Dieudonat: Roman
XXVI
IL RENCONTRE LA CHARITÉ
Il sortit du tribunal, les yeux gais et le cœur à l'aise.
—Voyez-vous comme tout s'arrange? Si je me rappelle bien, j'avais promis d'expier un tas de fautes abominables, et je n'y pensais ma foi plus! Grâce à cette bergère, je vais régler mes comptes et tenir ma promesse, sans avoir à m'occuper de rien. Ce bon juge se charge de tout: c'est très commode... Quand me pend-on, monsieur le geôlier?
—Demain matin.
On le changea de cachot, ce qu'il constata avec bien du plaisir, à cause de la nouveauté. Dès qu'il fut seul et enfermé, il inspecta son avant-dernière demeure. Le logis manquait de confortable; la lumière, qui pourtant ne coûte rien, y était ménagée avec parcimonie; elle tombait d'un soupirail percé près de la voûte; les murs de pierre gluante suintaient; pour meubles, un lit de sangles avec sa paillasse défoncée et sa couverture brune, une cruche pleine, une écuelle vide. Il sourit bénévolement à ces choses qui représentaient la destinée.
—On prétend que la suprême nuit des condamnés à mort est terrible à passer: il vient peut-être des fantômes, des diables, des remords? Nous allons bien voir.
Il s'assit sur sa couche et attendit avec curiosité. Rien ne venait. Il leva son œil unique vers sa lucarne, et, d'après la teinte rose qu'il discernait dans un petit carré de ciel, il jugea que le soleil se couchait. Cet exemple lui parut bon à suivre; il s'étendit sur son grabat. Peu à peu, le pan de rose devint gris, et le gris devint bleu, pendant que le cul-de-basse-fosse devenait complètement noir.
—Il faut bien l'avouer: si cette veillée est émouvante, comme on l'assure, je ne m'en aperçois guère jusqu'ici. Bah! Patientons.
Il s'endormit. Les rats trottaient autour de son sommeil, et déjà il ronflait depuis quelques heures, rêvant du paradis terrestre où les bêtes se promènent en promiscuité amicale, quand un cri fantastique le réveilla en sursaut.
—Voilà les spectres!
La serrure seule avait poussé ce cri de souffrance aiguë qui grinçait encore dans la nuit. La porte s'entre-bâilla; une lame de clarté, jaillissant de quelque lanterne sourde, coupa les ténèbres; une silhouette humaine pénétrait dans la cellule et la porte se referma.
—Comme je suis ému! Et comme j'ai bien fait d'accepter mon sort sans rien dire! Rien n'est plus amusant qu'une porte de prison.
La lanterne fut démasquée, posée à terre, et le fantôme entra dans le secteur lumineux; c'était une femme d'allure jeune, mais lugubre, enveloppée d'un misérable manteau; elle vint s'asseoir sur le lit, sans mot dire, à côté du prisonnier, et se tourna vers lui.
—Est-ce que vous êtes vivante, madame?
Sans répondre, elle se mit à sourire avec lenteur; la lanterne l'éclairait en plein: sa figure eût été laide, sans la bonté de ce sourire, très doux, très humble, qui montait de la bouche aux yeux, comme un rayon de soleil gravissant un coteau après l'orage. Elle avait des yeux de chien, ronds et dévoués. Elle dégrafa son manteau, qui glissa des épaules vers les hanches: elle ne portait, en dessous, qu'un jupon de laine sur une chemise de grosse toile, liée autour du cou, et que ses deux seins bombaient; sa croupe creusait la paillasse.
Enfin, elle dit:
—Bonsoir.
Il répondit:
—Bonsoir.
Ils se regardaient avec amabilité, mais en silence; elle parut en éprouver quelque embarras.
—Je suis venue.
—Je vois...
—Vous dormiez?
—Je dormais.
—Je vous ai réveillé?
—J'aurai tout le temps de me reposer; je meurs demain matin.
—Vous n'avez pas l'air triste.
—Triste? Non... Pourquoi le serais-je?
—A cause de... demain.
—Parce qu'on doit me pendre? Eh bien? J'ai fait toutes sortes de choses, dans ma vie, et jamais celle-là; ça change un peu. Et, puis, je vous dirai: j'ai besoin d'expier, je l'ai promis.
—Vous êtes drôle! J'ai vu souvent des condamnés...
—Ah?
—Oui. Des masses! Je suis la fille du geôlier... Gertrude.
—Ah?
—Oui. Mon père est le geôlier, et alors, moi je suis sa fille, vous comprenez?
—Parfaitement; vous êtes la fille du geôlier, et vous habitez la prison.
—Voilà.
Le silence qui suivit dénonça les difficultés de la conversation. La visiteuse qui, apparemment, avait d'autres choses à dire, attendait qu'on l'aidât: dans l'attente, elle caressait ses genoux, d'un mouvement circulaire de ses deux paumes ouvertes, et contemplait la lanterne d'un air béat. Enfin, elle se décida à tousser. Dieudonat, par politesse, toussa aussitôt. Un nouveau silence se fit dans le cachot. Les rats, au bord de leurs trous, observaient.
La fille prit son courage et se tourna vers l'homme:
—Alors, comme ça, vous êtes condamné à mort?
—Mon Dieu, oui.
—C'est un moment à passer. Il faut se faire une raison.
—Comme vous dites: ça doit être vite fait.
—Oh! oui, ça va vite. Il sait bien travailler, le bourreau, et il n'est pas méchant. Seulement, moi, j'ai beau en voir, depuis le temps, je ne peux pas m'y faire, et ça me touille, cette idée-là qu'un homme est dans la maison, tout vivant, et que tantôt il n'y aura plus personne, rien qu'un tas.
—On appelle ça «la dépouille mortelle».
—Juste! Alors, moi, chaque fois qu'il y a une exécution, la nuit d'avant, c'est plus fort que moi, je me tourne dans mon lit, et je me retourne, et je pense au pauvre gars qui est tout seul dans son coin noir, autant dire un chien malade, et qui attend l'heure, sans qu'une âme lui parle, tout seul, quoi! Alors, à force, j'ai inventé de venir; alors, je viens, comme ça.
—Pour lui tenir compagnie?
—Juste!
—C'est gentil de votre part.
—Non: c'est quelque chose, dans moi, qui me commande...
—On appelle ça «le cœur». Vous avez bon cœur?
—Je sais pas comment j'ai le cœur, mais je crois bien que c'est le cœur gros: n'y aurait jamais de pendus, si ça dépendait de moi. Tout de même, une femme, y a des petites douceurs qu'elle peut offrir, n'est-ce pas, si elle veut bien? Qu'on soit une princesse, on n'aurait rien de plus, et ce serait tout pareil.
—La plus belle fille du monde...
—Je donne ce que j'ai; je suis pas une belle fille.
Il toussa de nouveau, mais il comprit bien vite que cette réponse n'était plus suffisante; il en chercha une autre.
—Vous faites la charité...
—Ça me coûte pas grand'chose et ça leur passe le temps.
—Ça vous fait bien plaisir, un peu, à vous aussi?
—Ma foi, non, pour dire le vrai, et du plaisir, je n'en aurais pas, sans l'idée qu'un pauvre garçon n'en aura plus jamais, et qu'il en prend de moi.
—Il ne faut pas vous plaindre; le bonheur qu'on donne, c'est autant de bonheur qu'on prend, pas vrai?
—Juste! Je pense comme vous, et je ne changerais pas mon plaisir pour le leur.
—Plus on en donne, plus on en a.
—Juste! Et là où je suis le plus contente, c'est quand ils ont l'air bien contents. Quoi que ça, voyez-vous, on en trouve qui sont comme moi, et qui n'ont pas goût à la chose; mais eux, c'est rapport à leur souci, ou bien parce qu'ils ont peur. N'y a pas à leur en vouloir, vous pensez bien? Ils pleurent quand on leur parle. Alors, moi, ceux-là, je pleure avec eux; ça leur fait une espèce de sœur, vous comprenez?
—Une espèce d'ange.
—Faut pas dire ça, parce que, tout de même, y a péché mortel; la fornication, que dit l'aumônier...
—Je connais.
—Mais, vous savez, on confesse, avant d'aller au gibet: alors, le péché, ça l'enlève.
—Et la consolation reste.
—Juste! L'aumônier dit tout le contraire, et il me menace du diable si je recommence, mais je recommence quand même, et ça m'entre pas dans la tête que le bon Dieu se mette en colère quand on fait ce qu'on peut pour les gens qui sont dans la peine, et quand on ne peut pas autre chose.
—Votre père, il ne se fâche pas, lui?
—Je lui raconte rien, bien sûr! Je lui ai dit seulement que je veux pas me marier.
—C'est vrai; vous ne pouvez plus.
—Si dame! C'est pas les prétendus qui manquent; seulement, une fois mariée, je pourrais plus venir; mon mari opposerait, probable, et venir quand même ce serait de la tromperie.
—Mentir, ce n'est pas bon.
—Ça fait du chagrin: j'aurais honte. Et puis, à mon idée, je suis plus utile ici. Et puis encore, pour tout dire, y a la maladie.
—Ah?
—Oui. Dans les assassins et les voleurs, vous pensez bien, on en rencontre qui ne sont pas honnêtes, comme partout. Ils ne racontent pas, pour profiter. Alors, ils m'ont donné le mal.
—Ah?
—Oui.
—Pauvre Gertrude...
—C'est comme ça. N'y a plus rien à faire.
—Mais, dites? Le mal, vous le donnez à d'autres?
—Vous êtes bête! Puisqu'ils vont mourir...
Elle rit, il rit; elle ajouta:
—Par le fait, je suis en prison, comme eux: ils n'ont plus que moi, je n'ai plus qu'eux. Voilà.
Elle ne riait plus. Ils se turent encore un instant, et elle reprit:
—Je suis venue pour dormir avec vous. Voilà.
Il se gratta la tête, un peu en arrière de l'oreille droite; elle n'ignorait pas que ce geste est, parmi les chats, une annonce de pluie, et, chez les hommes, un signe d'indécision.
—Embrassez-moi, dit-elle; ça vous distraira.
—Avec bien du plaisir, je vous embrasserai, parce que vous êtes une bonne créature. Quant au reste, pour tout dire, moi aussi, il n'y a plus moyen.
—Ah?
—Non... J'ai l'air d'être un homme, quand on me voit, pareil aux autres. Ce n'est pas vrai: je ne suis pas un homme.
—Vous êtes quoi donc?
Il répondit à voix basse et très modestement:
—Un eunuque.
Le regard de Gertrude quémanda, dans la pénombre, un supplément d'explication.
—Si vous aimez mieux, je suis hongre...
Jamais elle n'avait entendu parler de ces gens-là; ce devait être le nom d'un peuple: peuple lointain, sans doute, et probablement malheureux, nation de vaincus, puisque les pauvres diables s'humiliaient en prononçant le nom de leur patrie?... Il la détrompa et fournit quelques aperçus élémentaires sur la condition des castrats.
—Fallait le dire tout de suite! Je connais ça: c'est moi qui tonds les chiens et qui coupe les chats, à la porte de la prison.
Elle le plaignit sans réserve: cet amoindrissement individuel lui paraissait encore plus dur à supporter qu'une déchéance nationale; sans compter que c'était tout de même une invention saugrenue, de traiter des chrétiens comme des chapons, des bœufs, des porcs ou même des chats, puisqu'on ne doit point les manger.
—Mais... Hein? Quoi?... Vous m'en racontez, parce que je vous déplais. Menteur!
—Je ne mens pas.
—Cette histoire! Vous n'étiez guère eunuque avec la Clémentine, que vous avez violée dans un bois!
Il avoua son innocence.
—On vous a condamné, et vous ne vous êtes pas défendu? Quand vous aviez la preuve? l'alibi, comme ils disent...
—C'est que, voilà... Cette pauvre petite bergère, il faut savoir qu'elle était enceinte, et qu'on l'aurait fouettée, promenée au tambour, enfermée à l'Abbaye; on lui aurait donné les aiguillettes et le brassard; pour lui épargner ça, j'ai dit comme elle: tout le monde est content.
Mlle Gertrude admira cette abnégation, mais elle ne se tint pas de lancer contre la vachère des épithètes indignées, et contre ses mauvaises mœurs, son dévergondage de fille qui fait le péché par plaisir, et sa cruauté, ses menteries, et contre le Fiscal aussi, qu'elle détestait, que toute la ville détestait, parce qu'il est injuste, méchant, grippesous, et content quand il fait souffrir, et détrousseur de gens, et cocu comme père et mère, tout fourré d'hermine qu'il soit! Parfaitement! Et son mépris ne tarissait pas, sur ce dernier grief, car les femmes, qui savent à la rigueur excuser tous les crimes, refusent leur miséricorde à la faute d'être trompé.
Jusqu'à l'aube, elle demeura, assise au bord du lit, jasant avec le condamné et parfois lui caressant les mains ou les cheveux; ils se tutoyaient, devisant de choses incohérentes, avec une gravité d'enfants. Tout à coup, il éclata de rire:
—Dis donc, Gertrude?
—Quoi, mon minet?
—Voilà que je n'ai plus envie d'aller mourir, à présent, plus du tout! Et depuis un gros moment, je me répète: «Non, ma foi, je ne veux pas qu'on me pende.» C'est ta faute.
—A moi?
—Sûr! Pourquoi ne resterais-je pas encore quelque temps sur la terre, où il y a des braves gens, comme toi? Car tu es une bonne fille, Gertrude.
—Toi aussi.
—Ça y est! Je demande à rester.
—Pauvre garçon...
Elle le regarda avec pitié, et leurs yeux innocents, qui s'étaient rencontrés, se mirent à rêver ensemble.
Ils se plaignaient l'un l'autre, et ne s'en cachaient pas, bien que n'en disant rien. Mais soudain, une idée naquit dans chacun de ces deux cerveaux, et les deux visages en même temps prirent une expression de joie, mais ni Gertrude ni Dieudonat ne voulurent dire ce qu'ils pensaient. Dès lors, ils parlèrent moins; ils semblaient préoccupés ou impatients; à la dérobée, ils lançaient des œillades au soupirail, comme pour y provoquer quelque signal.
Enfin, un peu de jour blanchit dans les hauteurs. Elle pensa: «C'est maintenant», et il pensa: «C'est maintenant.»
Elle embrassa tendrement celui qui devait mourir tout à l'heure, et deux grosses larmes noyèrent ses yeux canins; puis elle se leva pour partir.
—Je suis pressée: j'ai affaire, tout de suite.
Mais il la retint par le poignet:
—Gertrude, nous ne nous reverrons plus, je crois, en ce bas monde, et je veux t'y laisser un souvenir de moi. Écoute: tu es bonne et je t'aime bien. Cependant, tu ne m'as même pas demandé mon nom.
—Tu es le condamné.
—Mais encore?
—On t'appelle Onuphre.
—As-tu entendu parler d'un certain Dieudonat?
—Un dont les souhaits se réalisent et qui a de l'or tant qu'il veut?
—Il a mieux que de l'or; toi aussi tu as mieux, car tu as ton cœur d'or, et tu as sacrifié ta santé pour consoler les malheureux. Dieudonat te cède la sienne. Ainsi soit-il! Embrasse-moi, maintenant, et va; mais, dans l'avenir, épargne-toi davantage pour garder ce que je te donne. Adieu, Gertrude.
A peine eut-il parlé qu'une langueur alourdit ses membres; il eut froid jusqu'au fond des os et la nausée emplit sa bouche.
La fille, au contraire, avait redressé le torse et relevé la nuque; ses jarrets se tendaient sous le poids rigide de son corps, et, largement, elle respira d'aise, comme si les brises du printemps eussent traversé le cachot.
Elle ne comprit pas très bien ce qui se passait en elle, mais ils se regardèrent, elle épanouie de vivre, lui radieux d'avoir donné, et une minute de bonheur plana divinement entre ces deux âmes naïves.
XXVII
IL EST EN PROIE A LA JUSTICE
Dieudonat avait dit son idée secrète, et même l'avait réalisée, mais Gertrude en était encore à ruminer la sienne:
—Faut mener ça, mais il n'y a pas un quart d'heure à perdre.
Elle courut à sa cuisine, prit son balai, cracha dans ses mains, et tira les verrous des portes.
—Je suis d'un léger, ce matin, je sens plus ma charge! Je sais pas ce qui se mijote dans mes dedans, mais y a des mois et des mois que je m'étais connue si à l'aise. Je serais-t-y guérie du mal?
Elle sortit de la prison, le balai au poing, comme elle avait coutume.
—A ce jour, faudra voir à faire plus de bruit que de besogne. Oust!
La ville dormait encore: les pavés de la rue étaient humides et sans pas. Dans le brouillard matinal, le balai de Gertrude se mit à faucher le silence, en traçant sur les pierres de grands arcs de cercle, et la poussière peinait à s'enlever du sol pour retomber en gerbes lourdes.
—Oh! que je suis bien, et que je respire! Les gens se réveilleront donc jamais, aujourd'hui? Ça presse pourtant.
Elle guettait les maisons d'alentour. Enfin, là-bas, quelque part, un volet claqua sur un mur; ailleurs, une fenêtre grinça, puis une autre; un roulement de roues sonna au loin; une porte fut entre-bâillée; quelqu'un toussa; des fenêtres s'ouvraient partout. Les commères en jupons courts paraissaient sur les seuils; les devantures des boutiques commençaient à tourner sur leurs gonds.
—Ils y ont mis le temps!
Gertrude, pour être vue, balayait à tour de bras et se mit à chanter.
—Tu es bien gaie, la fille?
—Faut ça.
—Vous avez un pendu, ce matin?
—Vous ne savez pas la nouvelle?
—Quelle donc?
—Le chemineau qu'on doit pendre, c'est un innocent.
—Ah, bah?
—On vient de le déshabiller pour lui mettre la chemise des pénitents, et alors on a vu qu'il ne peut pas avoir violé la Clémentine, qui a menti, parce que lui, c'est pas un homme, c'est un eunuque, qu'on appelle, comme qui dirait un chat coupé.
—Et le juge, il sait ça?
—Le juge? Il sait rien que condamner le pauvre monde.
—Faut l'avertir.
—L'avertir? Il s'en moque pas mal!
Gertrude se remit à balayer. Du coin de l'œil, elle regardait son histoire s'élancer dans la ville.
—Un eunuque qu'on va pendre pour viol!
—Non?
—Si fait! On va le pendre!
—C'est parti, fit Gertrude: n'y a plus qu'à attendre.
D'un groupe à l'autre, de porte en fenêtre, l'histoire courait, longeant les trottoirs, rasant les murs, sautant par-dessus les ruisseaux; elle filait, la bonne histoire du matin, tournait l'angle des rues, s'irradiait aux carrefours, s'étalait sur les places, s'attardait au parvis des églises où sonne l'angélus, arrêtait les voitures des laitières et des boueux, épouvantait les servantes et montait avec elles dans les chambres bourgeoises, où leurs patrons et leurs patronnes s'indignaient au nom de la Justice et de la Vérité, en buvant leur café au lait.
—Est-ce qu'on va permettre qu'un innocent périsse?
—Ce n'est pas Dieu possible!
L'ingénieuse Gertrude n'avait pas tout à fait menti; elle avait simplement prévu l'inévitable. En effet, messieurs les bourreaux, dès patron-minet, s'étaient présentés dans le cachot du condamné: garnis à l'intérieur d'une soupe bien chaude et d'un vin d'épices encore plus chaud, ils se trouvaient d'humeur charmante.
Ils parlèrent amicalement à leur client d'un jour, et rien, dans leurs propos, ne se ressentait de cette morgue qui est coutumière aux subalternes, lorsque pour un moment, ils deviennent les maîtres. Ils plaisantèrent ce vagabond sur le viol dont il s'était rendu coupable dans les bois, et qu'il allait expier sous du bois; sans vaine pruderie, ils le renseignèrent sur les effets honorables de la pendaison; leur rire était sonore, plein de santé, et Dieudonat, par politesse, s'efforçait de rire avec eux, mais n'en avait pas grande envie. L'idée d'être pendu avait décidément cessé de lui plaire; son goût pour les aventures nouvelles ne l'excitait plus ce matin, plus du tout. D'abord, il était mal en point; l'étrange maladie qu'il venait d'acquérir lui glaçait le sang et les os; son âme immortelle en restait flapie; il n'avait appétit à rien, ni à vivre, ni même à mourir, ce qui pourtant est la dernière fantaisie des gens découragés: ses bras pendaient sous le poids des mains, sa tête penchait vers l'épaule, ses genoux chaviraient et sa peau se hérissait de froid, tandis que les bienveillants fonctionnaires lui ôtaient ses habits pour lui faire revêtir la chemise des pénitents.
Déjà son torse était à demi-nu; il dit avec douceur:
—Je n'ai pas bien chaud...
—C'est la peur, mon camarade; tette une goulée.
Il but, à la gourde, une eau-de-feu qui le fit tousser, faute d'habitude, et les bourreaux, gaiement, lui tapèrent le dos entre les omoplates. Un des aides déployait devant lui, en la faisant claquer, l'ample robe noire, qui lui parut vilaine et triste.
—Rien de tout cela ne m'amuse, et je regrette bien de vous donner une peine inutile, mais je souhaite qu'on ne me pende pas. Ainsi soit-il!
—Tu en as de bonnes, mon fieu!
Ils continuèrent leur besogne; sa chemise était enlevée; ils le virent sans aucun voile: leur hilarité fut énorme.
—Un eunuque!
—Qui viole les filles!
—Comment que t'as fait?
—Donnez-moi la chemise, s'il vous plaît: je n'ai pas chaud.
—Savoir, dit le geôlier, si ce ne serait pas là ce qu'on appelle une erreur judiciaire?
Le bourreau se récria:
—Tu crois aux erreurs judiciaires, toi? Je donne pas dans ces bourdes-là: c'est des inventions de malandrins, pour discréditer la justice!
—Dame! il n'a peut-être pas violé la fille, ce garçon, puisqu'il est châtré.
—Faut tout de même bien qu'il l'ait violée, puisqu'elle est enceinte.
Entre ces deux arguments incompatibles, les braves gens, fort embarrassés, réfléchissaient de leur mieux, et Dieudonat grelottait, nu comme un ver dans le cachot humide.
—La chemise... J'ai froid...
—Qu'est-ce qu'on va faire, pour lors?
Malgré les protestations du bourreau en chef, qui grognait contre le temps perdu, le geôlier courut chez le juge.
L'homme aux hermines sommeillait encore auprès de son épouse, coiffé d'un casque-à-mèche et le nez dans les couvertures: il rêvait d'une oie aux marrons, quand on vint si mal à propos lui couper sa béatitude.
