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Dieudonat: Roman

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XIV

IL EST REJOINT PAR SON PASSÉ

L'homme s'habitue à tout, même au remords de ses fautes; à la longue, Dieudonat ne souffrait plus guère de son crime; mais il s'ennuyait énormément.

—Je songe... Je songe? En d'autres termes, je suis un songe-creux. Et que fais-je, en cette oasis? Mon bonheur? Non, puisque je sens venir l'instant où je n'en pourrai plus. Mon devoir? Encore moins, puisque j'ai découvert que la supériorité de l'homme est dans le devoir de charité, et que je m'exile loin des hommes: l'isolement volontaire, culte de soi-même, est un égoïsme, et j'aurais tort de me le dissimuler; se retirer dans un désert pour y graver des inscriptions en l'honneur de la pitié, de la fraternité, c'est d'un incontestable illogisme, malgré ce que j'ai pu dire autrefois pour m'en excuser. Dieu avait jugé bon de me revêtir d'un pouvoir, et je juge meilleur de ne pas m'en servir; suis-je sûr d'en avoir le droit?

—Tout de même... Lorsque j'arrivais ici et que la solitude me plaisait, j'ai trouvé de bons arguments pour démontrer qu'elle s'imposait à moi par pitié pour les autres; maintenant qu'elle me lasse, je la trouve incompatible avec la charité, et je démontre cela aussi. Ma logique ne serait-elle donc que l'avocat sournois de mes goûts et préférences, le serviteur inavoué ou inconscient de mes caprices? De plus malins que moi l'ont dit. J'ai trop médité sur tous ces vains problèmes, pendant des années: je m'y perds, je ne sais plus. Où est la vérité? Qu'est-ce qu'il faut faire? Où est le devoir?

Il se tourmentait bien à tort, oubliant deux lois de la fatalité, qui allaient prendre soin de se rappeler à lui et de lui tracer sa conduite.

En vertu de l'une, toute force qui réside en nous s'exercera, avec notre consentement ou en dépit de nous; s'il nous est loisible d'en restreindre l'usage, il ne nous appartient pas d'en abolir l'existence, et tôt ou tard elle aura d'impérieuses révoltes contre lesquelles l'autorité de notre raison risque de rester impuissante.

L'autre loi de fatalité, dont il avait trop peu souci, est celle qui nous rattache indissolublement à nos actions passées, et qui fait de notre existence une longue chaîne dont chaque anneau commande tous les autres; tel geste imperceptible, accompli il y a vingt ans, et dont nous n'avons pas gardé le souvenir, va nécessiter tout à l'heure le geste qui s'imposera à nous, et que nous exécuterons, même s'il nous déplaît, parce qu'il est le prolongement normal de celui qui fut, vingt ans plus tôt.

Il fit d'un seul coup l'expérience de ces deux vérités. Un jour, il réfléchissait selon sa mode, assis devant la grotte, quand il vit, à l'orée du bois, une femme sordide et très mûre, qui se dégageait d'entre les arbres et qui traversait la clairière; elle venait à lui, en écrasant les hautes herbes, où sa marche creusait un sillon; lorsqu'elle fut proche, elle s'arrêta pour dire:

—C'est moi. Vous ne me reconnaissez pas?

—Non, femme.

—Il n'y a rien d'étonnant, vous ne m'avez jamais vue. Pourtant, vous êtes la cause de mon malheur, et je viens vous l'apprendre. Laissez-moi dire: j'avais un mari, trois enfants, et nous vivions dans l'aisance. Alors, vous vous êtes querellé avec votre père; à propos de quoi, je m'en moque, et je n'y avais rien à voir; mais après votre querelle, on a pendu les collecteurs d'impôts; mon mari en était, on l'a pendu, et je suis restée veuve avec mes trois enfants, sans un sou. Le mal dont vous êtes cause, il faut le réparer.

—Je ne puis, pauvre femme, ressusciter votre époux.

—Je n'en réclame pas tant. Rendez-moi ce qu'il gagnait, et je vous tiendrai quitte.

—Je ne possède aucun argent.

—De l'argent? Vous en avez autant que vous en voulez, et plus qu'il ne vous en faut pour vivre, puisque vous n'avez qu'un signe à faire pour que tout vous vienne à souhait, l'argent comme le reste: faites le signe et payez-moi!

—Ce pouvoir, il ne me plairait pas d'en faire usage.

—Ouais? Ça prouve votre bon cœur, ma foi! Et la conscience? Elle ne vous dit rien, votre conscience?

—Le mal que j'ai pu faire à autrui...

—Il ne compte guère, hein? Et quand il est fait, vous tournez le dos: «Bonsoir, la compagnie, et crevez à votre aise!» Vous vous en allez à la montagne, au bord d'une source, bien tranquillement, avec les petits oiseaux. C'est commode! Et moi je viens vous dire: «Où qu'elle est, votre conscience!»

Dieudonat commençait à baisser la tête et devenait honteux; la femme en prit avantage, et parla plus net:

—Voilà! Il n'y a pas de pain à la maison. J'ai tout vendu pour faire manger mes petits, et je n'ai plus rien à vendre, que mon aînée qui va sur ses seize ans. Si elle tourne mal pour nourrir sa vieille mère, ce sera votre faute, et vous emporterez ça en paradis, avec le reste!

L'anachorète sursauta d'horreur:

—Combien vous faut-il, pour sauver cette âme de vierge?

—Mon mari gagnait deux cents écus par an.

—Ayez donc vos deux cents écus: je le souhaite. Ainsi soit-il.

Aussitôt, la veuve sentit sa poche lourde, et elle plongea sa main dans les guenilles, pour en tirer l'argent qu'elle se mit à compter, accroupie sur l'herbe sauvage. Dieudonat la contemplait avec tristesse. Enfin, la vieille releva la tête:

—Eh! mon bon seigneur, ça ne fait pas le compte, voyez-vous? Mon mari gagnait ça par an, mais il avait bien encore dix ans à vivre, le pauvre cher homme! Il faut me payer les dix ans.

—Vous reviendrez l'an prochain.

—Et si vous êtes mort? Et si je ne peux plus marcher? Je suis vieille et la route est longue. Pensez un peu, vous qui êtes la bonté même, et si instruit: qui sait où nous serons, vous et moi, l'an prochain, et dans dix ans, et dans vingt ans? Il faut être raisonnable, mon prince, et me payer mes vingt ans tout de suite.

—Vous prétendiez que votre époux n'avait que dix années à vivre.

—Dix ans? On voit bien que vous n'avez pas connu Victor! Il était solide comme un chêne, et taillé pour durer un siècle, le gaillard! J'y perds, en ne vous réclamant que vingt années.

—Trop de richesse nuit, prenez garde.

—Vous devriez rougir, de marchander les jours à la mémoire d'un brave fonctionnaire que vous avez déjà fait mourir à la peine! Remboursez-moi ses vingt ans, je vous prie, et n'en parlons plus.

Ce disant, la veuve tendit sa jupe: le prince résigné fit un signe, forma un vœu, et quatre mille écus pesèrent dans la futaine.

—Merci bien, dit la mendiante.

Elle tourna le dos et s'en alla, clopin-clopant, car la charge était lourde. Longtemps, le prince regarda la silhouette podagre qui s'éloignait avec un tablier plein d'avenir: cette figure témoignait véritablement d'une joie mal contenue, et le philosophe s'en inquiéta un peu. Il s'inquiéta davantage lorsque la bonne femme, parvenue à l'extrémité de la clairière, entra sous les arbres et se crut invisible: alors, malgré le poids des ans et des monnaies, elle se mit à danser des entrechats qui firent chanter ses écus, et Dieudonat, émerveillé de cette guérison subite, entreprit une méditation sur la puissance des métaux.

C'était là un thème relativement neuf, du moins pour un ascète: il s'en amusa un moment; mais des envies de remuer lui tracassaient les jambes, comme si l'approche d'une créature humaine eût réveillé en lui le goût de l'agitation. Il marcha et se mit à rire:

—Cette excellente dame était peu sympathique, et je n'oserais affirmer qu'elle a eu un mari, ou qu'elle a des enfants, mais je suis bien sûr qu'elle a de la joie, et cette joie est mon ouvrage.

Il soupa de bel appétit, et se coucha d'un cœur plus aise qu'à l'ordinaire; ce soir-là, son lit de foins et de fougères était moelleux et sentait bon.

—Je n'ai pas perdu ma journée, Titus, puisque j'ai fait un peu de bien; et ma journée sera meilleure encore, s'il est vrai qu'en faisant du bien j'ai aussi réparé du mal.

Une voix lui soufflait: «La vieille t'a menti, nigaud».

—Nenni! Point! Je croirai la vieille, je veux la croire et j'y gagne. Car mon bien-être de ce soir est indéniable, et malavisé je serais, de consentir à le gâter. J'ai satisfait ma conscience. Eh, eh? La vieille me l'insinuait tantôt et cela n'était point stupide: qui sait si notre conscience n'est pas tout simplement la somme de nos actes? J'entrevois là une définition plausible: «La Conscience est le total du Passé».

Ravi d'avoir trouvé encore une formule, il s'assoupit sur elle avant de l'avoir discutée, et quand vint le moment de découvrir que cet aphorisme était tout aussi faux qu'un autre, il ronflait.


XV

ET IL FABRIQUE DE L'AVENIR

Le branle était donné. Cinq jours plus tard, un citadin se présenta, ventripotent, bouffi et vêtu de grand luxe; des serviteurs écartaient les branches devant lui, et il s'acheminait avec majesté. Il vint droit à l'anachorète, qui remarqua alors son nez crochu et sa face illuminée de satisfaction. Le visiteur cria:

—Bonjour, Prince!

Il parlait familièrement, avec certitude, et son accent dénotait une origine étrangère. Il reprit:

—Mauvaises nouvelles, Prince! Je suis ruiné, et je viens vous en informer, convaincu par avance que vous ne tolérerez pas cet écroulement, qui serait demain un désastre national, et qui est votre œuvre d'hier.

—Plaît-il?

—J'en appelle à votre conscience.

—Ah? Vous aussi?

—Moi-même: Baron Kraff. Je me présente. Ma maison est universellement connue. A ma banque, comme vous savez, des milliers de cultivateurs, de petits bourgeois, de minces rentiers, déposaient leur épargne, bien modeste vraiment, mais on fait ce qu'on peut et nul n'est tenu au delà de ses moyens: bref, ma caisse était celle du menu peuple, qui avait confiance en moi.

—Je suis bien assuré, baron, que vous vous êtes montré digne d'un telle confiance.

—Parfaitement digne. Mais moi aussi, j'avais confiance en votre père, en vous, et voilà que, coup sur coup, votre départ, la disparition du Prince Ludovic... (je ne vous reproche rien, chacun défend ses intérêts comme il l'entend), bouleversent la situation politique: toute sécurité disparaît, l'horizon se fait gros de menaces, les fonds baissent, j'étais à la hausse: krach général! J'ai lutté dix-huit mois, ayant les reins solides, mais je suis à bout. Je perds quarante-trois millions, tout l'argent des petites bourses. Votre défunte mère...

—Ma mère est morte!

—Parfaitement: de chagrin, de terreur, pendant les massacres du couvent.

—Ma mère...

—Évidemment, évidemment, c'est là un décès très regrettable, et personne ne le déplore plus que moi, puisque tout juste je m'apprêtais à vous rappeler le souci que l'excellente Duchesse prenait des pauvres gens; si nous avions le bonheur de la posséder encore, elle ne manquerait pas d'intercéder auprès de vous, en faveur de ses pauvres: car il ne faut pas se dissimuler que, si je sombre définitivement, vous aurez dans tout le pays des faillites et des banqueroutes, des suicides de pères de famille, la ruine de l'industrie, la famine de ceux qu'elle emploie, l'arrêt du commerce, la mort du crédit, cent cadavres par jour. Consentirez-vous à prescrire cette hécatombe? Toute la question est là.

—Est-il possible que?...

—Je vous apporte les journaux: consultez-les du présent, déduisez l'avenir. Après quoi, vous déciderez.

Le banquier s'assit sur la pierre un peu dure, et déploya les feuilles: l'index pointé sur les colonnes de nombres, il développa quelques explications techniques concernant les reports, les arbitrages, les transferts, la hausse et la baisse, le capital et les intérêts, et démontra clairement que le Prince avait à sauver les innombrables existences compromises par lui.

A force d'entendre cet homme, l'anachorète commençait à sentir sous son crâne la brûlure lancinante des chiffres, et sa pensée s'engourdissait: il n'écouta plus, attentif seulement à cette foule des victimes, qu'il pouvait secourir ou laisser périr, à son gré. Il faut à certains hommes, pour résister à leur apitoiement, autant de courage qu'à d'autres pour secourir des gens en peine. Dieudonat n'eut pas la force de refuser son intervention; il fit un geste d'acquiescement, murmura un souhait, et le capital fut.

On vit dans l'herbe des rouleaux d'or et des sacs, des tonnelets pleins d'écus, des cassettes lourdes de ducats; par une malice infernale, qui eût échappé à l'ascète, il y avait aussi des liasses de billets, mais le financier les protesta:

—Oh! pardon! Point de ceci! Excusez-moi, Prince, excusez-moi, je ne saurais encaisser ces coupures. Si étranger que vous puissiez être au maniement des fonds, vous concevez bien que le papier-monnaie est une créance sur le Trésor, qui en refuserait le remboursement et m'impliquerait dans une affaire de faux; je ne saurais y consentir, Prince, à aucun titre, et quel que soit le bénéfice éventuel: mon honorabilité ne veut pas d'un tel risque. Je suis le fils de mes œuvres, œuvres de probité, Monseigneur! Mon aïeul était chiffonnier, mon père brocanteur, et je ne suis que baron. Permettez-moi de vous le dire, Monseigneur, le monde attend de nous autres une rectitude de conscience qu'il n'exige pas de ses gouvernants. Reprenez vos papiers, de grâce, et veuillez substituer à ceci une somme égale en numéraire.

—Comme il vous plaira.

Les apports magiques recommencèrent dans l'herbe écrasée. Le baron, en homme habitué à la rentrée des capitaux, ne sourcillait pas devant cette fortune: du haut de son nez, à travers le lorgnon, il laissait tomber sur elle un regard d'adoption immédiate. Lorsqu'il vit que le tas cessait de grossir, il expulsa son binocle vers son ventre.

—Le compte y est? Non, non! Ne vérifions pas: je m'en rapporte à vous.

Incontinent, il pivota vers le bois, fit signe à son premier valet de chambre, qui envoya le deuxième valet chercher sous la feuillée le premier secrétaire, qui ordonna au caissier de faire avancer ses agents, qui apportèrent les coffres préparés à l'avance.

—Je n'avais pas douté de vous, comme vous voyez.

Il jetait ses ordres du bord des lèvres, ou même du bout du doigt: Dieudonat admirait la prestance que donne l'or.

—Il est aussi fier avec ses commis que l'Archiduc avec ses pages! Ce fils-de-ses-œuvres s'offusquerait tout autant qu'un fils d'Empereur, peut-être bien, si j'osais insinuer qu'il est le cousin de son comptable: je ne m'y risquerai plus.

Le richard honora de sa présence l'enlèvement des fonds, mais ne daigna point le surveiller; il affecta même de tourner le dos, et, les affaires sérieuses étant désormais liquidées, il aperçut le paysage.

—C'est charmant, chez vous... Si, si! Très pittoresque! Ces rochers, ces arbres, cette tranquillité... Je vous envie. Un casino, dans ce coin-ci, ferait florès. Vous possédez bien une source?

Il remit son lorgnon et découvrit la statue de Ludovic.

—Fichtre, mon Prince! Vous avez là un pur chef-d'œuvre. Je vous l'achète. Combien?

—Je ne...

—J'offre vingt mille. Non?... Trente!... Eh là! Où diable ai-je la tête? J'oubliais que vous fabriquez de l'or à volonté, je regrette: ce morceau serait en valeur, sur ma pelouse, au bas du perron. Il faudra que vous me fassiez, quelque jour, l'amitié de venir visiter ma tanière d'été: elle est confortable. Mais comment avez-vous pu transporter ici cette figure? Sérieusement, soupçonniez-vous qu'elle est admirable et que c'est un meurtre...

—Un meurtre!

—De la garder dans ce désert où personne ne la voit.

—Je la vois, Monsieur.

En écoutant parler ce personnage, Dieudonat faisait réflexion que le tact n'est peut-être pas une qualité mondaine, comme on le croit dans les châteaux et les salons, mais plutôt une vertu primordiale, assez proche de ce qu'on appelle en métaphysique la notion du bien et du mal.

Le philosophe pouvait d'ailleurs philosopher tout à son aise, car le millionnaire ne s'occupait plus de lui: il s'était approché du beau marbre, dont il faisait le tour en le flairant de sa trompe à deux verres, non sans couler parfois un vif regard vers ses caissiers.

—Pas de signature?... Non?... Tant pis. Vous connaissez l'auteur?

—Hélas...

—Ah! Je devine: un piètre individu, dont vous avez eu à vous plaindre? Hein? Ça ne m'étonne pas. Règle générale, méfiez-vous des artistes. Mais saperlipopette, celui-ci avait du talent!... En revanche, la grande machine, sur la grotte, avec les anges... Vous aimez?

—Peu.

—Comme moi. Votre bas-relief, j'appelle ça de l'art idéaliste. Votre statue, à la bonne heure! Voilà de la réalité! Et je m'y connais! J'y perçois même, dans le visage et le costume, dans l'allure aussi, une ressemblance assez comique...

—Comique?

—Avec le Bâtard. Savez-vous que les méchantes langues vous accusaient de l'avoir?...

—Achevez, de grâce!

—Je ne m'occupe pas de politique: c'est un principe. Les Rois, les Princes, je vous l'ai dit, s'arrangent entre eux. Il aspirait au trône, vous y aspirez; une couronne et deux têtes, mauvais compte! Mauvaise affaire, surtout, pour les affaires! Un des prétendants s'évapore? J'enregistre le résultat et je ne me soucie pas d'expliquer le moyen.

—D'autres que vous l'expliquent, n'est-ce pas? Dites-moi tout!

—Rassurez-vous, personne n'en parle déjà plus. Votre frère était peu aimé: perte mince. Vous régnerez en paix: bénéfice énorme, pour vous comme pour nous.

—Je ne régnerai jamais.

—Laissez donc! Que papa s'en aille, et vous nous reviendrez. On se reverra, mon Prince, et nous ferons de bonne besogne, ensemble, moi et vous: je sens cela. Le pays espère beaucoup de votre gouvernement, et il l'attend avec impatience: légitime impatience, je vous le confesse entre nous, car la situation n'est pas brillante, certes!

Pour occuper ses loisirs pendant qu'on achevait de charger ses millions, il voulut bien continuer une conversation dans laquelle il n'avait plus rien à demander; gratuitement, et par pure bienveillance, il exposa des faits: les collecteurs d'impôts ayant été pendus, les impôts n'étaient pas rentrés, et le Duc, en l'absence de ses recettes ordinaires, n'avait pu faire face à ses dépenses extraordinaires; dans une telle urgence, Hardouin-le-Juste s'était vu contraint à recourir aux ressources exceptionnelles, concussions et prévarications, altération des monnaies, exactions diverses et confiscations arbitraires, emprisonnements et décapitations.

—Mon père a fait ces choses!

Le Baron s'efforça d'excuser le pouvoir, qui est obligé parfois à des mesures regrettables; mais le Prince restait stupide, et n'arrivait pas à comprendre que son noble père, si honnête quand tout allait bien, fût devenu si malhonnête parce que les choses allaient mal.

Aussitôt, il résolut de sauver l'âme paternelle, et de rendre l'honneur à celui qui lui avait donné le jour.

—Combien faut-il?

Le financier entrevit une affaire inespérée, superbe: il répondit qu'il ne pouvait répondre, et s'offrit à étudier la question; il alla même jusqu'à promettre de parler au Duc, de proposer un rapprochement entre le père et le fils, et de négocier de l'un à l'autre un emprunt non remboursable; il assura, en outre, que, par reconnaissance, il se contenterait d'une commission modeste.

Les chargements s'achevaient. Il l'apprit sans avoir besoin d'y regarder; à ce moment précis, il déclara que ses instants étaient comptés, et que la route était longue, jusqu'à la prochaine étape. Il prit l'engagement de revenir, et répéta qu'il verrait le Duc.

—Je vous raccommoderai, vous dis-je, avec le cher papa; je m'en charge, et, si vous êtes contents de mes offices, vous m'offrirez la statue en souvenir de notre première rencontre, n'est-ce pas? Au revoir, cher Prince, à bientôt.

Il tendit la main et se retira vers son équipage, avec la dignité rapide d'un homme qui sait gagner quarante-trois millions en autant de minutes.

Les caisses d'or suivirent leur maître. L'anachorète se retrouva seul; mais durant plusieurs jours il garda de cette visite une impression des plus fâcheuses.

Encore une fois, le paysage avait changé: il y flottait des miasmes de souvenirs malsains. Les feuilles murmuraient des termes d'agiotage; des disques de soleil tombaient des arbres en monnaies d'or, et se faufilaient sous les taillis, comme des pièces qui roulent; des chiffres se recroquevillaient à la pointe des viornes; les grosses branches portaient des citoyens pendus ou des têtes coupées.

—Mon père a commis ces forfaits! Quel dommage, mon Dieu, que je n'influe en rien sur la pensée des hommes! Du moins le mal cessera, j'espère, si nous en supprimons les causes. Seigneur, faites que le Duc ne repousse pas les offres du baron!

Les souhaits de ce genre-là se réalisent sans le secours de l'occultisme; le Diable n'a pas besoin de s'en mêler: nous suffisons. Au bout d'une semaine, Dieudonat vit apparaître les fonctionnaires comptables qui venaient s'installer sur la montagne, et procéder à l'encaissement des subsides: le bon Duc avait consenti!

Il ne mettait à cette faveur que trois conditions: il fixerait lui-même et sans discussion le montant des apports; il n'admettait, comme le baron, que les versements métalliques; nul autre que lui désormais n'aurait part aux libéralités du Prince, qui devait s'y engager par serment.

