Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 8 - (Q suite - R - S)
Si au contraire deux barres sont assemblées d'équerre, comme l'indique la figure 45, en A, la barre horizontale munie d'un talon B entrant dans une fourchette façonnée à l'extrémité de la barre verticale, l'assemblage est simple, large, solide, bien approprié à la matière. Que cet assemblage soit maintenu serré par un boulon à clavette détaillé en C, qu'une rondelle plus ou moins riche s'interpose entre la tête du boulon et la fourchette, la décoration de l'assemblage est toute trouvée et n'est en réalité que l'emploi raisonné des moyens les plus naturels nécessaires à la solidité de l'oeuvre. Qu'il y ait lieu de poser des barres verticales intermédiaires, la traverse horizontale aura des oeils renflés D, à travers lesquels passeront ces barres.
Si nous nous engageons dans la voie vraie, celle indiquée par la structure, la décoration de l'oeuvre est pour ainsi dire tracée. En supposant que la grille doive être richement couronnée, le talon de la barre horizontale, la fourchette de la barre verticale, les extrémités des barres intermédiaires, fournissent des motifs d'ornementation qui, loin d'altérer le principe de la structure, ne font que l'appuyer (fig. 46).
Cet exemple suffit pour faire saisir la méthode suivie par ces artisans serruriers du moyen âge. Ceux-ci ne font d'ailleurs, dans leur métier, qu'appliquer les méthodes admises dans les autres branches de l'architecture de cette époque; développer la forme dans le sens indiqué par le besoin, la raison, la qualité de la matière. Et, de fait, nous ne saurions trop le répéter, on ne possède un art de l'architecture qu'à ces conditions.
Quand on examine des oeuvres de serrurerie du moyen âge, on observe que les fers sont, relativement à ceux que nous employons aujourd'hui, légers; que ces ouvrages ont un aspect élégant, délié. Et en effet, une des qualités que doit posséder la serrurerie, c'est la légèreté, puisque la matière est très-résistante, sous un petit volume. Le fer forgé cependant, s'il a une force considérable en agissant comme tirant, comme lien, est flexible, n'a pas de roide, et ne peut, debout, porter un poids assez lourd, à moins de lui donner une épaisseur que ne comporte guère ce genre d'ouvrages et qui augmente la dépense. C'est donc par des combinaisons d'assemblages que le serrurier peut suppléer au défaut de roideur de ce métal.
Le fer résiste à une charge en raison du développement de ses surfaces, et (fig. 47) une barre de fer de 0m,03, carrée, A, ayant une longueur de 2 mètres, qui ne pourra, posée verticalement, porter un poids de 1000 kilogrammes sans ployer, conservera son roide si elle est forgée à poids égal, suivant les sections B. Posée horizontalement, il en sera de même; la barre de fer résistera d'autant mieux à une charge, que ses surfaces seront plus développées: c'est ce principe qui a fait admettre dans nos constructions modernes les fers dits à T ou à double T pour les planchers, les arbalétriers et pannes de combles. Nos serruriers du moyen âge ne possédant pas les puissants cylindres d'usines qui laminent le fer en barres côtelées, avec des ailes, suppléaient à cela par des combinaisons, souvent très-ingénieuses, afin de conserver à leurs ouvrages de ferronnerie la légèreté convenable.
Leurs grilles de clôture sont, par exemple, composées par panneaux qui viennent s'embrever dans des montants rendus rigides au moyen de renforts et d'arcs-boutants très-habilement agencés. Les barres verticales destinées à porter sont tordues et quelquefois même composées de deux ou trois brins. Si un fer à section carrée porte une charge, il ploiera nécessairement, non suivant la diagonale du carré, mais suivant une des faces. Faisant donc pivoter la diagonale du carré sur son centre, on donne à une barre, dans toute sa longueur et sur tous les points, la résistance que présente cette diagonale. C'est pourquoi on trouve si souvent dans la serrurerie du moyen âge des fers carrés, tordus, dont les angles de la section carrée forment des spirales.
Ainsi (fig. 48), une barre à section carrée A, posée debout et soumise à une charge, ploiera suivant l'une de ses quatre faces; mais si, au moyen de la torsion, la diagonale parcourt tous les points du cercle inscrivant le carré (voyez en B), la barre résistera à la charge non plus suivant la résistance d'un côté du carré, mais suivant celle de la diagonale: or, celle-ci étant plus longue que l'une des faces, la résistance sera plus considérable. À longueurs égales, la barre tordue B sera plus lourde d'ailleurs et contiendra plus de matière que la barre simple A, puisque les angles du carré sont obligés de parcourir une spirale. À l'oeil, cependant, la barre tordue sera plus légère que la barre simple, à cause des surfaces concaves que produisent nécessairement les faces du carré pivotant sur son axe.
Par les mêmes motifs, les serruriers du moyen âge composaient-ils souvent des supports verticaux de fer, au moyen de deux ou même de trois fers ronds tordus en façon de torsade; ainsi augmentaient-ils les moyens de résistance sans augmenter sensiblement le poids des fers. Ces sortes d'ouvrages demandant du soin, de l'adresse et un peu de réflexion, il s'est trouvé qu'un jour--les corps de métiers ayant perdu la force qui maintenait chez eux la main-d'oeuvre à un niveau élevé--quelques architectes ont trouvé préférable--plutôt que de chercher sans cesse des formes raisonnées et nouvelles--d'admettre un certain goût prétendu classique, une sorte de formulaire applicable à toute oeuvre et à toute matière (ce qui simplifiait singulièrement leur travail), ont déclaré que toutes ces recherches, résultat de l'expérience, de l'étude et d'une fabrication perfectionnée, n'étaient qu'un produit du caprice ou de l'ignorance. Il n'est pas besoin de dire que cette façon d'apprécier toute une face de l'art de l'architecture et les industries qui s'y rattachent, devait être fort prisée par la classe nombreuse des gens qui ne veulent pas se donner trop de peine. Aussi la serrurerie du moyen âge fut-elle fort mal vue pendant ces derniers siècles, et l'on trouva de bon goût de reproduire en fer (comme on peut le voir à la grille de la cour du Mai à Paris) des ordres avec leurs chapiteaux, leurs entablements, leurs stylobates, etc.; le tout fabriqué en dépit de la matière et des moyens qu'elle impose à ceux qui en connaissent les qualités et prétendent les utiliser.
Il y a, dans les assemblages de la serrurerie du moyen âge, un sujet inépuisable d'enseignement. Par des motifs faciles à saisir, on préfère aujourd'hui ne point appliquer le raisonnement aux choses qui touchent à l'art de l'architecture; ce sont du moins les principes que professent beaucoup d'artistes. Il est certain qu'à leurs yeux, ces artisans du moyen âge, en raisonnant ainsi ce qu'ils faisaient, en prenant toujours la structure comme motif de décoration, étaient dans la mauvaise voie. Économes de la matière, ils arrivaient au but par les moyens les plus vrais. Loin de cacher ces moyens, ils les montraient, s'en faisaient honneur. En effet, quand un moyen est simple, pratique, il n'y a pas lieu de le cacher; si ce n'est, au contraire, qu'un expédient étranger à la nature de la matière mise en oeuvre, qui ne présente pas de garanties sérieuses de solidité, qui exige l'emploi de ressources hors de proportion avec le résultat, on ne saurait trop le dissimuler, et c'est ce qu'on fait habituellement dans notre serrurerie fine de bâtiment.
Nous disions tout à l'heure que les serruriers du moyen âge, lorsqu'ils avaient à fabriquer des grilles d'une certaine étendue, procédaient par une suite de panneaux s'embrevant dans des montants. Nous ne savons si ces artisans avaient observé et calculé les effets de la dilatation du fer; il n'en est pas moins certain que par l'emploi de cette méthode on évitait les inconvénients qui résultent de la mise en place de grandes parties de grilles solidaires. Alors celles-ci, s'allongeant par la chaleur ou se retraitant par le froid, causent des mouvements incessants, dont le moindre danger est de briser les scellements, de faire gauchir les montants, d'empêcher les battements des parties ouvrantes de fonctionner, de fatiguer les assemblages. On croit parer à ces inconvénients au moyen de tenons et de goupilles ou de boulons gais, c'est-à-dire posés en laissant du jeu. Mais cela ne peut se faire qu'aux dépens de la solidité de l'ouvrage. Au contraire, le système de grilles posées par panneaux laissait aux fers la facilité de se dilater, tout en conservant à l'ensemble une solidité égale, quelle que fût la température.
Les montants principaux des grilles se composaient donc généralement d'une âme avec deux jouées formant feuillures, dans lesquelles s'embrevaient les panneaux. Il fallait, dès lors, que ces montants fussent bien maintenus dans leur plan vertical dans les deux sens, au moyen d'arcs-boutants ou de contre-fiches scellées. Ces accessoires nécessaires fournissaient, comme toujours, un motif de décoration.
Voici (fig. 49) un de ces motifs de montants, avec feuillures propres à recevoir des panneaux de grille et avec arcs-boutants. En A, est tracée la section du montant sur a b. L'âme c se compose de deux fers d'un pouce sur six lignes, laissant entre eux un intervalle de quatre lignes. Deux jouées d sont rivées à ces âmes. Le profil B fait voir que les jouées possèdent deux renforts e, formant larmiers et munis de talons en contre-bas, servant de butée aux deux arcs-boutants D. À partir du niveau g, ces arcs-boutants se divisent chacun en deux branches (voyez la face F en h), de sorte que ces deux arcs-boutants ont quatre scellements propres à empêcher le dévers du montant, soit dans le plan de la grille, soit perpendiculairement à ce plan. En k et l, les arcs-boutants et les jouées sont percés de trous barlongs dans lesquels passent les doubles clefs chevauchées (détaillées en G), percées elles-mêmes à leurs extrémités antérieures et postérieures pour recevoir les clavettes H, au moyen desquelles tout le système est fortement serré. Ces clavettes enfoncées, leur extrémité m est recourbée au marteau 176.
Les armatures de puits présentent encore d'assez nombreux exemples de belle serrurerie d'assemblages. Si la margelle du puits était adossée à un mur, la poulie était suspendue à une potence scellée dans ce mur. On peut voir encore une de ces potences à poulie attachée au mur d'une maison du XVe siècle sise en face de la cathédrale de Moulins (fig. 50, en A).
Les fers formant équerre et quart de cercle ont 0m,034 + 0m,041 (15 lignes + 18 lignes). Ces fers sont chanfreinés au marteau sur leurs arêtes (voyez la section b faite sur c d), et ces chanfreins s'arrêtent au droit des assemblages. Les redents et l'ornement du sommet sont rivés sur les bandes principales. Pour rendre solidaires les trois redents du triangle, deux cercles g moisent leurs extrémités au moyen de rivets. Le redent supérieur h a son extrémité recourbée en boucle pour passer le rivet qui maintient les rosaces doubles de tôle l. À l'extrémité de la bande horizontale, est un renfort K, qui reçoit une tringlette verticale, sur l'extrémité coudée de laquelle est rivé un petit toit de tôle m (a en plan), destiné à couvrir la corde de la poulie au point où elle se trouve en contact avec le fer. Cette poulie tourne au moyen d'une tête de boulon qui passe dans sa bielle 177. On observera que les redents et même l'ornement du sommet ne sont pas une simple décoration, mais ajoutent à la résistance du triangle de fer en étrésillonnant ses côtés, et en formant au-dessus de la bande horizontale comme une fermette. Aussi le serrurier a-t-il pu n'employer que des fers d'un faible échantillon relativement à la longueur de la potence et au poids qu'elle doit soutenir; or, cette potence fonctionne depuis plus de quatre cents ans.
En B, est figurée une seconde potence, composée d'après un autre système, mais présentant au moins autant de rigidité que la première. Les fers des côtés du triangle donnent la section p, et ceux de l'intérieur la section q. Dans le grain d'orge ménagé le long de ces fers, entrent les ornements de tôle qui roidissent tout le système. Les fers du triangle et de l'intérieur sont assemblés à tenons avec clavettes, ainsi que le montre le détail s. Cette potence pivote dans deux pitons scellés à la muraille 178.
Nous ne saurions trop insister sur ce point: dans les ouvrages de serrurerie du moyen âge, on ne cherche pas à dissimuler les assemblages. Les fers, au droit de ces assemblages, restent francs ou prennent plus de force, comme nous l'avons montré dans l'exemple figure 45. On se garde bien de diminuer leur résistance là où ils fatiguent.
Outre les grilles disposées par panneaux s'embrevant entre des montants, on faisait aussi des grilles par compartiments assemblés, et cela par des moyens simples et solides. Cette grille (fig. 51) fournit un exemple de ces sortes de combinaisons 179. C'est un ouvrage du XVe siècle. Il se compose de montants A scellés dans le pavé. Entre ces montants, renforcés en B, sont serrées des traverses C, lesquelles portent un petit tenon à chaque extrémité. La partie supérieure des montants se termine par un fort goujon rivé sur la barre d'appui D. Des cercles inscrivant des quatre-lobes sont inscrits entre les montants, la traverse et la barre d'appui. Des demi-cercles remplissent la partie inférieure. En a, b et c, sont tracées les sections de la traverse C, des cercles et des quatre-lobes; en d, est figurée l'extrémité des lobes. Des goujons rivés e réunissent toutes ces pièces dont les sections hexagonales se prêtent à une juxtaposition parfaite. Cet ensemble présente beaucoup de solidité, est facile à assembler, et n'exige de soudures qu'à l'extrémité des lobes et pour fermer les cercles. Les montants n'ont que 0m,024 de largeur sur 0m,042 d'épaisseur.
Les armatures de puits posées au-dessus des margelles présentaient aussi des combinaisons d'assemblages de serrurerie intéressantes à étudier. Dans les cours des châteaux, des monastères, au milieu des carrefours, on voyait de ces belles ferronneries portant les poulies des puits.
Malheureusement, presque tous ces ouvrages ont été détruits, et si l'on en voit encore en place, c'est qu'ils ont été oubliés. À Sens, à Troyes, à Semur, à Beaune, dans la cour de l'Hôtel-Dieu à Dijon, quelques débris de ces armatures existent aujourd'hui et datent des XVe et XVIe siècles. D'anciennes gravures nous donnent aussi l'apparence de ces ferrures de puits, mais n'en reproduisent pas les assemblages; nous sommes réduit donc à citer un assez petit nombre d'exemples. Le premier que nous donnons n'existe plus et ne nous est connu que par un dessin de Garneray 180. Cet ouvrage de ferronnerie paraît dater de la fin du XIVe siècle, et se trouvait placé dans les dépendances du château de Marcoussis. Le second se voit encore à Troyes, et le troisième dans la cour de l'Hôtel-Dieu de Beaune; ces deux derniers appartiennent au XVe siècle.
La figure 52 reproduit l'armature du puits de Marcoussis. Cette armature se composait de trois tiges de fer carré, avec arcs-boutants à la base pour arrêter le hiement, c'est-à-dire le mouvement pivotant qu'eussent pu éprouver ces trois barres. Celles-ci sont d'ailleurs un peu inclinées vers le centre. Un cercle de fer battu les réunit à leur sommet, et reçoit, en outre, des liens en redents qui donnent du roide à tout l'ouvrage et maintiennent les trois pieds-droits dans leur plan. Du cercle partent, au-dessus des barres, trois volutes pincées au niveau a par des moises. Au milieu de ces trois volutes passe le poinçon b, auquel est suspendue la poulie. Le cercle, les moises des volutes et le poinçon étaient ornés de tôles découpées et rivées.
L'armature du puits de Troyes n'est pas d'une forme aussi gracieuse que celle du puits de Marcoussis, mais sa composition et ses assemblages méritent d'être signalés. La margelle A (fig. 53) est ovale à l'intérieur, octogone irrégulière extérieurement. Trois montants sont scellés sur cette margelle même, de façon à présenter en plan un triangle à côtés illégaux, disposition qui permet à trois personnes de puiser de l'eau en même temps. Deux personnes peuvent se placer en a et b, et la troisième en c. Trois poulies sont suspendues à l'armature au moyen d'une sorte de guirlande B attachée au poinçon, puis à deux barres horizontales passant par les oeils d, projetées en d' sur le plan A. Les trois tiges formant pavillon D suspendent le poinçon, comme dans l'exemple précédent, et sont maintenues au sommet des trois montants au moyen d'une sorte d'embrèvement et d'un fort boulon à clavette G. Les montants se composent de deux tiges rondes de 0m,02 de diamètre chacune, tordues en manière de torsade; une bague E les décore vers le milieu. À la base, au scellement, sur la margelle, ces montants sont accompagnés chacun de deux oeils (voyez le détail F) recevant les boucles auxquelles on attachait le crochet de la corde, lorsqu'elle était veuve des seaux, car chaque personne qui venait puiser, apportait ses vases.
L'armature du puits de l'Hôtel-Dieu de Beaune est parfaitement conservée. Elle se compose de trois montants, d'un cercle de fer battu qui les réunit, et d'un pavillon à trois branches droites, le tout décoré de tôles découpées. Cette armature est gravée dans l'ouvrage de MM. Verdier et Cattais 181, et il ne nous paraît pas nécessaire de la reproduire ici.
