx de chaulx; et quant les ennemis approchent, ceuls vaisseauls doivent estre lanciez jus des murs et respandue celle chaulz, laquelle entre ès yeulz des assaillans, et les rent comme avugles.» (Christine de Pisan, Le livre des fais et bonnes meurs de sage roy Charles, chap. XXXVI.)
Note 234: (retour) : Il est nécessaire de faire une observation. Le trouvère Cuvelier appelle la herse une barbaquenne:«La barbaquenne estoit tout aval abaissie.
...
La barbaquenne fu encontremont sachie (tirée)
...
Et que la barbaquenne, qui fu de fer pesant,
Estoit levée amont, lors viennent accourant.»
On sait que le mot de barbacane est habituellement donné à un ouvrage avancé servant à couvrir une porte. Or, ici, il ne peut y avoir de doute sur la signification donnée par le poëte à ce mot: c'est une herse, et non un pont-levis. Quand l'eschelade a réussi, les soldats de Bertrand tirent la barbaquenne en contremont, ce qui signifie qu'ils la lèvent: or, ils n'auraient pas levé le pont-levis étant dans la ville, pour empêcher leurs compagnons d'entrer; et les défenseurs, le châtelain à leur tête, ne se seraient pas précipités au-devant des assaillants en voyant le pont-levis levé amont, puisque ce pont, levé, les en eût séparés. C'est donc bien d'une herse qu'il s'agit ici. Le mot de barbaquenne appliqué à une herse est-il plus ancien que le même mot appliqué à un ouvrage avancé? lui est-il postérieur? C'est ce que nous ne saurions décider. Le mot barbacane appliqué à un ouvrage extérieur est employé dès le XIIe siècle. (Voy. Gloss. du Cange.)
Note 239: (retour) La narration du trouvère Cuvelier paraît plus explicite en ce qui regarde l'armée de du Guesclin que celle de Froissart. En effet, du Guesclin, en partant de Rouen pour aller à la rencontre du captal, sur la route d'Évreux, devait passer à Pont-de-l'Arche, à Vernon, mais ne dut pas pousser jusqu'à Pacy, puisqu'il arrête sa troupe à Cocherel et traverse l'Eure sur ce point.
Note 240: (retour)«Et cil ont respondu (les barons): «Cilz consulz si est bons
Tout ainsi sera fait et trestous l'ottrions.
Dont on fait assavoir à chascun ses façons;
Tout ainsi c'on aprent us enfans lor leçons,
Ainsi fu à chascun faite division.»
Ce passage est curieux: il fallait un capitaine de la trempe de du Guesclin pour pouvoir ainsi imposer un ordre donné avec netteté à une armée composée en grande partie de seigneurs plus disposés à suivre leur fantaisie que les commandements d'un chef.
Note 241: (retour) Froissart raconte un peu différemment l'issue de la bataille de Cocherel. Il parle bien du mouvement tournant, mais il prétend que, pendant la mêlée, le captal fut enlevé par une troupe de Gascons de l'armée française, qui s'étaient conjurés à cet effet. Cela est un peu romanesque, mais Froissart recueille volontiers les renseignements qui peuvent être favorables aux Anglais. Cette manière de conspiration, qui décide du gain de la journée, laisse d'ailleurs au captal de Buch son rôle de grand capitaine. Il est d'abord entraîné, au dire de Froissart, à attaquer les Français par l'ardeur de ses officiers qui n'écoutent pas ses conseils de prudence, puis il est enlevé pendant l'action, ce qui lui ôte, pour ainsi dire, toute la responsabilité de la défaite de Cocherel.
Note 242: (retour) Dès 1340, des bouches à feu de position étaient montées autour des places fortes. «...S'en vinrent (les Français) devant le Quesnoy, et approchèrent la ville jusques aux barrières, et firent semblant de l'assaillir; mais elle étoit bien pourvue de bonnes gens d'armes et de grand'artillerie qu'ils y eussent perdu leur peine. Toutes voies, ils escarmouchèrent un petit devant les barrières, mais on les fit retraire; car ceux du Quesnoy descliquèrent canons et bombardes qui jetoient grands carreaux...» (Froissart, liv. I, part. 1re, chap. CXI.)
Note 248: (retour) Froissart, liv. II, chap. VII.--Christine de Pisan, dans le Livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles, décrit cette sorte d'engin (chap. XXXV): «Quant l'on ne peut prendre le chastel par vigne (chat), ne par mouton (galerie avec bélier), l'en doit considerer la mesure des murs, et doit-on faire chasteaulx et tours de fust, et pareillement couvrir de cuir cru et mener au plus près des murs qu'on peut; et par tel chastel de fust, on peut assaillir en deux manieres: c'est par pierres lancier à ceulx qui sont au chastel; et aussi par pons leveys, qu'on fait qui vont jusques aux murs du chastel assigié; l'eus fait uns petit édifices de fust, par quoy l'en meine ces chasteaulx et tours de fust près des murs; ceulx qui sont au plus hault du chastel doivent gecter pierres à ceulx qui sont sus les murs, et ceulx qui sont au moyen estage doivent avaler les pons leveys et envayr les murs; et ceulx qui sont en l'estage de desoubz, se ilz peuvent approchier les murs, ils les doivent foyr et miner...»
Note 256: (retour) Comptes de la commune. La ville de Montpellier envoie en 1427 à Orléans quatre grandes arbalètes d'acier pesant chacune 100 livres, plus cinq balles de salpêtre et de soufre pesant 750 livres. On reçoit d'Auvergne et du Bourbonnais 198 cloches (carreaux) d'acier pour faire des arbalètes.
Note 259: (retour) Ce harnois militaire se composait de: la heuque (jaquette), ceinte par une courroie de cuir, ou avec des attaches de cuir appelées orties; du bacinet (casque de fer poli sans visière ni gorgerin); d'arcs, d'arbalètes, d'épées, de guisarmes, de haches d'armes, de pies et de maillets de plomb. La ville fit faire à cette époque quatre-vingt-seize frondes à bâton, et en 1418, mille fers de traits d'arbalètes fortes.
Note 262: (retour) Voyez, pour tous les détails du siége: le Journal du siége d'Orléans, le Procès de condamnation de Jeanne d'Arc, avec notes, etc., publié par J. Quicherat (t. IV, p. 94), et l'Histoire du siége d'Orléans, par M. Jollois (Paris, 1833). Dès le commencement du siége, le peuple d'Orléans prend part à la défense. À l'attaque du boulevard des Tournelles, le Journal du siége cite les chevaliers français qui s'y distinguèrent: «Pareillement, ajoute-t-il, y feirent grand secours les femmes d'Orléans; car elles ne cessoient de porter très diligemment à ceulx qui deffendoient le boulevert, plusieurs choses nécessaires, comme eaues, huilles et gresses bouillans, chaux, cendres et chaussetrapes.»
Note 263: (retour) «Ce meisme jour du dimenche que les Tournelles avoient esté perdues, rompirent les François, estans dedans la cité, ung autre boulevert très fort. Et d'autre part rompirent les Anglois deux arches du pont devant les Tournelles, aprez qu'ils les eurent prinses, et y firent ung très gros boulevert de terre et de gros fagotz.»
Note 266: (retour) Il faut reconnaître que les Anglais, qui n'eurent jamais plus de 11 000 hommes devant Orléans, ne pouvaient fermer complétement les abords. D'ailleurs, en présence d'assiégés qui chaque jour faisaient des sorties, ils étaient obligés de laisser beaucoup de monde dans les bastilles. Les quelques fossés de contrevallation qu'ils avaient tenté de creuser avaient été bouleversés par les Orléanais.
Note 267: (retour) «Très haut et très puissaut prince et nostre très redoubté et honoré seigneur, nous nous recommandons très humblement à vostre noble haultece. Combien qui autreffois, nostre très redoubté et honoré seigneur, nous ayons par devers vostre haultece escript et supplié très humblement à ce que celle femme dicte la Pucelle estant, la mercy Dieu, en vostre subjeccion, fust mise es mains de la justice de l'Eglise pour lui faire son procès deuement sur les ydolatries et autres matières touchans nostre saincte foy, et les escandes réparer à l'occasion d'elle survenus en ce royaume; ensemble les dommages et inconvéniens innumérables qui en sont ensuis...; car en vérité au jugement de tous les bons catholiques cognaissans en ce, si grant lésion en la sainte foy, si énorme péril, inconvénient et dommaige pour toute la chose publique de ce royaume ne sont avenues de mémoire d'omme, si comme seroit, se elle (la Pucelle) partoit par telles voyes dampnées, sans convenable reparacion; mais seroit-ce en vérité grandement au préjudice de vostre honneur et du très chrestien nom de la maison de France, dont vous et vos très nobles progéniteurs avez esté et estes continuelement loyaux protecteurs et très nobles membres principaulx...» (Procès de condamnation de Jeanne d'Arc, publié par J. Quicherat, t. I.--Lettre de l'université de Paris au duc de Bourgogne, p. 8.)--L'université de Paris, en réclamant la mise en jugement et la condamnation de Jeanne d'Arc, agissait au nom des principes conservateurs. En effet, où allait-on si une pauvre villageoise pouvait impunément se faire suivre de tout un peuple au seul nom de l'indépendance nationale, et détruire ainsi toutes les combinaisons politiques des seigneurs français et anglais pour se partager le territoire? Mais à côté de ce style amphigourique et des interrogations captieuses adressées à la Pucelle par ses juges, quelle grandeur et quelle noble simplicité dans ses réponses. «Interroguée s'elle dist point que les pennonceaulx qui estoient ensemblance des siens estoient eureux: respond, elle leur disoit bien à la fois: Entrez hardiment par my les Anglois et elle mesme y entroit.»Quand fut prise la ville d'Orléans, «si mandèrent (les Anglois) hastivement ces choses au duc Jean de Betfort, régent, qui de ce fut moult dolent, et doublant que aucuns de ceulx de Paris se deussent pour ceste desconfiture réduire en l'obéissance du roy et faire esmouvoir le commun peuple contre les Anglois...» Le commun peuple ne tenait plus compte des usages de la guerre; plus de prisonuiers, il fallait exterminer les étrangers. «... Si furrent illee (il la prise de Jargean), prins prisonniers Guillaume de la Poule, comte de Suffort, Jean de la Poule son frère; et fut la déconfiture des Anglois nombrée environ cinq cent combattans, dont le plus furent occis, car les gens du commun occioient entre les mains des gentilshommes tous les prisonniers anglois qu'ils avoient pris à rançon. Par quoy il convint mener à Orléans par nuict, et par la rivière de Loire, le comte de Suffort, son frère et autres grands seigneurs anglois, pour saulver leurs vies.» (Chroniq. de la Pucelle. Témoign. des chroniq. et hist. du XVe siècle). (Procès de condamn. et de réhabil. de Jeanne d'Arc, publié par J. Quicherat, t. IV.)
Note 269: (retour) Nous trouvons une organisation semblable à Toulouse au XIIIe siècle (Croisade contre les Albigeois, vers 5733 et suiv.):«Si vos cobralz Toloza per so que la tengatz
Totz paratges restaura e reman coloratz.
...
Etotz pretz e paratges pot esser restauratz,
Que he la defendrian si vos sol i anatz.»
Note 274: (retour) L'artillerie des Orléanais était en effet beaucoup moins nombreuse que celle des assiégeants, mais il semble qu'elle fût mieux servie. D'ailleurs l'artillerie anglaise ne se composait guère que de bombardes à tir parabolique, tandis que les Orléanais possédaient quelques pièces envoyant de plein fouet des boulets de métal.
SIGNES (DES ÉVANGÉLISTES), voyez ÉVANGÉLISTES;--(DU ZODIAQUE), voyez ZODIAQUE.
SOCLE, s, m. Assise inférieure d'un pilier, d'une colonne (sous la base), d'un mur. Le socle se dessine toujours par une saillie, un empattement plus ou moins prononcé. Un profil accuse cette saillie, qui, dans les constructions du moyen âge, n'est jamais laissée horizontale. Dans l'architecture romane, le profil qui couronne le socle est habituellement un biseau de 45º à 60º (voyez en K, fig. 1.)
Plus tard, pendant la période dite gothique, le profil du socle est souvent, une moulure tracée de manière à ne pas présenter d'angles saillants pouvant blesser les passants.
La figure 1 présente en A un profil de socle encore roman, adopté sous les piles et les bases des colonnes de certains monuments de la Bourgogne, de la Champagne et du Nivernais; en B, le profil des socles de contre-forts du XIIe siècle (Languedoc et Auvergne); en C, des profils de socles du XIIIe siècle; en D, du XIVe et en E du XVe. Généralement, à l'extérieur, l'assise de socle accuse le niveau du sol intérieur. Il n'est pas besoin de dire que, pour les socles, les constructeurs du moyen âge ont choisi les matériaux les plus durs. (Voy. BASE.)
SOL, s. m. On indique par la locution bon sol, le terrain sur lequel on peut établir la fondation d'un édifice. (Voy. CONSTRUCTION, FONDATION).