—Réveillez-vous, monsieur le Fiscal!
En ce temps-là, les plus hauts personnages, voire les rois et les duchesses, qui d'ailleurs couchaient sans chemise, ne voyaient nul inconvénient à recevoir les visiteurs dans la chambre à dormir, comme nous les accueillons dans la salle à manger: les pudeurs varient. Au bruit qui se faisait autour de son sommeil, maître Touillechair entr'ouvrit un œil déjà maussade. Une chambrière tira les rideaux des fenêtres, et la lumière fut.
—Qu'est-ce qui arrive? Qu'est-ce qu'on me veut?
Debout, au pied du lit et vaguement ému, le porte-clefs cherchait des mots et ne trouvait que des idées, à cause du renflement que faisaient sous le drap les nobles formes de l'épouse, réputée pour ses adultères; il réussit pourtant à exposer les faits.
—Que me contez-vous là? Un eunuque! Vous êtes fou?
Le citoyen officiellement chargé d'être juste se dressa sur son séant, et son buste velu de noir s'érigea entre les courtines vertes, à côté du bloc conjugal. La majesté lui faisait défaut; il se grattait les côtes avec véhémence, et ses ongles laissaient sur sa peau jaune de longues rayures roses.
—Un eunuque? Vous êtes sûr?
—Je l'ai vu comme je vous vois.
Inquiété par cette comparaison, le juge abaissa son regard sur lui-même et remonta la courtepointe. Mais sa bourgeoise bouscula tout, en maugréant au creux de l'oreiller:
—Qu'est-ce là? Allez-vous maintenant rendre des arrêts dans votre lit?
—Eh! madame mon épouse, tenez-vous en repos, car vous errez étrangement, si vous croyez qu'un lit n'est pas un lieu séant au travail judiciaire: nos vénérables aïeux ne pensaient pas de la sorte; pour entendre un procès et en délibérer, les rois du temps jadis s'étendaient sur leur couche, lit de justice, et sans doute ils voulaient nous donner à entendre, par ce symbole, que la quiétude est de nécessité primordiale dans les œuvres de justice; sans doute aussi, c'est en souvenir du lit royal, et par une interprétation exagérée du symbole, que quelques-uns d'entre nous s'endorment sur leurs sièges.
—C'est bien la peine de réveiller une honnête femme pour un eunuque! Je vous demande un peu qui cela intéresse, qu'un gars pareil soit mort ou vif, et à quoi il peut bien servir?
A ce propos révoltant, le Fiscal sursauta d'indignation, et si fort que, pour la seconde fois, il dut remonter la courtepointe.
—Madame, j'en ai honte, car vous errez de plus en plus. Notre tribunal, sachez-le, n'est le haras ni le harem où se pèsent les vertus génésiques; les sujets du Roi, si diminués qu'ils puissent être, ont tous un droit égal à espérer que, sans distinction des personnes, nos arrêts s'inspireront exclusivement de l'intérêt social et de la moralité publique. Le problème qui se pose à nos consciences, madame, est de nature plus haute que vous n'imaginez selon vos vues étroites; car il s'agit pour nous, non seulement de châtier les coupables, lorsqu'il s'en rencontre, mais encore et surtout de moraliser les peuples commis à notre paternelle sagesse, de les maintenir dans la confiance, et de pourvoir à ce que la sérénité de leurs esprits, la sécurité de leur existence quotidienne ne soient troublées par aucun doute, molestées par aucun scandale. Je vous le dis comme je le pense, madame: malheur au juge qui forfait à son devoir essentiel et qui inquiète la conscience publique, en permettant que des erreurs notoires répandent dans la cité l'ombre même d'une suspicion contre la justice du Roi!
Il reprit haleine, et, satisfait de lui, il se tourna vers le geôlier, que la vénération immobilisait comme un terme.
—Par ces motifs, une solution se trouve tout indiquée dans la difficulté présente, et je m'étonne, mon ami, que vous ayez pu hésiter à la concevoir et à l'appliquer de vous-même, puisqu'elle est incontestablement la seule à laquelle notre tribunal puisse recourir sans déchoir.
—Je pensais bien; mais je ne me serais pas permis, sans ordres, de relâcher un homme légalement condamné...
—Le relâcher! Qui vous parle de le relâcher? Ce vagabond est, comme vous dites, légalement condamné, et l'on se moquerait de nous, dans les cabarets et les gazettes, et l'on crierait haro sur nous, si l'on venait à savoir que nous avons relâché un gaillard condamné dans les formes! Non. Puisqu'une bonne fortune nous permet de découvrir à temps telle circonstance, tel détail, qui seraient de nature, si on les divulguait, à déconcerter le respect des citoyens pour la Justice, nous devons, avant toutes choses, veiller à ce que ce détail reste absolument ignoré. C'est pourquoi je vous recommande de mettre le plus grand soin à bien enfermer votre eunuque dans la robe des pénitents, et à vous assurer qu'il ne la quitte point aux moments de sa pendaison et de sa mise en terre; s'il la garde bien sur le corps, personne ne saura ce qu'il y a sous elle: une robe sera perdue, c'est vrai, mais nous aurons évité le désastre majeur de provoquer une perturbation des consciences, ce qui prime tout, mon ami, et justice sera satisfaite. Allez, mon ami.
Le geôlier semblait perplexe, partagé entre son admiration de la sagesse judiciaire et les scrupules de sa candeur. Mais le juge envoya, l'une après l'autre, ses deux jambes hors de la couche, et répéta:
—Allez, vous dis-je. D'ailleurs, je vous rejoins sur la Grand'Place, afin de veiller en personne à l'observation de ces mesures importantes. Je déjeune, car il ne faut pas respirer à jeun les miasmes du matin, et j'arrive.
Ayant dit, maître Touillechair cueillit sa chemise au piquet du lit conjugal, et entreprit posément sa toilette, avec l'intime glorification d'un homme qui, dès le réveil, a rempli son devoir.
XXVIII
IL NOUE CONNAISSANCE AVEC L'AME DES FOULES
Maître Touillechair s'acheminait doctoralement par les rues, jaune de bile et noir d'habit, la toque droite, le pas lourd et le cœur léger: sa robe ornée de fausse hermine pendait en plis nobles, et, dans les carrefours, elle se gonflait de vent.
Lorsqu'il déboucha sur la Place, il y perçut avec déplaisir le tapage d'une animation excessive: toujours il avait prescrit le recueillement autour des exécutions, qui doivent être un enseignement moralisateur, et il réprouvait le tumulte; il fronça les sourcils. Puis, convaincu que sa présence allait ramener le bon ordre, il amplifia ses enjambées, et sentit qu'il devenait auguste.
On ne l'aperçut pas, d'abord: tous les yeux étaient tournés vers le gibet.
Une sombre masse de dos et de têtes grouillait autour du massif en maçonnerie que dominaient les trois potences, et des sifflets, des cris, des huées jaillissaient de ce chaos opaque. En arrière de la foule, comme des chiens de bergers autour de leur troupeau, des gamins criards couraient et glapissaient: «Cuic! Cuic! Ouïssez tous le dernier soupir de l'eunuque!»
—Hein? Quoi? Ils sauraient donc, les misérables? Ces gueux-là n'ont point de conscience, et divulguent ce qu'il faut taire.
Des voix anonymes chantaient: «Cons-puez le juge... cons-puez le juge... cons-puez!»
—Parlent-ils de moi, par hasard?
D'autres voix, sur le même mode, entonnaient une variante: «Co-cu, le juge, co-cu, le juge, co-cu!
—C'est bien de moi qu'ils parlent, vraiment... Damnés polissons, le cocu va vous mettre au pas! Mais il est bien désagréable, quand on représente un symbole, d'avoir une épouse volage, et les lois eussent été prudentes si, pour demeurer vénérables, elles avaient prescrit le célibat des juges comme celui des prêtres.
Il dit et s'arrêta, en levant la main droite afin de reconquérir, par la noblesse d'une attitude, cette dignité que les accidents du mariage avaient altérée en partie. Puis, bravement, mais d'une voix aigre, il articula:
—Passage à la Justice!
Alors, on l'aperçut, et, lourdement, spontanément, la foule brune s'entr'ouvrit comme une Mer Rouge; une allée humaine se creusa du juge au gibet. Au bout de cette avenue, le vagabond dans sa chemise noire, se débattait entre les bourreaux, au pied de l'échelle; bien décidé à ne pas mourir, il en témoignait par ses gestes.
Le Fiscal se mit en marche vers ce groupe: tête haute, il entra dans l'allée mouvante, ainsi qu'un Pharaon avait fait avant lui. Dans le même instant, sur toute la Place, un silence énorme s'éploya, silence d'orage qui sortait de quinze cents poitrines et qui écrasait l'air; mais il ne dura qu'à peine, pour se résoudre en un grondement de tonnerres lointains, qui montaient des quatre horizons. Déjà, le flot d'hommes s'était refermé sur sa proie; une rafale de clameurs tournoya, balayant les crânes et soulevant la houle d'où sortaient des mains agitées, pareilles à l'écume sur la crête des lames; des épaves de bras s'élançaient hors de l'onde; des remous de têtes moutonnantes se renflaient pour rouler en avant ou pour revenir en arrière. Le juge vit des formes hargneuses qui déferlaient vers lui, des faces devant la sienne, des prunelles contre ses prunelles; un mouvement cadencé l'emportait dans son rythme:
—L'innocent, hou! hou!... L'innocent, hou! hou!
En moins de deux minutes, Dieudonat était dégagé et son escorte dispersée; le malheureux justiciard, ballotté comme un paquet sans poids, roulait de poigne en groupe et de haine en vengeance. Décoiffé et dépenaillé, ahuri et déchiqueté, saignant, geignant, mais ne sentant pas les coups, il parvenait au bas de l'échafaud et s'écroulait. Derrière ces cohues, et trop loin de la curée pour en prendre leur part, des forcenés vociféraient:
—Au gi-bet!... Au gi-bet!...
Le juge, affalé à la base du môle, le front appuyé au montant de l'échelle, et les deux poings au sol, haletait en essayant de se relever.
—Au gi-bet!
—C'est bien ton tour, canaille!
Toute la crapule des bouges, souteneurs, pierreuses, déserteurs, évadés, libérés, la rage aux yeux, la bave aux lèvres, se bousculait sur ce vaincu, et les rancunes dépoitraillées soufflaient contre lui des menaces qui fleuraient le vin et l'oignon. Un filet de sang coulait de sa tempe à sa gorge; des crachats luisaient sur ses joues, pendaient de ses paupières.
—Tu ne fais plus le malin, à cette heure, avec ta peau de lapin blanc!
—Eh, va donc, fourré de vermine!
—T'en as écrabouillé assez, qui valaient plus que toi!
—Et des innocents à la pelle!
—Le chemineau de ce matin, tu savais pas qu'il est eunuque, peut-être?
—Mais t'as dit de le pendre quand même!
—T'as filé sa corde, il te la cède!
—Faut qu'il te pende de sa main!
—Oui! Oui! Où est l'eunuque?
—On redemande l'eunuque!
Dieudonat s'esquivait, heureux d'en être quitte, mais épouvanté du tumulte.
—Ho là, là! pensait-il, je crois qu'ils vont assommer ce pauvre juge, et c'est ma faute, bien sûr. Parce que j'ai bêtement formé le souhait de ne pas mourir, voilà que mon vœu se réalise au détriment d'un autre. Si je retournais?
—Ramenez l'eunuque!
Une poigne vigoureuse le saisit par le coude; il reconnut Gertrude qui utilisait ses forces neuves; elle lui criait:
—Viens-t'en le pendre, donc!
—Je n'y tiens pas.
—Il t'a voulu pendre, pends-le!
—C'est toi, bonne Gertrude, si charitable quand tu es toute seule, et qui dis des choses pareilles quand tu es dans la rue? Comment est-ce possible?
—J'en sais rien: ça me gagne. Viens-y!
Arrivé au pied des potences, il avait une mine tellement gauche et penaude, dans sa robe de pénitent, que déjà on commençait à rire autour de lui; il fit une figure plus drôle encore quand on lui mit dans les mains la hart au nœud coulant; son œil ahuri interrogeait le monde.
—Passe-lui la corde au cou!
—Oust! Tu comprends donc rien?
—Si, si, je vous comprends. Mais je n'ai guère envie, et je ne le vois pas, le juge.
On le poussa vers cette loque sanguinolente, dont il avait admiré le prestige, au tribunal d'hier. Il ne médita point, comme il eût fait jadis, sur la fragilité des grandeurs ou l'inconsistance des tissus qui nous servent à préciser les distinctions de la hiérarchie sociale. Tout simplement, il vit une souffrance et se rapprocha d'elle, avec la naïve commisération des humbles, qui savent sentir mieux que penser. La corde lui glissa des doigts, sans que même il s'en aperçût; il se pencha, il ramassa le pan de la robe dans laquelle il devait mourir, il en fit un tampon, il s'accroupit avec précaution, et le peuple put voir un condamné étanchant les plaies de son juge.
Il murmurait: «Pauvre monsieur!» Puis il releva la tête vers les gens; son visage était pâle et son œil suppliant.
—Ne lui faites plus de mal à cause de moi, s'il vous plaît...
La foule est mobile, parce qu'elle est homme avec excès: Dieudonat eut à peine formulé son vœu, que tout aussitôt la contagion de sa pitié transforma les colères, et la nervosité qui réclamait de la mort devint l'émoi d'humanité qui se passionne pour la vie.
—T'as raison tout de même, dit Gertrude.
Elle pleurait malgré elle; aussitôt sa voisine pleura; une troisième battit des mains.
—Bravo, l'eunuque!
C'était assez; tout un cercle du premier rang applaudit avec cette femme, et l'enthousiasme gagna le second rang, d'où il se propagea jusqu'aux spectateurs qui ne voyaient rien et qui applaudirent avec plus de frénésie que les autres, pour occuper leurs muscles. Quant à ceux qui sans doute eussent préféré s'offrir, sans péril pour leur peau, le spectacle d'un chrétien gigotant au bout d'un filin, ils n'osèrent protester parce qu'ils étaient lâches.
Dieudonat essayait de relever le patient, qui criait de douleur; un charpentier vint à son aide; ils le prirent sous les aisselles et le mirent debout, mais il s'effondra de nouveau; un vétérinaire s'avança, palpa et prononça: «Rotule fracturée.»
Dieudonat eut la larme à l'œil:
—Vous voyez, le pauvre juge a le genou cassé, à présent, et encore à cause de moi, parce que je n'ai pas dit que je suis un eunuque, quand il fallait le dire. J'ai été bête et je vous demande bien pardon, monsieur le juge, mais ça peut s'arranger...
Il joignit les mains, leva au ciel son œil unique, et pria:
—Mon Dieu, permettez-moi de réparer ma faute et faites que les blessures de ce pauvre monsieur passent de son corps dans le mien. Ainsi soit-il!
Aussitôt, son vœu s'exauça. Il tomba sur la dalle en poussant un tout petit cri, la face sanglante et la rotule cassée. Gertrude courut à lui:
—Comment que tu as fait ce coup-là, donc? Te voilà joli, à présent... Est-ce qu'il serait sorcier, comme il dit?
On le ramassa pour le porter à l'hôpital, tandis que maître Touillechair hâtait le pas vers son logis, en s'efforçant de rattraper les lambeaux de sa toge et ceux de ses idées.
Plus personne ne songeait à le retenir: la tempête était finie, l'âme commune était dispersée, les âmes individuelles rentraient dans leurs coquilles, les hermines sociales reprenaient leur prestige, et maître Touillechair, à peine évadé de la boue, s'auréolait d'une gloire: car déjà le bruit circulait, dans la Ville-Haute, que Notre-Dame venait d'accomplir un miracle en faveur du Fiscal.
XXIX
IL FRÉQUENTE LES DEUX DOULEURS
Dieudonat, sous le nom d'Onuphre et sur le brancard du gibet, fit son entrée à l'hospice.
On n'y recueillait guère les pauvres gens que pour les tourmenter et aggraver leur cas. Les galeux et les femmes enceintes, les varioleux et les blessés, les typhiques, les pulmoniques, les agonisants qui crient trop, et les morts qui ne bougent plus assez, cohabitaient dans les mêmes salles, et voire dans les mêmes lits: à vrai dire, ces lits de cinquante-deux pouces n'étaient destinés à recevoir que deux créatures; mais, quand le nombre des malades augmentait sans discrétion, que faire? On les tassait par cinq ou six, bout-ci, bout-là, les pieds de l'un aux épaules de l'autre, tout nus sous le même drap, et les draps de lit s'appelaient alors des linceuls. Immobiles par faute de place, et par leur faute aussi puisqu'ils auraient bien pu n'être pas si nombreux, ils échangeaient leur vermine et leurs maux, dans cette étuve de chaleur commune, et avec plus ou moins de patience ils attendaient leur mort ou celle des voisins.
Le prince fut attribué au lit septante-et-septième, qui ne contenait plus que deux malades, le troisième ayant trépassé au matin. Les deux survivants, qui déjà se réjouissaient d'être à l'aise, mais qui se réjouissaient trop vite, accueillirent mal le nouveau venu. Tout de suite, il eut la sensation d'être un intrus. La tête au pied du lit, avec les talons d'un homme sous l'aisselle droite, les orteils d'un autre sous l'aisselle gauche, il se rapetissait pour ne pas les gêner, et il voyait, là-bas, au bout de ses propres jambes, leurs visages réprobateurs: l'un, squelettique et jaune, avec une peau de vélin et des yeux trop brillants, l'assassinait de ses prunelles pointues; l'autre, hirsute et massif, le menaçait de sa barbe violente. Il essaya de leur sourire, en manière d'excuse, mais sans aucun succès; ils s'appliquèrent même à lui faire comprendre en détail les raisons de l'antipathie qu'ils éprouvaient pour lui, et ils échangeaient leurs griefs par-dessus la pointe de ses pieds. Il écouta sans protester, souffrant de sa blessure et plus encore de la gêne qu'il causait aux premiers occupants. La douceur de sa patience finit par les calmer à leur tour: ils l'interrogèrent sur son cas et lui contèrent le leur.
Le squelette aux yeux d'émerillon était un poète lyrique qui vivait de son art, et qui s'était délabré l'estomac à force de ne pas manger; il se mourait rageusement d'une gastralgie incurable; quant au colosse, couvreur de son état et père de cinq filles, il tombait du haut-mal, et quelquefois du haut des toits; sa dernière chute lui coûtait trois côtes, sans plus. Dieudonat écoutait. Le poète dyspeptique ne décolérait pas, et ses sarcasmes vilipendaient l'humanité; le couvreur épileptique expliquait que les côtes se raccommodent, grâce à Dieu qui le décida ainsi dès le Paradis Terrestre, lorsqu'il en cassa une dans la poitrine du premier homme; mais le pire est de ne plus pouvoir remonter sur les toits pour nourrir la marmaille. Cette paire de miséreux avait de quoi toucher le charitable vagabond, qui les plaignait de tout son cœur, bien que, depuis un moment, il les entendît assez mal: des tableaux plus atroces le sollicitaient par ailleurs.
En pénétrant dans cette salle hospitalière, il n'avait éprouvé tout d'abord que la répulsion d'un bœuf entrant à l'abattoir; une puanteur qu'on avalait à pleine bouche, dès le seuil, et la mort immanente, l'avaient empli d'horreur; ensuite, l'hostilité de ses voisins s'était chargée de le distraire; mais à présent, il voyait mieux, et même il voyait trop.
A cinq pas de lui, juste en face, un typhique venait de rejeter son linceul, et tout nu, avec une face de démon, il se démenait, à genoux, sur la poitrine nue d'un phtisique qu'il étouffait; deux autres compagnons du forcené, pour qu'il se tînt tranquille, l'assommaient à coups de poings; un cinquième avait roulé à bas de la paillasse et râlait doucement sur les dalles froides, avec un roucoulement de pigeon. Au milieu de la salle, des chirurgiens sciaient l'humérus d'un soldat, et les hurlements du blessé accompagnaient le crissement de la scie dans l'os; le soldat qu'on devait opérer ensuite, fou de terreur, s'évadait et son grand corps velu courait dans la travée, poursuivi par les gardes; acculé dans un coin, il empoignait, de sa main valide, un escabeau pour se défendre. Des infirmiers passèrent, emportant par la tête et les chevilles un cholérique qui se vidait. Les mouches, par milliers, tourbillonnaient sur les excréments, les pus et les malades.
Le poète regardait la terreur se préciser sur la face du nouveau venu, et il éclata de rire.
—Eh, eh, eh! Tu m'amuses, camarade, et tu t'en donnes, hein? C'est la première impression. Nous avons tous passé par là; on s'habitue. Je parie que tu n'imaginais pas ces façons de diminuer la souffrance? Moi non plus, car tout ce qu'ils font là, tu sais, ils le font pour le bien, et je recommande ce point à la sollicitude de ton admiration.
—Oui, monsieur.
—As-tu lu Dante, mon ami, et l'Enfer? Non? Oui? Dante croyait inventer de belles horreurs, mais observe et compare: compare les trouvailles du génie humain à celles de la bêtise humaine, et dis-moi, je te prie, si la seconde n'est pas, et de beaucoup, la plus ingénieuse.
Dieudonat répondit piteusement:
—Je voudrais m'en aller...
—Moi pas! J'enregistre. Le monde m'a fait mourir, car je meurs, et tout ce qu'il entreprend pour se faire vivre, je le constate: c'est ma vengeance.
A ce moment, le soldat qu'on opérait cessa de crier; on le vit ouvrir et fermer la bouche tour à tour, dans l'impuissant effort de ravaler sa vie.
—Il agonise? fit Dieudonat.
—Je le crains, car le voilà qui bâille comme un poisson: vois comme il imite bien le goujon au sortir de l'eau! Il a trouvé cette manière discrète de nous faire entendre sans paroles qu'il n'est déjà plus homme et qu'il dégringole l'échelle des êtres. Car les savants t'affirmeront qu'il l'a montée, par une série de lents progrès, et c'est bien juste qu'en partant il la redescende: poisson pour la minute, il sera de l'herbe demain: tout passe, et, tiens! le voilà qui passe!
Le prince se signa et dit:
—Dieu ait son âme...
—Son âme immortelle, sans doute?
—Assurément. Vous riez?
—De ta simplicité. T'es-tu jamais demandé, mon garçon, pourquoi d'innombrables niais, qui ne furent bons à rien durant leur vie, seraient indéfiniment conservés après leur mort? Entrevois-tu la destination de ce muséum éternel? Saurais-tu dire à quel besoin répondraient ces collections d'âmes, et ce que Dieu pourrait en faire?