Dans la serrurerie, la simplicité des assemblages contribue beaucoup à la solidité. Si l'on tourmente trop le fer, soit à la forge, soit avec le burin, on le rend cassant, on lui enlève une partie de sa force. Il importe donc de combiner les assemblages de ferronnerie en laissant au fer son nerf. C'est au droit des assemblages que les armatures de ferronnerie doivent présenter la plus grande résistance; il n'y a donc pas à compliquer les façons sur ces points et à diminuer les forces. Nous avons déjà présenté dans cet article, et dans l'article GRILLE, un certain nombre d'ouvrages assemblés qui constatent l'attention des serruriers du moyen âge à laisser aux fers la plus grande résistance possible aux points d'attache, de liaison; à éviter les affaiblissements causés par les trous de boulons, ou par les passages d'une barre dans une autre. En effet, les trous sont habituellement renflés, les fers croisés sont coudés et non affamés; les rivures mêmes sont faites dans les parties larges et là où le fer est pur. La lime et nos moyens mécaniques, avec lesquels on arrive à couper le fer comme on coupe du bois, ont fait introduire dans la ferronnerie un système d'assemblages qui se rapproche beaucoup trop de celui de la menuiserie. Cela produit peut-être des ouvrages d'une apparence plus nette, mais la solidité y perd, et notre serrurerie se disloque facilement ou se brise au droit des assemblages. La question est toujours une question de forge, et si les assemblages que l'on fait aujourd'hui dans la serrurerie sont trop souvent défectueux, c'est qu'on préfère recourir à la mécanique plutôt que de façonner le fer au marteau et à bras d'homme.
Il serait trop long de donner dans cet article tous les assemblages adoptés par les serruriers du moyen âge. Nous nous contentons d'en présenter quelques-uns. Voici (fig. 54) des assemblages à trous renflés. Les châssis de grille assemblés à tenons et goupilles ne présentent aucune solidité; il est facile d'ailleurs de faire sortir les tenons de leurs mortaises, en faisant sauter la goupille à l'aide d'un poinçon. L'exemple A présente l'angle d'une grille de fenêtre en saillie sur le nu du mur, ce que l'on nommait un cabaust 182. La barre d'angle passe dans un trou renflé posé diagonalement en a, les traverses horizontales b étant forgées d'un seul morceau avec leurs retours. L'exemple B donne un fragment de rampe; tous les fers passent les uns dans les autres et ont dû être posés ainsi. Les barres d'extrémités c, et celles intermédiaires de deux en deux c', ont été façonnées avec le trou renflé d, à travers lequel les tigettes e ont été passées et rivées. Les barres f ont été coulées dans la barre d'appui g; après quoi, les trous renflés h ont été façonnés entre chacune de ces barres f. Alors on a passé les extrémités des barres c c' par les trous h; ainsi les barres f ont été prendre leur place entre les brindilles e. On a passé les barres c et f par les trous renflés de la traverse basse i; on a rivé les extrémités des barres c, c', sur les rondelles k, rapportées sur la barre d'appui; puis, pour terminer, on a posé les bagues, qui sont simplement enroulées et non soudées. Le retour m, avec son oeil renflé n, forme poignée à chaque extrémité de la rampe, et fait l'office d'une équerre, en arrêtant le roulement des barres verticales. Impossible de désassembler une pareille grille, à moins d'arracher les scellements o et de couper les rivets. Le figuré C présente encore une grille saillante, un cabaust. En p, sont les scellements dans le mur. Le mentonnet q, formant corbeau, est lui-même scellé et sert de repos au talon r. Les assemblages à trous renflés de cette grille sont trop simples pour avoir besoin d'explications. En D, est une équerre de grille ouvrante, avec sa fourchette détaillée en t 183. On voit encore à Troyes une belle grille saillante de fenêtre ou de boutique, datant de la fin du XVe siècle; nous croyons nécessaire d'en donner quelques parties.
Ce cabaust a 2 mètres 10 centimètres de largeur, et se compose de deux travées saillantes. Trois montants, deux d'angle et un d'axe, séparent ces travées, composées chacune de quatre divisions de brindilles enroulées, avec fleurons de fer battu. Deux montants en retraite, scellés au mur par des agrafes, maintiennent tout le système.
La figure 55 montre les supports inférieurs de cette grille. Les montants d'angle A, et ceux B appuyés à la muraille, sont réunis par la console C. La traverse basse D passe derrière le montant A, ainsi qu'on le voit en D' et A', sur un repos a; et la brindille G porte un goujon qui, passant à travers les deux trous, est rivé en dehors sur une rondelle et deux rosettes de fer battu. Les brindilles sont réunies aux montants intermédiaires ou entre elles par des embrasses. Des tôles gravées garnissent les montants et traverses, tant pour couvrir les assemblages que pour donner à l'oeil plus de corps à la grille. Les fers d'angle ont 22 millimètres (voyez en E la section d'un de ces fers, avec sa couverture de tôle). Les rosettes F' sont maintenues aux brindilles au moyen d'un rivet passant par l'oeil F. Chacune des brindilles est donc d'une seule pièce et sans soudure (voyez en H).
L'arrangement des consoles C est à remarquer. Cette façon de donner de la puissance au redent de la console, qui porte toute la charge de la devanture de fer, par le bouton extrême et les quatre volutes, ne manque ni d'adresse ni de grâce. C'est d'ailleurs le point de soudure des deux montants A et B antérieur et postérieur. La décoration n'est donc, ici encore, que la conséquence du procédé de fabrication. La serrurerie française, jusqu'à la fin du XVIe siècle, ne se départ pas de ce principe. Elle demeure ferronnerie, et ne cherche pas à imiter des formes appartenant à d'autres branches de l'industrie du bâtiment; on n'en peut dire autant de la serrurerie italienne.
Celle-ci, dès le XVe siècle, s'écarte des formes qui lui appartiennent en propre, pour aller reproduire en miniature des ordres, des entablements, des pilastres, des membres d'architecture antique qui sont du ressort de la maçonnerie. C'est ainsi que l'on pensait faire un retour vers l'antiquité; tandis que chez les Grecs, aussi bien que chez les Romains, les objets de métal affectent les formes convenables à la matière.
À notre tour, quand nous prétendions faire un retour vers l'antiquité en nous appuyant sur les interprétations fausses dues aux artistes italiens pendant la renaissance, nous ne faisions que perpétuer ces erreurs, dont à peine aujourd'hui on cherche à revenir.
De l'autre côté du Rhin, on fabriqua de merveilleux ouvrages de serrurerie pendant les XVe et XVIe siècles. Les grilles du tombeau de Maximilien à Innsbruck, celles des cathédrales de Constance, de Munich, d'Augsbourg, qui datent du XVIe siècle, sont de véritables chefs-d'oeuvre, et mériteraient de figurer dans une publication spéciale. Il faut reconnaître toutefois qu'il y a dans ces ouvrages de ferronnerie une certaine exagération de formes, des recherches dont on s'est abstenu en France pendant le moyen âge et même pendant la renaissance. La serrurerie fine des châteaux de Gaillon, d'Écouen, dont on conserve quelques fragments; la porte de fer forgé et repoussé de la galerie d'Apollon au Louvre, sont des ouvrages de la plus grande valeur, et qui nous font assez voir que l'industrie moderne, sous ce rapport, malgré l'étendue de ses moyens, n'atteint qu'exceptionnellement à cette perfection.
Note 155: (retour) Le pallâtre (pallastre, palâtre) est la plaque de fer battu ou de tôle sur laquelle sont piquées, c'est-à-dire montées et rivées les pièces du mécanisme de la serrure. Pallâtre est aujourd'hui féminin, mais Jousse le fait masculin. Palliastrum, qui peut être l'étymologie de pallastre, et qui signifie manteau grossier, est neutre; nous conserverons le genre masculin à ce mot.
Note 156: (retour) On dit aujourd'hui pêne, mais le mot pesle qu'emploie Jousse nous semble devoir être maintenu dans cet article sur l'ancienne serrurerie. Pesle, en effet, vient de pessulus (pièce de bois pour barrer une porte), et, conformément à la méthode de contraction de la langue française, devait s'écrire pesle, et non pelle, comme l'écrit Jousse; mais pessulus n'a pu faire pêne.
Note 159: (retour) Les vis sont certainement une invention excellente pour fixer la serrurerie fine sur de la menuiserie, et l'emploi des vis dans la quincaillerie ne date que de la fin du XVe siècle. Mais, grâce au soin que l'on prend aujourd'hui de cacher toutes les attaches des ferrures, les ouvriers enfoncent les vis à coups de marteau dans des trous faits au poinçon. Mieux vaudraient des clous. C'est ainsi qu'un perfectionnement devient une cause de malfaçon, quand on n'accuse pas franchement son emploi.
Note 161: (retour) Cette serrure est un modèle que l'on retrouve très-fréquemment dans les bâtiments du XVe siècle, des bords du Rhin, de la Suisse et de la Bavière. L'entrée provient d'une porte de la cathédrale de Prague (partie bâtie par l'architecte français Mathieu d'Arras, XIVe siècle). Une entrée semblable se voit à un tabernacle de la cathédrale d'Augsbourg; une autre, à peu près pareille, à un vantail de l'église Saint-Pierre de Strasbourg.
Note 176: (retour) Ces détails sont recueillis sur diverses pièces de grilles de la fin du XIVe siècle. L'arc-boutant et ses clefs ont été dessinés par nous, parmi des débris de grilles à Malines. Quant aux montants à feuillures pour recevoir des panneaux de grille, on en retrouve assez fréquemment en France, en Belgique et en Allemagne.
Note 182: (retour) D'où est dérivé le mot cabaret (de cabia). Les boutiques où l'on vendait le vin en détail étaient fermées de grilles saillantes sur la voie publique, de cabausts, cabarets. Il y a peu d'années, toutes les boutiques de marchands de vin étaient encore munies de barreaux, en souvenir de cette tradition.
Note 183: (retour) L'exemple A provient d'une grille du château de Tarascon (XVe siècle). L'exemple B, d'un garde-fou (démonté) dessiné par nous à Poitiers, dans un dépôt de ferrailles de l'ancien palais des comtes (XIVe siècle probablement). L'exemple C, d'une grille de boutique dessinée par nous à Chartres, en 1835 (XVe siècle).
SIÉGE, s. m. La Gaule, vaincue par Rome, demeura en paix pendant près de trois siècles. Les populations gauloises, enrôlées dans les légions romaines, allèrent faire la guerre en Espagne, en Afrique, en Illyrie, en Asie Mineure; mais leur pays, depuis le règne de Néron jusqu'aux derniers empereurs d'Occident, jouit de la plus complète tranquillité. Qui eût pensé alors à fortifier des villes qu'aucun ennemi connu ne devait attaquer? La Germanie elle-même, si longtemps menaçante et dont les hordes avaient pénétré jusqu'au centre de la Gaule à plusieurs reprises, était alliée de Rome et lui fournissait des soldats. La Bretagne n'avait subi le joug impérial que très-incomplétement, mais elle ne songeait pas à prendre l'offensive. L'Espagne était romaine autant que l'Italie. Calme, livrée au commerce, à l'agriculture et à l'industrie, fournissant à Rome ses meilleures légions, éloignée même des intrigues de palais qui, sous les empereurs, ensanglantaient encore l'Italie, la Gaule pouvait croire à la paix éternelle. Aussi la stupéfaction fut-elle grande quand on vit tout à coup apparaître au nord-est les têtes de colonnes des barbares. La défense n'était préparée nulle part. Depuis longtemps les villes avaient franchi leurs anciennes murailles ou les avaient détruites; les camps fortifiés établis par César, maintenus par les premiers empereurs, étaient abandonnés, effacés par la culture, les villes et les bourgades. Après ce premier flot de barbares, qui passa comme une trombe, sans trouver d'obstacles, et qui retourna d'où il était venu, chargé de butin, les villes gauloises, épouvantés, démolirent les monuments les plus éloignés du centre de la cité, et s'empressèrent d'élever avec leurs débris des murailles munies de tours. L'empire était alors en dissolution, ces travaux des municipes ne purent être faits avec ensemble et d'après une donnée générale. Chacun d'eux se renferma comme il put, et, quand arrivèrent les nouveaux débordements de barbares, ces défenses ne firent qu'irriter ces conquérants inconnus, sans pouvoir leur opposer des obstacles sérieux. D'ailleurs, pour défendre une ville, que sont des remparts, si derrière eux ne se trouvent pas des troupes expérimentées, de bons ingénieurs, des capitaines habiles et de sang-froid, des approvisionnements de toute nature, et si les défenseurs n'ont pris l'habitude de l'ordre et de la discipline? On ne peut donc dire que les villes gauloises, fortifiées à la hâte au Ve siècle, aient été assiégées, puisqu'elles ne pouvaient se trouver dans les conditions les plus ordinaires d'une défense. Elles étaient investies, prises d'assaut après une résistance inutile, et mises à sac. Ces hordes de Huns, de Wisigoths, de Vandales, n'avaient et ne pouvaient avoir d'autre tactique, en fait d'attaque de places fortes, que l'audace, le mépris du danger, la furie qui fait franchir les obstacles sans tenir compte de la vie du soldat.
L'art si avancé de l'ingénieur romain, soit pour défendre, soit pour attaquer les places, était perdu en Occident, et ne devait reparaître qu'après de longues périodes de guerres et de désastres.
Les siéges entrepris par les Mérovingiens (autant que les textes nous permettent de les apprécier) ne consistent qu'en travaux peu importants de contrevallations, et qu'en assauts répétés. Si les villes résistent tant soit peu, le découragement, les maladies, ont bientôt réduit à néant les troupes d'assiégeants. Cependant les barbares eux-mêmes avaient emprunté aux Romains ou aux Orientaux quelques-uns de leurs moyens d'attaque. Grégoire de Tours 184 parle de béliers qu'Attila aurait employés pour battre les murs d'Orléans. Aétius, comme on sait, le força d'ailleurs à lever ce siége; mais dans ces temps intermédiaires entre le régime romain et l'établissement féodal en France, il n'est question ni de travaux réguliers d'investissement, ni de mines méthodiquement tracées, ni de ces engins que l'empire d'Orient avait pu emprunter aux Grecs, ni de tranchées de cheminement, ni de ces plates-formes (aggeres) que savaient si bien élever les troupes impériales en face des remparts d'une place forte. Lorsque les Normands firent irruption dans le nord et l'ouest de la Gaule, sous les Carlovingiens, ils ne trouvèrent devant eux que des villes palissadées à la hâte, des forts de bois, des défenses en ruine ou mal tracées. Ils assiégeaient ces places à peine fermées, s'en emparaient facilement, et emportaient leur butin sur leurs bateaux, dans des camps retranchés qu'ils établissaient sur les côtes, près de l'embouchure des fleuves ou dans des îles. Il n'est pas douteux que ces peuples scandinaves, traités de barbares par les chroniqueurs occidentaux, étaient, au point de vue militaire, beaucoup plus avancés qu'on ne l'était dans les Gaules. Ils savaient se fortifier, se garder, approvisionner et munir leurs camps d'hiver: et en cela ils montraient bien leur origine aryane; les Aryas ayant laissé partout où ils ont passé les traces de ces travaux défensifs, de ces oppida, dont l'assiette est toujours bien choisie. Or, qui sait comment on peut se défendre, sait comment on peut attaquer; la défense d'une place n'étant autre chose que la prévision des moyens qu'emploiera l'attaque.
Il ne nous reste que bien peu de défenses qui datent de l'époque du premier établissement des Normands sur le sol des Gaules 185, mais dans les contrées envahis et occupées par ces aventuriers, l'art de la fortification se développant plus rapidement et sur des données beaucoup plus intelligentes que partout ailleurs en France, on peut supposer que ces terribles Normands avaient apporté avec eux des éléments d'art militaire d'une certaine valeur relative. Tous les témoignages historiques nous les montrent s'acharnant à l'attaque des places fortes, tandis que les troupes gauloises sont bien vite rebutées par les difficultés d'un siége. Des hommes habitués aux constructions navales et à tous les travaux qu'exige une navigation sur des bâtiments d'un très-faible tonnage, acquièrent une adresse et une rapidité dans les manoeuvres qui les rendent aptes aux labeurs des siéges. Encore aujourd'hui nos matelots sont les hommes les plus expéditifs et les plus adroits que l'on puisse trouver, s'il s'agit d'élever un épaulement, de le palissader et de le munir d'artillerie, parce qu'ils ont contracté et entretenu cette habitude de réunir instantanément leurs forces pour un objet spécial. Plus tard, lorsque Guillaume le Bâtard descend en Angleterre, on ne peut méconnaître la supériorité relative de ses troupes, soit pour construire, approvisionner et mettre à flot une flotte, soit pour opérer rapidement une descente; soit, lorsque l'Angleterre est en partie soumise, pour élever des châteaux et des défenses propres à dominer la population des villes et des campagnes. De toutes les conquêtes faites depuis l'empire romain, aucune ne réussit mieux que celles des Normands. Du jour où ils ont mis le pied dans l'île saxonne, ils ne font que s'étendre, que se fortifier peu à peu, sans reculer d'un pas. Le même fait se présente en Calabre, en Sicile. Or, des résultats si généraux et si rares alors, ne sont pas l'effet du hasard, mais doivent dépendre d'une organisation militaire relativement forte, régulière, d'un art déjà développé, et surtout d'une habitude de la discipline qui était un fait exceptionnel alors parmi les armées occidentales. La discipline n'est jamais plus nécessaire dans les armées que quand il s'agit d'assiéger ou de défendre une place; aussi, pendant les Xe et XIe siècles, les Normands ont pris un nombre prodigieux de forteresses; ils ont su les défendre de manière à décourager bien souvent les troupes assiégeantes. On peut en conclure qu'indépendamment de leur bravoure, les armées normandes étaient fortes par la discipline, par l'habitude et la régularité du travail; partant, qu'elles ont été les premières qui, au commencement du moyen âge, aient attaqué les places avec une certaine méthode.
