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Dieudonat: Roman

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The Project Gutenberg eBook of Dieudonat: Roman

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Title: Dieudonat: Roman

Author: Edmond Haraucourt

Release date: February 27, 2020 [eBook #61524]
Most recently updated: October 17, 2024

Language: French

Credits: Produced by Clarity, Pierre Lacaze and the Online
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by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DIEUDONAT: ROMAN ***

DIEUDONAT


Il a été tiré, de cet ouvrage,

VINGT EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE,

tous numérotés.


EDMOND HARAUCOURT

DIEUDONAT

ROMAN

PARIS

ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR

26, RUE RACINE, 26

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays,
y compris la Suède et la Norvège.


DIEUDONAT


PREMIÈRE PARTIE


I

COMMENT DIEUDONAT VINT AU MONDE, ET QUELLES CIRCONSTANCES ÉTRANGES ACCOMPAGNÈRENT SA NAISSANCE

L'histoire du prince Dieudonat est une bien belle histoire. Par malheur, elle n'est probablement qu'un tissu de mensonges: maintes considérations, en effet, portent à croire que ce gentilhomme n'a jamais existé, et cette raison suffirait à expliquer pourquoi nul ne peut dire en quel pays et quel siècle il vivait. Les contradictions, voire les anachronismes les plus ingénus, abondent autour de ce personnage. Sans doute, quelque érudit réussira plus tard à mettre un accord rigoureux entre des faits qui peut-être ne se produisirent point: en attendant, nous nous contenterons modestement de suivre, tant bien que mal, le fil des aventures plus ou moins authentiques que plusieurs traditions et quelques documents proposent d'assez bonne foi à la complaisance de notre crédulité.

Il y avait autrefois un couple de grands feudataires, issus de souche royale, qui gouvernaient un immense fief de l'Empire: tout comme Roi et Reine, ils avaient leur capitale, leur armée, leurs sujets. Le Duc se nommait Hardouin; la Duchesse, Mahaut. Ils craignaient Dieu, et on les craignait presque autant.

On les aimait aussi, en raison de la charité que l'épouse faisait aux pauvres, et de la justice que l'époux s'efforçait de rendre à tous. On disait bien, tout bas, qu'il n'était pas souvent d'esprit judicieux et qu'il sentenciait au petit bonheur. Également, les serviteurs du château le prétendaient fort enclin à la colère; ils ne mentaient pas; mais le Duc avait pour principe de ne prendre aucune décision dans le courroux, qui est de mauvais conseil, et les peuples comprenaient si bien la portée de cette bonne intention, que, pour en exprimer leur gratitude, ils octroyaient à ce seigneur un surnom magnifique: ils l'appelaient Hardouin-le-Juste. Car la coutume, en ce temps-là, voulait qu'on vénérât les chefs, en dépit de leurs défauts, tout comme elle veut aujourd'hui qu'on les haïsse, en dépit de leurs qualités.

Tout allait donc au mieux, sauf un détail: le couple souverain n'avait point d'héritier. Ce détail était d'importance, aux yeux des populations. Elles s'inquiétaient: qu'arriverait-il à la mort des maîtres actuels? Quel despote exotique viendrait prendre leur place? L'empereur ne profiterait-il pas de la circonstance pour adopter le duché, comme un loup adopte une brebis? L'offrirait-il à son fils Galéas? Le roi Gaïfer à l'Ouest, le roi Aimery à l'Est ne dissimulaient pas non plus leur sympathie pour ces orphelins de l'avenir, ni leur intention de les prendre en tutelle. Or, la province était jalouse de son autonomie: consentirait-elle à subir le joug de l'étranger? Non certes! Le sang coulerait, alors!

—Qui nous affranchira?

Il existait bien, à la Cour, un bâtard du seigneur, qui déjà se faisait grandelet, et qui s'appelait Ludovic; son père l'avait eu d'une infidèle, sous les murs de Jaffa ou de quelque autre ville asiatique, et l'avait baptisé, puis rapporté dans ses bagages, par bonté de cœur; mais, à vrai dire, l'enfant n'était chrétien que de nom et personne ne doutait qu'il ne fût possédé du diable, par hérédité maternelle: tout le monde sait que les Sarrazinois sont issus de l'enfer, comme l'indique la couleur brûlée de leur peau, et que le sang des mauvais anges coule dans leurs veines, pour y propager tous les vices.

Le petit bâtard démontrait de son mieux ces vérités connues: il vivait dans une perpétuelle fureur, battant ses servantes, cassant ses jouets, torturant les bêtes et déchirant ses habits. Il roulait des yeux noirs comme du charbon, et la Duchesse ne le rencontrait jamais sans trembler. Quant au Duc, il témoignait à cet enfant de son péché une tendresse alarmante: Ludovic était beau, Ludovic était intelligent, tout ce que faisait Ludovic provoquait chez le papa des rires larmoyants ou des admirations béates. Souvent le Duc prenait entre ses genoux le garçonnet à peau dorée, et longuement il le regardait dans les yeux, sans rien dire; on supposait alors que le maître réfléchissait, bien que la chose ne fût pas dans ses habitudes; en réalité, l'ancien croisé se rappelait des yeux pareils, et des nuits d'Idumée, dont le souvenir le rajeunissait. Les séances de cette contemplation muette ne manquaient jamais de se terminer par un gros soupir, qu'on attribuait à l'appréhension des jours futurs, mais qui tout simplement traduisait un regret des nuits passées.

Quoi qu'il en fût des causes, on redoutait les effets de cette prédilection: si le seigneur s'avisait de laisser au moricaud ses fiefs et sa couronne, quelle honte ce serait pour des chrétiens d'obéir à un Maure! Entre cette menace et celle d'une domination étrangère, où était le salut? Tout salut est en Dieu. On eut la bonne idée de s'adresser à Lui: le dimanche, et même au cours de la semaine, des milliers de prières montaient vers le ciel, pour y demander un héritier légitime, rejeton authentique du souverain et de sa véritable dame.

Les supplications furent entendues là-haut.

Un matin, la nouvelle se répandit que, dans sept ou huit mois, la Duchesse mettrait au monde un enfant mâle; une fille n'aurait servi à rien, du moins pour ce qui intéressait les populations, et celles-ci n'hésitaient pas à décider que le ciel, puisqu'il intervenait enfin, avait la ferme intention de se rendre utile au pays. Les cloches sonnèrent d'allégresse dans tous les clochers des églises et des couvents; des oraisons publiques furent organisées pour encourager Dieu à poursuivre son œuvre et à prescrire que le futur enfant fût réellement un garçon.

On souhaitait aussi que le prince possédât toutes les qualités d'un excellent souverain, et ce désir était bien naturel. Mais il faut, pour être un bon roi, beaucoup plus de vertus que pour être bon homme. C'est pourquoi les saints du paradis, et les saintes, furent individuellement requis de fournir à cet embryon les mérites par lesquels chacun d'eux s'était distingué sur la terre: il fut bien convenu entre les fidèles que chaque saint et chaque sainte devrait faire son apport personnel, et qu'à cette fin il serait individuellement sollicité par tous les chrétiens auxquels il avait déjà témoigné d'une bienveillance particulière.

Rien n'est tel que de se mettre d'accord, et l'union fait la force; cette organisation précise eut le résultat qu'on pouvait espérer: les saintes et les saints se laissèrent fléchir par l'unanimité touchante d'un peuple entier; ils jugèrent qu'une si rare entente devait être récompensée, ne fût-ce que pour en donner l'exemple aux peuples à venir, et ils intercédèrent. Dieu les écouta. L'enfant se fit garçon, puis, jour par jour, pendant les mois de la gestation, chaque sainte et chaque saint, à sa fête annuelle, apporta les vertus qu'il possédait en propre: les qualités de l'esprit aussi bien que celles du cœur arrivaient numérotées et se classaient dans le petit bonhomme avant même qu'il fût né. Il reçut également les avantages physiques: santé, force, beauté. Pour toutes ces raisons, il parut convenable de l'appeler Dieudonat.

En même temps, et en prévision des besoins immédiats, les servantes de la Duchesse dressaient un berceau et cousaient des langes.

Mais le Diable, qui ne manque jamais à se mêler de nos combinaisons, surveillait ces préparatifs moraux et matériels; comme de juste, il s'inquiétait pour son Ludovic, dont les affaires allaient se trouver compromises par cette naissance: faute de pouvoir empêcher rien, il résolut de gâter tout, en ajoutant aux dons du ciel un présent de l'enfer.

Il dressa son plan: la Duchesse devait se charger de l'avertir elle-même, quand les premières douleurs lui arracheraient un cri, car nos cris de douleur sont le pain quotidien du Diable, qui n'en perd pas un seul. Dès qu'elle cria, il accourut. Profitant du désarroi qui régnait dans le château, il se présenta sous les traits d'une vieille mendiante. A cette époque, les souveraines accouchaient en public, pour éviter les substitutions d'enfants, et l'accès de la chambre natale était permis à tous; le Malin pénétra sans difficulté dans la salle d'honneur où la châtelaine gisait sur son lit d'apparat: se faufilant parmi les chambrières, il vint jusqu'auprès du berceau, et là, il joignit hypocritement les mains avec un air d'admiration, fit couler deux larmes sur la peau ridée de ses joues, et dit:

—Moi aussi, je veux te faire un présent, cher petit, et voici mon présent: tous tes souhaits seront exaucés irrévocablement.

Qui fut bien étonné, d'entendre ces paroles? Le Duc, et la Duchesse, et les serviteurs. On crut que la vieille dame était une fée, et peut-être même la Madone. Songez donc! «Ses vœux exaucés, tous ses vœux!» Quelle aubaine! Les empereurs n'en ont pas tant, ni le pape de Rome!

Le Duc se rapprocha de la vieille:

—Ai-je bien entendu, ma Dame? Les vœux de notre enfant se réaliseront, tous ses vœux?

—Oui-da, fit le diable, irrévocablement!

Ce mot seul de l'Irrévocable aurait pu inquiéter des hommes réfléchis: car si l'on y regarde bien, la mort est ici-bas la seule chose irrévocable, et, d'en adjoindre une seconde, c'est tout au moins de l'imprudence. Mais les hommes ne réfléchissent pas tout d'abord; ils préfèrent, pour les commencements, sauter de joie ou s'effondrer de tristesse, quitte ensuite à renier leur impression première.

Les personnes présentes optaient pour la joie: on se mit à faire autour de la mendiante des saluts et des révérences; le père battait des mains, la mère pleurait de bonheur.

Alors, pour remercier Dieu, l'accouchée fit un signe de croix. Satan n'y put tenir: il s'évanouit en jurant; tous les assistants perçurent une odeur de soufre, et le blasphème qu'il avait lancé monta droit jusqu'au Paradis, où les saints et les anges sentirent l'affreuse exhalaison de l'odeur d'Enfer. Mais il était trop tard. Le présent du Diable s'était déjà inscrit: «Tous tes souhaits seront exaucés irrévocablement.»

Le Duc marchait de long en large à travers la chambre: cette puanteur de soufre le préoccupait visiblement. Mais, lorsqu'on a mission d'administrer les hommes, il importe de leur inspirer la confiance, et nul n'inspire de confiance qu'à la condition d'en montrer. Le Duc, qui savait peu de choses, savait celle-là par hérédité professionnelle: pour rassurer le monde et aussi pour se rassurer lui-même, il se mit à rire bien haut et cria:

—Bon! Bon! Si l'Ennemi du genre humain a voulu nous faire tort, il s'est trompé, tout logicien qu'il soit!

Le chapelain pensa comme son seigneur: dom Ambrosius déclara qu'un excès de pouvoir ne saurait être dangereux quand il tombait en de pieuses mains, et puisque, apparemment, le petit prince posséderait toutes les vertus, par grâce spéciale de Dieu, on n'avait à craindre aucun abus de la faveur nouvelle dont il serait doté: il ne l'emploierait que pour le plus grand bien de la religion et des hommes, et le Malin serait quinaud, comme il lui arrive tant de fois, par l'outrance même de sa malice.

La bonne Duchesse ne demandait qu'à être rassurée; elle écouta le chapelain et se laissa convaincre. On aurait pu aussi essayer de lui dire que le Diable n'était pas venu dans sa chambre; mais on n'y songea même pas, et d'ailleurs elle n'en aurait rien voulu croire, car les apparitions infernales étaient alors on ne peut plus communes, et il n'y avait personne qui ne les reconnût tout de suite sans hésiter.

Au reste, les événements ne tardèrent point à prouver que le prince détenait réellement toutes les vertus et le présent du Diable par-dessus le marché.


II

LE PETIT DIEUDONAT SE MONTRE SUPÉRIEUREMENT DOUÉ

Il eut d'abord les vertus de l'enfance: râblé, potelé, il tétait avec vigueur, digérait bien, dormait fort et riait à tout venant. En ses moindres gestes, la nourrice et les chambrières se plaisaient à admirer l'intervention d'un saint: lorsqu'il fit ses dents, il supporta cette douleur avec la constance d'un héros auquel les plantations n'arrachent pas un cri. «Saint Sébastien le protège! Et saint Edmond!» Quand la souffrance était trop forte, au lieu de geindre, il chantait. «Comme sainte Cécile!» A l'heure où des femmes le lavaient, il témoignait de sa pudeur en ne cachant rien de son petit corps, puisque la suprême chasteté est de ne savoir qu'elle existe. Se sauvait-il à quatre pattes, tout nu, à travers la chambre? «Comme sainte Agnès, vêtue de ses cheveux!» Il riait en trottinant et se mettait debout. Il apprit très vite à marcher et pour ses premiers pas, il s'en alla tout seul. «On dirait saint Jean dans le désert!» Il apprit très vite à parler, retenant tous les mots et leur sens, dès le principe.

In principio erat verbum, dit le chapelain.

Il était solide sur ses jambes, et musclé; à l'âge de cinq ans, il se plaisait à soulever des fardeaux et les portait avec aisance. «Par la volonté de saint Christophe!» Il offrait ses joujoux aux pages, ne voulant rien garder pour lui. «Saint Martin, qui l'inspire!» Il adorait les bêtes; il appelait les lévriers pour leur offrir sa soupe, il jetait son pain aux passereaux et aux pigeons qui voletaient autour de lui, il tendait de la confiture aux abeilles sur le bout de son petit index, et, ce faisant, il balbutiait des discours affectueux. «Voilà saint François!» Un âne était son ami; il lui donnait des roses à brouter, après avoir eu soin d'en arracher les épines. «Sainte Dorothée, ma patronne!»

Le jour où il entrait dans sa sixième année, on le mit sur un cheval vivant, par ordre du Duc, et dès le premier galop il tomba sur le pré: dans sa chute, il vit une grande clarté composée de trente-six lumières différentes. «C'est saint Paul sur la route de Damas!»

Il se releva un peu étourdi, et comme le saint, il comprit la révélation: en conséquence, il décida de ne plus jamais consentir à ce qu'on le remît en selle, et jamais plus on ne le remit en selle, puisque ses vœux se réalisaient.

Le Duc s'en montra désolé: son fils devait régner un jour, et conduire des peuples, qui, raisonnablement, ne sauraient être conduits par un piéton; il fallait donc en faire un Chevalier, et comment concevoir un Chevalier sans cheval? L'idée de cette anomalie n'était pas encore admissible.

—Eh bien! dit le petit prince, c'est tout simple: je ne serai pas Chevalier.

Ce mépris des honneurs déconcertait les nobles, et les bourgeois bien plus encore: on ne pouvait l'expliquer que par l'inspiration de saint Augustin, ou de sainte Radegonde, ou encore de sainte Bathilde, ou de plusieurs autres qui avaient dédaigné le monde; les opinions furent partagées et se discutèrent.

Les gens auraient discuté bien plus encore, s'ils avaient pu connaître ce que les familiers seuls étaient admis à constater; dans un âge où les enfants ne demandent qu'à jouer, celui-ci jouait à demander. Ses questions étaient souvent des plus étranges; ses réponses étaient encore plus saugrenues; il y faisait montre d'une espèce de bon sens qui le mettait en désaccord avec les usages établis, les opinions reçues, et même les locutions courantes; fatalement, il aurait passé pour un niquedouille, s'il n'avait pas été le Prince. Mais il était né en haut lieu et ses façons de penser venaient de plus haut encore; on le savait, on le répétait, et son auditoire s'inclinait au lieu de protester, bien que maintes fois les oreilles dévotes fussent offensées par ses propos.

Pour éviter ce désagrément, et aussi par appréhension des requêtes qui n'auraient pas manqué d'assaillir un petit être dont tous les vœux se réalisent, et par crainte également de l'outrecuidance qu'il pourrait concevoir s'il était renseigné trop tôt sur son cas extraordinaire, le bambin, dès qu'il eut sept ans, fut voué à la solitude: on l'éloigna des serviteurs et surtout des servantes; une loi défendit, sous peine de mort, que nul lui adressât la parole; le chapelain seul avait ce droit et devait procéder à l'éducation du Prince.

La tâche de ce précepteur fut d'abord trop aisée; bientôt elle le fut trop peu. Tant qu'il s'était agi d'inculquer à l'enfant des notions élémentaires, la besogne avait marché rondement: il apprenait tout, et n'oubliait rien. Mais dom Ambrosius n'était pas bien savant, et son élève en sut très vite autant que lui; là où se bornaient les connaissances du maître, les curiosités du disciple ne s'arrêtaient pas, et promptement ils entrèrent ensemble dans le domaine des questions qui demeurent sans réponse, ou du moins, sans réponse utile. Vous entendez bien que la dignité du pédagogue ne lui permettait pas de rester coi, lorsqu'il ne savait que répondre: il parlait donc, vaille que vaille, se fatiguant à enfanter des mots qui ne sortaient pas de sa bouche avec la facilité désirable, et qui, une fois dehors, ne produisaient autour d'eux qu'une satisfaction provisoire, parce qu'ils ne signifiaient rien.

Le disciple admettait mal ces affirmations sans preuves, et le magister admettait plus mal encore qu'un gamin de neuf ans, fût-il éclairé par les saints, osât réduire un docteur qui pourrait, sauf le vœu de chasteté, être son père, et qui tout au moins était son père spirituel. Les jeunes ont cette fâcheuse tendance à vouloir aller plus loin que les vieux, et elle s'appelle indiscipline: dom Ambrosius s'en inquiétait fort; il hochait la tête avec tristesse et travaillait pendant des heures à démêler laquelle des deux influences s'exerçait sur l'enfant, celle du Saint-Esprit ou celle de Satan.

Ce fut bien pis lorsque le Prince, à mesure qu'il prenait de l'âge, s'enquit de problèmes auxquels son gouverneur n'avait jamais songé. La perplexité du prêtre devint épouvantable. Il lui semblait que son élève fut une espèce de monstre, comme on en peut voir sur le tympan des cathédrales, une composition hybride, incohérente, présentant un gigantesque crâne de démon sur les épaules ailées d'un chérubin; car il était double, à coup sûr, excellent cœur et tête déplorable! A tout instant il en donnait la preuve. On le voyait, en effet, témoigner d'une âme droite et franche, d'une probité parfaite, incapable de mensonge, et poussant la charité jusqu'à se montrer irrémédiablement lâche devant la douleur des autres: il ne pouvait pas les voir souffrir sans en être affecté jusqu'aux moelles. Quant à ses propres peines, lorsqu'il lui arrivait d'en avoir, ce qui était fort rare, il les supportait d'une âme égale, avec une sorte de stoïcisme inconscient, qu'il tenait de sa douceur, de sa résignation, et du peu de cas qu'il faisait de lui-même. Bref, sur les questions de sentiment, il n'hésitait jamais, et son instinct le conduisait droit vers l'amour et la pitié, sans que même il eût à chercher, ce qui révélait évidemment une inspiration céleste. Au contraire, dès qu'il s'agissait de connaître, non plus le Bien, mais le Vrai, le petit malheureux inventait des objections, réclamait des explications avec des si, des mais, et une candeur de raisonnement devant laquelle aucune vérité ne trouvait grâce; il les démolissait toutes et en cela l'inspiration satanique était plus que probable, puisque Satan est le démolisseur par excellence.

Pourtant, si vraisemblable que fût cette influence de l'Enfer, elle n'était pas absolument prouvée, et l'abbé, ne se sentant pas bien sûr, s'abstenait de tout anathème définitif, par crainte d'offenser Dieu en le confondant avec le Diable.

Cette incertitude le torturait: elle dura trois ans.

A force de tout voir crouler autour de lui, au souffle d'un gamin, dom Ambrosius en arrivait malgré lui à sentir la fragilité des axiomes les plus solides; tout chancelait, il perdait pied, et déjà il tremblait pour le salut de son âme. Le bon gîte et la bonne table du château ne lui parurent plus une compensation aux périls de sa charge; il songeait à en résilier les fonctions, sans d'ailleurs se résoudre à cet acte capital. Mais il est de règle, dans la vie des hommes et même dans la vie des peuples, que les décisions les plus larges soient provoquées par les incidents les plus minces, et l'incident se produisit au moment où l'abbé s'y attendait le moins.


III

PREMIER CONTACT AVEC LES CLASSES DIRIGEABLES

Il se produisit au cours d'une promenade.

Dieudonat était sorti du manoir en compagnie de dom Ambrosius, et ils cheminaient hygiéniquement sur la grand'route, après le repas de midi. C'était une belle journée d'octobre: un ciel encore lilas enveloppait des arbres encore jaunes, en arrière desquels un enchevêtrement de branches défeuillées mettait des fonds de nuées violettes; les mousses faisaient un sol de bronze, semé d'or, et, parmi les rayons obliques du soleil, le froid dardait malicieusement ses premières flèches.

—Le fond de l'air est frais, dit l'aumônier.

—Où est-il, monsieur l'abbé, le fond de l'air?

L'ecclésiastique, sans répondre, haussa les sourcils, ce qui est la plus discrète façon d'indiquer un désir de hausser les épaules.

—Voyons, trottez, courez, soyez de votre âge, au lieu de marcher comme un margrave, et de vous travailler la cervelle.

—Eh! monsieur l'abbé, ma cotte de fourrure est lourde, et je me fais vieux.

—Onze ans, n'est-ce pas?

—Oui bien; je suis un décagénaire.