—Justice! monsieur. La notion que j'ai de mon âme immortelle...
—Est un frein nominal, fort utile, ma foi, contre tes passions, tes vices, tes instincts, et pourvu que tu aies cette notion, elle a fait son office de frein, ce qui suffit: affirmer l'immortalité de l'âme, voilà qui est indispensable; mais la réaliser, à quoi bon, mon ami?
—Vous parlez comme le Diable! Si les pauvres gens vous entendaient...
—Ils m'entendront, un jour ou l'autre, et ce sera tant pis pour eux, car ils perdront un espoir, le plus consolant de tous; et ce sera tant pis pour le monde, car ils perdront un frein, le seul qui soit vraiment solide.
Les chirurgiens venaient de traîner à terre le cadavre de l'opéré, et leurs aides, qui avaient réussi à s'emparer du suivant, l'allongeaient à son tour sur la table sanglante.
—Tu vois: leur charité va venir encore au secours de celui-ci, et ils font bien, puisqu'ils en ont le temps avant leur dîner. Dans quelques instants, ils auront délivré une âme de plus, et elle s'envolera vers les régions éthérées pour y rejoindre les défunts qui lui furent chers, et pour y recevoir la récompense de ses mérites. Ah! le gaillard n'est pas à plaindre, et il s'en rend compte, tu vois?
Le patient hurlait, maintenu par des poignes, et fixait des yeux fous sur les aciers multiples qui s'apprêtaient à le pénétrer sans colère. Sur tous les lits, des spectateurs hagards haussaient leurs faces d'épouvante.
—Je veux m'en aller, fit Dieudonat.
—Égoïste! Ne remarques-tu pas que le camarade en a bien plus envie que toi? Il reste pourtant; fais comme lui et instruis-toi.
—Je n'aime pas voir la douleur.
—Nigaud! C'est pourtant la meilleure façon de moins sentir la tienne.
—Il est bien vrai que je ne me sens presque plus souffrir, dès qu'on crie alentour.
—A la différence des autres hommes qui n'entendent plus crier, dès qu'ils souffrent.
—Ah?
—Comprends donc que les deux alternatives de la vie sont de souffrir et voir souffrir: sitôt qu'un pauvre diable est libéré de son mal, assez pour regarder autour de lui, qu'est-ce qu'il voit, sinon de la misère physique, morale? Et quand cessera-t-il d'en voir, sinon quand il sera rappelé à lui-même par l'impérieuse urgence de recommencer à geindre pour son compte? Vos gaietés ne sont que répits ou détentes, minutes entre parenthèses, minutes d'aveugles, que votre santé nécessite et que votre inconscience permet.
—Eh!
—Heureux les inconscients, parce que la sérénité n'est permise qu'à eux: mais ceux-là ne sont hommes que par la figure.
—Hi!
—Ne ris pas! Avoir conscience, c'est la rare vertu et l'exécrable don.
—Oh!
—La triple vue qui nous dénonce le pire, nous laisse voir le bien, et nous montre un moyen de tendre vers le mieux! Aimer, comprendre et vouloir, c'est-à-dire aimer en connaissance de cause, comprendre pourquoi l'on aime, et vouloir ce qu'on aime: triple union de l'esprit, du cœur, et de l'acte! Or, quand l'esprit a rêvé le bien et constaté le mal, le cœur souffre de les voir aux prises, et l'acte reste impuissant à empêcher le mal ou restaurer le bien.
—Uh...
—Ne pleure pas! J'ai pleuré, moi aussi, jadis; je crois même avoir été bon; mais j'y ai renoncé, et, de toutes mes forces, je m'applique à ne l'être plus. C'est triste à dire, fiston, mais indéniable: il faut choisir, il faut opter. Sois une bête, si tu veux, bêtement émotive et candidement tendre: alors tu pourras aimer, sans en souffrir, et même avec quelque agrément. Ou bien, au contraire, sois une intelligence, si tu peux, mais sèche, impitoyable, ouverte aux idées et murée aux émois, un solitaire, un égoïsme pensant: alors tu pourras jouir de tes exercices spirituels. Mais, pour Dieu, et par charité pour toi-même, ne sois pas en même temps une intelligence et un cœur, car c'est l'abomination!
—Hein?
—L'abomination de la désolation pour l'homme complet, de tête et de cœur à la fois, image de Dieu, comme vous dites! Or, cela, prends-y garde, va nous mener tout droit à conclure que le plus malheureux, absolument et mathématiquement, c'est Dieu lui-même, tel que vous le concevez, intelligence totale et suprême bonté. Ah! le pauvre diable que Dieu! Je le plains.
—Et moi, je vous plains; vous parlez comme un impie.
—Voyez le clampin, qui m'ose accorder sa commisération! Eh bien, tu as raison, mon fils, quoique tu m'offenses, et j'ai grand tort d'être offensé, car la pitié des simples est la plus touchante de toutes.
—Je sais bien que je suis bête...
—Tu ne l'es pas, si tu le sais.
—Et je ne saisis pas toujours ce que vous dites...
—Ne te fatigue pas: quand je te parle, c'est pour moi que je parle.
—Mais s'il y a dans vos propos un tas d'affaires qui m'échappent, il y en a une au moins que je suis bien sûr d'avoir comprise.
—Bah?
—Une que vous n'avez pas dite...
—Et que tu vas m'apprendre?
—Je pense que vous n'êtes pas heureux.
—Non, certes! Mais je n'aspire plus à le devenir: c'est un progrès.
—Vous êtes seul au monde, peut-être?
—J'ai mon orgueil pour me tenir compagnie.
—Euh...
—D'ailleurs, je reste littéralement dénué de gloire. Je ne m'en plains pas: j'y ai droit. Tout homme qui fait une œuvre a droit d'abord à l'injustice; la justice ne vient que plus tard.
—Ouais?
—L'octosyllabe de mon nom, l'as-tu seulement entendu? Il est fort beau, mais ignoré: Calame-le-Calamiteux.
—Mais, je le connais votre nom!
—Pas possible?
—Attendez... Oui... Je me souviens. Même un jour, j'ai bu à votre santé, bu du vin, avec des gens qui louaient votre génie.
—Des malins!
—Des brigands, deux brigands, Ruprecht-le-Camard et Gontran-le-Coquin, l'un féroce, l'autre gentil...
—Le plus à craindre! Évite-les tous deux et surtout le second. Quant à moi, si j'ai un conseil à te donner, ne garde de moi que mon nom: le reste te ferait du mal.
—Et le couvreur barbu, comment vous l'appelez?
—D'un vocable terrible et généreux: Polygène. Et toi?
—C'est Onuphre, qu'on me dit.
—Eh bien, nous nous connaissons. Bonsoir. Laisse-moi dormir.
XXX
IL SE PREND D'AMITIÉ POUR LA MISÈRE DE L'ESPRIT
Ils se connurent mieux encore, après treize jours et autant de nuits passés dans le même linceul. Le philanthrope s'était vite aperçu que le misanthrope, en dépit de ses propos amers, n'était rien moins qu'un mauvais homme, et il en arrivait à ne plus entendre les sarcasmes de cette voix que comme le halètement d'une perpétuelle souffrance: elle ne le choquait plus, mais le chagrinait fort. Petit à petit, il passa de la pitié à l'affection, et de jour en jour davantage il se donnait tout bonnement. Calame, de son côté, goûtait cette conquête: il y trouvait un charme, et bien qu'il se gardât d'en rien laisser voir, il s'attachait à cet être modeste et doux qui savait au moins écouter.
Couramment ils devisaient, pour abréger les longues heures; Dieudonat, que tracassait le souvenir du juge malmené à cause de lui, avait grosse envie de confier ses perplexités à son nouvel ami: il pensait que ce Calame, d'esprit si subtil, lui pourrait bien donner quelque conseil pour éviter, dans l'avenir, le retour de semblables bévues. Mais révéler ainsi son nom, son origine et son pouvoir magique, ne serait-ce pas d'un vantard? Il se retenait, en sentant bien qu'il ne résisterait pas toujours.
Il le sentait d'autant mieux que la misère du couvreur et ses lamentations commençaient à solliciter sa pitié de façon trop pressante: le pauvre homme, entre deux attaques, grattait sa barbe, fouillait son nez, mais ne savait ouvrir la bouche que pour plaindre sa femme et les marmots sans pain: «N'ont plus de pain... plus de pain...»
—Il fait de la peine, disait Onuphre.
—Il ne fera plus guère que cela dans sa vie, à moins qu'il ne fasse aussi de nouveaux rejetons.
—Pauvres gens... On voudrait essayer quelque chose pour eux.
—Oui-da! tu es sensible?
—Mon Dieu, oui.
—Et tu ne ferais pas tort à une mouche?
—Mon Dieu, non.
—Et la souffrance t'attire plus que le bonheur?
—Mon Dieu, oui.
—Et cependant tu ne peux ni la voir ni l'entendre?
—Mon Dieu, non.
—Je gage même que tu t'appliques à secourir ton prochain?
—Quand je peux.
—Et que tu irais jusqu'à lui octroyer ce qui t'appartient?
—Quand il en a plus besoin que moi...
—Et tu donnes, n'est-ce pas? Et c'est plus fort que toi, car il faut que tu donnes? Et ce faisant, tu te crois une belle âme?
—Je ne sais pas.
—Et le puits?
—S'il vous plaît?
—Il donne, lui aussi! Il donne de l'eau, le puits, et le plomb donne la colique, les miasmes donnent la fièvre, la marche donne de l'appétit, le chien donne la chasse au gibier: ils donnent tous! Faut-ils qu'ils aient de belles âmes! Tu donnes à pleines mains, quand tu as les mains pleines, comme la rivière à pleins seaux, comme la brise à pleines voiles: par bonté toujours, n'est-ce pas?
—Vous êtes farceur.
—Toi aussi, mais tu ne t'en aperçois pas... Mon pauvre petit, donner n'est pas le synonyme d'être bon. Obéir à une impérieuse destinée, comment cela pourrait-il constituer une vertu? J'imagine, pour ma part, qu'il existe deux sortes de bonté, et qu'elles n'ont rien de commun, sinon leurs gestes apparents. Tu me répondras qu'elles sont identiques par leurs effets, mais tu ne pourras nier qu'elles diffèrent essentiellement par leurs mobiles: l'une est vertu, c'est-à-dire force pensante et agissante; l'autre, la tienne, n'est point une force, mais au contraire une faiblesse, une manière d'être, intuitive et quasiment pathologique, animale plus que morale, car elle prend son origine dans l'incapacité où tu es de te soustraire aux influences extérieures, et dans ton inaptitude à contrôler par le jugement les suggestions de ta nervosité; elle est passive et négative, en somme, puisqu'elle se manifeste sans le concours de ta volonté, parfois même contre ta volonté, sans notion distincte du bien et du mal, du devoir et du droit: il lui faut aller, dès qu'on la déclanche, et elle va sans savoir où; elle est la bienfaisance, si tu veux, mais ne me dis pas qu'elle est une vertu, car l'essence de toute vertu est de savoir et de vouloir... Tu dors?
L'auditeur, cette fois, n'avait rien entendu: il se tenait immobile sur le dos, face au plafond, et les regards obstinément vrillés au huitième nœud de la seizième solive, qu'il affectionnait.
—Parions que tu réfléchis?
—J'essaie.
—Difficile, hein?
—Un peu: je me demande s'il faut faire une chose...
—Te serait-elle désagréable?
—Plutôt...
—Alors, n'hésite plus, fais-la, et souviens-toi de ce critérium: quand tu te demandes s'il convient ou non de faire un geste qui te coûte, ta seule hésitation prouve que tu dois le faire.
—Celui-là me coûterait gros...
—Tu es donc bien riche, petit gueux?
—Je vais vous expliquer. Mes souhaits se réalisent: c'est un pouvoir que j'ai comme ça, de naissance. Ça vous étonne?
—Le sage ne s'étonne jamais de trouver le pouvoir en des mains incapables. Continue.
—Alors donc, quand je vous vois si triste, et si dur dans vos paroles, je pense qu'au fond vous n'êtes pas méchant du tout et que vous faites semblant, parce que vous souffrez, et je pense que vous redeviendriez gentil, intelligent comme vous êtes, si vous n'aviez plus mal, si vous n'étiez plus seul, si quelqu'un vous montrait de l'amitié et vous la prouvait... En prenant votre mal, par exemple?...
—Tu pourrais cela?
—Je le peux!
—Et tu le ferais?
—Si vous voulez.
—Et mes crampes d'estomac, les contorsions de mon intestin, les coliques de mon foie, tu les aurais à ma place?...
—Vous ne les auriez plus.
Le poète toussa, pour dissimuler une émotion qui le gagnait; en silence, il regarda Onuphre avec attendrissement; puis il éclata d'un rire brusque.
—Ah! tu voudrais me prendre ma vieille gastralgie! Et je ne saurais plus ni rager, ni pester, ni souffrir, lorsqu'on me repousse ou qu'on me fouaille? La sottise et la vilenie du monde ne m'indigneraient plus, et je contemplerais la vie sans dégoût ni colère? Je la verrais en rose, l'ignoble vie, et je dégusterais avec aménité les sanies de l'espèce humaine? Eh bien, mais, qu'est-ce qu'il me resterait, alors? Qu'est-ce que je bricolerais, sur la terre? A quoi serais-je encore bon, si je redevenais bon? Tu te gausses, mon camarade!
—Vous parlez sérieusement?
—On ne peut plus sérieusement! Puisque j'ai perdu la candeur, que je garde au moins la parole, c'est mon trésor à moi!
—Votre trésor?
—Tu ne sais donc pas qu'il faut souffrir, pour crier? Mes plus sublimes trouvailles et mes vers les plus beaux sont les enfants de ma constipation, qui me fait voir la vie en noir, c'est-à-dire en sa vraie couleur. Mélancolie! Mélancholie! L'admirable mot que voilà pour exprimer la désolation des âmes immortelles, puisqu'il veut dire: bile noire dans l'intestin noir!
—Ainsi, vous ne voulez pas me donner votre mal?
—Quel usage en ferais-tu, toi qui n'es doué d'aucun talent formulatoire? N'en parlons plus, et restons tels que Dieu et les hommes nous firent. N'importe: tu es un brave petit gars. Tu m'as donné un bon moment. Je t'inscris sur mes tablettes. Ma gratitude se charge de ton épitaphe: quand messieurs les chirurgiens t'opéreront, je la composerai en des vers que je te promets mirifiques et que j'irai graver, pour les siècles à venir, sur le sable frais de ta tombe.
—Merci. Mais je n'ai pas du tout envie d'être opéré.
—Ils se passeront de ton consentement; à moins que tu ne déguerpisses...
—J'aimerais mieux ça, et je sens, rien qu'à cette idée, l'os de ma jambe qui se recolle.
—Or çà, mon bonhomme, dis-moi donc: si tes vœux se réalisent pourquoi ne formules-tu pas celui de te guérir et de filer?
—Je vais vous dire: mes souhaits sont irrévocables et j'ai pris le genou d'un monsieur juge.
—Que ne prenais-tu celui de son épouse? Tu serais peut-être moins détérioré.
—Et puis, c'est mon idée, de ne plus rien demander pour moi-même, sinon parfois des vivres, lorsque j'en ai besoin.
—Du pain? s'écria Polygène.
—Des victuailles! s'exclama le Calamiteux.
—Ah! reprit le couvreur, si c'est vrai que vous pouvez des affaires pareilles, sans que ça vous coûte un sou, envoyez donc une miche à la maison!
—Elle y est, répondit Onuphre, et un quartier de viande avec: tous les matins, après ma prière, j'expédie son manger à dame Polygène, qui trouve le gros pain dans sa huche et le carré de bœuf dans sa marmite: elle doit se demander d'où ça lui tombe.
Il riait, mais Calame l'interrompit:
—Ceci est d'une autre farine! J'ai refusé ton estomac, mais si tu détiens de quoi garnir celui que je possède, vas-y! Depuis l'âge de raison, je suis travaillé par l'envie d'une caille rôtie entre une barde de lard et une feuille de vigne: prouve-nous ton pouvoir magnifique en me procurant cette merveille.
—Quand il fera nuit... A cette heure, on nous verrait trop.
—Confesse plutôt que tu te vantais!
—Dites: «chiche!» Et il vous pousse un œuf frais dans la main!
—Chiche!
Le sorcier balbutia les mots nécessaires, et la dextre du troubadour pondit. Calame, en bon poète, avait le goût du merveilleux: il enregistra le prodige et goba l'œuf.
—Je te crois. J'ai douté et je me repens. Mais, par saint Thomas, patron des mécréants, tu peux préparer les ressources de ta magie! A ce soir! Voilà vingt ans que j'ai faim, et il ne me reste que quatre heures pour combiner l'écriteau de mon premier festin!
Le couvreur demanda humblement:
—J'en aurai, moi aussi, de ces cailles rôties?
—Tu en auras.
Calame tourna le dos et ferma les yeux, afin de réfléchir dans l'ombre à des harmonies de saveurs. Sur ses tablettes enduites de cire, qu'il avait habituées à recevoir des rimes, il inscrivit des noms de mets, qui s'alignaient, l'un au-dessus de l'autre, comme des petits vers mal rimés, et qui pourtant lui semblaient admirables. La nuit fut lente à venir. Enfin, le dernier lumignon s'éteignit; seule une veilleuse, au fond de la salle, brûlait devant le crucifix.
—Es-tu prêt, Onuphre? Voici l'heure propice aux orgies. Attention, je corne l'assiette! Écoute-moi bien et répète après moi! Potages: charpie de carpes aux œufs, saupoudrée de marjolaine, de romarin et de basilic; petits pâtés de bœuf aux raisins secs et gros pâtés d'alouettes aux andouilles d'agneau; ragoût de veau à l'eau de rose, bien sucré. Rôts d'oisons aux poudres du Duc, sans oublier ma caille, avec une bonne sauce camelin, qui fleure cannelle et gingembre. Entremets: beignets d'œufs de brochet aux pommes d'orange, tourte jacopine au verjus aromatisé. Vins du Saint-Pourçain, de Meulan, de Sezanne, et de la bière à la framboise! Pains de Chailly. Pour les dessertes: fromage persillé et angelots de Normandie, lait lardé au safran, échaudés et darioles diverses, pêches de Corbeil, perdrigons de Tours, noix de coudre, figues de Malte. Et nous verrons pour les épices!
Dieudonat prit les tablettes et relut à mi-voix; dès l'appel de leur nom, les plats se juxtaposaient sur le lit, écrasaient de leur poids les jambes et les ventres: il fallut les ranger au long de la ruelle. Les yeux de Polygène s'écarquillaient, ceux de Calame étincelaient, et ceux de Dieudonat étaient humides du plaisir procuré aux autres. Ils mangèrent d'abord en silence, piquant le pouce et l'index dans les plats, appliqués à savourer sans bruit, et témoignant de leurs délices par des approbations discrètes.
—Bonne cuisine!
Chacun selon sa fantaisie, ils attaquaient les ragoûts ou les rôts, mordaient dans les viandes onctueuses, suçaient les jus, léchaient leurs doigts, lapaient les gelées sur les tranchoirs. Le couvreur mastiquait avec frénésie, à l'abri de sa barbe épaisse, et ingurgitait vite, sans souffler mot, pour n'être pas lésé dans le partage: la graisse lui patinait les joues et suintait entre ses poils. Le poète dégustait avec curiosité. Entre cette goinfrerie et cette gourmandise, Dieudonat trouvait un charme à manger et à boire.
—Une demi-chopine de vieux chypre, là-dessus, se révèle indispensable!
—Indispensable, hoqueta Polygène.
—Holà! sommelier, le doyen de tes chypres!
Les flacons poudreux circulaient de main en main, et les lèvres au goulot tétaient de longues gorgées. La réserve des convives s'évapora bientôt dans les chaleurs du vin: ils évoquaient à haute voix des plats nouveaux, riaient, criaient, choquaient les fioles, les écuelles et les gobelets.
—Messire l'oyer, ton banquet manque de volailles et de venaison! Eh, l'asséeur, soigne la grand'table! Valet de bouche, apporte les dorures et les boute-hors! Fais-nous goûter ton hypocras et l'eau-de-vin!
Le couvreur, d'une voix de chantre, entonna un cantique aux variantes grivoises; le trouvère, inspiré tout à coup, improvisa des stances, mais se mit à pleurer, tant il les trouvait belles, tant sa peine était profonde de songer que demain il ne les saurait plus et que l'humanité les allait perdre à tout jamais; de désespoir, il envoya au plafond son tranchoir imbibé de sauce; le père de famille, pour n'être pas en reste, lança un pilon de paon sur le fiévreux du lit voisin, qui osait grogner contre le tapage.
Les gardiens se précipitèrent; les trois soupeurs cachaient sous leur paillasse les reliefs du repas. Calame, un jambon sous le bras, comme on porte un in-folio, se sauva par la salle; Polygène, ivre, hurlait; on voulut l'empoigner, il se débattit, les lèvres écumantes, et l'attaque le prit. Bien vite on apporta la relique de saint Mathurin, souveraine pour les cas démoniaques; dès qu'elle fut à sa portée, il faillit la mettre en morceaux; alors, on ligota le possédé, et deux hommes le tenaient serré de cordes, pendant qu'un prêtre prononçait sur lui les paroles de l'exorcisme; l'eau bénite n'opérant point, on le plongea dans l'eau froide; ses démons en furent calmés, mais une congestion l'étouffait; le chirurgien accouru déclara qu'il allait trépasser, et le saigna.
Calame ne valait guère mieux: son estomac, étonné de l'aubaine insolite, protestait et restituait; sa tête livide hochait vers son sternum, comme celle d'un pendu qui hésite à mourir; il roula sur le sol et s'y tordit; le chirurgien accouru déclara qu'il allait trépasser et le saigna.
—Eh là, mon Dieu! fit Dieudonat, voilà donc ce que je leur ai donné pour une fête! Je les ai tués avec des viandes et du vin, tout comme j'ai induit la bergère au péché de mensonge, avec mes victuailles. Que ceci me serve de leçon! Je jure bien de ne plus jamais demander des vivres pour moi ni pour personne! J'en fais le vœu! Chacun doit gagner sa subsistance, sans quoi il en a trop, et il se fait du mal avec: et voilà!
XXXI
IL DÉCIDE D'ALLER ENFIN VIVRE LA BONNE VIE
Aucun des deux agonisants ne mourut cette nuit-là. Sur le coup de midi, le médecin déclara qu'ils en réchapperaient, s'ils prenaient la poudre émétique; à Calame, on l'ingurgita de force, et à Polygène, sans qu'il s'en aperçût; mais l'un et l'autre, sans distinction, faillirent rendre l'âme avec leur médecine. Dieudonat leur tenait le front, et le poète lyrique jurait le grand serment, par tous les dieux, de fuir ces tourmenteurs dès qu'il se tiendrait en équilibre sur ses jambes.
—Savoir si on nous laissera fuir? Notre cas mérite examen. Ces tas de viandes provenaient-ils de vol ou de magie? Les Inquisiteurs vont nous chercher noise, c'est sûr!
L'imagination du Calamiteux, travaillant sur ce thème, entrevoyait des interrogatoires tout d'abord paternels, dont la douceur peu rassurante serait promptement suivie de la question ordinaire, à laquelle succéderait la question extraordinaire, préambule du bûcher final.
Pourtant le jour s'acheva sans encombre. Dès la nuit, Calame, à voix basse, communiqua ses craintes au sorcier, tandis que Polygène ronflait.
—Il faut nous évader d'ici, et sans traîner: le lieu n'est pas sûr. Ta jambe peut-elle te porter? Oui! Gagnons les bois, la montagne, les grottes: tu as de quoi manger partout.
—Ma foi non, je n'ai plus.
—Depuis quand?
—En vous voyant si bas, vous et l'autre, j'ai fait vœu de ne plus demander des nourritures pour moi ni pour personne.
—Peste soit du nigaud! Ame impulsive que tu es! Ne pouvais-tu consulter les gens raisonnables avant de faire un vœu qui les concerne? N'importe: j'ai l'habitude de vivre sans rôti et je ne suis pas du tout certain de vivre quand on m'aura grillé. Mais il va nous falloir emporter ce balourd, qui paierait pour nous trois. Secouons-le. Chatouille-lui les pieds.
L'homme à la barbe épaisse, réveillé en sursaut, ne voulut rien entendre:
—Je m'en irai point, tant qu'ils m'auront pas guéri.
—Mais songe donc, mangeur de cormes, qu'ils te guériront avec des fagots et des bûches assaisonnés de poix-résine!
—Tant pire pour eux! Mais j'abandonne pas mes petiotes, bien sûr.
—Tes petiotes et ta femme te rejoindront où tu seras.
—On est habitué ici: j'ai la chaumière de mes vieux. Je mourrai ici et pas ailleurs.
Dieudonat, sans l'avouer, trouvait tout cela très bien dit, et que Polygène n'était pas si stupide. Pour un peu, il l'eût admiré.
Il risqua timidement:
—Je ne veux pas abandonner celui-ci, quand vous dites qu'il paierait pour moi. Il faut que je reste avec lui.
—Tu as raison et j'ai raison. Bonsoir. Je m'évapore. Au revoir, mon gars. Tu es une bonne petite chose d'homme; j'ai eu plaisir à te connaître. Je ne vivrai pas bien longtemps, moi non plus, et peut-être qu'on se retrouvera dans la fosse commune. Je t'ai promis ton épitaphe: je te l'apporterai. Pense à moi, un dimanche, si l'Official t'en laisse le temps.
Le Calamiteux agrippa quelques hardes et se vêtit tant bien que mal; après une courte embrassade, il se faufila dans la nuit, à pas de loup. Dieudonat pleurait, en le voyant partir, déjà mangé par les ténèbres, et Polygène s'étalait avec délices, en songeant qu'on ne serait plus que deux au lit.
L'affaire eut des conséquences tout autres que l'homme d'esprit n'avait pensé. Les Inquisiteurs ne parurent point s'en émouvoir, ou ils usèrent de clémence; des voix timides racontèrent que le Fiscal, en sa bonté, daignait étouffer le scandale. Toujours est-il que Dieudonat et Polygène, incriminés de simple tapage, se virent doucement expulsés; on les déposa sur le bord du ruisseau puant; et l'hospice referma ses portes derrière eux.
Le couvreur protestait; quand il crut avoir suffisamment martelé à coups de poing les pentures de l'huis et imploré sa guérison, il s'assit sur la borne et se mit à geindre:
—Qu'est-ce qu'elles vont devenir, les petites et la femme, si je ne peux plus travailler? Tu avais bien besoin, toi, de me faire manger de la caille!
Dieudonat contemplait ce désespoir:
—J'ai fait du beau! Comment réparer cela? Je ne peux même plus, à présent, leur envoyer du pain.
Il tournait ses pouces, et, tout droit planté devant la grosse barbe d'où sortaient des mots inutiles, il avait l'air de guetter le propos qui donnerait la bonne idée; mais la bonne idée se levait déjà au fond de lui:
—Moi, je ne suis pas couvreur; je ne risquerais rien à tomber du haut-mal; en outre, je suis seul, moi; je n'ai pas d'épouse à nourrir, pas d'enfants; ceux que j'ai pu semer chez le roi Gaïfer, je les ai lâchement laissés à la charge d'autrui. Voici une compensation qui s'offre; en plaçant ce père sur mon chemin, le bon Dieu a voulu m'indiquer mon devoir.
Il se pencha vers Polygène:
—Il ne faut pas se désoler, mon cousin...
—Si, dame! il faut.
—Les physiciens ne vous ont pas ôté votre mal, mais je saurais faire, peut-être...
—Tu es donc rebouteux, aussi?
—D'une manière. Voulez-vous que je vous guérisse? Ça serait bon, ça: vous recommenceriez à monter sur les toits, à gagner le pain des fillettes... C'est votre dame qui serait contente!
—Tu me prendrais pas trop cher?
—Rien du tout.
Le bonhomme entra en méfiance: une guérison qui ne coûte rien ne peut pas valoir grand'chose; et, lorsque le marchand offre gratis sa marchandise, c'est qu'il cache un moyen de la faire payer gros. Le vilain guigna le sorcier:
—Donnant, donnant; je veux savoir ton prix à l'avance.
—Ça ne vous coûtera rien.
—Je veux savoir.
—Je n'ai besoin de rien.
Sur cette vaniteuse parole, tous ses besoins apparurent.
—Qu'est-ce que je dis là, moi? Je me vante. Besoin de rien? L'insistance de ce brave homme est bien évidemment encore un conseil de la Providence... J'ai été prince, moine, savant, anachorète et chemineau: j'ai eu des palais, des trésors, des livres, des femmes; je connais tout, excepté la bonne vie des bonnes gens. Si je lui demandais...
Il hésita, respira, et il parla:
—Puisqu'il faut absolument vous demander du retour, eh bien, ma foi... Tenez: supposons qu'on serait amis, comme deux frères: on habiterait ensemble, chez vous; je m'enrôlerais à votre chantier. On ne m'a point appris d'état, mais je ferais les gros ouvrages, aide-maçon, gâcheur de mortier, ce qu'on voudra; depuis le couvent, ça m'a toujours tenté d'être maçon. Je rapporterais ma paye à votre ménagère, et je ne tiendrais guère de place au logis: un coin me suffirait, avec une paillasse.
—Tu manges fort?
—Pas trop.
Polygène pensa: «Y aura bien aussi, quelquefois, une caille rôtie, ou même une oie.»
Malin, il garda pour lui ce codicille et dit tout haut:
—Tope là! C'est conclu; mais je te prends pas en traître; si ton remède ne vaut rien, tu t'en iras de chez nous. Guéris-moi et rentrons.
Dieudonat étendit la main; mais au moment de proférer les paroles sacramentelles, il revit la laide grimace que faisait le couvreur quand ses démons se démenaient: l'idée d'introduire des diables dans son ventre lui souleva le cœur; peut-être aussi le fait de conclure un marché, pour la première fois de sa vie, suffisait à dégrader un peu le bel élan de son altruisme ordinaire...
—Eh bien? dit Polygène, je t'attends.
Le prince se signa pour reprendre courage; du bout des lèvres, il murmura la prière.
Aussitôt l'ouvrier se leva:
—C'est vrai que je me sens plus gaillard!
Il n'en fallait pas davantage pour que Dieudonat fût tout aise:
—J'ai eu là une riche idée, et j'en serai récompensé; je vais donc enfin vivre chez les bonnes gens!
Son âme était contente, mais son corps se prenait d'une lassitude étrange. Il s'assit sur la borne que l'autre venait de quitter.
Le couvreur lui cria gaiement: «En route!» Et, sans plus attendre, il se mit à arpenter les rues aux pavés ronds. Le prince avait peine à suivre et se sentait la tête vague.
—Je suis comme cassé, tout d'un coup.
—Trotte, ça passera.
En cet espoir, il trottait par derrière, mais la route se faisait longue, à travers les faubourgs; la chaumière de Polygène était tout là-bas, hors la ville. Le bonhomme allait de l'avant et chantait vers l'horizon; à tue-tête, les notes fausses sortaient de sa barbe en broussaille, et bondissaient sur le chemin, en avant, toujours en avant! Parfois le vilain daignait se retourner:
—Ohé, la chiffe! Tu ne marches pas?
Il riait, vigoureusement, et Dieudonat, réconforté par tant de gaillardise, tirait la jambe de son mieux, en répétant, pour se donner courage:
—Je vais connaître les bonnes gens, moi, la bonne vie simple et laborieuse! C'est cela qu'il faudrait au pauvre Calame, pour le remettre un peu d'aplomb... Je vais connaître les bonnes gens...
CINQUIÈME PARTIE
XXXII
LE PRINCE CONNAIT ENFIN LES BONNES GENS, ET LA DOUCEUR D'UNE AMITIÉ
Enfin ils arrivèrent. Ils reconnurent l'épouse bien avant de la voir, aux cris qu'elle poussait et qu'on entendait du dehors.
—Ah! c'est bien elle! Elle donne de la voix, souvent, contre sa marmaille; t'émeus pas, et cogne si elle t'embête. Je te préviens que c'est une maîtresse femme et qu'on l'appelle Mélanie.
Elle portait dignement son nom, noire de peau, de poil et de regard. Avec un aboiement de joie, elle sauta au cou de son homme, puis elle toisa l'intrus qui s'affalait sur le banc.
—Quoi c'est, celui-là?
—Un brave; il m'a guéri.
—Il ferait bien de se guérir aussi; il souffle, il regarde fixe, pareil que toi quand tes diables vont venir.
—C'est un ami, tout de même: on a passé marché ensemble; il vient demeurer chez nous. Il sera notre cousin.
—Où qu'on le couchera? Et le nourrir?
—Il a son pain. Au fait, tu as bien trouvé ici la miche et la potée, pendant que j'étais à l'hospice?
—Oui, dame! Un ange que je n'ai jamais pu voir m'apportait ça, chaque matin; j'ai bien remercié Notre-Dame, qui nous prend en miséricorde.
Avec un mépris masculin, le croquant écouta jusqu'au bout l'ignorance féminine.
—C'est celui-ci qui t'envoyait la mangeaille.
—Un sorcier? Sainte Vierge, un sorcier!
Mélanie se signa avec vélocité, en reculant jusqu'au mur:
—Je veux pas d'un sorcier chez nous, pour attirer le malheur! Dehors, l'homme! Dehors!
—Je te dis qu'on a passé marché et que celui-là est mon cousin.
—Qu'il s'en aille! Je n'en veux pas!
Polygène marchait contre elle:
—Répète un peu que tu ne veux pas?
—Je ne...
Une gifle sonore lui coupa la parole et le souffle; l'épouse en resta toute bée d'admiration, en se grattant le crâne à la place qui venait de cogner la muraille.
—Ah! fit-elle, je vois bien que tu es guéri.
Puis elle frotta sa joue et regarda dans la paume si le nez avait saigné.
—Y a longtemps, Ygène, que tu m'en avais pas donné une pareille. Alors, ça va mieux, pour de bon? Et c'est celui-là qui t'a guéri?
—Embrasse-le pour la peine! J'admets pas qu'on juge mes actes. Appelle tes marmots et qu'on fête mon rebouteux.
Dieudonat ne reconnaissait plus le geignant Polygène, auquel une brusque santé avait rendu trop de vigueur. Il se leva, confus, pour recevoir le baiser de bon accueil que venaient lui apporter la femme et les fillettes. Pendant ce temps, sous le manteau de la cheminée, l'ouvrier serrait entre ses bras une vieille en guenilles et lui criait dans l'oreille:
—Maman, il m'a guéri! Je remonterai sur les toits. Ça va être bon de vivre, maman!
Le bel ami de la belle Aude s'approcha pour embrasser l'ancienne, mais il se dépêcha un peu, car elle exhalait de toute sa personne une âcre odeur d'urine cuite. La politesse faite, il se tenait là, les bras ballants, et Mélanie l'examinait:
—Il n'est pas joli à voir, dit-elle. De vrai, il n'a pas l'air bien sorcier. Comment qu'il s'appelle?
—Onuphre.
Le cousin Onuphre, pour se donner contenance, regardait la grand'mère, et tout à coup il vit les deux vieilles épaules sursauter par saccades, d'un petit rire osseux; l'œil, émerillonné entre ses chassies, désignait l'escalier dans le coin de la salle... Polygène avait monté par là, et du haut du grenier il appelait sa moitié pour y faire avec elle, en l'honneur du retour et de la guérison, un sixième enfant, sur la paille.
On soupa gentiment, d'un reste de bouilli. Onuphre était radieux. Il se répétait:
—Me voilà donc chez les bonnes gens...
Puis, on s'alla coucher. Dame Mélanie avait installé son hôte dans un réduit, sous l'escalier: une paillasse jetée sur la terre battue, une balle d'avoine pour oreiller et une couverture à grand trous composaient toute sa literie. L'humidité était si froide, là-dedans, qu'il dut s'y blottir tout vêtu.
—Tout est simple, chez les bonnes gens...
Mais des heures passèrent sans qu'il pût s'endormir, en dépit de sa fatigue: un agacement nouveau lui travaillait les nerfs; dans son insomnie il éprouvait une peine étrange à suivre le fil de ses idées: à tout coup, le fil se rompait pour se recroqueviller et s'embrouiller à d'autres filaments de pensée, sortis on ne sait d'où et qui flottaient dans un courant d'air incessant.
—Bien sûr, c'est la maladie du couvreur qui veut ce tracassin-là; il ne sommeillait plus, le pauvre homme: il doit être bien aise du débarras.
A la pointe de l'aube, il commençait à s'assoupir quand une grosse voix le réveilla.
—Debout, le paresseux!
Ils avalèrent une soupe chaude et s'en furent au chantier.
—Je peux pas suivre; je me sens tout trouble.
—Moi, c'est merveille comme je vais bien.
—Mon genou me fait si mal, quand je marche...
—Mais non, mais non: faut pas s'écouter.
La rentrée de Polygène fut saluée par des acclamations.
—C'est moi! Un rebouteux m'a enlevé mes diables en soufflant dessus. Me voilà d'attaque pour grimper jusqu'aux coqs des clochers!
—Hurrah pour Polygène!
Le nouvel arrivant n'obtint pas un moindre succès, mais comme personnage comique; rouquin, borgne et bancal, la peau imbibée de poison par Gertrude et de bile par Galéas, hébété par l'épilepsie du couvreur, et timide, par-dessus le marché, il se produisit tout de suite comme un objet d'amusement pour l'heure du casse-croûte: le peuple manque de sympathie à l'égard des malingres, et c'est sa façon d'être spartiate en tous pays.
—La belle recrue que tu amènes!
—Faites pas attention; je l'ai ramassé à l'hospice: un souffreteux, qui a besoin de gagner sa vie...
On l'enrôla, et, pendant que des peuples agonisants, là-bas, de l'autre côté des frontières, se désolaient de n'avoir pu lui mettre au front la couronne royale, il coiffa la couronne de paille, afin de transporter des moëllons sur sa tête.
Il en était fier comme un roi, avec la conviction de s'adonner enfin à une besogne utile. Tout lui revenait, en ce lieu, les gens, les choses; tout lui semblait séant et mis à sa place; au milieu des manœuvres poudrés de blanc, et pareil à eux, il se sentait à l'aise: il leur trouvait des figures ouvertes, ouvertes par les yeux, par la bouche, et dans lesquelles on entrait sans obstacle, bien mieux que dans les visages de Cour, où toutes les baies sont closes, cadenassées de mensonge ou de méfiance. Quand il lui fallait fléchir sous un amical coup de poing, il se redressait en riant, bien qu'en somme il eût préféré ne pas recevoir cette massue de chair et d'os.
—Dans le monde, n'est-ce pas, il faut toujours attraper quelque chose de mauvais: un bleu ne dure pas longtemps.
Assez vite sa passivité lassa quelques gaillards qui le laissèrent en paix, mais elle encouragea les imbéciles, qui se délectaient d'avoir là, sous la main, un pâtira plus bête qu'eux: pour s'amuser de lui, leur génie inventa les farces subtiles de lui retirer l'escabeau quand il venait s'asseoir, de lui passer le croc-en-jambe lorsqu'il portait une manne de plâtre, ou d'allonger la piquette qu'il allait boire d'une autre qu'ils avaient déjà bue.
Approuvant cela et le reste, il aimait ses compagnons, indistinctement, sauf une préférence pour le plus fraternel de tous: cet ami était chien, un pauvre chien sans maître, un peu rongé des mites, mais de si honnête figure! Il avait de grands yeux marrons et le poil jaune: on l'appelait Noiraud. Il fréquentait ponctuellement le chantier, le gardait pendant la nuit, et, le matin, souhaitait la bienvenue aux arrivants; il savait tout, comprenait tout, veillait, guettait, fronçait les sourcils, hochait du nez, fouettait de la queue et se démenait sans répit, attentif à son devoir perpétuel d'égayer les hommes et d'encourager les chevaux par des aboiements; il annonçait les heures cinq minutes avant la cloche des monastères, il assistait au repas des maçons, assis sur son derrière maigre ou courant de l'un à l'autre, attrapant parfois un horion et parfois un morceau, recevant le premier avec indulgence, le second avec joie, le tout avec philosophie. On lisait, dans le rond de ses prunelles franches, la mémoire des bons traitements et l'oubli des offenses: tout ce qu'il savait retenir, en mémoire des mauvais coups, se limitait à quelque prudence dénuée de rancune, mais suffisante pour le tenir à distance des gens qui cognent; il ne demandait d'ailleurs qu'à supprimer cet écart, et la moindre aménité d'une parole, d'un geste ou même d'un regard le ramenait aussitôt entre les genoux de quiconque l'avait battu. Onuphre le tenait pour sage et bon: il n'aurait point hésité à lui reconnaître une belle âme, s'il n'avait su que l'âme est immortelle par définition et que les chiens en sont privés; il le regrettait, car, en somme, il ne trouvait à reprendre en cette créature qu'un manque absolu de pudeur et de religiosité, alors que pour le surplus elle se montrait candidement supérieure à la moyenne des personnes.
Le prince déchu et le chien s'étaient devinés dès l'abord; tout de suite, Noiraud, avec la pénétrante psychologie de sa race, avait reconnu un frère et jeté son dévolu: au moment du repos, il venait poser son cou chaud et sa mâchoire lourde sur la cuisse du frère immortel, et d'en bas, avec ses yeux en cercles, il le contemplait au fond de l'œil, prêt à pleurer d'admiration et de béatitude. Chaque soir, il reconduisait son ami à la maison de Polygène, et il s'installait sur le seuil, fixe, jusqu'à ce que Mélanie s'élançât avec un gourdin: il apprenait par ce geste que la journée était finie; tous les rites quotidiens se trouvant désormais accomplis, il se retirait tranquillement, d'abord au pas, ensuite au petit trot, et retournait à son chantier.
Onuphre eût été bien surpris si on lui avait annoncé qu'un de ses pires soucis lui viendrait de cette amitié-là. Il en fut cependant ainsi, et la chose arriva dans le temps de compter jusqu'à vingt. Un jour, au manger de midi, Blaise-le-Boute-en-train cassa son flacon de piquette en le heurtant contre une pierre; comme il aimait à rire et plus encore à faire rire, il s'avisa de cacher sa déconvenue en montrant de la belle humeur: pour ce faire, il ramassa un tesson bien coupant, l'enroba de mie de pain, se mit à frotter cette boulette sur son lard en louchant vers Noiraud, qui déjà bavait d'espérance. Toute la compagnie avait compris la farce et s'en ébaudissait.
—Par pitié, s'écria Onuphre, ne lui donnez...
Il n'eut pas le temps d'achever: le bolide décrivait sa courbe et disparaissait dans la gueule du chien.
—Crache!
Les bons chiens ne savent pas cracher, et cela encore les différencie de nous: Onuphre vit une bosse qui descendait le long du pauvre cou, et il y reconnut la mort qui entrait dans son ami. Il éclata en sanglots, se jeta à genoux, prit le col à deux bras et l'inonda de ses larmes: derrière lui, une forte hilarité faisait chorus à son chagrin; il se retourna, la face écarlate et mouillée, avec la grimace d'un enfantelet qui fait ses dents, et il murmurait, d'une voix douce, mais entrecoupée:
—Mé... chants, mé... chants!
Alors, comme on riait toujours, il revint cacher son visage et sa peine dans les poils rêches de l'épaule canine.
Au cours de la journée, Noiraud prit un œil grave et des bésicles rouges; parfois, il baissait la tête avec une mine étonnée et il examinait son ventre: n'y apercevant rien d'insolite, il avait l'air de réfléchir à une incompréhensible affaire. Un peu plus tard, il se mit à lécher sa peau, qu'il râpait avec persistance, lentement, toujours à la même place, au creux de l'estomac; et, tour à tour, il essayait de se coucher, de se lever, de s'asseoir: de faibles gémissements gonflaient ses joues obliques.
—L'ami... Pauvre l'ami...
Onuphre ne travaillait plus: la cloche et les appels répétés, les lazzi et les réprimandes, rien n'arrivait à lui; immobile devant un paquet de souffrance, il oubliait tout le reste et répétait:
—L'ami, pauvre l'ami...
Le chien se rapprochait de cette pitié et répondait de l'œil:
—Ne te désole pas, ça va passer. J'ai mal, mais je t'aime bien.
Puis, d'un coup de langue sur l'invisible blessure:
—Voilà l'endroit. Pourtant, personne ne m'a jeté de pierre. Je n'y comprends rien.
Dieudonat caressait le ventre et Noiraud léchait la main. Le nez du chien devint sec et chaud; une salive rosée apparut au bord des babines.
—Il va mourir! Pauvre l'ami, qui a si mal...
Ce fut bien pire, vers le soir, quand la bête s'accroupit sur ses pattes de derrière et redressa la queue avec une évidente décision d'expulser le bourreau intérieur: elle avait hésité longtemps à cet acte de courage et elle le retardait encore sous prétexte de chercher une bonne place, la meilleure place; résolue enfin, elle pliait les jarrets et choisissait dans les lointains un point qu'il lui faudrait fixer pendant la douleur; alors, son masque poilu s'immobilisa d'énergie, comme celui d'un marin à la barre, qui guette les sautes de l'orage: et l'œuvre de stoïcisme commença.
Dieudonat, sans même s'en apercevoir, s'était accroupi en face, les mains sur l'abdomen, et positivement il sentait des griffes de verre taillader ses entrailles; il poussait des soupirs:
—Oh! là là... Oh! là là...
Du haut des échafaudages, les maçons lancèrent des quolibets au vis-à-vis grotesque. Des gouttes pourpres tombaient du chien; la terre s'englua de sang.
—L'ami... Force pas, tu te fais plus mal...
Noiraud, pour rester brave, refusait de l'entendre et ne le voyait plus; des spasmes subits faisaient ondoyer son poil jaune comme une rafale sur la moisson.
A ce moment, les compagnons, ayant fini leur journée, descendaient du mur; ils firent cercle.
—Oh! bonnes gens, c'est son bout de verre qui le travaille!
—Bah, bah! fit Polygène, en route, pleurard! A la soupe.
Le chien se redressa, pour suivre, mais il ne savait plus mettre une patte devant l'autre.
—Je resterai avec lui, n'est-ce pas? dit Dieudonat. Vous permettez que je reste avec lui?
Alors, il aperçut le Boute-en-train, qui se tenait les côtes.
—Méchant! Ça vous amuse donc bien, de voir souffrir le monde? C'est vous qui lui avez donné son mal!
—Et après?
—Si je vous le repassais, pour vous apprendre?
—Tu veux m'apprendre quoi, toi?
—La justice! Oui, la justice! Et c'en serait une, de mettre le verre cassé dans votre corps, puisque vous l'avez mis dans le sien!
Ce disant, il se levait, tout secoué de menace et prêt à faire usage de son pouvoir magique: durant trois secondes, il eut un grand air de statue; mais ses propos déraisonnables n'obtinrent que le résultat de soulever plusieurs épaules et de disperser l'auditoire. Polygène, en tournant le dos, sentencia:
—Un chien n'est pas un homme.
Le Boute-en-Train gouailla:
—La justice?...
Puis toute la bande disparut, avant que le sorcier eût pris sa décision, et le soir s'abattit sur les deux abandonnés.
Des triangles d'ombre se blottissaient déjà entre les cubes de pierre. L'indignation d'Onuphre s'obstinait à répéter: «Oui, la justice!» et elle le faisait encore marcher de long en large, à pas de guerrier.
Pourtant, la désapprobation générale l'avait un peu déconcerté, et, dans le crépuscule, il devenait de moins en moins sûr de lui-même:
—La justice?... Ils ont peut-être bien raison. Rendre le mal pour le mal, c'est recommencer à faire mal, et ça ne peut pas s'appeler la justice: tout au plus ce serait la vengeance... J'allais faire du joli, encore! En retirant le verre d'une panse pour le mettre dans une autre, je déplace de la douleur, mais je n'en supprime pas, et c'est ça qu'il faudrait... La justice? J'en parle à mon aise! Un homme, un chien, je les vois égaux, mais si je me trompais?... Voilà que d'avoir seulement prononcé ce terrible mot de «justice», je ne sais plus rien du tout, moi...
Faute de mieux, il se mit à gratter la bosse du crâne que Noiraud lui tendait:
—Ma foi, Calame parlait d'or, le jour où il disait: «Être bon, c'est bien commode; mais être juste, voilà le difficile!»
XXXIII
IL EXPÉRIMENTE LA GRATITUDE
Depuis quatre mois déjà, Onuphre logeait chez Polygène. On le considérait comme de la famille, et, pour le lui prouver, on ne confiait qu'à lui le soin de récurer la marmite et de rincer les écuelles, après la soupe du soir. Lorsqu'il avait fini sa besogne, les cinq fillettes lui grimpaient aux jambes ou sur les reins, afin de jouer à lui mordre une oreille. Le jeu recommençait chaque jour, sans devenir monotone: il en riait, mais moins que la vieille grand'mère, dont l'hilarité tournait au spasme, quand les fines quenottes avaient croché dans la chair vive et fait jaillir le sang. Si parfois la douleur lui arrachait un cri, la maman l'apostrophait:
—Faites pas de mal aux petites, hein?
Il n'en aurait eu garde. Elles l'aimaient bien. Le dimanche, il s'asseyait devant la porte, au soleil, et les prenait entre ses genoux, l'une après l'autre, pour leur chercher les poux, comme les nobles demoiselles font à leur chevalier au retour de la guerre.
Mais tout n'est pas jeu, dans la vie: Onuphre, à son chantier, ne gagnait qu'un sol par semaine; fidèlement, il l'apportait tout entier à dame Mélanie, qui ne manquait jamais de le soupeser dans le creux de sa main:
—Vous mangez plus que ça!
—Quand j'irai mieux, ma cousine, je gagnerai davantage...
—N'empêche qu'en attendant vous mangez plus que ça.
En lui reprochant sa nourriture, à toute occasion plausible, elle espérait que le sorcier s'aviserait enfin d'introduire dans le ménage ces platées de victuailles qu'il avait le pouvoir de créer par magie. Mais le candide garçon ne comprenait pas les invites, et vainement, elle les répétait sous maintes formes:
—Je mangerais bien une bonne soupe de corbeau, moi. Pas toi, Ygène?
Ou encore:
—Pour la fête de mère-grand, à la Sainte-Cunégonde, on s'offrira une galimafrée bien grasse, arrosée de verjus, ou un pâté d'andouilles, comme à votre hôpital; pas vrai, Ygène?
Le magicien persistait à ne pas comprendre. Elle s'en indigna bientôt:
—Il est trop bête! Trop égoïste, aussi! Il me voit trimer, et il n'aurait pas seulement idée de fabriquer, des fois, une pauvre tourte aux navets qui m'éviterait de cuire la soupe!
—Qu'est-ce que tu veux, ma femme? C'était pas compris dans le marché. Il m'a guéri, il mange, c'est son dû.
—Marché de dupe, que tu as fait!
Tout à coup, au milieu d'une nuit où elle dormait mal, le cerveau de la ménagère enfanta une trouvaille:
—Si on montait une rôtisserie, ou une héberge, où je vendrais de la chair-cuite? Il serait maître-queux, les viandes me coûteraient rien et lui coûteraient guère, avec sa sorcellerie, puisqu'il n'aurait qu'à appeler les assiettes; on gagnerait gros, y aurait les restes pour nous autres, et un bas de laine au bout du temps, sur nos vieux jours!
Séance tenante, elle réveilla son homme, qui admira le projet, mais en grattant sa nuque, à la naissance des objections:
—Sûr, ça serait une aubaine... Quoique... c'est pas dans notre marché.
—Capon, va! Je lui parlerai, moi!
Jusqu'au matin, elle rêva de l'hôtellerie où elle trônait devant le défilé des servantes, des victuailles et des clients; elle y médita tout le jour qui suivit, et minutieusement elle organisa les détails de la future entreprise qui devait l'enrichir; puis, dès le soir, après la soupe, ayant trouvé sans peine une entrée en matière, elle parla, les poings aux hanches, debout en face du sorcier:
—Bonne soupe, eh! cousin? Je vous soigne. On est gentil pour vous, ici? Oui? Alors faut pas être ingrat, vous comprenez?
—Je vous aime bien, tous.
—Il se ferait temps de le prouver. J'irai pas par quatre chemins: moi qui vous parle, j'ai une envie de venaison, et c'est peut-être bien que je suis enceinte. Contrarier les envies, c'est malsain, parce que l'enfant en porte la marque; voyez-vous que notre sixième viendrait au monde avec un cuissot sous le nez? Vous ne voudrez pas ça, cousin? Pour lors, donc, allez-y!
—Où ça, que j'irai, ma cousine?
—Là où on demande les cuissots, pardine, et cuits à point, comme vous en serviez à l'hospice.
—Je voudrais bien, ma cousine, mais c'est tout changé, depuis.
Il avoua son vœu récent de ne plus demander de vivres: les rêves de Mélanie, auberge, ragoûts et sacs d'écus, s'écroulèrent avec fracas.
—Ah! la méchante bête! Faut-il être niais et malfaisant, pour inventer un vœu pareil! Le voilà à la charge des besogneux, maintenant, au lieu de leur venir en aide! Il peut le dire, qu'il s'est gaussé de toi, mon pauvre Ygène, et que tu es sa dupe!
Elle grommela sur ce thème pendant une heure. Enfin, elle calotta les enfants, pour se soulager, et les mit au lit; la marmaille piaillait; la vieille sourde, devinant le tapage au mouvement des bouches, saisit l'occasion de s'en plaindre, et sa bru, furieuse, lui reprocha ses infirmités, ses ans et son odeur; le chef de famille, pour mettre la paix entre les femmes, lança un pichet sur la sienne. Onuphre, tout penaud, restait sur son bout de banc, sans broncher, n'osant regagner la soupente d'une maison où il avait si mal agi.
—C'est sa faute, à celui-là!
Il ne le sentait que trop. Dès lors, chaque fois que Mélanie parla des gens qui vivent à la charge des autres, il put deviner sans effort à qui le blâme s'adressait. Vainement il s'ingéniait à trouver le moyen de réparer ses torts; aussi fut-il bien aise quand, un soir, après la vaisselle, et sous prétexte qu'il pleuvait, on l'envoya au fossé pour y jeter les ordures; il y retourna le lendemain, quoique la pluie eût cessé, et, l'habitude étant prise, il y retourna tous les soirs, pendant que les autres se couchaient; peu après, il reçut la mission matinale d'aller puiser de l'eau à la rivière, pendant que les autres se levaient; il en fut encore bien aise, mais on n'en continua pas moins à déclarer qu'il vivait à la charge du pauvre monde.
Les bonnes gens le disaient de bonne foi; à force d'être répétées, les paroles avaient pris la valeur d'un fait indéniable, et la hantise finissait par s'installer sous le crâne de la ménagère, qui se mit à en souffrir; la notion d'être exploitée par un fainéant lui chavirait le cœur d'une colère qui revenait tous les vingt-huit jours, comme la lune. Le cousin avait beau se faire tout petit, l'indignation de sa victime allait le dénicher dans les coins.
Ce fut bien pire quand, un jour, il tomba du haut mal.
—Manquait plus que ça! Le voilà possédé, lui aussi! Les diables rentrent dans la maison! C'était bien la peine de se débarrasser d'un malade pour en reprendre un autre! Encore, toi, tu étais mon homme.
L'épileptique écumait, se tordait en demi-cercle, faisait des bonds et cassait tout.
—Et ça? Ygène, c'était-il convenu dans le marché?
—Je faisais pareil, moi, dis?
—Tout pareil.
—Pas étonnant qu'on soit esquinté, le lendemain.
Sa pitié n'alla pas plus loin. Dès qu'Onuphre reprit connaissance, on lui montra par le menu les dégâts dont il était cause; son hôte daigna le consoler:
—Te trouble point, camarade; je t'ai promis l'hospitalité, tu l'as; si j'ai passé marché de dupe, tant pis pour moi.
Une consolation meilleure était due au saint homme; il l'eut vingt-quatre heures plus tard: encore tout brisé, il prenait le frais devant la porte, lorsqu'il vit passer sur la route le grand corps maigre de Calame. Il appela; ils s'embrassèrent.
—Est-ce bien toi, mon petit? Et pas tout à fait mort? Pour te laisser sur terre au lieu de t'y enfouir, le grand prévôt et le grand inquisiteur n'ont plus leur tête à eux! Explique-moi ce prodige.
Dieudonat, en bredouillant, raconta de son mieux la sortie de l'hospice, mais négligea soigneusement de rapporter qu'il avait pris alors la maladie de Polygène; il narra sa vie au chantier et chez les bonnes gens, sans oublier le chien Noiraud; il termina en affirmant qu'il était bien heureux.
—Tu ne m'en as l'air qu'à demi. A grand'peine tu trouves tes substantifs et le moyen de les articuler; la langue te fourche, tes idées trébuchent, et si n'était l'urbanité dont j'ai coutume en mon langage, je déclarerais tout franc que tu t'achemines un peu tôt vers cette seconde enfance des enfants trop gâtés, le gâtisme.
A ces mots, le patient et modeste Dieudonat, qu'aucune insulte ne blessait d'ordinaire, se fâcha tout rouge et éclata en protestations vigoureuses. Calame n'en revenait pas:
—Je ne te reconnais plus, mon fils; tu t'emportes, tu mens... Si fait, tu mens, et c'est bien inutile, car je vois les mensonges au milieu des visages, aussi apertement que les trous des narines. Il se passe des drames que tu me caches: allons, vide ton sac!
Dieudonat finit par avouer comment il avait débarrassé Polygène de ses crises épileptiques; le Calamiteux se récria:
—Es-tu fou? Je ne connaissais sur la terre qu'un seul philosophe capable d'une telle aberration, le nommé Dieudonat, célèbre par son altruisme et ses méfaits.
L'autre baissa le nez, et balbutia sur un ton d'excuse:
—C'est moi.
—Toi? Dieudonat! Tu es... vous êtes... le prince Dieudonat?
—Malheureusement, oui, je l'ai été.
—Est-il possible que j'aie l'inestimable fortune de parler au Prince Dieudonat? Il court sur lui tant de légendes, et je serais si enchanté de les ouïr, narrées par le héros d'un tel poème!
Le convalescent n'y tint plus; il avait trop besoin de s'épancher dans une âme un peu fraternelle: il fit tant bien que mal le récit abrégé de ses aventures. Le poète éprouvait quelque chagrin d'entendre abîmer de la sorte le thème d'une si belle histoire, mais il écoutait debout, dans une attitude de respect; il dit:
—Reposez-vous, monseigneur, vous vous fatiguez.
Une larme apparut dans l'œil unique de Dieudonat.
—Vous ne me tutoyez plus, Calame? Voilà que vous ne m'aimez plus, parce que vous connaissez mes crimes...
—Je ne t'aime plus? Je t'adore, au contraire! Et si je m'abstenais du tutoiement, c'est parce que je suis un sot, indigne de l'honneur qui m'échoit, un homme, ô mon ami, un homme en dépit de moi-même, un homme, c'est-à-dire un être ébloui par la faveur de converser avec un prince bien plus que par le bonheur de rencontrer un saint. Mais tu ne m'y reprendras mie! Continue.
Dieudonat reprit son histoire; il la termina en confessant que, depuis la guérison du couvreur, il ne jouissait plus de sa pleine intelligence, mais il s'empressa d'ajouter que la perte était médiocre, qu'il n'en souffrait en aucune manière, et que les bonnes gens en vivaient beaucoup mieux.
—Je vois: tu es idiot à la place de l'autre, et l'autre en use jusqu'à en abuser. Bien entendu, tu fais ici les gros ouvrages? Tu cumules: sauveur et valet?
—Ça me fait plaisir de me rendre utile.
—Et leur reconnaissance frise l'ingratitude.
—Ils ne se doutent pas de ce que j'ai fait pour eux, les braves gens.
—Crétin sublime! Niais de génie! Il se dévoue jusqu'à donner sa chair,—comble d'absurdité!—et dans le même instant,—comble de sagacité!—il se dérobe à la rancune des débiteurs en se réfugiant dans leur indifférence!
—Je n'ai pas pensé si loin.
—Tu n'en es que plus beau. Mais ce que tu n'as pas dit, c'est moi qui vais le dire!
—Je vous en conjure...
—Je suis le justicier! Les Rois tes aïeux portaient la main de Justice! J'en porte les pieds! Regarde ces deux-ci, les miens! Ils sont venus sur terre exprès pour entrer dans les plats: c'est leur mission mortelle, et j'en suis fier!
Calame semblait fort en courroux. Haussé sur les orteils et les deux bras étendus, l'un vers la chaumière et l'autre vers la ville, il secouait les doigts avec agilité, comme si des malédictions électriques avaient dû tomber de ses papilles, et il criait:
—O tous pareils, petits et gros, race carnassière, fils d'Adam qui mangez votre pain à la sueur du front d'autrui, astucieux convives du banquet, vous plongez vos mains dans les plats pour y puiser les bons morceaux? J'y enfonce mes pieds qui ne sont pas prenants, à seule fin de vous éclabousser de votre méchante cuisine!
—Vous n'avez pas changé.
—Guère plus que le monde. Et tiens! voilà fort à propos ton manant qui rentre au manoir.
—Vous n'allez pas lui faire des reproches?...
—Non certes! Je ferai pis.
Le couvreur reconnut Calame avec un plaisir mitigé; d'une virile poignée de mains, il désarticula l'épaule du troubadour, puis se pencha vers Onuphre, avec la condescendance de la force pour la faiblesse, et lui pinça la peau du cou:
—Eh bien, gringalet, ça va mieux?
Au son de cette voix, Mélanie apparut, un reproche à la bouche, comme d'autres mâcheraient une tige de fleur:
—Le tripote pas tant, pour attraper son mal!
Calame aussitôt s'avança, et les paroles sortirent de lui avec un éclat de trompette:
—Ta femme a raison, camarade, prends garde! Ce mal est contagieux, puisqu'on l'a pris de toi.
—Dans le lit de l'hospice?
—Non pas, mais volontairement, et pour t'en délivrer. Tu ris? Combien tu as raison de rire! Figurez-vous, mes bonnes gens, que sans le savoir vous hébergez sous votre toit le martyr de la charité. Ce gars peu représentatif est fils de Roi, tel que vous le voyez.
—Fils de Roi!
—Oui bien! Mais enflammé, d'une ambition qui laisse loin derrière soi celles d'Alexandre, de César ou de Sixte-Quint, il a rêvé de conquérir pour éternellement les trois degrés de la hiérarchie céleste: et déjà il fait des miracles!
—Onuphre?
—Par un miracle, il t'a remis sur pieds? Tu croyais tenir ta guérison d'un rebouteux ou d'un sorcier? Elle t'est venue par l'entremise d'un saint, qui s'est dévoué à ta place. Tu avais besoin d'une santé qui te manquait pour nourrir tes marmots: celui-ci t'a donné la sienne. Attrape! Tu l'as, mais il a ton mal en échange! Et c'est pourquoi vous l'honorez, pourquoi vous le bénissez, pourquoi vous baisez la poussière de ses pas!
Calame parlait sec et se tut tout d'un coup. Le guérisseur regardait le sol avec la mine consternée d'un coupable qui avoue; l'homme guéri se grattait la nuque:
—C'est pas des histoires, ça?
—C'est tout simplement votre histoire. Elle vous ennuie?
Le silence recommença, et comme il se prolongeait, Polygène jugea nécessaire de formuler une opinion:
—Ah ben! fit-il, ah ben...
Ensuite, se sentant toujours un peu gêné, il ajouta:
—Vous mangerez la soupe avec nous, Calamiteux?
—Non, certes. Je vous laisse en tête-à-tête avec le bienfaiteur. Entendez-vous? le Bienfaiteur!
Puis il s'en alla, sonnant d'un rire tout à fait satanique.
Le fils de Roi rentra dans la maison, empêtré de sa vieille couronne et de son auréole neuve, qui écartaient les voisinages, bien qu'elles fussent invisibles, et l'on se mit à table. Le repas fut morne à souhait. Tout semblait changé dans la salle, où pourtant il n'y avait rien de plus, que la notion d'un bienfait. Elle suffisait: on eût dit qu'une présence anormale, telle que celle d'un créancier ou d'un juge, disloquait la famille. Une atmosphère de malaise pesait entre la soupière et les poutrelles; une contrainte étriquait les gestes; l'aïeule même contenait ses renvois et la marmaille ses clameurs; la mère, en louchant vers l'écuelle de l'hôte énigmatique, mangeait comme à la sainte table.
—Maman, où qu'il est, le Bienfaiteur?
—La paix!
Enfin, Mélanie se leva pour aller elle-même récurer la vaisselle; le saint, privé de son ouvrage, avait deux mains de trop, ne sachant où les mettre; et Polygène pensait:
—Ça ne va pas être drôle, la vie, avec un bienfaiteur dans la maison...
XXXIV
LE SAINT HOMME EST DANS LE PÉTRIN
La ménagère soupira toute la nuit, à l'idée qu'elle n'oserait plus rien exiger d'un personnage si huppé. Tant qu'elle avait cru n'hospitaliser qu'un infirme, un peu sorcier et mécréant, un futur damné, elle pouvait sans scrupule le houspiller, l'exploiter, lui faire la vie dure en préparation de l'enfer; c'était bien, et même œuvre pie. Mais avoir chez soi un représentant du Ciel, qui surveille tout, qui note tout, répétera tout! Qu'est-ce qu'on va devenir?
Que cet Onuphre fût en même temps un fils de Roi, elle n'y croyait guère et Polygène pas davantage; il suffisait de regarder l'avorton pour comprendre que le Calamiteux avait voulu leur en conter: les fils de Roi ne sont point bâtis de la sorte. Quant aux Saints, c'est une autre affaire: on en connaît de toutes figures; les Saints se déguisent volontiers; plus d'une fois on a vu, par les pays, le grand saint Joseph ou même le Bon Dieu en personne venir, après le couvre-feu, frapper à une chaumière et demander à boire ou à coucher; presque toujours, d'ailleurs, ces aventures-là tournent mal pour quelqu'un; pas plus que les comtes ou les barons d'ici-bas, les grands seigneurs du Paradis ne sont du monde à fréquenter pour le pauvre monde: mieux vaut ne pas s'y trop frotter. Chacun chez soi! Quand on tient à vivre tranquille, la sagesse est de se terrer dans son trou, entre égaux, en famille.
Ces pensées étaient raisonnables et ne procuraient pas le bonheur. Deux semaines suffirent à démontrer qu'une ère déplorable venait de s'inaugurer. Calame se présentait ponctuellement, tous les trois jours, pour noter les progrès d'un malaise qu'il avait prévu: il observait les visages, et de son œil pointu il piquait des minutes d'âme, comme un collectionneur pique des papillons. Son ironie silencieuse précisait la gêne et l'augmentait. Le couvreur se trouvait assez bien préservé d'en souffrir, d'abord par ses absences, et surtout par sa stupidité native; mais la perspicacité des femmes avertissait beaucoup mieux, et même beaucoup trop, l'impatiente Mélanie, qui s'irritait de ce témoin doublé d'un juge.
—On le verra donc toute la vie, avec ses airs de se moquer, cet imbécile!
Elle l'appelait «imbécile» pour se venger d'une supériorité qui la désemparait: enragée de se sentir sans armes contre cet animal d'espèce différente, elle rendait de la haine, faute de mieux, en échange d'une raillerie tacite. Elle aurait bien voulu le pousser dehors, mais n'osait pas, à cause du Bienfaiteur; tout au moins, pour affirmer en face de l'ennemi son pouvoir sur les autres et ses capacités méconnues, elle assénait, d'un verbe autoritaire, des injonctions à sa marmaille, et des enseignements aussi.
—Regarde-la, disait le poète; écoute-la, surtout! Enregistre les ordres qu'elle jette à ses enfants, avec conviction; ne jurerait-on pas qu'elle lance un sou en l'air pour qu'il retombe pile ou face? Mais le hasard la seconde si mal que toujours la prescription tombe à l'inverse du bon sens. Et c'est la règle, mon ami, la règle ordinaire; tu n'imagines pas combien de jeunes existences sont irrémédiablement compromises par le soin tutélaire que les parents ont pris d'inculquer à leurs rejetons les précieux enseignements de l'erreur; avec le même soin et la même conviction, les petits transmettront à leurs petits ce legs de la niaiserie héréditaire. C'est grand'pitié, mon bonhomme, car certainement les chattes, les truies et les lionnes, instruites par l'instinct, n'imposent pas à leur progéniture de si nuisibles balourdises. Combien de générations faudrait-il à des êtres tels, pour les élever jusqu'à la dignité de brutes?
—Mélanie n'est pas bête, vous savez!
—Hélas! non, et voilà précisément ce qui la gâte: car, pour constituer une bête, il suffit de la bêtise, mais pour obtenir un sot ou une sotte, il y faut joindre la prétention humaine.
—Vous exagérez, Calame! On n'aurait qu'un mot à dire, pour vous confondre.
—Dis-le.
—Je le cherche.
Onuphre n'était pas bien content d'avoir à connaître des vices qu'il n'eût pas remarqués, sans doute, et qui maintenant l'obsédaient par la fréquence de leurs manifestations; d'autant que la mère de famille, sous les prunelles du satirique, perdait tous ses moyens et s'affolait, entassant sottises sur sottises, avec une sorte de vertige, comme si elle avait eu besoin de donner raison davantage à cette malice attentive, et de l'égayer à plaisir.
Par crainte d'éclater, elle fuyait; dès qu'elle voyait arriver ce maudit Calamiteux, elle prenait les deux seaux et s'en allait à la rivière, en grommelant:
—Ça ne peut pas durer!
Le chien Noiraud guettait cette sortie, et vite, rasant les murs, il se faufilait dans la maison pour y saluer le malade.
—Bonjour, Onuphre!
—Bonjour, Noiraud! Il va mieux, le pauvre toutou?
—Eh oui, notait Calame: il se répare des hommes.
Il arriva, un vendredi, qu'Onuphre avait caché dans son surcot une vieille bouchée de pain, et qu'il l'offrait au chien, quand la ménagère rentra.
—Le pain de mes enfants, qu'on donne aux animaux! Un gros quartier de pain de glands! Et moi, je trimerai, après ça!
—Cousine, c'était un bout de ma part...
—Votre part! Quoi c'est, votre part, ici! C'est-il vous qui l'avez gagnée?
—Cousine, je suis si faible encore, pour aller travailler...
—Oui, la rengaine! On la connaît! Vous avez pris le mal de mon pauvre homme? Vous êtes le bienfaiteur? On le sait de reste! Vaudrait mieux pas en abuser, tout de même. Vous faut un ami pour causer, vous faut un chien pour manger! Si c'est vrai que vous êtes un saint, est-ce qu'un saint oserait gaspiller le pain du Bon Dieu?
Dans son indignation, elle n'avait déposé qu'un seau; d'un geste héroïque, elle vida l'autre sur Noiraud:
—Tiens, sale bête!
L'eau courut à travers la salle et le chien sur la route; dame Mélanie dut retourner à la rivière.
—Ça ne peut pas durer!
Le misanthrope s'épanouissait; le philanthrope eut un gros soupir:
—En un sens, vous avez raison, Calame; ça n'est pas aussi gentil que je croyais, les bonnes gens...
Puis, après un second soupir:
—Pour ça aussi, ils sont à plaindre.
Sur un troisième soupir, il conclut:
—On voudrait bien pouvoir faire quelque chose pour les soulager.
—N'as-tu pas fait assez?
L'occasion vint, ce jour-là même. Mélanie était à peine remontée de la berge et elle taillait son chou dans la marmite, quand on lui rapporta son homme sur un brancard: en tombant d'un échafaudage il s'était cassé les deux cuisses.
Le désespoir de l'épouse fut ce qu'il devait être, sincère et retentissant. Ses cris écorchaient les murs, bondissaient dans la rue et effaraient les poules; elle prenait le ciel à témoin de sa misère définitive, et elle alla jusqu'à se jeter sur le sein de sa belle-mère. Mais tout à coup elle découvrit Onuphre, dont les larmes l'exaspérèrent.
—Le rouquin sorcier qui regarde! Et il pleure, ma parole! Vous pouvez regarder; il est beau, votre ouvrage! Sans vous, serait-il arrivé, le malheur? Le malheur est entré avec vous dans notre maison! Allez-vous-en! Vous n'avez plus de tort à faire ici? Je ne veux plus que vous le regardiez!
Onuphre pleurait de plus en plus; Calame intervint:
—Ce n'est pas sa faute, voyons...
—Pas sa faute, à cet envoyé du Diable, qui se fait passer pour un saint? Pas sa faute, à cet envoûteur, jeteur de sorts? Il a guéri mon homme tout exprès pour le faire remonter sur les toits, et vous dites que c'est pas sa faute! Le pauvre Ygène, bonne bête, aurait pas pu tomber d'un toit si on l'y avait pas fait remonter.
Cette logique plut au poète, mais elle atterra le saint homme. Calame le vit baisser la tête, tout prêt à s'effondrer sous le remords, et déjà battant sa coulpe:
—C'est ma faute!
Il l'observa quelques minutes, pendant que Mélanie retournait sangloter sur le corps du blessé. A ce moment précis, le faiseur de miracles remuait les lèvres comme un homme en prière; son ami lui secoua le coude:
—Eh là, toi! cria-t-il, eh là! Je devine ce que tu penses!
—C'est ma faute...
—Tu ne vas pas faire ce que tu penses?
—Si! laissez-moi. Je répare.
—Je te le déf...
Il n'eut pas le temps d'achever: Dieudonat, évanoui, s'écroulait, les cuisses cassées, tandis que Polygène se levait du brancard en secouant ses jambes, et criait:
—Ouf! Me voilà raccommodé!
Les assistants ne se montrèrent que médiocrement ahuris: le goût du merveilleux était si pressant dans les peuples d'alors, et leur mysticisme se caractérisait par un si vorace appétit de prodiges, que l'intervention d'une force surnaturelle apparaissait aux gens comme le fait naturel entre tous. Les uns se signaient, d'autres dépêchaient un Ave, et personne ne songeait à venir en aide à Calame qui fléchissait sous son fardeau sanglant.
—Aidez-moi donc, plutôt!
A la place du couvreur, on allongea le preneur de cuisses cassées; Polygène y donna son coup de main; puis, lentement, escorté d'une foule qui commentait l'événement et en rappelait de pareils, le Prince fut ramené à l'hospice.
Les chirurgiens, cette fois, lui coupèrent les deux jambes. Mais il n'en mourut même pas.
Pendant ce temps, la ville continuait à discuter son cas, et quand ses plaies furent cicatrisées, il se trouva tout à la fois cul-de-jatte et célèbre.
Deux partis s'étaient déjà formés, l'un criant au miracle, l'autre à la sorcellerie; comme il y avait en ce pays des hommes incapables de professer une opinion sans la transformer en colère, on échangeait quelques horions: ils aidaient à prendre patience, en attendant la guérison du blessé, qui se faisait lente à venir, au gré des curieux. Enfin, les médecins jugèrent que ce tronçon de chrétien était bon à mettre dehors, et ils le firent hisser sur le tombereau du cimetière pour qu'on le rapportât au couvreur.
—C'est lui! Le voilà!
On sortait des maisons.
La charrette cahotait sur les pavés des rues étroites; le récent cul-de-jatte, encore inhabitué à sa nouvelle assiette, se cramponnait aux barreaux; une multitude de gens ramassés sur les seuils suivait avec terreur ou vénération; le cortège traversa les faubourgs. On arrivait. Mélanie accourut au bruit, reconnut le Bienfaiteur, et ne fut pas contente: elle vivait si bien depuis quelques semaines!
Des gars de bonne volonté, désireux de pouvoir dire qu'ils avaient touché le saint homme, l'empoignèrent comme un sac de blé et le portèrent dans la maison, en le cognant aussi peu que possible; l'inévitable dispute fut relative au choix de la meilleure place: le colis humain, tiraillé de droite et de gauche, oscillant, assourdi, se voyait tour à tour planter ici et là, contre le mur, contre le bahut, contre un pied de table; finalement, on décida qu'il convenait de le caler dans le pétrin, avec une botte de paille, comme un enfant Jésus. Mélanie était de moins en moins contente: elle chassa les gens et boucla sa porte.
—Où que je pétrirai mon pain, à cette heure?
Quand Polygène rentra, il trouva cette surprise et des paroles de franche cordialité:
—Tu es mon bienfaiteur. Je n'oublierai jamais ce que tu as fait pour moi; tu resteras chez nous autant que tu voudras, même si tu dois nous gêner.
—Oh! je sais bien que ça ne vous gêne pas et que ça vous fait plaisir de m'avoir avec vous.
—Bien sûr, que ça nous fera plaisir, quand on aura repris l'habitude.
Ce disant, Polygène marchait à travers la chambre:
—Tu vois, fit-il, je boite, à présent.
—Parce que ma rotule gauche était fendue depuis l'autre fois...
—Maintenant, c'est la mienne.
—Ça me peine assez, de n'avoir pu offrir qu'une rotule endommagée...
—On ne te reproche rien, que diable! Tu as une rotule pourrie, tu me la passes, et puis voilà. Chacun selon ses moyens, pas vrai? N'empêche que tu es mon bienfaiteur tout de même, et que je ne l'oublierai jamais. On va te soigner ici, tu verras: pis qu'un frère!
Le couvreur ne se dissimulait aucunement l'importance de son propre personnage: il n'était plus un manœuvre du commun, mais un miraculé, l'homme en faveur de qui les puissances célestes daignèrent se mettre en branle, par deux fois, coup sur coup; il se comparait au lépreux, pour le premier cas, et à Lazare, pour le second. Noblesse oblige: il s'abstenait de tous jurons; il se rengorgeait dans la rue, quand on le désignait du doigt; il parlait haut et crachait loin. Afin de bien montrer quelle espèce de conscience était la sienne, il convoqua le chantier pour le prochain dimanche, et les compagnons vinrent en chœur rendre visite au camarade raccourci. Alors, devant tous, d'une voix solennelle, il lui décerna le titre de Bienfaiteur, et donna la consigne aux siens de le soigner pis qu'un enfant.
A l'unanimité, les bonnes gens félicitèrent Polygène de cette attitude: car, en somme, on a beau n'être pas un ingrat, tout le monde sait qu'il n'est guère agréable de garder chez soi un impotent.
—Surtout, fit Mélanie, quand il a ses besoins! On peut pas le laisser dans le pétrin, cet homme. Faut que je le porte dehors, telle que vous me voyez, et que je le tienne.
Onuphre devint rouge de confusion. Cette délicate affaire constituait, en effet, sa misère quotidienne; chaque matin, durant des heures de rétention, il enviait la nature des anges, et toujours il lui fallait finir par implorer le secours de la ménagère, qui se faisait une vengeance de ne jamais l'offrir.
—Heureux homme! disait Calame. Depuis que tu es dans le pétrin, on te traite comme un coq-en-pâte.
Le fait est que Dieudonat se trouvait trop favorisé: ses semblables le nourrissaient à ne rien faire; on le dorlotait à l'envi; les gamines se disputaient à qui viendrait lui apporter son manger, à qui dormirait près de lui dans la vieille odeur de levain; au moment du soleil, on le plantait en espalier devant le mur de la maison, ou bien on l'asseyait au milieu de la route, pour danser des rondes autour de lui, avec les bambins du voisinage. Et des gâteries! Elles se multipliaient surtout en présence des gens, lorsqu'il en venait pour le voir. A qui voulait l'entendre, Mélanie répétait sa formule:
—Il est notre bienfaiteur; on n'est pas des ingrats: il peut tout ce qu'il veut, ici.
Quand les visiteurs portaient de beaux atours, l'espoir d'une piécette la rendait plus loquace, et elle daignait expliquer:
—Des espèces de miracles qu'il produit, quand c'est son idée; mais, vous savez, pas tout à fait de vrais miracles: il doit donner du retour. Ainsi, quand il a voulu guérir mon homme, qui lui avait rendu des services et qui le nourrissait pour rien, il a dit comme ça: «Je lui cède mes jambes et je prends les siennes.» C'est un bon ami pour nous autres. Aussi, nous le choyons, vous voyez. Le meilleur morceau est toujours pour lui. Pas vrai, Onuphre?
—Oui, ma cousine.
—Vous êtes parents?
—Tout comme! C'est un saint.
Calame entrevoyait un long avenir de gaîtés.
—Réjouissez-vous, mes enfants! Courage! Je désespérerai de Mélanie, si elle ne tire pas fortune de l'aubaine que Dieu vous envoie.
—Où donc qu'elle est, l'aubaine?
—Détenir un saint à domicile! Ignorez-vous qu'en nos siècles de foi, la possession d'un saint est d'excellent rapport, si lucratif que d'église à couvent on se dispute les morceaux de Bienheureux, qu'on se les arrache par bribes, qu'on les vole de nuit et qu'on s'entr'égorge pour les avoir chez soi? Ignorez-vous, ô Mélanie, que les monastères sont rares, qui conservent la totalité de leur Saint, et plus rares encore ceux qui peuvent le montrer tout vivant, comme vous allez faire? La richesse est entrée chez vous, ô Mélanie, mieux que si vous teniez auberge!
La maison de Polygène, en effet, ne tarda point à devenir un lieu de pèlerinage: d'abord des environs, et bientôt de plus loin, dévotes et dévots y accédaient pour se rafraîchir dans la contemplation d'un élu; les boiteux incurables y apportaient leurs jambes à guérir; les belles dames y donnaient rendez-vous à leurs galants. On vit sur la route des palefrois sonnants de vervelles et de clochettes, tenus par des pages multicolores; souvent des cierges grêles brûlaient devant la porte et sur les côtés du pétrin, où le tronc d'homme avait l'air d'un Bouddha. A tous ces fidèles, Mélanie aurait bien volontiers vendu, comme on fait d'ordinaire, des médailles et de menues enseignes à l'effigie de son hôte, moulées en plomb ou en étain.
—Cédez-leur au moins des reliques, dit Calame. Grand dommage que vous n'ayez pas réclamé les jambes du cousin! Ne pourrait-on pas les retrouver?
Faute de mieux, la ménagère se mit à tailler de petits rectangles de drap dans les chausses du cul-de-jatte, qui n'avait plus besoin d'être chaussé; ensuite, elle débita son surcot, et ensuite, discrètement, les cotes de la grand'mère, à qui c'était grand temps d'offrir une robe neuve; les vieux habits du couvreur, de sa moitié et de sa progéniture y passèrent à leur tour, et quand les hardes de famille firent défaut, on en découvrit chez les fripiers. Mélanie achetait quelque cote bien usagée, y enfilait le saint homme, et taillait à même sous l'œil du client.
—Ça va, ça va! criait Calame. Mais vous oubliez ses cheveux et sa barbe, qui se vendraient comme du pain. Sans compter que je vois là, dans sa bouche, une dent qui branle, par la faute de Gertrude, et qui vaudra son pesant d'or.
La meilleure journée était celle du dimanche, où les oisifs vaguent en foule et sont enclins à la dévotion; en outre, le couvreur restant au logis ce jour-là, les pèlerins y trouvaient le double avantage de pouvoir à la fois contempler le guérisseur et le guéri. Ils abondaient: le commerce prospérait; la matrone y prenait goût. Toute la maisonnée maintenant s'allait vêtue de bureau neuf; la maison elle-même fut remaçonnée, recrépie, recoiffée de chaume, et la maîtresse de céans portait autour de la taille un demi-ceint de métal argenté d'où pendait l'aumônière et le trousseau de clefs, comme sur un ventre de bourgeoise.
Tout à coup, à la Sainte-Agnès, une cure miraculeuse se produisit: en présence de trente-sept témoins, une vierge qui clopinait depuis trente-quatre printemps tomba en extase, jeta ses béquilles et dansa devant le pétrin, ainsi que David devant l'arche; on suspendit ses bois à la muraille; le bon exemple étant ainsi donné, les guérisons suivirent dans la quinzaine qui suivait. Sous le rang des béquilles alignées, Mélanie accrocha un tronc.
Onuphre se désolait de tout, des cierges et des oraisons, des dévotes agenouillées, des miracles imaginaires et des fausses reliques.
—Je ne suis pas un saint, moi! Je ne suis que l'humble pécheur accablé du poids de ses fautes.
La patronne le pinçait sous cape pour lui imposer silence, et Calame bataillait avec elle contre les scrupules du nigaud.
Les vieux dissentiments de la mégère et du clerc s'étaient évanouis dans la prospérité: Mélanie renonçait à traiter d'imbécile un homme qui savait trouver de si bons arguments pour la défendre dans sa bourse; elle prisait son ingéniosité, le consultait, l'écoutait, et même l'invitait à souper, car il payait son écot en trouvailles. Chaque après-midi, le malin troubadour venait là s'ébaudir aux dépens du monde, savourant la crédulité des badauds, renchérissant sur les roueries de la marchande et ravi des mines falotes que son ami prenait au milieu des adoratrices. A peine arrivé, il se coulait dans un coin de pénombre, afin de jouir du spectacle, et de là il envoyait des grimaces à l'idole, pour l'obliger à rire au plus beau des cérémonies. Il inventait aussi des enjolivements, parfois coûteux mais du meilleur effet, comme de dorer le pétrin, d'y piquer des images, de planter des fleurs dans la paille et de brûler des grains d'encens dans la chaufferette de grand'mère: il prétendait même couronner le patient d'une auréole en laiton: mais le bon Onuphre refusa cette gloire, de toute son énergie.
Au début du Carême, la clientèle s'accrut encore; Calame composa, en petits vers latins, un canon à l'honneur du bienheureux Onuphre: les fillettes, rangées devant l'âtre, entonnaient le cantique et chantaient en chœur, avec des voix si fausses que Mélanie en pleurait d'admiration.
—On se croirait dans une vraie église... Hein, Ygène?
—C'est mal, disait Onuphre, ce que nous faisons là! Nous trompons des chrétiens...
—Les tromper, dis-tu? On leur vend de l'espoir et tu dis qu'on les trompe! Cite-moi donc une denrée plus réconfortante pour ces âmes irrémédiablement anémiques! L'illusion est la panacée éternelle, mon fils! Etre heureux, c'est croire qu'on l'est, et surtout qu'on le sera.
Mélanie approuvait du chef:
—Comme il parle bien, tout de même!
—Calmez votre conscience, dame de Polygène: vous êtes, avec vos reliques, l'incontestable bienfaitrice des hommes, si celui-ci n'est pas leur bienfaiteur.
A de tels propos, la luronne hoquetait d'un rire qui faisait sonner sur son ventre la ferraille des clefs; et, le soir, on comptait les écus en famille. Tout le monde s'épanouissait: Noiraud lui-même était toléré dans la demeure et figurait au pied du pétrin; il devait cette faveur à l'intervention de Calame, qui avait invoqué les précédents de saint Roch et de saint Antoine. Hiératiquement assis sur son derrière, le toutou assistait au défilé des pèlerins comme un attribut de son maître. On disait: «Onuphre et son chien.» Et les hommes, au passage, lui caressaient le crâne, espérant, que par la bête, ils se rapprocheraient du saint.
XXXV
AYANT DÉJA PERDU SES JAMBES, IL SE DISPOSE A PERDRE PIED
Mais voilà qu'au milieu du Carême un méchant prédicateur envoyé par monseigneur l'évêque, un de ces moines noirs et blancs qui sont toujours prêts à tonner contre quelque chose ou quelqu'un, surgit en chaire et dénonça des impostures qui scandalisaient le faubourg, des diableries qui, tout à l'heure, mèneraient leur homme au bûcher. Ses renseignements précis firent trembler toute la ville.
Calame s'empressa d'apporter la nouvelle.
—Alerte, bonnes gens! Alerte! Le torchon brûle! Le vent tourne! Onuphre, tu ne vaux plus les quatre fers de ton chien! Énergumène, mécréant, possédé du démon, sorcier, tu es tout à la fois! Coureur de routes, coupeur de bourses, eunuque condamné à mort pour viol d'une vachère, pendu échappé de prison, on t'a vu, à l'hospice, ramasser la jambe d'un amputé pour la transmuer en jambon: et Polygène l'a mangée! Alerte, alerte! Tu étais seul dans le pétrin? Vous y voilà tous, à cette heure!
Onuphre pleurait de grosses larmes; Mélanie restait assommée; Polygène se grattait la nuque; Calame se frottait les paumes. En hâte, on décida de décrocher les béquilles compromettantes, et le tronc des aumônes, de dédorer le pétrin, de décoller les images pieuses. La marmaille s'amusait du remue-ménage, mais elle piailla quand les gens du dehors commencèrent à jeter contre la porte ou par la fenêtre des cailloux, voire des pavés, et aussi des immondices qui, mieux encore que les pierres, sont aptes à exprimer l'opinion publique.
—Sottise a tourné sa casaque! Qui vous engraissait vous lapide. Vox populi, vox Dei!
La ménagère en désarroi trottait par la maison et ne s'arrêtait de courir que pour implorer les conseils du clerc astucieux:
—Qu'est-ce que je lui faisais, à ce moine-là?
—Concurrence.
—Et qu'est-ce qu'on va faire, à présent?
—Attendre et vivre dans les transes.
La famille n'y manqua point: des Inquisiteurs vêtus de noir vinrent, en fronçant les sourcils, poser des questions auxquelles on tremblait de répondre; à la tombée du jour, les passants de la route hâtaient le pas en faisant des signes de croix, et bien vite la nuit effaçait leurs silhouettes apeurées. Onuphre n'osait plus bouger: désolé d'un péril commun dont il était la cause unique, il se faisait tout petit, et il comptait les heures, et il sursautait dans sa paille, dès que la menace d'un étranger apparaissait sur le seuil.
Une fois pourtant il s'épanouit devant une figure imprévue: une fille venait d'entrer, laide de visage, mais riche de jeunesse et plantureuse; elle courut au pétrin, où elle embrassa l'homme-tronc comme si c'eût été un vrai pain.
—Gertrude!
—Je t'ai reconnu aux histoires qu'on racontait. Je me suis dit: «Si on doit le brûler, faut que je l'embrasse une fois avant...» Eh, mon pauvre garçon, que te voilà mal arrangé! Tu en as encore perdu, des choses!
—Petit à petit...
—C'est quasiment un cercueil, ta boîte. Tu étais plus aisé au cachot, bien sûr.
Il souriait, en lui caressant une épaule. Mélanie, intriguée, se rapprocha:
—Au cachot, que vous dites?
Puis, toisant l'étrangère:
—Attendez donc... Je vous remets. Vous seriez pas la fille au geôlier, des fois?
—Si dame!
—Celle qui tond les chiens et coupe les chats, à la porte de la prison?
—Juste!
—Alors, celui-là, il était en prison?
—Par erreur, qu'on l'y avait mis, à la place d'un autre.
—Sainte Vierge! Manquait plus que ça! Il a été en prison!
—Bah! dit Gertrude, comme saint Pierre.
—Et tous les saints, reprit Calame.
Longtemps la ménagère gronda en déplaçant des seaux.
—Va-t-il nous attirer de la fille, maintenant? C'était pas assez d'un poète, faut croire?... En prison!
Le bienfaiteur confus regardait la place de ses pieds, par habitude. La geôlière vint à son secours:
—Tu prendrais pas l'air, par hasard?
—Oh si!
Elle l'enleva sous son bras gauche, comme un paquet de linge, et l'emporta sur la route.
—Ouf! On est mieux dans la rue! Tu en as une chipie de patronne! Tu dois te faire vieux, chez elle?
Onuphre protestait, en vantant Mélanie, ses vertus domestiques et sa fécondité. Calame, debout, regarda la belle fille s'installer à cropetons auprès du cul-de-jatte, en le calant contre son torse: elle lui prit la main; elle lui rit près de l'oreille; Noiraud s'assit de l'autre côté; entre les deux, Onuphre, épanoui et les yeux ronds, avait l'air de contempler des anges. Le Calamiteux s'en alla, et les trois âmes simples, tout doucement, se mirent à deviser.
Au bout d'une heure, Gertrude dit:
—Faut que je m'en retourne, mon petiot.
Elle le remit dans son pétrin et le baisa sur les deux joues.
—La belle journée que tu m'as faite, Gertrude! En voilà une que je me rappellerai. On te reverra quelque jour?
—Je te le promets; chaque coup que je viendrai dans le quartier, je viendrai te voir, et si je viens pas, je viendrai quand même.
A peine elle sortait qu'un autre visage parut: rasé, verdâtre, les sourcils froncés, et tout de noir vêtu, le Fiscal se tenait sur le seuil. Il dit:
—Dehors, vous autres, que je parle à cet homme!
Quand il fut seul avec le sorcier, Me Touillechair alla pousser le verrou.
—Reconnaissez-moi: je suis votre juge. Des raisons sur lesquelles je ne veux point m'appesantir m'incitent envers vous à la bienveillance. A la faveur d'un tumulte, vous avez pu échapper au gibet, mais non sans que la foule vous ait durement molesté, et même cassé, je crois, une rotule; ce châtiment de Dieu nous a paru suffire; je me suis abstenu de vous reprendre au médecin pour vous rendre au bourreau; bien plus, à la suite du festin qui scandalisa notre hospice par un évident caractère de sorcellerie, j'ai réussi à détourner de vous la curiosité du Tribunal. Si donc je vous devais quelque chose, entendez-moi bien, si vous estimez que je vous devais quelque chose, j'ai payé ma dette. A cette heure, je ne vous dois plus rien, que la justice. Or, vous vous êtes mis en de nouveaux périls, par une récidive de vos fautes, et la main séculière va tantôt s'abattre sur vous et vos complices.
—Sur les bonnes gens, monsieur le juge?
—Sur tous les fauteurs d'impostures! Mais les paraboles de l'Évangile nous enseignent la clémence, et lorsque nous voyons que le pécheur, après s'être adonné au mal, témoigne d'un repentir en s'appliquant au bien, notre indulgence paternelle est toujours prête, non seulement à l'accueillir, mais encore à l'aider dans l'œuvre du rachat. C'est pourquoi je vous apporte un moyen de réparer vos crimes par une action bienfaisante.
—Si je pouvais, monsieur le juge...
—Silence. Je sais que vous pouvez. Il existe en cette ville une âme malheureuse qui perd son salut éternel, par incapacité d'aucune résistance aux démons qui travaillent la chair dont elle est l'esclave. Épouse d'un homme intègre et vénérable entre tous, d'un juge qui place au-dessus de ses propres joies le souci de protéger, contre Satan et contre eux-mêmes, les êtres dont Notre-Seigneur Jésus et notre seigneur Roi lui confièrent la garde, elle le désole par les spectacles de son intempérance, et il a délibéré de lui conquérir le paradis. Puisqu'en cette créature l'âme est victime de la chair, il importe de les séparer l'une de l'autre, et d'abandonner le misérable corps à l'Esprit des ténèbres, afin que l'âme libre remonte à l'esprit de lumière. Or, entendez-moi bien: dans treize jours, à l'occasion de la sainte Pâque, par le double sacrement de la pénitence et de la communion, cette femme aura obtenu rémission de ses péchés: dans cet état de grâce, qui ne lui durerait guère, elle se trouvera provisoirement en posture de comparaître au Divin Tribunal. Le ciel vous saura gré de lui renvoyer, en un pareil moment, la brebis égarée; par un acte si louable vous aurez racheté vos fautes. Voici des cheveux de la dame, et voici la figurine de cire modelée à son image. Vous savez mieux que moi ce qui vous reste à faire. Opérez. Je vous quitte. Vous avez treize jours et vous vous sauverez en sauvant cette pauvre femme. Mais si, le soir de la Pâque, ou le lundi au plus tard, nous ne la voyons pas appelée à rendre ses comptes au Juge suprême, ceux qui le représentent ici-bas vous sommeront de leur rendre les vôtres, et vous ne devez pas espérer de leur justice une miséricorde que vous n'aurez pas eue pour la détresse du prochain. Vous m'avez compris? Ne répondez pas. Cachez ceci.
Me Touillechair déposa dans le pétrin un petit paquet enveloppé de linges, puis il fit de la main le geste qui imposait silence, et il s'en alla.
Polygène, qui rentrait, et qui vit le Fiscal au seuil de sa maison, recula d'épouvante. Mélanie se chargea d'expliquer la chose en détail.
—Il sort de prison! Il t'avait caché ça, à toi! Du joli monde, oui! Et ça se fait passer pour un prince! T'as pas l'air de comprendre? Il sort de prison, je te dis!
Onuphre balbutia:
—Par erreur, ma cousine...
—Sûr, qu'y a eu erreur de vous laisser sortir! Et d'abord, je ne suis pas votre cousine. On est tout du monde propre, dans notre famille, apprenez ça! En prison! Et des gourgandines qu'il amène, par-dessus le marché, oui, des gourgandines! Une gueuse qui l'embrassait en plein devant les petites! Qu'est-ce qu'il vous a dit, le Fiscal?
Dieudonat n'osait y penser; il baissa le nez sans répondre. Le père de famille attendit un moment, et rendit sa sentence:
—Il veut rien dire, il a ses secrets. Laisse-le. Il est mon sauveur, pas vrai? Il a droit aux égards. Il nous a mis en passe d'aller tous au bûcher, avec ses simagrées de saint, et à cette heure, il déshonore mon toit avec ses maîtresses. N'empêche qu'il est le Bienfaiteur, et qu'il restera chez nous tant que ça lui fera plaisir de nous faire du tort.
Il traversa la salle,—une, deux, trois,—en longueur, se gratta la nuque, retraversa la salle,—une, deux, trois,—en largeur, et reprit la parole:
—Y a aussi une nouvelle, Onuphre, que je vais t'apprendre, moi, et pas des meilleures: on ne veut plus de moi sur les toits à cause de ta rotule pourrie. Je suis plus couvreur, je suis plus rien.
—Dieu du ciel! cria Mélanie, qu'est-ce qu'on va manger?
—Tant qu'il restera un morceau de pain à la maison, il sera pour le Bienfaiteur.
—Tu n'y seras pas remonté longtemps, sur les toits! Et maintenant nous voilà avec un cul-de-jatte sur les bras, pour la vie!
Onuphre trouvait qu'à cela il n'y avait rien à répondre. La nuit vint; il ne dormit guère. Il songeait tour à tour aux injonctions du juge, à la rotule de Polygène, aux bons yeux de Gertrude, à tous les désastres d'une journée qu'il avait cru tantôt être la plus douce de son existence.
—Envoyez-moi Calame, grand Dieu, pour qu'il me conseille.
Mais le thaumaturge avait abjuré le droit de rien demander pour lui-même, et Calame ne vint pas: engrossé d'un poème par le charmant avril, le troubadour arpentait le printemps. Chaque matin, après sa prière, Onuphre se répétait:
—Ce sera pour aujourd'hui, peut-être... Plus que neuf jours, et le Fiscal reviendra nous prendre... Plus que huit jours et on viendra chercher les bonnes gens pour les brûler... Plus que sept jours... Ayez pitié, mon Dieu, et envoyez Calame!
Il avait caché sous son surcot la méchante figure de cire. Les heures étaient longues, longues, et l'existence se faisait plus dure; Polygène, devenu manœuvre, portait des fardeaux, comme Onuphre naguère; l'homme gagnait moins, la femme grognait davantage. Elle avait bien, dans un vieux bas, des écus amassés au temps des pèlerinages, mais le cœur lui saignait d'y toucher.
—Puisqu'on n'a plus de pain, à cause de cette rotule, faudrait voir à me rendre le pétrin, vous!
De sa couche récemment glorieuse, on le descendit pour toujours, comme un saint qu'on extrait de sa niche. On le planta dans un coin de la salle, puis dans un autre, sous prétexte qu'il encombrait celui-là, et ensuite dans un autre, et sans cesse de l'un à l'autre, puisqu'il gênait partout: il jouait tout seul aux quatre coins. Depuis qu'il résidait au ras du sol, la ménagère pouvait le cogner par hasard avec quelques objets particulièrement durs; les fillettes jouèrent à imiter maman; quant à la vieille, une fois par jour elle se rapprochait sournoisement, à pas menus, puis arrivée devant le Bienfaiteur et calée des deux paumes sur la crosse de son bâton, elle bavait en branlant du chef, jusqu'à ce qu'enfin elle allongeât vers lui une main de squelette, très lente, et qui lui faisait un pinçon. Sa bru feignait de ne rien voir.
—Vous pourriez pas aller dehors, au lieu de rester dans nos jambes...
Le tronc d'homme se traîna comme une larve, en s'agriffant des doigts au sol graisseux; Noiraud, penché vers lui, le suivait pas à pas en fronçant les sourcils et lui soufflait sur l'échine, pour l'aider. Dans la maison, une des filles braillait en réclamant du pain, et la maman lui répondait:
—Faut le garder pour le Bienfaiteur.
C'est ainsi que la mère-grand gagna l'idée de geindre, toutes les dix minutes:
—J'ai faim, moi...
—Demandez au Bienfaiteur de vous envoyer une oie rôtie.
—Sale Bienfaiteur!
Quand il avait rampé jusqu'au bord de la route, il se haussait sur les paumes, regardant si là-bas, au tournant du chemin. Calame ne surgirait pas. C'est Gertrude qui apparut.
Elle portait sur le crâne un immense chapeau de bois, carré comme une caisse et décoré de quatre roulettes, en guise de plumes ou d'affiques.
—Voilà pour toi, dit-elle en posant à terre son chaperon de planches.
Les gamines accoururent: tout de suite elles avaient deviné l'usage possible du chapeau à roulettes; déjà la plus jeune grimpait dedans, et l'aînée poussait sur la chaussée le retentissant véhicule. Gertrude expliqua:
—C'est pour toi promener, Onuphre, que tu prennes l'air; il te fallait une voiture, puisque tu n'as plus de jambes.
—Tu as toujours ton cœur donnant, Gertrude...
—Oh! ça m'a pas coûté grand'peine, va! Un prisonnier qui était satisfait de moi, tu sais, et charpentier de son état, me l'a charpentée pour le plaisir, avec du vieux bois. A quoi tu penses?
—Je pense que j'ai été beaucoup de choses, dans ma vie, et que j'ai bien, par ci par là, donné quelques petites affaires, mais que c'est la première fois qu'il m'arrive de recevoir un cadeau.
—Vrai? Oh! je suis contente!
—Tu m'aimes donc un peu?
—Oui donc, je t'aime bien.
—Et aussi je croirais assez que personne ne m'a jamais aimé, et que tu es la première, depuis ma maman.
Elle semblait si heureuse, et il ressentait pour sa part une émotion si douce que la perte de ses membres lui apparut comme un événement béni, largement compensé par les joies de cette minute. Il demanda sa voiture, la retourna dans tous les sens, en fit jouer les roues.
—Tu l'essaierais, pas, dit Gertrude, que je t'apprenne à t'en servir?
—Oh si!
La fête commença: la grande fille et les fillettes, en charroyant le cul-de-jatte, riaient aux larmes; on le versa dans le fossé, on le replanta poussiéreux, et en avant! Tout le monde suait, et Noiraud tournoyait alentour, en aboyant aux nez avec une joie furieuse. La mère-grand, sur le seuil, se tenait les côtes. De voir enfin des gens heureux, Dieudonat oubliait ses soucis.
Enfin, il essaya de marcher avec les poignées, et quand Gertrude l'eut quitté, Mélanie, les deux poings aux hanches, lui cria:
—Vous devriez aller mendier, maintenant que vous avez votre voiture.
Il s'en alla, docile, et trouvant l'idée bonne; mais les enfants de la rue lui lancèrent des cailloux; les personnes pieuses, en reconnaissant le sorcier et son chien, se signaient et prenaient le large: il ne rapporta ni sou ni maille.
En revanche, il apprit que Calame était venu.
—Mon Dieu, mon Dieu, plus que cinq jours!
Mais il n'eut pas longtemps le loisir de se désoler sur ce thème; ce qu'il vit au pas de la porte lui causa un bien autre émoi: l'aînée des filles, assise contre le pied-droit, emmaillotait et berçait la figurine de cire, et sa cadette, avec des cris, revendiquait cette poupée; Mélanie arrivait au bruit de la querelle, saisissait l'objet du litige, déshabillait la minuscule femelle, s'étonnait des organes impudiquement excessifs, et s'enquérait:
—D'où ça vient, ça?
—C'est à moi, glapit la cadette; je l'ai trouvée dans le fossé, où Onufe a tombé.
—Envoûteux! C'est à vous, cette horreur?
Il eut tout juste le temps de répondre: «Oui, cousine.» Et son émotion était si forte qu'incontinent il fut pris d'une attaque.
Quand il revint à lui, le Calamiteux était debout à son côté; il leva vers lui son œil morne:
—Calame... quel jour... nous sommes?
—Mercredi saint.
—Un, deux, trois, quatre... Penchez-vous que je vous parle.
—Emportez-le, plutôt, cria la mégère, et qu'on ne vous revoie ni l'un ni l'autre!
Dès qu'ils furent seuls, Dieudonat fit effort de toute sa tête pour raconter l'histoire du Fiscal.
—Mauvais, conclut Calame, deux fois mauvais! Maître Touillechair ambitionne la faveur d'être promu au rang des veufs, et il te charge de la besogne: gare-toi de lui, si tu n'obéis pas, et gare-toi de Mélanie, qui a enfin trouvé une arme pour se délivrer de ta carcasse.
—Vous pouvez croire?...
—Ah! les bonnes gens! Leur aménité naturelle, excitée par leur gratitude, fait des progrès quotidiens: on te déteste, à présent.
—Ils me...
—Hein?... Tu pleures?
—Pourquoi m'avez-vous dit ça?... Il ne fallait pas me montrer ça... Je ne voulais pas le voir, moi, et maintenant je ne pourrai plus ne pas y penser...
—Voyons, voyons, calme-toi.
—Ils sont comme ils peuvent, les pauvres. Ils ne savent pas se commander. Je leur coûte à nourrir, moi, comprenez-vous? Et, par-dessus le marché, je deviens dangereux, à cette heure.
—Donc, méfie-toi; en portant à son curé la preuve de tes maléfices, la digne femme s'innocente et, du même coup, se débarrasse: double gain.
—Dénoncer leur ami? Le brave Polygène opposera!
—Il hésitera, en effet, mais il cédera, en fin de compte: sitôt qu'il n'est plus en colère, sa femme le mène par le bout de ce que tu sais.
—Le bout du nez? dit Onuphre, à travers ses larmes.
—Oui, mon innocent, le bout du nez. Tu ne veux pas qu'on te brûle, n'est-ce pas?
—Si ça peut arranger les choses... Mais je ne veux pas que ceux-ci aillent me vendre, comme des Judas: ce serait un trop vilain péché; faut le leur épargner, Calame.
—Fais un vœu.
—Non, faut que ça leur vienne de leur bon cœur, et je les débarrasserai après, je vous débarrasserai tous, puisque je suis encore un danger. Parlez-leur un peu, mon Calame...
Le poète rentra dans la maison, mais il n'y resta guère. Dieudonat le vit ressortir, courant, tendant le dos, et ouvrant ses deux mains au-dessus de son crâne, pour garer la boîte aux poèmes contre les coups de pincettes appliqués par l'épouse et les coups de gourdin assénés par l'époux: les conjoints le poursuivirent jusqu'à ce que le souffle leur manquât.
Quand ils revinrent, une grosse larme coulait sur la joue du bienfaiteur.
—Crotte! hurla Mélanie. Voilà qu'il pleure, à ce coup-ci, pour se vanter qu'on le martyrise.
—Femme, ordonna Polygène, tais-toi! Il est le Bienfaiteur: il peut tout nous faire.
Alors, elle servit la soupe; le cul-de-jatte resta dehors, afin d'être moins seul, et il caressait l'échine de Noiraud, que parfois il regardait dans les yeux.
XXXVI
LE CŒUR VA DEVANT!
Le lendemain, Calame revint courageusement chez Polygène: il n'y trouva plus son ami.
—Où donc est-il?
—Savons pas, il raconte rien.
—Il se promène?
—D'hier soir, il n'a point rentré.
—Vous ne l'avez pas recherché?
—Il est son maître, pas vrai? On lui demande pas de rendre des comptes. J'ai point de droits sur sa liberté, moi!
—Bref, il s'est sauvé?
—S'il a fait ça, après le mal qu'on se donnait pour lui et ce qu'on a enduré à cause de sa magie, c'est un ingrat.
Calame courut à la porte de la prison.
—Vous l'avez vu, Gertrude?
—Oui, donc! Il est venu hier, à la nuit tombante, tout penaud et dolent, avec son chien: il m'a raconté qu'il allait loin, pour débarrasser les bonnes gens, qui ont de la peine à vivre; il s'était caché d'eux, rapport qu'on l'aurait retenu, qu'il raconte; il venait m'embrasser avant de partir pour toujours; et il m'a dit de vous embrasser bien fort, mais qu'il doit se cacher de vous comme des autres, parce qu'il fait du tort au monde.
—Vraiment?
—Fallait l'entendre quand il disait: «Loin! Je veux aller loin!» C'était pas son ton ordinaire; de toute sa petite force, il criait ça: «Je veux!» Il a même ajouté: «Ainsi soit-il.» Et puis il est parti.
—Mais, de quoi vivre?
—Eh! eh! j'avais prévu, quasiment: je me méfiais. Il a son gagne-petit, allez! Tond-les-chiens-et-coupe-les-chats, comme moi! Je lui ai montré la mécanique avec la manière de s'en servir.
—Et des outils?
—Les miens, pardine! Mes grands ciseaux, mon couteau neuf et une belle boîte pour les mettre, toute garnie de cuir, avec de gros clous de laiton; elle est jolie, allez! Elle ouvre, elle ferme... Il l'admirait assez et la tournait dans tous les sens. Depuis le prédicateur, je la cloutais exprès pour lui, crainte de ce qui devait arriver; mais j'ai pas eu le temps de la finir, à preuve que voilà le reste de mes clous. Ils brillent, hein?
—Magnifiques!
—Ils coûtent cher. J'épargnais sur le manger. Je me disais: «Ce sera pour mon petit Onuphre.» Et, chaque fois, je riais, et ma soupe prenait meilleur goût, de n'avoir ni beurre ni lard. Vous me croyez pas?
—Si fait: vous vous priviez... Et pour donner, vraiment donner, il faut se priver, sans doute?
—Bien sûr! Quand on se prive pas, on ne donne point, hein?
—On rend, n'est-ce pas?
—Juste!
—J'ai toujours trouvé ça aussi: donner ce qu'on a en trop, c'est une manière de rendre.
—Juste! Et y a point de plaisir, vous trouvez pas?
—Alors, bonne Gertrude, offrez-vous ce plaisir de me donner les clous qui restent.
—Vous voulez aller finir ma boîte, je parie? Vous voulez le rejoindre?
—Peut-être... Un jour...
—Tout de suite, donc! Il faut. Il est tant seul, il est si bon! Vous le rattraperez vite, du train dont il marche.
—Par où est-il parti?
—Par la Porte de l'Est, et tout droit, en suivant le pavé du roi: je vous mettrai dans le chemin.
Elle le lesta d'une soupe et le conduisit hors la ville, pour être sûre qu'il partirait.
Calame se mit en route: il allait, lui aussi, droit en avant, vers l'Est, et suivait le pavé du roi, en remâchant les vers de son poème et en jetant des rimes aux paysages de printemps.
—Bizarre, comme il me manque, ce morceau d'homme, tronc sans pattes et presque sans tête: c'est à croire que nous nous complétions, lui le cœur, et moi la cervelle...
La piste était facile à suivre: à la traversée des hameaux, il s'enquérait d'un cul-de-jatte escorté d'un chien jaune.
—Ouais, repartit un paysan, on l'a vu: il a coupé notre petit chat, et il lui disait en douceur: «Laisse-toi faire, mon minet, c'est pour ton bien; en ce bas monde, moins on en a, mieux ça va; moins on est, plus on est heureux.»
—Il disait cela, lui?
—Même qu'on a bien ri et qu'il s'est fait griffer. On lui a donné un quignon de pain pour sa peine.
Calame reprit sa route.
—Est-il possible que le gamin ait parlé de la sorte? Aurait-il déchiffré le fin mot de la vie?
Toujours les gens lui affirmaient avoir vu le cul-de-jatte et le chien jaune.
Il continuait d'avancer sur le pavé du roi, mais il avait beau se hâter: les jours succédaient aux jours, et jamais Calame ne rejoignait Dieudonat.
—Lui le cœur et moi le cerveau...
Il le cherchait des yeux, au bout aminci de la chaussée du roi et sur le dos des horizons.
—Est-il possible qu'il ait marché si vite?
Parfois, il croyait l'apercevoir, en silhouette, au ras du ciel.
—Est-il possible qu'il ait monté si haut?
Il gravissait la hauteur et n'y trouvait personne.
—La peste soit du petit homme qui a roulé comme un géant! Je n'en peux plus.
A mesure qu'il s'exténuait dans sa poursuite vaine, l'inaccessible Dieudonat grandissait dans sa pensée, jusqu'à prendre tournure de symbole: colossale et transfigurée, l'image du disparu souriait de béatitude, et le poète en la contemplant au fond de son souvenir, croyait y reconnaître la moitié de lui-même et n'avoir plus en lui que l'autre moitié.
Enfin, un matin, il découvrit dans une ornière l'empreinte des quatre roulettes: elle était sèche et déjà ancienne.
—Le cœur va devant, le cœur va plus vite! Est-ce que je le rattraperai jamais?
Le soir de ce jour-là, étant parvenu au sommet d'une colline, il aperçut en bas, dans la brume violette des grandes villes, les toits sans nombre et les clochers d'une cité immense, à cheval sur un fleuve rouge: il reconnut la capitale du roi Gaïfer.
XXXVII
OU DIEUDONAT PERD LE PEU DE CONFIANCE QUI LUI RESTAIT ENCORE
Après quelques semaines de recherches, Calame retrouva son prince, un matin, sous le porche de la cathédrale, calé contre un pilier près de la porte dextre, aux pieds du dixième apôtre. A sa droite, Noiraud se tenait sévèrement assis; à sa gauche, une cassette couverte de cuir était ornée de clous qui brillaient comme de l'or fin. Que ce fût par fatigue, maladie, ou méditation, le groupe semblait pétrifié, et les figures de pierre peinte, dans leurs niches enduites d'azur et étoilées d'argent, n'étaient guère plus immobiles.
—Oh, dit le cul-de-jatte, vous avez donc voulu me joindre, bon Calame? Vous avez fait ce long voyage!
Ils s'embrassèrent; Noiraud remua la queue, frotta sa truffe nasale contre la joue du poète, et passa poliment du côté borgne, pour laisser la meilleure place au nouvel arrivant.
—Vous êtes bien maigre, Calame... Nous autres, nous vivons largement. Le matin, nous restons ici; on nous donne: les gens sont charitables, et donnent plus que vous ne croiriez, surtout les pauvres. En sorte qu'il nous reste souvent de quoi offrir quelque bon morceau à de plus miséreux, pas vrai, Noiraud? Sans compter qu'on ne s'ennuie pas, au parvis: il y a des fêtes de toute espèce, des mariages, des enterrements, des baptêmes, des Te Deum; on voit de tout, les grands de la terre et les petits, parce que tout le monde va chez le Bon Dieu, n'est-ce pas, Noiraud? Il y a aussi le Maître de chapelle, qui nous aime bien, et qui ne manque jamais de s'arrêter, et qui nous parle gentiment; il est un peu dur d'oreille et il n'entend pas quand je lui réponds, mais il me raconte des histoires de la ville. Ça empêche de penser. Vous m'en direz aussi, des histoires, n'est-ce pas, Calame? Quand l'heure des offices est passée, je me rends dans ma voiture à la berge, contre la culée du pont: là, je tonds les chiens et je coupe les chats: car j'ai un métier, voyez-vous? Et une jolie boîte! C'est encore Gertrude qui m'a donné tout ça! Lorsqu'il nous vient de la clientèle, et qu'un petit chien veut remuer trop, ou qu'un petit chat n'est pas content, Noiraud se plante devant, et il faut le voir leur faire les gros yeux, en leur disant de se tenir tranquilles! Il m'aide bien, le bon Noiraud. Et puis, en ville, nous avons encore des amis, d'autres chiens des rues; on se dit bonjour. Pas vrai, Noiraud? Je suis heureux. Je crois que je n'ai jamais été aussi heureux...
Il exagérait. Avec une rouerie d'enfant, bien vite il s'était dépêché d'affirmer son bonheur matériel, pour n'être pas interrogé sur son état moral, qui valait moins. Depuis ses adieux précipités à la maison de Polygène, une tristesse sourde et muette habitait au tréfonds de lui, une lassitude, un découragement qu'il ne voulait avouer à personne, à Noiraud pas plus qu'à d'autres, et à lui-même moins encore.
C'était comme un mauvais brouillard, dans lequel on ne voit plus que des choses vagues et qui bougent, sans qu'on sache pourquoi elles vont ici plutôt que là, des larves incertaines, larves de gens, larves d'idées, le bien, le mal, des êtres inconnus qui sont le présent et qui déjà s'estompent, des êtres connus qui sont le passé et qu'on ne discerne guère mieux. De ce brouillard grouillant, une odeur fade s'exhalait, peut-être l'odeur de la mort; et quand elle montait en bouffées, Dieudonat s'en détournait par une brusque torsion du cou, comme si véritablement le poison eût été dans son cœur.
Il n'était pas non plus exempt des misères que procurent les contingences immédiates; elles lui venaient quotidiennement, à heure fixe, d'un ami qui le détestait: en face de lui, sous le même porche, un vieillard aveugle taillait dans du bois blanc de petits animaux difformes, n'en vendait guère, et attribuait la baisse de son industrie à la concurrence du cul-de-jatte.
—Je ne gagne plus ma vie, depuis que tu es là!
Quand la sortie de la messe avait été mauvaise, il s'en prenait à Dieudonat, en lui lançant, d'un pilier à l'autre, des noms que la sainteté du lieu n'aurait pas dû permettre. Vainement le prince lui répondait par des paroles conciliantes; pour gagner de l'indulgence, il admirait tout haut des lapins ou des moutons de bois, et il en signalait la beauté à Noiraud; souvent aussi, il profitait de la cécité de l'adversaire pour jeter dans la sébile une pièce de monnaie: l'aveugle, averti par la finesse de son ouïe, n'était jamais dupe, mais affectait de remercier un passant imaginaire, afin de garder intégralement son droit à la rancune, droit d'autant plus précieux que toute récrimination avait pour résultat de provoquer un versement. Noiraud flairant une vilaine âme, grognait à tout moment contre l'artiste, qui feignait de prendre peur, et Dieudonat se donnait mille peines pour ramener la paix entre les deux ennemis.
L'arrivée de Calame apporta au tailleur d'images une nouvelle occasion de geindre:
—Vas-tu nous attirer ici tous les mendiants de la ville? Est-ce un endroit pour raccommoder les vieux souliers? Vous n'avez pas fini de planter des clous?
Le premier soin du Calamiteux fut, en effet, de terminer la boîte de Gertrude; Dieudonat et Noiraud s'intéressaient fort à ce travail décoratif, qui dura toute une journée, et peu à peu ils virent apparaître, sur le cuir du panneau antérieur, un écu d'armoiries.
—Tiens, fit le prince: les armes de mon père! Je voudrais tant savoir ce qu'il est devenu, mon père...
Calame s'en alla aux nouvelles, et, le lendemain:
—Hardouin est mort, voilà beau temps; Gaïfer l'a fait déposer par l'Empereur et décapiter par le bourreau, pour mieux assurer l'annexion du royaume.
—Mon ouvrage...
Dieudonat fit une prière pour le repos de l'âme paternelle, mais son oraison ne put suffire à le rasséréner; il s'accusait de parricide, et dès lors cette idée le hanta: vingt fois par jour, il se frappait la poitrine, en priant pour son père. En face de lui, sans repos, sans répit, une voix chantonnait:
—Ayez pitié d'un pauvre aveugle...
—Tout de même, disait Calame, tu es Roi, maintenant, Roi légitime: car ton peuple persiste à te chercher, à t'espérer: il te réclame, il ne veut pas croire à ta mort. Que penserais-tu d'aller reconquérir ton sceptre? Avec deux ou trois souhaits, on en verrait la farce. Tu me nommerais premier ministre.
Pour compléter le décor de la boîte armoriée, le clerc disposa des clous de cuivre en forme de couronne royale, au-dessus de l'écusson.
Mais il s'en amusa tout seul. Dieudonat devenait plus morne; Noiraud, par contagion, devenait plus sévère; le Calamiteux ne réussissait plus à faire rire ni l'un ni l'autre.
Sa propre vie n'était pas gaie, d'ailleurs. Pour tuer le temps, il recommençait à fréquenter la montagne de l'Université: sans plaisir, il écoutait la leçon des maîtres sur les places publiques, et sans succès il montait lui-même sur les bornes des carrefours, pour réciter ses vers: il en avait composé de superbes, sur le mode alexandrin, récemment inventé par le clerc Alexandre, mais ses poèmes étaient véritablement trop supérieurs à l'esprit du siècle, en sorte que les aumônes affluaient peu dans sa besace. Il soupait rarement: ses heures de gastronomie se passaient à la devanture des rôtisseurs, où le fumet des oies se substituait pour un instant aux fumées de la métaphysique; après ce repas idéal, il s'éloignait avec un soupir, et, s'il ne mourait pas de faim, du moins il en vivait.
Son pain le plus sûr lui venait du tondeur de chiens, qui gagnait davantage. En échange de quelque maigre viande, il apportait au repas commun son écot de pâture spirituelle, en contant les anecdotes de la capitale; par malchance, elles attristaient l'auditoire plus souvent qu'elles ne le récréaient:
—Ce matin, on menait à la Plaine un nommé Anoure; son histoire est comique: figure-toi que le paillard se faisait passer pour eunuque, et profitait de la confiance générale pour attirer dans son repaire des proies d'un très jeune âge, qu'on ne revoyait plus; il abusait, en vérité: on eût dit qu'il se rattrapait; on l'a pendu.
—Hélas!...
L'insuccès de ses contes ne décourageait pas le conteur:
—Aujourd'hui, tu riras, j'espère, car l'aventure est joyeuse! J'ai rencontré, avec son escorte d'écuyers et de pages, un richissime imbécile, qui fut jadis mon camarade d'école: Gontran-le-Coquin. Rappelle-toi: tu l'as connu dans la caverne des brigands, chez Ruprecht-le-Camard, et je t'ai dit qu'au temps de nos jeunesses, nous fûmes trois inséparables, Ruprecht, la brute aventureuse, Gontran, le sot avantageux, et moi, l'homme de génie. Gontran nous semblait le moins armé, et l'était plus que nous, puisque seul il a prospéré; on l'appelle maintenant le vicomte d'Avatar; il a épousé la fille unique d'un Lombard, et successivement l'a rendue orpheline, l'a rendue mère, l'a conduite en terre: somptueux désormais par l'héritage de son propre enfant, il plastronne à la face de l'univers. Par lui, j'ai su que Ruprecht s'est laissé prendre, l'an dernier, et écarteler. Le vicomte, en personne, daigna me narrer ces détails, en dépit de mes guenilles, ou à cause d'elles: car visiblement il se sentait accru par notre déchéance presque autant que par sa fortune, et il se montrait tout candidement fier du contraste que ses habiletés ont su mettre entre son destin et les nôtres. Il a poussé la démonstration jusqu'à me donner une poignée d'écus, sans compter, et m'en a promis davantage. Tu vois que la journée est bonne!
—Non, Calame, et votre histoire est vilaine; cet argent-là ne vous vaudra rien.
—Tu n'es jamais content: on t'offre le tableau d'un homme qui réussit...
—Hélas!...
La voix de l'aveugle, en face, glapissait sa requête aux passants.
—Partagez vos écus avec celui-là, voulez-vous? Et contez vite une autre histoire, qu'on oublie celle de Gontran.
—Préfères-tu de la politique? Grave nouvelle! Le vieil Empereur se décide à mourir: il vient d'entrer, dit-on, dans une agonie que l'Archiduc attendait depuis si longtemps avec une impatiente patience.
—Alors, la petite Aude devient impératrice?
—La petite Aude? Mais elle est morte! Il était fort jaloux, elle était bien futile: un jour, il l'a si rudement traînée par les cheveux que la cervelle est venue avec la crinière. On prétend qu'elle l'avait épousé par amour.
—Hélas! mes jolies narines...
—De fait, il y a eu tout un drame, à la Cour. Ce Galéas, que l'on continuait à appeler «le Borgne», était un séduisant gaillard: la reine Gaude s'en est éprise.
—Hélas! Ma ressemblance...
—Comme l'Empereur tardait trop à mourir, les deux amants firent projet de détrôner Gaïfer, pour s'offrir un royaume en attendant l'empire.
—J'ai connu un complot pareil...
—Mais ce que tu ne sais pas, sans doute, c'est que celui-ci fut découvert par un stupéfiant gamin, aux regards de qui rien n'échappe: c'est un nommé Epagomène, naguère encore page du Roi, et aujourd'hui son secrétaire intime. Il sort on ne sait d'où. On ignore son âge.
—Il doit gagner seize ans.
—Il a la taille d'un éphèbe et le visage d'un vieillard. Doté de l'omniscience et dénué d'illusions, il a tout lu, il pèse tout, et voit toutes les choses par le fond; au lieu de regarder les effets, comme un homme, il ne regarde que les causes; il comprend tout, tellement qu'il a l'air de ne rien comprendre, à force de rester impassible; il est si avisé, qu'il ne prend même pas plaisir aux honneurs qu'on lui décerne; par la faveur de son maître, il possède tout, et par son excès d'intelligence, il ne jouit de rien. On ne l'a jamais vu rire; jamais on ne l'a vu en colère; malgré son âge, on ne lui connaît aucun amour, et, bien qu'il vive entouré de haines, on ne lui connaît pas de rancune: il ne daigne, ou il ne peut.
—Je lui ai fait ce cadeau...
—Joli cadeau à faire à un enfant! D'ailleurs, Galéas s'en va: son délateur Epagomène ne périra peut-être pas sous les poignards de la vengeance.
—Quand part-il, l'Archiduc?
—Ce matin. Tant qu'il restait là, le Roi n'a rien osé contre la Reine; mais le futur Empereur ne se soucie plus d'elle, et Gaïfer parle déjà d'enfermer dans un couvent son épouse adultère, non sans lui imposer une amende honorable au parvis de la cathédrale. Royal spectacle, auquel ta Majesté assistera délicieusement, d'ici!
—J'aimerais mieux ne pas voir ça.
La voix perpétuelle, sous l'autre pilier, répétait: «... pitié d'un pauvre aveugle...»
—Oh, oui, seigneur, ayez pitié de l'aveugle que je fus! Et vous, mon cousin, s'il vous plaît, vous ne me raconterez plus d'histoires; j'en ai ma charge.
Dieudonat devint encore plus triste: la tête inclinée vers la poitrine, et la paupière baissée sur son œil unique, il tombait en de longs silences, pendant lesquels il évoquait ses actes d'autrefois, par pénitence. Mais le présent glissait autour de lui, sans susciter en lui autre chose qu'une commisération volontairement vaine et totalement désolée, car la notion des choses révolues ne lui permettait plus l'espoir de remédier au mal des choses imminentes. Toutes ses forces renonçaient.
Chaque jour, en arrivant sous le porche, Calame le retrouvait pareil; debout devant lui, il le contemplait sans rien oser lui dire, et, chaque jour, en revoyant ainsi le nabot immobile, il se remémorait la phrase de Paracelse: «Tous ceux qui, en n'importe quoi, ont dépassé la mesure, tombent dans le désespoir».
Ensuite, il s'asseyait. Dieudonat au milieu, Calame à droite, Noiraud à gauche, ils restaient des heures sans bouger, sans parler. Parfois, le souverain sans trône poussait un soupir; entre temps, la voix de l'aveugle psalmodiait son antienne...
Cette langueur dura tout un mois, au bout duquel un grand bruit se fit sur la place: les troupes se rangeaient devant le parvis; la foule accourait par toutes les rues.
—Qu'est-ce donc? fit le Prince.
—Ils viennent, dit Calame, pour l'amende honorable de la Reine Gaude.
—Non, non! Je ne veux plus! Je ne veux pas voir ça!
A ce moment, le sculpteur répétait: «Ayez pitié d'un pauvre aveugle». Mais presque aussitôt il s'écria:
—Je vois clair!
Et dans l'instant d'après il ajouta:
—Je vois d'un œil.
Calame épouvanté se pencha sur le roi Dieudonat, lui posa la main au front, lui renversa la tête: deux orbites vides regardaient la voûte étoilée du porche.
—Malheureux! Qu'as-tu fait encore?
—Rien de bon, sans doute. Je me décharge.
Dieudonat ne vit point la Reine Gaude à genoux au parvis; mais il entendait ses sanglots, les chants liturgiques, les prières, les répons, les sonnettes, les cloches; le Calamiteux lui expliquait les épisodes de la scène.
—Calame, s'il vous plaît, j'aimerais mieux ne pas entendre ça.
Le poète se tut; mais l'aveugle, extasié du spectacle, continuait à le décrire. Enfin, la cérémonie s'acheva; les assistants se retiraient; la voix de Calame interpella l'un d'eux; elle disait:
—Bonjour, Gontran!
Une autre voix, entendue jadis, répondait:
—Eh! Te voilà, mon camarade? Belle cérémonie, avoue! J'en suis l'organisateur. Mais celui qui en prépara les bases n'a pas su jouir de son triomphe, et la Reine est déjà vengée: ce petit Epagomène s'est bêtement laissé empoisonner. Entre nous, c'était un nigaud. Je le remplace auprès du Roi; mais j'adopte un autre titre, mieux en rapport avec l'importance de mon rôle: Comte d'Avatar, Ministre de la Cour! J'ai tout dans la main! Je vais pouvoir enfin montrer ce que je suis!
Et la voix du poète répliquait doucement:
—Pourvu que cela ne constitue pas un attentat à la pudeur.
Ces propos furent les derniers que Dieudonat entendit proférer par l'indomptable Calamiteux; quelques minutes plus tard, il l'entendit encore, mais il ne parlait plus, cette fois, il criait: les gens du guet l'emmenaient en prison, par ordre du seigneur Comte d'Avatar, Ministre de la Cour.
A compter de ce matin-là, le Prince ne connut d'autre parole humaine que celle du tailleur d'images récriminant contre la guigne. Le vieillard, en effet, avait lieu de se plaindre: depuis qu'il voyait clair, il s'appliquait à fignoler ses œuvres, qui perdaient tout le charme de leur naïveté; au surplus, le public les trouvait dépourvues d'intérêt, puisqu'elles n'étaient plus sculptées par un aveugle; il en vendait de moins en moins, et le bedeau voulait le faire déguerpir:
—Maintenant que tu as recouvré la vue, il faut t'en aller, tu n'as plus de raisons pour mendier.
A cette injonction, l'expulsé ne manqua point de constater un air de triomphe sur la face du cul-de-jatte; il lui cria:
—C'est ta faute! Tu me fais chasser, bien sûr, pour être seul!
Tous les jours, tout le jour, chronométriquement, en ciselant ses bouts de bois, il grognait:
—C'est ta faute! Je ne gagnerai plus mon pain!
Feignant d'être toujours aveugle, il se rapprochait du tronçon d'homme, et il lui marchait sur les doigts, par mégarde.
—C'est ta faute!
Noiraud, indigné, le mordit.
—C'est ta faute!
Et Dieudonat songeait:
—Hélas, oui, c'est ma faute, et plus encore qu'il ne pense; tout de même, je voudrais bien ne plus entendre ça...
—C'est ta faute!
—Tout est de ma faute, toujours, excepté cependant le sort du pauvre Calame, qui a fait son malheur lui-même; et c'est un peu curieux que la seule créature pour laquelle je n'ai rien tenté soit aussi à plaindre que les autres...
L'invisible Noiraud lui poussait sous la main son crâne oblong à bosse unique; en souriant il caressait cette boîte tiède, qu'il sentait toute emplie d'amour, et une idée de chien lui entrait par les doigts: «Non, ce n'est pas ta faute, il ne faut pas les croire, il ne faut pas te croire. Le malheur vient tout seul et tu n'y es pour rien.»
—Tu crois, Noiraud? Merci, Noiraud...
—Les chiens modestes savent ça: toute vie est misère. Les cloches aussi le savent. Écoute-les, qui te le disent...
D'heure en heure, le bronze des cloches le coiffait d'une lourde chape de sons qui lui tombait sur le crâne et sur les épaules: elles l'enveloppaient d'un frémissement qui le pénétrait par tous les pores: sa poitrine s'enflait de ces grondements renouvelés, et c'était comme s'il eût senti, heure par heure, dans son maigre corps, battre le gros cœur de la ville.
—Tout de même, je voudrais bien ne plus entendre ça...
Un soir d'automne, le maître de chapelle s'arrêta devant lui; il parlait d'une voix triste:
—Ah! la vie n'est pas drôle! Voilà que je deviens complètement sourd; les fabriciens vont me remplacer: je n'ai plus qu'à mourir de faim.
Le Roi ne répondit rien; il donna son ouïe.
Il eut d'abord le sentiment d'une délivrance nouvelle.
Puis, un immense désert se fit, dans le silence, et une solitude sans bornes.
Calame n'avait pas reparu. L'organiste lui-même ne s'arrêtait plus guère et cessait d'adresser des mots à ce pauvre diable qui ne percevait plus les sons. Depuis qu'il était sourd, Dieudonat perdait la parole. Il disait encore: «Noiraud... Noiraud»... Ou encore, quand on lui jetait un quignon de pain: «Merci... Merci...» Et rien d'autre.
Personne ne le regarda plus. Au pied de son pilier, il se tassait, comme une moitié de statue.
Plus qu'autrefois, Noiraud venait se blottir contre lui; sous le porche venté, ils se tenaient chaud l'un à l'autre, et le cul-de-jatte pouvait, sans se baisser, trouver à bout de bras un crâne fraternel, plein de pensées muettes, comme les siennes.
Mais les heures étaient bien lentes, et trop nombreuses, même en hiver: pour les compter encore, il essayait de les deviner, faute de les entendre gronder au-dessus de sa tête. De plus en plus, il se replia sur lui-même, et il diminuait.
Une nuit qu'il neigeait, le chien se mit à trembler de fièvre et à claquer des mâchoires; il lécha tristement la main de son ami, et, à sa manière, il disait: «Adieu, je vais mourir, je le regrette...»
Le Roi donna sa vie au chien.
Mais le sacrifice servit de peu, car Noiraud accompagna le corps et se laissa mourir sur la tombe de son frère.