Le système féodal primitif, incomplet encore, qui se prêtait merveilleusement à la défense morcelée, était impropre à pratiquer l'art de l'attaque des places. En effet, les troupes de gens de guerre que réunissaient les seigneurs féodaux ne devaient qu'un service limité, quarante jours en moyenne; on ne pouvait entreprendre avec ces corps armés que des expéditions passagères, des coups de main, et cela explique comment la féodalité crut, dès le XIe siècle, être invincible dans ses châteaux. Il fallait des armées pour attaquer et prendre ces places. Il n'y a pas d'armées où il n'y a pas de peuple; alors le fait ni le mot n'existaient. Les rois de France eux-mêmes, autant qu'on peut donner ce nom aux chefs qui, sur le territoire des Gaules, étaient reconnus comme suzerains par de nombreux vassaux, depuis les Carlovingiens jusqu'à Philippe-Auguste, n'avaient point d'armées permanentes et ne pouvaient entreprendre des siéges longs. Toutes les questions de guerre ne se vidaient jamais d'une manière définitive, et, l'expédition commencée sous les auspices les plus favorables était réduite bientôt à néant par l'abandon de ces grands vassaux, qui ne pouvaient retenir les hommes conduits par eux, sous leurs bannières, passé un certain délai.
Les croisades, entre autres résultats considérables, furent certainement le premier point d'appui de la monarchie française, pour réduire la féodalité sous sa domination. En Syrie, on prit l'habitude de la guerre longue; les rapports avec Byzance mirent les armées occidentales en possession des moyens d'attaque employés par les armées romaines. Aussi est-ce au retour de ces expéditions, fussent-elles même malheureuses, que nous voyons en Occident l'art des siéges pratiqué par les suzerains, prendre une consistance, s'attaquer à la féodalité pour la réduire peu à peu, château par château, et cela depuis Philippe-Auguste jusqu'à Louis XI.
C'est à dater des premières croisades que l'attaque des places fortes se fait d'après certaines règles, méthodiquement; mais en même temps l'art de la fortification se développe, et atteint, en France, une perfection extraordinaire.
Si l'on compare nos fortifications de la fin du XIIe siècle et du commencement du XIIIe, avec celles qui furent élevées à la même époque en Italie, en Allemagne, en Angleterre, on ne peut méconnaître la supériorité des fortifications françaises. Cette supériorité de la défense n'était que la conséquence de la supériorité de l'attaque. C'est qu'en effet, le gros des armées des croisés était composé principalement alors de Français, c'est-à-dire des contingents fournis par le Brabant, les Flandres, l'Île-de-France, la Picardie, la Normandie, l'Anjou, le Poitou, le Berry, la Guyenne, l'Auvergne, la Bourgogne, le Lyonnais, la Provence, le Languedoc et la Champagne. Ce sont ces armées de croisés qui, au retour, sont employées à des guerres sérieuses, longues, à des siéges difficiles. Ce sont les troupes de Philippe-Auguste, celles de Simon de Montfort, plus tard celles de saint Louis.
En Syrie, ces armées emploient des ingénieurs lombards, génois et grecs, qui avaient conservé et même perfectionné les traditions des armées romaines. Bientôt, par suite de cette faculté particulière aux peuples de nos pays, nous nous approprions les méthodes de ces auxiliaires, trop souvent hostiles; nous rentrons en France, et nous employons ces méthodes contre nos ennemis. Or, les ennemis, dans un pays féodal, sont ou peuvent être partout. Aujourd'hui ce seront des Albigeois, demain des grands vassaux ligués contre le pouvoir royal. De toutes parts les forteresses s'élèvent redoutables; elles ne sont pas plutôt élevées, qu'elles sont attaquées, prises, reprises, augmentées, perfectionnées. Ainsi se constitue un art véritable, dont on s'est peu occupé, il est vrai, mais qui n'en a pas moins eu, sur le caractère et les moeurs de la nation, une influence considérable.
Nous disions tout à l'heure que sous les Mérovingiens, et même jusqu'aux derniers des Carlovingiens, l'art de la guerre, très-borné, n'allait pas jusqu'à savoir attaquer ou défendre une place, et que si des hordes de barbares envahirent si facilement le sol des Gaules pendant les Ve et VIe siècles, cela tenait à la longue paix dont on avait joui sous l'empire des Césars, et à l'incurie des municipes, qui n'avaient ni remparts autour de leurs villes, ni le souci de les munir et de les garder. Les Gaules s'étaient déshabituées de la guerre. Au XIIe siècle, il n'en était plus ainsi; depuis six cents ans on ne cessait de se battre sur le sol occidental de l'Europe. La féodalité s'était installée dans toute sa puissance, et avec elle la guerre à l'état permanent. Le vieil esprit gaulois, si bien dépeint par César, s'était ranimé au milieu des luttes perpétuelles des premiers temps du moyen âge, et la féodalité, tout oppressive qu'elle fut, trouvait dans ce tempérament du pays des éléments de puissance qu'elle exploitait contre elle-même.
Sur un territoire couvert de châteaux fortifiés occupés par des seigneurs turbulents, audacieux, la guerre était et devait être à l'état chronique. D'ailleurs celui qui possède une arme n'attend que l'occasion de s'en servir, et la provoque au besoin. De même celui qui possède une forteresse ne vit pas sans un secret désir de la voir attaquer, ne fût-ce que pour prouver sa puissance. Dans un état pareil, l'art des siéges ne pouvait manquer de se développer à l'égal de celui de la défense, et les seigneurs revenus de Syrie, où ils avaient acquis des connaissances nouvelles sur cet art, devaient saisir avec empressement toutes les occasions de s'en servir contre leurs rivaux. Mais, pour assiéger une place, il ne suffit pas d'avoir de bonnes troupes d'hommes d'armes, il faut des soldats, des mineurs, des pionniers, des terrassiers. C'est ainsi que peu à peu cette partie de la population qui semblait exclue du métier des armes, se trouvait engagée à en prendre sa part, d'abord comme ouvriers, comme corvéables, puis plus tard comme corps de troupes.
Nous ne parlerons que sommairement des siéges entrepris contre des places fortes avant le XIIe siècle, parce que le peu de documents écrits qui nous restent sur ces opérations sont trop vagues, trop contradictoires même, pour qu'il soit possible d'en tirer quelque chose ressemblant à un art. Il n'est guère question dans ces documents que de moyens analogues à ceux employés par les Romains, mais avec peu de méthode. Au siége d'Angers, contre les Normands, Charles le Chauve employa des engins qu'il avait fait établir par des ingénieurs appelés de Byzance 186; mais ces moyens n'ayant produit nul effet, il n'eut raison des assiégés qu'en faisant détourner la Mayenne. Les Francs employaient depuis longtemps des béliers pour battre et saper les murs des places fortes, et des chariots couverts de claies et de planches 187.
Les Wisigoths, les plus civilisés parmi les barbares, fortifiaient et attaquaient les places suivant la méthode romaine ou byzantine.
Les armées occidentales qui envahirent la Syrie à la fin du XIe siècle n'étaient, à proprement parler, composées que de chevaliers, de seigneurs, accompagnés des hommes d'armes sous leur bannière, et d'une foule indisciplinée, sans expérience de la guerre, à peine armée, de femmes, d'enfants, de moines, de marchands, tous gens plus embarrassants qu'utiles qui avaient suivi Pierre l'Ermite. Les trois quarts de cette population d'émigrants plutôt que de soldats étaient morts de misère et de maladie avant la première entreprise sérieuse des Occidentaux, qui fut le siége de Nicée.
Ce fut le 15 mai 1096 que la place fut investie par une première division de l'armée des croisés. La ville de Nicée est en partie garantie par un lac étendu qui baigne ses murs. Alors, en 1096, Nicée était entourée d'épaisses murailles flanquées de tours rapprochées. Les croisés s'approchèrent de la ville vers le nord, disposèrent leurs camps en demi-cercle par quartiers, car ces premières armées des croisés obéissaient à des chefs indépendants les uns des autres, qui tenaient conseil pour toutes les opérations importantes. L'armée réunie comptait, au dire de Guillaume de Tyr, six cent mille fantassins des deux sexes et cent mille hommes d'armes. Les premières opérations du siége se bornèrent à empêcher les habitants de sortir des murs ou de recevoir des provisions ou des renforts: mais le lac qui cernait une partie de la ville était une voie ouverte sur les dehors; l'armée des croisés n'avait pas de bateaux pour empêcher l'introduction des secours par cette voie, et ne pouvait songer à garder toute l'étendue des côtes du lac, de sorte que le siége, grâce à la bonté des murailles, traînait en longueur. Une tentative fut faite par Soliman pour disperser l'armée assiégeante; mais les troupes asiatiques ayant été repoussées, les princes francs serrèrent les remparts de plus près, établirent des machines de jet, et livrèrent plusieurs assauts, toutefois sans succès. Ils firent dresser, entre autres engins, une galerie composée de fortes pièces de bois contre le rempart, pour permettre à vingt hommes de saper sa base. Cette galerie fut disloquée par les projectiles des assiégés et les mineurs écrasés. Fatigués de tant d'efforts inutiles, les princes résolurent d'envoyer un nombre considérable d'hommes au bord de la mer pour démonter des navires, les charger sur des chariots et les conduire à Nicée. Cette opération réussit à souhait, et le lac fut bientôt couvert de bâtiments de la flotte chrétienne pouvant contenir chacun de cinquante à cent hommes. Ainsi la ville fut-elle réellement investie et ne put-elle plus recevoir d'approvisionnements. Cependant les assiégeants redoublaient d'activité, augmentaient le nombre de leurs machines, faisaient approcher le long des remparts des béliers couverts de galeries, sapaient les murs. Les assiégés ne restaient pas oisifs, et remparaient en maçonnerie, pendant la nuit, les trous que les mineurs étaient parvenus à ouvrir à la base des murailles. Le découragement commençait à s'emparer de l'armée des croisés, lorsqu'un Lombard qui faisait partie de l'expédition proposa aux princes réunis en conseil, suivant l'usage, de renverser une des tours les plus fortes, si on lui fournissait les fonds nécessaires. En effet, l'argent et les matériaux lui sont donnés; il construit une machine puissante propre à être appliquée contre les murailles et à l'abri des projectiles. «Aidé de ses ouvriers, dit Guillaume de Tyr 188, l'inventeur conduisit d'abord sa machine dans les fossés, et, les ayant franchis, il l'appliqua contre les remparts avec autant de facilité que d'adresse. Les assiégés, cependant, agissant avec leur activité accoutumée, lançaient d'immenses blocs et des combustibles de toutes sortes, qui ne pouvaient se fixer et glissaient sans cesse sur le comble très-incliné de la galerie; ils commencèrent à désespérer du succès, et admirèrent en même temps la force de l'engin et l'habileté du constructeur... Les hommes cachés sous cette galerie mobile, à l'abri de toutes les attaques de leurs ennemis, travaillaient sans relâche et avec la plus grande ardeur à démolir la maçonnerie, afin de pouvoir renverser la tour. À mesure qu'ils enlevaient des pierres, ils mettaient à la place des étançons de bois, de peur que l'ébranlement occasionné à la base ne fit crouler la partie supérieure sur la machine et ne l'écrasât... Après qu'on eut enlevé assez de maçonnerie pour faire tomber la tour, les mineurs mirent le feu aux étançons en apportant des matières combustibles entre eux. Alors ils se retirèrent dans le camp en abandonnant la machine. Vers minuit, tous les soutiens qu'on avait posés ayant été consumés, la tour s'écroula avec fracas...»
La brèche ainsi pratiquée, la ville tomba au pouvoir des croisés. Quelques faits sont à noter dans cette narration. C'est un Lombard, c'est-à-dire un de ces Italiens du Nord qui alors avaient su si bien profiter des arts et des connaissances de Byzance, qui entreprend la construction de la galerie de mine en charpente. L'art de l'ingénieur est ainsi livré à l'entreprise, ce que nous verrons longtemps. Cette galerie est combinée de telle sorte que les pentes de sa couverture sont assez inclinées pour chasser les projectiles. On emploie les étançons de bois comme les Romains le faisaient, pour maintenir en équilibre les parties supérieures des murs minés jusqu'au moment où le feu, en consumant les étais, laisse la construction s'affaisser sur elle-même.
Il est évident que cette armée des princes occidentaux, composée aux trois quarts d'une foule sans consistance, sans discipline, remplie de femmes, d'enfants, n'était pas faite pour mener un siége avec fruit, avec ordre et méthode. On ne voit pas, dans le récit de Guillaume de Tyr, un plan arrêté: c'est une succession d'expédients. Mais ces armées, ou plutôt ces amas d'émigrants ne devaient pas tarder à s'instruire dans l'art d'attaquer les places, par une bien dure expérience. Le siége d'Antioche laisse voir déjà des progrès sensibles, progrès qui ne s'accomplissent qu'après des échecs.
L'armée, traversant la Bithynie et la Galatie pendant le mois de juillet 1097, vit périr la plus grande partie de ses bêtes de somme et de ses chevaux de guerre. Beaucoup de ces pèlerins sans armes, de ces femmes qui suivaient le gros des troupes, restèrent sur la route, et moururent de misère et de maladie.
Les croisés ne se présentèrent devant Antioche qu'aux approches de l'hiver. Le conseil des princes décida toutefois que le siége serait mis devant la place sans délai. L'armée comptait encore plus de trois cent mille hommes en état de porter les armes, sans compter la masse flottante qu'elle traînait à sa suite, et au milieu de laquelle il y avait beaucoup de femmes et d'enfants. Cependant, si nombreuse qu'elle fût, cette armée ne put investir complètement la place. «Elle creusa, dit Kemal-Eddin 189, un fossé entre elle et la ville; son dessein était de se mettre à l'abri des attaques de la garnison, qui faisait de fréquentes sorties.» Guillaume de Tyr ne parle pas de cette ligne de contrevallation, mais il dit que les croisés, en arrivant, coupèrent tous les arbres des vergers voisins de la ville pour établir des barrières autour du camp et des pieux pour attacher leurs chevaux.