SOLIVE, s. f. Pièce de bois reposant sur les poutres maîtresses dans les planchers du moyen âge, supportant l'aire sur laquelle est posé le carrelage ou les planchéiages, et restant apparente au-dessous de cette aire (voy. PLAFOND). Étant apparentes, les solives, dans les planchers du moyen âge, sont souvent moulurées, ornées de sculptures, ou pour le moins soigneusement équarries. L'usage était de poser les solives tant plein que vide, c'est-à-dire qu'on laissait exactement entre chaque solive la largeur de l'une d'elles. Leur équarrissage, suivant les portées, varie entre 0m,22 (8 pouces) et 0m,164 (6 pouces). Qu'elles soient embrevées dans les poutres maîtresses, posées simplement sur ces poutres ou sur des lambourdes, leur portée reste toujours franche, et les chanfreins, moulures et sculptures ne commencent qu'à une certaine distance de cette portée. Voici (fig. 1) plusieurs exemples de solives.
L'exemple A (XIIIe siècle) provient d'un plancher d'une maison à Angers. Les deux arêtes inférieures sont abattues par un cavet peu prononcé. Les exemples B proviennent de la tribune des orgues de l'église de Saulieu (Côte-d'Or). Ces dernières solives, finement profilées, datent du XIVe siècle. Des ornements sculptés seulement près de la portée donnent, pour l'oeil, de la force à celle-ci. Au XVe siècle, les solives prennent (quand elles sont taillées dans du sapin principalement) peu d'épaisseur et beaucoup de champ, ainsi que le fait voir l'exemple figure 2, provenant d'une maison de Saint-Antonin (Tarn-et-Garonne).
Alors elles sont assemblées dans les poutres maîtresses par un repos et un tenon (voyez en A). Ces sortes de solives sont espacées les unes des autres de 0m,60 à 0m,90, et reçoivent des entretoises qui portent l'aire et le plafonnage. Dans quelques villes méridionales, telles que Narbonne, Béziers, Aigues-Mortes, Perpignan, etc., on n'employait que le sapin pour les planchers; les poutres maîtresses sont assez voisines les unes des autres et les solives très-fines 0m,11 (4 pouces) et très-serrées. Par-dessus est posé un lambrissage de forts madriers de 0m,06, avec couvre-joints, qui porte l'aire. Les solives sont généralement peintes, ainsi que les entrevous.
SOMMIER, s. m. Pierre qui reçoit un arc ou une réunion d'arcs, qui leur sert de naissance, de point de départ.
Dans l'architecture du moyen âge, les arcs remplissant un rôle très-important, les sommiers, la manière de les tracer et de les appareiller, leur pose, ont préoccupé les constructeurs. Ceux-ci sont arrivés, vers le milieu du XIIIe siècle, à une science de combinaisons et à une perfection d'exécution dans la manière de construire les voûtes, qui n'ont point été égalées. Or, dans le tracé d'une voûte en arcs d'ogives, par exemple, toutes les difficultés viennent se résoudre dans les sommiers.
Les articles CONSTRUCTION et VOÛTE font ressortir l'importance des sommiers dans l'appareil des arcs de voûtes; il n'est donc pas nécessaire de nous étendre sur la manière dont les tracés sont faits en raison de la position et de la courbure de ces arcs. Nous nous occuperons seulement de la partie décorative de ce membre de la structure des voûtes.
À dater de la fin de la période romane, les architectes du moyen âge se sont préoccupés souvent de décorer la naissance des arcs de voûtes au-dessus des chapiteaux. Il leur semblait évidemment que la transition entre la richesse du chapiteau et la froideur des profils des arcs devait être ménagée. À cette époque, à la fin du XIIe siècle, les piles avaient encore une section assez simple et les arcs se meublaient déjà de moulures. Sur les chapiteaux, des tailloirs robustes servaient d'assiette à ces arcs, il y avait ainsi interruption brusque entre les supports et l'objet supporté. Or, le sentiment de ces maîtres leur indiquait qu'une liaison était nécessaire entre les piles à section simple et les arcs allégés par des moulures, ou, tout au moins, qu'il fallait faire comprendre aux yeux comment pouvaient naître ces faisceaux de profils sur une assiette horizontale; qu'il y avait quelque chose de choquant dans la pénétration des moulures des arcs dans des tailloirs à sections rectangulaires.
Ainsi, quand (fig. 1) l'architecte posait sur le tailloir rectangulaire A d'un chapiteau un arc B, à section également rectangulaire, cela s'arrangeait naturellement. Mais quand, pour obtenir un aspect plus riche, plus élégant, il voulut donner à cet arc B un profil C, par exemple, la corne D du tailloir paraissait trop saillante et ne plus rien porter. Or, si nous voyons que les Romains faisaient porter les sommiers des arcs des voûtes, non sur la saillie du chapiteau, mais à l'aplomb du nu de la colonne,--ce qui rendait le chapiteau inutile,--nous constatons que les architectes du moyen âge, plus logiques dans leur structure, prétendaient utiliser la saillie du chapiteau et porter les arcs en encorbellement.
Donc la corne D, restant isolée, choquait leur sens logique d'accord avec le sentiment; ils firent retourner le profil C dans la hauteur du sommier, ainsi qu'on le voit en E, ou bien (fig. 2) ils arrêtèrent le profil par un renfort, et firent pénétrer ses moulures dans une section rectangulaire 279 .
Ces maîtres du moyen âge avaient de ces délicatesses qui n'ont plus prise sur nous, gens trop affairés, pour rechercher autre chose que le gros succès banal, facile et fructueux. Moulurer une archivolte, faire tomber cette moulure sur un tailloir ou une imposte, ne demande que la peine de donner un profil au tailleur de pierre; mais arrêter cette moulure à une certaine hauteur au-dessus du lit inférieur du sommier, et trouver une transition entre les courbures profilées et l'horizontalité du couronnement d'un pied-droit ou d'une colonne, c'est se donner un souci que les artistes travaillant pour les Romains de l'empierre gardaient comme superflu. Nos architectes de la fin du XIIe siècle, chez lesquels une science naissante n'avait pas encore étouffé le sentiment vrai de l'art, ne pensaient pas qu'une moulure pût naître de rien, ou tomber brusquement sur un autre membre sans une attache, une racine, une base. Ils ne se décident à supprimer cette racine des moulures d'arcs que quand ceux-ci ne sont plus, pour ainsi dire, qu'une prolongation des faisceaux de colonnettes composant les piliers, et que les chapiteaux sont réduits à l'état de bagues ornées séparant les membres verticaux des membres courbes. Aussi l'importance décorative des sommiers diminue-t-elle quand la section des piliers se rapproche de celle des arcs, pour s'effacer entièrement, si ces piliers se composent d'un nombre de membres égal à celui de ces arcs.
Dans le choeur de l'église de Notre-Dame de la Coulture, au Mans, il existe une disposition indiquant bien nettement le rôle que les architectes du XIIe siècle assignaient au sommier. Les arcs de la voûte, comprenant un arc ogive et deux formerets, reposent sur trois colonnettes dont les tailloirs sont rectangulaires.
Cependant l'arc ogive est mouluré avec arête saillante (voyez en A, fig. 3, le profil de cet arc ogive); l'architecte a posé entre ce profil d'arc et le tailloir une statue entière avec son dais, qui sert de base au profil. Des fenêtres refaites et agrandies au XIVe siècle sous les formerets ont détruit la belle ordonnance de cette abside, mais les arcs ogives sont restés intacts avec leur grand sommier pris dans une seule assise. Toutefois dans cette disposition toute primitive, il reste des indécisions, des parties imparfaites; les arcs formerets tombent assez gauchement sur des colonnettes qui paraissent trop grosses pour les porter. Les tailloirs des chapiteaux ne portent pas bien ces formerets; ceux-ci naissent brusquement sur leur inutile saillie. Peu à peu ces tâtonnements disparaissent, il n'y a plus de ces membres saillants sans raison, et les nervures des arcs s'enracinent sur les chapiteaux avec une énergie surprenante. Un des plus beaux exemples de ces sommiers disposés avec adresse et raison se trouve dans la salle du rez-de-chaussée du donjon de Coucy.
Le plan de cette salle 280 est un dodécagone avec douze renfoncements en forme de niches sur chaque face. Dans les douze angles rentrants sont douze colonnettes isolées, mais dont les bases et les chapiteaux tiennent à la bâtisse. Des douze chapiteaux partent les arcs ogives de la voûte et les colonnettes qui reçoivent les formerets à un niveau relevé 281.
Voici, fig. 4, en A, les sections horizontales de la colonnette, du tailloir du chapiteau, de l'arc ogive et des colonnettes portant les formerets. On voit que ces colonnettes et leur base débordent la saillie du tailloir du chapiteau. Il s'agissait en effet, à la hauteur d'homme, de prendre le moins de saillie possible pour ne pas gêner la circulation et pour dégager les pieds-droits des niches. Sur cette colonnette si grêle (puisqu'elle n'a que 0m,155), il fallait faire retomber cet arc qui nerve une énorme voûte et les colonnettes des formerets. Cela eût été facile à l'aide d'un cul-de-lampe; mais pour l'oeil ce parti ne prenait pas assez d'importance, il ne reliait pas les membres supérieurs à la base.
L'architecte dispose donc les sommiers comme le montre en B le tracé perspectif. Pour enraciner l'arc ogive sur la corne antérieure du tailloir, une figure est accroupie, et des deux côtés de cet arc, sur les cornes latérales du tailloir, sortent deux culs-de-lampe feuillus recevant la base des colonnettes des formerets. Le lit inférieur du sommier est en a, le lit supérieur en b. Les lits sont horizontaux jusqu'à la hauteur de trois ou quatre assises pour l'arc ogive. Ces noeuds de sculptures et de moulures ont un aspect robuste qui rassure l'oeil et produit le plus heureux effet; la sculpture est d'ailleurs traitée merveilleusement. Le géométral C fait voir comment l'assise des sommiers d conserve son lit supérieur horizontal pour l'arc ogive, et comment elle forme coupe latéralement pour recevoir les claveaux des berceaux g.
Le XIIIe siècle, en développant son système de voûtes et en soumettant de plus en plus la section des piles à la section des arcs, perd ces compositions fermes et hardies. Cependant, jusque vers 1250, les sommiers des voûtes sont parfois décorés pour établir la transition entre le chapiteau et les arcs. Nous en avons un exemple à la salle synodale de Sens, qui date de cette époque. Au-dessus des chapiteaux, entre les boudins et dans les cavets des arcs, grimpent des feuillages jusqu'au niveau du lit supérieur du sommier. Les sommiers de la voûte de la chapelle de la Vierge, dans la cathédrale d'Auxerre, posés sur les deux colonnes isolées de l'entrée, sont richement décorés de feuillages et de crochets entre les nervures et les colonnettes portant les formerets 282 . Dans le cloître de l'église de Semur en Auxois, on voit également des sommiers décorés de crochets entre les nerfs saillants des arcs 283 . Cette méthode consistant à donner de la richesse aux sommiers est particulière à la Bourgogne, où le goût de l'ornementation plantureuse se conserve tard. Ainsi, dans l'architecture du XIIIe siècle, l'emploi de l'arcature aveugle, pour occuper les soubassements ou certaines parties pleines de la construction, est fréquents 284 . Les moulures qui composent les petites archivoltes tombant sur les chapiteaux forment, à leur naissance, un faisceau maigre (bien que ce faisceau déborde le diamètre de la colonnette) par l'opposition même de ces membres fins au-dessus d'un fût lisse. La lumière qui s'attache sur la colonnette est plus large et prend plus d'importance que n'en peuvent avoir tous les filets de lumière accrochés par les moulures. De là résulte un effet désagréable en ce que la chose portée ne semble pas peser sur la chose qui porte. Donc, pour remédier à ce défaut, une tête, ou un paquet de feuilles, ou un crochet jaillit de ce faisceau de moulures entre les archivoltes. Autour du collatéral du choeur de Saint-Étienne d'Auxerre, ce sont des têtes qui sortent du sommier des archivoltes de l'arcature. À la base du clocher--non terminé--de l'église de Saint-Père sous Vézelay 285 , ce sont de beaux crochets, largement épanouis, qui donnent de la puissance aux sommiers de la grande arcature fig. 5.
Supposons ce crochet supprimé, la naissance des archivoltes trilobées sur les tailloirs des chapiteaux est maigre et porte gauchement (voyez la section horizontale A de cette naissance sur le tailloir). La tige du crochet vient remplir le vide a, et son large feuillage relie les trilobes moulurés au chapiteau.
Mais l'arcature à jour qui, dans l'église de Semur en Auxois 286 , compose le triforium, fournit un des exemples les mieux entendus de ces sommiers décorés.
Là ce sont des têtes qui se détachent au-dessus des chapiteaux (fig. 6). Cette saillie sculptée est d'autant plus nécessaire, qu'à son défaut, l'axe de la colonnette se trouverait sous le vide assez profond qui résulte de la rencontre des deux cavets des profils d'archivoltes. Ce n'était pas seulement un sentiment très-juste de l'effet qui poussait les architectes à charger les sommiers d'ornements saillants, c'était aussi un calcul judicieux. Les sommiers sont destinés naturellement à recevoir des charges verticales et obliques; par cela même les pierres employées pour les tailler sont soumises à des pressions qui peuvent les écraser. Il y a donc un avantage à laisser à ces morceaux d'appareil la plus forte masse possible, même en dehors des points où les pressions agissent. Mais, en architecture, des ensembles aux détails, ce que la raison indique n'est-il pas toujours d'accord avec le sentiment, avec le besoin des yeux? Nos maîtres du moyen âge le croyaient certainement, ou plutôt ils ne séparaient pas ces deux facultés: l'une qui conseille, et l'autre qui approuve si le conseil est bon. À voir leurs oeuvres dans les menus détails comme dans les grands partis, on reconnaît bientôt qu'ils ne dédoublaient pas l'esprit de l'artiste en mettant d'un côté la réflexion, l'observation, le raisonnement, le calcul, de l'autre cette sorte d'inspiration vague, indescriptible, poétique, si l'on veut, que nous appelons le sentiment. Les deux facultés ne pouvaient, chez l'architecte du moins, qu'agir simultanément pour produire une oeuvre. Aussi dans ces oeuvres tout se tient, tout s'enchaîne comme au sein d'un organisme, et il n'est pas une partie dont on puisse dire: «Que fait-elle là?»