Dieudonat souscrivit à tout pour sauver l'âme de son père. Le soir même, afin d'être débarrassé plus vite d'un devoir qui promettait peu d'agréments, il fabriqua force pistoles et lingots.

—Est-ce assez?

Il fallut recommencer le lendemain, le jour suivant, et tous les jours.

—Encore?

—Encore.

Les appétits du Souverain se montraient considérables, sans doute parce que les besoins étaient grands. Dieudonat put constater que l'administration organisait un service régulier de convois: il apprit également qu'elle s'occupait de frayer des chemins à travers la forêt, et de jeter des ponts volants sur les rivières; il sut que des gagne-petit installaient des guinguettes au long des routes, dressaient des baraquements à l'usage des rouliers et de leurs attelages.

—J'en ai pour un moment...

Les charretiers hurlaient des jurons, et les commis lançaient des calembours dans l'espace accoutumé au chant des oiseaux. Bientôt les détrousseurs se présentèrent, nécessitant une milice: dès lors, les sentinelles gardèrent les abords de la fabrique, et des patrouilles la parcouraient, à chaque heure de la nuit; dans les ténèbres, des appels de trompettes retentissaient à l'improviste, et les «qui-vive» faisaient des ronds dans le silence, comme des pierres sur l'eau d'une mare. Des guérites surgirent entre les bosquets. En revanche, les colombes et les pinsons cherchaient des gîtes plus paisibles; les merles s'enfuirent, les rossignols se turent, et le vol du martin-pêcheur ne siffla plus sur le ruisseau; les biches avaient disparu; les lézards étaient écrasés, la source devenait boueuse, l'herbe foulée séchait dans la clairière, et par tout le paysage on vit fleurir, au pied des arbres, les chiffons de papier qui s'épanouissent comme des marguerites blanches, un peu trop grandes.

—Je commence à croire qu'ils sont là pour toujours.

Le pauvre faiseur d'or avait la sensation d'être pareil à une vache qu'on vient traire; mais son étable ressemblait à une usine compliquée de caserne. Il songeait, avec des soupirs, aux bonnes semaines d'ennui et de remords, qu'il avait si paisiblement goûtées dans l'exil d'un beau site.

—On me prive de tout, même de ma propre compagnie, qui cependant n'était pas drôle.

Un jour, il vit avec surprise que des maçons descellaient la statue du Bâtard.

—Vous l'emportez?

—Ordre du Duc!

Il fut un peu content de cette séparation, et un peu chagriné tout de même: il regardait, avec un œil d'envie, partir ce mauvais compagnon, couché sur un lit de paille.

—Ils ne lui ont cassé qu'une main et une oreille; il est bien tranquille. Si je m'en allais aussi?

Evidemment, il aurait pu, d'un vœu, disperser la foule et refaire sa solitude: il y pensa maintes fois; mais ces actes d'égoïsme eussent été criminels, puisqu'une grande détresse avait tendu les bras vers lui et qu'il pouvait la soulager.

Beati misericordes...

Il resta donc le prisonnier de sa puissance, et par elle il apprit que les élus de ce monde ne doivent pas prétendre à l'unique monopole des pauvres diables, qui est le droit de vivre en paix.


XVI

OU L'ON VOIT LE TABLEAU D'UN PEUPLE FORTUNÉ

Le pays devenait prodigieusement riche: cette affluence d'or avait changé, du tout au tout, les conditions de la vie sociale.

Le peuple fut d'abord très heureux, ou du moins il crut l'être, ce qui revient au même; car vous n'ignorez pas que notre bonheur est simplement une appréciation favorable de contingences qui sont quelquefois désastreuses.

Or, les contingences sociales paraissaient pleinement satisfaisantes. Le Duc, en effet, ne se souciait plus guère de récolter les impôts, qui lui avaient coûté tant de soucis: il cessa de pendre les insolvables, de spolier les riches, et même il alla jusqu'à décréter que nulle taille ni redevance ne serait prélevée, jusqu'à nouvel ordre. On fit des feux de joie, dans les cités, dans les campagnes, et l'on chanta des Te Deum avec des Te Ducem, des O Salutaris hostia qui bénissaient Dieu, le Duc et son fils, bienfaiteurs nationaux.

Tout s'annonçait au mieux. Une ère de prospérité s'ouvrit. Le Souverain avait depuis longtemps passé la cinquantaine, âge critique où la passion de procréer se transforme dans l'homme, et de charnelle qu'elle était se fait simplement lapidaire: devenu à peu près chaste, le potentat se mettait à bâtir. Il connut l'amour de la pierre ajoutée à la pierre, et de la chose durable qui s'élève au moment de la vie où la chose fragile commence à s'écrouler. Il voulut des palais et des églises, des forteresses, des ponts et des aqueducs, des canaux, des fontaines, des quais, des rampes; édifices inutiles et bâtisses utiles, les monuments nouveaux surgirent du sol, à la gloire de la religion et du commerce, des grands hommes et des petits, à la mémoire des morts, au profit des vivants; partout, le Duc érigeait de la beauté ou de la laideur, indistinctement et sans préférence, pourvu qu'elles fussent solides; il possédait les moyens de s'offrir l'une et l'autre, et il ne manqua point de les exiger toutes deux.

La patrie se hérissa de tours et de pignons, de clochers et de clochetons, de cintres et d'ogives, de flèches, d'arcs, de colonnades, de bas-reliefs, de rondes-bosses, de tout ce qui se fait en pierre, en marbre, et même en bronze. Les statues et les dômes étaient rehaussés d'or: à quoi bon s'en priver, puisque l'or abondait? Les nuages, en passant, s'étonnaient de voir ces villes resplendir, et passaient: au soleil levant, au soleil couchant, elles éclaboussaient le ciel de leurs rayons. Du haut des montagnes qui fermaient la frontière, on pouvait les admirer, brillantes dans la verdure comme des bijoux sur les velours d'un joaillier.

Plus le Duc bâtissait, plus il souhaitait bâtir, et il recommençait sans fin. Tous les gars se faisaient maçons; les journées d'un manœuvre eussent contenté un prélat. Les apprentis pouvaient courtiser les danseuses; les charpentiers, le dimanche, apparaissaient sur les promenades, somptueusement vêtus; les épouses d'entrepreneurs roulaient carrosse à deux chevaux et leurs filles convolaient avec des barons ou des comtes. Carriers, marbriers, plâtriers, la menuiserie et les marchands de bois, la serrurerie et les marchands de fer, la métallurgie et les mines, les convoyeurs, par eau, par terre, les éleveurs de chevaux et les constructeurs de bateaux, tous, à l'envi, s'enrichissaient, et leurs fortunes enrichissaient les autres.

—Quand le bâtiment va, tout va!

Et tout allait, trop bien, trop vite: le peuple, exalté par sa force neuve, avait d'abord créé radieusement, et sa fécondité, alors, l'excitait au labeur, allumait son génie; de grands artistes qui, en d'autres temps, eussent gardé les pourceaux, avaient surgi du sol, rivalisant d'ardeur, et cette brusque floraison d'hommes avait donné une moisson de chefs-d'œuvre. Mais on ne fait pas longtemps bien ce que l'on fait pour de l'argent: derrière les vrais artistes, les faux apparurent, et, comme de juste, ils trouvèrent des gens qui les tenaient pour préférables, surtout lorsque le Souverain avait jugé ainsi. Tous les fils de famille voulaient être architectes; quiconque possédait un talent de musicien ou de poète se hâtait d'apprendre à modeler la glaise ou à peindre des fresques, au lieu de chanter ou d'écrire. L'art n'y gagnait point, mais le bon Duc n'y voyait goutte et payait grassement tout le monde.

On gagnait trop: jouir fut meilleur que produire; l'ivresse venait, et le lucre engendrait le luxe, qui engendrait la luxure: bientôt les petites ouvrières remuèrent des doigts chargés de bagues.

—Veux-tu me cacher ça, vilaine!

Mais les mamans ne s'indignaient pas trop, et les papas ne protestaient guère davantage, l'or étant de rigueur dans les modes nouvelles: les amoureux en mettaient sur les femmes tout comme le Duc sur les villes; les couturiers en tramaient les habits; les ébénistes en plaquaient les meubles; les orfèvres eurent des châteaux, mais les fermes n'avaient plus de manants. Toutes les vigueurs du pays refluaient vers le gain rapide, c'est-à-dire vers la cité. Les champs sans laboureurs se diapraient de fleurs sauvages et les moissons ne sortaient plus. Un poulet coûta le prix d'un mouton.

Bah! Tout ce qui manquait au pays, l'étranger pouvait le fournir! Les blés et le bétail arrivèrent du dehors.

Ils ne venaient pas seuls. Le Duc, enfiévré de grandeurs, prit le titre de Roi; de somptueux présents, qui lui coûtaient fort peu, firent agréer sa couronne par les souverains et les diplomates des puissances chrétiennes; l'Empereur approuva, ayant reçu, avant tous les autres, des arguments de premier ordre; Rome envoya son assentiment, avec les huiles nécessaires; des ambassadeurs firent leurs entrées solennelles. Une armée d'importance étant indispensable à tant de majesté, les mercenaires accoururent, attirés par les fortes soldes. La fripouille des royaumes voisins se rua vers cette curée; les moins mauvais demandaient de la besogne, et les pires se contentaient du vol; les belles filles de partout apportaient leur corps lucratif.

La fête florissait; la morale baissait. L'âme nationale, désorganisée par cette invasion étrangère, perdait ses vertus propres, ses facultés originales, son génie. Les peuples qui n'ont plus de morale n'ont plus que du talent: les chefs-d'œuvre de la première époque ne savaient plus naître, et l'art raffinait sans créer, plagiait son passé d'hier, s'aveulissait, s'avilissait. Ce bel élan qui naguère avait soulevé les foules et cet effort joyeux qui les emportait à l'ouvrage, on ne s'en souvenait plus que pour en railler la candeur. Travailler, peiner? Fi donc! Chacun donnait le moins possible et réclamait le plus.

Car on réclamait: le mécontentement des hommes se manifeste beaucoup moins dans la réalité des misères que devant l'insuffisance des avantages; tant qu'ils souffrent, ils pleurent et s'effondrent, mais dès qu'ils commencent à jouir, ils souhaitent plus qu'ils n'ont, et revendiquent leur droit à jouir davantage. On se mit à pérorer.

Les citoyens parlaient tant pour occuper leurs loisirs que, bientôt, l'habitude de parler engendra l'habitude de la parole: des éloquences se révélèrent; le besoin de soutenir des idées fit croire aux gens qu'ils en avaient: on les appela des principes, et chacun fut irréductible sur les siens. Dès lors, tout le monde en affirma. Ce pays où l'on parlait si bien se couvrit de parloirs et de parlottes, d'où naquirent les parlements, et apparurent les parlementaires, qui firent le parlementarisme. Les mots régnèrent.

Ils régnaient à l'exclusion du reste et tenaient lieu de tout; les formules suppléaient à la sincérité; quant au culte du bien ou au rêve du mieux, au respect de l'œuvre ou de soi, nul n'en avait souci. Toute foi était morte. La famille n'existait plus qu'à peine, en raison des multiples adultères; les maris s'en offusquaient peu, ayant pris une accoutumance; les liaisons coupables ne duraient guère plus que les autres. On théorisait à propos de tout, mais, au fond, on riait de tout, et même on se lassait déjà de rire. Bientôt, on se contenta de sourire.

Plusieurs suicides de jeunes gens furent symptomatiques de cette dégénérescence: un manque d'idéal faisait la détresse intérieure des êtres nés pour aspirer, et maint adolescent, faute de pâture à son irréductible appétit de quelque au delà, jetait sa vie blasée, ainsi qu'un chiffon hors d'usage. Les forces sans emploi se supprimaient d'elles-mêmes. On vit des amants s'empoisonner en couple, parce qu'ils avaient gaspillé le bonheur, et qu'ils en souhaitaient encore sans parvenir à en inventer. Devant ces drames quotidiens, les personnes mûres et les vieillards haussaient tranquillement les épaules et se cramponnaient à l'existence, y tenant plus à mesure qu'elle leur donnait moins.

Ce peuple de richards, tout amoindri qu'il fût, n'était pas dépourvu de morgue. Il faut une noblesse d'âme pour posséder de l'or sans mépriser ceux qui en manquent; également, il faut une réelle solidité d'intelligence pour n'être pas grisé par un pouvoir survenu tout à coup. Ce Roi et ses sujets, à force de lancer des commandes sur le monde, crurent qu'ils commandaient l'univers; à leurs yeux, les fournisseurs patentés apparurent comme des gens à gages, une manière de serviteurs trop heureux de servir; à l'heure précise où leur incapacité de production les rendait tributaires des autres royaumes, ils s'imaginèrent qu'ils en devenaient les maîtres, et le laissèrent voir. Ils parlèrent avec autorité, et leur verbe avait cet accent d'indubitable certitude, particulier aux hommes qui détiennent un rôle supérieur à leur intellect.

Ils importunèrent; on les trouva grotesques, puis détestables.

Aussi bien, l'envie avait préparé à la haine. Plus d'un Souverain, au fond de ses États miséreux, guettait avec gourmandise cette proie juteuse à souhait, mûre pour qu'on la gobe, et qui engraisserait pour longtemps son royaume et sa dynastie. Peut-être même il importait de se hâter, de peur que le butin, désiré par tous, ne fût pris par un autre. Les Rois en méfiance se surveillaient réciproquement; chacun d'eux avait décidé in petto qu'il se fâcherait le premier et qu'il tomberait sur Hardouin sans crier gare ni inviter personne.

Entre tous, Gaïfer-le-Tors, qui régnait à l'Ouest, était le plus pressé parce qu'il était le plus pauvre; sournoisement, il organisait ses troupes, et sitôt qu'elles furent en état de faire campagne, il se plaignit d'une inconvenance diplomatique, lança son héraut d'armes et passa la frontière, le même jour.

Il accourait, suivi de bandes noires, pillant, brûlant; tout croulait devant lui. Les armées de la défense, splendidement chamarrées d'or, ne se montraient que pour le temps d'une parade devant les gueux bardés de fer, et tout aussitôt s'évanouissaient en nuages, dans la poussière de leur fuite. Les villes aux solides remparts, si bien construits, ouvraient leurs portes, dès que l'ennemi paraissait dans la plaine, et les syndics en costume d'apparat, la face pâle, les mains tremblantes, apportaient sur des plateaux d'or les clefs damasquinées. Pas un héros ne se leva pour crier l'amour de la patrie: car la patrie était trop riche, et personne ne l'aimait plus, et la patrie n'était plus une mère, mais une maîtresse dont ses amants ont trop joui...


XVII

DIEUDONAT SE DÉCIDE A NE PLUS RIEN DONNER QUE DE LUI-MÊME

La besogne marcha rondement. Hardouin fut capturé, emprisonné, et, tout de suite, Gaïfer se considéra comme le roi légitime d'un pays annexé; dès lors, il ne se hâta plus, et, par son ordre, ses capitaines détruisirent moins, soucieux de conserver les belles cités conquises. Les habitants eux-mêmes n'étaient plus massacrés que par amusement, car ils mettaient à recevoir les vainqueurs toutes les bonnes grâces d'une poltronnerie déférente: ils livraient tout, même leurs filles et leurs femmes, acceptaient tout, même les horions, et quand on les chassait à coups de botte, comme des chiens, ils souriaient avec politesse, pour qu'on ne les égorgeât point comme des porcs. En une semaine, tout avait disparu de leur morgue célèbre: les patrons de l'univers étaient à présent les valets d'un caporal de reîtres, et faisaient ce nouveau métier tout aussi congrûment que l'ancien; la transformation leur avait coûté peu d'efforts, car ces hommes, depuis longtemps, ne portaient plus, sous leurs habits de maîtres, que des âmes d'esclaves.

La guerre et ses horreurs semblaient donc devoir être d'assez courte durée. Par malheur, Aimery-le-Simple, qui régnait à l'Est, considéra, dans sa simplicité, le tort qu'on lui faisait en pillant un voisin qu'il aurait dû piller lui-même: sans hésiter, il se récria, au nom de la justice et de l'humanité, déclara qu'il soutiendrait le faible, et passa la frontière, en allié. La guerre reprit de plus belle.

Entre Aimery et Gaïfer, on ne savait à qui entendre: tout comme Gaïfer, Aimery, par droit d'alliance, exigeait à son tour que les villes lui fussent ouvertes, les forteresses livrées; ce protecteur, plus terrible que le conquérant, obligeait les indigènes à s'aller battre et faire battre, ce à quoi Gaïfer ne contraignait personne, pourvu qu'on lui cédât. Bon gré mal gré, il fallut se faire tuer ridiculement sur des champs de carnage, au commandement de capitaines incivils qui, par surcroît, parlaient une langue étrangère. Et ces brutes de l'Ouest ne cognaient pas de main-morte! Misère de Dieu, quelles façons! Entre les deux armées tout le pays saigna; les pilleries recommencèrent avec une hâte féroce: les chariots d'Aimery emportaient vers l'Est ce que les chariots de Gaïfer n'avaient pas eu le temps d'expédier vers l'Ouest: le pays se vidait par ses deux frontières; quand une troupe, amie ou ennemie, arrivait quelque part et n'y trouvait plus rien à prendre, elle allumait un feu, pour se venger, et courait travailler ailleurs.

Hardouin Ier croupissait dans un cachot, mais nul ne s'inquiétait de son inutile carcasse. Bien davantage on se préoccupait de savoir qui posséderait l'anachorète, Dieudonat, le faiseur d'or! L'exemple des désastres dont il était la cause n'instruisait personne et chacun voulait avoir chez lui, à lui, et pour lui seul, le destructeur des énergies.

On se l'arrachait, on le cachait; toute forteresse, dans laquelle un des deux souverains avait provisoirement enfermé le précieux magicien, bien vite était reprise par l'adversaire, et ce colis humain roulait de l'Ouest à l'Est, de l'Est à l'Ouest, vers une frontière et vers la frontière opposée, sans que jamais on eût le temps de lui en faire passer aucune, indéfiniment ballotté d'un maître à l'autre, et toujours défendu royalement par un propriétaire toujours destiné à le perdre, tant l'envie de l'avoir mettait de force irrésistible chez tous ceux qui ne l'avaient pas.

Chemin faisant, il rencontrait des cités en ruines, des villages en cendres; de-ci, de-là, il apercevait encore quelque incendie en retard, dévorant une ferme isolée; chaque fois qu'on débouchait sur une plaine, il voyait au loin tourbillonner vers le bas du ciel, comme un essaim de grosses mouches, des milliers de corbeaux en ripaille; à tout moment, dès que passait un coup de brise, l'air puait avec virulence; des cadavres gisaient partout, représentant, dans la position horizontale, ce qui naguère figurait des orgueilleux, dans la station verticale.

—Jamais plus je ne ferai de l'or, oh! jamais plus!

En marchant au pas militaire,—une, deux, une, deux,—il méditait, et ses réflexions n'étaient point avantageuses.

—En voulant réparer des maux, j'en ai suscité de pires. Mon Dieu, mon Dieu, la pitié est-elle donc aussi une source d'erreurs et de méfaits? Le cœur nous égare-t-il autant que la tête, et nos commisérations nous leurrent-elles autant que nos déductions? Le sentiment se laisse émouvoir par les choses qui sont proches, immédiates, et ne perçoit qu'elles seules; les conséquences lointaines échappent à son regard court: l'amour est myope! Mais la sagesse est aux presbytes, qui regardent vers l'avenir. C'est l'avenir qui importe, car il dure, et le présent importe peu, puisqu'il passe. Pour un petit bien dont quelques hommes ont joui pendant quelques heures, j'ai causé des désastres irréparables dans la race tout entière. Le bienfaiteur que je croyais être ne fut qu'un malfaiteur, et le pire, celui qui tue la Patrie. Malheur sur les outrecuidants qui s'immiscent dans les affaires du monde et qui ne discernent pas l'avenir! Malheur sur ceux qui se risquent à substituer leur volonté consciente aux volontés inconscientes de l'univers, et qui viennent troubler l'histoire, dans le dessein de la parfaire!

—Une, deux! Une, deux!

—Si je m'avisais de ne plus rien donner qui ne fût tiré de moi-même, j'y regarderais peut-être davantage et ma bienfaisance risquerait moins d'être nocive... A la rigueur, je pourrais aussi donner ce qui sert à la subsistance de l'homme, car empêcher qu'un chrétien ne meure de faim, cela n'est point mauvais et ne saurait nuire à personne... Ainsi ferai-je dans l'avenir, mon Dieu, si vous me prêtez vie, ce que je ne mérite guère et qui ne m'apparaît pas comme souhaitable.

Devant les ruines et les cadavres, il battait sa coulpe, au grand amusement des gardes, et tout haut, il clamait:

—C'est ma faute, c'est ma faute!

Les soldats accompagnaient la cadence en lui envoyant par derrière des coups de pied qui le rejoignaient vers le milieu du corps, et ils en riaient de bon cœur.

On l'avait traité avec plus de déférence, au début de ses voyages alternatifs vers Gaïfer et vers Aimery: alors ses conducteurs espéraient tour à tour qu'il leur donnerait de l'or, et chacun d'eux l'assurait, en cachette, de son dévouement cordial; plusieurs même avaient offert de lui faciliter une évasion et de le suivre dans sa fuite; mais il avait découragé les bons vouloirs, en essayant d'expliquer que la trahison est un acte déloyal, et surtout en déclarant que jamais plus il ne ferait ni ne donnerait de l'or; les amitiés déçues avaient aussitôt tourné à l'aigre, et tous, à présent, rivalisaient de brutalité, en public, afin qu'on ne soupçonnât point ce qu'ils avaient proposé en secret.

—Oust, le magicien! Avance!

Il répondait aux coups:

—Châtiez-moi, je l'ai mérité par orgueil, moi qui me croyais humble, et je l'ai mérité par sottise, moi qui me croyais sage.

—Avance, palabreur!

—J'ai eu fiance en moi, et j'ai voulu; châtiez-moi, vous qui connaissez mon pouvoir et l'usage que j'en ai fait. J'ai décidé l'irrévocable avec un entendement faillible! Que mon exemple vous serve de leçon et vous instruise à douter de vous-mêmes: l'homme veut au hasard et jamais autrement, car la vérité est plus complexe et plus décevante que Janus, et toujours notre examen a oublié quelqu'une de ses innombrables faces.