Antioche était encore à cette époque une ville populeuse et bien fortifiée. Bâtie sur la rive gauche de l'Oronte, ses remparts étaient percés de plusieurs portes: les unes, au nombre de cinq, donnaient sur la plaine à l'opposite du cours du fleuve; les autres, au nombre de trois, sur les rives de celui-ci. L'une de ces portes, celle qui était située en aval, à l'occident, donnait sur un pont de pierre traversant le fleuve; celle située en amont, nommée porte du Chien, avait devant elle une chaussée sur arcs de maçonnerie, traversant un marais. De la porte du milieu, dite porte du Duc, à la porte d'aval, dite porte du Pont, le fleuve baignait les remparts. L'investissement ne put donc s'étendre que sur les côtés oriental, sud et occidental, et une partie seulement du côté nord. Les habitants étaient maîtres du pont, et les croisés, au commencement du siége, n'avaient fait sur la rive droite aucun établissement. Tout le camp, par divisions, suivant les chefs principaux: Bohémond; Robert, comte de Normandie; Hugues le Grand; Raymond, comte de Toulouse; Godefroy, Baudouin, Renaud, Conon de Montaigu, etc., n'occupait que la rive gauche. Pendant les premières opérations du siége, les soldats de l'armée des croisés traversaient souvent le fleuve à la nage pour aller fourrager sur la rive droite, plus fertile que la rive gauche; les assiégés ne laissaient pas échapper ces occasions de sortir par la porte du Pont et d'enlever ces partis. Aussi les princes résolurent d'établir sur le fleuve un pont de bois. On prit tous les bateaux qu'on put trouver, soit sur le fleuve, soit sur le lac situé en amont de la ville; on les relia avec des poutres, et l'on établit sur cette charpenterie un tablier de claies d'osier. Ce pont de bateaux fut jeté à un mille en amont du pont de pierre qui touchait à la porte de la ville. Le quartier des assiégeants qui gardait le pont de bateaux, et qui serrait la place de la porte du Chien à la porte du Duc, était sans cesse exposé aux sorties des assiégeants, qui se répandaient sur la chaussée du marais, et se trouvait ainsi dans une position fâcheuse, adossé au fleuve et ayant sur ses flancs deux issues par lesquelles les assiégés pouvaient l'attaquer. On essaya d'abord de détruire le pont de pierre, mais on ne put y parvenir. Puis on établit un beffroi en charpente, que l'on roula devant ce pont pour le commander; mais les gens de la ville parvinrent à l'incendier. On dressa trois pierrières qui lançaient des pierres contre la porte du Pont. Mais dès que ces machines cessaient de manoeuvrer, les habitants sortaient aussitôt et causaient des pertes à l'armée. Les princes prirent alors le parti de barricader ce pont de pierre avec des rochers et des arbres. Ce dernier moyen réussit en partie; et, de ce côté, les assiégés ne tentèrent plus des sorties aussi fréquentes. De fait, les croisés étaient autant assiégés qu'assiégeants, ayant chaque jour à se défendre contre les sorties des gens d'Antioche, qui attaquaient leurs ouvrages, détruisaient leurs machines et leurs palissades. Le temps s'écoulait, les fourrages et les vivres devenaient rares, et les maladies décimaient l'armée des croisés. Ceux-ci qui, en arrivant devant Antioche, possédaient encore soixante et dix mille chevaux, n'en avaient plus que deux mille, au plus, trois mois après le premier investissement. La saison des pluies rendait les chemins impraticables; on était dans l'eau tout le jour, et le sol détrempé n'offrait sur aucun point un refuge contre l'humidité. Cette situation critique fut aggravée encore par l'attaque d'un corps considérable de troupes sorties d'Alep, de Césarée, de Damas, d'Émèse, d'Hiérapolis, auquel s'étaient joints des Arabes nomades. Les croisés, par une manoeuvre habile, se portent au-devant de cette armée, ne lui laissent pas le temps de se mettre en communication avec la ville, la battent, lui tuent deux mille hommes, brûlent son camp de Harenc, et lui enlèvent mille chevaux, dont on avait grand besoin. Revenus le lendemain matin devant Antioche, deux cents têtes des Turcs tués pendant le combat sont jetées dans la ville. Mais ces travaux, les attaques du dehors et des assiégés, étaient un enseignement pour les chefs des croisés. Après l'affaire de Harenc, les princes se décident à établir un camp retranché sur la hauteur située vers l'est, en amont de la ville. Plus tard, après une vigoureuse sortie des assiégés, qui mit l'armée des croisés en péril, une bastille est élevée en face du pont de pierre pour intercepter toute communication des habitants avec la rive droite. Cet ouvrage fut fait de pierre, avec les tombes d'un cimetière turc, et un fossé profond le protégea. Cinq cents hommes y furent postés. Les gens d'Antioche ne pouvaient plus sortir que par la porte la plus occidentale, placée entre le pied d'un escarpement et le fleuve. Tancrède établit un second bastillon sur le coteau faisant face à cette porte, de manière à la commander complétement. À ce sujet, Guillaume de Tyr signale un fait curieux. Tancrède est élu par ses compagnons pour ordonner cet ouvrage, d'un établissement périlleux et difficile à cause de la proximité des remparts. Mais ce chef s'excuse en arguant de l'insuffisance de sa fortune particulière. Le comte de Toulouse lui donne alors cent marcs d'argent, et, afin que les ouvriers employés à la construction de ce fort pussent recevoir un salaire convenable, on leur alloue quarante marcs par mois sur le trésor public. Ainsi les ouvrages de siége étaient offerts au plus digne, par voie d'élection entre les chefs. Le directeur élu avait personnellement des frais à faire, probablement des acquisitions de matériaux, des transports, et cette masse de pèlerins qui encombrait l'armée, que Guillaume de Tyr appelle le peuple, n'était que des ouvriers auxquels on donnait un salaire. Cette armée qui traverse toute l'Asie Mineure, suivie d'une multitude, avait avec elle ainsi des charpentiers, des maçons, des forgerons, des corroyeurs, des tailleurs, des armuriers, des huchiers, etc., dont elle payait les services. Il n'est donc pas surprenant que ceux parmi ces gens qui revenaient en Occident rapportassent, après un séjour assez long en Orient, des influences des arts asiatiques.
Antioche ne fut prise cependant que par la trahison d'un de ses habitants.
Il n'en fut pas de même à Jérusalem; mais l'armée des croisés acquérait en expérience, en discipline, ce qu'elle perdait en nombre.
Ce fut le 7 juin 1099 que les Occidentaux dressèrent leur camp devant la ville sainte. Ils n'étaient pas assez nombreux pour l'investir entièrement et se contentèrent de disposer leurs quartiers du côté du nord et du nord-ouest, depuis la porte de Saint-Étienne, qui, près du mont Moriah, fait face à l'est, jusqu'à la porte de Jaffa, qui est percée près de la tour de David; car il n'y avait pas à attaquer la place du côté de la vallée du Cédron. C'est aussi sur ce front nord-nord-ouest que Titus avait dirigé ses attaques. Peu après l'arrivée des croisés, le comte de Toulouse, qui commandait l'attaque en face de la tour de David, porta une partie de son camp vers le sud-ouest, au point où le mont Sion s'étend au nord des remparts et où était élevée l'église de Sion. L'armée des croisés occupait ainsi un peu plus de la moitié du périmètre de la ville, mais les assiégés étaient en communication avec la campagne, par la porte de Sion, qui fait face au midi, et par les poternes qui donnent sur la vallée du Cédron.
Cinq jours après leur arrivée, les croisés tentèrent une première attaque, et s'emparèrent des ouvrages extérieurs.
Aujourd'hui les environs de Jérusalem sont complétement dépourvus de bois de haute futaie: alors les croisés ne purent en trouver qu'en petite quantité; cependant l'armée s'employa à couper et à charrier tous les bois gros ou menus que l'on put découvrir, soit pour établir des tours et des machines, soit pour tresser des claies.
Les ouvriers qui n'avaient point de ressources personnelles reçurent une paye prélevée sur le trésor commun, car le comte de Toulouse seul possédait encore assez d'argent pour employer des hommes à ses frais.
La chaleur, le manque d'eau, firent périr la plupart des bêtes de somme; on dépouilla leurs carcasses pour employer les peaux à revêtir les engins et les tours mobiles. Les assiégés ne perdaient pas leur temps, et, s'étant de longue main pourvus de bois, de cordes, de fer, d'acier et d'outils, ils travaillaient sans relâche à fabriquer des pierrières, à installer des bretêches, à disposer des poutres sur les remparts.
Des vaisseaux génois mouillèrent, sur ces entrefaites, dans le port de Joppé, apportant des matériaux, des bois, du fer, des ouvriers habiles; Ce secours arriva fort à propos. Le seigneur Gaston de Béarn fut choisi pour diriger les travaux d'attaque du nord. «Au midi 190, l'armée du comte de Toulouse et tous ceux qui servaient sous ses ordres ne montraient pas moins d'empressement à suivre l'impulsion générale. Ils étaient même d'autant plus animés au travail, que le comte avait plus de richesses que les autres, et qu'il avait reçu dernièrement de nouveaux renforts, tant en hommes qu'en approvisionnements de tous les objets dont il pouvait avoir besoin. Les gens que la flotte avait amenés étaient venus se réunir aux troupes qui formaient son camp, et lui avaient apporté tous les matériaux ou les instruments nécessaires pour les constructions qu'il faisait faire. Ils avaient, en effet, des cordes, des marteaux et beaucoup d'autres outils de fer; de plus, les excellents ouvriers qui étaient arrivés aussi, avaient une grande habitude de tous les travaux de constructions et de machines, et ils rendirent de grands services aux croisés, en leur enseignant des procédés plus prompts. Les Génois qui avaient débarqué à Joppé étaient commandés par un noble, nommé Guillaume, surnommé l'Ivrogne, qui avait beaucoup d'habileté pour tous les travaux d'art.»
Il est aisé de reconnaître, par le récit de Guillaume de Tyr et des auteurs arabes, qu'à cette époque, c'est-à-dire trois ans après son arrivée en Orient, l'armée des croisés avait fait de rapides progrès dans l'art des siéges. Les ordres sont précis, les conseils plus rapidement suivis d'exécution; chaque homme est employé; les secours arrivent régulièrement, et, au lieu d'être gaspillés, comme cela se voit toujours dans les armées indisciplinées, sont employés avec ordre et promptitude. On ne perd pas inutilement des hommes à tenter des assauts avant que tous les moyens d'attaque soient prêts. Il n'est plus question ici de ces traits de bravoure inconsidérée qui compromettent la vie des soldats sans apparence de résultat sérieux. Toute cette armée se recueille dans un travail assidu pendant six semaines, et les seules actions mentionnées sont des escarmouches entre des fourrageurs et des troupes sorties de la ville.
La veille du jour fixé pour l'attaque, le duc de Lorraine et les deux comtes de Normandie et de Flandre, qui avaient leurs quartiers au nord et au nord-ouest, font une reconnaissance, et constatent que, sur ce point le moins bien défendu par la nature, les assiégés, pendant les préparatifs des croisés, ont singulièrement renforcé leurs défenses. En vrais capitaines, ces chefs changent immédiatement leur plan d'attaque; pendant la nuit, ils font démonter les engins et le beffroi, qui étaient déjà dressés, et les font transporter et remonter en face du front qui, à l'est, s'étend entre la porte de Saint-Étienne et la tour du coin nord, devant la partie de la ville bâtie sur le mont Bezetha, à la gauche de l'enceinte du temple. Au lever du soleil, les assiégés furent ébahis de ne plus trouver un assaillant ni une machine vers la porte de Damas, et de voir le beffroi et les engins dressés à plus de cinq cents pas du point où ils les avaient vus la veille au soir. À l'opposite, sur le mont Sion, le comte de Toulouse avait fait dresser un beffroi contre les remparts. Une troisième attaque était préparée contre le saillant occidental. Ainsi, la ville était attaquée sur trois points à la fois, distants les uns des autres de mille à douze cents pas. À peine le jour paraissait-il, que les trois divisions de l'armée des croisés s'ébranlèrent à la fois, firent approcher les beffrois contre les murailles et jouer les pierrières. La journée tout entière fut employée, du côté des assaillants, à combler les fossés, à pousser les beffrois, à couvrir les crénelages de projectiles, à faire agir les béliers contre les remparts; du côté des assiégés, à revêtir les murs de matelas, de poutres, pour empêcher l'effet des projectiles, à jeter des matières incendiaires sur les engins et les beffrois, à réparer les merlons, à faire décliquer leurs machines de jet. La nuit mit fin à l'action, et l'on se garda de part et d'autre avec d'autant plus de soin, que, sur quelques points, les beffrois touchaient presque aux parapets et que les sentinelles pouvaient se battre corps à corps.
Au point du jour, l'attaque recommença sur les trois points à la fois avec plus de furie et de méthode.
Les beffrois sont poussés, les ponts abattus et étayés avec des poutres arrachées aux assiégés. La colonne d'assaut de l'attaque du nord pénètre la première sur les remparts, et s'empresse d'aller ouvrir les portes au gros de l'armée. De son côté, l'attaque du comte de Toulouse réussit, et ses troupes se répandent dans le quartier bâti sur le mont Sion. La ville est gagnée: le siége avait duré trente-huit jours.
On voit que dans ces attaques de places dont nous venons de donner une description sommaire, les assiégeants ne tracent pas des lignes régulières de contrevallation et de circonvallation; ils se bornent au siége d'Antioche, à planter des palissades et à fortifier quelques points. Au siége de Jérusalem, tous leurs efforts tendent à hâter l'achèvement des engins et des beffrois; ils ne font ni tranchées, ni galeries de mine. Le sol qui entoure la ville sainte ne se prête guère, il est vrai, à ces sortes de travaux. Cependant les Romains, commandés par Titus, avaient élevé vers le nord et l'ouest de longs aggeres; dont on reconnaît encore la place, et qui peut-être servirent aux croisés.
Au siége de Tyr, commencé le 15 février 1124, l'armée des chrétiens occidentaux fit creuser un fossé de circonvallation, pour être à l'abri des attaques du dehors et pour assurer l'investissement de la place. Elle attaqua les défenses avec force machines et à l'aide de tours de bois dont la hauteur dépassait celle des remparts. Cependant les assiégés possédaient des pierrières supérieures à celles des assaillants. «Ceux-ci 191, reconnaissant qu'ils n'avaient parmi eux aucun homme qui fût en état de bien diriger les machines et qui eût une pleine connaissance de l'art de lancer des pierres, firent demander à Antioche un certain Arménien, nommé Havedic, homme qui avait une grande réputation d'habileté; son adresse à faire jouer les engins et à faire voler dans les airs des blocs de pierre était telle, à ce qu'on dit, qu'il atteignait et brisait, sans aucune difficulté, tous les obstacles qu'on lui désignait. Il arriva en effet à l'armée, et aussitôt qu'il y fut, on lui assigna sur le trésor public un honorable salaire qui pût lui donner les moyens de vivre avec magnificence selon ses habitudes; puis, il s'appliqua avec activité au travail pour lequel on l'avait mandé, et déploya tant de talent, que les assiégés durent croire bientôt qu'une nouvelle guerre commençait contre eux, tant ils eurent à souffrir de maux beaucoup plus cruels.»
Non seulement les Occidentaux profitèrent ainsi, pendant la première période de la guerre de Syrie, des connaissances conservées par les Grecs, mais apportèrent une plus grande étude dans l'art de fortifier les places. Ces villes, telles qu'Antioche, Césarée, Édesse, Tyr, possédaient des murailles antiques, augmentées à la fin du Bas-Empire, qui étaient fort bien entendues; leurs flanquements très-rapprochés, la hauteur des tours, le bel appareil des remparts, étaient un sujet d'admiration pour les Occidentaux. Ils ne tardèrent pas à imiter et à dépasser ces modèles 192. Pendant cette dure guerre du commencement du XIIe siècle en Syrie, les croisés, imprudents en campagne, ne possédant pas encore une tactique qui pût leur permettre d'acquérir une supériorité bien marquée sur les troupes des kalifes, souvent battus même, surent conduire avec succès un grand nombre de siéges longs, pénibles. C'est que la nécessité est un maître sévère; que devant ces places fortes, bien munies, il fallait procéder avec ordre, contracter des habitudes de travail et de discipline que ne pouvait remplacer la bravoure seule; qu'il fallait se bien garder; penser aux approvisionnements de toute nature; posséder cette qualité supérieure du soldat, la patience tenace; qu'il fallait du sang-froid et de la régularité dans les travaux. Aussi quand ces débris d'armée reviennent en Occident, quel changement dans les allures, dans la façon de conduire les opérations militaires! Les troupes de Philippe-Auguste ne sont plus ces hordes armées du XIe siècle, ce sont de véritables corps organisés, procédant régulièrement déjà et habiles dans l'art d'assiéger les places les plus fortes. Si Philippe-Auguste a attaqué et pris un si grand nombre de villes et de châteaux; si le premier, il a pu être considéré comme un roi des Français, possédant une autorité non contestée, n'est-ce pas en grande partie à cette instruction militaire des armées des croisés en Syrie qu'il a dû cette prépondérance 193? Les troupes du terrible comte Simon de Montfort n'étaient-elles pas composées en partie de chevaliers et de soldats qui avaient fait la guerre en Syrie.
Sur le siége de Toulouse, entrepris par le comte, il nous reste un document précieux écrit en vers provençaux par un poëte contemporain et témoin oculaire, semble-t-il 194.
Simon de Montfort, forcé de lever le siége de Beaucaire, après avoir perdu devant cette ville ses équipages, ses chevaux, ses mulets arabes, ses engins, se dirige vers Toulouse, plein de colère et de désirs de vengeance. Il convoque tous les hommes du Toulousain, du Carcassez, du Razès, du Lauraguais, en leur donnant l'ordre de venir le joindre. Arrivé devant la ville en ennemi plutôt que comme un seigneur rentrant chez lui, les gens de Toulouse le supplient de laisser hors des murs cet attirail guerrier, et de vouloir bien entrer en ville, lui et son monde, en tunique et sur des palefrois. «Barons, répond le comte, que cela vous plaise ou déplaise, armé ou sans armes, debout ou couché, j'entrerai dans la ville et saurai ce qui s'y fait. Pour cette fois, c'est vous qui m'avez provoqué à tort: vous m'avez enlevé Beaucaire que je n'ai pu reprendre, le Venaissin, la Provence et le Valentinois. Plus de vingt messages m'ont annoncé que vous étiez par serment liés contre moi; mais, par la vraie croix sur laquelle Jésus-Christ fut mis, je n'ôterai point mon haubert ni mon heaume de Pavie jusqu'à ce que j'aie choisi des otages parmi la fleur de la ville...»
Les gens de Toulouse jurent qu'ils n'ont jamais agi en ennemis.--«Barons, fait le comte, c'est trop à la fois pour moi de votre offense et de vos raisons...»