Ils suivaient la route, et tout à coup ils virent, sur leur droite, une petite fumée bleue qui s'élevait d'entre les arbres. En forêt, le moindre événement dégage l'inquiétude: peut-être avons-nous conservé ce souvenir héréditaire du temps où nos premiers aïeux vivaient au fond des bois, peu confortablement et sans sécurité; il faut même croire que l'espèce humaine a prolongé longtemps cette existence-là, puisqu'une cinquantaine de siècles, plus ou moins civilisés, ne suffit pas encore à nous débarrasser de nos terreurs préhistoriques.

Avec une prudence instinctive, l'abbé et son élève obliquèrent sur la gauche pour gagner insensiblement le milieu de la chaussée, mais ils continuèrent à marcher devant eux; leur courage fut récompensé et le tableau qu'ils virent les rassura aussitôt.

Dans une minuscule clairière, sous des bouleaux inoffensifs, entre un ruisselet d'eau vive et un petit feu de branches mortes, une famille grouillait, composée d'une femme, d'un homme, d'un âne et de cinq marmots en guenilles; cette progéniture s'étageait d'année en année: cinq ans, quatre ans, trois ans, deux ans; le plus jeune avait douze mois et la mère était enceinte; le père tressait des paniers de joncs, pendant que l'âne essayait de brouter en exhibant une échine pelée. Tout près du quadrupède une voiturette peinte en jaune, encombrée de sales hardes, somnolait sur ses roues mal jointes.

Le prêtre observa charitablement:

—Dieu bénit les nombreuses familles.

—Je vois bien, repartit le Prince.

Il s'était arrêté, et les pauvres petits pauvres, flairant l'aubaine d'un riche, s'avançaient à la queue-leu-leu, dans l'espoir de tendre la main. Le père souleva son bonnet et se remit à l'ouvrage. Dieudonat, dans l'automne retentissant, jeta un cri:

—Bonjour!

Mais, son précepteur le prit par le bras et lui dit à mi-voix:

—Monseigneur défend que vous parliez au monde, et vous allez prendre de la vermine; venez.

L'héritier se dégagea doucement et s'avança avec un jeune sourire vers le foyer des prolétaires.

—Vous devez avoir froid, dit-il, car le fond de l'air n'est pas chauffé, aujourd'hui.

—Ni le fond de l'eau, dit la femme qui tirait du ruisseau une botte de joncs.

Elle parlait sans aménité, et Dieudonat en fut chagrin. Il pensa: «Les pauvres manquent d'indulgence pour les riches et peut-être n'ont-ils pas tort.»

La femme essuya ses mains mouillées à la futaine de sa robe, et le futur gentilhomme eut un peu honte de ses mains gantées; il les cacha derrière son dos. Ensuite, il vit la mère qui ramassait dans l'herbe le plus jeune de ses rejetons et l'installait dans la voiture, en ramenant sur lui un pan de bâche verte; il se sentit plus mal à l'aise que jamais dans son surcot de pesantes fourrures. Tout au moins, il souhaitait de se montrer aimable et il cherchait une entrée en matière; il eut quelque peine à la trouver:

—Il est bien, là, le petit garçon?

La mère grogna:

—C'est une fille!

Puis, sans plus s'occuper du joli jouvenceau, elle alla attiser son feu sous la marmite. Mais Dieudonat voulait causer:

—Elle aime bien aller en voiture, la petite fille?

—Quand on marche, répondit le père, sans ça elle pleure.

—Vous marchez beaucoup?

—Autant qu'il faut pour vendre.

—Vous demeurez loin?

—On demeure partout.

—Je veux dire, votre maison, où vous couchez, elle est loin d'ici?

—La voilà.

—Cette voiture ouverte! Vous dormez là? En plein air?

—Où on se trouve.

—Et vous pouvez y tenir tous?

—On n'est pas gros, on se tasse, les plus lourds au fond, avec la bâche par-dessus.

—Oh!

Le Prince était profondément étonné et le père ne l'était guère moins, de voir quelqu'un qui s'étonnait d'une chose si simple.

—Alors, dit l'enfant, cette voiture-là, c'est comme une espèce de nid, dans le bois, un nid qui roule...

L'homme rit bonnement.

—Et vos petits, c'est tout comme des oiselets...

—On est ce qu'on peut.

Le disciple de dom Ambrosius se tourna vers son gouverneur qui lui apparut sur cette route déserte comme le représentant des sociétés humaines, et son œil implora une explication sur la différence excessive qui règne entre les fils d'Adam.

—Il me semble, dit-il, que ces gens-ci ont prolongé un peu tard les mœurs et habitudes du Paradis Terrestre; je crois qu'ils ont tort, car la température a bien changé depuis notre aïeul commun, et le fond de l'air est devenu froid.

Il ôta son surcot, délibérément, et il s'approcha de la voiture; l'aîné des bambins venait d'y grimper pour montrer ses talents, et il se blottissait contre sa sœur cadette. Dieudonat, en leur souriant, étendit sur eux sa fourrure.

—Petits frères, dit-il, voilà un peu de duvet pour votre nid.

La mère quitta la marmite et courut à la marmaille; le père lâcha ses joncs:

—Dis merci, Hans! Dis merci au seigneur qui te donne un beau manteau!

Mais Hans baissa le nez et ne souffla mot: il serrait sur son épaule la bonne couverture neuve, et il riait d'un air sournois.

—Hans! cria le chemineau.

—Ne gâtez pas son plaisir, dit l'enfant ducal, ni le mien... Mais, je vous prie, pourquoi l'appelez-vous «anse»?

—Hans; c'est un nom.

—Dans votre pays, sans doute?

—Peut-être bien, je ne sais pas.

—Où avez-vous pris l'idée de lui donner un tel nom?

—C'est le mien, celui de mon père aussi, et de mon grand-père.

—Ah?

—Oui, il y a comme ça une règle dans la famille, que toujours l'aîné doit s'appeler Hans. L'ancien me l'a dit et son ancien le lui avait dit; je le dirai au gars quand il sera grand.

—Pour quelle raison?...

—Dame, je ne peux pas expliquer, mais il paraît que ça doit être, rapport à un autre grand-père, dans les temps passés, qui aurait fait quelque chose de bien, pour son époque; il portait ce nom-là, et alors on a mis la règle que l'aîné s'appellera comme lui, en souvenir.

—Vous ne savez pas ce qu'il a fait, votre aïeul?

—On ne sait plus.

—Comment s'appelait-il?

—Hans!

—J'entends: mais, son autre nom?

—Ah! notre nom? Gutenberg.

—Hans Gutenberg est votre aïeul?

—De père en fils: vous le connaissez? Qu'est-ce qu'il a fait?

—Un monde.

Le chemineau se mit à rire et le damoiseau le contempla: il lui vit une barbe drue et sale, des yeux empreints de bonté plutôt que d'intelligence, un front bas et déjà ridé.

—Est-ce que vous savez lire, Hans Gutenberg?

—Lire? A quoi ça me servirait pour faire des paniers? Ma foi, non, je ne sais pas lire.

Le roulottier riait de bon cœur. Dieudonat en eut quelque malaise et même un peu froid dans le dos: son surcot lui manqua; il se tourna pitoyablement vers l'aumônier, qui conclut:

—Vous allez prendre un rhume, maintenant, sans manteau; il faut marcher, et rentrer.

—Vous avez raison l'abbé. Allons.

Le père et la mère lancèrent sur la route un duo glapissant:

—Merci bien, mon bon seigneur, merci, à une autre fois!

Le prince ôta son toquet:

—Je vous salue, Hans Gutenberg.

Puis, il se mit en route, pendant que le couple, penché sur la voiture, en tirait le manteau et le soupesait, caressait la fourrure, fouillait les manches et y découvrait un foulard en soie d'Orient, oublié.

—Faut le rendre, dit l'homme.

—T'es pas fou? dit la femme: il en a d'autres à la maison, ce gars-là.

Pendant ce temps, Dieudonat marchait tête baissée.

—C'est triste, l'abbé.

—Trottez, répliqua dom Ambrosius, réchauffez-vous.

—Je pense...

—Vous réfléchirez à la maison. Je ne vous blâme pas d'imiter saint Martin, mais encore siérait-il de ne pas vous enrhumer. Trottez!

Afin de concilier l'obéissance avec son désir personnel, l'adolescent se mit à trotter sur place, à côté de son gouverneur, et, tout en sautillant, il suivait son idée:

—L'abbé, pourquoi n'a-t-il donné que la moitié de son manteau, saint Martin?

—Pour garder l'autre moitié, mon ami, et, ce faisant, il obéissait strictement au Seigneur qui nous recommande d'aimer le prochain autant que nous-mêmes, et pas davantage: en sorte que ces deux parts égales se présentent à nous comme un symbole d'égalité dans la fraternité.

—On peut supposer aussi que ce manteau n'avait point de manches, car ses deux moitiés eussent été incommodes.

—C'était une cape. Courez maintenant.

—Et puis, cette égalité fraternelle (je cours, l'abbé, vous voyez bien) ne me semble guère de mise chez les hommes.

—Courez, vous dis-je, et pour que cette rencontre d'une famille déchue vous soit de quelque profit, vous rédigerez votre prochain devoir de style sur l'hérédité des familles et l'inégalité des conditions sociales. Un point, c'est tout.

Le maître avait l'habitude de clore par cette formule finale les dictées et les discussions. L'élève prit le pas gymnastique, et sitôt qu'il fut dans sa chambre, il se mit au travail avec un zèle dont les résultats furent, en tout point, déplorables.

Partant de ce principe que, pour venir au monde, il avait eu besoin d'un père et d'une mère, qui jadis avaient eu le même besoin, il déroula sa généalogie, et découvrit avec stupeur que vingt générations seulement nécessitaient plus de deux millions d'ancêtres. Poussant son calcul jusqu'au premier siècle de l'ère chrétienne, il vint à constater que, depuis cette époque peu reculée, il avait collectionné personnellement dix-huit quatrillons, quatorze trillions, cinq cent quatre-vingt-trois billions, trois cent trente-trois millions, trois cent trente-trois mille trois cent trente-trois pères et juste autant de mères.

—Oh là! Je savais bien que notre famille possède un nombre respectable d'aïeux, et que ce nombre fait notre noblesse, mais je ne me croyais pas si noble: car voilà que je détiens à moi seul plus d'ascendants que la terre n'eut d'hommes depuis que le monde est monde. Cela est fort curieux... Sans compter que l'abbé en utilisa tout autant pour sa part, et que le petit Hans n'en a pas moins, et que chacun de nos valets, sans excepter les aides de cuisine, peut revendiquer un chiffre égal.

Il vérifia ses calculs, qu'il trouva justes.

—Il n'y a point d'erreur: concluons. Puisque le total d'une seule famille est supérieur au total de l'humanité, c'est donc que les mêmes individus ont servi plusieurs fois? Non seulement, ils doivent figurer au même moment sur différentes branches du même arbre généalogique, mais encore ils s'y représentent avec une fréquence indubitable; les croisements et recroisements consanguins ont dû s'effectuer dans des proportions stupéfiantes, et chaque alliance ou mésalliance a suffi pour introduire, dans les familles les plus fermées, un nombre incalculable de parentés...

Encore ignorait-il l'existence des amours illicites, et il ne tablait que sur le mariage, sans hypothèse aucune des intrusions que peuvent occasionner le hasard, l'herbe tendre, les voyages, et toutes circonstances généralement quelconques, prévues et interdites par le neuvième commandement de Dieu.

—Nous sommes tous cousins, cela est évident, et même il est de nécessité mathématique que nous ayons été cousins un nombre indéfini de fois. Notre palefrenier descend de Charlemagne, en droite ligne, tout comme le roulottier descend de Gutenberg: branche déchue... Et moi aussi, je suis capétien! Un point, c'est tout.

Il ferma son cahier.

—Sans aucun doute, cette vérité est peu connue, si j'en juge par les rapports rêches et rogues que les hommes semblent avoir entre eux: ce serait leur rendre un précieux service, que de les avertir de l'erreur où ils tombent lorsqu'ils se croient de castes différentes; s'ils savaient mieux leur parenté, ils en useraient plus doucement les uns avec les autres, et simplifieraient bien des choses.

Si peu qu'il eût appris du monde et de la vie sociale, il en devinait bien davantage, et sa précoce intelligence, enchaînant les effets aux causes, voyait clairement que la morgue engendre des abus qui causeront des misères, par lesquelles seront enfantées des rancunes. Sa petite tête se mit à travailler sur ce thème, durant une bonne heure, au bout de laquelle il souhaita de pouvoir quelque peu divulguer aux puissants et aux humbles l'utile vérité que son arithmétique venait de mettre au monde.

Un souhait? Le Diable n'attendait que cela.


IV

PREMIER CONTACT AVEC LES CLASSES DIRIGEANTES

Exprès pour le satisfaire et dans la minute même où il formulait son vœu, un fait se produisit, à cent lieues de distance. Tout se tient ici-bas: la terre que nous croyons grande est bien petite, et le sera de plus en plus; des êtres qui sont hors de notre vue, que nous ne connaissons pas et qui ne nous soupçonnent pas davantage, trament nos destinées sans le savoir.

Lorsque Dieudonat fit son vœu, l'Archiduc Galéas, héritier de l'Empire, était assis dans son palais, où depuis deux semaines il s'ennuyait princièrement, et soudain il se leva, mû par une volonté subite: on l'eût étonné, bien plus encore qu'un autre homme, en lui révélant que cette volonté n'émanait pas de son libre arbitre et qu'un ressort l'avait poussé. Une fois debout, Galéas-le-Borgne déclara son intention formelle d'entreprendre sans délai un voyage à travers les royaumes et les duchés dont il aurait bientôt à recevoir l'hommage; peut-être même découvrirait-il, au cours de cette excursion, une épouse capable de le désennuyer?...

—Nous partons demain!

Les décisions de ce puissant seigneur n'étaient pas de celles qu'on discute: les préparatifs du départ furent ordonnés aussitôt, et, le sixième jour, son Altesse Sérénissime, entourée d'une fastueuse escorte, pénétrait sur les terres d'Hardouin, premier vassal de l'empire.

Pour héberger dignement son futur Suzerain, le Duc avait fait abattre par centaines des bêtes domestiques ou sauvages, que les cuisiniers dépeçaient; également, il avait fait rédiger par dom Ambrosius une belle phrase qu'il apprenait par cœur, bien que le cœur n'y fût pour rien, et dans laquelle il exprimait sa joie de recevoir un personnage si auguste:

—«Illustre descendant du seigneur Herculès et des trente-quatre Empereurs qui depuis des siècles rassemblent sous leur sceptre les barons de la chrétienté, généreux héritier de leur gloire et de leurs vertus, vous que l'espérance des peuples... vous que l'espérance des peuples...» Jamais je n'arriverai au bout de votre compliment, l'abbé; il est trop long et l'Archiduc passe pour n'être pas d'humeur accommodante.

—Il faut pourtant lui dire le tout, monseigneur, sans omettre une ligne, car il est jaloux de sa généalogie.

—Soit, soit, je dirai tout, à moins que je ne saute un mot, par-ci, par-là, mais il n'en saura rien, puisqu'il n'a pas lu mon discours.

Quand les courriers lui annoncèrent l'approche de Galéas, il sortit à sa rencontre: en grand apparat, mais fort ému, ayant à sa droite son fils, et l'abbé à sa gauche, précédé de ses gardes en armes et suivi de ses pages en falbalas, il chevauchait avec le plus de majesté possible, et, tout en chevauchant, l'œil intense et les lèvres mobiles, il répétait sa pénible harangue.

Bientôt les deux troupes furent en présence, et les trompettes sonnèrent. Le vieux seigneur descendit de cheval; il s'avança vers l'Archiduc qui l'attendait, à pied, sous les bannières.

—C'est pourtant vrai qu'il est borgne...

Cette constatation occupa tellement l'orateur qu'il devint incapable de penser à autre chose: «Borgne... Borgne...» La fixité de cet œil unique acheva de lui troubler la mémoire; il récita fort mal son compliment, ce qui l'irrita contre tout le monde, et notamment contre l'abbé. L'œil de Galéas n'exprimait qu'une demi-satisfaction. Une seconde fanfare mit fin aux embarras du Duc, et les hérauts de l'Empire invitèrent Dieudonat à se présenter pour la génuflexion.

Celui-ci s'avança, plein de cordialité, et, au lieu de plier le genou, il tendit la main, en disant:

—Bonjour, mon cousin.

Le candidat de l'Empire fronça deux sourcils et grogna:

—Sommes-nous en pays de fols?

Dom Ambrosius poussa son élève par derrière:

—Genou à terre, donc!

Mais, Dieudonat, se mit à rire:

—Pourquoi m'agenouillerais-je, si ce n'est pour prier Dieu ou pour jouer aux billes?

L'Archiduc se tourna vers son maître des cérémonies:

—N'ai-je pas entendu que celui-là nous refuse l'hommage?

Une brise inquiétante secoua les feuilles des trembles, et de très valeureux guerriers eurent froid, sous leur casque, à la racine des cheveux.

Mais Dieudonat n'y prenait garde; un spectacle plus intéressant attirait son attention: il venait d'apercevoir sur la hauteur de la route, en arrière des hallebardiers, la voiturette des Gutenberg qui, juste à ce moment, dévalait du coteau: des sergents d'armes arrêtaient à l'écart l'âne et le roulottier, mais l'aîné des enfants, avec une couple de ses frères, se faufilait sous les chevaux, en dépit des coups de hampes; finalement ce trio de loques et de faces hâves apparut entre les cuissards de la noblesse.

Galéas laissa tomber sur les fourmis humaines un regard lourd comme une masse d'armes; le bon Duc Hardouin, furieux du scandale, jura dans son for intérieur de faire pendre les malandrins qui donnaient une si déplorable idée de son peuple et de sa police; c'est alors que Dieudonat prit le jeune Hans par les guenilles de sa manche et le tira dans le milieu du cercle:

—Mon cher cousin, dit-il, je vous présente nos cousins Gutenberg.

—Hein?

—Oui, oui, oui, mes cousins et les vôtres! Autant que vous et moi, ceux-ci descendent d'Hercule et le sang de leurs veines est tout aussi royal que le vôtre et le mien: j'ai découvert la chose et vous l'expliquerai, ce soir, après la soupe.

L'héritier des trente-quatre empereurs n'en voulut pas entendre davantage; il tourna le dos, et cria formidablement:

—Mon cheval!

Tout le monde comprit; un page présenta le destrier; l'Archiduc l'empoigna par les crins et sauta en selle. Hardouin essayait d'improviser une supplication, mais sa voix se perdit dans un bruit de ferrailles, car le coursier de Galéas se cabrait sous l'éperon et pivotait sur ses sabots d'arrière. L'Archiduc s'en alla. Ses gens le suivirent.

Ambrosius épouvanté multipliait les signes de croix et se recommandant au ciel:

—Qu'est-ce qui se passe, mon Dieu, qu'est-ce qui va se passer?

Un bon moment, le Duc resta immobile au milieu du chemin, et quinaud, à contempler le dos de l'escorte en partance. Puis, fouetté par l'indignation, il escalada sa monture, tout comme l'Archiduc venait de faire, mais avec une agilité moindre. Il piqua des deux et sa fureur était telle contre Dieudonat, Galéas, Ambrosius, les roulottiers et les Empereurs, qu'il ensanglanta le ventre du cheval, totalement étranger aux affaires humaines. Où courait-il? Vers son manoir, pour y cacher sa honte. Les plumes de son panache s'essoufflaient à le suivre et la poussière tourbillonnait derrière lui; les manants, dans les labours, regardaient passer la colère équestre du maître et, en hochant la tête, ils pensaient:

—Ça va mal... Y a quelque chose qui va mal.

Le Duc se retira dans sa chambre, où il brisa les objets divers qui se présentaient à portée de sa main; quand il n'en trouva plus, il déchira ses vêtements: cette besogne initiale n'occupa qu'une demi-heure; après quoi, le puissant seigneur s'assit pour souffler, car il en avait grand besoin. Fidèle à son principe de ne rien décider dans le courroux, il voulait attendre que son âme fût en repos. La sérénité ne lui revint qu'aux approches du soir. Alors, il manda le chapelain pour réclamer de lui une explication de l'étrange attitude que son disciple avait tenue.

Dom Ambrosius comparut: il n'avait pas confiance et restait sur le seuil.

—Avancez, dom Ambrosius. Je suis calme; remettez-vous. Je vous aime, vous le savez; je vous ai commis l'éducation de mon fils, et c'est là une preuve de mon estime grande; mais, je ne suis pas content. Quelle algarade nous a-t-il faite, et quelle lubie l'a pris? Pouvez-vous m'expliquer cette conduite?

—Monseigneur, je vais vous dire, c'est par l'arithmétique...

—Je ne connais pas l'arithmétique, mais il vous appartenait de la lui interdire, si elle est incompatible avec la notion des devoirs les plus élémentaires.

—Monseigneur, cet enfant-là est trop doué: il détruit tout!

—Bah, bah! C'est le Saint-Esprit qui le travaille; mais vous qui êtes le gouverneur, vous devez diriger son esprit.

—Il m'échappe, monseigneur, il va trop vite! Il n'a qu'à dire: «Je veux comprendre», et il comprend! Il comprend trop, il comprend tout, les causes finales et les causes originelles, les conséquences et les subséquences, tout, monseigneur! «Je veux comprendre.» Ça y est! Son vœu se réalise, et rien ne lui résiste. Grâce au Diable, sans doute, car il raisonne, monseigneur! Pas une vérité n'y peut tenir: l'hérésie le guette, monseigneur!

—Donnez-lui des calottes.

—Il les reçoit avec une douceur angélique, monseigneur, et sans jamais se fâcher ni bouder; il est même ravi, quand je le gifle, parce que cela prouve, dit-il, que je n'ai plus rien à répondre et que son jugement est bon.

—Empêchez-le de lire.

—Je vous assure, monseigneur, que les livres ne l'ont pas perverti; je n'en possède guère, mais ils sont de bons livres, et parmi ceux que je lui offre, il ne tolère plus que la géométrie et l'Évangile.

—Vous voulez dire «Les Évangiles...»

—Non, monseigneur! Il en a délibérément supprimé trois qui le gênaient pour croire au quatrième.

—Édifiez-le par la lecture de l'Histoire sainte.