—Tâte si je l'oublie, ta face!

Et la botte militaire l'atteignait avec précision.

—Parfait! Mes chers cousins, ne vous gênez pas, recommencez, et croyez bien que si je ne vous tends pas l'autre joue, c'est uniquement par révérence. Vous avez raison de me battre; vous me faites trop peu de mal. Pour le surplus, veuillez bien prendre garde à une particularité de très haute importance: en me donnant du pied, vous ne donnez rien que de vous-mêmes, et à cause de cela votre action est fort peu nuisible.

—Est-ce qu'il se moque de nous? dit le sergent.

—Je le crains, dit le capitaine.

—Il va voir, dit le caporal.

Les bottes se remirent à l'œuvre, d'abord avec gaîté: «Une, deux! Une, deux!» Mais au bout de très peu d'instants les guerriers découvrirent par eux-mêmes qu'ils s'imposaient bien gratuitement un surcroît de travail, inutile à des gens chargés de fardeaux et qui ont à fournir une route longue; ils cessèrent.

—Et voilà! dit le philosophe: quand on donne de soi, on se fatigue vite, et le mal qu'on faisait s'arrête. Oh! j'entends la leçon, messieurs, et je vous en sais gré; je vous jure d'en tirer profit: exception faite des vivres, qui sont indispensables à toute créature, je ne donnerai plus que de moi.



TROISIÈME PARTIE

XVIII

STUPÉFACTION D'UN ASCÈTE QUI RENTRE DANS LE SIÈCLE

Il voyageait ainsi depuis une quinzaine, lorsque tout changea brusquement: son dernier possesseur avait réussi à l'amener par delà les frontières; on cheminait dans un pays non dévasté, et, dès la première étape, une estafette de la Cour apporta des ordres de Gaïfer-le-Tors, qui prescrivaient de traiter Dieudonat avec tous les égards dus aux princes du sang. Le capitaine, avec respect, en informa son prisonnier, qui fut médiocrement satisfait: non seulement il ne professait aucun goût pour la carrière des grandeurs, mais encore une trop récente expérience lui avait appris que les rois ont de dangereux appétits.

—Si c'est de l'or qu'il souhaite, il sera bien déçu: je ne donne plus que de ma personne et des vivres; j'en ai fait l'irrévocable vœu.

D'étape en étape, il arrivait à la capitale de Gaïfer: il l'aperçut de loin, pavoisée d'oriflammes. On y célébrait des victoires, et, entre autres, la conquête du magicien, qui n'était pas des moins précieuses; dans le peuple aussi bien que dans les hautes sphères, on escomptait comme une richesse définitive la possession de ce captif que déjà le Roi appelait spirituellement «sa Poule aux œufs d'or».

On avait bien rapporté au monarque les malséantes intentions de la Poule qui prétendait ne plus pondre, mais Gaïfer haussait ses royales épaules:

—Je saurai le décider, moi!

La vérité est qu'il avait causé du cas avec son confesseur, psychologue avisé, expert à manier les rouages des âmes: ce directeur de conscience, sans néanmoins donner aucun conseil sur une matière si délicate, avait indiqué, de façon générale et purement théorique, le moyen de réduire les volontés d'un chaste anachorète. Il avait, à ce propos, expliqué comment une jeunesse trop sévère et trop tôt bridée prédispose l'innocence aux occasions de la chair, qui est bien forte avant d'être si faible; toujours à ce propos, il avait cité saint Antoine que l'Église canonisa, tant ses résistances à la tentation parurent méritoires: encore ce grand saint n'avait-il affaire qu'à de petits diables et non à de vraies femmes...

—Suffit, dit le Roi, j'ai compris.

Tout comme si le souverain n'eût pas ouvert la bouche, le prêtre continua:

—Il est une vérité bien connue, mais dont les mystiques ne se méfient point assez, à savoir que les extrêmes se touchent: la mysticité confine par bien des points à l'excessive sensualité, car toutes les deux procèdent d'une aptitude à sentir vivement et à imaginer: voyez ce Dante, qui fut le plus idéaliste des poètes, et dont le biographe nous expose qu'il était «merveilleusement luxurieux»; les êtres trop impressionnables et que, par surcroît, leur imagination travaille, risquent de verser, selon que la Grâce les conduit ou les abandonne, dans la ferveur religieuse ou dans les passions charnelles; parfois même, ils vont de l'une à l'autre, en deux parts de leur vie, et c'est ainsi que d'affreux débauchés renoncent tout à coup à leur existence de désordres pour se réfugier dans la prière, dans l'extase, dans les pénitences les plus rudes: plusieurs sont devenus des Bienheureux, voire des Saints; mais, à l'inverse, hélas, de pieuses âmes se trouvent à l'improviste séduites par le démon, et misérablement elles vont s'échoir avec ivresse dans la folie du péché: Satan, ce jour-là, en fait tout ce qu'il veut.

—J'ai compris, vous dis-je, l'abbé!

A la suite de cet entretien, le monarque fit aménager à neuf le délicieux Palais d'Armide; des discours de bienvenue furent en outre commandés à qui de droit, et les corps constitués, en grand uniforme, vinrent se poster à la Porte du Nord, pour y recevoir l'ascète.

Lorsqu'il comparut devant cette superbe mascarade, boueux comme il était, et vêtu de haillons, des phrases d'oraison funèbre célébrèrent sa majesté et sa puissance. Ces sortes de propos ne sont pas, à l'ordinaire, entendus par celui qu'ils concernent, puisqu'il est mort: Dieudonat connut, tout vivant, la honte d'être loué pour des vertus ou pour des vices qu'il ne possédait pas; maintes fois il eut envie d'interrompre les orateurs pour les renseigner sur l'inexactitude de leurs allégations. Personne ne lui en laissa le loisir: il but le calice jusqu'au bout, et quand l'éloquence officielle eut fini de s'égoutter, le cortège se mit en marche.

Il avançait, musique en tête et pompeusement comique, entre deux haies de troupes qui présentaient les armes; le peuple, en arrière des soldats, applaudissait en poussant des cris d'allégresse: Dieudonat, sous les yeux de tous, se sentait grotesque et s'assurait de plus en plus que la justice d'en haut lui infligeait ce rôle ridicule pour humilier l'orgueil de son intelligence. Enfin, les trompettes s'arrêtèrent devant le palais d'Armide; la troupe fit cercle.

Un groupe de varlets écussonnés à ses armes l'attendait à droite du perron; à gauche s'alignait une légion de chambrières savamment choisies parmi les plus belles filles du royaume; en avant d'elles, un petit homme gras et glabre, qui paraissait sculpté dans du saindoux, se montrait tout vêtu de blanc; par trois pas, coupés de trois révérences, il s'approcha du prince.

—Votre serviteur Anoure, chef des eunuques, prie respectueusement Votre Altesse d'entrer en son logis.

Le prisonnier entra. Derrière lui, les filles se pressaient; il les entendait chuchoter; en même temps, il admirait cette demeure superbe.

—Le Roi me traitera moins bien, quand il sera mieux renseigné. Et qui sait, d'ailleurs, quels supplices m'attendent là-dedans?

Il avançait avec courage et prêt à tout. La petite troupe suivait un large corridor aux murs plaqués d'onyx; soudain, elle déboucha dans une salle en hexagone, vaste, éclairée d'en haut, fleurie de plantes rares, et au milieu de laquelle se creusait une piscine de marbre rose, avec un jet d'eau qui jasait; trois niches garnies de divans et tendues de tapisseries s'enfonçaient dans trois pans de murs; une fraîcheur parfumée planait. En cet endroit, le Chef des Eunuques se retourna pour annoncer à Monseigneur que les servantes allaient procéder à sa toilette, afin qu'il pût avec décence se présenter devant le Roi. Monseigneur voulut protester, au nom de la pudeur, mais Anoure s'éloignait déjà et les filles commencèrent à débarrasser l'ascète du froc qu'il portait depuis tant d'années.

Elles parurent en éprouver d'abord quelque dégoût. Du bout des doigts, elles jetaient les hardes en tas, sur le marbre du sol; celles qui n'étaient point occupées à dévêtir le prince se déshabillaient elles-mêmes, pour le mettre au bain.

Il souffrait dans sa chasteté et il tenta de se débattre; mais les servantes étaient en force; pour l'entraîner vers la piscine, elles le serraient de toutes parts, l'enlaçant de leurs bras ronds, le poussant de leurs corps pressés contre le sien, et riant tout autour de lui: il en voyait sept, huit à la fois; il ne savait pas leur nombre, ne voulait pas le savoir, ne voulait rien savoir, et il fermait les paupières comme on ferme les poings, avec une énergie vigoureuse; cet effort était tout ce dont il demeurât capable, et il y concentrait sa pauvre petite pensée, à la manière des enfants qui soignent leur page d'écriture. Sa tête était devenue creuse, ses idées y flottaient, et il s'avoua par la suite que tout au long de cette journée, il avait été profondément stupide, comprenant les choses de travers sitôt qu'il s'avisait de tâcher à les comprendre, et ne sachant lier que des raisonnements saugrenus.

Quoi qu'il en soit, il s'aperçut que, sous ses paupières closes, les vivants tableaux de la minute précédente persistaient à se dessiner avec une précision terrifiante: bien plus, chaque contact évoquant une image, il avait l'illusion de voir par tout son corps, comme si sa peau eût été faite avec des yeux. Il cessa de se débattre, afin de ne plus augmenter ces attouchements qui lui déplaisaient trop peu, et, pour rafraîchir son esprit autant que pour implorer un secours à sa détresse, il entra en prière en même temps qu'il entrait dans l'eau.

L'onde était molle; malgré l'effort qu'il faisait pour libérer son âme en l'élevant vers Dieu, son oraison était distraite et ne montait guère; des contingences le rappelaient en bas, totalement dénuées d'idéalisme; parmi elles, un étonnement majeur et obsédant le persécutait sans qu'il pût s'en défaire.

Jamais de la vie il n'avait imaginé que les dames ou les demoiselles fussent arrangées de la sorte, jamais de la vie! Aucun document, dans la bibliothèque des saints moines, aucune enluminure ne l'avaient préparé à semblable surprise: sur les parchemins coloriés, ou sur les chapiteaux d'église, il avait jadis aperçu, de ci, de là, une épouse d'Adam chassée du Paradis ou quelques damnées de l'Enfer, mais elles ne lui avaient paru dignes que de pitié. Et combien ces maigres personnes ressemblaient peu à ceci que voici! En tout cas, et surtout, ces copies de l'art humain ne fournissaient aucune idée du charme incontestable qui réside en les originaux directement modelés par Dieu, de ce charme qui est divin, quant à son origine, et que le Créateur a si soigneusement réparti dans l'ensemble et dans les détails.

—Somme toute, on peut éprouver du plaisir à admirer l'œuvre de l'Éternel, sous la réserve de ne pas contaminer cet hommage par des désirs qu'il interdit?

En conséquence, il rouvrit les yeux. A cinq doigts de sa face, il revit les seins où perlaient des gouttes: les jeunes filles immergées jusqu'à mi-corps, avec les roses écuelles de leurs deux mains, lui lançaient des écuellées d'eau sur le torse. Leurs poitrines étaient si blanches qu'il constata sa propre crasse; il en eut honte, et ses alarmes changèrent de motif; le souci de ne pas voir fut souci de n'être pas vu; il referma les yeux. Cette décision d'autruche ne devait pas lui procurer l'apaisement qu'il en espérait; sa honte persista. Ces minutes eurent, dans sa vie, une importance capitale, car elles furent celles où la pudeur, en changeant d'objet, avait changé de nature: de religieuse, elle s'était faite humaine, et par elle l'homme venait de naître dans le catéchumène.

Mais quoi? En ce lieu et dans cette attitude Dieu sans doute l'avait jeté, Daniel dans la fosse aux femmes, pour qu'il y endurât le châtiment de ses erreurs? Certes, il méritait de plus cruels supplices! L'âme résignée et la mine assez niaise, il attendit, pendant que les petites mains, tout écumantes de savon, se démenaient sur lui. Elles couraient partout, alertes, familières; elles patinaient sur la mousse glissante, viraient, giraient, s'envolaient, revenaient, elles étaient six, elles étaient dix, peut-être plus, peut-être vingt, et elles se chassaient, se remplaçaient, avec un bruit de soie si rapide et si gai qu'elles avaient l'air de rire à leur besogne.

—Quel étrange tourment m'accordez-vous, mon Dieu?

A tout prendre, la torture était supportable, et vraisemblablement la constance du patient méritait une récompense: il la reçut. D'instant en instant, les angoisses de sa pudicité s'engourdissaient pour faire place à une sorte de ravissement séraphique qui descendait en lui comme une bénédiction, ou peut-être comme un pardon, et il en percevait la tiédeur lumineuse, qui rayonnait au fond de son être: il sentait palpiter dans son cœur les ailes d'une colombe mystique, encore parfumée de paradis, et si resplendissante qu'elle l'éblouissait du dedans au dehors.

Les gentilles tortionnaires persistaient à rire en savonnant toujours: il regrettait un peu qu'une telle frivolité profanât ce moment de grâce efficace, mais il n'avait le cœur à blâmer ces filles ni personne, tant son extase intérieure le remplissait tout ensemble de gratitude envers le ciel et d'indulgence pour ses bourreaux.

C'est alors qu'il rouvrit les yeux pour la seconde fois, et mieux encore qu'à la première il apprécia combien la personne d'Eve avait été supérieurement réussie; il trouva même que peut-être les filles d'Eve n'avaient pas tort de rire, comme il croyait tantôt, car le multiple éclat des lèvres, des dents, des joues, des yeux, des cils et des fossettes constituait une harmonie que la science divine était seule capable de concevoir et d'ordonner. Le rire aussi était donc une œuvre de Dieu? Et à son tour il rit, mais d'un air bête.

—Merci, mesdemoiselles, ce sera assez...

Les chambrières n'entendaient rien: maintenant, elles démêlaient ses cheveux et sa barbe; ensuite, elles l'entraînaient hors de l'eau et le chassaient vers des coussins amoncelés; puis, elles séchaient sa peau avec des linges doux, le frottaient d'essences odorantes: la chaleur d'un bien-être assouplissait ses membres. Debout au milieu d'elles, il respira; son torse lui parut s'élargir et sa taille se redresser; une sève généreuse coulait dans ses veines conscientes; il se sentait plus fort et plus lucide, éclairé de notions neuves et cependant confuses; il lui sembla qu'un monde s'ouvrait tout à coup devant lui, une patrie mystérieuse qu'il retrouvait sans la connaître, et qu'il avait portée en lui, longtemps, longtemps, et souhaitée, sans le savoir; elle l'appelait avec ses horizons promis, et l'aube montait sur eux, tandis que son passé s'embrouillait là-bas, comme un rêve...

Sous la poussée des filles, il croula parmi les coussins et resta sur le dos; le brusque vertige de sa jeunesse venait de l'enivrer et sa tête était lourde. Il passa ses doigts sur son front, en essayant de réfléchir. Où était-il? D'où venait-il? Lui-même, qui était-il? Un autre, apparemment! Il ne se souvenait plus et ne désirait pas, vraiment, se souvenir. Il oublia tout ce qui était loin, pour regarder ce qui l'entourait, et son regard était celui d'un jeune dormeur qui s'éveille.

En cercle, les filles nues se tenaient droites, étonnées de leur ouvrage et admirant sa beauté reconquise. A l'une d'elles qui souriait avec plus de complaisance, il répondit par un sourire. Elle s'avança timidement, comme si elle craignait de mal comprendre et d'oser trop. Il continuait de lui sourire, sans savoir pourquoi; alors, les lèvres de la jeune fille s'épanouirent davantage; elles venaient, il les vit planer au-dessus de lui comme un oiseau rose qui, de plus en plus, se rapprochait de sa bouche, pendant que deux prunelles appelaient son âme et l'aspiraient par les prunelles. Il sentit les seins frais se poser sur son cœur, et, par-dessus l'épaule de la première amante, il aperçut les autres qui s'en allaient, discrètes et boudeuses.


XIX

IL DÉCOUVRE UN ASPECT DE LA BONTÉ DIVINE ET DEVIENT OPTIMISTE

La révélation d'amour produisit sur Dieudonat un bouleversement total. Sa stupeur était indicible; les livres de science ou de philosophie, et les théologiens aussi, lui avaient dénoncé, il est vrai, l'existence de ces sensations inférieures qu'ils classent sous la dénomination de «voluptés»; il avait supposé que ce vocable désignait un ensemble de plaisirs médiocres, tels qu'en procurent un mets ou une senteur agréables. Mais d'une émotion si intense, personne ne l'avait averti, ni par écrits, ni par paroles! Pour la première fois de sa vie, après tant de doutes et de négations, il venait donc enfin de rencontrer une vérité décisive, la lumière absolue, éphémère sans doute, mais dont rien ne saurait abolir l'éblouissante certitude! La pleine clarté, il l'avait vue! Pendant un moment, il avait possédé l'incontestable! Il pourrait maintenant se souvenir de quelque chose, et cette chose méritait largement tous les honneurs de la mémoire.

Or, cette illumination subite ayant accompagné la perte de sa virginité, il concluait, par syllogisme, que l'une est inhérente à l'autre, comme l'effet à la cause, et que, par conséquent, cette minute doit être unique pour chacun, comme celles de la naissance et de la mort.

—Des trois, assurément, celle-ci est la meilleure.

Pour n'en pas troubler les derniers restes, il demeurait immobile en une extase qui se prolongeait de langueurs, et, dans ce demi-rêve, il se disait que Dieu est bon; il n'en avait jamais douté en principe, bien qu'en fait il n'en eût jamais trouvé beaucoup de preuves, avant celle-ci; au reste, elle suffisait! Mais, franchement, pourquoi ces mêmes livres s'obstinent-ils à recommander la Chasteté, à prôner la Virginité, alors que les Pères de l'Église, en se rassemblant pour démontrer l'existence de Dieu, n'ont pas dans toutes leurs homélies un seul argument, un seul cri, dont l'éloquence soit comparable à celle qui, spontanément, émane de ces deux vertus, quand on les viole?

—J'inclinerais à croire qu'il y a erreur dans l'interprétation des Textes: on nous dit que la Virginité est agréable à Dieu, et je n'en discute pas, puisqu'elle prouve Dieu le jour où on la perd; encore faut-il la perdre, sous peine d'être un impie, et cela est de toute évidence.

Il forma au fond de son cœur le ferme propos de se remémorer chaque soir et chaque matin, au cours de sa prière, le bon moment que la divine miséricorde venait de lui donner. Puis il poussa un soupir en songeant à la brièveté de cet instant si précieux.

—Comme la vie serait belle, Seigneur, si votre clémence avait voulu que cette sublime invention de votre génie fût d'un usage renouvelable! Une telle décision vous était possible, puisque rien ne vous est impossible, à ce qu'affirmait notre Prieur. Si l'ivresse que comporte l'ablation de la virginité nous était seulement permise de temps à autre, ce monde serait votre chef-d'œuvre, mon Dieu! Peut-être aviez-vous ainsi conçu le Paradis Terrestre, et nous l'avons perdu. Qui sait si vos Anges ne bénéficient pas de cette perfection durable qui nous est interdite, et si leur supériorité ne consiste pas à redevenir indéfiniment vierges, pour recommencer indéfiniment à ne l'être plus? S'il en était ainsi, Seigneur, faites que je devienne un ange durant l'éternité.

—A quoi tu penses, prince de mon cœur?

Ainsi parla doucement la jeune fille dont le buste reposait sur le bras de l'ascète en rupture de ban.

—Je pense... à ce qui est déjà passé...

Elle lui baisa les yeux, en riant de plaisir.

—Tu m'aimes? demanda-t-elle.

—N'en doute point, répondit-il. Ma gratitude associera ton souvenir à celui de cette heure où tu fus l'émissaire et l'instrument sacré.

—Émissaire, mon trésor?

—Le bonheur imprévu m'est concédé par toi, et tu me diras ton nom, pour que je le bénisse.

—Je m'appelle Lélia.

—O Lélia, ma belle cousine, mon âme reconnaissante honore ton bienfait.

Elle trouva que la galanterie de l'étranger s'exprimait en des locutions un peu trop pompeuses et qui manquaient d'abandon, mais non pas de civilité: elle attribua cet excès de correction aux modes d'un pays qu'elle ne connaissait pas.

—Dis, chéri, on parle comme ça aux femmes, chez toi?

—Je l'ignore, mais faut-il parler autrement à celle qui fut choisie entre toutes pour révéler le ciel à un fils de la terre?

Elle tâcha de comprendre et y réussit presque.

—Eh quoi? fit-elle, je t'ai révélé?...

—L'infini!

—Vrai? Tu étais?

—Oui...

—Et je t'ai?...

—Oui.

—A ton âge! Quel âge as-tu donc?

—Trente-cinq ans.

Elle battit des mains, toute fière de sa collaboration, et elle rappela ses compagnes pour leur annoncer la nouvelle, mais aucune n'y voulut croire.

—Il se moque de toi, Lélia!

—N'est-ce pas, chéri, que tu ne te moques pas et que c'est vrai?

—Mon cœur en bat encore.

—Pauvre garçon, tiens! On l'avait enfermé dans un couvent.

—Faut-il qu'il y ait des parents barbares!

La brune Cléanthis, qui portait des fleurs rouges dans les cheveux et qui osait plus que les autres, se rapprocha du maître pour le confesser: elle s'assit tout près de lui, hanche contre hanche; elle lui parlait à l'oreille, il répondait à voix basse, et à mesure qu'ils devisaient, un double étonnement allongeait leurs deux visages. Alentour, les belles servantes observaient, intriguées. Cléanthis, avec des gestes vifs et des yeux brillants de gaieté, semblait affirmer quelque chose dont le prince doutait encore; enfin, elle éclata de rire et s'écria:

—C'est trop drôle, figurez-vous... Il croit que... Il ne veut pas croire que...

Elle dut essayer de plusieurs formules successives pour expliquer, tant bien que mal, la naïve illusion du néophyte qui pensait ne plus avoir droit à retrouver jamais l'ivresse évanouie.

—Qu'est-ce que nous ferions sur terre, alors?