En dépit des avis, des observations les plus prudentes, le comte prétend que la ville de Toulouse doit dédommager ses troupes des pertes éprouvées devant Beaucaire. «Nous retournerons en Provence quand nous serons riches assez, mais nous détruirons Toulouse de telle sorte que nous n'y laisserons pas la moindre chose qui soit belle ou bonne...--Puisque ceux de Toulouse ne nous ont pas trahis, réplique don Gui, vous ne devriez point les condamner; sinon par jugement...» L'évêque intervient, engage les gens de Toulouse à sortir pacifiquement au-devant du comte; l'abbé de Saint-Sernin tient aux bourgeois et chevaliers de la ville le même langage. En effet, on se dispose à recevoir le lion du comte en dehors des murs. «Mais voilà que par toute la ville se répand un bruit, un propos, des menaces: «Pourquoi, barons, ne vous en retournez-vous pas tout doucement, à la dérobée (dans vos maisons)? Le comte veut qu'on lui livre des otages, il en a demandé, et s'il vous trouve là dehors, il vous traitera comme canaille.» Ils s'en retournent, en effet; mais tandis qu'ils vont par la ville se concertant, les hommes du comte, écuyers et damoiseaux, enfoncent les coffres et prennent ce qui s'y trouve...» À cette vue, l'indignation s'empare des habitants. Tout à coup, pendant que les gens du comte s'introduisent dans les logis et brisent les serrures, une clameur s'élève du sein de la ville. «Aux armes, barons! voici le moment!» Tous alors sortent dans les rues, se rassemblent en groupes; chevaliers, bourgeois, serviteurs, femmes et vieillards, tous s'emparent de l'arme qui se présente sous leur main; devant chaque maison s'élève une barricade: meubles, pieux, tonneaux, bancs, tables, sortent des caves, des portes; sur les balcons s'accumulent des poutres, des cailloux. «Montfort!» s'écrient les Français et Bourguignons. «Toulouse! Beaucaire! Avignon!» répondent ceux de la ville. La mêlée est sanglante; les troupes du comte Gui battent en retraite, et cherchent à se rallier sous une grêle de briques, de pavés, de pieux... À grand'peine parviennent-elles à se frayer passage à travers les barricades qui s'élèvent à chaque instant. «Que le feu soit mis partout!» cri le comte de Montfort, quand il désespère de se maintenir dans la ville insurgée. Saint-Remezy, Joux-Aigues, la place Saint-Estève, sont en flammes. Les Français se sont retranchés dans l'église, dans la tour Mascaron, dans le palais de l'évêque et dans le palais du comte de Comminges. Mais les Toulousains élèvent des barrières, creusent des fossés et attaquent ces postes. Entre la flamme et le peuple soulevé, les troupes du comte se forment en colonne afin de se faire jour; repoussées, elles se rejettent vers la porte Sardane: de ce côté encore impossible de percer la foule des assaillants. Le comte se retire au château Narbonnais, à la nuit, ayant perdu beaucoup de monde, plein de rage et de soucis.
Toutefois, le lendemain, les habitants se laissent prendre au piége que leur tendent l'évêque et l'abbé de Saint-Sernin. Ils viennent à composition, livrent des otages, et le comte met la ville au pillage, la détruit presque entièrement.
Bientôt le jeune comte Raymond reparaît sur la scène, et rentre la nuit dans sa ville. Le peuple, plein de joie de recouvrer son seigneur légitime, massacre les postes français. Cependant il n'y a plus à Toulouse ni tour, ni galeries, ni murs, ni bretêches, ni portes, ni barrières, ni armes. Les Français se sont réfugiés au château Narbonnais, dont ils n'osent sortir, tant ceux de la ville se rendent redoutables. La comtesse de Montfort est enfermée dans le château, avec son fils, car le comte guerroie en Provence. Elle lui envoie un messager; s'il tarde à venir, il perdra à la fois Toulouse, sa femme et son fils.
Les hommes de Toulouse occupent la ville; ils élèvent des barrières, forment des lices, des traverses, des hourds avec archères, des passages obliques bien défilés. Tous, bourgeois, manants, valets, femmes, filles, enfants et serviteurs, travaillent à l'envi à fortifier la ville, creusant des fossés, élevant des palissades et des bretêches. Des flambeaux la nuit éclairaient les ouvriers. Les clochers des églises sont crénelés. Le comte désigne des capitouls pour gouverner la ville.
Gui de Montfort, le frère du comte Simon, arrive bientôt avec une nombreuse troupe. Il se présente au val de Montolieu, là où les murs anciens ont été rasés. «À terre, francs chevaliers!» crie-t-il aux siens. Aussitôt, abandonnant leurs chevaux, coupant leurs lances, les chevaliers attaquent les gens de Toulouse; ils pénètrent jusqu'au milieu de la ville. Mais assaillis de tous côtés, accablés sous les tuiles que l'on fait crouler sur leurs têtes, embarrassés dans les barricades, éperdus, séparés, les hommes d'armes de Gui, ayant laissé bon nombre des leurs par la ville, se retirent au jardin de Saint-Jacques, ayant abandonné leurs bagages.
Arrivent de tous côtés des renforts aux Toulousains. Le comte Raymond exhorte ses barons «aux fatigues, aux privations, aux travaux, aux guets, aux taches communes».
Devant la garnison enfermée dans le château Narbonnais s'élèvent comme par enchantement, des remparts, des tours; se creusent des fossés avec palissades de pieux aigus. Sur ces entrefaites, le comte de Montfort arrive de Provence, plein de rage, et jurant de faire de Toulouse un désert.
La ville de Toulouse, bâtie sur la rive droite de la Garonne, était reliée par un pont au pays de Gascogne, de Comminges et de Foix.
Son périmètre n'avait pas l'étendue qu'il acquit depuis lors. Vers le nord, l'enceinte s'appuyait à un ouvrage bâti sur la Garonne, et qui s'appelait le Bazacle ou la tour du Bazacle; se dirigeait vers l'est en passant par la place du Capitole actuel, et retournait vers le sud en longeant l'abside de l'église cathédrale de Saint-Étienne; descendait au sud-ouest, suivant la rue Mountoulieu actuelle; puis, à la hauteur de l'ancienne porte Mountoulieu ou Montolieu, se dirigeait droit à l'ouest, pour atteindre le bras du fleuve en amont de l'église de la Dalbade.
De ce côté, au sud, en dehors de l'enceinte et à cent cinquante mètres environ de la Garonne, s'élevait le château Narbonnais, vaste forteresse qui commandait les portes Saint-Michel, Montgaillard et Montolieu 195. Des prairies, des vergers, des jardins, s'étendaient de ce côté depuis la Garonne jusqu'aux coteaux que longe aujourd'hui le canal du Midi. Sur le fleuve, en amont, existait une tour du coin, qui reliait la ville à une île. Vers l'est, les remparts formaient donc un arc de cercle, et se reliaient au nord à l'enceinte de l'abbaye de Saint-Sernin, qui descendait, en formant un rentrant, vers le fleuve, en aval, jusqu'au point où était établie la tour du Bazacle. Le pont, dont on voit quelques restes, un peu en aval du milieu de la cité, aboutissait à une tête palissadée par les habitants, à une tour et à un hôpital qui, au besoin, pouvait être défendu.
Dans sa colère, Simon de Montfort voulait, dès son arrivée, pénétrer dans la ville; mais son frère et les chevaliers renfermés dans le château Narbonnais 196 lui firent comprendre, non sans peine, que cette entreprise ne pouvait avoir que de fâcheuses suites. Dédaignant ces bourgeois révoltés, le comte ne prit d'abord aucune mesure; il se contenta de réunir son monde, fit munir le château Narbonnais, terrasser les courtines pour y placer des mangonneaux, des pierrières, et, sans investir la place par des ouvrages de contrevallation, prétendit la forcer par un vigoureux assaut, du côté de la porte Montolieu. Les gens de la ville l'attendirent, non pas derrière leurs portes fraîchement relevées, mais en dehors, dans la prairie bien palissadée, munie d'ouvrages de bois flanquants et de bons fossés. L'attaque des Français est soutenue par la garnison du château, qui envoie dans la ville et la prairie force traits et pierres. Cependant Gui, le frère du comte Simon, est blessé, bon nombre de barons sont tués, et, sur l'avis de Hugues de Lascy, l'ordre de la retraite est donné.
Le comte Simon, plein d'une sombre colère, est de nouveau rentré dans le château Narbonnais, et silencieux écoute les avis de ses barons et de ses conseillers clercs. L'un d'eux, dom Foucault, parle ainsi: «Pour avoir raison de la ville de Toulouse et en exterminer les habitants, il nous faut faire tels efforts qu'après nous, il en soit parlé de par le monde. Élevons une nouvelle ville, avec des maisons et des défenses. De cette nouvelle ville nous serons les habitants; il y viendra une nouvelle population. Ce sera une Toulouse nouvelle, une nouvelle seigneurie, et jamais si noble résolution n'aura été prise, car entre cette ville et l'ancienne ce sera une lutte incessante, acharnée, jusqu'à ce qu'enfin l'une détruise l'autre. Et celle des deux qui restera sera la maîtresse du pays. Mais jusque-là ce sera nous qui gagnerons à ce parti, car de tous côtés il nous arrivera des hommes et des femmes, des provisions de toutes sortes... Songeons qu'il nous faut assiéger longuement cette ville pour la détruire. Jamais vous ne l'aurez de la force, car jamais ville ne fut mieux défendue. Dévastons les environs; qu'il n'y reste ni un épi ni un brin de bois, ni un grain de sel, ainsi réduirez-vous ces gens.--Seigneur, fit le comte, votre conseil est bon.--Pas si bon, reprend l'évêque, car si ceux de la ville possèdent la Garonne et sa rive opposée, il leur viendra de Gascogne de tels secours que notre vie durant, ils ne manqueront de rien.--De par Dieu, seigneur évêque, dit le comte, nous irons moi et plusieurs barons de l'autre bord, mon fils et mon frère garderont celui-ci.» Ainsi fut prise la résolution d'investir complétement la place. L'évêque, le légat, le prieur et l'abbé s'en allèrent prêcher la croisade et recruter des troupes.
De tous côtés on travaille dans la ville à renforcer les défenses; dans le camp des assiégeants, à élever la nouvelle ville: on l'entoure de fossés et d'ouvrages de terre palissadés, avec créneaux, portes et guettes. On la divise par quartiers. On trace des rues et l'on y fait aboutir des routes bien ferrées pour faciliter les arrivages. Le château Narbonnais en devient la citadelle. Cependant le comte de Montfort, à la tête de la moitié de ses forces, passe la Garonne en amont, à gué. Il s'établit sur la rive gauche. Sans lui laisser de repos, les assiégés se précipitent sur le pont, remplissent les barbacanes qui en forment la tête, et harcèlent les troupes du comte jour et nuit. À Toulouse, viennent encore s'enfermer de nouveaux seigneurs avec leurs compagnies bien armées, le comte de Foix, don Dalmace, des Aragonais, des Catalans. Encouragés par l'arrivée de ces renforts, les gens de Toulouse font une sortie, et contraignent le comte de Montfort à repasser le fleuve et à se concentrer derechef autour du château Narbonnais dans un grand camp retranché. Bientôt l'armée des Français est plus occupée à se défendre qu'à attaquer. Les assiégés font des tranchées en dehors de leurs remparts, des escarpes munies de palissades; ils dressent des bretêches bien flanquées, afin que les archers et frondeurs puissent faire bonne retraite, s'ils sont repoussés. Ils élèvent derrière les palissades, des pierrières, des calabres, des trébuchets, qui battent sans cesse le château Narbonnais. Sur les murs, les charpentiers établissent des hourds doubles. Le champ de Montolieu est une lice où l'on combat tout le jour, si bien qu'on ne sait plus si ce sont des Français qui assiégent Toulouse, ou les Toulousains qui assiégent le grand camp retranché du comte Simon. Un matin d'hiver, dès l'aube, les Français veulent surprendre la ville; ils se sont armés pendant la nuit, et se précipitent avec furie sur les défenses. Déjà ils ont franchi des fossés pleins d'eau, renversé des palissades. Le château Narbonnais envoie des projectiles contre la place pour appuyer les assaillants, qui cependant finissent par regagner leur camp sans avoir pu rien faire. Ainsi se passent encore deux mois, et la ville se garde et se défend mieux que jamais. De nouveaux croisés, amenés par l'évêque, viennent grossir l'armée du comte Simon. Les Toulousains reçoivent encore des renforts conduits par Arnaud de Vilamur; ils élèvent chaque jour des défenses plus étendues, gagnent de l'espace, et bâtissent de bons murs de maçonnerie derrière les fossés et palissades bien gardées.
Après une attaque infructueuse contre cette extension des défenses de la ville, le comte de Montfort se voit contraint de reculer son camp d'une demi-lieue, en abandonnant une centaine de baraques et les chaudières des cantines. Les gens de Toulouse attaquent alors le château Narbonnais. Ils sont arrêtés dans cette entreprise par une forte crue de la Garonne. Plusieurs de leurs défenses sont ainsi coupées de la ville par les eaux; mais sans se décourager, on les approvisionne à l'aide de bateaux, de va-et-vient, de radeaux, de pont de cordes. Le comte Simon profite de cette circonstance pour battre si vivement un de ces ouvrages saillants, situé sur l'autre rive de la Garonne, avec ses trébuchets et ses pierrières, que les défenseurs, dépourvus de munitions et voyant tous les parapets rompus, sont contraints de l'abandonner.
Le comte Simon est entré dans la tour abandonnée, il y plante sa bannière; mais alors la lutte s'établit dans l'eau, à cheval, en bateaux, sur des claies. On se dispute chaque bicoque autour de la tête du pont. L'hôpital est pris par les Français et crénelé; ils espèrent ainsi pouvoir tenir les deux siéges, l'un sur la rive droite, l'autre sur la rive gauche, afin d'affamer la ville; car, grâce aux nombreux renforts qu'il a reçus, le comte Simon a étendu sur la rive droite sa ligne de contrevallation jusqu'à la clôture de Saint-Sernin.
Mais l'argent lui manque, il ne sait plus quels expédients employer pour solder un si grand nombre d'hommes (cent mille, disent les chroniqueurs). Il lui faut brusquer le siége ou le lever honteusement; c'est alors qu'il imagine de faire construire une gate en charpente, sorte de galerie roulante que l'on poussera jusqu'aux remparts dans le fond du fossé; gate si bien garnie de fer, qu'elle ne craindra ni les pierres ni les poutres que l'on pourra lancer ou jeter sur elle. Quatre cents chevaliers s'y enfermeront, et feront si bien, qu'ils perceront les défenses et entreront dans la ville.
Le comte a établi son quartier général sur la rive gauche, mais sans cesse les sorties des gens de Toulouse le contraignent à passer le fleuve pour secourir le premier camp. Il s'aperçoit enfin que ses troupes sont trop mal protégées, qu'elles n'ont, sur une longue ligne d'investissement, qu'un seul point d'appui, le château Narbonnais.
Devenu maître de la tête du pont, après que celui-ci a été enlevé par la crue de la Garonne, il se décide à convertir l'hôpital qui l'avoisine en une forteresse, «avec lices et créneaux, mur de défense, palissades extérieures, abatis d'arbres, profonds fossés tout autour remplis d'eau». Du côté du fleuve, le comte projette une levée de terre qui lui permettra de lancer des projectiles sur les barques qui viennent approvisionner la ville; du côté de la Gascogne, il jettera un pont sur le fossé avec escalier. Cependant voici les nautoniers et les bourgeois de Toulouse qui traversent la Garonne sur des barques et viennent combattre les ouvriers, les défenseurs de la tête du pont. Toute l'attaque et la défense se portent sur ce point. La partie du pont tenant encore à la ville est munie d'une tour, les Français s'en emparent; les Toulousains l'assaillent par eau, par terre. Au bout du pont, du côté de la ville, ils ont dressé une pierrière qui bat si bien cette tour restée en flèche, que les gens du comte sont obligés de l'abandonner et y mettent le feu. Une autre fois, voici cent soixante-trois Brabançons et Thiois qui, sortant de Toulouse, passent le fleuve et vont attaquer les postes des Français établis le long de l'eau. Les prenant à revers, ils les jettent dans la Garonne et s'en reviennent dans leurs bateaux.
Dans les parlements que tient le comte de Montfort avec les seigneurs croisés, il se plaint sans cesse de la pénurie d'argent où il se trouve; il les adjure de brusquer ce siége.--«Mais, lui répond un jour Amaury, vous n'attaquerez jamais les défenseurs de la ville tant de fois en un jour que vous ne les trouviez hors des lices, en pleine campagne, et jamais vous ne les enclorez dans la cité.»
La gate est enfin terminée. On la pousse vers les remparts; elle est si fort endommagée par les projectiles des trébuchets des assiégés, que les gens qui la remplissent n'osent s'y maintenir. Alors, devant cet engin que gardent les assiégeants pour pouvoir le réparer et s'en servir avec plus de succès, les Toulousains élèvent dans les lices un rempart épais en maçonnerie. Les femmes, les enfants travaillaient sans relâche à cette oeuvre pendant que les Français font décliquer leurs machines et envoient force pierres et traits.