Dans les oeuvres inférieures du portail occidental de la cathédrale de Reims, on peut signaler plus d'un défaut. Ces trois ébrasements immenses des portes ne se relient pas parfaitement avec ce qui est placé au-dessus. On sent là une reprise, un changement dans la composition primitive, et un désir de produire un effet surprenant par l'accumulation surabondante des détails. Cependant, si l'on examine ce portail,--fort altéré d'ailleurs par de méchantes restaurations;--que d'idées, que de savoir, que de hardiesses heureusement abordées et plus heureusement exprimées en pierre! Les sommiers qui forment la naissance de la partie antérieure des trois voussures sont, comme composition et comme exécution, une des plus belles parties de cette oeuvre prodigieuse. L'architecte a su donner à ces naissances, relativement étroites, la puissance d'un support par l'arrangement des sculptures. Celles-ci se combinent avec la construction, en font apercevoir la résistance. Tout cela est raisonné, vrai, facile à comprendre, logique, et tout pénétré d'un sentiment d'art sûr de l'effet qu'il veut produire.
Il s'agissait, entre deux archivoltes immenses et qui se touchent presque, de trouver un point d'appui, un point résistant à l'oeil, sans tomber dans la sécheresse d'un pilastre, d'une colonne, d'un support rigide et vertical. Il fallait d'ailleurs, conformément au principe excellent des constructeurs de cette époque, consistant à ne jamais couper la sculpture ou les membres complets d'architecture par des joints ou des lits, se conformer à l'appareil qui convenait à une colossale superposition de sommiers. Il fallait faire naître ce support ou cet ensemble de supports, de rien; développer peu à peu la résistance, non-seulement en apparence, mais de fait; gagner par conséquent de la saillie; obtenir de la fermeté à mesure qu'on accumulait les sommiers, car, à la réunion des deux gâbles qui couronnent les archivoltes, il fallait rejeter les eaux par une gargouille énorme. Terminer brusquement cette superposition de sommiers en encorbellement par une gargouille et par la réunion des deux gâbles, c'était produire pour l'oeil un effet de bascule désagréable, presque inquiétant. Que fait l'architecte? En retraite de la saillie de l'encorbellement et comme pour détruire l'effet de bascule, il pose une statue; non une statue debout et grêle relativement à sa base, mais une statue assise, largement drapée et dans une pose tranquille. Puis derrière le dos de la statue, au nu de la jonction des rampants des gâbles, un haut pinacle à jour, au milieu duquel se loge encore une statue debout.
La figure 7 ne peut donner qu'une idée incomplète de cette belle composition qui, sur le monument, produit un effet saisissant. À la base est un verseau, figure moitié nue, finement rendue, au-dessus de laquelle s'épanouit un large bouquet de feuillage avec son tailloir. Une cariatide large, trapue, drapée, debout sur ce tailloir, porte sur ses épaules un abaque épais, à angles droits, qui sert d'assiette à la gargouille, composée de trois assises en encorbellement les unes sur les autres. C'est là qu'aboutissent les deux rampants des gâbles. Puis en retraite, sur un socle perforé, afin de laisser passer les eaux, s'assied un harpiste couronné; derrière lui se dresse le pinacle. Le verseau, une assise; le bouquet de feuillage, une assise; la cariatide, une assise; l'abaque, une assise; la gargouille, trois assises; le socle du harpiste, une assise, prise sous les rampants: en tout, huit assises de pierres énormes et entrant profondément derrière l'extrados des arcs, comme pour former tas de charge. La statuaire, admirablement mise à l'échelle de l'architecture, est belle, grande, simple. Rien n'est plus gracieux que cet épanouissement de plus en plus puissant, comme pour porter l'animal colossal qui le surmonte, terminé par ce joueur de harpe, et ce pinacle délicat protégeant une statue. Le contraste entre la partie inférieure ou la pierre projette des ombres vigoureuses et larges, et le couronnement élégant, tout brillant de lumière, est des plus heureux 287 .
Il y a loin de cette alliance complète entre l'architecture et la sculpture, de cette exacte application d'une échelle admise, à ces superfétations d'ornements, de profils, de frontons, de tympans chargés de sculptures disparates, sans rapports d'échelles, que nous voyons accumuler sur la plupart de nos façades monumentales. Mais pourquoi nous plaindrions-nous de ces abus? Ne ramèneront-ils pas, à cause même de leurs excès, le goût du public vers les perceptions bien conçues, bien ordonnées et savamment exécutées?
Il est fort difficile de réunir deux archivoltes sur un point d'appui, et de les couronner par deux pignons ou gâbles, surtout si les archivoltes n'ont pas la même courbure, et si les gâbles n'ont pas des ouvertures égales, car alors les lignes sont boiteuses. Les maîtres du moyen âge se sont toujours adroitement tirés de cette difficulté, soit dans des conceptions grandioses, comme celle que nous venons de signaler, soit lorsqu'il s'agissait d'archivoltes d'édicules, de petits portails, de tombeaux. La sculpture vient alors en aide à l'architecte pour nourrir les sommiers trop maigres, pour détruire le mauvais effet des courbes boiteuses, pour masquer des pénétrations compliquées de profils. Soeur de l'architecture, non point son tyran ou son esclave, elle prend sa place dans le concert.
On sait que le système de structure de la voûte dite en arc d'ogive permet d'obtenir des ouvertures d'arcs de dimensions différentes et portant sur un même point d'appui; que ces arcs peuvent avoir leurs naissances à des niveaux différents 288 .
Alors le sommier de ces arcs semble parfois faire gauchir la colonne et son chapiteau. Soit, par exemple, fig. 8, en A, une colonne isolée portant deux arcs-doubleaux B d'ouvertures égales, et deux autres arcs-doubleaux C, D, d'ouvertures inégales, dont les naissances sont à des niveaux différents, ainsi que quatre arcs ogives: la colonne, parfaitement verticale, paraîtra s'incliner de a en b, ou bien il faudra donner au chapiteau une importance exagérée. Mais si (voyez en G) entre les arcs, dans le sommier, nous avons sculpté des ornements qui distraient l'oeil et prolongent, pour ainsi dire, l'ornementation du chapiteau, cette illusion produite par des lignes courbes se reliant inégalement avec des droites disparaîtra, surtout si en d, au-dessous de la naissance de l'arc le plus élevé, nous avons eu soin de conserver une saillie qui permettra de sculpter une tête, un paquet de feuillages, un objet quelconque, dont la protubérance sur le profil formera comme une butée à l'arc D dont la naissance est la plus basse. Mais nous revenons sur les dispositions de pondération des sommiers, à l'article VOÛTE, et il n'est pas nécessaire ici de nous étendre plus longtemps sur cet objet, examiné seulement au point de vue de l'apparence décorative.
Les appareilleurs des XIVe et XVe siècles, très-habiles traceurs, établissent les sommiers des arcs et voûtes avec une profonde connaissance de la géométrie et des pénétrations des corps, mais ces sommiers sont dépourvus d'ornementation. Ils ne sont d'ailleurs que la prolongation recourbée des faisceaux de moulures, de colonnettes et de prismes qui composent les piliers.
Nous ne devons pas omettre ici les sommiers des manteaux de cheminée, lesquels prennent parfois une grande importance, à cause de la charge qu'ils ont à porter et de la poussée des claveaux qu'ils doivent maintenir dans leur plan 289 . Ces sommiers, fortement engagés dans les murs, se projettent en saillie prononcée sur les pieds-droits, forment coupe, quelquefois avec crossette, pour recevoir le premier claveau. Au commencement du XVe siècle, on a taillé de ces sommiers remarquables par la bonne entente de leur tracé. Entre autres, nous signalerons ceux des cheminées du château de Polignac, auprès du Puy en Velay. Ces sommiers sont composés de deux assises dont les queues sont engagées dans la muraille.
Voici, fig. 9, en A, la section horizontale des pieds-droits de ces cheminées. Leurs profils se retournent également sur le manteau. Le tracé perspectif B fait comprendre comment ces profils composent et le pied-droit et le manteau; comment ils se pénètrent pour établir une butée en C capable de résister à la poussée de la plate-bande appareillée; comment les deux assises en retraite l'une sur l'autre forment une crossette D destinée à empêcher le glissement des claveaux. La prolongation contournée du profil du manteau tracée en G sur la section horizontale n'est donc pas un simple ornement; cette prolongation sert de butée aux sommiers et maintient leur écartement.
Les cheminées des châteaux de la Ferté-Milon, de Pierrefonds, de l'hôtel de Jacques-Coeur à Bourges, et de beaucoup d'habitations qui datent du XVe siècle, présentent d'heureuses combinaisons de sommiers à la fois très-solides et décoratifs.
On donne aussi, dans certaines provinces, le nom de sommiers à des poutres ou poitraux qui, posés sur des piliers, sont destinés à porter des pans de bois de façades de maisons (voy. BOUTIQUE, MAISON, PAN DE BOIS). Dans l'Île-de-France, les grosses pierres, sortes de chapiteaux posés sur les piles d'angles ou sur la tête des jambes étrières recevant les bouts des poitraux et les poteaux corniers des pans de bois, étaient également appelés sommiers.
SOUBASSEMENT, s. m. Ordonnance inférieure d'un édifice ou d'une portion d'édifice. Le soubassement diffère du socle en ce qu'il se compose de plusieurs assises, qu'il prend une certaine importance en hauteur, en saillie, en richesse, tandis que le socle n'est qu'une simple assise formant un empattement peu prononcé. Un pilier, une colonne, peuvent reposer sur un socle, qui alors est isolé comme ce pilier ou cette colonne. Le caractère du soubassement, outre son importance, est d'être continu. Le bahut qui reçoit les piliers d'un cloître, par exemple, est un véritable soubassement. Un bâtiment dont le rez-de-chaussée est élevé de 2 ou 3 mètres au-dessus du sol extérieur, repose sur un soubassement. Ce soubassement peut alors être percé de baies donnant du jour dans une crypte ou cave.
La plupart des églises romanes possèdent des cryptes en partie prises aux dépens du sol, partie au-dessus du pavé extérieur; ces demi-sous-sols forment un soubassement sur lequel s'élève le monument. Les architectes du moyen âge ayant pour habitude, dès l'époque la plus ancienne, de soumettre la proportion de l'ordonnance extérieure à celle de l'ordonnance intérieure, il en résultait que si une abside, par exemple, devait s'élever sur une crypte à demi enterrée, l'ordonnance architectonique de cette abside ne commençait qu'au-dessus de cette crypte; dès lors il fallait que la partie de celle-ci, vue extérieurement, formât un soubassement distinct de l'ordonnance architectonique, qui ne commençait qu'au niveau du sol du choeur. Ce principe, adopté dans les plus beaux monuments de l'antiquité, fournissait des motifs dont les maîtres du moyen âge ont su tirer parti. C'est dans l'Est, le long des bords du Rhin, que l'on trouve encore aujourd'hui les dispositions les plus grandioses de soubassements d'absides. L'école rhénane, en s'inspirant jusqu'au XIIe siècle du style byzantin, en avait adopté, plus qu'aucune autre, les grands partis, la largeur et l'aspect monumental.
En fait de soubassements du commencement du XIIe siècle, nous n'en connaissons pas qui aient un plus beau caractère que celui de l'abside orientale de la cathédrale de Spire.
Nous en donnons, fig. 1, le profil, et fig. 2, la vue perspective 290. On voit, dans ces deux figures, comment sont percées les fenêtres de la crypte qui règne sous cette abside; comment les colonnes engagées qui servent de contre-forts au mur circulaire s'empattent sur cette ceinture de profils successifs. Il y a là évidemment une réminiscence des meilleures constructions romano-byzantines.
Plus tard quelques-unes de nos cathédrales du XIIIe siècle, bien qu'elles ne possèdent pas de cryptes, reposent toutes les saillies formées par les contre-forts des chapelles absidales sur un grand soubassement circulaire composé d'une succession d'assises en retraite les unes sur les autres. Telles sont plantées les absides des cathédrales d'Amiens et de Beauvais, et le soubassement massif de cette dernière s'élevait de plus de 2 mètres au-dessus de l'ancien pavé extérieur. À Amiens, ce même soubassement circulaire n'a guère qu'un mètre au-dessus de l'ancien sol du cloître. À Chartres, le choeur de la cathédrale du XIIIe siècle ayant été bâti sur une crypte romane, un beau soubassement revêt celle-ci; c'est sur ses assises de couronnement en retraite que sont plantées les chapelles.
Les soubassements des portails d'église sont souvent ornés de bancs moulurés, d'arcatures, de tapisseries en plat relief, de sujets dans des médaillons, etc. Les architectes des XIIe et XIIIe siècles particulièrement se plaisaient à décorer avec grand soin ces parties de l'architecture placées près de l'oeil. Pour s'en convaincre, il suffit d'examiner les soubassements des portails des cathédrales de Chartres, de Rouen, de Sens (XIIe siècle); ceux des cathédrales de Paris, d'Amiens, de Noyon, de Reims, d'Auxerre (XIIIe siècle); de Rouen (de la Calende et des Libraires), de Lyon (XIVe siècle). Quelle que soit d'ailleurs la richesse des décorations adoptées, celles-ci sont toujours soumises à un beau parti général, franc, largement profilé, admirablement mis en proportion, disposé pour faire valoir les parties supérieures et les porter. La richesse de ces soubassements n'est jamais obtenue au détriment de la force, et leurs profils ont une ampleur, souvent une énergie que l'on trouve rarement dans l'architecture antique romaine, mais qui se rapprochent singulièrement des tracés grecs. C'est à dater du commencement du XIIIe siècle que se distinguent les compositions des soubassements de portails. Au XIIe siècle, les exemples que nous citions tout à l'heure ont plutôt le caractère de grands socles ornés que de véritables soubassements formant une ordonnance spéciale: comme, par exemple, la belle arcature des ébrasements de la porte de la Vierge sur la face occidentale de la cathédrale de Paris 291; ou encore la tapisserie inférieure de la porte centrale de Notre-Dame de Noyon (fig. 3); celle des trois portails de la cathédrale d'Amiens, si amplement composée.
Il est des exemples de soubassements du commencement du XIIIe siècle, ornés d'arcatures, qui sont encore d'un très-beau caractère. Outre celui provenant de la porte de la Vierge à Notre-Dame de Paris (façade occidentale), nous citerons le soubassement de l'ébrasement de la porte principale de la cathédrale de Sées 292; le soubassement du portail nord de la cathédrale de Troyes, dont la composition et l'exécution sont du meilleur style 293.
Les portails de Notre-Dame de Reims et le portail nord de la cathédrale de Metz présentent des soubassements d'une composition peu ordinaire. Ces soubassements sont décorés de draperies en bas-relief. Ceux de Notre-Dame de Reims sont bien connus; il n'est pas nécessaire de les présenter ici, d'autant qu'ils ont été fort altérés par des restaurations successives. Mais le soubassement du portail nord de la cathédrale de Metz est bien conservé, un peu postérieur, il est vrai, à ceux de Reims, et mieux entendu (fig. 4).
Sur un parement composé d'un socle et de trois assises nues, une tenture semble attachée à une tringle, et au-dessus d'elle se développe une brillante litre à quadrillé perlé, avec animaux fantastiques dans les intervalles des galons. Ce soubassement se termine par un beau profil orné d'un rang de feuilles dans la gorge.
La variété des décorations adoptées pour les soubassements est infinie, jusqu'au moment où les lignes verticales des piliers supérieurs viennent les pénétrer et les relier aux ordonnances qu'ils supportent. De fait, alors ils disparaissent comme disparaissent d'ailleurs les membres horizontaux de l'architecture, les arasements, pour laisser dominer les lignes verticales. Il y avait là une recherche d'unité absolue que nous expliquons dans l'article TRACÉ.
Naturellement, quand le niveau des voûtes des caves, dans les édifices civils, était placé au-dessus du sol extérieur, les hôtels ou maisons possédaient un soubassement, c'est-à-dire une ordonnance inférieure qui portait l'ordonnance du rez-de-chaussée. Ces soubassements étaient souvent riches en profils, en soupiraux bien percés et bien appareillés, en semis de pièces d'armoiries, fleurs de lis, coquilles, roses, croisettes, chiffres ou devises 294.
Ces soubassements sont toujours bien profilés et d'une heureuse proportion. Ils ne présentent pas de moulures saillantes, qui sont facilement brisées et dont les angles risquent de blesser les allants et venants. Les ornements qui les décorent sont plats, et n'enlèvent pas à ces membres inférieurs l'apparence de force qu'ils doivent conserver.
STALLE, s. f. (chaire, fourme, forme). Nous n'avons à nous occuper ici que des stalles de choeur ou de salles capitulaires, c'est-à-dire de ces rangées de siéges qui, placés dans le choeur des églises ou dans les salles d'assemblées, sont destinés aux membres du clergé, aux religieux d'un monastère, à un chapitre, ou même à des laïques réunis en conseil.
Dans les plus anciennes églises occidentales, dans les cathédrales et les grandes abbayes, l'évêque, l'abbé, étaient assis au fond du choeur, derrière l'autel. Autour d'eux prenaient place, sur des bancs disposés en hémicycle, les membres du chapitre ou de la congrégation. La cathedra, le siége épiscopal, dominait les bancs de pierre, de marbre ou de bois qui garnissaient le fond de l'abside. Cette disposition, encore conservée dans quelques-unes des églises d'Italie les plus anciennes, a complétement disparu en France, où l'on ne trouve plus trace, dans nos édifices religieux, de la cathedra et des siéges qui l'accompagnaient. Depuis le XIIIe siècle, dans les cathédrales, les siéges du clergé ont été placés en avant du sanctuaire, des deux côtés de l'espace qu'on désigne aujourd'hui sous le nom de choeur, et qui occupe habituellement la partie de l'église comprise entre le transsept et les marches du sanctuaire montant à l'autel.
Le choeur, ainsi garni de stalles sur les côtés et le devant, a été enveloppé de clôtures plus ou moins riches et fermé sur le transsept par un jubé percé d'une ou de trois portes 295.
Dans les églises abbatiales, le choeur était, le plus souvent, à dater de la même époque, placé à l'extrémité de la nef et dans le transsept; toute la portion orientale étant réservée au sanctuaire établi sur les cryptes renfermant les corps-saints.
Il y a tout lieu de croire que les stalles de bois remontent, en France, à une époque reculée. La rigueur du climat ne permettait guère l'établissement de bancs ou de stalles de pierre ou de marbre, ainsi que cela était pratiqué dans les églises latines d'Italie et de Sicile. D'ailleurs l'habitude de travailler le bois dans les Gaules, et l'abondance de cette matière sur le sol français, ont dû faire admettre de très-bonne heure les stalles de bois. Cependant nous n'en possédons pas qui soient antérieures au XIIIe siècle; celles qui nous restent de cette époque accusent toutefois des formes arrêtées qui ne peuvent être que la conséquence d'une longue tradition. Depuis lors la disposition des stalles n'a pas changé. On n'a rien su trouver de mieux ou d'un usage plus commode.
Les stalles de bois se composent d'un dossier ou dorsal assez élevé et terminé à sa partie supérieure par une saillie en forme de dais; d'accoudoirs; d'une tablette servant de siége, tournant sur charnières ou pivots et sous laquelle est fixée une console appelée miséricorde ou patience, qui permet à l'assistant aux offices de s'asseoir, tout en paraissant être debout. Devant chaque stalle est un prie-Dieu qui sert de dossier au rang des stalles basses dépourvues de dais. En effet, dans les choeurs des cathédrales et des abbayes, les stalles ou formes sont habituellement sur deux rangs: stalles hautes pour les chanoines ou les religieux, stalles basses pour les membres inférieurs du clergé ou de la congrégation 296. Le sol des stalles supérieures est élevé de deux ou trois marches au-dessus du pavé du choeur, tandis que les stalles basses portent sur le sol ou sur une seule marche. Les personnes assises dans les stalles hautes dépassent donc de beaucoup celles placées dans les stalles basses, et peuvent ainsi voir le sanctuaire. Des coupures ménagées entre les stalles basses, appelées entrées, permettent d'arriver facilement aux stalles supérieures. Les artistes du moyen âge ont déployé un grand luxe d'ornementation dans la composition des stalles. Habiles à façonner le bois, ils nous ont laissé quelques spécimens très-remarquables de ces oeuvres de menuiserie, malgré les destructions systématiques qu'elles eurent à subir pendant les deux derniers siècles. Cependant les églises les plus riches furent celles, malheureusement, qui virent disparaître leur ancien mobilier. Ceux qui nous sont restés sont des débris sauvés par hasard, ou appartenaient à des églises pauvres. Le clergé d'outre-Rhin, plus conservateur que le nôtre, a laissé subsister un grand nombre de ces belles boiseries, mais qui ne sont pas antérieures à la fin du XIIIe siècle, sauf de très-rares exceptions 297.
Parmi les plus anciennes stalles françaises, il faut citer celles de la chapelle de Notre-Dame de la Roche (Seine-et-Oise), de beaux fragments dans la cathédrale de Poitiers et dans l'église de Saulieu. Ces boiseries datent du milieu du XIIIe siècle, et elles nous donnent une idée, celles de Notre-Dame de la Roche notamment, qui sont entières, de ce que devaient être les stalles de nos cathédrales de Chartres, de Bourges, de Paris, de Reims, des églises abbatiales de Saint-Denis, de Saint-Rémi de Reims.
Examinons donc d'abord ces stalles de la chapelle de Notre-Dame de la Roche, fort bien gravées par M. Sauvageo 298. Ces stalles sont à deux rangs, stalles hautes et stalles basses. Les stalles hautes ne possèdent qu'un dorsal, sans dais, mais avec jouées au-dessus de chaque accoudoir, comme pour séparer entièrement les religieux. D'axe en axe, les accoudoirs ont 0m,64. Cette mesure varie peu et ne dépasse pas 0m,70.
La figure 1 donne en A le plan d'une portion de ces deux rangs de stalles. Les stalles basses posent directement sur le sol du choeur; les stalles hautes, sur un parquet p, relevé de deux marches. Les stalles étant peu nombreuses, il n'y a d'entrées, pour les hautes formes, qu'aux extrémités en e. Là des jouées plus importantes et décorées terminent les rangs de siéges. La coupe C explique la disposition des siéges avec leurs tablettes à charnières et leurs patiences. On remarquera que les accoudoirs sont légèrement inclinés pour offrir une assiette moins glissante aux bras des religieux, lorsqu'ils sont debout et appuyés seulement sur les patiences et sur ces accoudoirs. Les madriers a servent de prie-Dieu aux personnes qui occupent les stalles supérieures, lorsqu'elles s'agenouillent sur le parquet. Les assistants moins dignes, qui occupaient les stalles basses, s'agenouillaient sur les dalles du choeur. Ces boiseries sont bien profilées, et la décoration, très-simple, est d'un goût charmant. Pour plus de détails, on peut recourir à la monographie de la chapelle de Notre-Dame de la Roche 299, qui présente une étude complète de ces stalles.
Quoique très-mutilées, les stalles de l'église de Saint-Andoche de Saulieu nous laissent voir encore des fragments intéressants. Elles sont de cinquante ans environ postérieures à celles de Notre-Dame de la Roche; elles datent par conséquent de la fin du XIIIe siècle.
On voit en A (fig. 2) l'une des jouées terminales des stalles hautes, et en B, des stalles basses. Un dais composé d'un simple plafond rampant couvrait le dorsal D des stalles hautes, lequel présente de larges panneaux au-dessus de chaque siége, encadrés entre des montants avec arcature et ornements sculptés dans les écoinçons. Quelques parties de ces sculptures sur bois sont très-bien traitées. En C, est tracée une variante de retroussis c. Les montants, jouées et bâtis sont pris dans du bois de chêne de trois pouces et demi (0m,095).
En E (fig. 3), nous donnons l'une des séparations des stalles, avec le profil e de la moulure du quart de cercle et le joli arrangement des pieds f. La tablette du siége est figurée abaissée. En G, est donnée une des patiences, et en H, une variante des amortissements qui, du quart de cercle, conduisent aux supports des accoudoirs. Ces amortissements servent de pomme pour appuyer les mains lorsqu'on veut se relever; il en existe aussi bien aux stalles basses qu'aux stalles hautes.
C'est à dater de la fin du XIIIe siècle que les dais des stalles hautes prennent de l'importance. Composés d'abord d'un madrier formant soffite inclinée, comme dans l'exemple précédent, peu à peu ce plafond devient plus saillant, est porté sur des corbeaux, s'arrondit en voussure, puis se dispose, à la fin du XVe siècle, en autant de petites voûtes qu'il y a de siéges. Ces dais sont alors enrichis d'armoiries, de clefs, de nervures. Des arcatures suspendues se projettent au droit de la plus forte saillie des siéges. Les jouées se couvrent de sculptures ajourées. Nous n'avons plus, en France, d'exemples existants assez complets des stalles de l'époque de transition entre les XIIIe et XVe siècles, il nous faut recourir à celles qui existent encore sur le Rhin et en Allemagne. Les belles stalles de Saint-Géréon, à Cologne, datent du commencement du XIVe siècle 300, et présentent déjà des jouées très-richement décorées de figures ronde bosse. Les stalles d'Anellau 301, qui appartiennent également au XIVe siècle, sont très-complètes, et possèdent un dais saillant, ou soffite rampante, porté sur les jouées et sur des consoles placées de deux en deux siéges.
Voici, fig. 4, une perspective de ces stalles, qui ne comprennent qu'un seul rang avec dossier et prie-Dieu. Cette boiserie, d'un travail grossier dans ses détails, est d'ailleurs bien composée, et présente un type assez pur des dernières stalles à dais en plafond avant les voussures ou les voûtains 302.
Les exemples de stalles des XVe et XVIe siècles sont assez fréquents encore en France. Nous citerons celles de l'église de Flavigny (Côte-d'Or), dont les dais sont en forme de voussure; de l'ancienne abbaye de Saint-Claude (Jura), aujourd'hui cathédrale, qui remontent au XVe siècle. Ces dernières sont datées et signées; elles ont été faites par Jehan de Viéry, en 1455. Exécutées grossièrement, elles sont cependant assez bien composées. Mutilées à plusieurs reprises, des statuettes, certaines parties manquent aux jouées.
Voici, fig. 5, la face et le profil des formes hautes. Les grands panneaux du dorsal sont décorés de figures bas-reliefs représentant des prophètes, des sibylles. Des figurines ronde bosse surmontent les colonnettes à section octogone qui séparent ces panneaux. D'autres statuettes sont posées sur les fleurons espacés de la petite galerie ajourée supérieure. Les dais se composent d'une succession de petits voûtains en berceau perpendiculaires au dorsal.
La figure 6 montre l'une des jouées des formes hautes et basses, avec l'entrée entre elles deux 303. Les bas-reliefs se détachent sur des fonds pleins ou ajourés; des statuettes décorent richement, trop richement même, ces jouées. En B, est tracé le profil des stalles basses. Malgré la profusion des détails, dans cette figure comme dans la précédente, le principe de la structure de bois est toujours apparent. Mais dans leurs compositions les plus riches, jamais les artistes du moyen âge n'ont failli à ce principe, qu'il s'agisse de la maçonnerie, de la charpente, de la serrurerie ou de la menuiserie. On ne saurait trop étudier les assemblages de ces grands ouvrages de menuiserie du XVe siècle et du commencement du XVIe, alors que les traditions gothiques n'étaient pas encore perdues. Sous une apparence très-compliquée, la structure est toujours simple et conçue en raison de la qualité de la matière. Les stalles du choeur de la cathédrale d'Amiens, par exemple, qui sont chargées d'une quantité prodigieuse de détails, présentent une structure de bois très-bien combinée et très-simple. Ces stalles sont aujourd'hui au nombre de cent seize 304; elles furent commencées en 1508 et achevées en 1522 par deux maîtres menuisiers, Alexandre Huet et Arnoult Boullin, sous la direction de Jean Turpin, et par le tailleur d'ymages Antoine Avernier. La dépense totale s'éleva à 11 230 livres 5 sols 305.
Le bois de chêne employé est d'une excellente qualité, et ne laisse voir sur aucun point la trace de piqûres de vers. Les formes hautes des extrémités sont couronnées de clochetons très-élevés, ajourés, couverts de détails délicats, de figurines, taillés avec une précision et une souplesse de ciseau remarquables. Tous les détails qui couvrent les montants, les traverses, les écharpes, les dais, les accoudoirs, les entrées et les jouées sont merveilleux de délicatesse, et fournissent des renseignements nombreux sur les vêtements et le mobilier de cette époque. Les dais, très-saillants, sont en forme de petites voûtes d'arêtes et revêtues de gâbles d'une excessive richesse. Les grands panneaux du dorsal des stalles hautes étaient autrefois couverts de fleurs de lis en relief qui ont été grattées à deux reprises, en 1792 et en 1831, si bien qu'on n'en distingue plus que quelques traces.
Nous donnons, fig. 7, en A, une portion du plan de ces stalles, et en B une coupe, qui font assez voir la largeur de cet ensemble de menuiserie 306. La figure 8 est le tracé des stalles hautes de face. En C, est la section des montants séparatifs des panneaux, et en D, l'élévation d'un de ces montants avec l'amorce des deux écharpes formant accolade au-dessous des voûtains en arcs d'ogive. Indépendamment de l'exécution merveilleuse des détails, on trouve dans cet ouvrage de menuiserie une qualité rare, c'est une observation très-délicate de l'échelle. La grosseur des bois qui forment la membrure est judicieusement calculée, si bien que l'ensemble est clair et harmonieux et se dessine facilement au milieu de ce fouillis d'ornements. Ceux-ci ne dérangent pas les lignes principales, et se combinent sans efforts avec la structure, qui d'ailleurs est parfaitement solide et n'a fait aucun mouvement. Les branches d'arcs ogives des voûtains ne sont point des portions de cercle, mais donnent deux courbes raccordées, ainsi que le montre la coupe fig. 7, en B. Il faut citer encore les stalles de la cathédrale d'Alby, qui datent de la même époque et qui sont complètes. Adossées à une clôture de choeur et à un jubé de pierre du commencement du XVIe siècle, c'est la clôture de pierre qui forme dais au-dessus des siéges hauts. La menuiserie ne comprend, à Alby, que les formes seules; les montants séparatifs des dorsals sont de pierre, avec parement d'étoffe peinte entre eux. D'ailleurs, comme menuiserie, ces stalles sont simples et ne sont guère ornementées qu'au droit des entrées.
La série la plus complète des stalles du commencement du XVIe siècle que nous possédions garnit entièrement le choeur de la cathédrale d'Auch. Ces stalles sont de beaucoup les mieux conservées. Taillées dans un bois de chêne d'une qualité tout exceptionnelle, et qui a pris par le frottement l'aspect de la cornaline, elles fournissent une série d'ornements de la renaissance du plus charmant caractère. De grandes figures bas-reliefs décorent les dorsals, et des arabesques délicatement coupées couvrent les accoudoirs, les entrées, les montants. Les dais sont merveilleux de délicatesse et de combinaisons. Les stalles de la cathédrale d'Auch ont été commencées vers 1520 et terminées vers 1546 307.
Des stalles du XVIe siècle présentent encore quelque intérêt, entre autres celles des églises de Saint-Bertrand de Comminges (Haute-Garonne), de Montréal (Yonne); les beaux fragments déposés dans l'église impériale de Saint-Denis, et qui proviennent de la chapelle du château de Gaillon. Les dorsals de ces stalles sont revêtus d'ouvrages de marqueterie, et les accoudoirs, les patiences, les montants, appartiennent à la plus jolie sculpture du commencement de la renaissance.
Quoique l'on doive regretter la destruction des anciennes formes du choeur de Notre-Dame de Paris, qui dataient du commencement du XIVe siècle et qui étaient fort belles, au dire des auteurs qui les ont vues, les stalles refaites à la fin du règne de Louis XIV, qui garnissent aujourd'hui ce choeur, sont de très-belles boiseries sculptées avec un art infini sur du chêne bien choisi et passablement assemblé. Cependant, comme oeuvre de menuiserie, il y a loin de là aux stalles d'Amiens, dont les assemblages sont tracés et exécutés avec une précision absolue, ne laissent voir ni un clou, ni une équerre, ni même une cheville. Si l'on démonte ces stalles du XVe siècle (et celles d'Amiens appartiennent à l'art de cette époque), on ne peut qu'admirer le soin, la simplicité des moyens, la précision de ces maîtres menuisiers, le choix judicieux des pièces mises en oeuvre et l'excellent tracé des moulures, pour ne rien enlever de la force du bois. On n'en peut dire autant des stalles de la cathédrale de Paris, et la bonne apparence extérieure cache bien des vices de construction, des expédients et des négligences.
STATION, s. f. C'est ainsi qu'on désignait, pendant le moyen âge, les points d'un chemin où s'étaient arrêtés les pèlerins ou les cortéges qui transféraient des reliques de corps-saints. Les translations de reliques donnaient lieu, de la part des populations, à des manifestations religieuses dont aujourd'hui nous ne pouvons nous faire une idée. Tous ceux qui avaient quelque grâce à demander au ciel, se transportaient sur le passage des reliques, et espéraient obtenir l'accomplissement de leurs voeux par l'intercession du saint dont ils pouvaient approcher les restes. L'empressement redoublait autour des châsses, si ceux qui les transportaient faisaient une halte; alors c'étaient des guérisons subites de malades ayant la foi, ou des punitions terribles des incrédules et profanateurs. On consacrait ordinairement le souvenir de ces haltes dans la campagne par un petit monument, une pierre, une croix, un reposoir (voyez REPOSOIR).
Quand Philippe le Hardi fit transporter les restes du roi son père à l'abbaye de Saint-Denis, il accompagna et voulut même porter la châsse qui contenait les ossements rapportés de Tunis à Paris. Le funèbre cortége fit le trajet à pied, et s'arrêta plusieurs fois sur le chemin. Et, dit Corrozet 308, «furent édifiées des stations et reposois, en façon de pyramides, à chacune desquelles sont les effigies de trois roys et l'image du crucifix à la poincte, ainsi qu'on les voit encores de présent. Aucuns les appellent mont-joyes.» Il ne reste plus aujourd'hui qu'un fragment de ces stations sur le bord de la Seine, à Saint-Denis même.
STUC, s. m. Enduit composé de chaux, de sable très-fin, de poussière de calcaire dur ou de marbre, dont on revêtait les maçonneries et même parfois les appareils de pierre de taille, pour obtenir extérieurement ou intérieurement des parements polis, sans apparence de joints, et que l'on décorait de sculptures délicates et de peintures. Les stucs furent employés dès la plus haute antiquité. Les pyramides de Memphis étaient recouvertes d'un enduit stuqué dont on voit les restes. Les Égyptiens recouvraient leurs édifices d'une très-légère couche de stuc pour masquer les sutures de la pierre et pour recevoir la peinture. Les Grecs, quand ils employaient la pierre de taille vulgaire, passaient sur les parements un stuc léger, poli, qu'ils décoraient de peintures. On retrouve la trace de ces stucages dans les monuments doriens de Sicile, à Pestum, etc. Les Romains employèrent le stuc très-fréquemment, soit pour les monuments publics, soit pour les habitations. Il n'est pas nécessaire ici de citer les nombreux exemples de l'emploi du stuc en Italie pendant l'antiquité. Cette habitude passa dans les Gaules, et il n'est pas de construction gallo-romaine dans laquelle on ne trouve des restes d'enduits stuqués, c'est-à-dire polis et peints. Les procédés de construction eurent la même fortune que les arts; ils périrent avec eux en Occident à la fin de l'empire romain, et les rares débris des monuments des premiers siècles ne nous laissent plus voir que des enduits grossiers faits de mauvais matériaux, mal dressés et recouverts de peintures sauvages. On n'avait pas cependant abandonné dans les Gaules l'habitude de recouvrir les parements de moellon, et même les grossiers appareils, d'un enduit de chaux et sable aussi mince que possible, pour dissimuler les défauts et les joints de la pierre et pour recevoir des colorations. Mais ces enduits n'ont plus le beau poli des stucs de l'antiquité grecque et de la bonne époque romaine, ni leur solidité; aussi se sont-ils rarement conservés, et leur absence nous fait croire trop facilement que les monuments carlovingiens, par exemple, laissaient voir à l'intérieur comme à l'extérieur leurs petits appareils grossièrement dressés. Loin de là, ces édifices, bien qu'ils fussent bruts, barbares, étaient recouverts d'enduits et de peintures à l'intérieur comme à l'extérieur, et ces enduits, parfois décorés de gravures, d'ornements d'un faible relief, sont de véritables stucs. Un des exemples de stucages authentiques appartenant à la période carlovingienne se voit encore dans la petite église de Germigny des Prés (Loiret), dont la construction remonte au commencement du IXe siècle 309. Une mosaïque dans le caractère grec-byzantin décore la voûte de l'abside 310. Autrefois des stucs gravés et peints garnissaient les parois de l'église. Ces enduits, enlevés dans les parties inférieures, ne se voient plus qu'à l'intérieur de la tour du clocher central, et notamment aux baies de ce clocher, lesquelles se composent d'une archivolte reposant sur deux colonnettes engagées. Or, ces archivoltes et les colonnettes sont entièrement obtenues à l'aide d'un stuc blanc, fin, très-dur, recoupé au ciseau pendant qu'il était encore frais. Voici (fig. 1) la moitié d'une de ces baies; en A et en B, sa coupe.
Les arts, à l'état barbare, n'excluent point la profusion des ornements; c'est plus souvent le contraire qui a lieu. On ne saurait douter que l'architecture carlovingienne, d'une si grossière structure, élevée habituellement à l'aide de matériaux sans valeur, mal choisis et plus mal employés, ne fût revêtue d'une ornementation très-riche, mais obtenue par des moyens rapides et peu coûteux. Le stuc se prêtait à ce genre de décoration courante, et de toutes les traditions d'art des Romains, celle-là avait dû persister à cause des facilités que fournit l'emploi de semblables procédés. Élever des murs en moellon, et, quand la bâtisse est achevée tant bien que mal, en dissimuler les irrégularités, les tâtonnements, par un enduit sur lequel des graveurs, sculpteurs, viennent intailler des ornements pris sur des étoffes, des meubles et des ustensiles tirés de l'Orient, c'était là évidemment le procédé qu'employaient volontiers les naïfs architectes de la première période du moyen âge. Ce procédé ne demandait ni beaucoup de calculs, ni les prévisions savantes de nos maîtres des XIIe et XIIIe siècles. Quelques édifices carlovingiens laissent apercevoir des traces de stucages sur des voûtes et même sur des chapiteaux 311.
Plus tard les stucs ne furent plus que de très-délicates applications d'ornements, de treillis, de quadrillés fleuronnés, sur des surfaces unies, afin d'en réchauffer la nudité. (Voy. APPLICATION.)
STYLE. s. m. Il y a le style, il y a les styles. Les styles sont les caractères qui font distinguer entre elles les écoles, les époques. Les styles d'architecture grecque, romaine, byzantine, romane, gothique, diffèrent entre eux de telle sorte, qu'il est aisé de classer les monuments produits de ces arts divers. Il eût été plus vrai de dire: la forme grecque, la forme romane, la forme gothique, et de ne pas appliquer à ces caractères particuliers de l'art le mot style; mais l'usage s'étant prononcé, on admet: le style grec, le style romain, etc.
Ce n'est pas de cela qu'il s'agit ici; nous avons fait ressortir dans plusieurs articles du Dictionnaire les différences de style qui permettent de classer par époques et par écoles les oeuvres de l'architecture du moyen âge.
Nous ne parlerons donc que du style qui appartient à l'art pris comme conception de l'esprit. De même qu'il n'y a que l'art; il n'y a que le style. Qu'est-ce donc que le style? C'est, dans une oeuvre d'art, la manifestation d'un idéal établi sur un principe.
Style peut s'entendre aussi comme mode; c'est-à-dire appropriation d'une forme de l'art à l'objet. Il y a donc le style absolu, dans l'art, et le style relatif. Le premier domine toute conception, et le second se modifie suivant la destination de l'objet. Le style qui convient à une église ne saurait convenir à une habitation privée: c'est le style relatif; mais une maison peut laisser voir l'empreinte d'une expression d'art (tout comme un temple ou une caserne) indépendante de l'objet et appartenant à l'artiste ou plutôt au principe qu'il a pris pour générateur: c'est le style.
Dans les arts, et dans l'architecture en particulier, les définitions vagues ont causé bien des erreurs, ont laissé germer bien des préjugés, enraciner bien des idées fausses. On met un mot en avant, chacun y attache un sens différent. Des raisonnements qui ne peuvent jamais se croiser s'élèvent sur ces bases mal assises, n'avancent pas les questions d'un degré, embarrassent les indécis et nourrissent les esprits paresseux 312.
Toute oeuvre sortie du cerveau humain, dans le domaine des lettres aussi bien que dans celui des arts, ne peut vivre que si elle possède ce qu'on appelle: le style.
Le style appartient à l'homme et est indépendant de l'objet. En poésie, par exemple, il y a la pensée ou l'impression, et la manière de l'exprimer, de la faire pénétrer dans l'âme de l'auditeur: c'est le style. Sur cent témoins oculaires d'un fait, un seul, en le racontant, produira sur son auditoire une impression profonde. Pourquoi? Parce qu'il a mis le style dans sa narration. Ce style lui appartient, et cependant, pour émouvoir, il faut qu'il soit le style, c'est-à-dire qu'il agisse sur tous. Dix peintres font le portrait d'une même personne, dans des conditions identiques. Tous ces portraits sont ressemblants. Un seul rappelle aux personnes qui connaissent l'original, non-seulement ses traits matériels, mais sa physionomie, ses façons d'être, son esprit, son caractère enjoué ou mélancolique. Ce peintre possède le style.
Nous revenons à notre première définition, savoir: Le style est la manifestation d'un idéal établi sur un principe. En effet, dans l'exemple que nous venons de donner, si la physionomie, le caractère, les allures appartiennent bien à l'original du portrait, l'opération qui consiste à se pénétrer de ces qualités et de ces attributs, de telle sorte que, sur un panneau, l'apparence de ces qualités et attributs soit inexprimée; cette opération appartient à l'artiste et est la conséquence d'un principe auquel il se soumet. Nous appelons cette opération un idéal, parce qu'il a fallu que l'artiste fît de ces qualités et attributs un tout, un ensemble dans lequel certains traits ont été atténués, tandis que d'autres ont dû être mis en relief. On nous pardonnera de prendre ici un côté vulgaire de cette faculté pour en faire comprendre la valeur. Une charge, si elle est bonne, a toujours du style, parce que l'artiste qui l'exécute a pris les côtés les plus saillants d'une physionomie pour les exagérer au delà de toute vraisemblance. Tous les peuples vraiment artistes ont fait des charges, celles-ci ne sont que le déréglement d'une faculté qui appartient aux poètes, aux artistes seuls. On sentira facilement combien la voie est étroite entre le réalisme absolu qui consisterait à photographier l'objet, l'idéalisme poussé jusqu'à la charge, et la platitude qui se met à la remorque d'un prétendu classicisme et s'abrite derrière son autorité. L'impression que produit un objet sur les artistes varie en raison des facultés de chacun d'eux; donc, l'expression diffère: mais ceux-là seuls posséderont le style qui feront pénétrer chez le spectateur l'impression qu'ils ont ressentie. Le poëte, le peintre, le sculpteur, éprouvent des sensations vives, promptes et claires; mais ces sensations, procédant de l'extérieur, ne sont qu'une empreinte; cette empreinte, avant de prendre une forme d'art, subit une sorte de gestation dans le cerveau de l'artiste, qui peu à peu se l'assimile, en fait une création du second ordre qu'il met au jour à l'aide du style. Si cette faculté d'assimilation fait défaut au poëte, au peintre, au sculpteur, leurs oeuvres ne sont que le reflet d'une sensation émoussée, et ne produisent aucune impression.
Pour l'architecte, comme pour le musicien, le phénomène psychologique est différent. Ces artistes ne reçoivent pas directement d'une scène, d'un objet ou de la nature, une sensation propre à se transformer en oeuvre d'art. C'est de leur cerveau que doit sortir cette oeuvre, c'est leur faculté de raisonner qui la fait naître à l'état embryonnaire, qui la développe en la nourrissant d'une série d'observations empruntées à la nature, à la science et à des créations antérieures. Si l'architecte est un artiste, il s'assimile cette nourriture qu'il va chercher de tous côtés pour développer sa conception; s'il ne l'est pas, son oeuvre n'est qu'un amas d'emprunts dont il est aisé de reconnaître l'origine: elle manque de style.
Le style est, pour l'oeuvre d'art, ce que le sang est pour le corps humain; il le développe, le nourrit, lui donne la force, la santé, la durée; et comme on dit: le sang humain, bien que chaque individu ait des qualités physiques et morales différentes, on doit dire: le style, quand il s'agit de cette puissance qui donne un corps et la vie aux oeuvres d'art, bien que chacune de ces oeuvres ait un caractère propre.
Nous n'avons pas ici à apprécier jusqu'à quel point la peinture, la sculpture et la poésie sont des arts d'imitation inspirés directement par des effets en dehors de nous et dont nous sommes les témoins. Il suffit de dire--ce que personne ne contestera, pensons-nous--que l'architecture n'est point un art d'imitation; les effets extérieurs ne peuvent avoir sur son développement qu'une influence secondaire. L'art de l'architecture est une création humaine; mais telle est notre infériorité, que, pour obtenir cette création, nous sommes obligés de procéder comme la nature dans ses oeuvres, en employant les mêmes éléments, la même méthode logique; en observant la même soumission à certaines lois, les mêmes transitions. Le jour où le premier homme a tracé sur le sable un cercle à l'aide d'une baguette pivotant sur un axe, il n'a pas inventé le cercle, il a trouvé une figure éternellement existante. Toutes ses découvertes en géométrie sont des observations, non des créations; car les angles opposés au sommet n'ont pas attendu que l'homme eût constaté leur propriété pour être égaux entre eux.
L'architecture, cette création humaine, n'est donc, de fait, qu'une application de principes qui sont nés en dehors de nous et que nous nous approprions par l'observation. La force d'attraction terrestre existait, nous en avons déduit la statique. La géométrie tout entière existait dans l'ordre universel, nous en avons observé les lois et nous les appliquons. Il en est de même pour toutes les parties de cet art; les proportions, la décoration même, doivent découler de ce grand ordre universel dont nous nous approprions les principes, autant que nos sens incomplets nous le permettent. Ce n'était donc pas sans raison que Vitruve disait que l'architecte devait posséder à peu près toutes les connaissances de son temps, et qu'il plaçait en tête de ces connaissances la philosophie. Or, chez les anciens, la Philosophie comprenait toutes les sciences d'observation, dans l'ordre moral aussi bien que dans l'ordre physique.
Si donc nous pénétrons quelque peu dans la connaissance des grands principes de l'ordre universel, nous reconnaissons bien vite que toute création se développe suivant une marche logique, et que, pour être, elle se soumet à des lois antérieures à l'idée créatrice. Si bien qu'on pourrait dire: «À l'origine, les nombres et la géométrie existaient.» Les Égyptiens, et après eux les Grecs, l'avaient bien compris ainsi; pour eux, les nombres et les figures géométriques étaient sacrés. Nous pensons que le style, qui ne manque jamais à leurs productions d'art, est dû à ce respect religieux pour ces principes auxquels la création universelle se soumet la première, elle qui est le style par excellence.
Mais dans des questions de cet ordre, il faut apporter la démonstration la plus sensible. D'ailleurs, nous ne nous occupons pas ici de philosophie; il ne s'agit d'autre chose que de faire saisir les grands principes, les principes les plus simples à l'aide desquels le style pénètre les oeuvres d'architecture.
On voudrait bien parfois se persuader que l'artiste possède en naissant la faculté de produire des oeuvres de style, et qu'il lui suffit pour cela de se laisser aller à une sorte d'inspiration dont il n'est pas le maître. Cette idée, un peu trop générale, et caressée des esprits vagues, ne semble pas avoir été admise dans les temps qui ont su produire les oeuvres les plus remarquables par le style. Alors on croyait au contraire que la production d'art la plus parfaite--les facultés de l'artiste admises, bien entendu--était la conséquence d'une profonde observation des principes sur lesquels l'art peut et doit tout d'abord s'appuyer.
Nous laissons aux poëtes et aux peintres à décider si ce qu'on appelle l'inspiration peut ou non se passer d'une profonde et longue observation; mais pour l'architecture, elle est condamnée, par le côté scientifique, par les lois impérieuses qui la dominent, à chercher tout d'abord l'élément, le principe qui devra lui servir d'appui, et à en déduire avec une rigoureuse logique toutes les conséquences. Nous ne pouvons, en vérité, avoir la prétention de procéder en vertu d'une puissance plus forte que celle de la création, nous qui n'agissons qu'en observant les lois qu'elle a posées. Or, quand on reconnaît que la nature, tout inspirée qu'on la suppose, n'a pas réuni deux atomes sans se soumettre absolument à une règle logique, qu'elle a procédé avec un ordre mathématique du simple au composé et sans abandonner un instant le principe admis tout d'abord, on nous permettra bien de sourire si nous voyons un architecte attendre l'inspiration, sans faire intervenir sa raison, qui seule, cependant, peut lui permettre d'imiter de bien loin cette marche logique suivie dans la création de notre globe, sans aller plus loin.
Certes, c'est un pauvre petit grain de poussière que notre globe, mais enfin nous y vivons, nous pouvons le voir, l'observer; et si infime que soit l'objet dans l'immensité, nous reconnaissons que pour le former, la nature n'a pas mal raisonné. On voudra bien nous pardonner cette digression, qui d'ailleurs n'est qu'apparente, car ce que nous allons dire se rattache intimement à notre art, et surtout à notre art pendant la période du moyen âge.
Le problème à résoudre était celui-ci: «Étant donnée une masse sphérique, ou à peu près, à l'état de liquéfaction brûlante, la solidifier à la surface par voie de refroidissement, c'est-à-dire de retrait, de condensation, peu à peu, de manière à former autour du sphéroïde en fusion une croûte homogène et suffisamment résistante.»
C'est bien ici le cas de dire qu'avant le problème posé, la géométrie
existe, car le problème est résolu suivant ses lois. Notons d'abord que
la nature n'a pas trouvé l'introuvable, l'absurde, la quadrature du
cercle. Elle a entre les mains les moyens que nous lui avons dérobés par
l'observation de ses propres lois. Pour elle comme pour nous, un cercle
est un cercle, et s'il faut revêtir un sphéroïde d'une croûte, d'une
sorte de pavage solide, elle a procédé comme nous procéderions, par
juxtaposition de corps se prêtant à cette fonction. La question était de
trouver ce corps, ce corps unique, d'un seul échantillon, possédant les
propriétés absolues de résistance. La nature est à l'oeuvre, ses
déductions s'enchaînent suivant un ordre d'une inflexible logique. Elle
trace un cercle, (fig. 1.); une seule figure ne pouvant se déformer,
dont les côtés et les angles soient égaux entre eux, par conséquent dont
la résistance est égale sur quelque côté qu'on la place, s'inscrit dans
ce cercle: c'est le triangle équilatéral. Elle prend une sphère, et dans
cette sphère, par induction, elle inscrit une pyramide dont les quatre
faces sont des triangles équilatéraux, c'est-à-dire un solide ne pouvant
se déformer et dont les propriétés sont les mêmes, quelle que soit celle
de ses quatre faces sur laquelle vous le posiez. Voilà le solide trouvé:
côtés égaux, angles égaux, résistances égales. Avec cet échantillon,
elle va former la croûte solide de la sphère incandescente. Et en effet
ce solide peut se prêter à cette fonction.
Deux triangles équilatéraux ayant une base commune (voyez en A, fig. 2) donnent un losange: côtés égaux, les angles a obtus (120º), les angles b aigus (60º). À l'aide de six de ces losanges développés en B, le rhomboèdre C', C, est obtenu; c'est-à-dire un corps composé de deux pyramides e dont les quatre faces sont des triangles équilatéraux, et dont la partie moyenne g possède une base commune f sur laquelle s'élèvent deux pyramides opposées dont les faces sont des triangles équilatéraux. Voici donc qu'avec une seule figure, le triangle équilatéral est obtenu un corps dont les propriétés sont d'une prodigieuse étendue. D'abord, que l'on veuille bien considérer ce corps C: ne présente-t-il pas à l'oeil une réunion de six mailles semblables, pouvant se rattacher à trois réseaux se coupant, se pénétrant, et se prêtant ainsi à couvrir des surfaces courbes?
Quatre rhomboèdres se pénétrant constituent deux pyramides composées de triangles équilatéraux se pénétrant, c'est-à-dire un solide en forme d'étoile à huit pointes semblables; et dont chacune des pointes est elle-même une pyramide composée de triangles équilatéraux (voyez fig. 3).
Ce solide, dont la partie milieu a est celle du rhomboèdre, inscrit la projection des six points des bases des deux pyramides se pénétrant dans un hexagone b; il inscrit ses huit pointes dans une sphère et dans un cube (voyez fig. 4).
Nous n'avons pas besoin d'insister sur ces éléments. Ce corps composé à l'aide d'une seule figure, le triangle équilatéral, jouit donc de propriétés très-étendues. Si nous prenons la peine d'examiner la formation de la première couche terrestre cristallisée, le granit, nous voyons qu'elle est uniquement composée de rhomboèdres juxtaposés (voyez en a, fig. 5). Ou si nous considérons les éruptions basaltiques solidifiées par retrait, nous voyons qu'elles donnent des prismes à section hexagonale b, lesquels ne sont qu'un dérivé de la forme rhomboédrique.
Les faces réticulées du rhomboèdre se prêtaient à un revêtissernent d'un sphéroïde beaucoup mieux que les cubes ne l'eussent pu faire. Les plans de réunion de ces rhomboèdres ne sont pas normaux à la courbe terrestre comme l'auraient été les plans de réunion des cubes, lesquels eussent formé une juxtaposition de pyramides tronquées à base carrée.
N'étant pas normaux à la courbe terrestre, ces plans rhomboédriques résistaient mieux à une pression du dedans au dehors; car (voyez fig. 5) il est clair que des corps disposés comme ceux indiqués en C ne sauraient maintenir un noyau X tendant à s'échapper, comme le peuvent faire des corps disposés ainsi que le fait voir le tracé D: or, cette disposition est précisément celle des rhomboèdres granitiques. Il est inutile de nous étendre davantage sur ces formations géologiques; il s'agissait seulement de faire comprendre comment la première donnée créatrice du globe que nous habitons,--et très-certainement de tous les autres répandus dans l'espace, car le triangle équilatéral dans Saturne ne peut être différent de celui que nous désignons ainsi,--procède suivant l'application rigoureuse d'un principe, du seul possible à admettre. Si nous suivons toutes les phases de la création inorganique et organique terrestre, nous reconnaissons bientôt, dans toutes ses oeuvres les plus variées et même les plus différentes en apparence, cet ordre logique qui part d'un principe, d'une loi établie à priori, et qui ne s'en écarte jamais. C'est à cette méthode que toutes ces oeuvres doivent le style dont elles sont comme pénétrées. Depuis la montagne jusqu'au cristal le plus menu, depuis le lichen jusqu'au chêne de nos forêts, depuis le polype jusqu'à l'homme; tout, dans la création terrestre, possède le style, c'est-à-dire l'harmonie parfaite entre le résultat et les moyens employés pour l'obtenir.
Voilà l'exemple qui nous est donné, que nous devons suivre, quand, à l'aide de notre intelligence, nous prétendons créer.
Ce que nous appelons imagination n'est qu'un côté de notre esprit. C'en est la partie, pourrait-on dire, qui vit encore quand le corps sommeille, et qui nous fait assister en rêve à des scènes si bizarres, nous déroulant des faits impossibles et sans liaison entre eux. Cette partie de nous-mêmes ne dort point, à son tour, quand nous sommes éveillés, mais elle est réglée par ce que nous appelons la raison. Nous ne sommes donc pas les maîtres de notre imagination, puisque sans cesse elle nous distrait, nous détourne de l'occupation présente, et puisqu'elle semble s'échapper et vaguer à son aise pendant le sommeil; mais nous sommes les maîtres de notre raison; la raison nous appartient, nous la nourrissons, nous l'élevons, et, après un exercice constant, nous parvenons à en faire un chef attentif qui règle la machine et donne à ses produits les conditions de vie et de durée.
Donc, tout en reconnaissant qu'une oeuvre d'art peut être à l'état embryonnaire dans l'imagination, elle ne saurait se développer et arriver à l'état viable sans l'intervention de la raison. C'est la raison qui munit cet embryon de ses organes nécessaires, qui établit les rapports entre les parties, qui lui donne ce qu'en architecture on appelle les proportions. Le style est la marque apparente de cet accord, de cette unité entre les parties d'une oeuvre; il dérive donc de l'intervention de la raison.
L'architecture des Égyptiens, celle des Grecs, possèdent le style, parce qu'elles sont déduites avec une inflexible logique du principe de stabilité sur lequel elles se sont établies. On n'en peut dire autant de tous les monuments romains de l'empire. L'architecture du moyen âge, au moment où elle abandonne les traditions abâtardies de l'antiquité, c'est-à-dire du XIIe au XVe siècle, possède le style, parce que, plus qu'une autre peut-être, elle procède avec cet ordre logique que nous entrevoyons dans les oeuvres de la nature. Aussi, de même qu'en voyant la feuille d'une plante, on en déduit la plante entière; l'os d'un animal, l'animal entier: en voyant un profil, on en déduit les membres d'architecture 313; le membre d'architecture, le monument.
Si, à l'oeuvre, la force créatrice naturelle n'a pu obtenir des formations d'ensemble qu'à l'aide de parties; si (sans parler des êtres organisés), pour faire la croûte primitive de notre globe, elle a procédé par juxtaposition de corps cristallisés suivant une forme unique; et si les masses obtenues ne sont que la conséquence rigoureuse de la partie, à plus forte raison, nous, qui ne faisons qu'exploiter la matière première pour l'employer à nos usages, devons-nous ne l'employer que suivant sa forme et ses qualités. Jusqu'à un certain point nous pouvons violenter les matières premières, les métaux, par exemple; nous pouvons les soumettre à des formes arbitraires. Mais la pierre, mais le bois, nous sommes bien forcés de les prendre tels que la nature nous les fournit, de les poser suivant certaines lois qui ont commandé la formation de ces substances, et par suite de concevoir une structure qui s'accorde avec leurs qualités. Le style ne s'obtient qu'à ces conditions, savoir: que la matière étant donnée, la forme d'art qu'elle revêt ne soit que la conséquence harmonieuse de ses propriétés adaptées à la destination; que l'emploi de la matière soit proportionnel à l'objet. En effet, les proportions sont relatives et non absolues; non point relatives comme nombre, mais relatives en raison de la matière, de l'objet et de sa destination. Dans l'art de l'architecture, on ne saurait établir cette formule: 2 est à 4 comme 200 est à 400; car si vous pouvez, sur des piliers de 2 mètres de hauteur, poser un linteau de 4 mètres de long, vous ne sauriez poser sur deux piles de 200 mètres de hauteur une plate-bande de 400 mètres. Changeant d'échelle, l'architecte doit changer de mode, et le style consiste précisément à choisir le mode qui convient à l'échelle, en prenant ce mot dans la plus large acception. Les Grecs n'ont pas admis ce que nous appelons l'échelle 314, ils ont admis la relation des nombres 315. Mais ils n'ont élevé que de petits monuments.
Si les maîtres du moyen âge ont admis un module unique qui se rapporte à la dimension de l'homme, ils ont modifié l'échelle de proportion en raison des dimensions de l'édifice. Ils ont, en raison de ces dimensions, admis divers genres de contexture, des organismes différents; par suite, des apparences diverses qui ont le style, parce que toutes ne sont que la conséquence d'une application d'un principe vrai.
Un rapprochement fera connaître les différences profondes qui séparent l'architecture du moyen âge de celle de l'antiquité grecque au moment de son développement. La colonne grecque, point d'appui vertical, destinée seulement à porter la plate-bande horizontale, appartient il l'ordre, c'est-à-dire qu'elle se trouve toujours dans des rapports proportionnels à peu près identiques avec les membres qu'elle supporte; si la plate-bande ou plutôt l'entablement augmente de volume, il est juste que la colonne qui supporte ce membre augmente de puissance dans la même proportion; d'autant que la plate-bande ne saurait dépasser une certaine dimension. Mais l'arc étant admis et par suite les voûtes, la colonne ne fait plus partie d'un ordre, elle n'est que la conséquence de ce nouvel organisme. L'adoption de la plate-bande ne permettant pas de dépasser une certaine largeur d'entre-colonnement,--car on ne pouvait poser des plates-bandes de 10 mètres de portée,--il était logique de conserver à la colonne une épaisseur qui fût dans un rapport de... avec cet entre-colonnement, et par suite avec sa hauteur; mais la portée de l'arc étant presque indéfinie, il eût été illogique de définir l'épaisseur de la colonne par rapport à sa hauteur ou à l'entre-colonnement. Aussi, dans l'architecture du moyen âge, ce qui donne les proportions relatives de la colonne, c'est le poids et l'action de ce qu'elle supporte; et si ces rapports sont exacts, la colonne a du style.
Rien n'est plus satisfaisant, plus parfait que cet ordre dorique du Parthénon, et certes les artistes qui ont obtenu des rapports proportionnels si vrais ont tâtonné longtemps. Mais cet organisme a une limite très-bornée comme étendue et comme emploi. Franchissant cette limite, il faut trouver un autre organisme. L'autre, c'est l'adoption de l'arc et de la voûte; par suite, de nouveaux rapports entre les pleins et les vides: donc, un système harmonique différent. Croire que le beau, que le style sont irrévocablement attachés à une forme, qu'ils l'ont pour ainsi dire épousée, et que toutes les autres formes ne peuvent plus être que dans des rapports illégitimes avec le beau, avec le style, ce sont là des idées d'écoles qu'il est peut-être bon de développer entre quatre murailles, mais qui s'effacent en présence de la nature. La nature ne se fixe ni ne s'arrête jamais, et la limite que certains esprits prétendent assigner au beau, au style, nous rappelle toujours,--qu'on nous passe la comparaison,--ce point des cadrans de baromètres au-dessus duquel beau fixe est inscrit, probablement parce que l'aiguille ne s'y arrête pas plus que sur les autres. Le ciel tempêtueux, le vent dans les bois, sur la mer, les nuées déchirées par l'orage, les brumes, ont leur beauté et leur style tout comme l'azur profond d'une chaude journée d'été. Au point où nous devons nous placer, ne considérant que la question d'art, le beau, le style, ne résident pas dans une seule forme, mais dans l'harmonie de la forme en vue d'un objet, d'un résultat. Si la forme indique nettement l'objet et fait comprendre à quelle fin cet objet est produit, cette forme est belle, et c'est pourquoi les créations de la nature sont toujours belles pour l'observateur. La juste application de la forme à l'objet et à son emploi ou sa fonction, l'harmonie qui préside toujours à cette application, nous saisissent d'admiration devant un chêne comme devant le plus petit insecte si bien pourvu. Nous trouverons du style dans le mécanisme des ailes de l'oiseau de proie, comme nous en trouverons dans les courbures du corps du poisson, parce qu'il ressort clairement de ce mécanisme et de ces courbes si bien tracées que l'un vole et l'autre nage. Il ne nous importe guère, après cela, que l'on vienne nous dire que l'oiseau a des ailes pour voler, ou qu'il vole parce qu'il a des ailes. Il vole, et ses ailes sont une machine parfaite lui permettant de voler. La machine est l'expression exacte de la fonction qu'elle remplit; nous autres artistes, nous n'avons pas besoin d'aller plus loin.
Si donc, par aventure, nous trouvons sur notre chemin des oeuvres d'architecture qui remplissent ces conditions d'harmonie entre la forme, les moyens et l'objet, nous disons: «Ces oeuvres ont du style», et nous sommes autorisés à parler ainsi. Que serait donc le style, s'il n'était pas comme une émanation sensible de ces qualités? Résiderait-il, par hasard, dans une certaine forme admise, quel que fût l'objet, ou les moyens, ou le but? Serait-il l'âme de cette forme, ne la quittant plus? Comment! un être organisé, un animal vivant dont vous changez les habitudes, le milieu, perd cette qualité harmonique du style! L'oiseau de proie que vous enfermez dans une cage n'est plus qu'un être gauche, triste et difforme, bien qu'il porte avec lui son instinct, ses appétits et ses qualités; et la colonne d'un monument, qui n'est par elle-même qu'une forme brute, vous penseriez qu'en la déplaçant, qu'en la posant n'importe où, en dehors des causes qui ont motivé ses proportions, sa raison d'être, elle conservera son style et le charme qui la faisait admirer là où elle était érigée? Mais ce charme, ce style, tenaient précisément à la place qu'elle occupait, à ce qui l'entourait, à l'ensemble dont elle était une partie harmonique!
Que l'on reconstruise le Parthénon sur la butte Montmartre, nous le voulons bien..., le Parthénon avec ses proportions, sa silhouette, sa grâce fière, moins l'Acropole, moins le ciel, l'horizon et la mer de l'Attique, moins la population athénienne...; mais enfin ce sera toujours le Parthénon. Ce sera le lion placé dans un jardin d'acclimatation. Mais arracher au Parthénon son ordre dorique, et plaquer cette dépouille le long d'un mur percé de fenêtres, quel nom donner à cette fantaisie barbare? que devient alors le style du monument grec? Et, ce que nous disons pour le Parthénon, ne peut-on le dire également de tous ces emprunts faits à peu près au hasard? Croit-on que le style d'un édifice s'émiette avec ses membres? que chacun d'eux conserve une parcelle du style que l'ensemble possédait? Non: en édifiant des monuments avec des bribes recueillies de tous côtés, en Grèce, en Italie, dans des arts éloignés de notre temps et de notre civilisation, nous n'accumulons que des membres de cadavres; en arrachant ces membres au corps qui les possédait, nous leur ôtons la vie, et nous ne pouvons en recomposer une oeuvre vivante.
Dans l'ordre créé qui nous entoure, et qui est mis, pour ainsi dire, à notre disposition, tout ce que l'homme touche, arrange, modifie, perd le style, à moins que lui-même ne puisse manifester un style en introduisant un ordre sorti de son cerveau au milieu du désordre qu'il a produit. Quand l'homme fait un jardin, de ceux qu'on appelle anglais, il enlève à la nature son allure, son sens toujours logique, pour mettre à sa place sa fantaisie; le style disparaît. Mais si, en traçant un jardin, l'homme fait intervenir son génie propre, s'il se sert des produits naturels comme de matériaux, et qu'il invente un ordre qui n'existe pas dans la nature, des avenues rectilignes, par exemple, des quinconces, des cascades symétriques entremêlées de formes achitectoniques, il a fait perdre à la nature le style, mais il a pu y substituer (en s'appuyant sur des principes qu'il a établis) celui que son génie sait parfois évoquer. À plus forte raison, si l'homme touche à l'oeuvre de l'homme, s'il veut en prendre des parties, comme on prend des matériaux à la carrière ou des arbres dans la forêt, enlève-t-il à cette oeuvre le style. Pour que le style reparaisse, il faut qu'un nouveau principe, comme un souffle, vienne animer ces matériaux.
Les maîtres du moyen âge l'ont bien entendu ainsi. Ils avaient à leur disposition l'art roman, descendance de l'architecture de l'empire, épurée par un apport grec-byzantin. Cet art ne manquait ni de grandeur, ni même d'originalité. Les Occidentaux avaient su en faire un produit presque indigène. Cependant, après le grand essor qu'il avait pris dès les premières croisades, cet art, arrivé bien vite à une certaine perfection relative, était à bout de souffle. Il tournait dans un cercle peu étendu, parce qu'il ne reposait pas sur un principe neuf, entier, absolu, et qu'il s'était borné à étudier la forme sans trop se préoccuper du fond. On construisait mieux, on arrivait même à construire d'après des méthodes nouvelles; mais le principe de structure ne se modifiait pas. L'ornementation était plus élégante, les profils délicatement tracés, mais cette ornementation ne reposait sur aucune observation neuve, ces profils n'indiquaient pas nettement leur destination. Les architectes romans épuraient leur goût, ils recherchaient le mieux, le délicat, ils raffinaient sur la forme, mais ils ne pouvaient trouver le style, qui est la marque de l'idée cramponnée à un principe générateur, en vue d'un résultat clairement défini. Ce principe générateur, c'est l'emploi de la matière en raison de ses qualités, et en laissant apparaître toujours le moyen, comme dans le corps humain on distingue la charpente du squelette, l'attache des muscles et le siége des organes..., la forme n'étant que la conséquence de cet emploi. Le résultat..., c'est que l'ensemble du monument, aussi bien que chacune de ses parties, répond exactement, et sans concession aucune, à la destination.
Aussi cet art de l'école française qui se constitua vers la fin du XIIe siècle, fut-il, au milieu de la civilisation ébauchée du moyen âge, de la confusion des idées anciennes avec les aspirations nouvelles, comme une fanfare de trompettes au milieu des bourdonnements d'une foule. Chacun se serra autour de ce noyau d'artistes et d'artisans qui avaient la puissance d'affirmer le génie longtemps comprimé d'une nation. Noblesse, clergé, bourgeoisie, prodiguèrent leurs trésors pour élever des églises, des palais, des châteaux, des hôtels, des établissements publics, des maisons, d'après le nouveau principe adopté, et s'empressèrent de jeter bas leurs constructions antérieures. Et il ne paraît pas qu'alors personne songeât à gêner ces artistes dans les développements de leurs principes. C'est qu'en effet, on ne gêne que les artistes qui n'en possèdent pas.
Un principe est une foi, et quand un principe s'appuie sur la raison on n'a même pas contre lui les armes dont on peut user contre la foi irraisonnée. Essayez donc de troubler la foi d'un géomètre en la géométrie!
Le phénomène qui produisit notre architecture du moyen âge, si fortement empreinte de style, est d'autant plus remarquable, que, suivant l'ordre des choses, le style s'imprime vigoureusement dans les arts primitifs, pour s'affaiblir successivement à mesure que ces arts perfectionnent l'exécution. Or, il semblerait que notre architecture laïque du XIIe siècle ne peut présenter les caractères d'un art primitif, puisque son point de départ est un art de décadence, l'art roman. Mais c'est là qu'il faut se garder de confondre la forme avec le principe. Si, du roman à ce qu'on appelle l'art gothique, il y a des transitions dans la forme, il n'y en a pas dans le principe de structure.
Inaugurant un principe de structure nouveau, le style en découlait suivant une loi qui ne souffre pas d'exceptions. L'art, en cela, procède comme la nature elle-même, le style chez elle étant le corollaire du principe 316. Il est tout simple que chez les civilisations primitives, tout ce qui émane de l'homme ait le style: religion, coutumes, moeurs, arts, vêtements, s'imprègnent de cette saveur empruntée aux observations les plus naïves et les plus directes. La mythologie des Védas, celle des Égyptiens, découlant de l'observation des phénomènes naturels, sont pénétrées du style par excellence. Les arts, qui sont une expression de cette mythologie, possèdent le style. Mais, qu'un état de civilisation complexe, mélange de débris antérieurs et confus, puisse faire renaître dans ses expressions d'art le style éteint pendant des siècles, cela est un phénomène peu ordinaire, qui, pour se produire, exige un puissant effort, un grand mouvement des esprits. Il est évident pour nous que ce mouvement ne se fit que dans une classe de la société, qu'il ne fut signalé ni apprécié par les autres classes, et c'est ce qui explique pourquoi, encore aujourd'hui, il reste ignoré du plus grand nombre. L'art dû à l'école laïque fut alors une sorte d'initiation à des vérités qui étaient à peine soupçonnées, un retour vers un état primitif, pour ainsi dire, au milieu du croulement et du désordre de traditions confuses, une semence nouvelle jetée au sein d'une terre encombrée de produits de toutes sortes, mutilés, pourrissant les uns sur les autres. La jeune plante, à peine entrevue d'abord, mais cultivée avec persistance, s'éleva bientôt au-dessus de toutes les autres, eut son allure, son port, ses fleurs et ses fruits. Elle étouffa pour longtemps les tristes débris qui gisaient sous son ombre.
On trouvera peut-être étrange l'opinion que nous émettons ici sur la formation d'un art au sein d'une classe de la société, sans la participation des autres, d'un art cultivé par une sorte de franc-maçonnerie, se développant sans obstacles, d'ailleurs, et conservant la vigueur de ses principes, au milieu des établissements monastiques, qui jusqu'alors avaient été les maîtres de l'enseignement; d'un clergé séculier qui tendait à l'omnipotence, d'une noblesse féodale ombrageuse, et d'une plèbe ignorante et grossière.
Mais c'est à l'antagonisme de ces divers éléments que les hommes de principes devaient de pouvoir les développer. La France féodale se trouvait, au XIIe siècle, dans une situation qui n'avait point sa pareille en Europe. Dans les autres contrées, la balance entre les pouvoirs et les éléments sociaux était moins égale; l'antagonisme ne naissait pas de forces contraires, à l'état de lutte permanente. Ici les traditions municipales s'étaient conservées, là c'était la féodalité pure, ailleurs la théocratie, ou bien une sorte de monarchie tempérée par des libertés civiles. Dans ces États divers, l'art était un langage bien mieux compris qu'il ne pouvait l'être en France. Au milieu des institutions quasi républicaines des municipalités italiennes, l'art était une chose publique comme dans les villes de l'antique Grèce. On était artiste ou artisan, et l'on remplissait des fonctions publiques. L'art était compris de tous, honoré, envié, prôné ou persécuté. Sous un régime féodal absolu, l'artiste n'était autre chose qu'un corvéable, vilain, colon ou serf, exécutant machinalement les fantaisies ou les ordres du maître. Sous une théocratie rivée à l'hiératisme, il ne pouvait ni se développer, ni se modifier, mais, par cela même, il était compris aujourd'hui comme hier. Dans un pays jouissant d'institutions plus libérales, comme en Angleterre, par exemple, il existait entre les diverses classes de la société des rapports d'intérêts fréquents, qui faisaient qu'on se comprenait à peu près d'une classe à l'autre. Mais en France, d'un côté la noblesse féodale conservant ses préjugés de caste, s'appuyant sur le droit de conquête; de l'autre une suzeraineté contestée, cherchant son centre de force tantôt dans cette noblesse, tantôt dans les communes, tantôt au sein du haut clergé. Puis une population nombreuse n'ayant pas oublié complétement ses libertés municipales, toujours prête à se soulever, hardie, industrielle et guerrière; à ses côtés, un clergé séculier jaloux de la prépondérance des établissements monastiques, non moins jaloux de la noblesse féodale, cherchant un point d'appui au milieu des villes et rêvant une sorte d'oligarchie cléricale avec un souverain sans force, mais entouré d'un grand prestige, sorte de doge avec un sénat d'évêques. Qui donc, dans une société ainsi divisée, pouvait s'occuper d'art? Les établissements monastiques? Ce n'était pas leur moindre moyen d'action. Mais au sein des communes, le vieil esprit gaulois reprenait son empire. Sans cesse en insurrection, industrieuses et riches, malgré leurs luttes contre les pouvoirs féodaux, ces communes se groupaient en corps de métiers; formaient des conciliabules secrets, puisqu'on jetait bas leurs salles aux bourgeois, et qu'on leur interdisait les réunions sur la place publique. C'est dans ces foyers des libertés municipales que se formèrent les écoles laïques d'artistes, et le jour où elles furent assez fortes pour travailler sans recourir à l'enseignement monastique, les évêques, croyant trouver là le pivot de leurs projets contre la puissance des abbayes et de la féodalité laïque, s'adressèrent à ces écoles pour bâtir le monument de la cité, la cathédrale 317. Qui donc alors aurait pu apprécier le travail intellectuel, le développement d'art qui s'était fait dans ces conciliabules de bourgeois, artistes et artisans? Ils s'étaient instruits dans l'ombre; quand ils édifièrent au grand jour, leurs monuments étaient des mystères pour tous, excepté pour eux: et de même que dans l'oeuvre individuelle le style né se montre que si l'artiste vit en dehors du monde, dans une expression générale d'art le style est comme le parfum d'un état primitif des esprits ou d'une concentration d'idées, de tendances appartenant à une classe de citoyens qui ont su se créer un monde à part 318.
L'école qui, prenant un parti absolu, établit tout d'abord les fondements de son art sur des lois d'équilibre jusqu'alors inappliquées à l'architecture, sur la géométrie, sur l'observation des phénomènes naturels; qui procède par voie de cristallisation, pour ainsi dire; qui ne s'écarte pas un instant de la logique; qui, voulant substituer des principes à des traditions, va étudier la flore des champs avec un soin minutieux, pour en tirer une ornementation qui lui appartienne; qui, de la flore et même de la faune, arrive, par l'application de son procédé logique, à former un organisme de pierre possédant ses lois tout comme l'organisme naturel; cette école n'avait pas à se préoccuper du style, puisque les méthodes étaient, alors comme toujours, celles qui, développées, sont l'essence même du style. En effet, le jour où l'artiste cherche le style, c'est que le style n'est plus dans l'art. Il est mieux de se prendre à un art qui, par lui-même, par sa constitution, est imprégné du style; et toutes fois qu'une architecture est logique, vraie, soumise à un principe dont elle ne s'écarte pas un instant, qu'elle est la conséquence absolue, rigoureuse de ce principe, si médiocre que soit l'artiste, l'oeuvre a toujours du style, et cette architecture demeure, dans les siècles futurs, un sujet d'admiration pour les uns, mais de comparaison importune pour les autres. Est-ce bien aussi à ce dernier sentiment qu'il faut rapporter la réprobation sous laquelle on prétendit longtemps accabler l'architecture du moyen âge? Son unité de style, son but logique, son dédain pour les traditions antiques, sa liberté d'allure, les mystères de sa contexture, étaient autant de reproches à l'adresse des artistes qui ne voulaient plus considérer l'architecture que comme une sorte de jeu de formes empruntées, sans les comprendre, à la Rome impériale ou à l'Italie de la renaissance. Plutôt que de rechercher les principes de l'architecture du moyen-âge et d'en saisir les applications qui peuvent toujours être nouvelles, on trouvait plus simple d'affecter le dédain pour cet art. L'âpreté du style était de la barbarie, la science de ses combinaisons n'était que de la confusion. Mais la nature de ces reproches mêmes indique les qualités qui distinguent cet art; et l'on ne saurait demander à des artistes pour lesquels l'architecture n'est plus qu'une enveloppe sans rapports avec l'objet, sans signification, sans idées, sans cohésion logique, de comprendre et d'estimer les oeuvres de maîtres qui ne posaient pas une pierre ou une pièce de bois, qui ne traçaient pas un profil, sans pouvoir donner la raison de ce qu'ils faisaient.