Elles le raillèrent à l'envi, ayant perdu tout respect d'un homme si naïf, car on admet généralement que la candeur est une vertu féminine et un vice masculin. Pressées autour de lui et parlant toutes ensemble, elles s'offraient à lui prouver son erreur, sans délai. Cléanthis réclamait la priorité; on la lui reconnut. D'un geste souverain, elle congédia ses amies et la preuve fut administrée.

—O maître aimé, doutes-tu encore maintenant?

—Eh! fit Dieudonat, voilà qui change notablement l'aspect du monde! La vie n'est plus du tout ce que j'imaginais! Je n'en connaissais rien qui vaille, et j'ai perdu mon temps! En vérité, le Paradis Terrestre existe encore, quoi qu'on en dise, et c'est offenser Dieu que de se détourner volontairement du meilleur don qu'il nous octroie! J'étais impie, tout simplement, et sans le savoir: Dieu m'a châtié de mes dédains, c'est justice! Il faut cependant constater que tout n'était pas de ma faute: les livres m'ont trompé. Sais-tu lire, Cléanthis?

—Non.

—Et pourtant, tu es bien savante, puisque tu m'as instruit, moi qui avais tout lu.

—Je sais le principal.

—En effet, ma cousine, et tu me l'as bien prouvé. Mais, peut-être vas-tu me dire comment les moralistes ont pu se mettre d'accord pour classer parmi les péchés une fête que Dieu organisa lui-même, et qu'il nous conviendrait de célébrer avec des actions de grâces?

—Sais pas.

—J'y réfléchirai plus à loisir, quand le calme se sera refait dans mes esprits. Pour le quart d'heure, il me suffit de réprouver mon égarement et de renoncer au péché d'abstinence: je ne le commettrai plus; j'entends réformer ma vie autant qu'il dépendra de moi, et quel que doive être encore le nombre de mes jours. Car j'ignore les desseins de votre roi; mais ma reconnaissance lui est acquise, désormais, même s'il me fait couper la tête.

—Sa Majesté ne songe à vous faire couper quoi que ce soit, monseigneur: à preuve qu'elle nous a recommandé de vous servir avec tendresse, et nous a tout promis si nous savons vous rendre heureux.

—Votre souverain est un philanthrope; je le jugeais fort mal, ne le connaissant que par ses exploits militaires; mais celui-là est vraiment digne du sceptre, qui s'applique à en user pour le bonheur de ses semblables. Je le lui dirai, en le remerciant comme il convient. Puisque, grâce à lui, cette demeure est mienne, je n'en sors plus; ma solitude est avec vous. Ici j'installe le couvent dont nous serons les cénobites, et nous célébrerons ensemble les œuvres d'adoration. Chères filles, j'ai fait vœu de ne plus donner que de ma personne; c'est un beau vœu, bien plus beau que je ne pensais. Rappelle tes sœurs, Cléanthis.

—Déjà, monseigneur?

—Ne me nomme pas ainsi, cousine, et donne-moi plutôt un baiser de ta bouche. Je ne suis pas ton seigneur, Cléanthis, mais ton disciple, et bien heureux de ce que tu m'as enseigné, bien heureux, Cléanthis; je te garderai une reconnaissance mille fois supérieure à celle que je conserve à Lélia, car elle m'avait appris le bonheur, mais je te dois de savoir que le bonheur est innombrable.

A ce moment, Anoure s'avança, avec les salutations réglementaires, pour annoncer que le Roi, dans une heure, recevrait son hôte.

—Dans une heure? fit Dieudonat. Voilà qui est bien regrettable, mais je serais un ingrat si j'hésitais à obéir. Allons trouver le Roi.

Il se leva en soupirant et les servantes rentrèrent, afin de le parer en vue de sa réception; elles taillèrent sa barbe et ses cheveux, puis elles le vêtirent de magnifiques habits, qui moulaient étroitement ses formes.

Alors, il apparut si beau, qu'elles-mêmes eurent peine à le reconnaître: le sacre viril l'avait transfiguré. Lorsqu'il se montra en haut des marches, entre deux colonnes du péristyle, un murmure d'admiration sortit du peuple, et mieux que tout à l'heure, les foules comprirent qu'il était Prince.

Les servantes, cachées derrière les fenêtres, regardaient leur maître s'éloigner.

—Hélas! disaient-elles, il ne reviendra plus à nous. Quand les grandes dames de la Cour l'auront vu tel que le voilà, elles voudront le garder pour elles.

—Les grandes dames, dit Lélia, sont bien savantes, et nous ne pourrons pas lutter.

—Es-tu sûre? dit Cléanthis.


XX

IL MULTIPLIE AVEC EXCÈS LES DONS GRACIEUX DE SA PERSONNE

Dieudonat fit à la Cour une entrée sensationnelle. En voyant celui qu'on leur avait dépeint comme un sauvage, les dames eurent un petit cri de surprise, et les seigneurs firent une moue: sa taille virile et déliée, un ensemble de force et de délicatesse, son port fier mais sans morgue, ses traits purs, ses gestes dégagés, sa physionomie généreuse et franche, tout en lui exprimait l'avidité de comprendre, de vivre, le besoin d'aller, de donner, et dans ses prunelles une ardeur étrange brillait, en souvenir des jeunes feux qui venaient d'animer son sang pour la première fois.

—Or ça, dit le roi Gaïfer, est-ce là mon anachorète, et ne l'a-t-on pas changé en voyage?

—Il est mignon, dit la princesse Aude.

—Il est mieux, dit la reine Gaude.

Les demoiselles d'honneur remuaient leur honneur sur les tabourets.

—C'est celui-là qui fait de l'or à volonté?

—Oui, ma chère, et tout ce qu'il désire se réalise!

—Rien ne lui résiste, alors?

—Ni personne, ma chère!

—Pourvu qu'il n'ait pas fantaisie de moi, dit la Duègne-Major, qui était mûre et qui éventait ses gros charmes.

Le nouveau venu s'était arrêté au seuil de la grand'salle et son coup d'œil vérifiait les dames nobles: on en comptait là plus de cent. Il en fut aise et il approuva leur présence. Sous son regard circulaire, elles sentirent une caresse qui les effleurait toutes, et le prince s'avança au milieu des sourires.

Là-bas, au fond, le roi, sous son dais à franges d'or, trônait dans un demi-cercle de hallebardiers et de ministres qui tous appartenaient au sexe masculin et qui, par conséquent, ne méritaient aucune attention: Dieudonat, sans empressement, s'achemina vers le trône. Mais là il fut distrait, ayant découvert, au bas des marches, la princesse Aude qui le contemplait avec de grands yeux candides, et la reine Gaude qui l'analysait avec de petits yeux savants; elles lui plurent, et il salua le Roi. En même temps, il reconnut, à droite du monarque, l'archiduc Galéas-le-Borgne, qu'il s'étonna de trouver en ce lieu; depuis vingt ans, le Sérénissime continuait à attendre la mort du vieil Empereur malade qui ne se décidait point à trépasser, et l'humeur de l'héritier en était devenue de plus en plus acariâtre: déjà trois épouses successives avaient passé de sa couche au cercueil, et il était en quête d'une quatrième fiancée. A l'approche de Dieudonat, dont il se rappelait l'insolence, il fronça le sourcil sur son œil crevé, et cela était mauvais signe. Mais déjà Gaïfer proférait avec emphase:

—Prince Dieudonat, nous savons que votre père a manqué envers vous de reconnaissance et de justice; le ciel l'en a puni. La bonté paternelle que vous deviez attendre de lui, vous la trouverez près de Nous; en adoptant ses États, nous prétendons adopter son fils. Vous serez désormais le Nôtre.

Ayant parlé, le souverain se leva, descendit de son trône, vint à son hôte et lui donna l'accolade; ses royales moustaches fleuraient la bière et la lavande. Ensuite, il se tourna vers Galéas:

—Sérénissime, je sollicite pour celui-ci la haute faveur de vos bontés, et je demande à Votre Altesse de le considérer désormais comme un membre de cette maison que Votre Altesse Impériale a daigné choisir entre toutes, pour l'honorer de sa très auguste alliance.

L'archiduc répondit violemment:

—Sire et futur beau-père, il sera fait selon votre vœu.

Puis il se détourna vers son maréchal de camp, tandis que Dieudonat s'avançait vers la Reine aux yeux d'escarboucles:

—Jamais je ne saurai voir en vous une mère.

—Baisez-moi tout de même.

Et la Majesté lui tendit ses joues qui sentaient bon.

La princesse Aude ayant à son tour levé le menton, son frère improvisé l'embrassa aussitôt; elle rougit, et, pour la seconde fois, Galéas fronça le sourcil.

Alors, les courtisans se présentèrent au baisemain de leur nouveau prince, qui trouva cette cérémonie absurde et trop longue; il changea d'opinion quand les dames et demoiselles défilèrent. Quelques-unes étaient belles, beaucoup étaient jolies, et toutes étaient femmes. Le toucher de leurs lèvres et le souffle de leur haleine chatouillaient délicieusement ses doigts; les courbes inclinées de leur corps, qu'il examinait déjà en connaisseur, avaient dans la génuflexion une grâce mouvante, et le regard que plusieurs relevaient vers sa face entrait dans ses prunelles et coulait en lui comme une eau tiède; maintes fois, on le vit retourner le bout des doigts pour rendre une caresse au visage dont le contact lui avait causé du plaisir; on put remarquer que cette distinction honorifique n'était décernée qu'aux plus avenantes.

—Celle-ci, oui; celle-là, non...

Il les classait au passage. Encore tout obsédé de ses découvertes sur la collaboration des sexes, il était incapable d'en détourner son esprit et ne l'essayait guère; de savoir toutes ces douces créatures en possession de voluptés latentes, il se plaisait à penser que chacune d'elles recélait l'infini, et mentalement il les cataloguait d'après leurs avantages physiques, sans considération aucune de leurs dignités hiérarchiques. Il adoptait l'une, renvoyait l'autre, et jetait son dévolu comme une bénédiction: «Celle-là, oui; celle-ci, non!» Elles se suivaient; le jeu l'amusait; le diable enregistrait les vœux, et, lorsque le défilé prit fin, soixante-trois élues remportaient le sacre d'un désir: Aude et Gaude étaient parmi elles.

Les mieux doués d'entre les hommes ne raisonnent plus guère, quand le souci d'amour les tient; Dieudonat, en jouant ainsi, venait d'oublier trop qu'il était le personnage dont les souhaits se réalisent; soixante-trois amantes retournèrent à leurs sièges, férues de contagion, et parfaitement décidées à ne plus voir sur terre qu'un héros de roman, Lui! A ce nombre, s'ajoutaient les personnes qui se piquent au jeu lorsqu'on les dédaigne, et celles, plus raisonnables, qui savent calculer la réelle importance d'un richard introduit dans une maison bien tenue; également s'adjoignait le lot des vierges à marier avec un gentilhomme plein d'avenir.

Déjà les rivalités se flairaient, se devinaient et se guettaient; une fièvre de concurrence électrisa le palais, pendant qu'une fièvre d'amour le volcanisait en dessous; des épouses furent nerveuses et des maris grincheux; des fiancés boudaient, des pucelles rêvaient, des mères lançaient des pointes à des mères voisines. Le clan des diplomates se montra unanime à critiquer l'attitude peu décente de l'étranger pendant le baise-main.

—Il manque de tenue, cet anachorète.

—Ane incorrect, riposta Galéas.

Les courtisans estimèrent que c'était là ce qui s'appelle un bon mot; les jalousies en éveil le firent circuler jusqu'à la princesse, qui le déclara stupide, inepte, abject.

—Altesse, il est de votre fiancé.

—Et digne de lui!

Trois minutes après, le Sérénissime était informé de cette appréciation discourtoise: il s'en irrita; les mécontents s'appliquèrent à l'exciter: il bouillonna; les inimitiés naissantes apprirent qu'elles avaient un chef; la haine germe à l'ombre de l'amour.

Dieudonat ne se doutait de rien. Le Roi l'ayant pris dans son carrosse pour lui faire admirer les splendeurs de la capitale, il parcourait l'interminable ovation des boulevards; affable de nature, il répondait avec aménité aux acclamations de la foule; lorsque l'encombrement des avenues obligeait à ralentir l'allure des chevaux, il dévisageait les badauds; il découvrit de la sorte quelques centaines de femmes adorables et les souhaita gentiment, pendant une seconde, avant de s'éloigner: un sillage d'énamourées s'allongea sur les deux côtés du carrosse, et plusieurs parmi celles-là étaient des luronnes qui n'ont pas de goût pour attendre.

Le soir arriva, avec un festin suivi de bal. Dieudonat, qui jamais encore n'avait rien vu de tel, s'étonna de ces jeunes couples qui ne craignaient pas de s'étreindre devant le monde; il eût imaginé que les enlacements réclament la solitude, mais il songea que chaque peuple a ses coutumes; par condescendance, il s'accoupla comme les autres. Il ne le regretta point: il prenait plaisir à ployer les tailles souples dans le cercle de son bras, à serrer sur son buste des rondeurs sympathiques. Dans le vertige des contredanses, de jolies bouches murmurèrent près de son oreille: «Je vous aime.» De plus audacieuses affirmèrent: «Je t'aime!»

Il répondait: «Moi aussi.» Et, de fait, il aimait tout le monde, comme il convient aux gens heureux.

—Beau neveu, dit la reine Gaude, seyez-vous là, et sachez que vous me plaisez fort.

—Beau cousin, dit la princesse Aude, faites-moi danser, je vous prie.

Et quand ils tournoyèrent:

—Veux-tu, beau cousin, que je t'aime comme une sœur ou comme une cousine?

Le Borgne les surveillait de loin.

La fête dura tard dans la nuit. Lorsque l'élu des femmes regagna son palais, il y trouva ses vingt-et-une chambrières qui l'attendaient en des poses diverses, mais dans une impatience égale; elles saluèrent son retour avec des cris de joie. En même temps, on lui présenta, sur treize plateaux d'argent, treize monceaux de lettres qui l'imploraient d'amour.

—A la bonne heure! Voilà un pays où l'on s'aime! Bien décidément, j'y fixe ma résidence; les mœurs sont douces, les âmes bénévoles, et les femmes donnent de leur personne.

—Si Monseigneur veut bien me croire, dit Cléanthis, il se contentera du bonheur qu'on trouve à domicile, sans se risquer dehors. Que Monseigneur compte ces plateaux, dont le chiffre est de mauvais augure, et qu'il compte aussi ses servantes, dont le total est de trois fois sept, nombre béni qui doit suffire à contenter sa fantaisie.

—Il se peut, repartit Dieudonat, qui pensait à la princesse Aude.

Il pensait à bien d'autres encore et il n'eut pas besoin de les quérir. Dès le lendemain, elles venaient en multitude; le surlendemain, il en vint davantage, et chaque jour de plus en plus; on en voyait rôder autour du palais, ou se faufiler dans la nuit. Pour arriver à lui, elles soudoyaient le chef des eunuques; il en trouvait partout, à toute heure de tous les jours, les unes très voilées, et les autres sans voiles. De toutes les tailles, de toutes les formes, de tous les tons, blondes, brunes, rousses, les graciles jeunesses, les maturités amples, les sentimentales et les rieuses, passionnément pudiques ou violemment exaspérées, celles qui brûlent et celles qui feignent, toutes dissemblables et cependant toutes pareilles, elles se succédaient, emplissant sa maison d'un roucoulement de tourterelles, et le néophyte radieux ne trouvait point que cette musique fût monotone.

—Ah! disait le chef des eunuques, Monseigneur ne s'ennuie pas!

—D'aucune façon, mon ami.

Les semaines passèrent. Dieudonat, sans changer de place, faisait le tour du monde. Ce voyage incessant l'avait un peu maigri, bien qu'il ne fût point gras, mais sa beauté n'y perdait rien. Sa taille en était plus élancée, son geste plus agile et son œil plus brillant.

—Ah! disait le chef des eunuques, voilà quarante ans que j'exerce, et je suis riche, mais je donnerais tous mes biens en échange du vôtre.

—On a eu, en effet, de grands torts vis-à-vis de vous, mon ami.

Il le pensait fermement et tenait son pourvoyeur pour le plus malheureux des hommes, aussi bien qu'il était lui-même l'homme enviable entre tous.

Anoure tenait une comptabilité.

—J'aurai l'honneur de présenter ce soir à Monseigneur la fin du huitième quarteron.

Vers le milieu du second trimestre, le prince crut s'apercevoir que peut-être, peut-être bien, son plaisir allait s'atténuant, et que ce perpétuel imprévu manquait, en somme, d'imprévu.

—Me blaserais-je déjà? O mon Dieu, préservez-moi de cette ingratitude envers vous, envers elles!

Force lui fut de reconnaître, au sixième mois, que sa curiosité s'affadissait. Or, à mesure que de moins en moins il s'intéressait à cette perpétuelle nouveauté, il constata que les dernières élues témoignaient d'une joie intense, beaucoup plus vive que celle des premières.

—Voilà qui est bizarre...

Un jour, l'une de ces dames s'était, en pleurant, jetée sur sa poitrine; il l'interrogea:

—De quoi pleurez-vous, belle cousine?

A travers ses sanglots, elle répondit:

—J'ai cru que cette minute n'arriverait jamais! O cher aimé, mon bien-aimé, depuis six mois, je l'ai souhaitée tant, cette minute!

Et ses yeux exprimaient une extase infinie. Ce jour-là, il comprit.

—Elles sont trop, et je n'ai pas le temps de les aimer; elles viennent trop vite, et je n'ai pas le loisir de les appeler. Elles concentrent sur moi les vœux que j'éparpille sur elles. Pendant que je les oublie après les avoir entrevues, elles s'exaspèrent de m'attendre, accumulant du désir et thésaurisant de l'espoir; chaque jour de leur patience collabore au bonheur futur, et lorsque, à bout de forces, elles viennent ici, elles m'y apportent le fruit mûr, gonflé de rêve et doré par un long soleil. Elles me donnent plus que je ne leur peux rendre, et c'est pourquoi, mon Dieu, vous leur accordez plus qu'à moi.

Il secoua la tête:

—J'ai voulu trop d'amour, et je n'en faisais que les gestes.

Légèrement perplexe, il descendit dans ses jardins; il y rencontra, comme à l'ordinaire, de timides personnes qui baissaient la tête en rougissant, et qui, venues là pour le voir, n'osaient le regarder en face.

—Qui sont celles-ci?

—Des sottes qui vous aiment d'un amour platonique, Monseigneur, et qui ne sollicitent qu'un regard.

Il leur sourit par bonté d'âme et daigna parler à quelques-unes; elles s'en retournaient ravies. Mais l'eunuque raillait ces créatures inutiles qui boudent contre le vrai bonheur.

—Etes-vous bien sûr, mon ami, qu'un bonheur soit plus vrai qu'un autre?

—Je n'en connais qu'un sur la terre!

—Celui que vous ne connaissez pas?

—Lui-même, monseigneur, et lui seul!

—Oh! oh! fit Dieudonat, nous approchons de la vérité. Une dame m'enseignait tout à l'heure que les réalisations valent par l'intensité du désir; un eunuque m'enseigne à présent que l'intensité du désir est en raison inverse des possibilités...

Il s'arrêta brusquement, comme si un crocodile eût apparu dans le sentier:

—Mais... ce que je découvre là, mon Dieu, je le savais! Voilà seize ans que, de ma bouche, j'expliquais au brave Onésime: «L'homme dont tous les désirs se réalisent est un homme privé de désirs.» Et je suis une dupe, alors? Et je suis un nigaud, aussi, puisque je ne me doute même pas de ce que j'enseigne aux autres, et qu'il suffit d'une émotion pour me rendre ignorant de tout et de moi-même!

A pas lents et la tête baissée, comme s'il portait un fardeau, il regagna le palais. Pour la première fois depuis son arrivée, il décida de coucher seul, et comme les servantes protestaient au seuil de sa chambre, il les renvoya en disant:

—Belles filles, allez dormir; tout bonheur est dans l'idée.


XXI

OU SE MONTRENT LES INCONVÉNIENTS DE LA FUTILITÉ

Cette nuit-là, le prince ne dormit point, et, bien qu'elle fût de la plus molle suavité, il la trouva singulièrement désolante, en raison de sa douceur même. Accoudé à sa fenêtre, il regardait évoluer les étoiles, et il s'amusait tristement à les appeler par leurs noms.

—Je vous donne des noms et je ne vous connais pas, pas plus que vous ne connaissez les noms que je vous donne; je jouis de votre beauté qui passe, sans rien savoir de ce qui la constitue, car les aspects que je lui suppose ne vous ressemblent pas; je vous combine d'après moi, sans donnée précise sur vous, ô belles étoiles, et tandis que par vous je me délecte de votre splendeur, nous restons étrangers l'un à l'autre, mystérieuses étoiles si pareilles aux femmes!

Jamais à ce point, il n'avait senti l'isolement, ni dans la cellule du monastère, ni dans l'ermitage de la montagne, et à cette heure seulement il découvrait qu'il y a deux solitudes, celle du corps, qui est au désert, et celle de l'esprit, qui est parmi les hommes.

En face de lui, la planète Mars flamboyait de rouge.

—Je t'ai vu tourner toute la nuit, astre dissemblable, et maintenant tu vas rentrer dans l'horizon, comme les autres, toi qui n'as rien de commun avec les autres, pauvre planète, enfant de soleil, qui fais semblant d'être un soleil! Longtemps, je t'ai cru plus grand que tous, uniquement parce que tu es plus petit, comme moi, et plus près de moi; je t'admirais de briller tant, alors que tu ne brilles même pas, ô miroir chétif que tu es, prince brodé dont les dorures n'étincellent que par reflets. Es-tu vivant ou déjà mort? On ne le sait même pas! Je te ressemble.

En somme, il traversait la crise d'une mélancolie nettement spécifiée par l'adage médico-moral qui commence sur ces mots: «Omne animal...» Ignorant les causes de son malaise, il abandonnait au vague son âme fatiguée, avec cette complaisance que nous mettons à mourir en partie, et il se dépitait de voir apparaître les premières blancheurs de l'aube qui allait le débarrasser de sa peine en le rinçant dans la lumière.

—A n'aimer qu'une seule femme, j'aurais sans doute été moins seul...

Il se mit à chercher laquelle il aurait dû choisir, sans remarquer que systématiquement il la cherchait au nombre des inexplorées. Il jetait des noms au hasard: «Gaude?—Mariée... Aude?—Fiancée...» Elles s'éliminaient toutes, pour un motif ou pour un autre, et cependant une d'entre elles assurerait le Paradis, peut-être?

—Toi qui pourrais m'offrir une félicité qui dure, viens à moi!

Alors, il entendit un pas léger derrière lui.

—Voilà que mon vœu se réalise... Déjà!

Il n'osait tourner la tête, par crainte de se trouver face à face avec l'élue définitive de qui dépendrait son destin.

—Qui est-elle? Comment est-elle?

A n'en pas douter, il percevait le bruit d'une haleine et sentait un regard posé sur sa nuque. Enfin, une petite toux, timidement indiscrète, et très aiguë, insista pour réclamer son attention. Il prit courage, et se retourna, bien sûr qu'il allait voir l'Unique. C'était l'Eunuque.

—Pourquoi viens-tu et qui es-tu? Anoure, es-tu toi-même ou un symbole? Apparais-tu comme un conseil, Anoure, au moment où j'invoque la forme du bonheur suprême?

—Je ne comprends pas ce que dit Monseigneur. Je viens parce que tel est mon devoir, ayant vu Monseigneur tout seul, et voulant demander ses ordres.

—Je n'en ai pas à te donner.

—Monseigneur serait-il souffrant? Ou un peu las? Monseigneur s'ennuie?

—Peut-être.

—Monseigneur, pour s'amuser, veut-il revoir mes fiches et les listes, avec les portraits de ces dames? Ma comptabilité accuse actuellement le numéro cinq cent quarante-neuf.

—Il n'importe, mon ami.

—En six mois, cinq cent quarante-neuf amies, c'est fort beau, Monseigneur. Et si je comptais celles qu'il nous fallut refuser...

—En as-tu donc refusé?

—Monseigneur oublie-t-il qu'il s'est formellement interdit l'adultère, et que j'ai dû, en conséquence, renvoyer bien des amoureuses entachées de mariage?

Le majordome négligea d'ajouter qu'en maintes circonstances, quand les clientes étaient particulièrement jolies, quand elles le rémunéraient de quelques privautés ou de quelques ducats, il avait pris soin de leur dénoncer les scrupules de son maître; les épouses averties se déclaraient alors demoiselles ou veuves.

Il souriait en y songeant, tandis que Dieudonat s'adonnait de nouveau à des pensées plus graves: Anoure l'entendit soupirer.

—Monseigneur est mécontent?

—Je me disais, mon ami, que les femmes sont vraiment futiles.

—Je le crois, Monseigneur.

—As-tu jamais songé à l'étymologie de ce mot-là? Futere, futilis, qui est susceptible d'être, qui doit être... Comment dirais-je? Qui existe pour être... futita!

—Je n'entends pas le latin, Monseigneur.

—C'est grand dommage, car tu concevrais qu'on a tort de parler des «choses futiles.» Il n'y a pas de choses futiles, mon ami, mais seulement des personnes; et tu reconnaîtras que, par définition, la futilité est l'apanage distinctif du sexe féminin.

Mais l'eunuque n'écoutait plus guère; il regardait par la fenêtre, d'un air anxieux, et brusquement il sursauta, en criant avec épouvante:

—Là, Monseigneur, dans le petit brouillard, cette femme qui vient, regardez, Monseigneur!

—J'en aperçois une, en effet.

—La Reine, Monseigneur! La Reine Gaude, qui se décide comme les autres! Je la reconnais sous son voile!

Aussitôt il fit réflexion que, pour se lever si matin, une si noble dame devait avoir des raisons bien pressantes, et dans l'instant même il perçut le double danger d'un dilemme: fureur de la royale épouse s'il tentait de l'arrêter au passage, et fureur de l'époux s'il se prêtait au crime de baise-majesté. Il s'esquiva.

Le Prince reçut la Souveraine avec un respect excessif; affectant de ne rien entendre aux gracieuses intentions de cette visite matinale, il parla de sa reconnaissance pour les faveurs de toutes sortes qu'on lui prodiguait dans sa nouvelle patrie, et notamment pour les paternelles bontés du Roi son hôte. A l'abri de cette gratitude, il se croyait en sûreté, mais la reine le désabusa:

—N'ayez point de ces illusions, beau cousin; le roi ne vous aime pas tant qu'il en fait parade.

—Oh!

—Je connais son dessein qui fut tout uniment de vous apprivoiser ici, de vous y enchaîner, avec des fleurs d'abord, ou des bras enlacés, et différemment s'il le faut, afin de tirer de vous ce dont il a besoin.

—Mes sentiments de profonde...

—Du sentiment, tout le monde en peut faire, mais vous seul savez faire de l'or, qui vaut mieux; c'est de l'or qu'on attend de vous, mon ami... N'interrompez pas votre Reine. Dans l'espoir de cet or, Gaïfer vous appelle son fils, et tout aussi bien il vous appellera son gendre, si le rôle vous agrée: ce qui, par parenthèse, réjouirait ma belle-fille, qui vous adore, beau cousin.

Tout en parlant de la sorte, elle le surveillait du coin de l'œil. Les notes graves dominèrent dans la voix de Dieudonat, tandis qu'il répondait:

—Je vénère la princesse Aude, et je la sais fiancée à l'archiduc Galéas...

—Qu'elle déteste, qui vous exècre, et dont on fera des saucisses si tel est votre bon plaisir, à la seule condition que vous donniez ce que l'on attend de vous; et puisqu'il vous suffit d'un geste de votre petit doigt...

—Plus jamais je ne ferai de l'or, jamais plus! Je l'ai juré! Je les connais trop, les œuvres de ce métal, néfaste puisqu'il engendre le malheur, funeste puisqu'il procure la mort! Jamais plus, jamais plus!

—Eh là! ne vous exaltez pas ainsi et réservez vos forces, pour l'instant. Aussi bien, je ne me soucie nullement de vous voir épouser cette petite sotte; je vous réserve mieux, mon ami, puisque je vous prends pour moi.

La netteté de cette péroraison ne permettait plus aucune méprise sur le bon vouloir de la Souveraine; elle avait les yeux brillants et la bouche très rouge; on voyait toutes ses dents, qui reluisaient, et ses lèvres mobiles se mirent à marmotter un silence plus explicite encore que ses paroles. Puis elle poussa un gros soupir, comme si le double poids de son sein avait écrasé ses poumons, et les deux poings appuyés aux coussins du divan, elle reprit:

—J'ai gagné pour votre personne un goût intense, mon ami, et cela dès la première heure. J'ai voulu voir s'il passerait, et même j'ai résisté, car je suis une honnête épouse. Il persiste; donc, je cède et vous prends pour moi, ainsi que je vous l'annonçais tout à l'heure. Mais vous trouverez bon que ce soit pour moi seule et que je n'admette aucun partage. Je ne vous en imposerai pas non plus: je me livre toute, et je réclame tout. Vous apprendrez entre mes bras, cousin, qu'il n'est félicité d'amour que dans le don total de soi, et tout votre passé vous semblera fadaises auprès de notre passion érudite. Inutile, après cela, d'ajouter que je renonce au Roi, qui d'ailleurs ne vaut plus grand'chose. Nous le déposerons: tout est prêt; des gens à moi travaillent l'opinion publique; le peuple, sachant de quelles faveurs vous gratifiez vos sujets, applaudira d'enthousiasme; nous supprimerons les impôts, nous fonderons des hospices, nous ouvrirons des théâtres gratuits, nos deux noms seront bénis et nos initiales, entrelacées comme nos bras, décoreront les monuments. Voilà le plan, Dieudonat Premier. Choisissez entre le trône que je vous offre et la prison que vous réserve votre bon ami Gaïfer.

Le prince cacha de son mieux l'horreur qu'il éprouvait pour des perfidies si méchantes et pour une Majesté si dénuée de sens moral; l'usage des Cours, pratiqué pendant un semestre, avait suffi à lui apprendre qu'un honnête homme doit faire bonne figure aux malhonnêtetés qu'il rencontre. C'est pourquoi, tout en affirmant qu'il était fort touché d'une distinction trop flatteuse, il avoua que son respect pour le sacrement du mariage allait le priver du plaisir avec lequel il aurait l'honneur d'être, Madame, de Votre Majesté, le très humble et très obéissant serviteur.

Sa réponse fut mal accueillie.

—Vous me la baillez belle, mon cher, avec vos semblants de scrupules et votre morale tardive! Le mariage! Ses devoirs sont-ils plus rigoureux pour moi que pour les autres, et nous donnerez-vous à croire que tant d'épouses légitimes viennent ici dans l'espérance d'y entendre un sermon de carême?

Dieudonat apprit avec stupeur que, six mois durant, il avait commis l'adultère à couche-que-veux-tu. La sincérité de sa surprise était si évidente que la Reine Gaude décoléra, pour étouffer de rire; elle se roulait sur le divan, comme une personne ordinaire, et sans pouvoir articuler un mot. Cette ondulation faisait généreusement valoir ses avantages naturels, et elle en prenait conscience. Mais l'amant perpétuel était dans un état d'esprit à ne pouvoir contempler qu'avec épouvante les tentations horizontales, et il souffrait d'une hilarité qui lui parut hors de saison. Enfin, la belle Gaude reprit haleine.

—O grand nigaud, joli nigaud, c'est donc vrai qu'on vous fit avaler ces couleuvres? Ne vous a-t-on pas assuré, pendant qu'on y était, que nous sommes toutes vierges et que vierges nous demeurions en attendant votre arrivée?

—Eh quoi? Pas un des époux outragés n'est venu me casser la tête!

—Ils avaient trop à faire de veiller sur la leur, tout endommagée qu'elle fût, et le Roi veillait sur la vôtre. Pensez-vous qu'il eût toléré une atteinte quelconque à sa Poule-aux-œufs-d'or? La fortune du pays reposait sur votre existence, faiseur d'écus, et votre vie était sacrée comme la patrie elle-même! L'espoir de la patrie, vous êtes cela, bel ami. Toucher à vous, ou l'essayer, ou y penser, est crime de haute trahison qui mérite la potence ou la hache, et la nation entière partage là-dessus les sages sentiments de son Roi. Profitons-en. Tout vous est loisible, mon cœur! Je vous l'ai dit, n'en doutez plus, et venez vous seoir près de moi.

—Ma conscience est écrasée de honte par l'avilissement universel que je créais sans le savoir.

—Eh là! quelles pompeuses paroles! L'avilissement universel? Si cette idée-là vous offusque, rayez-la et vous le pouvez: des exceptions ont confirmé la règle.

—Des époux se sont irrités?

—Et des fiancés, des pères, des frères, voire parfois des fils...

—Alors?

—Alors, on les a mis à l'ombre, pour leur rafraîchir les idées.

—Personne n'a perdu la vie?

—Peu de personnes: le Roi s'arrangeait, le Roi n'est pas méchant, mais le respect des justes lois ne s'obtient que par des exemples.

—Horreur!

—Bah! Les jaloux en prison compensent les jaloux qui emprisonnent leurs femmes, et s'il a paru nécessaire d'envoyer quelques forcenés au gibet, je ne les vois pas plus à plaindre que les malheureuses expédiées dans un autre monde par la colère de leurs maris.

—Dans un autre monde?

—Ah çà! pensez-vous donc, cousin, que pas un d'eux ne s'est vengé? Que tous ont accepté en souriant la disgrâce de leur amour trompé, de leur honneur bafoué, de leurs foyers éteints? Que pas une n'a payé son écot et le vôtre? Si vous aviez quelque connaissance du monde, et surtout si vous aviez, comme moi, feuilleté les rapports de la police...

—Eh bien?

—Sur les centaines de créatures que vous avez tenues là, heureuses et vivantes, combien sont mortes à cette heure et combien d'autres vont mourir!

—Là, vivantes et heureuses, là!

—Vous pouvez supposer tous les drames: ils furent! Toutes les formes de la rage ou du désespoir: elles sont! Des maris qu'on ne reverra plus, parce qu'ils rôdaient en armes autour de votre palais; des épouses étranglées au retour, des enfants orphelins, des vierges enceintes, des familles déshonorées, des pères fous, des fiancés et des amants qui boivent l'oubli dans le poison, et d'aimables demoiselles qui, par furie de vous ravoir après vous avoir eu, ou par impatience d'y réussir, s'en vont chercher la paix au fil de la rivière...

—Mon Dieu! mon Dieu!

—Vous êtes admirable! D'inconscience ou d'innocence, mais admirable, assurément! Vous n'imaginez même pas que les jours ont des lendemains, que les causes produisent des effets, que les semailles préparent des récoltes. Vous semez, advienne qu'advienne, et vous vous dites: «Les femmes sont futiles.» Je n'en disconviens pas, mon cher, et je veux tout à l'heure vous en administrer la preuve; mais notre futilité est la chose du monde qui se paie le plus cher, même quand elle est gratuite. Donnez de l'or ou n'en donnez pas: il ne compte guère, quoi qu'on dise, et les larmes, mon bon ami, sont l'unique rançon des baisers.

Cette reine bien informée se tut et tapota les coussins autour d'elle; puis, lorsqu'ils furent à son gré pourvus de bosses et de creux, elle ajouta:

—Maintenant, beau cousin, venez près de moi, car le temps passe et c'est assez nous occuper des autres.

Mais l'Irrésistible ne la regardait même plus. Il marchait à grands pas à travers la salle, et se lamentait à coups d'exclamations, de phrases rétrospectives, de remords éloquents; il arrachait ses cheveux bouclés et maudissait l'heure de sa naissance. La Majesté, pendant ce monologue errant, patientait et s'impatienta.

—Beau cousin, prenez garde; vous m'importunez, beau cousin.

Lasse enfin, elle se leva, puis avec une lenteur vraiment royale, elle remit son voile épais, et se dirigea vers la porte; sur le seuil, elle se retourna:

—Je vous apportais le bonheur dans la gloire, et vous préférez un cachot? A votre aise!

Insensible aux menaces, il continuait d'arpenter la salle, en se frappant la poitrine:

—Assassin! assassin!

La Reine n'était pas encore sortie de la maison que déjà le Chef des eunuques avançait la tête entre deux portières et jetait:

—La princesse Aude, Monseigneur! Voici la princesse qui vient, comme les autres! Je la reconnais sous son voile!

La fille du Roi entra en coup de vent, comme au théâtre.

—Gaude est ici! Ne dites pas non! Je l'ai vue venir! Je la surveille! Pour les autres, passe! Mais belle-maman, je ne veux pas, vous entendez, je ne veux pas! Je vous défends! Oh! faites-moi la grâce, cousin, de ne pas prendre avec moi ces airs de candeur qui ne vous vont guère et qui ne me trompent pas davantage. Sous prétexte que je suis une ignorante jeune fille, ne supposez pas que je ne comprenne rien à votre manège: je sais ce qu'elles viennent faire chez vous, toutes, tant qu'elles sont. Parfaitement, je le sais! Et si vous croyez que j'y prends du plaisir, sans cœur? Oui, sans cœur, sans cœur, sans cœur!

Elle se mit à pleurer avec véhémence, poussant des cris pointus, martelant le tapis à coups de talon et battant ses grands yeux de ses petits poings à fossettes.

—Oui, sans cœur, sans cœur, là! Parce que moi, je vous aime, et vous le savez bien, et que je ne vous permettrai plus du tout de câliner toutes ces dames-là quand vous serez mon mari, de les câliner comme il fait, toute la journée et toute la nuit, le sans cœur qui ne m'aime pas!

—Je vous aime comme la mignonne amie, la sœur cadette qui va se marier bientôt; car vous êtes fiancée, Aude, la fiancée d'un autre...

—Jamais je ne l'épouserai, ce vilain-là, qui est trop laid, et bête aussi, et qui est borgne, avec un œil crevé! Est-ce que vous me voyez, méchant, dites, est-ce que vous m'imaginez passant ma vie en face d'une seule prunelle, devant une figure à cheveux roux, qui me regarderait avec son œil crevé? Je ne l'aimais pas dans le temps, mais, depuis que vous êtes venu, je le déteste! Et je l'ai dit à Papa-Roi, et Papa-Roi m'a dit que nous aurions la guerre s'il renvoyait mon fiancé; mais je m'en moque, de la guerre où je ne vais pas, et je ne veux point de cet affreux fiancé-là, parce que j'en veux un autre, qui est bien plus joli, et qui le sait trop, le sans cœur!

Elle ne sanglotait plus, mais, larmoyante encore, elle boudait avec une moue gentille, dont elle marquait la ponctuation de ses phrases. Dieudonat, que hantaient les révélations de la Reine et qui écoutait peu, répondit:

—Oui, vraiment, j'ai agi en homme sans cœur.

—Pour sûr, et l'Archiduc est plus gentil que vous, car il fait tout ce qu'il peut pour me plaire, lui; il me dit des compliments qui sont idiots, mais ce n'est pas de sa faute, puisqu'il ne sait pas en inventer de meilleurs, et il m'envoie des bouquets, et il m'offre des bagues, des colliers, des pendants d'oreilles, de tout, et bien d'autres choses, et je m'en moque, parce que je les voudrais de vous, et jamais vous n'avez eu l'idée du moindre rang de perles, ni même d'une fleur qui m'aurait fait plaisir! Vous trouvez ça gentil?

—Monstrueux.

—Là! Vous êtes un monstre et vous en convenez!

—Et vous pouvez aimer un être si méchant?

—Il faut bien, puisque je l'aime.

—Malgré son manque de cœur?

—Ça n'a rien à voir.

—Et pourquoi, petite Aude, à cause de quoi m'aimez-vous?

—Vous le savez bien, fat, et vous voulez me le faire redire.

Elle lui prit les mains, l'attira vers elle, le fit asseoir à ses côtés, sur les coussins que, tout à l'heure, la Reine avait creusés de ses formes plus amples, et elle gazouillait:

—Parce que je te trouve joli, oh! joli, si joli! Toutes, nous te trouvons joli! Il y en a qui aiment tes yeux, il y en a qui aiment tes mains; et d'autres, c'est ta voix qu'elles adorent, et puis d'autres...

—Et la petite Aude?

—Moi, c'est ton nez, dont je raffole! Et tes cheveux aussi... Quand j'ai vu tes mignonnes narines, qui faisaient ça, comme ça, j'ai compris tout de suite que j'allais t'aimer. Ensuite, au moment où je m'y attendais le moins, et c'est juste le moment où tu me faisais ta révérence, j'ai vu là, au-dessus de ta tempe gauche, là, une mèche de cheveux qui se tortillonnait... Oh! alors, j'ai compris que je t'aimais pour la vie!

—Petite Aude, ne seriez-vous pas un oiseau?

—Plaît-il?

—En sorte que si quelque autre avait mes mignonnes narines, qui font comme ça...

—Vous êtes drôle! Chacun a ses narines, et c'est les vôtres que je veux, celle-là et puis celle-ci...

Du bout de ses doigts roses aux ongles bien polis, elle picorait une narine après l'autre, et le bien-aimé laissait faire, occupé qu'il était à réfléchir sur les causes occasionnelles de l'amour, dont les origines sont si modestes et les conséquences si terribles. Mais la jeune princesse, impatientée de cette rêverie trop longue, finit par lui pincer le nez, rageusement. Dieudonat essayait de se dégager, et la pucelle s'animait, les yeux brillants, les dents enfoncées dans la lèvre, et tout son petit corps se trémoussait déjà.

—Futile enfant! dit le philosophe.

Mais sa voix si jolie était nasillarde, car la futile enfant ne lâchait pas le nez du philosophe.

A ce moment, l'eunuque accourut pour la troisième fois, et cria:

—Le Roi, Monseigneur, voici le Roi qui vient!

La princesse lâcha le nez, car elle avait besoin de ses deux mains pour les battre l'une contre l'autre.

—C'est bien fait, que Papa-Roi me trouve ici! Il nous mariera tout de suite, et l'Archiduc déclarera la guerre. C'est bien fait, bien fait!

Dieudonat regardait tristement cette joie.

—Il n'y a pas à nier, dit-il, voilà bien la futilité qu'annoncent les étymologies. Mais il faut maintenant, si je le peux encore, endiguer le torrent de misères qu'elle a déchaîné grâce à moi.

On entendait, au loin, le bruit des hallebardes frappant les dalles du perron pour annoncer l'entrée du potentat. La petite princesse, ravie, scandait du doigt cette musique de menace, et redressait en bataille son joli buste aux seins guerriers. Dieudonat, debout auprès d'elle, attendait.

—Seigneur, mon Dieu, dans cette nuit de lassitude, et seul en face des étoiles, j'ai demandé le suprême bonheur d'amour et vous me l'avez présenté sous trois formes: la continence d'un castrat, la passion d'une femme mûre, la légèreté d'une enfant. Mais je crois comprendre pourquoi l'Eunuque est venu le premier.


XXII

IL SE DESSAISIT, EN FAVEUR DU PROCHAIN, DE QUELQUES MENUS AVANTAGES

La Reine Gaude avait couru chez le Roi Gaïfer.

—Gaude, ma mie, je vous vois là bien en courroux.

—Je quitte Dieudonat.

—En vérité? A cette heure, il est dans son palais et joue aux dames.

La Reine n'était pas d'humeur à plaisanter.

—Sire, on se gausse de toi.

Elle n'eut pas la maladresse de prétendre que le bourreau d'amour l'avait sollicitée, et bien lui en prit, car le roi savait pertinemment qu'elle eût peu résisté. Elle dit:

—Ta Majesté est dupe! Je m'en doutais. J'ai voulu savoir. Je suis allée. Tu n'ignores pas, j'imagine, qu'un dévergondage scandaleux règne dans la maison de cet aventurier et que ses mœurs sont la honte du pays?

—C'est affreux, dit le roi avec tranquillité.

—Mais tu ignores, sans doute, qu'il est décidé à ne plus faire d'or, jamais plus?

—Il le prétendait autrefois, mais j'ai su changer son esprit.

—Tu n'as changé que ses mœurs.

—Cela revient au même, ma mie. Vous n'entendez rien aux affaires du gouvernement; j'ai pourri cet homme et je l'ai dans la main, car entre mille autres cadeaux, je lui ai donné une chose dont on ne se dépêtre plus: des besoins.

—Allez-y voir, beau Sire, et si tu ne me crois pas, fais comme moi: demande-lui ce dont tu as envie.

L'autocrate, inquiet d'abord, puis furieux, ceignit son épée et se précipita chez son fils adoptif. Il fut désagréablement surpris de trouver là sa propre fille, qu'il ne cherchait pas.

—Que fais-tu ici?

—L'amour, papa.

—Nous aviserons plus tard à ce détail. J'ai à régler avec celui-ci, pour l'instant, des comptes d'un autre genre! Est-il vrai...

Mais Dieudonat l'interrompit sans déférence:

—Est-il vrai, ô Roi, que j'aie causé dans ce pays tant de maux et de désespoirs?

—Il s'agit bien de cela! Je ne te reproche rien de ce que j'ai consenti pour ton plaisir: je n'y ai marchandé ni les femmes de mon royaume, ni les hommes qui leur étaient trop proches. Laissons ces balivernes. J'ai soldé d'avance, et l'on me dit que tu refuses de payer à ton tour.

—La douleur des âmes meurtries, ô Roi, comment se paiera-t-elle?

—Avec de l'or, et tu vas m'en donner!

—Jamais plus ma volonté ne produira un gramme d'or.

—Pour un gramme, à ton aise, c'est une montagne qu'il m'en faut!

—J'ai fait serment de ne plus rien donner qui ne fût de moi-même.

—Fort bien pour les femmes, cela, mais ton Roi réclame autre chose.

—L'expiation de mes fautes? Je suis prêt à la subir.

—Pas de phrases, du métal! Regarde par la fenêtre et vois cette montagne aux cimes de granit: ordonne qu'elle soit changée en or!

—Et mes crimes, à ce prix, me seront pardonnés?

—Tout ce que tu as fait, tu pourras le refaire, et tant qu'il te plaira.

Le magicien cacha sa face dans ses mains:

—Dieu juste, qui voyez ce bas monde, vous m'avez appris chez mon père comment l'or désorganise un peuple, et vous m'enseignez à cette heure comment il déprave les âmes; ô Dieu, Conscience suprême qui tolérez ces choses, votre nom serait-il donc Indifférence?

—Es-tu prêt?

Les mains de Dieudonat glissèrent le long de son visage pâle, et il répondit:

—Je suis prêt.

—A l'œuvre donc! Ta vie me répond de ton obéissance. Tes vœux se réalisent: fais ton vœu!

—Le voici: que tu t'asseyes et te taises, mauvais père, mauvais pasteur, et que toute ta Cour vienne céans.

Dans la minute même, la rumeur d'un complot courut dans le palais. Les uns disaient: «Dieudonat s'est emparé du Roi et du sceptre, avec la Reine.» Les autres: «Le Roi a fait jeter Dieudonat en prison, avec la Reine.» Tous se précipitèrent pour congratuler le pouvoir, quel qu'il fût. Ils entrèrent en foule dans la salle d'onyx, et virent le monarque silencieusement assis; Dieudonat se tenait debout à sa droite; Aude souriait dans un coin. Leur attitude parut énigmatique; les gens n'y découvraient aucun indice qui leur permît de savoir quel maître ils devaient saluer. Dans le doute, ils se rangeaient contre les murs, et plus personne ne voulait se risquer le premier à des propos compromettants. Enfin, Dieudonat prit la parole:

—Hommes de ce pays! Lui, votre souverain, et moi, votre hôte, nous avons souhaité vos présences pour faire devant vous amende honorable des crimes dont nous fûmes les deux complices. Nous vous avons lésés ou insultés, par ma luxure et par sa tolérance; nous avons scandalisé les peuples en leur donnant de haut l'exemple d'une double ignominie. Éclairés maintenant sur notre forfaiture, égoïsme libidineux de moi, égoïsme cupide de lui, nous en faisons pénitence par un acte public, et nous vous demandons très humblement pardon.

Le Roi muet s'agitait sur son siège en grimaçant avec des rides torturées de colère; les courtisans, épouvantés par les effets du remords sur un masque royal, ne le surveillaient qu'à la dérobée et fuyaient son regard, par crainte que, dans la suite, il ne se souvînt d'avoir rencontré leurs prunelles.

Dieudonat poursuivit:

—J'ai vécu parmi vous pour y apprendre à vos dépens que l'amour est une médaille frappée de douleur au revers. A nos dépens, vous apprendrez que toute puissance est misérable, d'autant plus misérable qu'elle paraît plus grande: car celui-ci est un monarque par le hasard des destinées, mais si, par un hasard meilleur, il avait été simplement portefaix sur le port, il n'aurait pas démérité plus qu'un autre; sa malchance et la vôtre le firent naître sur un trône, et parce qu'il pouvait trop, il a fait plus de mal. J'en ai fait davantage encore, parce que je pouvais davantage: plus puissant qu'un roi, je fus aussi plus détestable, car j'ai désolé deux royaumes.

Ayant articulé ces phrases que chacun pouvait, à son gré, trouver profondes ou creuses, il abaissa ses yeux vers le monarque. Alors, on vit Gaïfer se démener sur son séant, ouvrir la bouche pour crier, secouer furieusement la tête, en signe de dénégation, et tirer son glaive; toujours assis, il brandissait en l'air cette lame invincible, au grand péril des mouches.

—Ne te fatigue pas de la sorte, dit le magicien. Ton fer n'est pas une preuve: il ne peut rien contre la Vérité. Puisqu'une faveur du sort te permet de l'ouïr une fois en ta vie, la vérité, sache l'entendre et rougis-en: tu vaudras davantage de savoir le peu que tu vaux!

Le Roi poussa des hurlements; les ducs et pairs n'osaient bouger.

—Tiens-toi tranquille, potentat! A genoux devant tes sujets! A genoux, comme moi, pour qu'ils nous pardonnent à tous deux. Quand tu me regarderas avec ces yeux troubles? A genoux! Tu t'étonnes d'obéir, parce que tu as l'habitude de commander, mauvaise habitude pour laquelle tu n'étais pas doué. Comprends-le et humilie-toi. Ainsi j'ordonne, et je te lègue, en partant, la tâche de réparer autant qu'il se pourra les désordres qui furent notre œuvre.

Agenouillés côte à côte, le Prince et le Roi se frappaient la poitrine, mais Gaïfer, en même temps, roulait des yeux exorbités par la fureur. Plusieurs courtisans jugèrent sage de s'éclipser; deux ministres, à voix basse, se confièrent que ce thaumaturge commettait la plus lourde faute en discréditant le pouvoir et ceux qui le représentent; un archevêque hochait la tête avec tristesse.

C'est alors que l'Archiduc fit irruption dans la salle, juste au moment où Dieudonat se relevait pour dire:

—Adieu, vous tous! Je vous laisse un roi moindre et meilleur. Quant à moi, je m'éloigne plus chargé de peines, ô mes frères, qu'aucun de vous, puisque j'emporte dans mon cœur toutes vos peines réunies.

Déjà il se dirigeait vers la porte, mais Galéas-le-Borgne, désireux de triompher sous les regards de la belle Aude, se précipita, l'épée nue, et barra le passage:

—Tu laisses à autrui le soin de réparer tes fautes et de payer tes crimes, et tu t'en vas, lâche! Mais, tu ne t'en iras pas, je m'en charge, et tu expieras!

—Au fourreau, cette épée, mon ami. J'expierai en effet, mais non comme tu penses, car nous ne pensons pas de même.

L'Archiduc voulut raidir son bras qui de lui-même remettait l'épée au fourreau, mais le bras mieux que l'Archiduc savait ce qu'il avait à faire, et rengaina. Tout au moins, le Sérénissime estima qu'il devait frapper le pommeau avec violence, pour témoigner devant tous de son énergie indomptable: il exécuta ce noble geste, puis redressant le torse, et coulant vers la princesse un regard de son œil unique, il commanda, d'un organe belliqueux:

—Fermez toutes les issues! Arrêtez-le!

Dieudonat répondit doucement:

—Nul ne m'arrêtera, mon ami, et on ne me fera ni rechercher, ni poursuivre, car je le défends, et toi-même seras content de me voir partir.

—Content de ne plus voir ton exécrable face, oui certes, et je ne serai pas le seul!

—Telle jeune fille pourtant en serait chagrinée, puisqu'elle a pris goût au visage que Dieu m'avait donné. Je te le donne à mon tour, afin qu'elle se plaise auprès de toi. Ainsi soit-il!

Aussitôt, les traits de Dieudonat furent ceux de Galéas et le donateur apparut sous les formes de l'Archiduc: borgne et roux, avec une peau couleur de purin, et des lèvres couleur de lilas, il gardait cependant, au fond de son œil gauche, une expression de tendresse et d'intelligence qui rendait supportable l'aspect de ses difformités; son âme idéalisait sa laideur, tandis que la beauté de l'autre restait agressive et mauvaise.

Dieudonat, qui surveillait le renouvellement de l'impérial gentilhomme, ne fut point satisfait de son œuvre; il avait espéré mieux de la métamorphose:

—Voilà donc cette prétendue joliesse pour laquelle des créatures ont dévasté leur vie! Il faut que nous professions pour nous-mêmes une singulière indulgence, car mon pauvre visage m'avait paru plus honorable, dans le temps où il était mien et où je le rencontrais dans les miroirs. J'étais aveugle alors et je ne suis plus que borgne: j'y gagne.

Si le prodige lui parut médiocre, les assistants montrèrent moins d'exigence: un murmure d'admiration, d'inquiétude aussi, se propagea dans la salle d'onyx; tous les pieds reculèrent, écrasant derrière eux des orteils moins rapides, et malgré les ordres de l'Archiduc, malgré les gestes exaspérés du Roi, personne ne se souciait de porter la main sur un homme dont la puissance était manifeste; le prestige du mystère médusait toutes les vaillances, et des guerriers qui n'eussent par bronché devant la pointe des lances se garaient avec épouvante, pour laisser un large passage au départ du sorcier.

La princesse Aude avait tendu les bras et s'était élancée entre les deux rivaux: elle les contemplait tour à tour, mécontente et perplexe, se demandant lequel était son adoré.

Dieudonat la regardait hésiter et souriait: le sourire de ses lèvres mauves était hideux et tendre.

Alors, elle lui dit:

—Vous êtes un vilain. Je vous déteste. Allez-vous-en.

Puis elle se rapprocha de Galéas qui avait désormais les narines voulues, et Dieudonat sortit.

Dans le vestibule, il rencontra les servantes qui guettaient les nouvelles, et qui tremblaient.

—Belles cousines qui me fûtes douces, je vous dis adieu pour toujours.

Elles lui répondirent par une moue, le prenant pour Galéas qu'elles exécraient, à cause de son inimitié pour leur prince chéri: toutes avaient reconnu les vêtements de leur maître et plusieurs reconnaissaient sa voix, mais pas une ne reconnut son âme au fond de sa prunelle. Il en eut un chagrin glacial; une froidure descendit dans son cœur, sur lequel il les avait serrées. Tant de fois ils s'étaient ensemble donné l'illusion de fondre deux corps et deux âmes en un seul être doué d'une âme unique! Rien ne subsiste donc de ces moments sacrés, pas même l'instinct du souvenir qu'une telle communion doit laisser après soi? L'inanité des étreintes le pénétra d'horreur, et il pleura: mais les larmes ne coulaient que de son œil gauche.

—Adieu, Cléanthis; adieu, Lélia; adieu, toutes: vous ne reverrez plus le maître qui était votre ami, et qui renonce à vivre. Mais, avant que je parte, dites-moi donc, comme la princesse, de quoi était fait votre amour, puisqu'il a suffi de modifier un peu de ma couverture extérieure pour vous détacher de ma personne entière?

Elles crurent que Galéas était devenu fou, et, acculées au mur, elles se pressaient les unes contre les autres, pour éviter celui qu'elles allaient pleurer: le prince passa son chemin.

Au vestibule, ses valets, qui déjà connaissaient l'algarade dans les moindres détails, jasaient en groupe; il s'approcha pour les remercier dans un adieu; mais ces laquais, si obséquieux la veille, le toisèrent avec insolence; ceux pour lesquels il avait eu plus de bonté que pour les autres lui marmonnèrent une injure. Un seul le suivait de loin, en rasant les murailles, et le rejoignit par derrière:

—Monseigneur...

Touché de ce courage et de ce dévouement, le Prince se retourna et fut heureux de reconnaître le Chef des eunuques.

—Mon ami?...

—J'ai entendu, là-bas, les propos que Monseigneur tenait au Roi, et j'ai vu ce que Monseigneur faisait pour l'Archiduc.

—Mon devoir, bien petitement.

—Et lorsque Monseigneur a parlé aux servantes, quand j'ai pu comprendre qu'il trouvait l'amour décevant...

—Hélas!

—Alors, je me suis dit... j'ai cru pouvoir conclure...

—Achève.

—Que Monseigneur se désintéresse des... que Monseigneur renonce aux... aux joies de ce monde...

—Je me repens et vais chercher la pénitence.

—Précisément, et je me disais: Monseigneur va désormais fuir l'amour et les femmes, cela ne fait aucun doute; or, Monseigneur, qui est si bon et qui peut ce qu'il veut, vient déjà de donner une part de lui-même; peut-être que Monseigneur daignera reconnaître le dévouement d'un serviteur zélé... par un petit souvenir... un rien... quelque bibelot dont Monseigneur n'aurait plus l'intention de faire usage...

—Je te comprends, Anoure.

—Ah! Monseigneur comblerait le rêve de ma vie!

—Pour répudier les crimes de mon égoïsme, et pour réparer les torts que l'on eut vis-à-vis de toi, je te cède ce que tu demandes. Va, et que le souhait s'accomplisse.

A ces mots, le visage d'Anoure s'empourpra; ses petits yeux enfouis dans la graisse brillèrent d'un éclat neuf. Quel que fût son contentement, l'eunuque en retrait d'emploi prit à peine le temps de crier merci. Il se sauva dans le palais, peut-être pour vérifier la munificence du magicien, peut-être dans la crainte qu'il ne révoquât son présent.

C'est en cette occasion mémorable que Dieudonat put voir le dos d'un homme vraiment heureux; tandis que cet objet rare s'engouffrait dans l'ombre d'une porte, il l'examina attentivement: c'était un dos tout rond et penché en avant, comme s'il eût fléchi sous son fardeau d'espoirs, avec une tête baissée qui se ruait dans l'aventure, à la manière des taureaux.

Alors Dieudonat, l'âme allégée d'un peu, tourna le dos à son tour et s'en alla loin des amantes.


XXIII

LE PLUS PUISSANT DES HOMMES ENTREPREND UNE TACHE QUI RENCONTRE DIVERS OBSTACLES

—Me voilà laid, me voilà neutre, débarrassé de deux avantages qui m'ont servi à faire du mal...

Il sortit du palais d'Armide, et descendit les marches. L'Angélus de midi sonnait dans les clochers, et le soleil piquait d'aplomb.

En traversant la Place où des foules l'avaient acclamé, mais qui maintenant était déserte, il baissait la tête vers les pavés blancs de lumière: ces cubes de grès, usés par le frottement de tant de lassitudes, enfoncés par des générations de misères, impassibles sous le faix toujours renouvelé de la détresse humaine, lui semblaient exhaler vers lui la muette confidence des pas traînés sur eux, et dans le bruissement des pierres surchauffées de soleil, il croyait entendre l'innombrable voix du passé.

—Qu'on a vécu, mon Dieu, qu'on a souffert ici! Et vous avez voulu encore que l'on souffrît par moi. Où me conduisez-vous, maintenant? Je m'en vais, mais où vais-je? Expier, je le veux, mais comment réparer? Les jours que je vivrai désormais appartiennent à ceux qui ont pâti de mes erreurs. Mais où sont-ils? Partout et par milliers! Ils sont trop et que faire?

Sa tête était si lourde, si lasse, qu'il se réfugia dans l'ombre d'un platane, auprès d'une fontaine; il essayait de penser, et longtemps il resta le front dans la main. Il but dans le creux de sa paume; les idées fuyaient de son crâne comme l'eau fraîche entre ses doigts.

—Allons... Au hasard, n'importe où! Car, à chercher ainsi, je ne trouverai rien... Que Dieu me guide vers mon devoir, s'il daigne.

Il se mit en marche. De rares passants commençaient à traverser la Place. Tout à coup un inconnu, richement habillé, mais dont le vêtement était gris de poussière et le front trempé de sueur, s'élança vers lui et lui embrassa les genoux en criant:

—Altesse! Altesse! Est-il possible? Pour que je trouve dans la rue Votre Sérénissime Altesse, il faut que Dieu lui-même l'ait envoyée sur mon chemin, et je suis sauvé, grâce à Dieu!

—Sans doute vous me prenez pour l'Archiduc Galéas. Je ne le suis pas, malgré la ressemblance qui vous trompe.

—Altesse, je vous en supplie, ne raillez point! Comment pourrais-je confondre avec un autre le Sérénissime Archiduc qui m'a prodigué les marques de sa bienveillance? Votre Altesse n'a pas oublié qu'elle me fit l'insigne honneur de s'adresser à moi lorsqu'elle voulut contracter un emprunt de cent mille écus, à l'occasion du tournoi?

—Je ne suis pas celui que vous pensez.

—Altesse, par pitié! Je n'ai plus que peu d'heures à vivre! Au coucher du soleil, si je n'ai pas payé quarante mille écus, on me saisit: un créancier impitoyable, qui fut autrefois mon ami et qui a juré ma ruine, mène l'affaire en secret, sous le couvert d'un usurier qui se montre à sa place. Quarante mille écus! Et pour cette somme infime, que dans quelques semaines je pourrais rembourser dix fois, on m'égorge ce soir.

—Je vous atteste que s'il dépendait de moi...

—Altesse, deux misérables m'ont réduit à cette détresse où me voici, le vicomte d'Avatar et le prince Dieudonat.

—Dieudonat? Que vous a-t-il fait?

—L'histoire est simple, Monseigneur. Ce vicomte d'Avatar que votre Altesse connaît peut-être, car il est reçu à la Cour...

—Je l'ai rencontré jadis chez des brigands; poursuivez.

—Il arriva nu-pieds, voilà tantôt seize ans; il m'intéressa, ou plutôt il me charmait, par sa grâce perverse et l'élégance d'un cynisme: les natures trop droites ont un jour, dans leur vie, quelqu'une de ces tendresses bizarres pour le vice; il m'éblouissait, je l'aimais, je l'ai secouru et nourri, j'en ai fait mon plus intime compagnon et je le présentais aux amis de mon père. C'est ainsi qu'il put fréquenter la maison d'un riche Lombard, séduire sa fille unique et devenir son gendre, puis son associé, et peu après son héritier: aujourd'hui, tout-puissant sur la place, il a l'oreille des ministres et fait l'homme honorable. Il ne me pardonne pas d'avoir été le confident de sa bassesse et l'artisan de sa fortune: j'en pourrais trop dire sur sa vie! Il me hait. Sa femme est parente de la mienne et c'est lui qui les a toutes deux conduites au Palais. Votre Altesse sait le reste.

—J'ignore absolument...

—Toutes les deux sont devenues les maîtresses de l'immonde Dieudonat!

—De...

—Pour le couple d'Avatar, ce n'était là qu'une amusette: ceux-là sont d'un monde qui joue à l'adultère, faute de mieux, et qui promène les épouses dans les cabarets où l'on soupe. Ils font la fête, eux! C'est ainsi du moins qu'ils appellent leur dépravation. Mais ma pauvre femme chérie, qui était si loyale et si pure, si bonne, si heureuse avec mon amour, comment s'est-elle éprise du prince aventurier? Par quel sortilège? On ne sait pas, on ne peut pas savoir, on ne peut pas comprendre! Elle-même n'en pourrait rien dire et elle ne conçoit que son remords, qui la ronge, qui la tue! Ah! quelle scène, lorsqu'elle est venue à moi qui ne me doutais de rien, et qu'elle s'est jetée à genoux en me contant la faute irrésistible, et en implorant mon pardon!

—Alors?

—Pour consoler la douce enfant et l'arracher à cet envoûtement maudit, j'ai dû fuir, disparaître, l'emporter; je n'aimais qu'elle au monde: j'ai tout laissé là! Le moment se trouvait mal choisi; les rentrées ne se sont pas faites; la caisse d'un commerçant, c'est comme la mort, qui ne veut pas attendre. L'ennemi me guettait: ce soir, il m'exécute. Ma femme a décidé de mourir avec moi, et elle s'en réjouit, disant que c'est la délivrance. D'ailleurs, que ferait-elle sur terre, quand je n'y serai plus? Ah! la sauver, et vivre encore avec elle, auprès d'elle, pour elle! La vie nous était si bonne! Votre Altesse nous rendra la vie!

Dans un élan de son cœur, Dieudonat résolut de tout faire pour réparer ce désastre dont il était l'auteur, et déjà il cherchait le remède: arrêter la ruine imminente, et fournir le moyen de payer sans délai, c'était là le premier devoir. Un scrupule le troubla cependant: «J'ai juré que jamais plus je ne ferais de l'or.» Acculé au dilemme d'être impitoyable ou parjure, et de choisir entre deux fautes, il fit promptement réflexion que par l'une il persévérerait dans les œuvres de son criminel égoïsme et sacrifierait les innocents; par l'autre, il ne ferait tort qu'à lui-même.

—Déjà ce couple a trop peiné par moi: Dieu me pardonnera un petit mal pour un grand bien, et s'il ne me pardonne pas, j'expierai selon sa rigueur, ce qui sera justice. Amen.

Aussitôt il forma le vœu que quarante mille écus fussent dans la main de l'homme qui attendait. Mais cette main resta vide, et l'homme disait:

—Votre Altesse ne m'accorde pas de réponse?

Le sorcier, de toute sa volonté tendue, forma le souhait pour la seconde fois. Il observait la main avec anxiété; il n'y vit apparaître ni lingots, ni monnaies. Alors, une angoisse lui serra la gorge: «Mes souhaits sont irrévocables!» Il comprit que son vœu antérieur de ne plus faire d'or s'était réalisé comme les autres, et que sa propre volonté l'avait dessaisi pour toujours.

—Hélas! dit-il, je ne peux rien pour vous, et cependant Dieu m'est témoin que je vous eusse aidé de tout mon cœur, au péril de mon âme! Je suis pauvre.

—Ah! Votre Altesse est pauvre? répondit le passant, qui sourit avec amertume.

Dieudonat vit les yeux de cet homme; ils étaient fiers, résignés, et il dut détourner les siens.

—Je vous jure que je n'ai pas un sou vaillant!

L'homme qui allait mourir salua sans répondre, puis il fit deux pas en arrière.

—Soit, dit-il.

—Vraiment, ne pourrais-je rien autre?

—Rien, Altesse.

—En êtes-vous bien sûr? Cherchons ensemble! Je peux beaucoup, mais je n'ai rien, plus rien que ma personne!... Monsieur, n'accusez pas Galéas qui est étranger à mes actes! Je ne suis pas Galéas!

—Je n'accuse personne, Altesse. Je renonce, voilà tout.

—Allez au Palais, demandez l'Archiduc ou son surintendant!

—Je quitte ce surintendant, qui m'a éconduit avec les mêmes excuses; je n'ai plus qu'à quitter l'Archiduc, qui veut bien aussi s'excuser d'être dans la misère.

Il salua de nouveau et partit; Dieudonat le poursuivait en suppliant:

Ne vous tuez pas! Ne damnez pas vos âmes, songez à la vie éternelle!

L'inconnu se retourna:

—Par grâce, et puisqu'il vous est impossible de nous sauver, en acquittant vos dettes, laissez-nous donc mourir en paix.

Il s'exprimait cette fois avec un calme empreint de gravité si noble que son bourreau y reconnut la tranquillité des défunts: le condamné, qui venait visiblement d'accepter son destin, portait déjà le sacre de la mort; Dieudonat, frappé de respect, baissa la tête, et le vivant cercueil s'en alla par la rue déserte.

—C'est ma faute, c'est ma faute! Que leur sang retombe sur moi, détestable fou que je suis, détestable par les désespoirs que je sème, et fou par l'impuissance où j'ai voulu me mettre de réparer mes crimes! N'ayant fait que du mal avec de l'or, j'en ai stupidement conclu qu'il est nuisible, et je l'ai aboli pour l'heure où il eut été bienfaisant. Mon Dieu, je le savais, pourtant, que rien n'est absolu, que nulle chose n'est bonne ni mauvaise en soi-même, et que notre choix seul décide de ses vertus. Je l'ai commentée en dissertations savantes, cette vérité-là, et pas plus qu'un niais je n'ai songé à m'en servir. Quelle différence faites-vous donc, mon Dieu, entre l'imbécile et le sage?

Une voix, dans le vent, lui répondit:

—Rien qu'une...

Dieudonat s'apprêtait à chercher laquelle, quand tout à coup il se frappa le front:

—Je pouvais tout au moins empêcher cet homme d'aller mourir! Je n'avais qu'à lui ordonner de vivre, et je n'y ai même pas songé! Quelle différence faites-vous donc, mon Dieu?...

—Rien qu'une...

—Où est-il à présent, ce malheureux? Où le retrouver?

Il se mit à courir dans la direction que le passant avait prise: il le cherchait, à droite, à gauche, et se dépêchait au hasard. Le fleuve lui barra la route, mais un pont s'allongeait devant lui.

—Je veux rencontrer l'être qui va mourir pour moi, je le veux!

A ce moment, une femme penchée au milieu du pont et qui regardait l'eau enjamba la balustrade de pierre; il s'élança pour la retenir et put l'empoigner par le pan de sa robe, en même temps qu'il formulait un vœu:

—Ne sautez pas!

Elle se laissa docilement ramener, mais elle regardait son sauveur d'un air désolé: il eut l'impression d'avoir vu ailleurs ce doux visage, ces yeux lointains, et d'avoir entendu cette même voix qui maintenant gémissait:

—Il n'y a plus de place pour moi sur la terre: je vais dans l'eau.

—Dans l'enfer!

Un cercle de curieux les entourait déjà.

—Pourquoi m'avez-vous arrêtée? Je recommencerai. Mon enfer est ici. Je ne crois pas à l'autre monde.

—Je vous prescris d'y croire et de craindre la colère de Dieu.

Aussitôt, la femme se signa dévotement et proféra:

—Je crois en Notre-Seigneur et la vie éternelle.

Ensuite elle devint pâle et fut prise d'un frisson; puis elle ajouta:

—J'ai peur, maintenant. Je n'oserai plus mourir.

—Êtes-vous donc si désespérée? Dites-en la cause, afin que je vous aide.

—J'aimais. Je me suis donnée. Je vais être mère. J'ai honte. Mon père m'a chassée. Je suis toute seule.

—Épousez votre amant.

—Les pauvresses comme moi n'épousent pas les princes tels que lui.

—Il est prince? Il s'appelle?...

—Dieudonat.

La foule, qui grossissait, grogna; alors seulement, la jeune fille s'aperçut que des gens l'écoutaient: elle se cacha la face.

—Pourquoi me faites-vous raconter mon déshonneur devant ces hommes? Par quel pouvoir et de quel droit? Laissez-moi m'en aller, puisque vous m'empêchez de mourir.

—Vous épouserez votre prince, je m'y engage.

Son outrecuidance parut grotesque; un ouvrier se mit à rire:

—C'est peut-être vous qui les marierez de force?

—Moi-même. Je suis Dieudonat.

La gaieté se fit générale, et tout de suite on oublia la fille douloureuse. Une harengère glapit:

—Dieudonat? Tout le monde connaît sa figure! Tu n'as donc jamais regardé la tienne de profil?

—Il pouvait pas, il n'a qu'un œil.

—Et il vous raconte ça avec une voix d'eunuque!

—Je suis un castrat, en effet, et je ressemble à Galéas, mais je reste Dieudonat.

Alors les voix baissèrent, pour murmurer: «Un fou...»

Mais il se rapprocha de la jeune femme:

—Je reste Dieudonat pour réparer mes fautes: je réponds de vous et de notre enfant.

—Laissez-moi! Vous me faites horreur! Je ne vous connais pas!

—Il faut me suivre. Venez.

La malheureuse s'achemina, pour obéir, mais en tordant ses doigts entrelacés, et elle se lamentait:

—Ce n'est pas vous que j'aime! Je ne vous ai jamais vu! Laissez-moi!

L'ouvrier joua des coudes:

—En voilà assez, à la fin! Si vous ne lui flanquez pas la paix, à cette petite, je vas m'en mêler et vous jeter à l'eau, moi! C'est-il parce que vous portez de beaux habits, qu'on vous laissera enjôler une pauvre fille? Elle n'a que trop connu les gars de votre espèce! Il me tourne les sangs, le magot, avec ses mines de commander!

Cette énergie obtint l'approbation du peuple. Un tout petit bourgeois, vieillot et soigneusement rasé, s'avança derrière ses lunettes, et, regardant Dieudonat à hauteur du menton, il prononça ces mots:

—Je n'ai pas l'honneur de vous connaître, monsieur; d'après votre vêtement, vous m'avez l'air d'un gentilhomme; néanmoins, tout noble que vous soyez, permettez-moi de vous dire que si vous êtes véritablement un eunuque, on ne conçoit pas que vous réclamiez la paternité d'un enfant, ou que vous proposiez le mariage à une jeune personne; mais on conçoit fort bien qu'elle repousse vos civilités et se plaigne de votre insistance. Il faut la laisser tranquille. Voilà mon sentiment.

—C'est bon, c'est bon, cria l'ouvrier. Trottez, la belle: on se charge de l'eunuque. Allez!

—M'en aller? Où donc aller? Je n'ai plus de maison, je n'ai plus de famille! Je voulais m'en aller dans l'eau, et maintenant je ne veux plus, parce que j'ai peur de l'enfer!

Elle secouait ses mains au-dessus de sa tête. Des femmes l'entraînèrent. Dieudonat cherchait son devoir. Le petit bourgeois hocha un crâne sentencieux:

—Il aurait peut-être mieux valu la laisser boire un coup.

—Y a pas d'erreur, fit l'ouvrier.

—Car, en somme, l'enfer du Bon Dieu, je veux bien croire qu'il existe...

—Mais personne ne l'a vu, tandis que celui de la terre...

—Personne n'y échappe.

—Pour sûr!

—Avec un enfant sur les bras, je la vois fraîche, dit la poissarde, et son gosse serait mieux dans le canal.

Le petit pâtissier grinça:

—Il n'y est que trop, dans le canal!

On rit. La sagesse populaire devenait grivoise, comme d'usage. Dieudonat, pour ne plus entendre, se pencha vers le fleuve:

—Si pourtant ils avaient raison, et si l'enfer n'existait pas, elle serait, dans ce grand lit d'eau, plus à l'aise que dans la rue...

Peu à peu la foule se dispersa derrière lui. Déjà le soleil déclinait à l'horizon: le fleuve glorieux se dirigeait vers cette clarté, poussant ses lourdes ondes comme une lave d'or.

—C'eût été là vraiment un beau lit funéraire!

Il regarda les flots couler, toujours pareils, toujours pareils.

—Oh! las, mon Dieu, que je suis las, et pourtant je commence à peine. Je parle de réparer, et voilà comment je répare! Un couple d'heureux, l'épouse et l'époux, aurait pu encore bénir la vie, et je les laisse mourir; une paire de miséreux, la mère et l'enfant, traînera le boulet des années, et je les condamne à vivre: je ne savais pas! Dans une charitable intention, j'empêche une femme de se noyer, et quand je l'ai contrainte à ne plus attenter à ses jours, j'entrevois que la tombe serait son unique refuge: je ne savais pas! Dans le repentir de mes fautes, je me sépare de ce par quoi j'ai tant péché, octroyant ma beauté à celui-là, ma virilité à celui-ci, et cette double abnégation m'empêche de sauver une existence brisée par mon caprice: je ne savais pas! Jamais je ne sais! Je ne veux que le bien et ne fais que le mal! Les meilleurs sentiments me procurent les pires résultats. Tout m'est erreur! J'entasse sottise sur sottise. Quelle différence faites-vous donc, mon Dieu, entre l'imbécile et le sage?

—Rien qu'une, répéta la voix.


XXIV

L'HOMME SUPÉRIEUR SE DÉBARRASSE DE CE QU'IL AVAIT DANS LA TÊTE

Le piteux philosophe se retourna pour voir qui répondait: il ne trouva derrière lui que le petit vieillard propret, fort occupé pour l'instant à répandre la buée de son haleine sur le verre de ses lunettes.

—Vous dites?

—Je n'ai pas soufflé mot; je souffle mes verres et je pense en avoir le droit, oui, monsieur, le droit, sans en rendre compte.

—Je suis loin de le contester, et je regrette seulement que vous n'ayez rien dit, car vous parliez tout à l'heure avec un accent de certitude...

—Apprenez, monsieur, que personne ne m'a jamais accusé d'avoir aucun accent, et que je n'arrive pas de mon village; je connais le monde, monsieur, et pour ce qui est de la certitude, je possède tout juste celle d'un homme qui n'a rien à se reprocher. Voilà ma réponse, monsieur.

—Rien à vous reprocher? Vraiment?

—Apprenez, monsieur, que je m'appelle Léonard Dubois, Dubois Léonard, oui, monsieur, et que j'ai tenu pendant trente-cinq ans les registres de l'État, et que personne, monsieur, jamais, au grand jamais, personne ne m'a fait l'injure de douter que je sois un honnête homme.

—En ce cas, vous savez où est le devoir?

—Le devoir, monsieur, comment ignorerais-je où est le devoir? J'espère bien qu'à votre âge, vous n'en êtes plus à chercher où est le devoir?

—Si fait.

—Je vous plains, monsieur.

—Et je m'en plains bien davantage. Ne consentiriez-vous pas à me dire, où il est, le devoir?

Le petit vieux adapta lentement ses lunettes au sommet de son nez, en accrocha les pattes derrière ses oreilles, baissa les paupières, et du bout des deux doigts écartés il assura les verres en avant de ses yeux qu'il rouvrit, non sans dignité.

—Le devoir, monsieur, c'est de faire ce qu'on doit. Je n'en connais pas d'autre.

—Ah?

—N'en doutez point, monsieur. J'ai appliqué ce précepte pendant toute ma vie, monsieur, et je compte ne pas m'en départir. Je vous en souhaite autant, oui, monsieur, je vous le souhaite.

—Mais, pour savoir ce qu'on doit faire?

—Un honnête homme n'ignore pas ce qu'il doit faire, monsieur. Voilà mon sentiment.

Il s'exprimait avec sévérité, et sans doute l'effort intellectuel lui avait fatigué le cerveau, car il retira son chaperon pour éponger son crâne, qui était une chose allongée en forme de courge, lisse et blême. Dieudonat ne pouvait se tenir d'admirer cet objet et de le trouver enviable. Il dit:

—Notez pourtant, monsieur, que j'obéissais à un devoir quand je me sacrifiais afin de rapprocher la princesse Aude et Galéas; or, ce devoir accompli me met maintenant hors d'état d'en accomplir un autre qui se révèle plus impérieux, et que j'ignorais.

En entendant ces paroles, Maître Léonard s'éloigna doucement à reculons, ainsi que la prudence le conseille, en face d'un individu qui parle sans forfanterie de rapprocher les princes et les princesses: car ce langage dénote à l'ordinaire plus de folie que de raison. Sur quoi, Maître Léonard, en son âme et conscience, se rappela: «Il ne faut pas exciter les fous.» Prêt à se retirer, mais poli, il salua, et il se croyait quitte, lorsque Dieudonat le retint par la manche.

—Ne me touchez pas, je vous prie! Je n'admets pas qu'on me touche; voilà mon sentiment.

—Je ne vous ferai aucun mal, ou du moins, je l'espère, car il me faut bien reconnaître que je ne manque guère à nuire aux créatures que j'approche. Je désirerais seulement vous poser une question.

—Posez, monsieur, mais à distance; je ne vous refuserai pas mes lumières.

—Tel que j'ai pu vous juger, Maître Léonard, d'après quelques propos éminemment judicieux, j'imagine qu'il a dû vous arriver maintes fois, au cours de votre carrière, de rencontrer des personnages malappris...

—Parfois, monsieur, même trop souvent.

—Sans nul doute, ces gens grossiers, après avoir entendu l'admirable bon sens de vos réflexions, de vos déductions, ont répliqué en comparant votre intellect à celui de divers animaux terrestres ou marins, tels que l'âne et le veau, l'oie, l'huître et la moule, ou bien à différentes parties du corps masculin, féminin, ou communes aux deux sexes, telles que le pied, le...

—Cela m'est arrivé, en effet, monsieur, mais de si basses injures ne pouvaient pas m'atteindre.

—J'en suis tout convaincu, et, si je ne me trompe, vous vous consoliez sans délai, en pensant que vos interlocuteurs étaient de simples imbéciles.

—Des idiots.

—Vous allez donc pouvoir me dire quelle distinction vous faites, maître Léonard, entre l'intelligence et l'imbécillité?

—L'imbécillité, c'était eux.

—Indubitablement: l'imbécile, c'est toujours l'autre, mais l'homme intelligent, de haute intelligence, qu'est-ce donc, maître Léonard?

—Le contraire de l'imbécile.

—En êtes-vous bien sûr, et ne croiriez-vous pas que, loin d'en être le contraire, il en est tout bonnement l'exagération? Le vent disait tantôt qu'il y a entre eux une différence, rien qu'une, et je l'entrevois depuis que je me compare à vous.

—Excusez-moi, monsieur, je suis attendu...

—Vous n'avez donc pas à vous presser, et je conclus: le penseur est celui qui pense le plus de sottises, puisqu'il pense plus que les autres. Car il faut bien le reconnaître, monsieur, les hommes de la plus haute intelligence et de l'imagination la plus vive sont exposés à commettre des stupidités monstrueuses que les sots ne concevraient point; certaines hauteurs de l'aberration exigent des facultés presque géniales, et un dévergondage d'idées qui tout d'abord suppose la richesse des idées, et qui se trouve par cela même interdit aux âmes moyennes. Les imbéciles restent frappés de stupeur en face de ces prodiges qui les dépassent tant, et ils haussent les épaules de pitié: ils n'ont pas tort.

—Vous n'avez pas tort, non, monsieur. Mais j'ai le regret de vous fausser compagnie. Je vous salue bien. On m'attend.

—Attendez aussi, Maître Léonard; je voudrais, en souvenir, vous laisser un présent.

—Un cadeau, monsieur?

Le petit bourgeois se rapprocha avec un visage agréable: les fous ont quelquefois de brusques générosités dont les honnêtes gens peuvent tirer profit.

—Oui, maître Léonard, un cadeau. Je connais un homme que le ciel a doté, paraît-il, de façon tout exceptionnelle, et qui médite depuis un quart de siècle; sa mère a reçu l'assurance du génie qu'il doit avoir; il a lu des livres innombrables et retenu ce qu'il lisait: son cerveau est une encyclopédie, et si vous aviez le moindre désir de posséder ce crâne magistral, en place du vôtre, vous me voyez tout disposé à vous en faire don.

Le digne retraité qui, vaguement, avait espéré une tabatière ou une épingle de cravate, et auquel on offrait des trésors spirituels, recula d'épouvante; il toisa le fou et s'enfuit.

—Voilà un sage, dit Dieudonat, voilà assurément un sage, puisqu'il refuse; le premier acte d'incontestable sagesse que je rencontre dans le monde, c'est un crétin qui l'accomplit.

Il se retourna vers le fleuve, dont les eaux continuaient à descendre dans la même splendeur, avec la même certitude.

—Elles vont au but, sans erreur, et votre force les dirige, mon Dieu! Elles ont la science divine, et je n'ai que la science humaine. J'en suis excédé, à la fin, tant j'abuse du droit de me tromper, et je voudrais ignorer tout, pour n'être conduit que par votre sagesse, comme elles, ô mon Dieu! comme elles et les plus humbles de la terre.

Un petit garçon, remarquant qu'il parlait tout haut, vint curieusement se poster à sa droite, et il l'examinait d'en bas avec un œil futé. Il portait, en bandoulière, une sacoche d'écolier: ses mollets étaient nus, et la plume avait rayé d'encre les manches de sa blouse à carreaux. Sitôt qu'il se vit découvert par le seigneur qui parlait seul, il envoya ses regards admirer l'horizon, et malgré lui, il riait au paysage.

—Tu es gai, mon petit ami?

—Ui, m'sieu.

—Comment t'appelles-tu?

—Onuphre.

—Quel âge as-tu?

—Onze ans.

—J'avais ton âge quand j'ai connu les Gutenberg, et j'inaugurais la série des cogitations néfastes...

—Si'ouplaît?

—Tu rentres du collège? Ça te plaît d'étudier?

—Uim'sieu.

—Beaucoup?

—Nom'sieu.

—Quel est le jeu que tu préfères?

—Courir.

—Et le jour que tu aimes le mieux?

—Jeudi.

—Pourquoi donc pas le dimanche?

—Le dimanche, il y a la messe, et puis on sort, avec papa, et puis maman, et puis ma sœur, et des habits; mais le jeudi on s'amuse plus.

—Alors, tu aimes t'amuser?

—Im'sieu.

—Plus qu'étudier?

—Sûr!

—Oui, oui, mais il faut travailler tout de même, n'est-ce pas? et préparer des examens, des concours, se faire une position, pour gagner sa vie, plus tard, quand on sera grand, quand papa sera vieux?...

La voix de Dieudonat chevrotait dans sa gorge, avec cet anxieux tremblement de l'honnête homme qui va commettre une mauvaise action et qui la prépare. En même temps, l'écolier avait pris une figure presque inquiète.

—Ça te fait de la peine, ce que je te dis là?

L'écolier haussa une épaule, lentement, pour exprimer quelque impuissance, et le philosophe sentit là une misère secrète: aussitôt il oublia la sienne.

—Tu as un souci? Raconte. Je veux savoir.

Un peu étonné d'obéir, le garçonnet, tout d'une haleine, confia que, sans doute, il ne pourrait pas continuer ses études; que son père, employé chez un commerçant, allait perdre sa place à cause d'une faillite imminente; que sa mère s'en désespérait à l'avance et que bientôt on n'aurait plus de pain.

L'entraînement de raconter, l'occasion d'intéresser, en excitant son jeune esprit, allumaient ses prunelles brunes, et gaiement il narrait l'histoire lamentable. En l'écoutant, Dieudonat se remémorait la parole sacrée: «Si vous ne devenez pas comme des enfants, vous n'entrerez pas dans le royaume de Dieu». Et il songeait: «Le royaume de la terre, j'en ai fini; je n'ai plus d'espoir que dans le ciel».

Mais, tout à coup, les Crieurs-de-nouvelles passèrent en courant. Ils proclamaient le suicide d'un riche marchand et de sa femme, leurs disgrâces domestiques, auxquelles était mêlé le Prince Dieudonat, et leur ruine, et la miraculeuse disparition du Prince.

L'enfant devint tout pâle:

—Le patron de papa qui est mort...

—Celui qui vient de se tuer était le patron de ton père?

—Oui... Plus de pain... Maman pleure... Au revoir, m'sieu.

—Arrête, écoute!

—Je n'ai plus le temps, m'sieu; maman pleure.

—Deux minutes pour gagner vingt ans de ta vie! Onuphre, tu as entendu parler de Dieudonat, qui peut tout ce qu'il veut?

—Oui, papa le déteste et dit qu'il a causé nos malheurs et bien d'autres.

—Ton père dit vrai: ce Dieudonat fait beaucoup de mal, et cependant il n'est pas cruel; il réparerait, s'il pouvait. Ecoute-moi de toutes tes forces. Cet homme-là, mon petit ami, a étudié beaucoup, beaucoup, et il en sait plus que tous tes maîtres ensemble; il a réfléchi sur chacune des sciences. Eh bien, puisque tes parents ne peuvent plus t'envoyer au collège et puisque Dieudonat est cause de votre misère, il te donnera le fruit de son travail, si tu veux, et tu seras très savant, tout d'un coup, dès demain, si tu veux; sans avoir besoin de rien apprendre, tu passeras les examens les plus difficiles, tu pourras enseigner, prêcher en chaire, ou parler au théâtre, et tu seras l'enfant prodige, célèbre dans toutes les villes, apte à tous les emplois, et tu gagneras en une soirée, si tu veux, plus que ton père en une année. Veux-tu?

—C'est pas une farce?

—Tu auras son esprit et il aura le tien. Veux-tu, Onuphre?

—Je veux bien, moi.

—Puisque tu y consens, je...

Au moment de formuler son vœu, le magicien, pris de scrupules, leva ses deux mains vers le ciel:

—Mon Dieu, ne vais-je donc pas encore faire du mal en repassant à autrui ce que votre faveur m'avait donné de trop? Les biens dont l'usage ne me tente plus pourront nourrir une famille, améliorer le sort de cet enfant, qui sera bientôt un homme, et alléger son existence, autant qu'ils surchargent la mienne. Je m'en débarrasse, il est vrai, mais ne jugez-vous pas, mon Dieu, qu'il est bien temps pour moi de vivre sans pensée, et qu'il est temps aussi que je cesse de nuire en pensant de travers, tandis que cet enfant ne pourra rien de plus qu'un homme?

Le soleil venait tout juste de disparaître à l'horizon: Dieudonat interrogeait un ciel majestueusement désolé, car la nature est un miroir où nous ne découvrons que le prolongement de nos âmes.

Devant l'éclatante broderie des cumulus frangés de pourpre, il songeait que les nuages sont l'haleine de la planète, une vapeur exhalée par la terre où l'on souffre, une buée de soupirs qui s'efforce à monter vers le paisible azur, et qui n'y peut pas atteindre, et qui saigne à la fin du jour.

—Oh! m'sieu, vous voyez?

—Quoi donc, âme légère?

—Le nuage! On dirait un aigle en or qui attaque un ours assis; il l'attaque par derrière et l'autre lève les pattes: il est comique, vous voyez?

—Pas encore... Mais toi, persistes-tu à souhaiter le don d'une science infuse et d'un cerveau qui comprend tout?

—Ce serait trop chance, m'sieu!

—Pour nourrir ta mère et ton père, dis que tu les veux, tu les auras!

—Je les veux! jeta l'enfant en éclatant de rire.

—Que donc je sois Onuphre, et tu t'appelleras Epagomène, comme il te convient désormais; je te donne ma science et ma pensée en échange des tiennes. Ainsi soit-il!

Aussitôt, le front de l'écolier se rembrunit; dans ses prunelles, profondes comme des puits, une eau lourde d'idées luisait mystérieusement, et ses sourcils étaient barrés d'une grave énergie.

Mais, dans le même instant, Dieudonat délivré de lui-même et de ses philosophies, cessa de prendre garde à ces sortes de choses; il pivota sur les talons, et vite, pointant l'index vers le soleil couchant, il se mit à crier:

—Non, mais, je t'en prie, regarde-le, l'ours qui allonge les pattes! Il ne tient plus assis! Voilà qu'il tombe sur le nez! Il est comique: tu le vois?

L'enfant répondit avec condescendance:

—Je ne le vois plus, monsieur.

Après quoi, d'un air cérémonieux, il ôta sa casquette, fit un pas vers le Prince, et le regarda droit en face:

—Que votre Noblesse ait la bonté de m'excuser, dit-il, si je ne puis rester davantage en sa compagnie: mon père et ma mère doivent être tourmentés par les nouvelles de ce soir, et il me tarde de les rejoindre. Je salue respectueusement Votre Noblesse.

Dieudonat se retenait de rire et pensait à part lui:

—Il est risible, ce vieux gosse qui joue à l'homme.

D'une seconde pirouette, il s'en débarrassa définitivement, et l'oublia; puis, sans plus s'occuper des gens heureux ou malheureux, il s'accouda au parapet du pont, et s'installa pour voir les nuages amusants.



QUATRIÈME PARTIE

XXV

DÉBUTS DE DIEUDONAT DANS LA CARRIÈRE D'HOMME INFÉRIEUR

N'essayons pas de le dissimuler: devant ce splendide coucher de soleil, l'altruiste venait de commettre un acte d'égoïsme, et de la pire espèce: en se donnant des airs de libéralité, et en parfaite connaissance de cause, il avait cédé à son prochain une fort mauvaise affaire, qui l'incommodait depuis longtemps et il avait pris en échange une chose excellente. Ces sortes de transactions sont très recherchées dans le monde, et bien notées; mais s'il est vrai qu'on les honore, elles honorent peu. Tout au moins faut-il ajouter que Dieudonat avait l'excuse du découragement, et que cette circonstance est la seule dans laquelle nous surprenions ce brave homme en flagrant délit d'astuce et de perversité; ce qu'il y a de plus désolant, au point de vue moral, c'est qu'un acte si bas soit également le seul, parmi tant de belles actions, dont il n'eut jamais à se plaindre ni à se repentir.

Bien au contraire, il entra aussitôt dans la période heureuse de sa vie.

Il avait dit à Galéas: «J'expierai, je m'en charge». On doit supposer qu'à ce moment il projetait de se sacrifier sans réserve au bonheur d'autrui, pour se punir d'avoir sacrifié les autres à son propre plaisir. Mais il allait vraiment un peu vite en besogne, et, somme toute, sa première journée de sacrifices expiatoires avait été singulièrement avantageuse, puisqu'il commençait par donner ce qui fait souffrir.

Imaginez, en effet, quel état d'insouciance et de belle humeur s'épanouirait sur la terre, si l'on abolissait cette amplificatrice des maux que nous appelons la pensée: il donnait son intelligence! Imaginez aussi en quelle calme béatitude s'écouleraient les jours du monde, si on en retirait les drames et les comédies que suscite partout, chez les gens et les bêtes, le désir involontaire de propager l'espèce à laquelle ils appartiennent: il donnait sa virilité! Délivré d'elles deux, il se débarrassait des mille soucis qu'elles comportent, autant dire de tous les soucis.

Les regrettait-il, au moins? Pas même, et tout regret de cette nature lui était interdit, car ces deux apanages-là jouissent d'un privilège vraiment exceptionnel, puisqu'il nous est indispensable de les posséder au plus haut point pour en déplorer l'insuffisance: d'une part, en effet, les individus trop intelligents s'inquiètent seuls de ne l'être pas assez, et, d'autre part, les libidineux sont les seuls à se plaindre de la limite que leurs forces imposent à leurs appétits.

Quant à l'abandon de sa beauté et de son œil gauche, il le comptait pour rien, sa jolie figure ne l'ayant jamais occupé, et son œil droit lui paraissant, depuis qu'il prenait l'habitude de s'en servir à l'exclusion du gauche, tout à fait suffisant pour voir.

Grand enfant d'un mètre soixante-seize, avec le corps vigoureux de sa trente-cinquième année et l'âme sereine de ses onze ans, il s'en allait à l'aventure.

—Je voudrais voir des choses!

Et son vœu se réalisait. A l'heure du crépuscule, il était sorti de la ville; il avait dormi sous un gros arbre et s'était réveillé au soleil, juste à temps pour croquer des pommes encore froides; puis, gaiement il était reparti, chemineau radieux, vagabond sans besoins, lancé droit devant lui, au hasard, n'ayant ni but ni volonté, insoucieux de demain et oublieux d'hier.

S'il faut en croire la pluralité des philosophes, il aurait dû ne se souvenir de rien, puisque la notion de notre identité réside en la mémoire, et qu'il avait donné les trésors de la sienne. Mais qui dira si les dieux n'ont pas établi une distinction qui nous échappe, entre la mémoire des idées apprises et celle de nos propres actes, l'une éphémère et l'autre moins aliénable, la science et la conscience?

Toujours est-il que le nouveau Dieudonat, pour une raison ou pour une autre, se rappelait confusément quelques bribes de son passé, comme on se rappelle au réveil les incidents d'un rêve: il savait son nom, son origine et son pouvoir magique, mais il n'attachait à ces choses qu'une médiocre importance, et surtout n'en tirait aucune vanité; de son existence antérieure, il gardait tout juste ce qu'il lui fallait pour jouir de l'avoir changée; ses remords ne le tourmentaient plus: ils traînaillaient derrière lui, dans la poussière des routes ou la brume des horizons, et lorsqu'ils faisaient mine de le vouloir lanciner, il s'en délivrait à la manière des gamins qui s'évadent de l'importunité et qui, dans un temps de galop, éventent leurs soucis et les sèment sur le chemin.

Les passereaux le virent qui gambadait dans la rosée, qui riait aux arbres, aux nuages, et qui dormait sous bois, siestait au rebord du fossé, jouait avec les scarabées et poursuivait les papillons. Lorsqu'il avait faim ou soif, il souhaitait des fruits aux branches ou une source dans le ravin, et il les trouvait aussitôt.

Il s'enivrait de paysages, savourant les lointains, avalant la lumière qui lui descendait dans le cœur et dilatait sa vie; l'harmonieuse tiédeur des tons égayait son sang dans ses veines comme eût fait la chaleur d'un vin, et des voix chantaient en lui, à l'unisson des couleurs. Comme c'est beau, la terre, et comme on le sait peu! Comme elle est vive en son immobilité, sous cette enveloppe d'air qui vibre! Il la découvrait et l'inventait pour son usage. Jusqu'alors, à la regarder en penseur, il ne l'avait pas vue, n'y voyant que lui-même: à présent, il en cherchait les coins où elle cache des chefs-d'œuvre, il la guettait au tournant des sentiers, la surprenait au revers d'un coteau, d'une haie, d'un rocher, toujours ingénieuse, toujours nouvelle; il l'aimait d'un amour juvénile et récent: il communiait avec elle. La nuit, il aimait les étoiles: il ne savait plus leurs noms ni leurs distances, mais elles n'en étaient que mieux accessibles à sa rêverie enfantine: l'énorme poésie d'épouvantements et de vertiges que font tournoyer les soleils, il n'en savait plus rien, mais il avait reconquis la naïve admiration de ce qui brille; couché sur le dos, il jouait à s'éblouir de cette joaillerie céleste, et il s'endormait en essayant de compter, dans leur écrin de velours nocturne, les diamants de la Sainte Vierge.

Il était libre, il était seul, et il goûtait candidement sa solitude en liberté. Il aimait la vie pour la vie, et c'était la première fois.

—Je ne veux pas qu'on me retrouve!

Et il allait, usant l'espace, dépensant les heures, les jours, les semaines, silhouette d'ailleurs assez grotesque sous ses habits de Cour, dont le satin s'était déchiré aux ronces et moucheté de boue, et cendré de poussière; les plumes défrisées de sa toque pendaient piteusement sur son oreille, et bien plutôt on l'aurait pris pour un saltimbanque en détresse que pour un fils de roi faisant son tour du monde. Qui donc l'aurait reconnu? De l'ancien Dieudonat, il ne portait plus que des loques, et guère davantage il ne ressemblait à Galéas: sa barbe avait poussé; ses cheveux mal peignés s'allongeaient sur son cou; sa santé naturelle et son existence sauvage avaient purifié le teint de l'Archiduc; les lèvres redevenaient rouges, et leur rictus s'adoucissait en bons sourires; les menaces de l'œil vairon s'étaient veloutées de tendresse; le front du Borgne, plissé naguère par des courroux et des calculs, se déridait comme un lac après la tempête et brillait d'ingénuité; toute cette face jadis inquiétante s'ouvrait maintenant comme un franc livre où les passants lisaient la probité d'une âme heureuse.

De fait, tous lui étaient amis, tant il avait besoin d'aimer, et tant il rayonnait de bonté caressante; parce qu'il avait renoncé à son esprit, son cœur l'emplissait tout entier, et débordait de lui, en commisérations soudaines, en désirs d'offrandes, en sympathies perpétuelles. Il abordait les gens sans les connaître, et tout de suite il les connaissait depuis des mois. Il escortait les rouliers qui dévident le long ruban des routes, et leur égayait le chemin en devisant ou en chantant des rondes, tandis que de la main il chassait à coups de fougères les taons qui ensanglantent la croupe des chevaux.

Rien ne lui plaisait tant que de donner: joie facile à ce pauvre si riche, joie doublée désormais, car sa nouvelle enfance venait d'y découvrir un jeu et des gaietés dont il ne se lassait point. Le jeu était simple et quotidien: on invite quelque charretier à partager le repas frugal, et le gaillard ne manque pas de dire, après avoir mangé:

—Un bon coup de vin, là-dessus, voilà ce qu'il faudrait.

—J'en ai précisément caché dans ces taillis une fort ancienne bouteille...

On s'enfonce dans le fourré, on feint de chercher, on peste, on s'attarde, et lorsque le moment arrive où le roulier se moque, on reparaît avec le vin! Un autre jour, c'est la tranche de lard, ou une aune de boudin fumant qui sort en triomphe du bois désert: les gens ouvrent une large bouche pour s'émerveiller, avant de l'ouvrir pour manger.

—Tu serais pas sorcier, des fois?

—Peut-être bien, peut-être que si...

Quant à dire quoi ni comment, jamais le grand enfant n'y voudrait consentir, tant la farce lui semble bonne, et tant la mine est drôle de ses convives stupéfaits.

Ces compagnons d'une heure disparaissent: on ne les rencontrera plus jamais; ils ne laissent rien derrière eux, n'ayant creusé dans la mémoire aucun sillon de peine, ni semé leur graine de souci. D'ailleurs, Dieudonat est seul bien souvent, car toujours quelque chose d'inconnu ou de merveilleux, là-bas, le tente et l'appelle hors du grand chemin. Si la solitude cesse de lui plaire, et si l'envie le prend de voir des visages, il a vite fait d'entrer dans une métairie ou une auberge.

A la ferme, son accoutrement, tout d'abord, égayait les gars et les filles; mais il ne s'en émouvait guère et sa bonne humeur avait bientôt désarmé les malins. Dans les auberges, l'aventure était plus scabreuse; l'hôte et sa prudente commère avaient méfiance d'un gars si étrangement vêtu, qui n'exhibait ni sou ni maille, et qui tendait un jambon ou une oie grasse, pour son loyer d'une nuit dans la grange. On flairait un voleur; plus d'une fois, il dut déguerpir sous la menace des archers. Il détalait alors, sans tristesse ni rancune, se garant de la police comme on se gare de la pluie: les injures et les averses sont les accidents du voyage, et la vie est bonne quand même! En route pour ailleurs! Dès qu'il avait dépassé le coteau, il oubliait le pays, les gens ou l'ondée: un coup de brise balayait le passé, et un rayon de soleil dorait tout l'avenir, tant l'avenir est chose courte!

Mais voilà qu'un jour il avise, sur l'heure de midi, une garcette assise au rebord d'un fossé: elle est toute jeune, avec la taille d'une femme et le regard d'une enfant; sur son front cuivré par le hâle, ses cheveux châtains ont des reflets de métal, et sa face brille, patinée de soleil, vernie de sueur, et ses traits sont immobiles de chaleur, en sorte qu'elle a l'air d'être en bronze. Sa bouche profonde et ses yeux d'émail s'ouvrent dans un étonnement mélangé de langueur, et sous l'ombre grêle d'une aubépine, elle reluit, mouchetée de lumière. Ses vaches, alentour, rousses entre le vert du pré et le bleu du ciel, paissent dans la clarté.

Dieudonat s'arrête et contemple: cette grave enfant aux yeux stupides et rêveurs comme ceux de ses bêtes, si chaste en sa brutalité, si poétique en sa rudesse, et qu'on sent presque sainte à force d'ignorance, ne serait-elle pas sortie d'un missel ou d'une légende? Elle ressemble à la Bergère de France, qui s'éblouit quand les voix vont parler dans l'arbre...

—Bonjour, la fille!

Il se rapproche, et la candide enfant, sous le regard d'un homme, baisse les yeux comme un chien sournois, guigne d'en bas et rit en-dessous. Mais il n'y prend pas garde et se rapproche encore.

—Dis un peu comment tu t'appelles...

—Clémentine.

—J'aperçois là dans ton panier un oignon cru et du pain dur: c'est un maigre festin, la fille, et j'ai dans ma besace une poularde qui vaut mieux, avec du vin, sans compter les pommes. On va manger nous deux, hein?

Il s'installe à côté de la pastoure, qui lui fait place, et les provisions apparaissent: une lueur de convoitise s'allume dans les yeux angéliques de l'enfant, qui louche vers les victuailles, et lorsque ses jeunes dents s'enfoncent dans la chair grasse ou font craquer les os, lorsque ses lèvres onctueuses baisent et sucent les pilons d'or, elle cligne des paupières voluptueusement, et toute l'animalité humaine s'épanouit sur son visage de brute virginale. Elle boit et ses joues s'allument. Des laboureurs passent au loin. Elle croque les pommes, remue les jambes, rit en montrant le fond de sa gueulette rouge, et sur le penchant du talus ses sabots égayés cognent l'un contre l'autre. Les arbustes, derrière, font une cachette propice; les laboureurs, là-bas, là-haut, sont des silhouettes qui ne voient rien, et des milliers d'abeilles bruissent infiniment sur le coteau planté de vignes. Si Dieudonat voulait... Mais il ne veut plus, et ne comprend même pas que l'heure du berger sonne dans la bergère.

Elle s'étend sur le dos et ses cils se rejoignent, comme des ailes diaphanes; ils battent encore un peu. On dirait qu'elle attend: le sommeil, peut-être, ou un rêve? Dieudonat le pense, du moins, et rien de plus; assis à deux pas d'elle, il admire avec ravissement ce bien-être éphémère qu'il a mis dans une créature de Dieu.

Mais soudain la créature de Dieu, sans dire quelle mouche la pique, sursaute en poussant de grands cris. Sa voix aiguë jaillit, perce le paysage et file en volée de flèches, par le travers des rayons verticaux qui tombent du soleil. Épouvante ou douleur? Cet appel de bête blessée a déchiré le calme des lointains: les campagnards courbés ont relevé la tête et cherchent.

—Au secours! Au secours!

Dieudonat se penche vers la fille qui se démène dans l'herbe et dont les deux pieds s'agitent avec furie vers les petits nuages blancs qui stationnent dans le ciel bleu. Du sommet des coteaux voisins, les paysans armés de fourches dévalent à grandes enjambées, et la fille hurle toujours.

—C'est la Clémentine, avec un chemineau!

Les hommes, congestionnés par la course, et le front en sueur, arrivent, entourent le couple: les jambes nues de la petite vachère se rabattent dans l'herbe, hors de ses jupes retroussées. Pas n'est besoin d'être sorcier pour deviner ce qui vient de se passer là; tout le monde le devine excepté le sorcier. Des coups lui tombent dru sur les reins et sur les épaules; des poings rustiques lui écrasent la face: alors il commence à comprendre.

—Bonnes gens, je vous assure...

On ne l'écoute guère. La vierge des champs se relève, avec l'aide des femmes qui sont arrivées tard pour rabattre sa jupe, et elle geint, elle cache ses yeux derrière ses poings, elle s'efforce de pleurer, de parler, et elle bredouille des mots salés de larmes.

—Est-ce que ça y est, dis?

—Oui, dame, ça y est!

Le chemineau essaie vainement de nier; sa victime n'en crie que plus fort, affirme, jure qu'elle est femme et s'en désole; les matrones l'interrogent: alors, elle raconte, elle précise, comment la chose est arrivée et comment la chose se passe; au narré des détails, les commères et les gars hochent la tête et simulent de la colère, mais leurs cœurs sont en appétit, et, faute de mieux, les coups se dépensent sur le museau de l'innocent; il saigne et les coups redoublent: toujours la vue du sang avive l'indignation des consciences.

Dieudonat, congrûment rossé, partiellement bleui, reçut les menottes, et d'étapes en étapes, on l'emmena jusqu'à la ville où siège la justice humaine.

Le juge était vêtu d'une robe noire bordée d'une fausse hermine où les queues s'écoulaient comme des larmes également noires, pour bien prouver aux accusés qu'on porte leur deuil par avance: le bon chemineau put même constater que ce deuil préalable se porte très longtemps, car il attendit deux mois pleins, tandis qu'on instruisait son cas. Il ne s'en plaignit pas, étant d'humeur docile, s'accommodant de tout et trouvant un plaisir nouveau à chaque condition nouvelle; son cachot lui rappelait vaguement certaine cellule de monastère qu'il avait habitée jadis:

—Autant que je me souviens, j'étais resté là-bas pendant sept ans. Ça devait être monotone, sept ans toujours pareils. Ici, au moins, on a de l'imprévu.

Les pompes de la justice obtinrent son admiration. Également il admira la perspicacité des tribunaux humains, car on lui démontra, clair comme le jour, qu'il était bien connu et qu'il s'appelait Onuphre.

Mais l'étonnement majeur lui vint d'apprendre que la petite vierge aux yeux limpides n'avait ni exagéré ni menti, lorsqu'elle dénonçait l'irréparable perte de sa virginité; déjà même la douce enfant était enceinte! Les médecins l'attestaient, et elle pleura bien fort devant le juge; de honte, de chagrin, de colère, elle pleurait et criait, montrant le poing au malfaiteur qui l'avait grisée, forcée, battue, et elle ressuscitait les péripéties du drame avec une si furieuse conviction que l'innocent lui-même en était tout ému.

En dépit de sa candeur, il devina bientôt que la pucelle avait probablement failli avant de le connaître, et qu'elle reniait son péché volontaire, pour le remplacer par un autre dont elle fût moins responsable. L'idée ne lui parut point sotte; en tout cas, il était touché du mal que cette enfant-là se donnait pour sauver son honneur champêtre; il eut pitié de sa détresse et approuva son énergie.

—Pauvre petite, elle a bien raison: elle s'épargne des misères...

Il l'encourageait du regard, et, en lui souriant de bonne amitié, il confessa tout ce qu'elle lui reprochait.

—Qu'est-ce que ça peut me faire, à moi?

On ne tarda point à lui fournir ce dernier renseignement: séance tenante, il s'entendit condamner à être pendu, après amende honorable au parvis de la cathédrale.

C'est ainsi que Dieudonat, qui avait possédé tant de dames et de demoiselles, sans que personne lui cherchât noise, dans le temps où il était prince, fut jugé bon pour la potence, dès qu'il devint eunuque et pauvre.


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