On a renforcé la gate, on l'a munie de nouveaux ferrements; les compagnies de chevaliers y sont rentrées. Devant elle les défenses se sont augmentées en face, en flanc; elles sont merveilleusement garnies d'hommes armés. Les fossés sont défendus par des palissades; en arrière, les murs sont protégés par des hourds nouvellement dressés. Des deux côtés on se prépare à une action décisive. Les gens de Toulouse commencent l'attaque: ils sortent de toutes parts contre la gate; en bateaux, contre les défenses de la rive gauche; à la plaine de Montolieu, contre les postes établis entre la ville et le château Narbonnais; du côté de Saint-Sernin, contre l'extrémité de la contrevallation.
Les Français perdent du terrain et abandonnent l'attaque des murs pour se mettre en bataille en plaine. Le comte de Montfort, qui reconnaît le péril et qui voit étendre démesurément sa ligne de bataille, craint d'être coupé; il donne l'ordre de concentrer soixante mille combattants, se met à leur tête, et fait une charge terrible qui ramène les assiégés jusqu'à leurs défenses. Mais là les projectiles lancés de la ville arrêtent la furie des Français; les archers et frondeurs toulousains, aguerris, se répandent en tirailleurs sur les flancs de la colonne d'attaque du comte Simon, démontent les cavaliers, et jettent la confusion dans cette agglomération. Le frère du comte est blessé grièvement, et, pendant que Simon de Montfort descend de cheval pour lui porter secours, il est lui-même frappé d'une pierre qui lui brise le crâne. Cette pierre, dit le chroniqueur, avait été lancée par une pierrière tendue par des femmes près de Saint-Sernin. Peu de jours après, une nouvelle attaque ayant encore été tentée sans succès, le siége est levé (1218).
Les restes du comte Simon de Montfort furent transportés à Carcassonne sitôt après la levée du siége et déposés dans l'église cathédrale de Saint-Nazaire. On a retrouvé dans cette église, rebâtie en grande partie au commencement du XIVe siècle, un bas-relief taillé dans le grès du pays, d'un travail très-grossier, qui provient peut-être du tombeau du comte, et qui représente la dernière phase du siége de Toulouse. Les armes et les vêtements des personnages appartiennent d'ailleurs aux premières années du XIIIe siècle. Devant un édifice muni de tours et de créneaux, on voit se développer deux rangs de palissades. Le palis intérieur est composé de pieux serrés les uns contre les autres; tandis que la défense extérieure est composée de bois entrelacés. Entre ces deux obstacles s'étendent les lices, et le combat a lieu dans cet espace. De part et d'autre, les chevaliers plantent leurs bannières, et la mêlée s'engage autour d'eux. Au-dessous de l'édifice fortifié, dont la courtine est décorée de colonnes, est sculptée une pierrière fort curieuse dont nous présentons (fig. 1) la copie.
La verge de la pierrière est renforcée dans sa partie inférieure par deux contre-fiches, et les trois pièces de bois, leur base, sont serrées entre de larges moises, qui probablement sont de métal pesant. Six anneaux, auxquels sont attachés six cordages, sont fixés à cette base. Les trois brins composant la verge sont encore maintenus par une embrasse possédant des tourillons qui roulent dans la tête de deux poteaux latéraux munis de croix de Saint-André et de contre-fiches. Six personnes, parmi lesquelles on peut voir deux femmes, tirent sur les cordages. Au-dessus des personnages est un plancher. Un servant posté sur ce plancher place une pierre ronde dans la poche de fronde de l'engin. Nous avons présenté, à l'article ENGIN (fig. 13 et 14), une machine analogue à celle-ci.
L'édifice crénelé que le bas-relief montre au-dessus de l'engin est peut-être l'église de Saint-Bernin. Dans la partie supérieure de ce bas-relief est sculptée une scène représentant un mort porté par des hommes d'armes. Un ange reçoit l'âme qui, sous la figure d'un enfant, sort du cadavre. On peut donc regarder ce bas-relief comme reproduisant l'événement qui termina le siége de Toulouse de 1218.
Deux faits importants ressortent du poëme sur la Croisade contre les Albigeois. Le premier, c'est que le comte Simon de Montfort, pour posséder une armée aguerrie et compacte qui lui permette d'entreprendre et de poursuivre de longs siéges, est obligé de payer cette armée de ses propres deniers, et que, pour se procurer les sommes nécessaires, il pille et rançonne le pays. Les barons, croisés pour le rachat de leurs péchés, ne doivent que quarante jours de campagne; après quoi ils s'en retournent chez eux, se préoccupant d'ailleurs assez peu du résultat de l'entreprise. Ce n'est pas sur ce personnel que peut compter Simon de Montfort pour réduire une ville comme Toulouse et faire des travaux de siége.
Tout chef militaire qui voulait avoir une armée propre à poursuivre et mener à fin une longue entreprise, telle qu'un siége, devait la payer le service de la milice féodale étant limité. Il fallait donc à ce chef un trésor, et il ne pouvait se le procurer que par la guerre.
En second lieu, ce poëme indique clairement la constitution d'une des municipalités du Midi à la fin du XIIe siècle et au commencement du XIIIe. Tout se fait dans la ville par les capitouls: l'organisation de la défense, les approvisionnements, la solde et la nourriture des troupes concernent les magistrats municipaux. Le comte Raymond, les nobles qui viennent à son aide, n'ont qu'à se battre; les résolutions sont prises de concert avec les autorités municipales, et les avis du comte n'ont de valeur qu'autant qu'ils sont ratifiés par ce parlement.
Quand le fils du roi de France vint plus tard pour assiéger Toulouse de nouveau, à la tête de troupes fraîches, ce n'est qu'après une délibération commune dans laquelle le comte donne son avis, que le parti de la résistance est adopté. Alors les consuls répondent des approvisionnements, de la nourriture des troupes et de la mise en état des défenses.
«Ils ordonnent 197 que les meilleurs charpentiers aient à dresser dans toute la ville, aux divers postes, les machines, les calabres et les pierrières, et que Bernard Paraire et maître Garnier s'en aillent tendre les trébuchets, car c'est là leur office. Ils désignent dans tous les quartiers des commissaires, chevaliers, bourgeois ou les plus riches marchands, pour faire fortifier les portes et commander aux ouvriers. Et tous se mettent à l'oeuvre, le menu peuple, les damoiseaux, les demoiselles, les dames et les femmes, les jeunes garçons, les jeunes filles et les petits enfants, qui, chantant leurs ballades et leurs chansons, travaillent aux clôtures, aux fossés, aux retranchements de terre, aux ponts, aux barrières, aux murs, aux escaliers, aux montées, aux chemins de ronde, aux poternes et aux salles, aux lices, aux meurtrières, aux flanquements, aux réduits et échauguettes, aux guichets de communication, aux tranchées, voûtes et caponnières. Ils ont confié le commandement de toutes les barbacanes, celles de la Grève comprises, aux comtes et aux plus nobles chefs. La ville est ainsi mise en défense et doublement fortifiée.»
Nous n'avons pas ici à faire l'histoire de ces malheureuses provinces du Languedoc pendant la première moitié du XIIIe siècle. Écrasées sous la cruelle coalition des armées du Nord, livrées à l'inquisition, aux rancunes du clergé catholique, ces municipalités, si florissantes au XIIe siècle, se relevaient pour retomber plus lourdement. En 1240, le jeune vicomte Raymond de Trincavel, dernier des vicomtes de Béziers, et remis en 1209 entre les mains du comte de Foix (il était alors âgé de deux ans), se présente tout à coup dans les diocèses de Narbonne et de Carcassonne avec des troupes de Catalogne et d'Aragon, s'empare des châteaux de Montréal, des villes de Montolieu, de Saissac, de Limoux, d'Azillan, de Laurens, et vient mettre le siége devant Carcassonne.
Il existe deux récits du siége de Carcassonne en 1240, écrits par des témoins oculaires: celui de Guillaume de Puy-Laurens, inquisiteur pour la foi dans le pays de Toulouse, et celui du sénéchal Guillaume des Ormes, tenant la ville pour le roi de France. Ce dernier récit est un rapport sous forme de journal, adressé à la reine Blanche, mère de Louis IX 198. Cette pièce importante nous explique toutes les dispositions de l'attaque et de la défense 199. À l'époque de ce siége, les défenses de la cité de Carcassonne n'avaient pas l'étendue ni la force qui leur furent données depuis par saint Louis et Philippe le Hardi. Les traces encore très-apparentes des murs wisigoths réparés au XIIe siècle, et les fouilles entreprises en ces derniers temps, permettent de tracer exactement l'enceinte des remparts de la cité en 1240.
Voici (fig. 2) le plan de ces défenses, avec les faubourgs y attenant, les barbacanes et le cours de l'Aude.
L'armée de Trincavel investit la place le 17 septembre 1240, et s'empara du faubourg de Graveillant, qui est aussitôt repris par les assiégés. Ce faubourg, dit le rapport, est onie portem Tholosoe. Or, la porte de Toulouse n'est autre que la porte dite de l'Aude aujourd'hui, laquelle est une construction romane percée dans un mur wisigoth, et le faubourg de Graveillant ne peut être, par conséquent, que le faubourg dit de la Barbacane. La suite du récit fait voir que cette première donnée est exacte.
Les assiégeants venaient de Limoux, c'est-à-dire du Midi; ils n'avaient pas besoin de passer l'Aude devant Carcassonne pour investir la place. Un pont de pierre existait alors sur l'Aude 200; c'est celui indiqué en P sur notre plan.
Raymond de Trincavel n'ignorait pas que les assiégés attendaient des secours qui ne pouvaient se jeter dans la cité qu'en traversant l'Aude, puisqu'ils devaient venir du nord-ouest. Aussi le vicomte s'empara du pont, et poursuivant son attaque le long de la rive droite du fleuve en amont, essaya de couper les communications de l'assiégé avec la rive gauche. Ne pouvant tout d'abord se maintenir dans le faubourg de Graveillant, en G, il s'empare d'un moulin M fortifié sur la rivière, fait filer ses troupes de ce côté, les loge dans les parties basses du faubourg, et dispose son attaque de la manière suivante: une partie des assaillants, commandés par Olivier de Thermes, Bernard-Hugon de Serre-Longue et Giraut d'Aniort, campent entre le saillant nord-ouest de la ville et la rivière, creusent des fossés de contrevallation et s'entourent de palissades. L'autre division, commandée par Pierre de Fenouillet, Renaud du Puy et Guillaume Fort, se loge devant la barbacane qui existait en B et celle de la porte dite Narbonnaise en N. En 1240, outre ces deux barbacanes, il en existait une en D 201, qui permettait de descendre du château dans le faubourg 202, et une en H, faisant face au midi. La grande barbacane D servait aussi à protéger les approches de la porte de Toulouse T (aujourd'hui porte de l'Aude).
Il faut observer que les seuls points où le sol extérieur soit à peu près au niveau des lices (car Guillaume des Ormes signale l'existence des lices L, et par conséquent d'une enceinte extérieure), sont les points O et R. Quant au sol de la barbacane D du château, il était naturellement au niveau du faubourg. D'ailleurs tout le front occidental de la cité est bâti sur un escarpement très-élevé et très-abrupt. En reprenant tout d'abord le faubourg aux assiégeants, les défenseurs de la cité s'étaient empressés de transporter dans leur enceinte une quantité considérable de bois qui leur fut d'un grand secours 203. Ils avaient dû bientôt renoncer à se maintenir dans ce faubourg. Le vicomte fit donc attaquer en même temps la barbacane du château pour ôter aux assiégés toute chance de reprendre l'offensive, la barbacane B (c'était d'ailleurs un saillant), la barbacane N de la porte Narbonnaise, et le saillant I, au niveau du plateau qui s'étendait à 100 mètres de ce côté vers le sud-ouest.
Les assiégeants campés entre la place et le fleuve étaient dans une assez mauvaise position, aussi se retranchent-ils avec soin, et couvrent-ils leurs fronts d'un si grand nombre d'arbalétriers, que personne ne pouvait sortir de la ville sans être blessé 204. Bientôt ils dressent un mangonneau 205 devant la barbacane D. Les assiégés, de leur côté, dans l'enceinte de cette barbacane, élèvent une pierrière turque qui bat le mangonneau. Pour être autant défilé qu'il était possible, le mangonneau devait être établi en E. Peu après, les assiégeants commencent à miner sous la barbacane de la porte Narbonnaise en N, en faisant partir leurs galeries de mine des maisons du faubourg, qui, de ce côté, touchaient presque aux défenses. Les mines sont étançonnées et étayées avec du bois auquel on met le feu, ce qui fait tomber une partie des défenses de la barbacane. Mais les assiégés ont contre-miné pour arrêter les progrès des mineurs ennemis, et ont remparé la moitié de la barbacane restée debout. C'est par des travaux de mines que, sur les deux points principaux de l'attaque, les gens du vicomte tentent de s'emparer de la place; ces mines sont poussées avec une grande activité; elles ne sont pas plutôt éventées, que d'autres galeries sont commencées. Les assiégeants ne se bornent pas à ces deux attaques. Pendant qu'ils battent la barbacane D du château, qu'ils minent la barbacane N de la porte Narbonnaise, ils cherchent à entamer une portion des lices 206, et ils combinent une attaque sérieuse sur le point faible en I 207, entre l'évêché et l'église cathédrale de Saint-Nazaire, marquée en S sur notre plan. Comme nous l'avons dit, le plateau sur ce point s'étendait presque de niveau avec l'intérieur de la ville de I en O; et c'est pourquoi saint Louis et Philippe le Hardi firent en dehors de l'enceinte wisigothe un ouvrage considérable sur ce saillant. L'attaque des troupes de Trincavel est de ce côté (point faible) très-vivement poussée; les mines atteignent les fondations de l'enceinte des Wisigoths 208; le feu est mis aux étançons, et dix brasses de courtines s'écroulent. Mais les assiégés se sont remparés en retraite avec de bonnes palissades et des bretêches; si bien que les gens du vicomte n'osent tenter l'assaut. Ce n'est pas tout, un travail de mine est fait aussi devant la porte de Rodez, en B; les assiégés contre-minent et repoussent les travailleurs ennemis. Cependant des brèches étaient faites sur divers points; le vicomte Raymond de Trincavel craignait de voir d'un moment à l'autre déboucher les troupes de secours envoyées du nord, il se décide à tenter un assaut général. Ses troupes sont repoussées avec des pertes notables, et quatre jours après, sur la nouvelle de la venue des gens du roi, il lève le siége, non sans avoir mis le feu aux églises du faubourg, et entre autres à celle des Minimes R.
Cette analyse des documents qui nous restent sur le siége de Carcassonne fait connaître qu'alors, au milieu du XIIIe siècle, le travail du mineur était le moyen de destruction le plus habituellement employé contre les places bien fortifiées. Les troupes de Trincavel paraissent procéder avec méthode: elles prennent les positions les plus favorables à l'attaque, elles occupent la garnison sur plusieurs points, et sur plusieurs points faibles; elles dirigent leurs travaux contre les barbacanes des portes, considérant celles-ci comme plus faciles à forcer qu'un front. Aussi quels soins, quels moyens puissants Louis IX, et plus tard son fils, emploient-ils pour rendre ces portes inexpugnables et pour commander les saillants et les points faibles!
Les assiégeants font ouvrir leurs tranchées de mine dans les maisons qu'ils occupent autour de la cité 209, afin de dérober leur travail aux assiégés. Ils attendent que plusieurs brèches soient faites sur divers points pour tenter un assaut général. Adossés à un fleuve, ayant une forteresse en face, ils se retranchent et s'emparent des points défendables sur la rive. Enfin, ne pouvant emporter la place après une attaque simultanée contre les défenses entamées par la mine, sachant qu'un corps d'armée arrive au secours de la garnison et va se présenter sur la rive gauche de l'Aude et tenter le passage 210, craignant de se trouver ainsi dans un campement dominé par la cité et exposé à une attaque sur les rives du fleuve, l'armée du vicomte lève le siége. Depuis le moment où elle se présente devant Carcassonne jusqu'au moment où elle se décide à retourner vers le sud, cette armée procède donc avec une connaissance pratique de l'art de la guerre assez remarquable, et qui fait un contraste avec ces expéditions folles de la noblesse française pendant le XVe siècle.
En effet, si l'on met en regard les documents militaires du XIIIe siècle et ceux du XVe, loin d'apercevoir un progrès, on signale plutôt une décadence. Sous Philippe-Auguste, sous saint Louis, sous Philippe le Hardi et Philippe le Bel, on voit des armées qui possèdent des traditions, des méthodes; on reconnaît un ordre, une tactique, soit en campagne, soit devant les places fortes. Il semble qu'après les malheureuses journées de Crécy et de Poitiers, le lien solide déjà qui constitue les armées des XIIe et XIIIe siècles soit rompu en France, que la bravoure seule tienne lieu de l'art militaire. Du Guesclin fait une exception au milieu de ce désarroi. Lui, possède de véritables troupes et sait s'en servir. Mais, après le grand connétable, la confusion ne fait que s'accroître jusqu'au moment où le peuple entre dans l'arène, ou Charles VII et Louis XI constituent des armées royales indépendantes de la féodalité.