—Elle ne l'édifie pas du tout, il s'en faut! Il admire les Prophètes, mais si vous entendiez comme il juge Abraham et Jacob, David et Salomon, Judith et Dalila! Il est toujours pour les vaincus ou pour les éclopés, et il m'a demandé, un jour,—c'est à ne pas oser redire un tel blasphème, monseigneur!—si la sainte Bible n'est pas l'histoire de tous les vices, racontée aux enfants pour leur apprendre ce que les hommes ne doivent pas faire. N'imaginait-il pas que chaque patriarche incarne un gros péché, et que le Dieu d'Israël les résume tous à lui seul? Il soutient que Jéhovah est frère de Moloch!

—Je ne connais ni ce Moloch, ni sa famille, mais je sais qu'il faut honorer Dieu le Père, et tout ce que vous me racontez de cet enfant marque beaucoup d'orgueil.

—Non, monseigneur! Il est modeste et se tient pour le frère des plus humbles animaux; il leur parle, il les écoute, et j'imaginerais qu'ils sont l'unique compagnie dans laquelle il prenne plaisir: ce dont je suis bien sûr, c'est qu'il la préfère à la mienne.

—Est-ce possible?

—Il cause avec des fourmis plus volontiers qu'avec moi, et il tire de leur fréquentation des aphorismes qui vous feraient dresser les cheveux sur la tête: à l'entendre, les bêtes possèdent le maximum de vérité permis aux créatures terrestres, avec le minimum de prétention; il en conclut qu'elles obtiennent ainsi la quiétude relative, qui est le maximum de bonheur, et c'est pourquoi, monseigneur, non seulement il les admire, mais je vous assure que, par minutes, il les envie.

—Eh! l'abbé, prenons garde! Ses vœux se réalisent, et s'il avait la fantaisie de devenir chien ou pourceau...

—Il ne l'aura pas, monseigneur. Parce que son excès d'intelligence lui a fait découvrir les limites de l'intelligence, il déclare qu'un entendement limité engendre l'erreur illimitée...

—Ta, ta, ta... je n'entends rien à ces fadaises. Parlez plus clairement, l'abbé.

—En d'autres termes, monseigneur, cela revient à dire qu'il ne consentirait pas à risquer, pour sa part, l'erreur d'une décision à prendre.

—L'abbé, l'abbé! Que dites-vous là? Il aura des décisions à prendre, quand il régnera à ma place.

—Je crains bien, monseigneur, que cet enfant-là soit trop intelligent pour accepter un trône: il s'en jugera indigne, et le refusera par conscience.

—L'abbé, l'abbé! Mes peuples comptent sur lui et j'ai compté sur vous, l'abbé! Vous avez mal élevé mon fils, et je vous ferai pendre.

—Ce n'est pas ma faute, monseigneur, c'est la faute du Saint-Esprit!

—Ferai-je pendre le Saint-Esprit, et me le conseillerez-vous, méchant que vous êtes?

—De grâce, monseigneur, ne vous courroucez pas!

—Voilà qui est bien dit, l'abbé; un juge doit s'abstenir de toute passion, au moment de rendre ses arrêts. Ne parlez plus et laissez-moi réfléchir.

Quelques instants s'écoulèrent.

—J'ai réfléchi, l'abbé. Il est tout à fait certain que vous avez mal dirigé un enfant bien doué: c'est une faute grave. Je suis un souverain plein de justice, qui ne doit laisser aucune défaillance impunie: venez que je vous embrasse, car je vous aime de tout mon cœur et je suis désolé de ce qui vous arrive.

Il embrassa dom Ambrosius, qu'en effet il aimait beaucoup, et pour être bien sûr que des sentiments d'affection personnelle n'entraveraient point les œuvres de sa justice, il ordonna de le pendre sans retard.

Dom Ambrosius protesta de son mieux, mais sans aucun succès: bel et bien, il fut accroché aux créneaux, car sa naissance roturière ne lui permettait pas de prétendre aux honneurs de la décapitation.


V

COMMENT LE PETIT PRINCE QUITTA LE CHATEAU DE SES PÈRES

Le lendemain, en s'éveillant, Dieudonat, qui habitait la tour du Nord, mit le nez à sa fenêtre, pour voir le matin, et tout de suite il aperçut, sous les machicoulis, le long corps de son gouverneur qui pendait au bout d'une corde; il fut profondément ému, car les sentiments de commisération lui venaient toujours les premiers, et il pleura ce compagnon de toutes ses heures. Ensuite, il s'étonna qu'un si digne ecclésiastique eût été condamné à mort, et se demanda quel crime il avait pu commettre; finalement il songea que toute créature vivante est, par définition, une créature faillible, et que sans doute dom Ambrosius avait failli tout comme un autre.

Donc, il alla s'enquérir de la faute, auprès du bon seigneur son père, et sa stupéfaction devint plus considérable que jamais quand il apprit que le précepteur expiait entre deux créneaux les égarements du disciple; il estima et déclara sans hésiter que la justice ducale s'était trompée d'adresse, et que logiquement il conviendrait de dépendre l'aumônier, s'il était temps encore, afin de le pendre lui-même, et bien vite, à la place qui lui revenait de droit.

Il monta sur la plate-forme, et peut-être il eût été pendu, puisque tous ses vœux s'exauçaient; mais le prêtre avait trépassé la veille au soir; une seconde exécution n'aurait nullement réparé les torts de la première, et le prince se résigna au fait accompli, comme il avait coutume, étant déjà un sage. Il se contenta de décrocher lui-même et d'embrasser le vieil ami qui lui avait donné tant de calottes pour lui apprendre à penser comme tout le monde, et qui n'avait pas réussi.

En redescendant l'escalier de pierre, il méditait sur cette justice intempestive: force lui était de condamner ceux qui se permettent de condamner les autres, et qui osent retirer la vie, étant incapables de la rendre si par la suite ils s'aperçoivent qu'ils eussent mieux fait de ne pas y toucher.

Il vénérait et il aimait son père, ainsi que Dieu nous le prescrit au quatrième commandement, mais nulle vénération ne pouvait empêcher que ce père se fût montré inintelligent et féroce sans le savoir, c'est-à-dire à la manière des taureaux et des tigres, qui sont des bêtes. Il le déclara respectueusement à l'auteur de ses jours, et, dans la même phrase, avec des regards pleins de larmes et de tendresse, il lui promit que toujours il persisterait à le vénérer et à l'aimer tel que Dieu l'avait fait, c'est-à-dire semblable aux bêtes.

Le Duc, en entendant ces mots, entra dans une violente colère et fit jeter Dieudonat dans un cachot profond, très humide, où le prince continua de méditer dans la compagnie des rats.

Avant la fin du premier jour, il arrivait à conclure que le pouvoir est chose bien malséante aux hommes, qui doivent le craindre, plutôt que le désirer, puisqu'il multiplie les occasions d'erreur et de péché; pour demander à Dieu de lui épargner une telle mission, il se jetait à genoux, avec grand soin de ne pas écraser les rats, et il priait du fond de son âme.

Son vœu, naturellement, s'exauça, et voici comme. Au bout d'une semaine, Hardouin-le-Juste fit comparaître son hoir chargé de chaînes; il le somma de rétracter les propos qu'il avait tenus, et d'en demander pardon.

—Vous demander pardon, mon père, je le veux et de tout mon cœur, si j'ai pu vous chagriner en constatant la faiblesse de votre intelligence; rétracter ce que j'ai dit, je le fais de bien grand cœur aussi, mon père, si j'ai eu tort de dire ma pensée, alors que ma pensée était de nature à vous peiner, et s'il vaut mieux mentir que de chagriner ceux qu'on aime, comme je le crois.

—Ainsi, misérable avorton, dire que je ne suis pas une bête, c'est mentir?

—Ce mensonge, ô mon père, je suis prêt à le faire pour vous, et à assumer le remords de ce péché, tant je vous aime et vénère; car je crois bien que, dans le perpétuel conflit de nos devoirs incompatibles, les devoirs qui passent les premiers et qui excluent les autres, ô mon père, sont les devoirs d'amour.

Le Duc sauta sur son trône, et vint en personne souffleter l'héritier d'une longue race; même, son indignation était si violente que, au moment du soufflet, il oublia d'ouvrir la main: cette simple distraction avait suffi à faire, de la main paternelle, un poing.

—Un poing, c'est tout, fit Dieudonat.

Presque aussitôt, il sentit une dent qui errait sur sa langue, comme une pastille; il la retira entre le pouce et l'index et dit:

—Je suis bien content, mon père, car dom Ambrosius eut la coutume de me frapper la joue chaque fois que j'avais raisonné juste, et je dois avoir aujourd'hui raisonné mieux qu'à l'ordinaire, car vous frappez plus fort que dom Ambrosius, mon père.

—Exécrable insolent, tu n'auras pas ma couronne! Je te déshérite!

—Vous comblez mes vœux, ô mon père, en m'accordant en échange du périlleux diadème, la sérénité de mes jours à venir.

—Excrément de la terre, sors d'ici! Je te chasse!

—Soyez béni, mon père, pour ce mot qui fait de moi un homme libre.

—Libre! Je t'enfermerai dans un couvent!

—Je n'y fais aucune objection, mon père, car, aussi bien, vous n'enfermerez que mon corps; depuis une semaine que je suis en prison, je sais ceci, mon père: l'esprit voyage d'autant plus loin que le corps reste plus tranquille. Enfermez-moi, pour que ma pensée soit libre.

—Hors de ma présence, vilain!

—Que Dieu vous ait en sa sainte garde et vous accorde longue vie, mon père.

—Dehors! Dehors!

—Ainsi soit-il.

La Duchesse eut beau supplier, se rouler à terre, tordre ses bras, s'écrier que son fils était fou et qu'il faut pardonner aux fous: le Duc resta inexorable.

Dieudonat fut emmené, sous bonne garde, et conduit au couvent de la Fortunade, qui était très loin dans la montagne. Pour y arriver, il fallut gravir et redescendre maint coteau, par des chemins frayés à peine entre des roches, et passer des torrents qui se ruaient au creux des gouffres. Le Prince n'avait rien vu de si beau. Les arbres inviolés grandissaient là depuis des siècles; des fleurs inconnues s'épanouissaient dans les recoins paisibles; le fond des précipices était bleu, et quand, le soir, on allumait un feu, la fumée montait, toute droite, vers le calme du ciel.

—Oh! le magnifique pays, imposant et pieux! Ne trouvez-vous pas, monsieur le capitaine, que ces montagnes, avec leurs cimes et leurs gorges, invitent l'âme à la prière?

—Silence!

—Et au silence, comme vous dites.

On pénétra dans le monastère. Le prieur reçut, en même temps que son hôte, la consigne de veiller à ce qu'il ne communiquât avec qui que ce fût, et la consigne ajoutait: «Par-dessus toutes choses et dans l'intérêt de nos États, il importe de ne pas révéler au Prince qu'il possède la faculté de faire réaliser ses vœux; le prieur et les moines en répondent sur leurs personnes.»

Afin de renforcer cet avis d'un argument qui eût toute la vigueur d'une menace, le Duc expédiait aux bons Pères la dépouille de son défunt aumônier et ami; il leur demandait de lui faire de dignes funérailles, comme il en avait fait une saine justice, et il les remerciait par avance.

Le vénérable abbé apprécia dans toute son étendue la portée de cette double requête, et prit ses mesures. Le trépassé eut un caveau, et le vivant une cellule.

Toutefois, afin de prémunir le néophyte contre les tentations de l'ennui, on l'autorisait à puiser à sa guise dans la bibliothèque du couvent, réputée comme la plus riche du monde entier, et qui contenait des milliers d'ouvrages.


VI

DIEUDONAT FAIT LE TOUR DE LA SCIENCE HUMAINE ET REVIENT DE CE LONG VOYAGE

L'enfant doué s'installa dans son existence nouvelle avec ravissement; son habitation lui plaisait, et l'idée d'être chez lui, d'avoir un logis à lui seul, une retraite inaccessible, dépourvue de gifles et de gouverneur, l'emplissait de fierté virile en même temps que de gratitude envers les bienfaiteurs qui lui octroyaient ce présent.

—Comme on va être bien ici! Quel délicieux petit château!

Le château se composait de deux pièces superposées, communiquant par une échelle de meunier; à l'étage supérieur, un lit, un prie-Dieu, une table, une chaise; au rez-de-chaussée, un guéridon pour les repas, un établi, un escabeau, des outils de menuiserie et de jardinage; les aliments venaient par un guichet percé dans la muraille, et l'unique porte ouvrait sur un jardin carré, minuscule à vrai dire, mais entre les murs duquel on apercevait un énorme pan de ciel où les nuages défilaient en complète liberté.

—Sans compter que je suis dans un site splendide! Je ne le vois pas, mais je l'ai vu en arrivant, et j'en sais la beauté!

Il ne se lassait point d'admirer son domaine, ses richesses, et l'avenir indépendant que tous ces biens lui promettaient.

—Je suis mon maître! Si jeune! On me gâte. Que de sublimes choses je vais lire dans les gros livres! Mon père fut cruel envers mon précepteur, mais il est généreux pour moi; seule, la tendresse paternelle a inspiré son cœur, lorsqu'il inventa de m'envoyer dans ce lieu de délices: me prescrire la solitude en me permettant les livres, n'est-ce pas tout simplement me dispenser de conversation avec les gens qui n'ont rien à dire, et me limiter à ceux qui parlent pour dire quelque chose? Avec dom Ambrosius, j'étais seul, tandis que je vais avoir la société des plus nobles esprits qui furent en tous les temps. Un livre, c'est une âme qui se confesse; ajoutez qu'on peut l'interrompre sans avoir à lui demander excuse, et qu'on peut répliquer sans qu'il vous calotte, et qu'on peut lui objecter une sottise sans être obligé d'en rougir, et que même on peut le fermer comme on ne ferme pas les gens. C'est admirable!

Il se mit à lire tous les livres.

Entre temps, il cultivait son jardin, pendant les saisons douces, ou travaillait du bois, durant les jours d'hiver. Puis, il revenait lire; à son commandement, à son choix, les philosophes et les Pères de l'Église, les savants et les historiens, les poètes aussi, défilaient dans sa cellule et s'asseyaient sur son pupitre. Il connut tous les grands hommes de l'humanité, et les grands faits, les grandes idées; son cerveau devint pareil au monde, et vaste comme le temps.

Cette tâche avait été d'abord féconde en voluptés spirituelles: chaque fois que la beauté surgissait devant les regards de sa pensée, chaque fois que la vérité soulevait un coin de voile, tout son être s'imprégnait de lumière heureuse, et ses yeux s'éclairaient d'un feu intérieur.

Mais tant de lueurs successives, provoquant l'une après l'autre un émoi toujours pareil, finissaient par ne plus avoir que la valeur d'une fantasmagorie, et le lecteur universel s'inquiéta:

—J'admire des formes, et les habiletés qui ont produit ces formes ou formules; j'admire les souplesses du génie humain, acrobate et prestidigitateur; mais il me semble qu'au total on ne m'a pas donné grand'chose. De quoi suis-je sûr? De peu, et plus je m'instruis, moins je m'assure, puisque, à chacune des belles phrases, une autre aussi belle répond pour me démontrer le contraire: quand je les connais toutes, toutes sont démenties, et je reste sans rien.

Il en était là de ses pensées lorsqu'un matin il entendit, derrière le mur de son jardin, des bruits de pierres, de marteaux, de poutres cognées, de terre remuée, et des camions qui roulaient, des voix qui causaient vigoureusement, et des cris, des jurons. Étant d'un naturel fort enclin à s'apitoyer, tout de suite il plaignit les gens qui se donnaient tant de mal pendant qu'il était si tranquille. Le tapage dura jusqu'au soir et, dès lors, cette rumeur d'un travail invisible se renouvela tous les jours; sans doute, on jetait là derrière les fondations d'une bâtisse, d'une église, peut-être. Le petit moine ne s'en étonna point, ayant constaté par ailleurs que les prêtres, beaucoup plus que le commun des hommes sont hantés par la passion de dresser des édifices, comme si leur célibat trouvait dans cette création chaste une pâture au vœu d'engendrer et de laisser sur terre un prolongement de soi-même.

Les bruits continuaient et ils s'agrémentèrent de chansons; la lecture et l'étude devinrent difficiles, mais Dieudonat ne s'impatientait jamais, et toujours il savait prendre le bon côté des choses; d'ailleurs, ses voisins l'intéressaient, et aussi leur ouvrage mystérieux; il attendait, en regardant parfois la crête de son mur. Au bout d'un laps, les bois d'un échafaudage se hissèrent dans le ciel; plus tard, les têtes des maçons apparurent, puis leurs épaules, leurs bustes, leurs corps entiers; ensuite, un pan de mur surgit en perspective par-dessus la clôture d'enceinte, et, sans discontinuer, le bâtiment monta.

Dieudonat s'intéressait de plus en plus; il voyait les ouvriers ajouter les rangs de pierres aux rangs de pierres. Indubitablement, une église naissait: déjà la muraille latérale s'étayait de contreforts ajourés d'où s'élançaient des clochetons; elle s'éclairait de rosaces et d'ogives traversées par de fins meneaux, elle s'étalait en largeur, elle repartait en l'air, et elle montait encore; la chose inexistante hier existait aujourd'hui, et les mois entassaient les cubes sur les masses, et l'œuvre allait toujours plus haut.

A la voir s'augmenter ainsi, l'adolescent frémissait d'efforts intérieurs et collaborait de tous ses muscles. Pris d'émulation et avide d'agir, sans d'ailleurs le savoir, il se levait de son siège, et n'y revenait que pour se lever encore; il bombait le dos et il tendait les reins pour ramasser des in-folio, avec un besoin de les trouver très lourds, et un air de vouloir les passer aux maçons...

Il n'y tint plus: il sollicita une audience du prieur et lui demanda:

—Mon père, depuis combien de temps suis-je dans cette cellule?

—Depuis sept années, mon enfant.

—Se peut-il? Sept années déjà! J'ai perdu sept ans de ma vie!

—Le temps qu'un homme dépense à doter son esprit n'est pas du temps perdu, mon fils, et si Monseigneur le Duc, adoucissant les rigueurs de votre réclusion, nous autorisait à utiliser votre savoir en le consacrant à instruire nos frères...

—Enseigner! Je ne le pourrais pas, mon père, j'ai trop lu: entre tant d'affirmations géniales, mais contradictoires, comment aurais-je la présomption d'accorder ma préférence à l'une au détriment de l'autre, et d'attester quelle est la bonne? Cela eût été possible quand je ne savais quasiment rien; mais, à cette heure, j'en sais trop, et ne suis pas capable d'enseigner.

Le prieur hocha la tête:

—Ce que vous me dites là est mauvais, mon enfant: il faut être sûr de la vérité et y croire; je crois la vérité.

—Parce que vous n'en connaissez qu'une, mon père, et je suis bien à plaindre d'en connaître plusieurs, puisqu'elles se trouvent incompatibles.

—Je vous accorde que la Métaphysique soit matière à discussions, du moins en ce qui ne porte nulle atteinte à la Foi; mais l'Histoire vous a procuré la certitude, car elle relate les faits, et les faits sont indéniables.

—Le nombre des faits qu'on ne conteste pas est relativement considérable, oui, mon père, et je n'ai rencontré personne pour me nier la mort de Charlemagne ou la ruine de Ninive; mais ce qui engendra les événements, et ce qui fut leur âme, ces causes profondes qui seules sont capables de nous révéler le sens de la vie, sur cela on n'est jamais d'accord, et l'Histoire n'est rien sans cela.

—Le témoignage des hommes qui ont vu...

—Est erreur ou mensonge; l'explication des faits n'est que pure hypothèse: l'Histoire et la Légende sont deux sœurs qui se valent, mais l'une parle et l'autre chante. Je ne peux plus enseigner l'histoire.

—Rabattez-vous sur les sciences.

—Ah! la science, mon père, quel admirable tremplin d'enthousiasme et de vertiges, et comme elle nous lance au bord de l'infini! Mais, hélas! rien qu'au bord, et la netteté même des conceptions qu'elle nous permet d'atteindre rend plus cruelle notre impuissance à ne pouvoir aller plus loin. A tout existe une limite que l'entendement humain ne franchira jamais, et toujours nos crânes se heurteront au mur impitoyable d'une énigme que l'homme ne pénétrera pas.

—Les mystères...

—Au terme de tout, j'ai trouvé le mystère! La science ne nous mène qu'à de l'inaccessible, et si quelque génie arrivait jusqu'à nous d'un monde où les esprits sont supérieurs aux nôtres, afin de nous révéler ce que nous ignorons, nous l'écouterions bouche bée et nous ne pourrions pas comprendre.

—L'orgueil vous travaille, je vois.

—Parce que j'ai acquis la notion de siéger au dernier échelon des êtres qui pensent?

—Vous pensez trop loin, mon petit ami, et c'est pourquoi vous perdez pied; votre ambition vous égare au delà de vos forces, en des théories purement spéculatives, et c'est une imprudence grave que de vouloir s'élever tant: car l'homme ne peut s'éloigner de la terre, sans péril, qu'avec le secours de la Foi, et sous sa constante tutelle... Laissez-moi terminer: au blâme, je joindrai la consolation, en vous assurant que vos labeurs ne demeureront pas entièrement stériles; ils vous ont préparé à la sagesse, à la prudence, pour le jour où Monseigneur le Duc, en quittant ce monde, vous laissera sa couronne à porter et son peuple à conduire.

—Que je règne sur mes pareils! Y pensez-vous, mon père? Que je prétende à les conduire, quand je me reconnais incapable de les instruire! Je me demande comment les chefs d'État osent marcher, manger, dormir, monter ou descendre, s'asseoir ou se lever, quand ils savent qu'un geste de leur doigt, ou leur abstention de faire ce geste, va bouleverser des existences, annihiler des forces et en susciter d'autres, engendrer la vie ou la mort, et préparer l'avenir!

—On fait au mieux: le Ciel vous éclairera.

—En éclairant le pour et le contre, n'est-ce pas? Car il doit éclairer les deux à la fois, puisque les deux coexistent et que nulle contingence n'est complètement bonne, ni totalement mauvaise. Et voilà bien ce qui est terrible, mon père, éclairer au moment d'agir! J'imagine qu'à ce moment-là il ne faut plus rien voir, et que si vous avez le malheur, en cette minute suprême, d'examiner encore la décision à prendre avec tout ce qui la contrarie, vous ne la prendrez point, mon père. Moi non plus.

—Vous la prendrez, mon fils, avec l'aide de Dieu et le ferme propos de devenir un bienfaiteur des hommes.

—Oui dà! Je formerai des projets aussitôt déformés par ceux en vue de qui je méditais le bien et qui en feront sortir le mal? Je connais peu le monde, mon père, ne l'ayant étudié que dans les livres, mais j'en connais assez pour entrevoir que toute idée se pervertit dès qu'elle devient action. Je n'agirai pas. Ou du moins je n'agirai pas à la façon des rois.

Le prieur se recueillit un moment, accoudé sur la table, puis sa vieille face parut s'animer de quelque ironie; ses deux mains qui étaient jointes sous ses manches de bure se dégagèrent lentement, pour s'enlever jusqu'à la hauteur du visage, et là, elles s'ouvrirent en se balançant d'un mouvement rythmique:

—Je vous entends, mon jeune prince, je vous entends; si j'ai bien dégagé de vos paroles la pensée intime qui vous inspire ce dégoût du pouvoir, vous vous sentez indigne de la couronne beaucoup moins que vous ne la jugez indigne de vous. Ne protestez pas trop, même avec bonne foi; cet orgueil est en vous, car vous considérez, au fond, que l'autorité des souverains est un leurre de vanité bien plus qu'une puissance effective; vous dédaignez leur rôle, parce que vous suspectez leur force de n'être pas réelle; si j'ai bien compris, vous estimez que chacun de leurs noms est planté dans l'histoire comme un clou d'or qui supporte le poids des actions communes et la responsabilité de tous?

—Peut-être... Ils dirigent, mais ne conduisent pas; nulle puissance n'est absolue.

—Hormis celle de Dieu, mon fils; Dieu seul peut ce qu'il veut!

En manière de réplique, Dieudonat prit sur la table un chauffe-mains de cuivre ciselé, et le présenta gravement au vieux moine:

—Mon père, Dieu pourrait-il faire que cette boule cessât d'être ronde?

—Assurément, s'il daignait le vouloir.

—Mais Dieu pourrait-il faire que cette boule n'eût pas été ronde?

Le vénérable abbé sursauta d'indignation, mais sans donner de réponse.

Dieudonat reprit tranquillement:

—Je disais, mon père, et sans exception, que nulle puissance n'est absolue.

—Et je dis que les livres ne vous valent rien! Ils ont affolé d'orgueil votre misérable raison!

—Bien misérable, oh! oui. J'en connais toute la misère et la stérilité.

—Retournez dans votre cellule. Vous ne lirez plus!

—Je ne veux plus lire, en effet; je croyais même vous l'avoir déclaré, étant venu tout exprès pour cela. Car j'ai aperçu vos maçons, mon père, et ils travaillent! Or, après tant d'années perdues, je souhaiterais maintenant de m'adonner, moi aussi, à une besogne réelle, si humble qu'elle fût. Vous êtes irrité contre moi, mon père, et je ne le serais pas moins que vous si les appréciations de mon esprit relevaient de ma volonté, au lieu de s'imposer à elle, comme elles font et doivent faire. Daignez me croire: le seul rôle auquel j'aspire est de me rendre utile un peu. Envoyez-moi parmi ces maçons que j'envie, que j'admire.

—Monseigneur vous a interdit tout contact avec le dehors: ses ordres sont formels.

—Alors, mon père, trouvez-moi une tâche au dedans, une vraie tâche, qui serve à mes pareils, je vous en supplie, mon père.

—J'y réfléchirai, et, lorsque j'aurai pris l'assentiment de Monseigneur, nous aviserons. Allez.

Le prince regagna sa cellule, avec la satisfaction d'un homme qui vient décidément de prendre le meilleur parti.

Il ferma tous ses livres, les salua poliment, les remercia, et leur dit adieu.

Un moine vint les prendre en silence.


VII

L'HÉRITIER PRÉSOMPTIF D'UN TRÔNE DÉCOUVRE UNE MEILLEURE CARRIÈRE

Le prieur médita, consulta son chapitre, et fit savoir au souverain que sept années d'études solitaires ayant exaspéré l'orgueil du jeune prince, la nécessité s'imposait de recourir à des remèdes nouveaux pour ramener cet esprit aux sentiments d'une humilité plus chrétienne.

Ces nouvelles tombèrent à la Cour comme la pluie sur une grenouillère: un grand tapage en résulta. La colère du Duc s'était bien un peu assoupie, avec le temps; mais dans l'âme marécageuse des sots, les rancunes de la vanité ne dorment jamais que d'un sommeil léger, toujours prêtes à coasser au moindre bruit qui les réveille: celles de Hardouin sursautèrent.

—Ah! le pendard! le mécréant! Ah! l'incorrigible hérétique! Ladre sans cliquette! Ane sans bât, chaperon sans tête! Un avorton qui n'est même pas capable de monter à cheval se mêle d'avoir des idées! Je t'en donnerai, moi, des idées! Je te montrerai de quel bois je me chauffe! Je me nomme Hardouin-le-Juste!

Le bâtard renchérissait:

—Assurément, mon frère cadet est brûlé par l'orgueil; tout ce qu'on peut espérer de lui, c'est qu'il fasse son salut dans un cloître, et cela encore lui sera difficile, avec les doctrines qu'il professe; hors de cet asile, il ne saura que nuire et répandre parmi vos peuples des erreurs dangereuses.

—Cornes de Belzébuth! Cela est sûr, criait le Duc.

—Voire, disait la Duchesse. Comment serait-ce possible à un enfant doté par tous les saints?

—Doté par le diable, madame! Sachez que les enfants trop bien doués font le désespoir des familles.

—Et la misère du monde, ajouta Ludovic, sitôt qu'ils deviennent des hommes.

Il ajouta bien d'autres choses, parlant tour à tour de la sécurité royale, de la tranquillité publique, de la morale outragée, du présent et de l'avenir, et il en parla si bien que la nécessité apparut nettement d'entraver tant de périls: à tout prix, il fallait réduire à l'impuissance un prétendant qu'on savait trop enclin à l'insoumission, et la manière la plus douce, la plus indulgente, la plus paternelle, serait de lui couper définitivement les cheveux, à défaut de la tête.

La Duchesse s'évanouit à l'idée de la tonsure et de son fils unique enfermé pour toujours derrière les grilles d'un monastère. Mais rien n'y fit rien, les perfidies du Bâtard prévalurent: le Prieur de la Fortunade reçut l'ordre de tondre Dieudonat et de l'attacher aux emplois les plus vils, pour mater son outrecuidance.

Ainsi fit-il. Le moinillon de dix-huit ans fut extrait de sa cellule philosophique, et reçut un froc neuf, de laine grossière et solide. Le Prieur ayant décidé de ne lui conférer les ordres qu'après un an de noviciat passé dans les cuisines, le Prince entra aux cuisines, un balai à la main.

—Apprenez l'humilité, lui dit le Prieur, et rentrez en vous-même.

Rentrer en lui, Dieudonat n'y songeait guère, puisqu'il n'aspirait qu'à en sortir; quant à se sentir humilié, il n'y songeait pas davantage: il n'ignorait pas que certaines besognes passent pour être dégradantes, mais cette appréciation lui semblait erronée et sa logique se refusait à l'admettre; non seulement il concevait mal qu'un labeur pût être déshonorant, lorsqu'il est honnête et nécessaire au bien commun; tout au contraire, il le jugeait honorable, et plus honorable encore quand la tâche comporte en elle-même peu d'agréments pour l'esprit ou de satisfactions pour l'orgueil.

C'est pourquoi, en descendant à l'office, il allait d'un pas si alerte et d'un cœur si léger, tout à la joie de se sentir enfin utile en quelque chose, pour la première fois de sa vie.

—Nourrir ses semblables, quelle mission! Manger est d'une urgence primordiale. Les hommes peuvent se passer de livres et de rois, mais non de pain! Dieu donne la subsistance à ses créatures: aide de cuisine, je serai l'aide de Dieu!

Il apprit vite son métier: il épluchait les légumes, rinçait les écuelles, lavait les carrelages; la règle monacale interdisant les viandes, il n'avait pas à redouter l'unique souillure qui lui eût fait horreur, celle du sang; le plaisir qu'il sut prendre à récurer les marmites procédait de son goût pour la netteté et pour la pureté; les cuivres resplendirent.

Les convers, d'abord intimidés par son auguste naissance, se familiarisaient en le trouvant cordial et sans morgue. Il devint gai.

—J'avais bien deviné! Un travail manuel est l'occupation du monde la plus récréative! On voit le résultat, au moins: il est tangible! Quand j'ai pelé trois cents carottes, elles sont trois cents, incontestables; quand ma soupe est cuite, on la mange, c'est mon œuvre, et elle manquerait si elle manquait: existe-t-il sur terre un philosophe qui puisse en dire autant?

Pour s'accompagner au travail, il comptait dans sa tête les quantités à faire, les quantités faites, leur proportion mathématique, et d'un numéro il étiquetait les unités à leur passage. Puis, quand un besoin de rêverie le reprenait par hasard, il ouvrait brusquement un fruit ou une racine, une salade ou un chou, et vite il regardait dedans, pour voir une chose toute neuve que personne n'avait vue avant lui; et de la sorte il donnait bien modestement une satisfaction à ce goût un peu égoïste que les mâles de l'espèce humaine professent pour la virginité.

Il avait d'autres amusements: le meilleur consistait à suivre dans le ciel l'ascension de l'église en ébauche, et il s'enthousiasmait à noter jour par jour les progrès du labeur.

—Bravo! Vivat! Hardi! Hurrah! Och, och! Et comme ils chantent, ces gaillards féconds! Je gagerais qu'ils se croient malheureux parce que leur travail est rude, et cependant ils chantent en dépit d'eux-mêmes, tant la joie s'impose à leur cœur!

Il regardait les bras se gonfler et les pierres s'asseoir.

—Étais-je naïf, le jour où je m'avisais de plaindre ces braves gens! Ils peinent? Qui donc ne peine pas? Or, si je ne m'abuse, la volonté de l'homme en peine n'a jamais conquis que deux joies, celle de l'effort et celle du résultat; nous connaissons tous la première, mais les manœuvres seuls connaissent pleinement la seconde. Vive l'effort qui réalise!

Et il riait.

—Quand je compare ce tâcheron qui remue des cailloux à mon pauvre père qui remue des armées, l'un faisant des maisons et l'autre des ruines, lequel des deux a donc le meilleur rôle, et le plus amusant? On est à l'aise dans les habits qui ont des trous plus que dans ceux qui ont des perles, et la vraie misère des humbles, ce n'est point d'avoir chaud ou froid, mais d'ignorer la somme de bonheur que comporte leur sort. Si on le leur disait, ils ne le croiraient pas.

Quelle que fût sa résignation, il persistait à envier ces maçons-là, qui se dépensaient plus que lui; pour se procurer le plaisir qu'il leur supposait, il se mit à rechercher dans le couvent les plus rudes corvées, estimant que sa joie serait en proportion de l'effort; il tira l'eau du puits, il scia les bûches, fendit le bois, et chargea sur son dos les paniers de légumes. La sueur lui coulait du front et son rire avalait des gouttes salées, dont la saveur lui plut comme une preuve.

—Hardi les muscles! Tendez-vous, les épaules! Que la volonté de ma tête dompte les lâchetés de ma bête. Je jouis de vivre, quand vous craquez de lassitude. A l'ouvrage, les bras! Même si votre travail n'amenait pas d'autre profit, j'aurais encore celui de vous avoir obligés à l'effort. Obéissez! Par la victoire qu'il nous donne sur nous, faute de nous la donner sur les obstacles, l'effort porte en lui-même sa propre récompense!

Sa joie fut grande, le jour où on l'admit à l'honneur de pétrir le pain: courbé sur le pétrin de bois, il enfonçait les bras dans la pâte et geignait à cœur joie; ses idées l'aidaient à pousser, et il se démenait en philosophant, avec des discours balbutiés qu'il scandait d'ahans:

—Dom Ambrosius, mon défunt précepteur, me reprochait parfois d'ergoter comme un hérétique, ahan! Je ne voudrais pas vous offenser, mon Dieu, mais comment se fait-il que dans vos Saintes Écritures, et dès les premières pages, je rencontre un verset où votre colère dit à l'homme: «Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front, ahan!» Que vous ayez tenu ce langage, je ne le révoque point en doute; mais, que vous ayez proféré une telle sentence comme une condamnation, et non pas comme une faveur, voilà ce que je ne parviens guère à concevoir, ahan! Certes, le pain est bon, mais la sueur n'est pas moins utile, ni moins bonne, ahan! Et si l'un nous procure la force de nos corps, l'autre entretient la santé de nos âmes; le pain est nourriture de la chair, mais l'action est l'hygiène de l'être tout entier, ahan! Rien n'est ennoblissant pour l'homme que l'effort, et en le condamnant à l'effort, vous l'obligiez à s'ennoblir, han!

Il s'interrompait pour souffler.

—Être content de soi, mon Dieu, après la tâche faite, n'est-ce pas meilleur que de se contenter sans rien faire? Mériter ne vaut-il pas mieux que jouir? Et si même on attache un grand prix à la jouissance, niera-t-on qu'elle soit plus délectable quand on l'a bien gagnée? Désirer, vouloir et espérer, tendre vers le but et rêver de lui, n'est-ce pas en profiter par avance et mieux qu'on ne saura faire quand on l'aura atteint? Savourer l'illusion, caresser la chimère, n'est-ce pas se griser d'une ivresse où l'imagination nous revêt l'avenir de charmes que la réalité va décevoir tantôt? En nous chassant du Paradis Terrestre, vous nous ouvriez le Paradis Intérieur, et pourquoi ne l'a-t-on pas dit, au lieu de raconter aux hommes que le devoir d'énergie est leur punition?

Il travaillait plus fort, quand son idée était d'en contredire une autre:

—Le fabuleux Eden où régnaient l'oisiveté, la profusion, et cet inévitable écœurement que donne la satiété, ahan! C'était le jardin du Diable et non pas celui du Seigneur, car Satan est patron là où l'homme n'a rien à faire, ahan! Il nous invente des passions pour employer nos forces, occuper nos loisirs, et nous mordons alors aux pommes qu'il nous offre, ahan! Mais l'Archange est venu et nous a délivrés en nous jetant hors du jardin, ahan!

Une mouche qui profitait de son occupation pour lui chatouiller la narine gauche le contraignit à s'interrompre:

—Plus je réfléchis à cette légende du Paradis Terrestre, mieux je sens que le texte n'est pas écrit pour nous; sans nul doute, cette apologie de la paresse fut rédigée par et pour des Orientaux, qui se plaisent à dormir à l'ombre, pendant les chaudes heures du jour: propos d'Asie! Mais un homme du Nord, ou simplement un homme, n'aurait pas inventé ce blasphème.

De fait, il se complaisait, chaque jour davantage, en son métier de souillon monastique, et il s'y adonnait, content de tout, chantant, riant, travaillant le plus qu'il pouvait, pensant tout juste assez pour récréer quelques minutes, parfaitement heureux et sans désir aucun.

—J'ai trouvé le havre du monde: je m'y installe pour la vie!

Une telle absence d'ambitions et d'appétits déconcertait les puissances chargées de réaliser tous les vœux de ce garçon. Qu'une faveur si exceptionnelle fût tombée tout juste sur le seul homme qui s'imaginait n'avoir besoin de rien, c'était pitié, vraiment! Le Diable n'y trouvait pas son compte. Il suscita donc un de ces passants bien intentionnés qui manquent rarement de venir nous gâter la vie sous prétexte de nous rendre service.


VIII

DIEUDONAT SE RECONNAIT DOUÉ D'UNE VERTU QUI L'EMPÊCHERA D'EN AVOIR AUCUNE

Parmi les convers qui vaquaient aux travaux inférieurs du couvent, frère Onésime était sans conteste le plus lourd et le plus rustaud: il balayait le cloître, la cour et les couloirs, car toute autre besogne eût semblé trop ardue pour être confiée à son intelligence; en raison de cette simplicité, le gars vivait en butte aux plaisanteries des niais, qui l'appelaient Zime, comme pour lui retirer encore quelque chose sur le peu qu'il tenait du ciel et des hommes. Naturellement, Dieudonat avait trouvé du charme à l'excessive candeur de ce nigaud, et celui-ci le vénérait; ils prenaient plaisir à la compagnie l'un de l'autre, et lorsque leur tâche était faite, ils riaient de bon cœur ensemble.

Un jour, Onésime qui, entre autres malfaçons, possédait quelques dents gâtées, se mit à souffrir d'une molaire et à se tordre sur les dalles de la cuisine. L'événement semblait de faible importance, et néanmoins, à cause de ce menu fait, le sort allait changer pour des provinces entières: par centaines de mille, des hommes qui déjeunaient tranquillement au loin, sans se douter de rien, entraient dans une phase effrayante de leur existence, parce qu'un imperceptible point noir venait de se révéler dans la deuxième molaire d'un serviteur de moines.

Les convers regardaient leur Zime se rouler sur le sol ou s'envoyer des coups de poing aux mâchoires, et ils riaient avec cette bonne humeur dont on accueille si volontiers la souffrance des gens qu'on a coutume de trouver ridicules. Quand il ne les amusa plus, ils le laissèrent, et son unique ami se rapprocha pour lui offrir des gargarismes, des simples, et tout doucement il le caressait avec des paroles affectueuses; mais le patient criait à tue-tête. Il hurla ainsi pendant une heure, entremêlant ses cris de bizarres propos, toujours les mêmes: «C'est défendu... Si ce n'était pas défendu... Pourquoi est-ce défendu?...» Il avait l'air de se débattre contre une obsession ou une tentation, et il tournait vers son protecteur des regards langoureux. Enfin, à bout de forces, il murmura:

—Si tu voulais...

—Quoi donc?

—Dieudonat, si tu voulais bien...

—Quoi, mon cousin?

—Me guérir...

—Mais, pauvre Zime, je ne demanderais pas mieux, s'il dépendait de moi; j'ai essayé de tout; je ne sais plus que faire.

—Un mot... Dis seulement un mot!

—Je t'en ai tant dit, que j'ai honte de toujours parler sans rien faire.

—Tu n'as pas dit le bon; dis-le, si tu as pitié.

—J'ai pitié de toi.

—Alors, dis-le! Tout haut, vite, pendant qu'il n'y a personne, dis-le! «Je souhaite qu'il soit guéri.» Dis ça, et je serai guéri!

—Quelle folie te prend? Notre-Seigneur et les saints accomplissent seuls des miracles.

—Dis vite!

—Ton enfantillage me chagrine.

—Il ne veut pas dire! Il ne m'aime pas! Il veut que je souffre! Et moi, je n'en peux plus... Parle donc!

Le prince-cuisinier secoua la tête avec tristesse, devant la persistance de cette pitoyable lubie, et, par condescendance, il dit à haute voix:

—Je souhaite que tu sois guéri.

Aussitôt, Onésime cessa de se tordre sur les dalles, redressa le nez et regarda les murs, comme pour y chercher un renseignement sur lui-même; puis il se leva d'un bond guilleret, la face hilare, et se mit à danser au milieu de la cuisine; l'autre le contemplait avec stupéfaction.

—Que c'est bon, de n'avoir plus mal!

—Tu n'as plus mal?

—Plus du tout! Tu vois si c'était facile? Mais ne le raconte pas, je t'en conjure: le Prieur me mettrait au cachot!

—Comment peux-tu croire qu'une parole de moi?...

—Ah! mon bon ami, mon sauveur, c'est donc vrai que tu ne sais pas?

—Quoi?

—Ce qu'on nous défend de te dire.

—J'ignore et ne comprends pas.

—Ecoute! Tu m'as soulagé et je ne suis pas un ingrat: moi aussi, je te rendrai service. Mais ne me trahis pas, au moins! Viens, que je te dise à l'oreille... Il y a un sort sur toi, depuis ta naissance: tous tes vœux sont exaucés.

—Quelle histoire!

—Personne ne l'ignore, excepté toi. Et même on raconte que ton père t'a enfermé dans un couvent à cause de ça. Tous tes vœux, tu comprends? Tous! Tu viens d'en faire un, me voilà sur pieds! Et guéri pour toujours, tu sais? Car tes vœux sont irrévocables. Si tu ne me crois pas, essaie sur autre chose. Ordonne que... que... que... Je ne trouve rien, moi, quand je cherche.

—Tu divagues, mon pauvre Zime.

—Essaie!

—Certes non, je n'essaierai pas!

Dieudonat se remit tranquillement au travail; il se refusait, même pour une minute, à supposer qu'il pût être vraiment investi du pouvoir surhumain, et la seule hypothèse d'une outrecuidance à ce point saugrenue lui semblait aussi coupable que grotesque, offensante pour Dieu tout autant que pour la raison.

—Les hommes ont un goût singulier pour la superstition, et l'on dirait que, plus ils sont naïfs, plus ils ont besoin de mystère; le surnaturel les attire beaucoup plus que le naturel; ceux qui comprennent peu de chose raffolent de ce que personne ne peut comprendre, et c'est une espèce de revanche que le ciel leur accorde quand il ouvre pour eux les régions du rêve, interdites aux esprits forts.

En devisant ainsi avec lui-même, il cherchait dans un chou très pâle de petites limaces brunes, et il conclut:

—Heureux les pauvres d'esprit; le scepticisme est un luxe à l'usage exclusif des richards, richards d'esprit, qui devraient bien cacher ce luxe-là, et surtout se garder d'en faire aumône aux pauvres.

A ce moment, l'eau vint à lui manquer pour y rincer son chou; il se leva, prit un seau vide et, par plaisanterie, il s'écria gaiement:

—Je souhaite que mon seau se remplisse d'eau claire.

Dans l'instant même, l'anse devint lourde au bout de son bras gauche; il sentit le poids, tourna la tête vers sa main, vit le miracle, et, de stupeur, lâcha le seau plein de liquide. Le seau roula sur les dalles, mais l'eau ne s'en écoulait pas.

—Tu vois, fit Onésime, la seille reste pleine: tes vœux sont irrévocables, je te le disais!

Le Prince était devenu aussi pâle que son chou; il contemplait avec épouvante ce disque d'eau verticale et tranquille qui refusait de se répandre sur le sol, et, cette fois, il comprit toute la vérité:

—Mon Dieu, mon Dieu! De quelle terrible faveur m'avez-vous accablé? Mon impuissance, que je connais, va être surchargée d'une puissance que je ne connais pas!

Onésime restait abasourdi devant cette tristesse.

—Tu te désoles? Et pourquoi donc? Il faut te réjouir, au contraire, et remercier le Seigneur! N'avais-tu donc pas remarqué comme tes cuivres brillent dès que tu les astiques, comme la rouille s'en va des marmites, comme la cheminée cesse de fumer, aussitôt que tu le souhaites?

—Aussitôt... Oui, tu dis bien: «Aussitôt...» Et cela signifie: «Trop vite!» Car me voilà privé, entre toutes les créatures, de cette ardeur à l'espoir qu'on nomme le Désir, de cette ardeur à l'ouvrage qui s'appelle l'Effort. Innocent ami! Comprends donc que je suis désormais pauvre au delà des pauvres, et dénué à l'infini, puisque je n'aurai plus l'envie de rien, ayant la possibilité de tout.

—C'est pourtant bien commode.

—J'ai mis huit années à apprendre que l'Effort est l'unique noblesse de l'homme; en une minute, j'apprends que l'effort m'est interdit. Qu'est-ce qu'il me reste, alors?

—Il te reste... il te reste... de faire ce que tu veux, tiens!

—Le bien et le mal...

—Tu m'en as fait, du bien!

—Es-tu sûr que tu ne le paieras pas très cher?

—Payer? fit Onésime; je ne possède ni sou ni maille.

Ce disant, il éclata de rire; mais sa gaieté, cette fois, fut pénible au jeune sage qui sentit un frisson entre les deux épaules, et qui regarda longuement son humble camarade, comme s'il eût pressenti que bientôt ce garçon rachèterait de sa vie le soulagement d'une minute.

Il dit: «Vos desseins sont impénétrables, mon Dieu! Que votre volonté soit accomplie!»

Il se signa, s'assit sur un escabeau, prit un second chou et le fendit, en s'efforçant de ne plus penser.

Mais le beau temps de la paix intérieure était fini.

A dater de ce jour, le Prince resta hanté par l'obsession d'un souci: ne jamais formuler un vœu, afin de laisser quelque latitude à l'énergie de l'effort, sans lequel la vie n'est pas vivre.

Il n'osait plus vouloir, il ne se permettait plus de souhaiter, dans la crainte de voir le souhait se réaliser avant le geste; dès qu'il sentait naître en son âme l'embryon d'un désir, il l'immobilisait au fond de lui. Pareil à un jeune géant qui a peur de sa force et même de son ombre, il ne marchait plus qu'avec l'appréhension d'effleurer les êtres ou les choses, fût-ce mentalement; et parce que l'action de son pouvoir excessif lui semblait plus périlleuse pour lui que pour les autres, il en arrivait à se dissocier lui-même, en éloignant son esprit de son corps, en séparant la volonté qui meut de la bête qui effectue.

En vain, il s'acharnait aux dures besognes: l'effort brutal est sans joie quand l'esprit n'y coopère point; le travail perdit tout son charme, et Dieudonat en perdit sa gaieté. Il devint une force automatique, et déjà il sentait approcher l'heure où il ne s'agiterait plus qu'à la manière d'un mort qui continue à remuer.


IX

FACHEUSES CONSÉQUENCES D'UNE BONNE ACTION

Vers ce temps-là, le duc Hardouin tomba gravement malade; les médecins déclarèrent sa vie en danger, peut-être pour avoir l'honneur de la lui rendre, et le pays s'affola; l'idée de voir le sceptre aux mains du terrible Ludovic épouvantait la population, et les égoïsmes en péril se rappelèrent l'héritier légitime enfermé dans un cloître. Tant qu'il s'était agi de lui seul, ils avaient pris son mal en patience; mais à présent il s'agissait d'eux-mêmes, et la captivité d'un innocent parut intolérable; elle le devenait d'autant plus que le fauteur d'une telle injustice allait mourir; des députations partirent pour la Fortunade, d'où elles devaient ramener Dieudonat.

Leur voyage fut inutile. Le Prieur se remémorait trop bien l'exemple de dom Ambrosius, pendu aux créneaux du manoir: il veillait sur son prisonnier, le gardant de toute communication avec le siècle, et chaque soir il l'enfermait dans sa cellule, à double tour de clef. Il accueillit les députés avec tendresse, les caressa, fit l'éloge de leur zèle et celui du prince qu'il gardait, qu'il aimait comme un fils. Pourtant, que faire? Il avait des ordres formels et déplorait son impuissance; il offrit, avec ses regrets, une collation et de menus souvenirs, des médailles et des médaillons, des affiques d'étain et des ampoules qui préservent des maladies: puis il renvoya en douceur les bonnes gens qui saluaient. Après quoi, il se frotta les mains, bien convaincu d'avoir éludé un cas difficile.

Mais les habiletés humaines n'empêchent plus un mal d'advenir, quand la logique des événements l'a rendu nécessaire. Ne serait-ce point à cause de cela que certains hommes, un peu plus faits que d'autres à l'image de Dieu, sont admis au triste privilège de prévoir les choses encore lointaines et de les prophétiser? Ne serait-ce pas aussi pour cette même raison que les Orientaux, bien décidés à accepter la logique plutôt qu'à l'étudier, se résignent à tout et disent: «C'était écrit!»

Rien n'empêcha donc l'héritier présomptif d'apprendre les nouvelles qu'on s'appliquait à lui cacher, et il les apprit de la façon la plus simple: d'abord, il entendit les cloches du couvent qui s'ébranlaient à une heure insolite; puis, dans le frisson des brises qui balançaient les fleurs et les arbrisseaux du jardin, il perçut la petite voix de cloches très lointaines, et il put en conclure que tout le pays sonnait vers Dieu; puis les moines entonnèrent les psaumes des agonisants, pour un illustre personnage qu'on ne leur nommait point; par les manants qui apportaient la dîme et par les frères quêteurs qui rentraient au monastère avec leurs besaces et les histoires du monde, Onésime fut renseigné, et charitablement il renseigna son camarade.

—Le mourant pour lequel on prie, c'est ton père! Tu vas être Duc: le pays te réclame!

A ces mots, Dieudonat joignit les mains, tout ému de tendresse filiale, et un cri monta de son cœur à ses lèvres:

—Que mon père soit sauvé, ô Dieu! Rendez la santé à mon père!

Le miracle se fit et le Duc fut guéri.

Comme il convenait, les premières actions du convalescent furent des actions de grâces, et les secondes, des actes de colère. Qu'on eût, avant sa mort, disposé de son trône et cassé ses décisions, cette criminelle audace méritait bien quelques potences. Il y réfléchissait quand les ambassadeurs revinrent de la Fortunade, et fort mal à propos se présentèrent aux portes du château, bannières déployées, pour demander le rappel du prince disgracié. Hardouin les reçut avec un visage impétueux et les invita violemment à se mêler de leurs affaires: en ce temps-là, le bonheur et le malheur des peuples n'étaient point de leur compétence; tout le monde le savait, citadins ou vilains, et personne ne contestait un axiome si véridique. Cette fois, cependant, les sujets protestèrent contre les décisions du maître: ce Dieudonat, qu'on leur enlevait cruellement, c'était leur œuvre, prétendaient-ils, puisque Dieu l'avait fait à leur prière! En résistant aux volontés du souverain, ils avaient conscience d'obéir aux volontés célestes, qui rendent les hommes si forts contre leurs adversaires, et si fermes dans leurs idées. Ils se mutinèrent donc, et pour mieux témoigner de leur mécontentement, ils accrochèrent à des arbres les collecteurs de l'impôt. A vrai dire, ces modestes fonctionnaires n'étaient pour rien dans le litige, mais leur mission ici-bas consiste tout spécialement à n'être aimés de personne, en temps de paix, et à être pendus tout de suite, en temps de troubles: c'est pourquoi les monarques considèrent à juste titre que ces sortes d'exécutions sont une insulte à leur propre personne bien plus qu'un préjudice à celle de leurs commis. Hardouin-le-Juste se fâcha de plus en plus fort, et mit son point d'honneur à venger son prestige; cette vengeance comporta des pendaisons nouvelles, et les choses allèrent de mal en pis.

Elles allaient d'autant plus mal que le Bâtard s'appliquait méchamment à entretenir le courroux dans l'âme de son père: il lui montait la tête, comme on a coutume de dire chez les petits bourgeois, bien que ce résultat soit plus particulièrement aisé à obtenir chez les puissants de la terre qui déjà, par habitude, portent la tête haute.

Depuis les derniers événements, Ludovic était exécré plus qu'autrefois, car on devinait le rôle de son influence. Mais l'inimitié des braves gens lui valait la sympathie des braves: écorcheurs et routiers réclamaient ce capitaine aventureux, avec qui on battrait campagne; des vivats lancés en son honneur sortaient, la nuit, des cabarets; sa gloire s'écrivait sur les murs, au charbon ou à la pointe du poignard. L'ambition créait un parti, la peur en constituait un autre, les groupes se formaient, et les subdivisions dans les groupes, avec des controverses, des querelles, pour cela, pour ceci. Les uns voulaient asseoir Dieudonat sur le trône, sans délai; les autres préféraient attendre que le Duc fût retombé malade et enterré; d'autres ne voulaient rien du tout, mais péroraient quand même. On discutait, on disputait, la discorde se mit partout, le potentat ne décolérait plus, et l'existence cessa d'être tenable dans ce pays naguère si heureux.

Ludovic jugea le moment opportun pour supprimer définitivement son frère.

—Toujours il en ira de la sorte, dit-il, tant que les mauvaises têtes auront un chef tout-puissant.

Le monarque gronda:

—Tout-puissant? Nul autre que moi n'a de puissance, ici!

—Je ne voudrais pas inquiéter Votre Seigneurie, mais il est prudent de concevoir les plus sérieuses appréhensions, maintenant que votre second fils connaît le pouvoir surnaturel dont il dispose, pour votre malheur.

—Il le connaît! Qui ose dire qu'il le connaît?

—Moi, et je ne le répète que par grand amour de mon père, et je ne l'affirme qu'avec certitude; mes renseignements sont précis.

—Les moines ont juré sur leur tête de ne révéler rien!

—Ils ont pu oublier leur serment, au bout de huit années, et peut-être ont-ils trop compté sur votre mort qu'on annonçait; la vérité est que l'ambitieux félon use quotidiennement de sa magie pour guérir des marmiteux et laver des marmites; il en peut user aussi bien contre votre sceptre ou vos jours: vous êtes à sa merci. Quelque chagrin que je puisse éprouver si je trouble votre repos, je remplis un devoir en vous avertissant.

Le Duc, furieux, s'écria:

—On oublie donc que je m'appelle le Juste et que je fais justice? Je les avais prévenus, ces moines! Tant pis pour eux, s'ils ont voulu leur sort!

Le soir même, une troupe partit, avec ordre d'occuper le couvent, de le raser et de tuer tout.

Quand les gens d'armes arrivèrent, au milieu de la nuit, Dieudonat, enfermé dans sa cellule, dormait le vigoureux sommeil de ses vingt ans; tout d'abord, il n'entendit rien du tumulte; les routiers, pour être bien sûrs que le Prince ne leur échapperait sous aucun déguisement, égorgeaient tout le monde; cette besogne durait depuis une demi-heure, lorsque Onésime, qui vivait encore et qui continuait à avoir les meilleures intentions, se chargea d'indiquer aux tueurs la retraite de celui qu'ils cherchaient.

Il accourut contre la porte close et, en la cognant, il criait à son ami:

—Sauve-toi, Dieudonat! On nous tue!

Les assassins arrivaient derrière lui.

—Tue! Tue! Le Prince est là!

Ils abattirent le pauvre Zime à coups de hache sur le crâne et brisèrent la porte avec les mêmes outils; du sang et des cheveux courts entrèrent par les fentes; le prince fut éclaboussé au visage. Hésiterait-il, en de telles circonstances, à user de son pouvoir magique? Il ordonna:

—Que ce massacre cesse! Amen!

Instantanément, le massacre cessa. Mais la porte croulait; les hommes se ruèrent dans la cellule, à la lueur des torches, et reconnurent leur proie.

—C'est lui! Tue! Tue!

Alors, un fait étrange se produisit: ces brigands pouvaient bien crier encore, mais ils ne pouvaient plus tuer; tout en hurlant avec fureur, ils se rangeaient tranquillement, en demi-cercle, derrière le Prince; sans qu'une seule main se levât sur lui, ils le poignardaient de regards farouches, et leurs armes pendaient au bout de leurs bras immobiles.

Dieudonat, sans se soucier d'eux, s'était jeté sur le cadavre d'Onésime et il l'embrassait en pleurant; il entendit les guerriers qui ricanaient derrière lui, et la colère qu'un autre eût ressentie fut dans son âme une immense pitié pour la victime et les bourreaux. Il se tourna doucement vers les égorgeurs et demanda:

—Pourquoi avez-vous tué cet enfant qui n'a jamais fait aucun mal?

—Ordre du Duc et de Ludovic: nous tuons tout!

—Pourquoi le Duc mon père a-t-il donné cet ordre?

—Pour te supprimer, toi, et ceux qui conspirent avec toi!

—Alors, pourquoi ne me frappez-vous point?

Les soldats s'entre-regardaient d'un air stupide, et chacun d'eux attendait qu'un autre expliquât la raison qui empêchait leurs actes d'être d'accord avec leur volonté; faute de mieux, ils recoururent à une sorte de rire qui expliquait au moins leur embarras.

—Avez-vous donc cessé de me haïr, depuis que vous m'avez trouvé?

—Nous te haïssons! Nous sommes les amis de Ludovic!

—Et vous voulez ma mort?

—Oui, oui! A mort, le Présomptif! A mort!

Ils s'agitaient en braillant, avec des visages féroces, et leurs haches ensanglantées continuaient à frémir inutilement dans leurs poings.

Le moine leva les yeux au ciel:

—O Dieu, mon Dieu, de quel triste pouvoir avez-vous muni le faiseur de miracles, auquel on n'obéit que malgré soi, qui peut tout sur les gestes, et rien sur les pensées? Je commande à la matière et les âmes m'échappent! Mais votre leçon n'est que trop intelligible, Seigneur, et je ne l'oublierai pas, car je viens d'apprendre que les hommes, si brutes ou ineptes soient-ils, tiennent à leurs idées plus qu'à nulle autre chose, et qu'ils consentiront à tout, hormis à renoncer la forme de sottise ou de méchanceté qu'ils ont au for intérieur, et qu'ils veulent inviolable, parce qu'elle est leur âme même, c'est-à-dire leur raison d'être.

Les mercenaires comprirent vaguement que cette harangue tendait à les traiter de sots et de méchants, voire de brutes; ils s'en offusquèrent; ils désiraient beaucoup décapiter l'orateur, au risque de faire en ce bas monde et d'envoyer dans l'autre un martyr de plus. Mais leurs muscles persistaient à leur refuser la satisfaction de cette fantaisie. Pour se consoler, ils vociféraient:

—Vive Ludovic! Ludovic sur le trône! Au gibet, Dieudonat, et ceux qui conspirent avec lui!

Le Prince passa devant eux. Pour sortir de sa cellule, il dut enjamber le corps de celui qui, durant des mois, avait été le compagnon de ses travaux et de sa quiétude; il vit sur les dalles l'innocente cervelle qui n'avait pensé à rien, jamais, et que pourtant on avait ouverte; il sentit son cœur se soulever, fit un signe de croix, et se tournant vers les hommes d'armes, il sentencia:

—Vous ne tuerez plus jamais; je le souhaite. Ainsi soit-il.

Puis, dans l'ombre du corridor, il s'en alla, sans considérer qu'il venait de priver ces braves gens de leur unique gagne-pain; on ne saurait penser à tout, alors même qu'on est supérieurement doué.

Les brigands s'en rendirent mieux compte, malgré leur courte intelligence. Par compensation du tort qu'on leur faisait, ils se mirent à piller le couvent, puisqu'on ne leur avait interdit que le meurtre; ils découvrirent le Prieur, auquel ils arrachèrent par tortures le secret des trésors cachés, tout en ayant grand soin de ne pas le faire périr sur le chevalet. Ce jeu de patience, d'ailleurs, parut les amuser considérablement. Le digne abbé avait beau supplier:

—Tuez-moi, par charité! Achevez-moi!

—C'est défendu.

Lorsqu'ils le virent dûment estropié pour le reste de ses jours et de ses nuits, ils le transportèrent avec précaution, mais sans douceur, dans le jardin du cloître: après quoi, ils mirent le feu au couvent, ce qui ne leur était interdit par personne, et ils se retirèrent chargés de butin, or et orfrois, orfèvreries, vases sacrés et tissus précieux, toutes choses qu'on avait coutume d'emporter, en ces âges de piété profonde, après chaque descente militaire dans une maison religieuse.

Pendant ce temps, l'héritier s'éloignait à travers la campagne.

—Avant toutes choses, il faut délivrer le couvent de ma dangereuse présence.

Ne connaissant point le pays, il marchait au hasard, en suivant un sentier pierreux qui montait à travers un grand bois.

Après qu'il eut cheminé sous la voûte des arbres pendant plus de deux heures, il atteignit le plateau qui dominait la montagne; sur cette hauteur, les branches étaient moins touffues et le voyageur put apercevoir au-dessus de sa tête le ciel teinté de rose; il pensa que le soleil allait se lever et c'est pourquoi, avant de redescendre l'autre versant de la montagne, il souhaita regarder encore les lieux qu'il avait habités, pour les saluer d'un adieu. Il escalada la roche et se retourna vers la plaine. Horreur! En place de l'aube qu'il croyait voir à l'horizon, un immense foyer flambait, jaune et rouge, par-delà le dôme bleu de la forêt.

—Le couvent brûle! Ils ont mis le feu au couvent! Flammes, éteignez-vous! Je le veux, je l'ordonne!

Les flammes s'apaisèrent à son ordre, et lui s'affala sur la roche; il sanglotait dans ses mains, redressant la tête par minutes pour voir diminuer le feu.

—Hélas! l'église inachevée dont j'admirais la brave ascension, qu'en reste-t-il? Et de la bibliothèque où s'entassait toute la pensée des siècles, et de la cellule où la misère de notre esprit s'est révélée à moi, et des cuisines où j'ai appris à connaître le bienfait d'un travail manuel, que reste-t-il?

Des flammèches et des étincelles s'élançaient toujours du brasier, et tourbillonnaient en nuées; sur le ciel qui commençait à pâlir du côté de l'Orient, des torsades de fumée opaque s'enroulaient dans la brise et fuyaient avec elle.

—En lumières, les livres s'envolent! En ténèbres, les livres planent! Les feuillets noircis sont oiseaux! Les grandes idées sont nuages! C'est de l'effort accumulé que le vent charrie sur ma tête et qui va retomber en poussière, disséminée aux quatre coins du monde! C'est de la pensée en cendres, bonne désormais à salir un brin d'herbe! O néant, néant de l'effort!

Dans la nuit finissante, le moine eut froid et grelotta. Enfin, le soleil parut; les flammes qui achevaient de mourir, clartés de tout à l'heure, devinrent obscures sous le resplendissement des rayons qui doraient la campagne.

—Oui, oui, c'est dit! La pensée de l'homme n'est une lueur que pour la nuit; mais quand le plein jour tombe sur elle, elle n'est plus qu'un brouillard terne.

Il se leva.

—Cette leçon-là aussi, je la comprends, mon Dieu, et je sais où aller.

Une âme exaltée l'inspirait. Tout debout sur la cime, dans sa robe de bure, il étendit les bras et sa silhouette aux larges manches se découpa au milieu du ciel matinal, comme celle d'un aigle qui va prendre son vol.

D'un dernier regard, il embrassa le pays qu'il allait quitter pour toujours; le couvent n'était plus qu'un monceau de charbons d'où s'échappaient des bouffées rousses.

—Adieu, maison! Tu fus une demeure paisible: voilà ce que les hommes font de la paix d'autrui...

Il battait l'air de ses deux mains ouvertes et humait l'odeur des charbons.

—La paix d'autrui, voilà ce que j'en fais moi-même! J'apporte le désastre chez ceux qui me recueillent, et pour cela, mon Dieu, il suffit que je diffère de vos autres enfants par ma naissance et par vos dons. Le malheur s'attache à celui qui ne ressemble pas à tous; il est nuisible à son insu! Des ruines se sont faites en moi, pendant que j'étudiais dans les livres, et des ruines autour de moi, pendant que j'épluchais les carottes. L'être d'exception ne peut vivre qu'en solitude! Conduisez-moi dans le désert, mon Dieu, et permettez que je n'analyse plus rien, puisque l'analyse m'égare. Pour que je vive en paix, faites que je redevienne simple, et pour que je cesse de nuire, faites que je demeure seul!

Ses bras retombèrent, sa tête s'inclina vers sa poitrine, et celui qui, tout à l'heure, semblait prendre son essor, comme un aigle, s'abattit sur les genoux, comme un homme.


X

DIEUDONAT REFUSE DE SE CROIRE INDISPENSABLE

Tout porte à croire qu'il pleura, car il était sentimental; enfin, il se leva, et descendit le versant opposé de la roche.

—Où irai-je? Peu importe, pourvu que je quitte le royaume de mon père!

De nouveau, il marcha sous bois, pendant des heures. Au sortir de la forêt, il se trouva sur une colline, dernier contrefort des montagnes; devant lui se déroulaient d'immenses plaines. Il avait plu, dans ce pays, et le vent sentait bon.

—N'est-ce pas ici la frontière?

Il se croyait loin, mais jamais on n'est aussi loin que l'on pense des choses qu'on voudrait éviter. En bas du coteau, une nichée de toitures était douillettement blottie dans un nid de vergers, et l'église, au milieu, se haussait pour veiller, comme la mère des maisons. Il admirait le recueillement de cet endroit joli, lorsqu'il en vit sortir une troupe d'hommes qui grouillaient avec animation, et qui accoururent vers lui.

Ces paysans étaient armés de faux, de socs de charrues, de fléaux, et avec la même fureur que le proscrit avait déjà vue aux soldats de son frère, ils criaient les mêmes menaces, où le nom seul était changé:

—A mort, Ludovic! A mort!

Un citadin, mieux vêtu, marchait à leur tête: ils rejoignirent le moine, l'entourèrent, et tous lui parlaient à la fois:

—Vous arrivez de la Fortunade? Le couvent est en feu? Vous avez traversé la forêt? N'avez-vous pas rencontré Dieudonat? Ses ennemis le cherchent pour le tuer!

—Je sais.

—Il n'est pas mort?

—Non.

—Vive Dieudonat! Nous le ferons Duc! Nous le ferons Roi! On pendra Ludovic et ceux qui conspirent avec lui! Nous trouverons notre Dieudonat et nous l'assiérons sur le trône!

—Braves gens, dit le Prince, je connais celui que vous cherchez, et il ne désire pas qu'on égorge en son nom. Vous devriez rentrer chez vous en paix. Ce Dieudonat ne veut être ni Roi ni Duc.

Alors, le citadin, homme de petite taille et de grande verbosité, qui était venu de la ville pour exciter les ruraux, s'avança contre le moine, et lui parla sous les narines: il avait levé le bras droit et son apostrophe fut violente. Elle commençait par ces mots:

«Tonsuré, d'où viens-tu et de quoi te mêles-tu?» Cette première partie du discours, entièrement consacrée à l'ironie et à l'injure, égaya l'auditoire; la seconde partie, consacrée à l'éloquence, débutait par ces autres mots: «Et vous tous qu'on opprime!» Les deux parties ensemble tendaient à démontrer que Dieudonat était indispensable au bonheur du pays. La péroraison concluait:

—Par sa rare intelligence, par ses hautes vertus, par tous les dons qu'il a reçus du ciel et les trésors de science qu'il a conquis lui-même, au cours de ces neuf années laborieuses, par la simplicité de sa vie qui connaît la misère, il est l'élu, le seul, le vrai, et celui qu'il nous faut!

—Oui! oui! Nous voulons Dieudonat! Le Duc des pauvres gens! Vive le nouveau Duc!

—Ce moine a menti en disant que Dieudonat refuse le trône. Dieudonat est mon ami, et je sais ce qu'il pense. Il m'envoie vers vous pour vous dire qu'il est avec vous et pour vous, parce qu'il est à vous!

—Oui! oui! A nous!

—Ce moine n'est qu'un agent secret, payé par les ennemis du peuple. On veut tromper le peuple! Vous prêterez-vous à ces menées? Hésiterez-vous dans votre œuvre, bons citoyens dévoués à la justice et à la vérité? Renoncerez-vous à vos légitimes revendications, et tolérerez-vous qu'on entrave la marche du progrès?

—Non! non! Pas d'entraves! A bas le moine! Vive Dieudonat!

—Celui que nous voulons sera le bienfaiteur du monde, et nul bonheur n'est possible sans lui. Vive Dieudonat l'Indispensable!

Un hourrah frénétique emplit le paysage; le prince attendit patiemment que cette colère d'amour fût apaisée un peu, et lorsqu'il crut pouvoir se faire entendre, il l'essaya:

—De grâce, mes amis, puisque vous êtes mes amis, permettez-moi d'attirer votre attention sur quelques erreurs susceptibles d'en entraîner de plus graves. Ce gentilhomme vous déclare qu'il est l'envoyé de Dieudonat, et je ne veux pas le démentir; mais il a décerné au prince des éloges qui ne sont pas, je crois, tout à fait mérités.

—Assez! A bas le moine! Eh! vendu!

—Souffrez que je poursuive, mes chers cousins, et que je tente de vous exposer les éléments de votre erreur.

—Pas d'erreur! Vive le Duc du Peuple!

—En admettant que je sois doué du vaste savoir et des vertus qu'on a bien voulu vous dépeindre, cela n'impliquerait point...

—Il ne s'agit pas de toi, moine, mais de l'Indispensable Dieudonat! Entends-tu bien? l'In-dis-pen-sable!

—Il s'agit de tous les hommes, et il n'y en a pas d'indispensable. Je tiens beaucoup à vous le dire: les plus puissants génies, et ceux-là mêmes qui ont poussé la puissance jusqu'à être, comme vous dites, bienfaiteurs de l'humanité, en la dotant de quelque révélation qui transforme la face du monde, ne sont guère plus indispensables que les autres: s'ils n'étaient pas nés, croyez bien que d'autres seraient nés à leur place, pour faire ou dire la même chose, car ce qui est nécessaire à la marche du monde, ce n'est pas l'individu, mais l'acte, et quand l'acte est devenu possible, du même coup il devient nécessaire. Nécessaire! Et par là, comprenez qu'il devra se produire, quel que soit l'organe employé pour sa production. Tout progrès est un total qui se réalise à son heure: rien n'empêchera cette réalisation quand l'heure en est venue; les êtres de génie sont ceux en qui se manifeste non pas leur propre force, mais celle de leur race et de leur époque; ils totalisent et ils expriment, condensateurs de la possibilité humaine, et cette possibilité, ou capacité, les engendre spontanément par la logique même de son évolution normale.

—C'est un fou: on ne comprend rien.

—Kepler et Newton, aux temps de Charlemagne, d'Harold ou de Richard, n'auraient manié que la hache du bûcheron ou du soldat; mais le siècle où ils naquirent fut exactement celui où pouvaient naître de tels hommes, et s'ils étaient morts au berceau, leur œuvre n'en eût pas moins été conduite à bien et retardée à peine; cinq ou vingt ans plus tard, leur idée aurait apparu sous la signature d'un autre, parce qu'au jour de leur naissance, cette idée-là était enfin devenue accessible au génie des hommes.

—Il est comique!

Les paysans écoutaient, bouche bée, interloqués, et ne sachant s'ils devaient rire ou se fâcher; pour connaître leur intention, ils interrogeaient des yeux l'agitateur public, qui donna le ton en éclatant de rire. Tout le monde éclata de rire.

Le citadin se rapprocha du prince, lui posa la main sur l'épaule, assez doucement, et, en lui tapotant la clavicule, il dit sans éloquence:

—Mon vieux, tu nous la bailles belle, hein? Tu es un loustic. Satané farceur, va! Je ne t'en veux pas. Mais il ne faudrait pas te moquer de nous plus longtemps. Je ne me soucie ni du Kepler, ni du Newton, ni de savoir s'ils sont nés ou à naître, mais je sais que tu nous fais perdre notre temps, et que le temps presse. En avant, les amis! Allons retrouver Dieudonat!

La foule, en brandissant ses armes, ordonna: «En avant!»

—Je vous supplie d'arrêter! Je suis Dieudonat!

—La paix, fou! Assez! Au cabanon!

—Je suis ce prince, vous dis-je, et je ne veux être ni roi ni duc! Vous ne tuerez pas en mon nom!

Il avait saisi un des hommes par le bord de sa cotte, et il se cramponnait. Un coup de pied en plein ventre l'envoya rouler dans la boue du fossé.

—Voilà pour toi, eh! Dieudonat!

Un grand rire salua sa chute, et la bande, remise en belle humeur, s'éloigna en chantant des couplets de bataille.

Encore sur son derrière, le prince leva les deux mains:

—Je vous défends de tuer. Amen!

Mais les gaillards s'en allaient vers leur but, sans savoir que ce but venait d'être interdit. Ils s'enfoncèrent dans le bois, et leur élu cessa de les voir; les chants n'arrivaient à lui que tamisés par le rideau des feuilles et des branches, puis ils s'assourdirent encore; il n'entendit plus rien; de nouveau, il était seul.

—Assurément, non, je ne serai pas le Roi de ces hommes, et je comprends de moins en moins comment je pourrais les conduire, puisqu'il n'y a rien de commun entre eux et moi. J'irai si loin d'eux qu'ils ne me retrouveront jamais.

Il se remit en route et il entra tout seul dans l'inconnu.


XI

IL RENCONTRE, AU COIN D'UN BOIS, LES DEUX SOUVERAINS DE CE MONDE

Il s'en allait à travers les campagnes, droit devant lui, sans savoir où et insoucieux de le savoir, ne souhaitant que d'aller plus loin, encore plus loin, dans des pays où nul ne connaîtrait son nom.

—On ne tuera pas en mon nom.

Il s'enfuyait par charité; il marchait chaque jour et tout le jour, ne s'arrêtant que lorsqu'il était à bout de forces, et même alors reprenant la lutte contre sa fatigue pour avancer en dépit d'elle.

—Chaque pas que je fais sauve une existence, peut-être...

Il évitait de son mieux la rencontre des gens, par appréhension de leur nuire sans le vouloir; lorsqu'un passant lui imposait sa compagnie, il la subissait avec politesse, et le moins longtemps possible.

Or, un jour, il vit, sur le bord de la route, un homme assis qui se levait à son approche et qui venait à lui d'un air dégagé, en le saluant de la main; l'inconnu était jeune, d'agréable figure, et portait avec élégance des habits autrefois somptueux mais dépréciés par les trous; il portait aussi des éperons, bien qu'il n'eût pas de cheval, et son pas foulait le sol avec tant de certitude, son visage exprimait une affabilité si bienveillante, son geste s'ouvrait avec une courtoisie tellement hospitalière, que Dieudonat ne pouvait hésiter:

—Celui-ci, pensa-t-il, est le seigneur du pays, ou tout au moins son fils. Sa mise me paraît un peu négligée, mais pour aborder les passants avec cette autorité-là, il faut être chez soi.

Aussitôt, il décida, dans le fond de son cœur, de refuser l'hospitalité qu'on allait lui offrir. Dans le même instant, le jeune homme s'écriait:

—Sire moine, je vous salue! Bénissez-moi, mon père. Je suis votre humble serviteur. L'après-midi est beau et c'est un plaisir de marcher. Me permettrez-vous de solliciter la grâce de votre compagnie?

Il parlait alertement, avec la rapidité d'un homme qui pose les questions sans vouloir de réponse, ponctuant ses phrases d'un sourire des yeux et reprenant haleine dans un sourire de la bouche.

—Pardieu, sire moine, je m'étais arrêté ici pour ramasser des fraises: les fraises des bois sont exquises. Où vous rendez-vous de ce pas?

—Ailleurs.

—Tout comme moi! Nous ferons route ensemble et j'en serai ravi! Les lieues sont de moitié moins longues lorsqu'on se met deux à les faire. Votre santé, je pense, est bonne?

—Je vous remercie.

—Excellente? Comme la mienne! Je m'en doutais, rien qu'à vous voir. Vous regagnez votre couvent?

—Oh non!

—La ville, comme moi? Parfait! Non? Tant pis! Du moins, vous avez dit le mot juste, mon père, il faut aller ailleurs, ailleurs!... Ailleurs!

—Je le crois.

—J'en suis sûr! C'est une région pleine d'avenir, ailleurs! Ailleurs est la terre promise, et vous voyez en moi un homme bien décidé à ne s'arrêter qu'ailleurs.

—Vous n'êtes donc pas le baron de ce pays?

—Ce pays de sauvages, de rustres, de manants! Baron de ce pays? Non, certes, je vaux mieux: vicomte d'Avatar, Gontran, pour vous servir, gentilhomme qui va cherchant fortune, et qui la trouvera, mon père, et qui la veut meilleure que parmi ces vilains! Je périrais d'ennui avant six mois, dans ce décor montagnard de précipices et de sapins! Je n'aime pas les précipices. C'est le boulevard des capitales et la splendeur des cours royales qu'il faut à mon activité, à mes moyens, je n'ose dire à mes mérites.

—Osez, monsieur.

—Oui-da, oui! Vous avez raison, sire moine, et quiconque veut parvenir ne doit pas craindre d'affirmer ce qu'il vaut. Quel ami convaincu dirait du bien de moi, si ce n'était d'abord moi-même?

Sur ce, et sans désemparer, il exposa ses titres à l'admiration: ils étaient en si grand nombre et de natures si diverses que, au seul bruit de leur défilé, le bon moine fut pris tout d'abord de stupeur et bientôt d'engourdissement.

—Ce doit être là, pensait-il, ce qu'on appelle un homme brillant; en somme, cette faculté-là n'est point à dédaigner, car elle procède de Dieu aussi bien que les autres, et, pour ce qui est des hommes, il se pourrait fort bien qu'elle sût les conquérir un peu mieux que toute autre.

Soudain, un inquiétant frisson remua sous les branches, à droite et à gauche du chemin: des têtes sinistres apparurent; des êtres qui rampaient sortirent des taillis, hirsutes, en guenilles, armés jusqu'aux cheveux, et vinrent se ranger en cercle autour des deux voyageurs, silencieusement. Leur silence, d'ailleurs, était fort expressif, et il s'accompagnait de gestes incapables de laisser aucun doute sur les intentions de cette petite armée. En effet, Dieudonat et Gontran avaient été tout d'abord saisis à la gorge et des mains les fouillaient; déjà le vicomte devenait plus blanc que son linge, et le moine faiseur de miracles se hâtait de réfléchir, avant de perdre complètement haleine:

—Nous sauverai-je? Ce jeune fat, si je ne me trompe, est une créature inutile, et je suis, quant à moi, une créature néfaste; sauf erreur, j'inclinerais à croire qu'on peut nous supprimer sans nul inconvénient. Mais, ai-je le droit de laisser un meurtre s'accomplir, quand je peux l'empêcher? Holà! Oh! Ne tuez pas! Ainsi soit-il!

Aussitôt, le chef des brigands surgit au revers du fossé; il vit la scène et, d'un coup de voix, il arrêta les décès imminents:

—La paix à ces gueux! Vous n'en tireriez que le souffle! N'ai-je pas défendu, faucons niais, de s'abattre sur le gibier qui ne rendra ni poil ni plume? A bas les griffes!

Les poignes s'ouvrirent et Dieudonat pensa:

—Voilà un bandit bien respectable, qui répugne aux méfaits de médiocre rapport.

Mais le capitaine des voleurs avisait le vicomte et s'écriait avec un large rire:

—Eh! Gontran-le-Coquin, est-ce toi? La sotte prise que mes gens faisaient là!

—Ruprecht-le-Camard!

—Par les cornes du grand Diable, j'arrive à point pour te sauver la peau, et ta peau, j'imagine, est le meilleur de toi!

Gontran se rajustait et ne protesta point.

—Vive tout! reprit le capitaine, tu t'encapuchonnes, mon gaillard, et te voilà flanqué d'un confesseur? Bon, bon, ne t'en défends pas! J'aime les moines quand ils sont gras: je vous engraisserai, mon père, et, puisque je vous tiens pour une heure, vous partagerez mon brouet, et les vins dont je l'arrose. Ne refusez pas! Quiconque déjeune avec Gontran peut bien souper avec Ruprecht. Et vous serez libre après boire. En route!

La désobéissance n'eût pas été de mise. Le Prince en rupture de trône se résigna tranquillement et suivit la marche; le capitaine avait pris par le bras son joli camarade et l'entraînait sous bois; à les entendre deviser, en échangeant des souvenirs, Dieudonat put apprendre que naguère ils travaillaient ensemble à l'Université, que ni l'un ni l'autre n'avaient eu de goût pour l'étude, et que tous deux étaient partis vers l'aventure, chacun par une voie. Ils en riaient, éprouvant du plaisir à se retrouver par hasard; mais l'allégresse du vicomte restait empreinte d'une correction tout à fait aristocratique, et celle du routier s'exprimait avec une brutale exubérance.

—Par le sang bleu! La fête serait complète, et notre vieux trio se reformerait pour un soir, si nous avions ici, en place de ce moine lugubre, Calame-le-Calamiteux, qui composait de si beaux poèmes!

Ils arrivèrent auprès d'une gorge escarpée; un torrent grondait tout au fond; sur la pente du ravin, à quinze pieds au-dessous du bord, un trou s'ouvrait entre les roches, derrière un rideau de houx.

—Voilà mon gîte!

On descendit. La caverne des brigands était semblable à toutes les cavernes de brigands décrites dans les livres: asile successif des troglodytes chasseurs d'ours, des Bagaudes traqués et des Gaulois vaincus, elle abritait maintenant les routiers, et des foyers de misère humaine avaient enfumé ses parois, pendant des centaines de siècles.

Dieudonat, qui s'intéressait à toutes gens et toutes choses, entra sans déplaisir: du même coup, il faisait là son entrée dans le monde, et elle ne laissait pas d'être un peu symbolique. Au sortir d'une adolescence cloîtrée, il allait prendre son premier contact avec des êtres libres de toute entrave religieuse ou sociale, et il voyait de l'Homme pour la première fois.

Il inspecta le décor, pendant qu'un serviteur bandit dressait en hâte le couvert; cette large brute portait un surcot de dame, fourré de vair, trop étroit pour ses épaules, et qu'il avait fendu avant de l'endosser; à part l'étrangeté de cet accoutrement, le paillard ne différait pas outre mesure des honnêtes cultivateurs qu'on aperçoit dans les labours; il n'était ni plus ni moins sale, et ses yeux sans férocité, sous leur broussaille de sourcils, traduisaient une âme canine. Tout comme ceux d'un chien, en effet, on eût dit qu'ils voulaient parler et qu'ils ne pouvaient pas; ils examinaient le moine à la dérobée, mais avec une persistance qui ne fut pas sans gêner Dieudonat, peu accoutumé aux regards.

Le brigand tournait alentour, s'attardait, revenait; enfin, profitant d'une minute où son capitaine emmenait Gontran au cellier, il se pencha sur la table, et tout en affectant de remuer les gobelets ou les écuelles, il dit:

—Vous ne voudriez pas venir dans un coin avec moi, avant de souper?

—Dans un coin? Avant de souper?

—Oui, parce que, après, vous serez saoul, comme de juste, ou peut-être même assommé: notre capitaine a le vin mauvais.

—Ah?

—Très mauvais. Mais moi, j'aurais bien été à confesse, pendant qu'on vous tient. J'en ai à dire, vous pensez! Vous me donneriez une petite absolution, d'un tour de main. Vous voulez?

—Je n'ai pas reçu les ordres; j'étais un aide de cuisine.

—Tant pis. Ça m'aurait fait bon. Dans le métier, on ne sait ni qui vit ni qui meurt, et si on fait le saut, moins on doit rendre compte, mieux ça vaut, pas vrai?

—Changez de métier.

—Eh! vous en parlez à votre aise. Il faut vivre, hein?

Cette idée de laver une conscience, comme on lave du linge, en vue de la remettre aussitôt en usage, parut quelque peu saugrenue au philosophe que son exil avait maintenu jusqu'alors dans l'ignorance des combinaisons pratiques: il crut avoir rencontré un cas exceptionnel, et il s'en amusait au fond de lui. Mais bien d'autres révélations se préparaient à l'étonner.

Ruprecht-le-Camard et Gontran-le-Coquin revenaient, chargés de victuailles: ils avaient décroché de la voûte les viandes salées qui font boire, et tiré du bon coin les bouteilles poudreuses qui font rire. Ils en riaient d'avance; le lieutenant des routiers interpella son chef:

—Avant les gobelets, capitaine, le mot de passe, pour la nuit?

—«Hors du monde!»

—Belle devise pour toi, cria Gontran qui s'esclaffait, et mauvaise pour moi!

Les deux amis s'assirent; le moine dut les imiter et prit le troisième escabeau. Immédiatement, les espèces solides et liquides qui encombraient la table commencèrent à disparaître, et chacun s'évertuait à en cacher le plus possible; un bruit de mâchoires et de tasses sonnait sans discontinuer. Dieudonat admirait l'énergie de ces appétits sonores: il regardait, écoutait, mangeait du bout des dents, buvait du bord des lèvres, et se leva enfin pour aller quérir une cruche.

—Un coup de vin, sire moine, à la santé de notre absent: je bois à l'immortel Calame!

Le moine, obéissant, trinqua. Ruprecht attaquait les vins rouges, Gontran préférait les vins blancs, et promptement leurs langues se délièrent, en évoquant les jours passés.

—Te rappelles-tu, un soir...?

Le passé aime l'odeur du vin: il monte dès qu'elle l'invite; dans les émanations de la table rougie, les souvenirs des deux compères s'élançaient en gaieté et tourbillonnaient en tapage, dansant leur sarabande autour du lumignon fumeux; en cette caverne qu'on aurait crue si éloignée de toute cité, les évocations de la rue accouraient à la file, et le souterrain se peupla d'anecdotes dans lesquelles grouillait une horde de créatures, tentation de saint Antoine où les diables étaient des gens. Sur fond de ténèbres, ces tableaux de la société absente, avivés de riches couleurs, se succédaient comme les images d'un livre d'heures très profanes: les sept péchés capitaux y eurent leur tour à l'envi, et chacun d'eux revenait dès qu'un autre lui laissait la place. Une immoralité joyeuse se démenait dans les récits, et la verve était si chaude que Dieudonat, en buvant de l'eau, devenait ivre, à entendre les propos du vin.

—Est-ce donc cela, le monde?

Quand les jeunes amis eurent vidé sept flacons, en l'honneur du passé, ils entamèrent l'avenir.

—Moi, criait Ruprecht, je suis pour l'action, tu sais! Homme d'action, moi! Toujours, j'ai été un homme d'action!

Pour prouver son dire, il assénait sur la table des coups de poing qui faisaient trembler tout. Sa face était congestionnée; ses prunelles provoquaient des contradicteurs invisibles.

—Il faudra qu'on le sache, et on le saura, que je suis un homme d'action, un homme! On parlera de moi, je te le promets! Veux-tu voir un autre Mercadier? Regarde-moi! J'aurai mon fief, comme Roger de Flor; mon manoir, comme Mérigot! L'Archiprêtre? Il ne me vaut pas. Non, mon vieux, il ne me vaut pas!

Renonçant à malmener la table, il martelait maintenant son propre torse, qui résonnait comme une autre caverne, plus formidable que la grande.

—On la verra, ma gloire! J'éclate de force, moi! Ma force est un droit. Vous entendez, le moine? Redites ça dans vos couvents. Annoncez-leur Ruprecht, qui va venir. Il vient, Ruprecht, et Ruprecht ne viendra qu'en maître! Les hommes sont lâches, tous les hommes sont des pleutres, et toi le premier, Gontran! Ils demandent à s'aplatir sous une botte, pourvu que la botte soit solide; ils me dégoûtent, les hommes! Je ne veux pas vivre avec eux, mais je daignerai marcher sur eux!

Dieudonat redoutait que le vicomte, accusé de pleutrerie, ne prît mal ce jugement et se fâchât; mais le gentilhomme souriait avec urbanité, et même sa condescendance semblait nuancée de dédain.

—Oui, mon bon, oui, tu es un brave, et moi je suis un habile: chacun fait sa vie comme il peut, et selon ses moyens; tous les moyens sont excellents; l'important est d'atteindre au but. J'y vais en douceur, moi, et si tu as la force, j'ai l'ingéniosité, qui vaut toutes les forces. Je suis très intelligent.

—Toi, le Coquin? Toi? Un bélître! Un ignare! A l'Université, tu étais le prince des cancres! L'homme intelligent, de nous trois, c'était Calame! Parlez-moi de Calame! Sur nous trois, il y avait deux hommes, moi et lui, moi la force et lui la pensée! Il était un cerveau, notre Calamiteux, mais toi, tu n'étais rien!

—A l'Université, eh! oui, je te l'accorde; mais nous ne sommes plus à l'école. Nous sommes dans le monde et tu nous parles du savoir quand je parle du savoir-faire. C'est tout différent, mon ami.

—Je paye de ma personne, moi! Je me dépense!

—Je dépenserai les autres, ce qui me permettra de n'être jamais chiche, et de faire largesse. Tu verras, mon ami; vous verrez, sire moine, qui de nous deux aura raison: je vous prends à témoin, et même à témoin de ma noce, car j'entends, vive Dieu! que vous assistiez à cette fête-là, puisqu'elle sera la première.

—Ah! fit le Prince, vous vous mariez, monsieur?

—Oui, certes!

Ruprecht ne haussa qu'une épaule; ses yeux ne fulguraient plus guère. Gontran ajouta:

—Oui, sire moine, j'ai opté pour le droit chemin, moi, parce que le droit chemin est le plus court chemin: je me marie.

—Bientôt?

—Pas avant quelques mois; un semestre, je pense, sera nécessaire pour aplanir plusieurs difficultés que j'entrevois: résistance du père, insuffisance momentanée de ma situation. Tout s'arrangera.

—La jeune fille vous attend?

—Vous l'avez dit! Elle m'attend, bien qu'elle m'ignore, tout comme je la cherche sans la connaître; car je suis catégoriquement résolu à l'épouser sans retard, mais il importe que tout d'abord je la découvre, et, pour cela, j'ai d'elle un signalement très précis: elle est riche, fort riche, jeune à moins qu'elle ne soit mûre, brune ou blonde et peut-être rousse, grande ou petite, jolie ou laide. Voilà son portrait, sire moine, de ressemblance frappante; si vous connaissez sa demeure, conduisez-moi, et, pour le surplus, je m'en charge: la mignonne m'adorera, car je saurai bien l'en convaincre. Besogne d'autant plus aisée que je ne prétends pas à l'amour éternel. Rien ne dure, mais tout a duré suffisamment, si l'on a su mener ses amours jusques à l'autel.

—Et ensuite?

—Ensuite? Advienne que pourra, cavalier! En selle pour la vie! Quand une femme m'aura mis le pied à l'étrier, je la tiendrai quitte du reste.

Le capitaine des brigands, affalé sur la table et les paupières à demi mortes, regardait son ami d'un œil trouble, en hochant la tête; à travers les poils et le vin de sa moustache, il grogna une injure dont le moine ne comprit pas le sens, n'ayant lu ce substantif que dans les précis d'ichtyologie. Gontran d'Avatar, au lieu de s'offusquer, battit des mains.

—J'en accepte l'augure, mon vieux, et, dans une couple d'années, je t'apprendrai par mon exemple ce que vaut le métier, quand il est professé par-devant Dieu et les notaires! Je serai bourgeois et juré, administrateur des sociétés financières, échevin et capitaliste, commandeur de Saint-Jacques! J'aurai mes valets, mes flatteurs, mes chasses, mes carrosses; j'offrirai des fêtes aux princes et des primes aux inventeurs; j'encouragerai les arts, les sciences, et la vertu; je serai considéré, mon cher, et considérable!

Ruprecht-le-Camard s'endormit sur son bras replié. Gontran-le-Coquin, que l'ivresse portait aux confidences, se rabattit sur le moine et lui développa ses projets pendant une heure encore; mais, tout à coup, il eut la sensation de parler devant un auditoire inutile, et de travailler sans profit; aussitôt, il se leva fort poliment, tendit la main droite, salua d'un brusque déclanchement de la nuque, sourit, montra ses blanches dents une dernière fois, et alla s'étendre sur une natte.

Dieudonat restait seul, debout au milieu de la salle.

—J'ai entendu, ce soir, les deux conquérants de la terre; mon Dieu, vous m'avez fait toucher du doigt les deux forces qui règnent sur ce monde: la Violence et l'Intrigue. Je ne suis pas né pour ce monde.

Le cœur lui battait dans le torse.

—Hors du monde! Hors du monde!

Il s'éloigna de la table, et, dans la vague lueur des torches, il se mit à marcher vers l'issue.

Une sentinelle l'arrêta:

—Qui vive! Où vas-tu?

—Hors du monde!

—Passe.

Il sortit du souterrain et fut ébloui de lumière.

Pourtant, le jour s'achevait; le soleil, disparu derrière les montagnes, cuivrait encore le ciel, mais, dans les profondeurs de la gorge, la nuit amassait déjà ses brumes bleues, et, de minute en minute, elle grimpait au long des roches abruptes. Là-haut, de petits arbres se dessinaient en dentelles; là-bas, d'autres se fondaient en nuées; une paix divine sacrait le paysage. Le croissant de la lune s'effila par-dessus les cimes. Alors, le Prince s'écria:

—O Nature! Nature! Devant toi, je rends grâces à Dieu qui m'a donné la vue; voir est la consolation d'entendre.



DEUXIÈME PARTIE

XII

L'ANACHORÈTE OBTIENT DES PETITES BÊTES ET DES GROSSES QUELQUES RENSEIGNEMENTS SUR LUI-MÊME

Après qu'il eut marché bien des jours à travers monts et plaines, il arriva dans une contrée magnifique et non moins sauvage; depuis une semaine, il n'avait rencontré homme ni femme.

—Ici je pourrai vivre sans être nuisible à personne; ici je pourrai méditer sans que le fruit de mes déductions contamine l'esprit des autres; ici je gagnerai une subsistance quotidienne, sans qu'il me soit nécessaire de recourir, comme les Gontran et les Ruprecht du monde, à la violence ou à l'intrigue; ici je ferai dans la paix mon bonheur pour cette vie, et mon salut pour l'autre.

Il s'installa dans une jolie grotte qu'il garnit de sable et de feuillages. Les instruments de travail lui manquaient, et aussi quelques ustensiles de nécessité primordiale; malgré la répugnance qu'il avait à user de son pouvoir magique, il ne pensa point forfaire en demandant au ciel de lui accorder les outils indispensables; il les eut aussitôt, et il se mit à l'ouvrage avec une grande joie.

—J'ai reconstitué le Paradis terrestre, le vrai, celui où l'homme, dans un site admirable, gagne sa nourriture à la sueur de tout son corps.

Il travaillait, priait, pensait, respirait l'air et regardait. Il ne souffrait nullement de la solitude, ayant découvert qu'elle n'existe pas: les montagnes désertes sont des endroits fort habités, beaucoup plus populeux et beaucoup plus vivants que les campagnes cultivées et même que les capitales; généralement, nous n'y prenons pas garde, et sans doute c'est par mépris; mais Dieudonat, moins fier qu'un homme, parce qu'il était plus qu'un homme ordinaire, prenait garde à toute créature.

Très vite il eut, parmi les bêtes, la sensation de séjourner parmi les gens; ses semblables, qu'il n'avait jusqu'alors connus que par la lecture, il les retrouvait ici dans la réalité, et il les reconnaissait; tous les modes de vivre en usage chez nous se renouvelaient au ras du sol et sous les branches: c'étaient des républiques de fourmis, des royaumes d'abeilles, des cités de cloportes, des insectes errants et cuirassés comme des chevaliers, des papillons vêtus comme des princes, des araignées embusquées dans leur forteresse de dentelle comme des barons dans leur tour, et des oiseaux plus ou moins poètes qui chantaient du matin au soir pour relayer ceux qui chantent du soir au matin. Il eut des amis. A l'aube, il recevait la visite des lapins et des biches, voire des cerfs et des sangliers; à midi, les lézards lézardaient autour de lui, et, dans le crépuscule, les loups venaient poliment lui souhaiter la bonne nuit; l'ours lui-même fréquentait volontiers les abords de son logis. Grosses bêtes et petites l'avaient promptement reconnu pour quelqu'un des leurs, et ne s'effrayaient plus de lui, car les animaux jouissent d'un instinct particulier qui leur désigne les hommes peu nuisibles; les plus craintives bestioles se laissaient caresser par lui, et il prenait un plaisir infiniment doux à cette confiance des faibles que nous pourrions broyer en refermant la main, qui le savent, et qui s'endorment quand même dans notre main.

Cependant, une chose le tracassait; dans cette fraternité universelle, il constatait une lacune, évidente, indéniable. Avec tout le monde, il vivait dans les meilleurs termes, mais, avec les insectes, impossible d'entrer en communications amicales! Pour sa part, il éprouvait à leur endroit une répulsion épidermique; il en avait peur un peu, sans savoir pourquoi; de leur côté, ils avaient l'air de ne pas le voir, et le traitaient comme un talus ou comme une fontaine: ils montaient sur lui, le chatouillaient de leur marche, pompaient parfois une goutte de sang, et se retiraient sans s'excuser ni saluer, quittant le paysage humain pour aller vers un autre. Toutes les gracieusetés qu'il risqua demeurèrent sans effet.

—Drôles de gens!

La science lui avait appris sur eux fort peu de choses, et leurs dimensions exiguës n'en permettaient guère l'étude; dans l'espoir de les mieux comprendre s'il les voyait plus nettement, il formula le souhait d'un verre biconvexe. Aussitôt, une loupe en éther comprimé lui tomba du ciel, toute sertie: c'était là un article de premier choix, grossissant les objets deux mille fois environ. Les insectes entrèrent dans le champ de la loupe miraculeuse.

—Hein?... Ah!... Oh!... Eh! ma foi, je comprends pourquoi ma peau en avait peur, et ma peau n'était pas si bête!

Dieudonat demeurait stupide devant cette fantasmagorie d'horreurs hétéroclites. En prenant des proportions de mammifères, ces êtres minuscules s'agitaient en cauchemars, si formidables que, par comparaison, les tigres et les alligators gagnaient un petit air d'inoffensives créatures. Des yeux lançaient l'épouvante, des gueules mâchaient la menace; des pinces et des tenailles, des scies et des râpes, des poignards et des vrilles, tout un arsenal de tortures, tous les instruments de la haine s'exerçaient sous le disque de verre avec une tranquillité métallique, et déployaient brillamment la force sans pitié de leur inconscience.

—Ils sont beaux, oui, vraiment, d'une atroce beauté, qui pourrait bien être celle des mauvais anges chus en l'enfer; on se croirait dans la Géhenne ou tout au moins sur une autre planète, s'il en existe quelque part, comme des savants le prétendent, ou encore dans les premiers jours de celle-ci, alors que l'exubérance d'un globe en parturition jetait des monstres pour assouvir sa furie d'inventer toujours et quand même. Le Créateur s'est amusé peut-être à ciseler en joyaux ces paradoxes de son génie, auxquels il a refusé l'honneur des dimensions normales. En tout cas, il convient de remercier Celui dont la sagesse et la bonté daignèrent interdire le développement de ces monstruosités imperceptibles qui terroriseraient toutes les espèces vivantes, si Dieu les avait faites à une échelle un peu plus grande. Dieu fait bien ce qu'il fait!

Mais cette affirmation ne lui procura que des contentements éphémères; au bout d'un temps assez court, des inquiétudes entamèrent un peu son admiration pour la prudence divine, et, malgré qu'il en eût, elles s'imposaient à mesure qu'il examinait chez les insectes, non plus seulement leurs armes, mais l'usage qu'ils en font.

Il découvrit des mœurs inouïes. Ces créatures vivaient dans un état permanent d'immoralité: douées de tous les vices, coutumières de tous les crimes, elles s'y complaisaient avec tant de candeur, que les Ruprecht et les Gontran, tigres et reptiles de la société humaine, apparaissaient à leur tour comme de petits saints. Certes, il n'y avait point là matière à déconcerter un chrétien, puisque les animaux sont dépourvus d'une âme immortelle et de toute notion sur le bien et le mal. L'ascète se contenta donc de hocher la tête, en déplorant des façons qu'il eût souhaitées différentes, mais qui étaient en somme telles que Dieu les a prescrites.

—Dieu sait bien ce qu'il fait!

Il en acquit la preuve quand une étude plus méthodique lui permit de constater que chaque espèce avait son vice en propre, bien caractérisé, et dont l'exercice était indispensable à l'existence même de l'individu et de l'espèce entière. Il dut constater que, très nettement, à tout être qui vit, une certaine forme du mal, ou de ce que nous appelons ainsi, s'impose comme une loi essentielle de sa race, et s'impose avec le caractère inéluctable d'une fatalité, contre laquelle les tentatives de désobéissance ne sont ni permises, ni possibles: il faut.

Dieudonat répondit:

—Dieu fait bien ce qu'il faut.

Mais pourquoi fallait-il?

—Parce que Dieu voulut.

—Pourquoi Dieu voulut-il?

Fort embarrassé d'avoir ramené ainsi au Créateur l'origine des perversités animales, l'entomologiste se demanda si, par hasard, il n'errait point en considérant comme des vices ce qui était des commandements divins.

—A ceux-là, ordre de faire; à nous, ordre de ne pas faire; et les deux volontés contradictoires émanent du Maître commun, c'est-à-dire d'un principe unique. Or, Dieu ne peut pas se contredire, puisqu'il est Dieu; et puisque je ne comprends pas, c'est donc que tout simplement je suis un imbécile: je le savais déjà.

La certitude de n'être point subtil n'a jamais empêché un homme d'entreprendre des besognes intellectuelles: Dieudonat fit tout comme un autre et résolut, pour l'honneur du bon Dieu, de découvrir, ou tout au moins de rechercher les bases d'une morale naturelle. A cette fin, il entreprit d'étudier avec précision, avec méthode, les mœurs et caractères, non seulement des insectes, mais de tous les animaux présents autour de lui; également, il surveilla les gestes des plantes, et ne fut pas très surpris de constater qu'elles possèdent, à un degré moindre, des sensations identiques à celles du règne animal, et des instincts, des volitions, des vices, ma foi!

—La Création est décidément fort complexe.

Ainsi engagé dans son essai sur la morale universelle, Dieudonat s'empêtrait et le travail n'avançait point. Chaque fois qu'il pensait avoir édifié une loi générale, basée sur des faits patents, d'autres faits tout aussi patents venaient la démolir en hâte, pour en proposer une nouvelle, absolument contraire.

—Ma parole, les bêtes me traitent exactement comme les philosophes; plus elles me renseignent, moins je comprends ce que j'apprends.

Il les apostrophait de questions:

—Pourquoi êtes-vous? Que voulez-vous? Que prouvez-vous? Dites-moi le mot de votre énigme pour que je voie clair en la mienne.

Les animaux s'étaient habitués aux propos de ce bipède qui parlait seul, et ne s'en souciaient pas plus que d'une autre chanson.

Or, un soir, tandis qu'il ratiocinait selon sa coutume, assis sur un caillou, en avant de la grotte, ses réflexions piteuses lui avaient incliné la tête vers le sol. Alors il remarqua, à gauche de son pied gauche, une blonde Araignée qui, mettant à profit l'émotion nuptiale, dévorait sournoisement son jeune époux sans que l'amoureux bronchât de son poste. Révolté par un tel abus de confiance, le moraliste détourna les yeux, et, dans le même instant, il vit, à droite de son pied droit, une Abeille qui, tout en buvant l'âme d'un bouton d'or, se laissait agripper l'arrière-train par une Guêpe, et celle-ci lui dévidait les viscères comme un écheveau embrouillé, pour grignoter plus à son aise ces méandres d'or où l'Abeille continuait tranquillement à envoyer du sucre; et la Guêpe, à son tour, était si attentionnée à ce repas vivant, qu'elle ne daignait même pas remarquer l'indiscrétion d'une Mante occupée d'autre part à lui ronger le ventre.

—Voilà qui est trop fort! Ils font la chaîne! Ils tolèrent qu'on les mange et n'ont pas l'air de s'en apercevoir, pourvu qu'ils alimentent leur pauvre petit corps!

Une Biche amoureuse qui passait avec grâce posa son fin sabot sur la Mante, et la Mante fut coupée en deux, sans que cet incident pût interrompre son festin ni les autres.

—Les insectes exagèrent, mon Dieu! Qu'on sacrifie ses jours à ses passions, je le concevrais à la rigueur. Mais que la mort, accompagnée de lents supplices, n'apparaisse plus que comme un détail dénué d'importance, devant le double appétit de la nourriture et de l'amour, c'est excessif, mon Dieu!

Les œuvres de chair se poursuivaient avec sérénité, en même temps que les agonies.

—Voyons, voyons... Cela est naturel, puisque cela existe dans la nature. Faisons la part de ces outrances et dégageons le principe: nourrir l'individu et perpétuer l'espèce, par ordre, telles sont les deux fins de la créature, et conséquemment sa morale. Les douleurs qui en peuvent résulter ne comptent point dans le total, c'est-à-dire dans l'univers, qui, par conséquent, ignorera la pitié et la cruauté, corollaires de ces souffrances. La pudeur ou l'impudeur, la pureté ou l'impureté, corollaires de l'amour, ne comptent pas davantage: rien n'est ni mauvais ni bon, tout est, et la mort n'est que la vie en fonction. Ai-je dit juste, ô mon Dieu, cette fois?

Aucune voix ne protesta: la brise berçait autour de lui les Clématites pendantes, les Reines-des-Prés érigées sur leurs tiges, et toutes faisaient: «Oui», en balançant leurs chevelures de parfums, au frôlement desquelles l'air du soir s'embaumait.

—La vie veut vivre, et voilà toute la morale d'une planète. En d'autres termes, le but de la vie, c'est la vie. J'ai rudement réfléchi pour en arriver à cette sublime trouvaille; dom Ambrosius la traiterait de pléonasme ou de battologie, et il n'aurait pas tort. Mais bah! cette loi-là a sur beaucoup d'autres l'avantage d'être logique, simple à saisir, facile à retenir. Si je m'en tenais là?

Mais le supplice des bêtes en mal de mort tirait vers elles son œil et sa pensée.

—Je ne peux cependant pas les laisser souffrir indéfiniment...

Toucher à l'Araignée, il ne l'aurait voulu, à cause de l'avenir qu'elle portait déjà dans ses entrailles; mais les autres? Il hésita deux bonnes minutes, puis, tout à coup, il allongea la jambe, et brusque, il écrasa de son pied nu la Mante, la Guêpe, l'Abeille et le Bouton d'or; la plante de son pied se crispa d'horreur sur le grouillement final du quadruple trépas.

—Souffraient-elles autant que je l'imagine? Assurément non, et même il est probable que les patientes, toutes ensemble, ont souffert moins que le spectateur, à lui seul: je transposais en douleur cérébrale des sensations ganglionnaires...

A ces mots, il s'interrompit: un coup de lumière venait de pénétrer en lui, et sous cette clarté neuve, engendrée par les mots, il croyait entrevoir de la vérité admissible.

—Eh! eh! mon camarade! Cérébrale, dis-tu? La grosse différence entre l'homme et les bêtes, entre leur morale et la nôtre, ne tiendrait-elle pas tout bonnement à la dissemblance des systèmes nerveux? Le nôtre était remarquable entre tous, et je n'aborde pas ici la question de savoir s'il fut tel dès notre origine ou s'il le devint peu à peu, si nous sommes des monstres nés ou bien des monstres parvenus. Toujours est-il que notre cervelle, unique au monde sublunaire, poussa l'hypertrophie jusqu'à s'appeler un cerveau, et que, de progrès en progrès, cet organe d'exception s'est développé à l'extrême par l'usage que nous en pouvions faire, que nous en fîmes. Dès lors, si je ne m'abuse, nous allons voir se manifester deux séries de réactions parfaitement logiques, et le résultat sera double, une part procédant des nerfs exaspérés par les rêveries de l'encéphale, et l'autre émanant de cet encéphale surmené par les nerfs. En effet, cher et défunt maître,—car c'est à vous que je m'adresse, ô dom Ambrosius, écoutez-moi sans vous impatienter,—en cet organisme précieux, si merveilleusement sensible, un phénomène ne pouvait manquer de se produire: nos sensations purement animales s'étaient vite subtilisées, grâce à l'intrusion de cette intelligence qui s'appliquait à tirer de nos sens le meilleur rendement; l'appétit s'excitait; l'organe décuplé décuplait les besoins, et notre esprit s'ingéniait à découvrir en nous, tout comme autour de nous, des subsides de volupté: nous en récoltions d'ici, de là, par imitation, par assimilation, pour nous accroître; alors que chaque espèce avait son instinct propre, et son plaisir prédominant, nous les souhaitâmes tous ensemble: nous aurions voulu être toute la nature à la fois! Certaines capacités de certains animaux nous restaient interdites? Nous les saluions d'un regret, sans néanmoins renoncer à l'espoir de les acquérir quelque jour, et notre désir conviait les inventeurs à nous en fournir le moyen; en attendant, pour suppléer à l'absence des joies défendues, nous multipliions à leur plus haute puissance celles qui nous étaient permises... Vous saisissez, ô dom Ambrosius? Premier résultat du cerveau: les instincts exagérés deviennent des vices, puisque les vices ne sont que des instincts exagérés.

Mais, nous en prenions trop! Nous abusions des réminiscences originelles; nous exaspérions la nature en prétendant lui obéir, nous sortions d'elle en croyant y rentrer. La nécessité d'un frein s'imposait, sans lequel la race n'aurait pas tardé à périr d'épuisement. Et le résultat second fut que le cerveau lui-même, ce multiplicateur des nerfs, ce provocateur aux excès, inventa ce qu'il fallait pour nous sauver du péril suscité par son rôle et produisit ce frein: la Morale.

L'âme de dom Ambrosius ne répliqua rien, et Dieudonat poursuivit:

—Vous me direz que la Morale varie avec les climats, les races, les époques. Eh! mon maître, ce détail n'a aucune importance! La chose importante, commune à tous les hommes, mais n'appartenant qu'à eux seuls, c'est leur intention d'avoir une morale, leur belle volonté de se mettre un frein, quel qu'il soit.

Assez content d'avoir égréné un chapelet de paradoxes, le philosophe se leva:

—O petites bêtes et grosses bêtes, mes sœurs, je vaux moins que chacune de vous, puisque j'ai pris à chacune, et chaque fois que je l'ai pu, ses instincts, dont j'ai fait mes vices. Mais, je vaux plus que vous, aussi, puisque, à force d'en trop faire, je me suis ingénié jusqu'à concevoir par moi-même la limite aux choses faisables. Une borne que je m'oppose, et voilà tout mon gain, mais il est magnifique! Quand chacune de vous ne connaît que son droit, j'ai inventé le droit des autres, et je l'appelle mon devoir!

Il respira, comme il convient aux orateurs, après une période nombreuse, pendant que l'auditoire applaudit. Rien n'applaudissait, mais le solitaire était habitué de longue date à ne parler que pour lui-même. Il reprit:

—Les Nerfs de l'homme le voulurent ainsi, quand leur hyperesthésie se fut développée au point de nous faire ressentir, comme si elles étaient nôtres, les douleurs de ce qui nous entoure. Et c'est ainsi que la nature vit s'épanouir sur le monde indifférent cette fleur qui sortait de nous: la Pitié.

Au nom d'une fleur nouvelle, les calices s'agitèrent dans le jour finissant.

—Plus belle que vous toutes est cette fleur de mon âme! Les jardins du Seigneur n'en ont pas de pareille. Oh! je sais bien, mon Dieu, que si ma gloire fut de l'inventer, ma folie est de la chercher hors de moi. Relativité purement humaine, je sais bien qu'elle est en moi seul, comme née de moi seul, création de la créature que je suis, mensonge dont j'ai fait une vérité, puisque je la sens, chimère dont je fais une réalité, puisque je l'applique!

Dans l'enthousiasme d'articuler des propos qui lui semblaient définitifs, il fit un grand pas en avant; la jeune Araignée se trouvait là tout juste où le pied se posa: elle en mourut, et sa postérité avec elle.

Ce meurtre bouleversa l'orateur; pour rafraîchir son émoi, il but une écuellée d'eau claire; du même coup, il supprima cent millions d'existences qui nageaient dans cette eau.

—Je tue quand je bois, je tue quand je bouge, le monde qui tourne se moque de mes axiomes, et me le prouve; la loi de l'univers règne sur moi comme sur tous. Faire le bien et m'abstenir du mal, c'est le vœu de ma raison déraisonnable, alors que le moindre de mes mouvements multiplie le bien et le mal, sans distinction, autour de mes gestes! Mais quoi? Je suis maître de l'intention, le roi de mon idée intérieure, et la morale que je cherchais sera de m'appliquer selon ma règle: si vraiment les deux conquêtes de l'intellect humain sont la Pensée et la Pitié, je m'efforcerai en l'honneur d'elles deux.

Le soir tombait. Les bêtes de nuit sortirent pour la troisième phase du massacre quotidien, et la peur rampa sous les branches bleuies, dans un paysage de proie.

—Assez, marâtre! Tu me l'as crié assez fort que ma pitié stériliserait le monde, et que Dieu n'en veut pas! Mais, de la maintenir en dépit de votre ordre, je ferai ma noblesse d'homme, et dans l'inconscience universelle, j'affirmerai la conscience! Si la Nature a Dieu pour elle, il ne faut pas qu'on le sache, et même il est urgent d'enseigner le contraire; c'est pourquoi nous avons fait de notre Pitié un attribut des dieux impitoyables. Que dis-je? Nous l'avons faite Dieu contre les dieux!

Il se signa, en levant les yeux vers les nuages encore roses:

—Seigneur Jésus, je suis votre disciple, et je persisterai dans votre voie: car je connais maintenant la double formule de mon rôle, l'Effort et la Pitié!

Il rentra dans sa grotte, fit sa prière et se coucha, tout satisfait de croire qu'il avait trouvé le moyen de mettre d'accord l'immoralité du monde avec la morale du Christ.

—Loi de l'Effort, et loi de la Pitié, je possède à présent la double vérité. Mais, hélas! et deux fois hélas! ne suis-je pas le seul, entre les humains, à qui l'application de l'une aussi bien que de l'autre est interdite par un don funeste? L'effort m'est défendu, puisque mes vœux se réalisent; ma pitié est dangereuse, puisque je nuis à tous ceux que j'approche. Je suis l'être d'exception, le reclus de mon privilège, le condamné à vivre seul. Parce que l'on a mis en moi une puissance qui dépasse l'homme, voilà que je suis homme moins qu'un autre, incapable de la tâche humaine! La charité m'ordonne de demeurer ici. J'y resterai, mon Dieu; stérilement, j'y resterai, et, puisque rien de plus ne m'est permis, théoriquement je confesserai la loi du Sacrifice en plein royaume des Instincts.

Il s'endormit en cherchant par quel travail il pourrait affirmer sa foi, sans nuire à personne; il cherchait encore en s'éveillant.

—Un travail qui serait pénible et assidu, afin de célébrer l'Effort, mais platonique en même temps, afin de ne causer aucun malheur nouveau, un travail matériel à la gloire de l'Idée... Lequel?

Un bloc de marbre surplombait l'entrée de la grotte, haut de neuf pieds, large de quinze, assailli de plantes sauvages; en le contemplant, Dieudonat se souvint des maçons qu'il avait vus ciseler une église derrière sa cellule.

—Manouvrier d'art? Voilà qui répondrait à mon programme... C'est dit! Je te débarrasserai de la nature instinctive, ô pierre, en arrachant de toi les parasites qui te mordent pour vivre, et je te laverai, et je te polirai pour faire de toi un fronton symbolique attestant la divinisation de l'homme par la Charité!

Durant plusieurs nuits, il chercha la devise à graver sur la dalle quand la dalle serait nette; finalement, il opta pour une parole de saint Mathieu:

BEATI MISERICORDES
QUONIAM IPSI MISERICORDIAM
CONSEQUENTUR

«Heureux ceux qui ont pitié, car ils obtiendront la pitié!»

Il se mit à l'œuvre sans délai. Mais, tandis qu'il ensanglantait ses mains à arracher les ronces et les lierres, il se demandait déjà si les promesses de l'Évangéliste ne sont pas un peu téméraires, et s'il est bien certain que l'Effort et la Pitié seront récompensés dans ce monde ou dans l'autre...

—Il vaudrait peut-être mieux dire qu'ils comportent en eux leur propre récompense.


XIII

DIEUDONAT EXÉCUTE DEUX CHEFS-D'ŒUVRE, L'UN AVEC TALENT, L'AUTRE AVEC GÉNIE, CE QUI LE DÉGOUTE DES BEAUX-ARTS

Tout de suite il prit goût à ce qu'il allait faire, et tellement que le projet initial acquit de jour en jour, et même d'heure en heure, parfois de minute en minute, une ampleur imprévue. Il finissait à peine de déshabiller le marbre que déjà tout était changé. La devise qui avait dû s'inscrire sur la pierre simplement dépolie réclama d'abord le modeste encadrement d'un filet; peu après, une banderole aux belles courbes sembla bien préférable; pour accrocher la banderole, deux clous étaient reconnus nécessaires, lorsque deux anges offrirent leur concours pour remplacer les clous, en relevant les bouts du phylactère. Presque aussitôt leurs ailes sans importance gagnèrent des proportions plus notables, demandant à se déployer en hauteur pour faire comprendre qu'elles arrivaient de loin et de haut, c'est-à-dire du ciel; mais un intervalle nu s'étalait entre les deux émissaires divins; la logique y souhaita l'addition d'autres anges en cours de route, plus petits à cause de la distance, plus près de Dieu; et l'image de Dieu devint alors indispensable. Au sommet de la composition, si le Christ présentait la croix sur laquelle il est mort par pitié pour les hommes? Ce serait bien! Ce serait mieux encore, si la théorie des misères humaines se déroulait au premier plan, pour servir d'assise à l'ensemble: on verrait là tous ceux qui souffrent, et chacun sait qu'ils sont en nombre; les modèles ne manqueraient pas...

L'auteur s'enthousiasmait de son idée; elle le réveillait, la nuit; dès le petit matin, il venait se planter, debout, devant son bloc, et il en fouillait l'épaisseur avec les yeux pénétrants de l'esprit, pour y caresser par avance les silhouettes que son rêve dégageait de leur gangue et qui se modelaient pour lui seul.

—Ce sera beau!

Il le disait avec emportement, mais sans vanité; d'ailleurs, en véritable artiste, il n'admirait son œuvre que dans l'avenir, sans jamais faire cas du présent ni des résultats obtenus, dans lesquels il ne voyait qu'un acheminement provisoire, une promesse.

—Quel amusant métier j'ai trouvé là! Il n'y a pas à dire contre: les arts plastiques sont l'occupation intégrale de l'homme, la besogne humaine par excellence, puisqu'elle réclame le concours de notre double nature, esprit et corps, le travail mental et le travail manuel. Quelle combinaison magnifique! J'ai eu tort de n'y pas songer plus tôt, et je crois bien que, cette fois, j'ai découvert enfin le meilleur emploi de mon temps.

Son ciseau d'acier, sous les coups du maillet, entrait dans le marbre, et faisait jaillir du feu, naître des formes.

—Oui, oui, ce sera beau! Ça ne l'est pas encore, mais ça le deviendra. Toujours est-il que je me procure d'incontestables satisfactions: je crée! Reste à savoir si d'autres en tireront le moindre bénéfice. Certes, je ne prétends pas que l'art soit inutile: loin de moi ce blasphème! La contemplation du beau rehausse les âmes; encore faudrait-il que les âmes fussent admises à contempler cette beauté-là, quand je l'aurai mise au point... Qui sait? Peut-être qu'un jour, plus tard, en passant par ici, une âme semblable à la mienne prendra du plaisir à s'arrêter devant mon ouvrage, comme j'en prends à le parfaire.

Or, le plaisir diminuait à mesure que l'œuvre se rapprochait de son état définitif.

—Ce sera moins beau que je n'imaginais.

Pourtant, les ailes des anges étaient bien imitées; leurs robes aussi s'envolaient bien dans le vent de leur course à travers l'espace: du haut de son nuage, le Seigneur Jésus regardait en bas avec une figure vraiment apitoyée; dans la frise des miséreux, les hommes nus et les enfants, mordus par des bêtes ou piqués par des diables, se mêlaient à des rois couronnés, à des femmes drapées, à des évêques mitrés, et tous avaient l'air de fuir, les uns relevant la face vers le ciel, et les autres s'affaissant à terre...

—C'est un peu beau, mais pas beaucoup.

Il travailla pendant une année entière.

—Voilà qui est singulier: j'ai fait tout juste, ou je crois avoir fait tout juste ce que je voulais faire; cela promettait d'être superbe, au temps où cette masse n'avait ni trous ni bosses; pour l'empêcher d'être ressemblante à mon idée, elle n'avait donc qu'un peu de pierre en trop; maintenant que j'ai retiré cette même quantité de pierre, je ne revois plus du tout mon rêve.

Il fignola les visages et leurs expressions, les mains et les pieds, les plumes et les étoffes. Il soigna particulièrement la face du Sauveur. C'était fini.

—Eh bien, voilà! Ce n'est pas beau du tout. Franchement, ça ressemble à ce que je prévoyais comme le braiement d'un âne aux musiques du Paradis.

Cette déception l'attrista, un peu à cause du mal qu'il s'était donné vainement, et beaucoup en raison du tort qu'il avait fait au paysage.

—J'ai gâté l'œuvre de Dieu en y ajoutant ma collaboration; cette paroi était plus majestueuse, sans conteste, quand la pierre fruste s'habillait de mousses, entre les lierres et les ronces.

A force de l'avoir sans cesse sous les yeux, il en vint à prendre en horreur son tympan qu'il trouvait grotesque, sur la grotte, et qui s'imposait là comme un blâme de pierre, perpétuel reproche à sa présomption. Lorsqu'il rentrait au gîte, après quelque promenade dans le bois, il lui fallait revoir cette laideur plus agressive encore que de coutume, qui l'attendait et qui dominait tout; il souhaita sur elle l'invasion des végétaux et des nids, et se promit bien que jamais plus il n'attenterait à la virginité d'un caillou.

Or, il allait précisément réaliser son chef-d'œuvre sculptural, le jour même où il formait le vœu de ne plus s'y essayer: d'ailleurs, il l'exécuta très vite et de la façon la plus inopinée.

Depuis qu'il avait disparu du monde, le principal souci des gens, dans le Duché de son père, était de retrouver sa trace, et tous le réclamaient, ceux-là pour lui donner la couronne, ceux-ci pour lui donner la mort. La haine étant, en général, plus active que l'amitié, ses ennemis devaient le découvrir bien avant ses amis. Les policiers de Ludovic rapportèrent à leur maître des nouvelles qui concordaient étrangement: certain moine fugitif avait été vu naguère, près de certain village, et s'était fait passer pour le prince héritier; dans telle région voisine, tel moine avait été reçu par un nommé Ruprecht, et depuis lors, certain bûcheron prétendait avoir aperçu certain anachorète errant sur telle montagne...

L'usurpateur ne voulut laisser à personne le soin de vérifier une identité qui lui importait si fort; il se mit en route, bien décidé, s'il rencontrait son frère, à le poignarder de sa main, pour être sûr que, cette fois enfin, la besogne serait convenablement faite.

Il vint donc, tout seul et bien armé, se fit indiquer la montagne, trouva la clairière, et vit l'homme: il reconnut son rival en ce sauvage assis sur un tronc d'arbre et devisant avec une tourterelle posée sur son index.

Il se précipita en hurlant selon la coutume:

—Tue! tue!

L'anachorète crut naïvement à l'attaque d'un chasseur.

—Ne tue pas cet oiseau! Arrête!

Son ordre immobilisa l'assaillant, le bras haut, la jambe raidie, la face contractée de colère, et Dieudonat à son tour reconnut le Bâtard.

Alors, au souvenir d'Onésime et des autres cadavres, l'indignation remua son âme douce, et il ne put se tenir de crier:

—Mauvais garçon, qui tues sans cesse! Ta haine fait trop de victimes! Fratricide! Te voilà figé dans ton geste de meurtre! Je veux que, pour ton châtiment, tu restes en cette attitude et que tu te changes en statue, comme la femme de Loth, afin de servir de leçon aux méchants!

A peine eut-il jeté ces paroles que sire Ludovic fut transmué en carbonate de chaux et devint sa propre effigie.

Le statuaire n'avait parlé de la sorte que par habitude de la sculpture, et simplement parce que chacun de nous ramène toutes choses à celle dont il s'occupe; pas une seconde, il n'avait songé à faire usage de son pouvoir magique, et la brusque métamorphose le stupéfia péniblement. Il s'élança vers son parent calcaire, avec un cri d'épouvante et de tendresse, en attestant le ciel qu'il n'avait pas voulu la mort du pécheur, qu'il avait parlé dans la colère, qu'il se repentait... Rien ne servit: les mots qu'on jette dans la colère, même quand on ne les pense pas, font autant de mal que les autres, sinon davantage. Il l'apprit à ses dépens, et aux dépens de son prochain, comme s'acquiert toute expérience.

Il essaya aussi, pour rendre la vie au défunt, de formuler un souhait contraire au premier, et bien sincère, cette fois. Il travailla en pure perte: ses vœux se réalisaient irrévocablement, car le Diable l'avait promis. Il eut beau s'arracher les cheveux, tourner autour du marbre neuf, le palper et le caresser, l'appeler par son nom, embrasser ses bottes sculptées, lui demander pardon et le supplier de revivre: la statue, avec son bras menaçant et son jarret tendu, avec son visage contracté, était pleine de mouvement, comme disent les critiques d'art, mais elle ne bougeait pas.

Tout en se lamentant du fond du cœur, Dieudonat ne pouvait se retenir de couler vers la magistrale sculpture un regard de professionnel, et d'admirer: les chagrins d'artiste ont toujours un œil entr'ouvert.

—Oh! que cela est beau! Quelle souplesse dans ces étoffes! Quelle vérité dans les plis! Et ces mains! Est-ce fait! Les os durs, la chair élastique, une peau qu'on devine tannée de hâle! Et cette face de fureur bestiale avec cette bouche qui braille du silence! Quelle allure endiablée!... Pauvre diable, tout de même... Oui, pauvre diable, car il est dans l'Enfer, mort en péché mortel, et par mon fait!

Il recommençait à plaindre le mauvais gars, mais sitôt qu'il changeait de place, et qu'il apercevait le marbre sous un nouveau profil, il recommençait à l'admirer:

—Prodigieux!

Cela tenait du prodige, en effet, et le magicien désolé ne le savait que trop; il se frappait la poitrine en signe de remords, il se détournait ou s'éloignait en cachant ses yeux dans ses mains, pour ne plus voir son crime, et tout de suite il se rapprochait, rappelé par quelque détail.

—Quelle facture! Décourageant! Quand je compare ce bloc de vie au navet de ma patience, c'est comme du sang rouge et chaud à côté d'un jus de légume! Pourtant, je m'étais appliqué, la première fois, et je n'ai réussi qu'à gâcher de la pierre. Il est vrai que, la seconde fois, j'ai gâché de la vie.

Il se frappa le front:

—J'ai compris! Je comprends! Tout s'explique et c'est clair: la vie n'existe dans les œuvres qu'en proportion de la vie qu'on leur inocule, et le talent n'est que l'outil de transfusion. C'est de l'âme qu'il faut couler dans la matière, pour qu'elle ait une âme, et j'en ai emprisonné une, là-dedans! Faire surgir de la vie ne se peut qu'aux dépens de la vie, et quelqu'un doit mourir ou s'épuiser, pour que quelque chose naisse ou palpite. Toute œuvre de grand art est faite d'une existence, ou tout au moins d'une torture, et voici de la vigueur figée! L'art est vampire: en soi ou autour de soi, il faut qu'on ait puisé, pompé, pour infuser! Eh! là, parbleu, oui! je comprends, et ce bloc me le hurle de la belle manière, par sa bouche béante, que le seul marbre génial est de la douleur condensée, tout comme la seule encre est de la douleur en bouteille!

Il jurait de ne jamais plus se risquer dans les arts, où le beau coûte vraiment trop cher. Il finit par se réfugier dans la grotte, afin de ne plus voir son atroce chef-d'œuvre, et il se jeta à genoux, le nez contre la paroi fruste:

—J'ai tué!

Il passa le reste du jour dans les lamentations et la prière; il y passa toute la nuit.

Un moment, il alla dehors; la statue neuve était toute blanche, au clair de lune. Il recula d'épouvante et rentra dans son terrier.

—J'ai tué mon frère, comme Caïn! Châtiez-moi, Seigneur!

Il n'avait pas besoin d'aller chercher en l'autre monde un séjour d'expiation. Il le possédait à domicile, en plein milieu de son petit domaine; parmi les choux et les carottes, la trop belle statue remplacerait les diablotins, et elle y suffirait avec surabondance, ayant, pour relancer son homme, toutes les fourches du remords. Elle le fit bien voir: au petit jour comme au clair de lune, il la retrouva fidèle au poste, et dès qu'il reparut, elle l'accueillit en lui criant, de sa bouche toujours ouverte en rond:

—Tu m'as tué!

Elle criait sans bruit, mais il l'entendait à merveille. Il pensa à chercher un autre asile.

—Reste avec moi, et que ce soit ta pénitence! Désormais, la victime et le meurtrier vivront face à face.

—La volonté de Dieu soit faite...

Les six premiers mois furent très pénibles. Quand vint l'hiver, le Bâtard faisait mine de grelotter sous la neige et la bise. Lorsque les bourgeons se gonflèrent et que les fleurs s'épanouirent, il changea de thème: perfidement il rappela que la nature, tout comme l'art et plus que l'art, son imitateur et disciple, n'engendre de la vie qu'aux dépens de la vie et ne façonne de la beauté qu'en actionnant de la souffrance.

Dieudonat le savait et l'aphorisme était banal; mais la formule arrivait à point pour gâter le printemps; elle s'installa en idée fixe. La solitude n'est pas bonne aux gens que leur conscience travaille, et elle les incite à la monomanie: chaque fois que les regards de l'anachorète tombaient sur l'homme pétrifié, c'est-à-dire cent fois par jour, l'obsession se rééditait; le voisin de marbre finit par se dresser comme un symbole de la douleur universelle.

Dès lors, le site cessa d'être magnifique: peuplé de crimes visibles ou invisibles, il avait à tout moment un air de coupable pris en faute; la sérénité ne l'habitait plus; la méditation devint accablante. Les mois passaient, les saisons faisaient comme les mois. Tous les jours et durant toutes les heures du jour, la pauvre pensée de l'ascète tournait sur elle-même comme l'ombre d'un cadran solaire, et elle ne marquait plus que la marche du temps.

Ce même temps passait sur le frère marmoréen; les patines du ciel l'eurent bientôt bruni, et le chef-d'œuvre obtint sa destinée normale: les tourterelles prirent l'habitude de s'y poser; elles adoptèrent comme perchoir cette image de la fureur qu'elles insultaient de petits excréments, avec une tranquillité parfaite. Les autres oiseaux se comportèrent comme elles, et promptement la clairière s'accoutuma si bien à la présence d'un morceau sublime, que personne n'y prêta plus aucune attention.

L'auteur seul eut encore des yeux pour le voir, et ces yeux étaient tristes de plus en plus.

—Cet homme intelligent est mûr pour une sottise importante, dit le Diable; aidons-le!

Et le Diable se mit à l'ouvrage.


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