Ce ne sont ni les moyens d'attaque, ni les engins puissants qui manquent aux armées de la fin du XIVe siècle et du commencement du XVe: les mineurs du Nord, les engineurs, ouvriers, gens à gages, sont habiles et actifs; mais l'ordre dans le commandement, l'art de diriger des troupes, de les répartir suivant le besoin, manquent complétement, tandis que certaines expéditions des XIIe et XIIIe siècles indiquent de la part des chefs autant de talent que d'expérience, souvent même des combinaisons profondes. L'investissement du Vexin, l'attaque et la prise du château Gaillard par Philippe-Auguste, sont des opérations militaires conduites avec toutes les qualités que l'on demande à un grand capitaine. Là, pas une fausse manoeuvre, rien n'est abandonné au hasard. Le but entrevu dès l'origine est atteint pas à pas, méthodiquement, avec la prudence qui convient à un chef militaire. Les princes, les barons, les chevaliers qui avaient fait la guerre en Orient, en face des armées des califes et même des armées grecques, avaient contracté des habitudes militaires qui se perdirent quand la féodalité demeura en Occident. D'ailleurs le système féodal établi en Orient, en terre conquise, au milieu de races avec lesquelles la fusion était impossible, possède un caractère de force et d'unité, d'ordre et de mesure qu'il ne pouvait conserver en Occident, où les traditions, les moeurs antiques, les restes de l'organisation administrative des Romains, la religion, tendaient à le dissoudre. Le royaume de Jérusalem, celui de Chypre, sont des types purs du système féodal occidental; ces suzerains ont des armées, ou du moins sont à la tête d'une organisation qui permet d'en former facilement.
La guerre faite en 1228 par les troupes lombardes à Jean d'Ibelin, sire de Baruth et roi de Chypre, les succès de ces troupes et leurs revers malgré leur nombre, sous les coups de l'armée féodale du roi, sont une des preuves éclatantes de la puissance de cette organisation développée en Orient par les barons occidentaux.
On est trop enclin à ne voir dans la féodalité que le fractionnement des pouvoirs parmi des seigneurs n'ayant entre eux que des liens souvent rompus; on juge la féodalité sur ses derniers moments, alors que, minée par le pouvoir royal, par l'affranchissement des communes, par ses propres fautes et la ruine des grands fiefs, elle n'était plus qu'un rouage nuisible au milieu d'un État qui tendait à se transformer et à devenir monarchique.
Si la féodalité, en Occident, ne put avoir et n'eut jamais des armées, il n'en était pas de même en Orient, là où elle s'était constituée d'une seule pièce et où elle pouvait se développer conformément à son principe. L'unité d'action ressort de cette constitution. La féodalité telle que nous la voyons établie dans les royaumes de Jérusalem et de Chypre, admettait une haute cour dans laquelle tous les liges des suzerains avaient le droit de siéger. Cette sorte de parlement décidait de toutes les questions, non-seulement les procès entre gentilshommes, mais les affaires relatives à la guerre, à la transmission de la couronne, à la tutelle des princes mineurs.
En campagne, rien ne se faisait que d'après le conseil des barons, et le mot que l'on prête à Philippe-Auguste avant la bataille de Bouvines est exactement dans les moeurs militaires du temps. Le général n'obtenait le commandement supérieur, quand il y avait lieu, que par le suffrage de ses pairs, ainsi que nous l'avons vu pratiquer dans l'armée des croisés au siége d'Antioche, et ces barons des XIIe et XIIIe siècles, que l'on se plaît à présenter comme des brutaux, bons pour se jeter tête baissée dans une mêlée, étaient habituellement, au contraire, des hommes lettrés, orateurs, légistes, administrateurs et capitaines.
En 1218, les barons qui assiégeaient Damiette «charmaient les ennuis d'un long blocus en discutant les questions les plus abstraites du droit féodal»; Philippe de Navarre, capitaine, légiste, diplomate, poëte, qui remit sur le trône de Chypre Ibelin, à l'aide de son épée et de sa haute raison, cite avec une vive admiration «la science d'Amaury II, roi de Jérusalem; de Bohémond III, prince d'Antioche; de Raoul de Tibériade, du sire de Baruth, du sire de Sidon et de beaucoup d'autres 211». Le père de Richard Coeur-de-Lion lisait Végèce sous sa tente; et si le code féodal en vigueur dans les possessions des Francs en Syrie, à Chypre, nous fait connaître combien ces barons des XIIe et XIIIe siècles étaient instruits et prévoyants, les forteresses qu'ils ont élevées dans ces contrées mettent en lumière leur intelligence utilitaire 212.
En France, si l'on étudie avec quelque soin des places fortes telles que Coucy, Château-Gaillard et tant d'autres bâties entre la fin du XIIe siècle et le commencement du XIIIe, on reconnaît bien vite un art très-complet, au point de vue de la défense. Or, est-il possible d'admettre que des hommes si intelligents pour préparer la défense ne le fussent pas autant lorsqu'il s'agissait d'attaquer. C'est au contraire la puissance et la sagacité de l'assaillant qui développent la prévoyance et l'énergie de la défense. Les barons du XIIIe siècle n'auraient pas cherché et trouvé ces ressources défensives s'ils n'y eussent été contraints par l'habileté de l'attaque. Il faut donc reconnaître qu'un siége, à cette époque, n'était pas une opération livrée au hasard et à la bravoure de gens de guerre, indisciplinés, procédant sans ensemble et sans méthode. Les plans d'attaque n'existent plus, les descriptions sont laconiques ou faites habituellement par des gens qui n'étaient pas militaires; mais les forteresses attaquées sont en partie debout, et leur bonne ordonnance, la prévoyance qui éclate sur tous les points, indiquent assez quelle était l'étendue des moyens offensifs.
Nous avons dit, au commencement de cet article, qu'il n'y a pas d'armée là où il n'y a pas de peuple. À l'origine du système féodal, il n'y a que des guerriers, tous à peu près égaux, et au-dessous, une plèbe qui n'a aucun intérêt à partager les dangers des nouveaux conquérants. Mais quand l'organisation féodale est arrivée à son apogée, les choses ne se passent plus ainsi, et les guerres d'Orient contribuèrent beaucoup à entraîner les populations dans les travaux militaires; bien mieux, de roturiers elles firent des chevaliers, et des chevaliers des seigneurs, parfois des seigneurs couronnés. L'art de la guerre, par la féodalité, devenait ainsi une carrière ouverte au génie, n'apparût-il que dans les rangs inférieurs de la société.
Si de nos jours un siége est une opération souvent longue, difficile et périlleuse, qui demande un chef habile, prudent, patient et tenace, cependant les travaux préliminaires, tels que l'ouverture des tranchées, l'établissement des places d'armes et des batteries, se font à une assez grande distance des ouvrages attaqués. Avant l'emploi des bouches à feu, il n'en était pas ainsi. La place investie était aussitôt attaquée, et un siége commençait dès qu'on forçait les lices ou les barrières, qu'on attachait les mineurs aux escarpes et qu'on établissait des chats, des galeries ou des tours de bois mobiles pour renverser ou dominer les défenses. L'attaque devait être immédiate, rapprochée et partant active, incessante, pour ne pas laisser aux assiégés le loisir de détruire des ouvrages qui ne pouvaient être faits habituellement qu'après des combats acharnés au pied des murs, entre les lices ou devant les palis. Si les remparts étaient trop élevés ou trop bien garnis de hourds pour qu'il fût possible de tenter des échelades; s'ils étaient assez épais pour résister à l'effet des projectiles lancés par les engins ou au bélier, il fallait en venir à miner. L'art de miner paraît s'être développé dans les guerres de Syrie, et avoir été particulièrement pratiqué par des hommes du Nord; flamands, brabançons, boulonnais. Il est certain que cet art était poussé très-loin dès le commencement du XIIIe siècle.
Il y avait diverses sortes de mines et divers modes de miner. La place assiégée était-elle bâtie sur un escarpement de rocher, ou en terre pleine, ou entourée de fossés remplis d'eau, le travail du mineur se modifiait suivant ces situations différentes. Il fallait aborder le rempart, la tour ou la courtine. Si la défense était élevée sur un escarpement de rocher, des galeries de bois, s'emboîtant et sortant les unes des autres par travées comme les tubes d'une longue-vue, étaient peu à peu dirigées contre la paroi du roc. Arrivé là, le mineur s'attachait au rocher, et commençait à creuser en cheminant obliquement et en montant jusque sous les fondations; sous ces fondations et au point de leur assise sur le roc, il traçait des zigzags horizontaux, en ayant le soin d'étayer la galerie de mine derrière lui. Quand on jugeait qu'il y avait une assez grande étendue de rempart minée, les ouvriers se retiraient après avoir amoncelé des fagots dans la galerie et mettaient le feu à ces bois; les étais se calcinaient, et la muraille s'affaissait. Dans ce cas, l'assiégé ne pouvait ignorer que ses remparts fussent minés, puisqu'il voyait s'avancer peu à peu le chat jusqu'au roc sur lequel la défense s'appuyait. Il essayait de détruire par le feu ou par des projectiles pesants ce chat, cette galerie qui gagnait le pied du rempart; mais, s'il n'avait pu la détruire, si les ouvriers étaient à l'oeuvre, il n'avait d'autre ressource que de contre-miner. Souvent les mineurs du dehors et ceux du dedans travaillaient à quelques pas les uns des autres sans se rencontrer.
Si les défenses étaient établies en terre pleine, avec fossé sec et contrescarpe, les assiégeants ouvraient leurs galeries de mine à une assez grande distance, dans des maisons de faubourg, derrière des murs ou des plis de terrain; ils allaient chercher le sol sous le fossé, le traversaient en tunnel, arrivaient sous les fondations des remparts, et commençaient leurs galeries et chambres étançonnées. Alors les assiégés pouvaient ignorer si on les minait, et sur quels points étaient dirigés les mineurs. Ils cherchaient à découvrir la présence de ceux-ci en plaçant sur les chemins de ronde de petits bassins pleins d'eau: quand on voyait la surface du liquide se rider, on en tirait la conséquence que les mineurs travaillaient sous ce point, et l'on contre-minait. Si la place était entourée d'eau, pour attacher le mineur aux remparts, on comblait peu à peu le fossé au moyen de boyaux de tranchées par lesquels on apportait des matériaux; on formait ainsi une chaussée sur laquelle le chat était successivement allongé jusqu'au moment où l'on atteignait l'escarpe. Alors s'attachait le mineur. Cette façon de procéder, comme la première, désignait à l'assiégé le point où l'on sapait ses murailles; s'il ne pouvait s'opposer à cette sape, il se remparait en arrière. Quelquefois l'assiégeant n'essayait pas de pratiquer une brèche en faisant tomber quelques toises de maçonnerie, mais il creusait une galerie de mine sous les fondations, puis montant peu à peu, en s'étayant jusqu'au niveau du sol intérieur de la place, il ne laissait sur sa tête qu'une croûte bien blindée; puis, attendant la nuit, il faisait tomber le blindage et débouchait par cette issue dans la place. Ces sortes de mines étaient pratiquées, autant que faire se pouvait, à proximité d'une porte, afin que les quelques hommes déterminés qui s'élançaient les premiers du fontis de la mine pussent se jeter sur la garde de la porte, lever les herses, et ouvrir les vantaux à une colonne d'attaque toute prête et masquée, à l'extérieur.
La figure 3 indique la façon dont sont creusées les galeries de mine sous les maçonneries des tours en A et des courtines en B pour faire brèche. Ces galeries sont tracées en zigzag, en laissant substituer les parements intérieurs et extérieurs. Les étais sont posés en manière de chevalements, comme on le voit en D. Ces étais brûlés, le poids de la maçonnerie supérieure venant à charger sur le parement extérieur déliaisonné, s'écrase, et l'ouvrage s'écroule en glissant par le pied, de façon à former un talus permettant à une colonne d'assaut de s'élancer sur les décombres. La coupe de la tour A montre en a la galerie de mine passant sous le fossé avec une inclinaison vers le dehors pour éviter que les mineurs ne soient noyés, dans le cas où--comme cela se pratiquait--les assiégés ayant assez d'eau à leur disposition, auraient cherché à remplir les galeries. Les étais brûlés, la maçonnerie de la tour ne pouvait manquer de s'écrouler, ainsi que l'indique le trait bc, le pied de la bâtisse glissant en c. En C, est une galerie directe, destinée à déboucher dans la place sans faire brèche. Dans un assez grand nombre de places fortes des XIIe et XIIIe siècles, on peut constater l'emploi de ces moyens, soit par la façon dont les remparts se sont écroulés, soit par les restes mêmes des galeries de mine incomplétement rebouchées 213. Pour parer à ces dangers, les constructeurs militaires établissaient souvent le rez-de-chaussée des tours sur un plein massif 214, ou, s'ils faisaient les parements avec de la pierre de taille d'une médiocre dureté, ils avaient le soin de composer les massifs en cailloux, en moellons très-durs, ou bien encore, si l'ouvrage avait une grande étendue, comme une forte barbacane ou une très-grosse tour, ils pratiquaient tout au pourtour de la maçonnerie, sous le talus, une galerie de contre-mine dans laquelle venaient déboucher les mineurs ennemis et où ils étaient reçus comme on peut l'imaginer.
C'est ainsi qu'était conçue la chemise du donjon de Coucy.
Nous avons donné le plan d'ensemble de ce château dans l'article CHÂTEAU (fig. 16), et ce plan fait assez comprendre quelle était la destination de cette chemise: elle isolait complétement le donjon, tout en ménageant à sa garnison une sortie sur les dehors, sortie bien masquée, bien défendue.
Un plan de détail (fig. 4) explique la disposition de cette sortie.
Au-dessus du talus, la chemise a 4m,92 d'épaisseur (deux toises et demie), et au niveau du fossé A du donjon, 8m,45 215. Tout l'espace ab est donc occupé par le talus. C'est sous ce talus qu'est pratiquée la galerie B de contre-mine. Les assiégés y arrivent, soit de l'intérieur du château par l'escalier C; encore faut-il ouvrir le vantail D barré et lever la herse H; soit par le fond du fossé A du donjon. La poterne P permettait d'aller de cette galerie B, en traversant le grand fossé F sur le ponceau de bois p, jusqu'à une autre poterne extérieure percée dans le mur de la baille et munie d'un pont-levis; ce ponceau était commandé par la grande courtine G du château 216 et crénelé en E contre le grand fossé. Ainsi l'assiégeant se fût-il emparé de ce fossé, qu'il ne pouvait empêcher la garnison du donjon de se mettre en communication avec les dehors; car la poterne extérieure est elle-même commandée par une des tours du château.
Il ne faut pas omettre de dire que le grand fossé F est creusé dans le roc et qu'il a 25 mètres de largeur environ. Si l'assiégeant, maître de la baille, était parvenu à s'établir dans ce fossé sous des galeries blindées, à couvert des projectiles lancés du chemin de ronde de la chemise, et qu'il voulût ruiner cette chemise, il ne pouvait guère le faire qu'au niveau même du fond du fossé. Alors, ayant creusé la maçonnerie à un mètre de profondeur, il rencontrait sur sa tête la galerie de contre-mine.
La coupe (fig. 5) faite de O en M sur le plan précédent montre en effet en l le fond rocheux du grand fossé, et en R la galerie de contre-mine de la chemise sous le talus. En S (voyez sur le plan), est une source abondante au niveau du sol de la galerie, creusée en forme de puits (voyez en S' sur la coupe). En supposant que les assiégeants eussent miné sous la galerie de contre-mine, il était aisé aux assiégés d'empêcher de mettre le feu aux étais de la mine.
Ces soins, ces précautions infinies, sont la preuve de la valeur et de l'habileté des mineurs à cette époque 217. La galerie de contre-mine ne diminue en rien la force de la chemise; puisque cette galerie est ménagée sous le talus. Au milieu de l'arc de la chemise, la galerie est en communication directe avec le chemin de ronde supérieur par un escalier construit sur plan barlong 218.
Les assiégeants tenaient avant tout, quand ils avaient affaire à une place importante, à s'emparer des barbacanes, parce que les barbacanes prises, il devenait impossible aux assiégés de tenter des sorties, et qu'alors les travaux du siége pouvaient se poursuivre sans avoir à craindre leur destruction. Les pierrières, mangonneaux, trébuchets, n'ayant guère qu'une portée de 150 mètres, il fallait, pour établir des batteries de ces engins, s'assurer d'abord que les assiégés ne pourraient venir instantanément les briser ou les incendier. D'ailleurs les barbacanes, formant des saillants considérables, donnaient par conséquent des flanquements qu'il fallait tout d'abord enlever aux assiégés. Quand les barbacanes, étaient prises, quand les lices, étaient occupées ou enfilées par des ouvrages extérieurs, l'investissement était effectif et les opérations du siége étaient menées régulièrement. Les assiégés, à l'aide d'engins dressés sur des plates-formes ou sur des tours, ou derrière les courtines, ne pouvaient empêcher la poursuite des travaux des assiégeants, qui se garantissaient par des épaulements, des mantelets, et qui, derrière des clayonnages, postaient des archers et des arbalétriers occupés sans cesse à couvrir de projectiles les crénelages des chemins de ronde. Les premières opérations des assiégeants, devant une place bien garnie et bien défendue, consistaient donc à s'emparer d'abord des barbacanes. Ayant les barbacanes, on avait les lices; ayant les lices, la garnison ne pouvait plus sortir de la place, et alors commençaient les travaux de mine pour faire brèche, ou encore l'approche des beffrois destinés à jeter une colonne d'attaque sur les chemins de ronde 219.
En 1216, Louis, fils de Philippe-Auguste, avait été mettre le siége devant le château de Douvres, à la tête d'un nombreux corps d'armée. Devant le château de Douvres était une barbacane bien palissadée de troncs de chêne et entourée d'un fossé. Louis laissa une partie de ses troupes en bas, dans la ville, et alla s'établir sur la falaise devant la forteresse, afin de compléter l'investissement. «Lors fist Looys drecier ses pierières et ses mangouniaux pour jeter à la porte et au mur; si fist faire .i. castel de cloies moult haut, et un cat por mener au mur; ses mineours fist entrer el fossé, qui minèrent la piere et la tierre dessous le roilleis. Puis les fist assaillir as chevaliers de l'ost; si fu tantost la barbacane prise... 220» Pour prendre la barbacane du château de Douvres, on élève en face un bastillon de clayonnages rempli de terre, suivant l'usage. On obtient ainsi un commandement sur les ouvrages de la barbacane; on place une batterie d'engins sur ce bastillon, puis on fait avancer un chat dans le fossé, jusqu'au pied du talus portant la défense en bois, et l'on mine sous ces défenses. La barbacane prise, Louis fait miner une des deux tours de la porte, qui s'écroule. La colonne d'assaut s'élance; mais les assiégés la repoussent avec vigueur, puis barricadent la brèche et y accumulent des troncs de chênes, des chevrons, des madriers, si bien que la place ne tombe pas au pouvoir des Français. Nous voyons toujours les assiégeants établir devant les places ces bastillons, ces châteaux terrassés, revêtus de palis ou de clayonnages, pour dresser leurs batteries d'engins. C'est l'agger des Romains. Au siége de Toulouse, le château Narbonnais (terrassé en partie par Simon de Montfort) en tient lieu. Parfois même ces bastillons deviennent de véritables lignes avec leurs courtines et leurs flanquements, le tout terrassé. C'est de là que partent les tranchées qui aboutissent au fossé et permettent de faire avancer les chats. Ces chats, dont nous avons parlé ailleurs déjà 221, étaient montés hors de la portée des engins des assiégés, amenés sur des galets ou rouleaux jusqu'au bord du fossé, puis poussés sur des remblais jusqu'au pied des remparts. Ainsi les assiégeants avaient-ils une galerie bien couverte par de forts madriers garnis de lames de fer, de peaux fraîches ou de terre mouillée, qui permettait aux mineurs de s'attacher au pied des murs, et plus tard, quand les mines étaient prêtes, aux hommes d'armes de se précipiter dans la place. Ces chats, comme nous l'avons dit plus haut, se composaient parfois de deux et même de trois travées rentrant les unes dans les autres, comme l'indique la figure 6, en A.
Ainsi, après avoir fait une tranchée en pente dans la contrescarpe du fossé (voyez l'ensemble B, de a en b), après avoir fait de la terre de cette tranchée un agger à droite et à gauche en C, on faisait approcher le chat A avec sa travée de doublure D, celle-ci posée sur des galets comme le corps principal; puis, par l'orifice antérieur, on apportait peu à peu des remblais dans le fossé, on faisait rouler la galerie intérieure au fur et à mesure de l'avancement du remblai, et ainsi jusqu'à ce que l'orifice antérieur de la galerie intérieure eût touché le pied du rempart ou le roc. Pendant ce temps, du terre-plein des bastillons extérieurs, les assiégeants faisaient pleuvoir sans trêve une grêle de grosses pierres sur le point attaqué; les hourds H étaient mis en pièces, et les archers et arbalétriers couvraient les crénelages de projectiles. La rapidité avec laquelle, à l'aide des mangonneaux, on détruisait les hourds, la facilité que l'on avait à les incendier, firent adopter les mâchicoulis de pierre avec crénelages également de maçonnerie. Ce système de défense paraît avoir été d'abord adopté en Orient, car on en voit sur des défenses chrétiennes de Syrie qui datent de la fin du XIIe siècle, c'est-à-dire un siècle environ avant leur emploi en Occident. Mais il ne faut pas oublier que les Orientaux possédaient des engins supérieurs aux nôtres, et que l'efficacité de leur tir dut faire adopter promptement, par les Occidentaux établis en Syrie, les chemins de ronde avec gardes de pierre. En adoptant les mâchicoulis avec crénelages de pierre couverts, pour résister plus efficacement aux machines de jet, on renonçait aux meurtrières percées à la base des remparts, et au contraire on tenait à donner à ces soubassements une très-forte épaisseur, une parfaite homogénéité et une grande dureté, pour présenter aux mineurs des obstacles plus sérieux. Les châtelets terrassés, ou bastillons, étaient parfois assez élevés pour permettre aux armées assiégeantes de commander les défenses des assiégés. Pour élever un bastillon, on profitait des dispositions du terrain. Aussi, dans l'établissement des places fortes, avait-on la précaution de planter en face des approches accessibles ou dominantes, une ou plusieurs tours plus élevées que les autres. Ces tours étaient souvent voûtées à tous les étages, avec une plate-forme au sommet pour permettre de disposer des batteries d'engins qui commandaient les alentours; ce qui n'empêchait pas les constructeurs de forteresses d'élever des ouvrages avancés beaucoup plus étendus qu'on ne le suppose généralement, afin de retarder d'autant les approches des points attaquables. Quand on examine avec attention les alentours des châteaux et places fortes des XIIe, XIIIe et XIVe siècles, on retrouve encore des traces de terrassements à des distances de 100 et 150 mètres des remparts, et ces terrassements, qui n'avaient qu'un très-faible relief, étaient couronnés de palissades. Ces terrassements avec leurs fossés étaient assez forts cependant pour qu'après quelques assauts infructueux, on dût avoir recours à la mine pour s'en emparer.
Nous trouvons dans un roman du XIIIe siècle: Messire Gauvain, par le trouvère Raoul 222, une description assez curieuse d'un siége de château par les gens de la dame de Gautdestroit. Les assiégeants commencent à reconnaître la place; ils trouvent un point faible où les murs sont bas, où le fossé est comblé et les maçonneries dégradées. Ils s'établissent en face de ce point, et font leur rapport au chef (la dame de Gautdestroit). Alors on fait arriver les troupes, on charrie les mangonneaux et les pierrières, et l'on investit la forteresse entièrement. Une pierrière est dressée en face de la courtine faible; deux mangonneaux sont élevés devant un pont-levis pour le détruire, ainsi qu'un hourdage. Les assaillants bâtissent encore un castillet de dix toises de hauteur 223. Dans le hourdage de bois qui le couronne s'est posté le chef avec ses archers, des lansquenets et des arbalétriers. Cinq jours sont employés à dresser ces ouvrages et à monter les engins. Après quoi on attaque les lices, puis les remparts. Pendant les assauts, les engins jettent force pierres sur les défenseurs du château 224. Ceux-ci repoussent l'assaut en jetant pierres et carreaux, charbons brûlants et eau chaude. L'assaut n'ayant pas réussi au gré des assiégeants, la nuit 225, plus de vingt mineurs descendent dans le fossé pour percer la muraille: ils parviennent à en faire tomber trois toises; mais aussitôt les gens du château apportent de gros troncs d'arbres, élèvent un hourdage en dedans du mur écroulé, etc.
Il est nécessaire peut-être de présenter avec plus de précision ces dernières opérations d'un siége régulier au XIIIe siècle. Réunissant donc les divers documents écrits que l'on possède, les figurés épars dans les manuscrits ou bas-reliefs, et surtout les restes, soit des forteresses attaquées, sur les points d'attaque, soit des ouvrages élevés par des assaillants, on peut prendre une idée assez exacte des travaux considérables que nécessitait la prise d'une place forte bien défendue.
Dans les fortifications du XIIIe siècle, les tours sont espacées entre elles de 50 mètres au plus, c'est-à-dire de la portée droite d'un carreau d'arbalète. Les fossés ont de 10 à 15 mètres de largeur, s'ils sont remplis d'eau, quelquefois plus, s'ils sont secs. La hauteur des courtines, du sol du crénelage au niveau de la crête de la contrescarpe, varie de 8 à 12 mètres. Les tours dominent toujours les courtines. Il arrive que les courtines atteignent une hauteur plus considérable, mais cela est rare 226.
Quand on attaquait une enceinte bâtie dans de bonnes conditions, bien flanquée, munie de hourds, garantie par des fossés, on choisissait un saillant, ainsi que cela se pratique encore aujourd'hui; mais le point de l'attaque, celui où l'on voulait faire brèche et livrer l'assaut, était rarement une tour. Les tours étaient fermées à la gorge; les mineurs qui parvenaient à y pénétrer s'y trouvaient entourés, et devaient percer l'autre partie du cylindre pour s'introduire dans la ville. On dirigeait donc l'attaque perpendiculairement à une courtine entre deux tours. Il fallait alors détruire les flanquements de cette courtine, c'est-à-dire les défenses des tours à droite et à gauche.
Les barbacanes et les lices prises, la garnison enfermée dans la défense principale, la place investie, on cheminait par des tranchées jusqu'à la contrescarpe du fossé. Comme les tours avaient des commandements considérables, il fallait défiler les tranchées par des épaulements et des palissades ou des mantelets, d'autant plus élevés, qu'on approchait davantage de la contrescarpe. Ces tranchées ayant atteint le bord du fossé en face du point d'attaque, on apportait des fascines, des clayonnages, et l'on se faisait une première couverture à l'aide de ces matériaux contre les projectiles des assiégés; on plaçait là deux pierrières qui, bien que dominées, envoyaient des blocs de pierre sur les hourds ou par-dessus les murailles, occupaient les assiégés, et pouvaient détruire leurs engins disposés derrière les chemins de ronde, soit sur le sol de la place, s'il était élevé au-dessus du sol extérieur, soit sur des plates-formes de charpente dressées derrière les courtines. Sur ce point affluaient alors des bois, des claies, des fascines, de la terre, et toujours, en se couvrant par un épaulement antérieur, on élevait un bastillon rectangulaire, terrassé entre les clayonnages jusqu'à la hauteur convenable pour battre les tours voisines et la courtine. Le bastillon élevé avec des pentes pour y monter, on le garnissait, en face de la courtine attaquée, d'un haut mantelet de bois de charpente et de claies, revêtu de grosses toiles, de feutre, de peaux fraîches, pour arrêter les carreaux des assiégés et amortir les pierres ou les feux lancés par leurs engins. Sur la plate-forme du bastillon, deux pierrières étaient dressées. Or, en prenant la dimension d'une pierrière, d'après la donnée de Villard de Honnecourt 227, on trouve, pour le patin de cet engin, 12 mètres de longueur et 7 à 8 mètres de largeur. Pour placer deux engins de cette taille, il fallait que la plate-forme (en la supposant carrée) eût 24 mètres de côté. Ces deux pierrières battaient les deux tours flanquantes sans relâche, détruisaient leurs hourdages, et des arbalétriers postés, soit sur cette plate-forme, soit sur les épaulements des tranchées, tiraient sur tous les défenseurs qui se présentaient pour réparer les dommages ou tirer à découvert. Une ou plusieurs pierrières étaient, en outre, chargées de détruire la batterie d'engins que les assiégés ne manquaient pas d'établir en arrière de la courtine. Cependant, sous le bastillon, avait été réservé un passage, un couloir dans lequel était amené un chat, comme celui présenté figure 6. Si l'assiégeant, avec ses engins, était parvenu à détruire les hourds des défenseurs, à cribler les crénelages, à brûler même les ouvrages de bois en les couvrant de projectiles incendiaires, alors, pendant la nuit, on faisait sortir le chat de son couloir; il était roulé sur des terrassements et des fascines jusqu'au pied de la courtine, et les mineurs y étaient attachés. L'assiégé n'avait plus que la ressource, ou de contre-miner, ou de se remparer en arrière, soit de l'issue de la galerie de mine, soit de la brèche, si les mineurs faisaient tomber une partie de la muraille.
En supposant que nous ayons à suivre ces diverses opérations sur le terrain (fig. 7): En A, est tracée la courtine attaquée, flanquée de ses deux tours espacées l'une de l'autre de 50 mètres. En B, est le fossé. Les assiégeants ont cheminé jusqu'en C par les tranchées D. Là ils ont commencé à dresser le bastillon E. Comme en pareil cas il faut se hâter, cet ouvrage est élevé par étages, en n'employant que des bois courts, faciles à manier 228. En G, est figuré un angle du bastillon commencé. De gros pieux a de 3 à 4 mètres de longueur sont fichés en terre, reliés par des entretoises horizontales g et par des goussets h. Entre ces sortes de châssis sont attachés les panneaux de clayonnages H, également fichés en terre. Quand toute la partie antérieure I (en face de l'ennemi) est ainsi établie, on apporte de la terre, des branches, des fascines, dans l'espace clayonné, puis on monte un second rang de piquets et de clayonnages b; on continue à garnir de terre. À mesure que l'ouvrage s'avance sur le devant, on le complète en arrière, et on le monte à la hauteur voulue, ainsi que la rampe K, qui conduit à sa partie supérieure. Sur cette plate-forme sont posés de forts madriers, puis les pierrières en batterie, destinées à détruire les défenses des tours. Pour battre les engins des assiégés M, une petite plate-forme est supposée établie en L. Le chat est amené dans la galerie O, ménagée sous le bastillon. Bien abrité, il peut attendre le moment où on le coulera en O', dans le fossé, sur des remblais jetés par son orifice antérieur.
Une vue cavalière (fig. 8) fera, pensons-nous, complétement saisir cet ensemble de travaux, qui ne pouvaient se faire qu'avec beaucoup de monde et assez lentement. Pendant des semaines, des hommes de corvée n'étaient occupés qu'à abattre et charrier du bois, à façonner des claies, à tresser des cordages, à fendre du merrain. Les chefs militaires donnaient habituellement ces travaux à l'entreprise, comme nous l'avons vu plus haut, et ces entrepreneurs ont des noms roturiers.
Mais une entreprise telle qu'un siége d'une place forte importante était longue, dispendieuse; la défense, depuis le milieu du XIIe siècle jusque vers le milieu du XIVe, conserve évidemment une supériorité sur l'attaque. Jusqu'à cette dernière époque, le système d'attaque des places ne se modifie pas d'une manière sensible. Le temps des grands siéges est passé en France, et les deux batailles de Crécy et de Poitiers se livrent en rase campagne. Mais, sous Charles V, Bertrand du Guesclin ne s'en tient plus guère aux traditions, et, comme tous les grands capitaines, adopte un système d'attaque nouveau alors, et qui lui fait obtenir des résultats surprenants. Du Guesclin laisse de côté les moyens lents qui découragent les troupes et exigent un attirail considérable, des terrassiers, des approvisionnements énormes de bois, des charrois difficiles dans des provinces où les routes étaient rares et mauvaises. Grâce à son coup d'oeil prompt, à sa bravoure personnelle, à la confiance de ses troupes dévouées et aguerries, composées en grande partie de routiers habitués aux fatigues, il ne s'embarrasse pas d'investir méthodiquement les places; il se présente sur un point qu'il sait choisir, dresse ses machines, attaque les abords avec furie, pousse les assiégés l'épée dans les reins, et, sans leur donner le temps de se reconnaître, les fatigue et les déconcerte par des assauts successifs, pendant qu'il couvre les remparts d'une pluie de projectiles. Quelquefois il prend les villes par des coups d'audace.
À la tête des gens de Guingamp, il se présente devant le château de Pestien, place très-forte et bien munie. Il vient droit aux bailles, fait appeler le châtelain et le somme de se rendre. Le châtelain le raille, et lui répond qu'il ne saurait livrer place aussi forte et où il peut tenir un an. «Chastelain, dit Bertran, vous serez deslogiez ains qui passe .III. jours, tout mal gré qu'en aiez 229.»
Dès l'aube, le lendemain, tout est préparé dans le camp de du Guesclin pour attaquer. Les arbalétriers, couverts de leurs pavois, sont ordonnés devant les lices. Dans un bois proche de la place ont été concentrés mille hommes de corvée et cent chars attelés, pour préparer les engins nécessaires et les transporter au point indiqué. Près des fossés s'avancent les arbalétriers, qui commencent un tir nourri contre les crénelages. Des échelles apportées de Guingamp sont disposées derrière les lignes d'arbalétriers.
D'autre part, les gens du château ne restent pas oisifs. En vingt endroits ils ont fait, sur les chemins de ronde supérieurs, des dépôts de tonneaux et de barils remplis de terre et de cailloux, de pains de chaux vive 230.
Bertrand, présent partout, encourage son monde à tenir bon: