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Discours par Maximilien Robespierre — 21 octobre 1789-1er juillet 1794

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The Project Gutenberg eBook of Discours par Maximilien Robespierre — 21 octobre 1789-1er juillet 1794

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Title: Discours par Maximilien Robespierre — 21 octobre 1789-1er juillet 1794

Author: Maximilien Robespierre

Editor: Laponneraye

Release date: October 1, 2009 [eBook #30144]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Daniel Fromont

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DISCOURS PAR MAXIMILIEN ROBESPIERRE — 21 OCTOBRE 1789-1ER JUILLET 1794 ***

Maximilien Robespierre (1758-1794),

Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 21 octobre 1789 (21 octobre 1789)

Texte en français moderne par Albert Laponneraye

(Un boulanger avait été mis à mort par le peuple; la commune de Paris envoya à l'assemblée nationale une députation pour lui rendre compte de cet événement et pour demander qu'elle rendît une loi martiale et qu'elle s'occupât de pourvoir aux subsistances de la capitale. Barnave fit observer qu'une loi martiale ne serait pas suffisante, et proposa de créer un tribunal ad hoc pour juger les crimes de lèse-nation. La motion de Barnave fut appuyée par plusieurs députés. Robespierre prit la parole en ces termes:)

Ne serait-il donc question dans cette discussion que d'un fait isolé, que d'une seule loi?… Si nous n'embrassons pas à la fois toutes les mesures, c'en est fait de la liberté. Les députés de la commune vous ont fait un récit affligeant; ils ont demandé du pain et des soldats. Ceux qui ont suivi la révolution, ont prévu le point où vous êtes: ils ont prévu que les subsistances manqueraient; qu'on vous montrerait au peuple comme sa seule ressource: ils ont prévu que des situations terribles engageraient à vous demander des mesures violentes, afin d'immoler à la fois et vous et sa liberté. On demande du pain et des soldats; c'est dire: le peuple attroupé veut du pain; donnez-nous des soldats pour immoler le peuple. On vous dit que les soldais refusent démarcher… Eh! peuvent-ils se jeter sur un peuple malheureux dont ils partagent le malheur? Ce ne sont donc pas des mesures violentes qu'il faut prendre, mais des décrets sages pour découvrir la source de nos maux, pour déconcerter la conspiration qui peut-être, dans le moment où je parle, ne nous laisse plus d'autres ressources qu'un dévouement illustre. Il faut nommer un tribunal vraiment national.

Nous sommes tombés dans une grande erreur, en croyant que les représentants de la nation ne peuvent juger les crimes commis envers la nation. Ces crimes, au contraire, ne peuvent être jugés que par la nation, ou par ses représentants, ou par des membres pris dans votre sein. Qu'on ne parle pas de constitution quand tout se réunit pour l'écraser dans son berceau. Des mandements incendiaires sont publiés, les provinces s'agitent, les gouverneurs favorisent l'exportation sur les frontières… Il faut entendre le comité des rapports; il faut entendre le comité des recherches, découvrir la conspiration, étouffer la conspiration Alors nous ferons une constitution digne de nous et de la nation qui l'attend.

* * * * * * * * *

Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 25 janvier 1790 (25 janvier 1790)

(Le commencement de la séance avait été consacré à divers travaux, entre autres à la lecture d'un rapport sur un secours demandé par la ville de Valenciennes. Lorsque la tribune fut libre, Robespierre y monta et s'exprima ainsi:)

Nous venons soumettre à votre délibération un objet infiniment plus intéressant pour plusieurs provinces du royaume… Il tient à la liberté générale… Il est d'une telle nature, que vous nous accuseriez d'une malversation odieuse, si nous ne soutenions pas avec force la cause qui nous est en ce moment confiée. Parmi les décrets qui fixent la quotité d'impositions nécessaires pour exercer les droits de citoyen actif, et pour être électeur et éligible, il en est qui ont donné lieu à une demande d'explication…

Des contributions directes, personnelles et réelles, sont établies dans une grande partie du royaume. Dans l'Artois et dans les provinces qui l'avoisinent, on paie peu de contributions directes; la corvée n'y existe pas; la taille et la capitation y sont converties en impositions indirectes. Il en est de même des contributions par les propriétaires de fonds: les centièmes établis depuis deux siècles étaient bien loin de produire une imposition proportionnée à la valeur des fonds: ils ont été abolis par les soins des Etats d'Artois. Ainsi, cette province ne contiendrait qu'un très petit nombre de citoyens actifs; ainsi, une partie considérable des habitants de la France seraient frappés de l'exhérédation politique…

Si vous considérez maintenant que presque la totalité du territoire des provinces belgiqnes est possédée par des ecclésiastiques, par des nobles et par quelques bourgeois aisés, que dans une communauté de 1,000 âmes, il y a à peine quatre citoyens actifs…

(M. de Montlausier interrompt et demande la preuve de ces assertions.)

J'ai l'honneur d'observer que la cause que je défends touche de si près aux intérêts du peuple, que j'ai droit à toute votre attention.

Dans l'état actuel, l'égalité politique est détruite… Prononcez sur cette importante réclamation. Nous la soumettons à votre justice, à la raison qui vous a dicté la déclaration des droits de l'homme. Jetez vos yeux sur cette classe intéressante, qu'on désigne avec mépris par le nom sacré de peuple Voulez-vous qu'un citoyen soit parmi nous un être rare, par cela seul que les propriétés appartiennent à des moines, à des bénéficiers, et que les contributions directes ne sont pas en usage dans nos provinces? Voulez-vous que nous portions à ceux qui nous ont confié leurs droits, des droits moindres que ceux dont ils jouissaient? Que répondre quand ils nous diront: vous parlez de liberté et de constitution, il n'en existe plus pour nous. La liberté consiste, dites-vous, dans la volonté générale, et notre voix ne sera pas comptée dans le recensement général des voix de la nation. La liberté consiste dans la nomination libre des magistrats auxquels on doit obéir, et nous ne choisissons plus nos magistrats. Autrefois, nous les nommions, nous pouvions parvenir aux fonctions publiques; nous ne le pourrons plus, tant que les anciennes contributions subsisteront… Dans la France esclave, nous étions distingués par quelques restes de liberté; dans la France devenue libre, nous serons distingués par l'esclavage.

Si nous pouvons vous proposer un parti qui, loin de compromettre vos décrets et vos principes, les cimente et les consacre; s'il n'y a d'autre effet que de fortifier vos décrets, et de vous assurer de plus en plus la confiance et l'amour de la nation, quelle objection pourrez-vous faire?

L'assemblée nationale considérant que les contributions maintenant établies dans diverses parties du royaume, ne sont ni assez uniformes, ni assez sagement combinées pour permettre une application juste et universelle des décrets relatifs aux conditions d éligibilité, voulant maintenir l'égalité politique entre toutes les parties du royaume, déclare l'exécution des dispositions concernant la nature et la quotité des contributions nécessaires pour être citoyen actif, électeur et éligible, différée jusqu'à l'époque où un nouveau mode d'imposition sera établi; que jusqu'à cette époque, tous les Français, c'est-à-dire, tous les citoyens domiciliés, nés Français ou naturalisés Français, seront admissibles à tous les emplois publics, sans autre distinction que celle des vertus et des talons; sans qu'il soit dérogé toutefois aux motifs d'incompatibilité décrétés par l'assemblée nationale.

* * * * * * * * *

Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 22 février 1790 (22 février 1790)

(Des troubles ayant éclaté sur différons points de la France, le garde des sceaux donna lecture à l'assemblée constituante d'un mémoire pour l'inviter à prendre des mesures de répression. L'assemblée décida que son comité de constitution lui présenterait un projet de décret tendant au rétablissement de la tranquillité publique. Ce projet de décret armait les officiers municipaux d'une sorte de dictature en leur permettant de faire usage contre les attroupements de la loi martiale, qui ordonnait de faire feu sur le peuple après trois sommations. Lafayette, Barnave, Caza- lès, Mirabeau et d'autres députés encore furent successivement entendus sur cette question; tous furent d'avis de mettre la loi martiale en vigueur avec quelques modifications plus ou moins restrictives. Chapetier et Malouet proposèrent deux nouveaux projets de décret. Robespierre prononça à ce sujet le discours suivant:)

Avant d'examiner les différens décrets, je dois vous exposer dans quelles circonstances et sous quels auspices ils vous sont présentés. Il y a peu de jours, sur le simple récit des événements du Quercy, l'Assemblée, par un décret, a ordonné la réunion des troupes soldées et des maréchaussées aux gardes nationales, pour réprimer les désordres. Ce décret a paru insuffisant aux ministres, qui ont demandé, dans leur mémoire, que le pouvoir exécutif soit autorisé à déployer la terreur des armes. Ce mémoire a été renvoyé au comité, et, samedi, des membres de cette Assemblée vous ont fait des propositions conformes à celles des ministres. Qu'on me pardonne de n'avoir pu concevoir comment les moyens du despotisme pouvaient assurer la liberté; qu'on me pardonne de demander comment une révolution faite par le peuple peut être protégée par le déploiement ministériel de la force des armes. Il faudrait me démontrer que le royaume est à la veille d'une subversion totale: cette démonstration a paru nécessaire à ceux-là mêmes qui se joignent à la demande des ministres, puisqu'ils assurent qu'elle est acquise. Voyons si cela est vrai.

Nous ne connaissons la situation du royaume que par ce qui a été dit par quelques membres sur les troubles du Quercy, et vous avez vu que ces troubles ne consistent qu'en quelques châteaux brûlés. Des châteaux ont le même sort dans l'Agénois. Nous nous rappelons avec plaisir que deux députés nobles* [* MM. d'Aiguillon et Chartes de Lameth.], ont préféré à ce vain titre celui de défenseurs du peuple: ils vous ont conjuré de ne pas vous effrayer de ces événements, et ils ont présenté les principes que je développe aujourd'hui. Il y a encore quelques voies de fait en Auvergne et quelques-unes en Bretagne. Il est notoire que les Bretons ont calmé des émotions plus violentes: il est notoire que, dans cette province, ces accidents ne sont tombés que sur ces magistrats qui ont refusé la justice au peuple, qui ont été rebelles à vos décrets, et qui s'obstinent à les mépriser* [* La chambre des vacations du parlement de Rennes avait refusé d'enregistrer les décrets de l'Assemblée. Ses membres furent mandés à la barre, et déclarés inhabiles à remplir aucune fonction de citoyen actif. (Séances du 11 et 16 janvier 1790.)]. Les députés des contrées agitées m'ont assuré que les troubles se calment. Vous avez dû être rassurés à un certain point par le mémoire du garde des sceaux, plus effrayant par la force et l'exagération des expressions que par les faits: il en articule un seul: les malheurs arrivés à Béziers. Vous avez blâmé le peuple; vous avez donné une preuve touchante d'intérêt à ses malheurs: vous avez vu qu'ils ne tiennent pas à une cause générale, mais qu'ils prennent leur source dans les contraintes exercées sur la perception d'un impôt odieux, que le peuple croit détruit, et que, depuis le commencement de la révolution, il refuse de payer. Que ces faits ne nous inspirent donc aucune terreur. Rapportons maintenant les événements qui peuvent dissiper nos craintes

Vous savez quels moyens on a employés en Normandie pour soulever le peuple, pour égarer les habitants des campagnes; vous avez vu avec quelle candeur ils ont désavoué les signatures surprises et apposées à une adresse, ouvrage de sédition et de délire, rédigée par les auteurs et les partisans de l'aristocratie. Qui est-ce qui ignore qu'on a répandu avec profusion, dans les provinces belgiques, des libelles incendiaires, que les principes de l'insurrection ont été prêchés dans la chaire du Dieu de paix; que les décrets sur la loi martiale, sur les contributions, sur la suppression du clergé ont été publiés avec soin; qu'on a caché tous ceux de vos décrets qui, non moins utiles, présentaient aux peuples des objets de bienfaisance faciles à saisir? Qu'on ne vienne donc pas calomnier le peuple! J'appelle le témoignage de la France entière: je laisse ses ennemis exagérer les voies de fait, s'écrier que la révolution a été signalée par des barbaries: moi j'atteste tous les bons citoyens, tous les amis de la raison, que jamais révolution n'a coûté si peu de sang et de cruautés. Vous avez vu un peuple immense, maître de sa destinée, rentrer dans l'ordre au milieu de tous les pouvoirs abattus, de ces pouvoirs qui l'ont opprimé pendant tant de siècles; sa douceur, sa modération inaltérables ont seules déconcerté les manoeuvres de ses ennemis, et on l'accuse devant ses représentants!

A quoi tendent ces accusations? Ne voyez-vous pas le royaume divisé? ne voyez-vous pas deux partis, celui du peuple et celui de l'aristocratie et du despotisme? Espérons que la constitution sera solidement affermie; mais reconnaissons qu'il reste encore à faire: grâce au zèle avec lequel on a égaré le peuple par des libelles, et déguisé les décrets, l'esprit public n'a pas encore pris l'ascendant si nécessaire. Ne voyez vous pas qu'on cherche à énerver les sentiments généreux du peuple, pour le porter à préférer un paisible esclavage à une liberté achetée au prix de quelques agitations et de quelques sacrifices? Ce qui formera l'esprit public, ce qui déterminera s'il doit pencher vers la liberté ou se reporter vers le despotisme, ce sera l'établissement des assemblées administratives. Mais si l'intrigue s'introduisait dans les élections, si la législature suivante pouvait ainsi se trouver composée des ennemis de la révolution, la liberté ne serait plus qu'une vaine espérance que nous aurions présentée à l'Europe. Les nations n'ont qu'un moment pour devenir libres; c'est celui où l'excès de la tyrannie doit faire rougir de défendre le despotisme. Ce moment passé, les cris de bons citoyens sont dénoncés comme des actes de sédition; la servitude reste, la liberté disparait. En Angleterre, une loi sage ne permet pas aux troupes d'approcher des lieux où se font chaque année les élections; et dans les agitations incertaines d'une révolution, on nous propose de dire au pouvoir exécutif: Envoyez des troupes où vous voudrez, effrayez les peuples, gênez les suffrages, faites pencher la balance dans les élections!

Dans ce moment même des villes ont reçu des garnisons extraordinaires, qui ont par la terreur servi à violer la liberté du peuple, à élever aux places municipales des ennemis caches de la révolution. Ce malheur est certain; je le prouverai, et je demande pour cet objet une séance extraordinaire. Prévenons ce malheur; réparons-le par une loi que la liberté et la raison commandent à tout peuple qui veut être libre, qu'elles ont commandée à une nation qui s'en sert avec une respectueuse constance pour maintenir une constitution à laquelle elle reconnaît des vices; mais ne proclamons pas une nouvelle loi martiale contre un peuple qui défend ses droits, qui recouvre sa liberté. Devons-nous déshonorer le patriotisme en l'appelant esprit de sédition, et honorer l'esclavage par le nom d'amour de l'ordre et de la paix? Non; il faut prévenir les troubles par des moyens plus analogues à la liberté. Si l'on aime véritablement la paix, ce ne sont pas des lois martiales qu'il faut présenter au peuple; elles donneraient de nouveaux moyens d'amener des troubles: lorsqu'il sera porté quelque cause à votre tribunal, protégez la cause, protégez les principes populaires.

Tout cet empire est couvert de citoyens armés par la liberté; ils repousseront les brigands pour défendre leurs foyers. Rendons au peuple ses véritables droits; protégeons, je le répète, protégeons les principes patriotiques, attaqués dans tant d'endroits divers; ne souffrons pas que des soldats armés aillent opprimer les bons citoyens, sous le prétexte de les défendre; ne remettons pas le sort de la révolution dans les mains de chefs militaires; faisons sortir des villes ces soldats armés qui effraient le patriotisme pour détruire la liberté.

* * * * * * * * *

Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 13 mars 1790 (13 mars 1790)

(II y avait près d'un an que la régénération de la France avait commencé, et l'Assemblée nationale, absorbée par une multitude d'autres soins, ne s'était pas encore occupée du sort des détenus par lettres de cachet. Dans la séance du 13 mars au soir, le député Castellane présenta un projet de loi en plusieurs articles sur ce sujet. Le premier article ordonnait la mise en liberté dans le délai de six semaines de toutes les personnes détenues sans jugement préalable. L'abbé Maury se hâta de prendre la parole et de combattre cet article du projet de loi, demandant le maintien des lettres de cachet. Robespierre lui répliqua ainsi:)

En me bornant au premier article soumis à votre discussion, j'observe que c'est sur le sort des personnes qui ne sont accusées d'aucun crime que nous avons à prononcer. Nous ne favoriserons pas, sans doute, ces actes de despotisme; des législateurs n'ont autre chose à faire que d'anéantir ces abus. Comment les anéantir s'ils laissent gémir ceux qui sont dans l'oppression? En vertu de quoi ont-ils été privés de leur liberté? En vertu d'un acte illégal. Ne serait-ce pas consacrer cet acte illégal que d'ordonner des délais? Si quelque chose peut nous affecter, c'est le regret de siéger depuis dix mois, sans avoir encore prononcé la liberté de ces malheureux, victimes d'un pouvoir arbitraire. L'assemblée sera, sans doute, étonnée de voir que, lorsqu'il est question de la cause de l'innocence, on lui parle sans cesse, non pas de ces infortunés détenus, souvent pour leurs vertus, pour avoir laissé échapper quelques preuves d'énergie et de patriotisme; mais qu'on fixe son attention sur des hommes emprisonnés à la sollicitation des familles. Vous n'avez pas, sans doute, oublié cette maxime: Il vaut mieux faire grâce à cent coupables, que punir un seul innocent. Je propose pour amendement au premier article que tous ceux qui seront détenus seront mis en liberté le jour même de la publication du présent décret, et que dans huit jours votre décret sera publié.

* * * * * * * * *

Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 7 avril 1790 (7 avril 1790)

(L'Assemblée Constituante s'occupait de l'organisation du pouvoir judiciaire. Trois projets de décret lui étaient soumis sur cette matière importante. Les avis étant partagés sur la question de savoir auquel des trois projets on accorderait la priorité; il fut décrété que plusieurs questions fondamentales seraient discutées et décidées préalablement. Au nombre de ces questions étaient les deux suivantes: 1° Etablira-t-on des jurés? 2° Les établira-t-on en matière civile et en matière criminelle? La discussion s'engagea La majorité de l'assemblée penchait en faveur du jury, mais parmi ceux qui reconnaissaient l'utilité de cette institution admirable, il en était qui ne la croyaient applicable qu'au criminel, d'autres qui renvoyaient a l'année 1792 l'application du Jury au civil. Un député ayant dit: "Avant de discuter, qu'on me définisse donc ce que c'est que des jurés," Robespierre se leva et répondit ainsi à cette question.)

D'après tout ce qui a été dit, il semble que pour fixer l'opinion il suffit de répondre à la question du préopinant eu définissant l'essence et en déterminant le principal caractère de la procédure par juré. Supposez donc, à la place de ces tribunaux permanents auxquels nous sommes accoutumés, et qui prononcent à la fois sur le fait et sur le droit, des citoyens jugeant le fait et des juges appliquant ensuite la loi. D'après cette seule définition, on saisira aisément la grande différence qui se trouve entre les jurés et les différentes institutions qu'on voudrait vous proposer. Les juges des tribunaux permanents, investis pour un temps du pouvoir terrible de juger, adopteront nécessairement un esprit de corps d'autant plus redoutable que, s'alliant avec l'orgueil, il devient le despotisme. Il est trop souvent impossible d'obtenir justice contre des magistrats en les attaquant soit comme citoyens soit comme juges. Quand ma fortune dépendra d'un juré je me rassurerai en pensant qu'il rentrera dans la société; je ne craindrai plus le juge qui, réduit à appliquer la loi, ne pourra jamais s'écarter de la loi: je regarde donc comme un point incontestable que les jurés sont la base la plus essentielle de la liberté; sans cette institution je ne puis croire que je sois libre, quelque belle que soit votre constitution.

Tous les opinants adoptent l'établissement des jurés au criminel. Eh! quelle différence peut-on trouver entre les deux parties distinctes de notre procédure? Dans l'une, il s'agit de l'honneur et de la vie; dans l'autre, de l'honneur et de la fortune. Si l'ordre judiciaire au criminel sans jurés est insuffisant pour garantir ma vie et mon honneur, il l'est également au civil, et je réclame les jurés pour mon honneur et pour ma fortune. On dit que cette institution au civil est impossible: des hommes qui veulent être libres et qui en ont senti le besoin sont capables de surmonter toutes les difficultés; et s'il est une preuve de la possibilité d'exécuter l'institution qu'on attaque, je la trouve dans cette observation que beaucoup d'hommes instruits ont parlé dans cette affaire sans présenter une objection soutenable! Peut-on prouver qu'il est impossible de faire ce que l'on fait ailleurs, qu'il est impossible de trouver des juges assez éclairés pour juger des faits? Mais partout, malgré la complication de nos lois, malgré tous nos commentaires, les faits sont toujours des faits; toute question de fait sur une vente se réduira toujours à ce point: La vente a-t-elle été faite? (Murmures.) J'éprouve en ce moment même que l'on confond encore le fait et le droit. Quelle est la nature de la vente? Voilà ce qui appartient à la loi et aux juges. N'avez vous pas vendu? Cette question appartient aux jurés… Quoi! vous voulez donc que le bon sens, que la raison soit exclusivement affectée aux hommes qui portent une certaine robe? On a dit que notre situation politique ne permettait pas l'établissement des jurés: quelle est donc notre situation politique? Les Français, timides esclaves du despotisme, sont changés par la révolution en un peuple libre qui ne connaît pas d'obstacles quand il s'agit d'assurer la liberté; nous sommes au moment où toutes les vérités peuvent paraître, où toutes seront accueillies parle patriotisme. On dit que nous ne connaissons pas les jurés: j'en atteste tous les gens éclairés; la plupart des citoyens connaissent les jurés et en désirent l'établissement. On veut vous faire redouter les obstacles des gens de loi: c'est une injure qui leur est faite; ceux qui n'ont porté au barreau que le désir d'être utiles à leurs concitoyens saisiront avec enthousiasme l'occasion de sacrifier leur état si l'utilité publique l'exige… Suffit-il donc de se borner à apposer des convenances aux principes? rappelez-vous ce que vous avez fait; souvenez-vous que quand vous avez changé ce mot servile et gothique: Etats généraux, en cette expression: Assemblée nationale, qui a consacré tout à la fois vos droits et vos principes les plus sacrés de la constitution, les mêmes convenances ont été opposées par les mêmes personnes.

Je conclus, et je dis que différer jusqu'à 1792 l'établissement des jurés au civil, c'est peut-être y renoncer pour toujours, c'est aider à la renaissance de cet esprit aristocratique qui se montre chaque jour avec une assurance qu'il avait perdue depuis plusieurs mois. Le moment le plus favorable pour cette belle institution était venu: vous différez! Qui vous a dit que ce moment reviendra? Et si vous n'êtes pas sûrs de son retour, de quel droit hasarderez-vous le bonheur du peuple.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 28 avril 1790 (28 avril 1790)

(L'assemblée avait chargé son comité de jurisprudence criminelle de lui présenter un travail sur les conseils de guerre. Le député Beaumetz donna lecture d'un projet de décret dont les principales dispositions consistaient à rendre la procédure publique et à donner un conseil à l'accusé. Robespierre l'apprécia en ces termes:)

Le décret qu'on vous propose est si important, qu'il est difficile de se déterminer après une seule lecture: cependant il est impossible de n'être pas frappé de son insuffisance; il ne fallait pas se borner à réformer quelques détails; mais on devait toucher à la composition des conseils de guerre. Vainement vous auriez donné un conseil à l'accusé, si, comme les autres citoyens, les soldats ne tenaient de vous le droit d'être jugé par ses pairs. Je ne prétends rien dire de désobligeant à l'armée française, en exposant avec force un sentiment que vous trouverez sans doute plein de justice. Il est impossible de décréter, dans les circonstances actuelles, que les soldats n'auront pas d'autres juges que les officiers… (Il s'élève quelques murmures). J'en conviens, il faut du courage pour dire, dans cette tribune, où une expression d'un membre patriote a été interprétée d'une manière défavorable, qu'il y a entre les soldats et les officiers des intérêts absolument opposés. Si cette réflexion est juste, serez-vous suffisamment rassurés sur le sort des soldats qui pour, raient être accusés? Ne craindrez-vous pas que quelquefois cette différence de sentiments sur la révolution se fasse naître des préjugés contre l'innocence des soldats? ne craindrez-vous pas que, sous prétexte de discipline, on ne punisse le patriotisme et l'attachement à la révolution? Mes observations sont conformes aux principes de l'Assemblée nationale: elle ne les violera pas, quand il s'agit de la sûreté des braves soldats auxquels nous devons une reconnaissance si sincère et si méritée.

Je demande que désormais le conseil de guerre soit composé d'un nombre égal d'officiers et de soldats.

* * * * * * * * *

Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 15 mai 1790 (15 mai 1790)

(Un grand différend s'était élevé entre l'Espagne et l'Angleterre; les deux puissances faisaient des armements considérables et Louis XVI, par l'organe de M. de Montmorin, avait donné communication à l'assemblée des mesures qu'il avait cru devoir prendre pour assurer la tranquillité générale et pour la sûreté du commerce. Une discussion s'éleva à ce sujet sur la question de savoir à qui appartenait, du roi ou de l'assemblée, le droit de faire la paix ou la guerre. Voici quelle fut l'opinion de Robespierre:)

S'il est un moment où il soit indispensable de juger la question de savoir à qui appartiendra le droit de faire la paix ou la guerre, c'est à l'époque où vous avez à délibérer sur l'exercice de ce droit. Comment prendrez-vous des mesures si vous ne connaissez pas votre droit. Vous déciderez provisoirement, au moins, que le droit de disposer du bonheur de l'empire appartient au ministre. Pouvez-vous ne pas croire, comme on vous l'a dit, que la guerre est un moyen de défendre le pouvoir arbitraire contre les nations? Il peut se présenter différents partis à prendre. Je suppose qu'au lieu de vous engager dans une guerre dont vous ne connaissez pas les motifs, vous vouliez maintenir la paix; qu'au lieu d'accorder des subsides, d'autoriser des armements, vous croyez devoir faire une grande démarche et montrer une grande loyauté. Par exemple, si vous manifestiez aux nations que, suivant des principes bien différents de ceux qui ont fait les malheurs des peuples, la nation française, contente d'être libre, ne veut s'engager dans aucune guerre, et veut vivre avec toutes les nations, dans cette fraternité qu'avait commandée la nature. Il est de l'intérêt des nations de protéger la nation française, parce que c'est de la France que doivent partir la liberté et le bonheur du monde. Si l'on reconnaissait qu'il est utile de prendre ces mesures ou toutes autres semblables, il faudrait décider si c'est la nation qui a le droit de les prendre. II faut donc, avant d'examiner les mesures nécessaires, juger si le roi a le droit de faire la paix ou la guerre.

* * * * * * * * *

Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 18 mai 1790 (18 mai 1790)

(Continuation de la séance du 15 mai sur le droit de guerre.)

Après les vérités importantes qui vous ont été présentées sur la question, il reste encore à répondre à un très-petit nombre d'objections, à résumer les points principaux, à réduire la question à ses termes les plus simples, et à fixer vos regards sur notre situation actuelle. En me rappelant ce qu'ont dit les deux préopinants, je ne vois qu'une seule objection: la nation étant obligée de déléguer tout le pouvoir, autant vaut et mieux vaut de léguer au roi, qui est représentant de la nation, le droit de déclarer la guerre. Il est inexact de dire représentant de la nation. Le roi est le commis et le délégué de la nation pour exécuter les volontés nationales… (MM. Destourmel, de Murinais, etc., demandent que l'opinant soit rappelé à l'ordre.) Certainement le murmure qui s'élève n'aurait pas eu lieu, si l'on avait compris ma pensée; on ne m'aurait pas soupçonné de manquer de respect à la majesté royale, puisqu'elle n'est autre chose que la majesté nationale. J'ai voulu donner une magnifique idée de…. (Murmures) Si mes expressions ont affligé quelqu'un, je dois les rétracter: par commis, je n'ai voulu entendre que l'emploi suprême, que la charge sublime d'exécuter la volonté générale; j'ai dit qu'on ne représente la nation que quand on est spécialement chargé par elle d'exprimer sa volonté, toute autre puissance, quelque auguste qu'elle soit, n'a pas le caractère de représentant du peuple. Je dis donc que la nation doit confier à ses représentants le droit de la guerre et de la paix. A toutes ces réflexions, j'ajoute qu'il faut déléguer ce pouvoir à celui qui a le moins d'intérêt à en abuser; le corps législatif n'en peut abuser jamais. Mais c'est le roi armé d'une puissante dictature qui peut le rendre formidable, qui peut attenter à la liberté, à la constitution. Le roi sera toujours tenté de déclarer la guerre pour augmenter sa prérogative; les représentants de la nation auront toujours un intérêt direct et même personnel à empêcher la guerre. Dans un instant, ils vont rentrer dans la classe de citoyens, et la guerre frappe sur tous les citoyens. Pour éviter ces inconvénients sans nombre qui se présentent à nos regards, je propose à l'assemblée de fixer son opinion sur le projet de décret de M. de Pétion; c'est ici le moment de commencer cette grande révolution, qui s'étendra sur toutes les parties du monde. Je ne crois pas qu'il soit facile de supporter l'idée de la guerre qui l'annonce. C'est l'Espagne qui a fait les premiers préparatifs; c'est l'Espagne qui a réclamé des possessions éloignées. On nous parle d'un traité: quel traité? un pacte de famille est un pacte national? Comme si les querelles des rois pouvaient encore être celles des peuples…. (On observe que ce n'est pas l'ordre du jour.) Il est impossible que des événements qui amènent cette discussion, soient étrangers à cette discussion. Il est important d'avertir l'assemblée nationale que cette question traitée, elle en aura une autre à traiter. Pourquoi voulez-vous m'empêcher de vous dire que vous êtes exposés aux plus grands des dangers, si vous ne prenez pas un décret sage. Je conclus à ce que l'assemblée délibère, d'abord sur le projet de décret de M. Pétion de Villeneuve, et ensuite sur les circonstances présentes.

* * * * * * * * *

Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 25 mai 1790 (25 mai 1790)

(Opinion de Robespierre sur l'organisation de la Cour de cassation:)

Pour découvrir les règles de l'organisation de la Cour de cassation, il faut se former une idée juste de ses fonctions et de son objet. Elle ne jugera pas sur le fond des procès. Uniquement établie pour défendre la loi et la constitution, nous devons la considérer, non comme une partie de l'ordre judiciaire, mais comme placée entre le législateur et la loi rendue, pour réparer les atteintes qu'on pourrait lui porter. Il est dans la nature que tout individu, que tout corps qui a du pouvoir, se serve de ce pouvoir pour augmenter ses prérogatives; il est certain que le tribunal de cassation pourra se faire une volonté indépendante du corps législatif, et s'élever contre la constitution. Ces idées m'ont conduit à adopter une maxime romaine qui pourrait paraître paradoxale, et dont vous reconnaîtrez sans doute la vérité: "Aux législateurs appartient le pouvoir de veiller au maintien des lois." Cette maxime était rigoureusement observée. Quand il y avait quelque obscurité, les lois romaines ne voulaient pas que les juges se permissent aucune interprétation, dans la crainte qu'ils n'élevassent leur volonté au-dessus de la volonté des législateurs. D'après ces réflexions, j'ai pensé que vous ne trouveriez pas étrange qu'on vous proposât de ne pas former de tribunal de cassation distinct du corps législatif, mais de le placer dans ce corps même. On objectera que vous avez distingué les pouvoirs, et que vous confondriez le pouvoir judiciaire et le pouvoir législatif; mais un tribunal de cassation n'est point un tribunal judiciaire. On objectera encore la durée des sessions; mais vous n'avez pas encore décrété cette durée; mais on le pourrait, sans inconvénients, si les affaires publiques, si la liberté, l'exigeaient. Mon avis est donc que le tribunal de cassation soit établi dans le sein du corps législatif, et qu'un comité soit chargé de l'instruction et de faire le rapport à l'assemblée qui décidera.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 20 juin 1790 (20 juin 1790)

(L'abbé Jaquemard, membre de l'assemblée constituante, voutait que l'élection des prélats fût faite par le bas clergé et que le peuple ne participât point à cette élection. Robespierre combattit cette doctrine qui ne tendait à rien moins qu'à maintenir le clergé à l'état de caste et à perpétuer son omnipotence.)

M. l'abbé Jaquemard propose de faire nommer les évêques par les ecclésiastiques, concurremment avec les membres de l'assemblée administrative; ceci est directement opposé aux principes de la constitution. Le droit d'élire ne peut appartenir au corps administratif; celui en qui réside la souveraineté, a seul le droit d'élire, et ce droit ne peut être exercé que par lui ou par ceux auxquels il l'a délégué. On vous propose de faire intervenir le clergé dans l'élection de cette portion d'officiers publics, appelés les évêques: c'est bien là l'exercice d'un droit politique. Vous l'appelez à l'exercice de ce droit, non comme citoyen, mais comme clergé, mais comme corps particulier, dès lors vous dérogez aux premiers principes; non seulement vous rompez l'égalité des droits politiques; vous faites du clergé un corps isolé; vous consacrez vous-mêmes le retour des abus; vous vous exposez à l'influence dangereuse d'un corps qui a opposé tant d'obstacles à vos travaux. Ni les assemblées administratives ni le clergé ne peuvent concourir à l'élection des évêques. La seule élection constitutionnelle, c'est celle qui vous a été proposée par le comité. Quand on dit que cet article contrevient à l'esprit de piété; qu'il est contraire aux principes du bon sens; que le peuple est trop corrompu pour faire de bonnes élections, ne s'aperçoit-on pas que cet inconvénient est relatif à toutes les élections possibles; que le clergé n'est pas plus pur que le peuple lui-même? Je conclus pour le peuple.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 27 septembre 1790 (27 septembre 1790)

(Lors de la discussion sur l'institution du jury, l'Assemblée Constituante rejeta les jurés en matière civile et décréta leur établissement en matière criminelle. Elle chargea en même temps ses comités de constitution et de jurisprudence de lui présenter une loi qui réglât l'exécution de son décret. Ce travail lui fut soumis quelques mois après par Duport au nom des comités de constitution et de jurisprudence réunis. L'assemblée ordonna l'impression du projet de loi et du rapport dont il était précédé. Robespierre prit la parole pour le combattre dans une de ses dispositions seulement, celle qui était relative à la gendarmerie et à la police de sûreté.)

Je m'élève contre la disposition du plan des comités qui associe les officiers de la maréchaussée aux fonctions de juge de paix, et qui les érige en magistrats de police. Je soutiens qu'ils ne peuvent être que les exécuteurs des ordonnances de la police, mais qu'ils ne peuvent eux-mêmes occuper son tribunal et rendre des décisions sur la liberté des citoyens. Je fonde mon opinion sur les premières notions de toute constitution libre: vos comités ont fondé leur système sur une nuance qu'ils ont remarquée entre la justice et la police. Cette nuance peut être exprimée avec assez de justesse, sous le rapport de la question actuelle, en définissant la police de sûreté une justice provisoire.

Le juge absout ou condamne; le magistrat de police décide si un citoyen est assez suspect pour perdre provisoirement sa liberté et pour être remis sous la main de la justice: l'une et l'autre ont un objet commun, la sûreté publique; leurs moyens diffèrent en ce que la marche de la police est soumise à des formes moins scrupuleuses, en ce que ses décisions ont quelque chose de plus expéditif et de plus arbitraire. Mais remarquez que l'une et l'autre doivent concilier, autant qu'il est possible, la nécessité de réprimer le crime avec les droits de l'innocence et de la liberté civile, et que la police même ne peut, sans crime, outrepasser le degré de rigueur ou de précipitation qui peut être absolument indispensable pour remplir son objet; remarquez surtout que de cela même que la loi est obligée de laisser plus de latitude à la volonté et à la conscience de l'homme qu'elle charge de veiller au maintien de la police, plus elle doit mettre de soin et de sollicitude dans le choix de ce magistrat, plus elle doit chercher toutes les présomptions morales et politiques qui garantissent l'impartialité, le respect pour les droits du citoyen, l'éloignement de toute espèce d'injustice, de violence et de despotisme. "Ce danger, ce malheur de perdre la liberté avant d'être convaincu, et quoique l'on soit innocent, dit le rapporteur des deux comités, est un droit que tout citoyen a remis à la société; c'est un sacrifice qu'il lui doit." Mais c'est précisément par cette raison qu'il faut prendre toutes les précautions possibles pour s'assurer que ce sera l'intérêt général, que ce sera le v½u et le besoin public, et non les passions particulières qui commanderont ces sacrifices et qui réclameront ce droit; c'est-à-dire, pour ne pas faire d'une institution faite pour maintenir la sûreté des citoyens le plus terrible fléau qui puisse la menacer. Si ces principes sont incontestables, mon opinion est déjà justifiée.

J'en tire déjà la conséquence que des officiers militaires ne doivent pas être magistrats de police: ce n'est que sous le despotisme que des fonctions aussi disparates, que des pouvoirs aussi incompatibles peuvent être réunis, ou plutôt, cette réunion monstrueuse serait elle-même le despotisme le plus violent, c'est-à dire le despotisme militaire. Or, qu'est-ce que les officiers de maréchaussée, si ce ne sont des officiers militaires? Vous vous rappelez sans doute la constitution que vous avez donnée à ce corps; vous savez que vous avez déclaré qu'il faisait partie de l'armée de ligne, qu'il serait soumis au même régime, vous avez décrété que, pour y être admis, il fallait avoir servi dans les troupes de ligne pendant un certain nombre d'années déterminé; vous avez décrété que les trois quarts des lieutenants seraient des officiers de troupes de ligne; il faut passer par ce grade pour arriver aux grades supérieurs, qui sont tous assimilés à ceux de l'armée de ligne: le législateur ne peut donc confier des fonctions civiles si importantes et si délicates aux officiers de la maréchaussée, sans oublier ce principe sacré qu'il doit trouver dans ceux qu'il investit d'une telle magistrature la garantie la plus sûre possible de l'usage humain et modéré qu'ils en feront.

Il est surtout une garantie qu'il n'est pas permis de négliger; c'est celle que vous avez vous-même cherchée en décrétant que les fonctionnaires publics qui doivent décider des intérêts des citoyens soient nommés par le peuple. Quand les citoyens soumettent leur liberté aux soupçons, à la volonté d'un homme, la moindre condition qu'ils puissent mettre à ce sacrifice, c'est sans doute qu'ils choisiront eux-mêmes cet homme-là; or, les officiers de la maréchaussée ne sont pas choisis par le peuple; les colonels, les chefs de ce corps, sont choisis par le directoire, et ils choisissent à leur tour les autres officiers. Observons encore que vous avez vous-mêmes consacré le principe que j'invoque, dans la matière même dont je parle, en confiant l'autorité de la police à des juges de paix nommés par le peuple; or, comment vos comités peuvent-ils vous proposer de la partager entre eux et les officiers de maréchaussée, et même de donner à ceux-ci un pouvoir plus étendu; de fonder cette institution si intimement liée aux droits les plus sacrés des citoyens, sur deux principes si opposés, ou plutôt sur des contradictions si révoltantes?

Mais il est un troisième rapport qui marque d'une manière plus sensible encore l'opposition de ce système avec les maximes de justice et de prudence que j'ai exposées. Pourquoi n'aurais-je pas le courage de le dire, ou plutôt pourquoi faut-il que les représentants de la nation aient besoin de courage pour dire les vérités qui importent le plus à son bonheur? S'il est vrai que tous les abus de l'autorité viennent des intérêts et des passions des hommes qui les exercent, ne devez-vous pas calculer les intérêts, les passions qui, dans les circonstances où nous sommes, c'est-à-dire à l'époque la plus importante de notre gouvernement, pourraient diriger l'autorité entre les mains des officiers de police? Pouvons-nous oublier que longtemps encore la différence des sentiments et des opinions sera marquée par celle des conditions et des anciennes habitudes? Pouvez-vous croire que le moyen de donner au peuple les juges, les magistrats de police les plus impartiaux, les plus dévoués à ses intérêts, les plus religieusement pénétrés des respects qui lui sont dus, serait de les choisir précisément dans la classe des ci-devant privilégiés, des officiers militaires chez qui l'amour de la révolution est combattu par tant de causes différentes? Or, les officiers de maréchaussée ne seront-ils pas composés de cette manière par les dispositions qui destinent la plupart des places importantes à des officiers de troupes de ligne, et qui font dépendre l'avancement des autres du suffrage de ces derniers? Vous ne pouvez donc leur abandonner l'autorité de la police sans exposer les patriotes les plus zélés, sans livrer le peuple à ces persécutions secrètes, à ces vexations arbitraires, dont votre comité avoue que l'exercice de la police peut être facilement le prétexte; vous ne le pouvez pas sans démentir à la fois et votre humanité, et votre sagesse, et votre justice.

Vous seriez effrayés, si vous examiniez en détail les fondions qu'on leur attribue. Quoi! un officier militaire pourra faire amener devant lui, par la maréchaussée, tout citoyen qu'il lui plaira de suspecter, à quelque distance qu'il se trouve! Il pourra le relâcher s'il se trouve satisfait de ses réponses, ou l'envoyer dans une prison! Il pourra le faire arrêter dans sa propre maison! Il pourra recevoir des plaintes, dresser des procès-verbaux., entendre des témoins, et former les premiers titres qui compromettront l'honneur et la vie d'un citoyen! Un officier militaire pourra susciter un procès criminel à tout citoyen, le flétrir d'abord d'un jugement qui le déclarera prévenu du crime, et le retenir provisoirement dans une prison jusqu'à ce que le directeur du juré ait rendu un second jugement provisoire sur sa liberté!

Je cherche en vain, je l'avoue, en quoi l'ancien régime était plus vicieux que celui-là; je ne sais pas même s'il ne pourrait pas nous faire regretter jusqu'à la juridiction prévotale, moins odieuse sous beaucoup de rapports, et qui parut un monstre politique, précisément parce qu'elle remettait dans les mêmes mains une magistrature civile et le pouvoir militaire.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 23 octobre 1790 (23 octobre 1790)

(Opinion de Robespierre sur la Haute Cour nationale.)

J'ai quelques observations à vous soumettre sur l'organisation de la haute cour nationale. Les crimes de lèse-nation sont des attentats commis directement contre les droits du corps social. Il en est de deux espèces; ceux qui attaquent son existence physique, et ceux qui cherchent à vicier son existence morale. Ces derniers sont aussi coupables que les premiers. Celui qui attente à la liberté d'une nation, est autant son ennemi que celui qui voudrait la faire périr par le fer. Dans ce cas, ce n'est plus une nation, ce n'est plus un roi; il n'y a que des esclaves et un tyran. Les crimes de lèse-nation sont rares quand la constitution de l'Etat est affermie, parce qu'elle comprime de toutes parts, avec la force générale, les individus qui seraient tentés d'être factieux. Il n'y a alors que les hommes publics armés de grands pouvoirs qui puissent ruiner l'édifice de la liberté publique. Ce n'est donc que sur eux qu'il est utile de fixer alors la défiance d'un tribunal. Mais dans un temps de révolution, lorsqu'un peuple secoue le joug, que le despotisme fait des efforts pour se relever, alors le tribunal de surveillance doit scruter plus particulièrement les factions particulières. Il faut que ce tribunal soit composé de personnes amies de la révolution. Il ne doit ressembler en rien à ce siège anticonstitutionnel à qui vous avez remis le soin de punir les forfaits des nombreux ennemis qui ont entouré le berceau de la liberté; il faut que le tribunal que vous avez formé soit investi de courage, de force armée, puisqu'il aura à combattre les grands, qui sont ennemis du peuple. De là découle cette vérité incontestable, que le peuple seul a droit de nommer ses protecteurs. Conférer au roi une partie de ce droit d'élection, ce serait faire un écueil de ce qui doit être un rempart pour la liberté.

Le comité a donc commis une erreur, en vous proposant de faire nommer les juges par le roi. Ce n'est pas même assez, il faut que, pour éloigner de ce tribunal l'illusion des promesses et la séduction des grâces, ceux qui seront membres de ce tribunal ne puissent accepter aucune grâce ou commission du pouvoir exécutif, avant deux ans; et même, s'il est possible, il faut fixer une époque plus reculée. Où peut-on mieux placer ce tribunal que dans Paris, cette ville qui a tant rendu de services à la révolution, et qui fut de tout temps le centre des lumières? Je me borne à ces réflexions; je n'ai point eu le temps de rédiger un projet de décret; une discussion plus mûre, et vos lumières y suppléeront.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 9 novembre 1790 (9 novembre 1790)

(Opinion de Robespierre sur le tribunal de cassation.)

Quel est l'objet de l'institution d'un tribunal de cassation. Voilà la première question et peut-être la seule que vous ayez à juger. Les tribunaux sont établis pour décider les contestations entre citoyens cl citoyens: là finit le pouvoir judiciaire; là commence l'autorité de la Cour de cassation. C'est sur l'intérêt général, c'est sur le maintien de la loi et de l'autorité législative que la Cour de cassation doit prononcer. Le pouvoir législatif n'établissant que la loi générale, dont la force dépend de l'exacte observation, si les magistrats pouvaient y substituer leur volonté propre, ils seraient législateurs. Il est donc nécessaire d'avoir une surveillance qui ramène les tribunaux aux principes de la législation. Ce pouvoir de surveillance fera-t-il partie du pouvoir judiciaire? Non, puisque c'est le pouvoir judiciaire qu'on surveille. Sera-ce le pouvoir exécutif? Non, il deviendrait maître de la loi. Sera-ce enfin un pouvoir différent des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire? Non; je n'en connais pas quatre dans la constitution. Ce droit de surveillance est donc une dépendance du pouvoir législatif. En effet, selon les principes authentiquement reconnus, c'est au législateur à interpréter la loi qu'il a faite: dans l'ancien régime même, ce principe était consacré.

Je passe à l'examen rapide des bases et de l'esprit du plan du comité. Tout projet, dont le résultat livre une institution à l'influence ministérielle, doit être rejeté. Tout le système qu'on vous propose se réduit à une cascade d'élections, qui se termine par le choix du ministre et par le jeu toujours désastreux des intrigues de cour.

Comment peut-on vous proposer de donner au pouvoir exécutif, sur les membres du tribunal de cassation, cette fatale influence que vous leur avez ôtée sur les juges? Quel étrange système! On veut épurer le choix du peuple par ses représentants; et le choix des représentants par les ministres. Ce n'est qu'ouvrir un plus vaste champ à la cabale, à la corruption et au despotisme. Que resterait-il à faire pour livrer le tribunal aux ministres? Etablir que le garde des sceaux présidera ce tribunal? Eh bien! tel est l'article XXI. Dans l'article IV, le comité veut que, sans plaintes, le tribunal juge la conduite et les fautes d'un autre tribunal, de quelques-uns des juges qui le composent ou du commissaire du roi. Il veut que ce même tribunal prononce sur les prises à partie des tribunaux et des commissaires du roi. Il fait plus: ne donne-t-il pas au garde des sceaux le droit d'humilier des juges ou des commissaires du roi pour des choses qui ne sont pas des délits, mais des négligences dans l'exercice de leurs fonctions, mais une conduite contraire à la dignité des tribunaux? Il veut que sur la dénonciation du garde des sceaux et l'avis du directoire du district, le tribunal de cassation prononce des injonctions, des amendes, des suspensions de fonctions. Nul système ne fut jamais mieux imaginé pour avilir l'autorité judiciaire, pour la ramener entre les mains du despotisme. Rien ne m'étonne autant que ce système, si ce n'est qu'on vous l'ait présenté. Je ne puis en ce moment proposer aucun détail; je demande seulement que l'assemblée, en consacrant le principe, déclare qu'au corps législatif seul appartient le droit de maintenir la législation et sa propre autorité, soit par cassation, soit autrement. Quant au plan proposé, je pense qu'il n'y a pas lieu à délibérer, et que les membres qui composent le comité doivent être rappelés au respect pour les principes constitutionnels.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 14 décembre 1790 (14 décembre 1790)

(Opinion de Robespierre sur l'organisation judiciaire.)

La partie de la législation que l'on vous propose en ce moment tient aux premiers principes de la liberté et du bien public. Dans les circonstances où nous sommes, elle intéresse essentiellement l'existence d'une multitude innombrable de citoyens: c'en est assez pour éveiller toute votre attention. Cherchons les premiers principes de cette matière importante; ils nous conduiront peut-être facilement au parti que nous devons adopter… Dès que la société a établi et déterminé l'autorité publique qui doit prononcer sur les différends des citoyens, dès qu'elle a créé les juges destinés à leur rendre en son nom la justice qu'ils avaient droit de se faire par eux-mêmes avant l'association civile; pour mettre le dernier sceau, et pour donner le mouvement à cette institution, il ne reste plus qu'à instruire les juges des différends qui doivent être soumis à leurs décisions. A qui appartient le droit de défendre les intérêts des citoyens? Aux citoyens eux-mêmes, ou à ceux en qui ils ont mis leur confiance. Ce droit est fondé sur les premiers principes de la raison et de la justice; il n'est autre chose que le droit essentiel et imprescriptible de la défense naturelle. S'il ne m'est pas permis de défendre mon honneur, ma vie, ma liberté, ma fortune par moi-même, quand je le veux et quand je le puis, et, dans le cas où je n'en ai pas les moyens, par l'organe de celui que je regarde comme le plus éclairé, le plus vertueux, le plus humain, le plus attache à mes intérêts; si vous me forcez à les livrer à une certaine classe d'individus que d'autres auront désignés, alors vous violez à la fois et cette loi sacrée de la nature et de la justice, et toutes les notions de l'ordre social, qui, en dernière analyse, ne peuvent reposer que sur elles… Ces principes sont incontestables; il ne s'agit plus que de l'application.

Je me permettrai cependant d'observer avant tout qu'il ne faut pas se porter trop aisément à opposer sans cesse des inconvénients à des droits inviolables, et des circonstances à des vérités éternelles. Ce serait imiter les tyrans, à qui il ne coule rien de reconnaître les droits des hommes, à condition de pouvoir les violer toujours sous de nouveaux prétextes, à condition de les reléguer, dans la pratique, parmi ces théories vagues qui doivent céder à des maximes politiques et à des considérations particulières; ce serait abandonner le guide fidèle que nous avons promis de suivre, pour embrasser des combinaisons arbitraires, qui ne seraient que le résultat de nos anciennes habitudes et de nos préjugés. Quoi qu'il en soit, pour déterminer l'application des principes que j'ai posés, il ne s'agit que d'éclaircir la question, en définissant et en distinguant d'une manière précise les diverses fonctions qui font l'objet du rapport de nos comités de constitution et de judicature.

Le législateur a vu qu'il fallait d'abord que la demande du citoyen qui veut traduire un autre citoyen devant les tribunaux, fût formée et constatée d'une manière certaine et authentique, afin qu'aucun jugement ne pût être surpris, et l'on institua les officiers chargés de ce soin sous le nom d'huissiers. Le législateur a voulu établir ensuite un ordre de procédure dont l'objet était de donner au défenseur le loisir de préparer sa défense; ensuite au demandeur, le temps de répliquer, jusqu'au moment où la cause devait être discutée devant le juge, et recevoir sa décision: de là des délais fixés, des formules, des actes de procédure déterminés par la loi; et cette partie mécanique de l'instruction des affaires, cette routine de la procédure, furent confiées à d'antres officiers connus sous le nom de procureurs.

Il restait la partie la plus importante, la partie principale et essentielle de la défense des citoyens, qui demeure séparée des fonctions dont nous venons de parler, la fonction de présenter les faits aux yeux des magistrats, de développer les motifs des réclamations des parties, de faire entendre la voix de la justice, de l'humanité, et les cris de l'innocence opprimée. Cette fonction seule échappa à la fiscalité et au pouvoir absolu du monarque. La loi tint toujours cette carrière libre à tous les citoyens; du moins n'exigea-t-elle d'eux que la condition de parcourir un cours d'études faciles, ouvert à tout le monde, tant le droit de la défense naturelle paraissait sacré dans ce temps-là? Aussi, en déclarant, sans aucune peine, que cette profession même n'était pas exempte des abus qui désoleront toujours les peuples qui ne vivront point sous le régime de la liberté, suis-je du moins forcé de convenir que le barreau semblait montrer encore les dernières traces de la liberté exilée du reste de la société; que c'était là où se trouvait encore le courage de la vérité, qui osait réclamer les droits du faible opprimé contre les crimes de l'oppresseur puissant; enfin, ces sentiments généreux qui n'ont pas peu contribué à une révolution, qui ne s'est faite dans le gouvernement que parce qu'elle était préparée dans les esprits. Si la loi avait mis au droit de défendre la cause de ceux qui veulent nous la confier, une certaine restriction, en exigeant un cours d'études dégénéré presque entièrement en formalité, elle semblait s'être absoute elle-même de cette erreur par la frivolité évidente du motif… En dépit des maximes qui jusqu'à ce moment avaient paru le résultat d'une profonde sagesse, vous convenez tous que, sous aucun prétexte, pas même sous le prétexte d'ignorance, d'impéritie, la loi ne peut interdire aux citoyens la liberté de défendre eux-mêmes leur propre cause. Quoi qu'il en soit, l'ancien régime était à cet égard infiniment plus près de la raison, du bien public et de la constitution nouvelle, que le système proposé par vos comités de constitution et de judicature. Réunir et confondre le ministère des procureurs, les fonctions des avocats, pour soumettre l'un et l'autre à un privilège exclusif qui deviendra le patrimoine d'un petit nombre d'individus, tel est le fond de ce plan.

Ainsi voilà les privilèges que vous avez proscrits, rétablis sur la ruine du droit le plus sacré de l'homme et du citoyen; voilà, en dépit du décret qui proscrit jusqu'au costume des gens de loi, par la raison qu'ils ne doivent point former une classe particulière, voilà le corps des gens de loi recréé sous une forme beaucoup plus vicieuse que l'ancienne! En effet, ce pouvoir exclusif de défendre les citoyens sera conféré par trois juges et par deux hommes de loi, et pour être éligible, pour être l'objet de leur suffrage ou de leur faveur, il faudra non-seulement avoir travaillé cinq ans chez un homme de loi, mais avoir encore été inscrit sur un tableau dressé par le directoire de l'administration du district, dont les membres pourront exclure qui ils jugeront à propos, puisqu'ils seront constitués juges de la probité des candidats. Je ne dirai pas que ce système est contraire à la constitution, que c'est donner à des fonctionnaires publics un pouvoir étranger à leurs fonctions, que c'est un attentat à la souveraineté du peuple, puisqu'il n'appartient qu'au souverain d'ôter ou d'accorder un droit à un citoyen; je m'attache particulièrement aux inconvénients de l'institution qu'on vous propose: elle tend à former un corps d'hommes de loi, vil et indigne de ses fonctions; elle présente un petit nombre de places à une multitude de candidats. L'intrigue assurera le succès, et la probité inflexible ne connaît pas l'intrigue, et le génie n'attend rien que de lui-même.

Jusqu'à ce que nos moeurs soient changées, il y aura de l'intrigue, de la faveur partout où un corps, ou quelques hommes seront les dispensateurs de quelques avantages que ce soit. La formalité du concours laissera subsister ces inconvénients. Trois membres du tribunal et deux hommes de loi décideront, à la pluralité de trois voix données secrètement et au scrutin. Les deux hommes de loi jalouseront, craindront le mérite éclatant. Si un juge se range de leur parti, toutes les chances sont nécessairement contre le plus digne: alors vous ne verrez plus dans le sanctuaire de la justice ces hommes sensibles, capables de se passionner pour la cause des malheureux, et par conséquent seuls dignes de la défendre; ces hommes intrépides et éloquents, appuis de l'innocence et fléaux du crime; la faiblesse, la médiocrité, l'injustice et la prévarication les redouteront; ils en seront toujours repoussés; mais vous verrez accueillir des gens de loi sans délicatesse, sans enthousiasme pour leurs devoirs, et poussés seulement dans une noble carrière par un vil intérêt. Ainsi vous dénaturez, vous dégradez des fonctions précieuses à l'humanité, essentiellement liées au progrès de l'esprit public, au triomphe de la liberté; ainsi vous fermez cette école de vertus civiques où les talents et le mérite apprendraient, en plaidant la cause du citoyen devant les juges, à défendre un jour celle du peuple parmi les législateurs. Chez quel peuple libre a-t-on jamais conçu l'idée d'une pareille institution? Ces citoyens illustres qui, en sortant des premières magistratures, où ils avaient sauvé l'Etat, venaient devant les tribunaux sauver un citoyen opprimé, avaient-ils pris l'attache des édiles, ou des juges qu'ils venaient éclairer? Les Romains avaient-ils des tableaux, des concours et des privilèges? Quand Cicéron foudroyait Verrès, avait-il été obligé de postuler un certificat auprès d'un directoire et de faire un cours de pratique chez un homme de loi? Oh! les Verrès de nos jours peuvent être assez tranquilles; car le système du comité n'enfantera pas des Cicérons. Ne vous y trompez pas, on ne va point à la liberté par des routes diamétralement opposées. Si le législateur ne se défend pas de la manie qu'on a reprochée au gouvernement, de vouloir tout régler, s'il veut donner à l'autorité ce qui appartient à la confiance individuelle, s'il veut faire lui-même les affaires des particuliers, et mettre pour ainsi dire les citoyens en curatelle, s'il veut se mettre à ma place pour choisir mon défenseur et mon homme de confiance, sous le prétexte qu'il sera plus éclairé que moi sur mes propres intérêts, alors, loin d'établir la liberté politique, il anéantit la liberté individuelle et appesantit à chaque instant sur nos têtes le plus ridicule et le plus insupportable de tous les jougs.

On voudra peut-être défendre le plan du comité, eu observant qu'il admet des défenseurs officieux; mais cette disposition ne justifie pas l'institution d'un corps d'hommes de loi privilégiés; elle en fait mieux ressortir les vices et l'inutilité. Le comité lui-même rend cette disposition illusoire: il exige que, pour avoir communication des pièces de la partie adverse, le défenseur officieux se rende chez l'homme de loi qui défendra cette partie. Il donne aux juges le droit d'exclure du tribunal les officieux, après deux injonctions successives pour n'avoir pas observé la décence et le respect envers ce tribunal, termes vagues qui s'interpréteront suivant les intérêts, les caprices, les degrés de morgue, de faiblesse ou d'ignorance; pour avoir manqué de modération à l'égard de la partie adverse, ce qui n'est pas plus déterminé; pour avoir manqué d'exactitude dans l'exposition des faits et des moyens de la cause. Or, comme un procès suppose des faits litigieux ou des moyens susceptibles de discussion, il s'ensuit que nul défenseur officieux ne sera à l'abri de l'interdiction déshonorante, puisqu'il suffit qu'il ne soit pas infaillible, ou même simplement que les juges aient, sur les faits et les moyens de la cause, une opinion différente de la sienne, c'est-à-dire qu'il faudra qu'il gagne sa cause à peine d'interdiction… Mais quoi! donner à des juges le droit de dépouiller ignominieusement les citoyens sans aucune forme de procès, du plus touchant, du plus sacré de leurs droits, celui de défendre leurs semblables! Quels principes! Occupons-nous moins de décence, de morgue, de la dignité du tribunal, de modération, d'exactitude. La justice, l'humanité, l'égalité, la liberté, la loi, voilà les premiers intérêts du législateur, voilà les objets du culte des hommes libres…

Je conclus et je me borne à établir ce principe, qui me paraît devoir être l'objet actuel de votre délibération et de votre premier décret: "Tout citoyen a le droit de défendre ses intérêts eu justice, soit par lui-même, soit par celui à qui il voudra donner sa confiance."

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours non prononcé mais publié en décembre 1790 sur l'organisation des gardes nationales, par Maximilien Robespierre, membre de l'Assemblée nationale (décembre 1790)

Texte en français moderne par Albert Laponneraye (principaux extraits du discours)

Note : Robespierre exposa finalement ses vues à l'Assemblée constituante les 27 et 28 avril 1791

(…)

Les gardes nationales ne seront jamais ce qu'elles doivent être si elles sont une classe de citoyens, une portion quelconque de la nation, quelque considérable que vous la supposiez.

Les gardes nationales ne peuvent être que la nation entière armée pour défendre au besoin ses droits; il faut que tous les citoyens en âge de porter les armes y soient admis sans aucune distinction: sans cela, loin d'être les appuis de la liberté, elles en seront les fléaux nécessaires; il faudra leur appliquer le principe que nous avons rappelé au commencement de cette discussion en parlant des troupes de ligne: dans tout état où une partie de la nation est armée et l'autre ne l'est pas, la première est maîtresse des destinées de la .seconde; tout pouvoir s'anéantit devant le sien; d'autant plus redoutable qu'elle sera plus nombreuse, cette portion privilégiée sera soûle libre et souveraine; le reste sera esclave.

Etre armé pour sa défense personnelle est le droit de tout homme: être armé pour défendre la liberté et l'existence de la commune patrie, est le droit de tout citoyen. Ce droit est aussi sacré que celui de la défense naturelle et individuelle, dont il est la conséquence, puisque l'intérêt et l'existence de la société sont composés des intérêts et des existences individuelles de ses membres: dépouiller une portion quelconque des citoyens du droit de s'armer pour la patrie et en investir exclusivement l'autre, c'est donc violer à la fois et cette sainte égalité qui fait la base du pacte social, et les lois les plus irréfragables et les plus sacrées de la nature.

Mais remarquez, je vous prie, que ce principe ne souffre aucune distinction entre ce que vous appelez citoyens actifs, et les autres. Que les représentants du peuple français aient cru pendant quelque temps* [* Je dis pendant quelque temps, parce que le décret du marc d'argent et ceux qui tiennent au même principe, sont jugés depuis longtemps par l'Assemblée nationale, qui ne se séparera pas sans avoir exaucé à cet égard le voeu de la nation. (Note de Robespierre.) qu'il fallait interdire à tant de millions de Français, qui ne sont point assez riches pour payer une quantité d'impositions déterminée, le droit de paraître aux assemblées où le peuple délibère sur ses intérêts ou sur le choix de ses représentants et de ses magistrats, je ne puis en ce moment que me prescrire sur ces faits un silence religieux, tout ce que je dois dire, c'est qu'il est impossible d'ajouter à la privation de ces droits la prohibition d'être armé pour sa défense personnelle on pour celle de sa patrie; c'est que ce droit est indépendant de tous les systèmes politiques qui classent les citoyens, parce qu'il tient essentiellement au droit inaltérable, au devoir immortel de veiller à sa propre conservation.

Si quelqu'un m'objectait qu'il faut avoir ou une telle espèce ou une telle étendue de propriété pour exercer ce droit, je ne daignerais pas lui répondre. Eh! que répondrais-je à un esclave assez vil ou à un tyran assez corrompu pour croire que la vie, que la liberté, que tous les biens sacrés que la nature a départis aux plus pauvres de tous les hommes, ne sont pas des objets qui vaillent la peine d'être défendus! Que répondrais-je à un sophiste assez absurde pour ne pas comprendre que ces superbes domaines, que ces fastueuses jouissances des riches, qui seules lui paraissent d'un grand prix, sont moins sacrées aux yeux des lois et de l'humanité que la plus chétive propriété mobilière, que le plus modique salaire auquel est attachée la subsistance de l'homme modeste et laborieux. Quelqu'un osera-t-il me dire que ces gens-là ne doivent par être admis au nombre des défenseurs des lois et de la Constitution, parce qu'ils n'ont point d'intérêt au maintien des lois et de la Constitution? Je le prierai à mon tour de répondre à ce dilemme: Si ces hommes ont intérêt au maintien des lois et de la Constitution, ils ont droit, suivant vos principes mêmes, d'être inscrits parmi les gardes nationales: s'ils n'y ont aucun intérêt, dites-moi donc ce que cela signifie, si ce n'est que les lois, que la Constitution n'auraient pas été établies pour l'intérêt général, mais pour l'avantage particulier d'une certaine classe d'hommes; qu'elles ne seraient point la propriété commune de tous les membres de la société, mais le patrimoine des riches, ce qui serait, vous en conviendrez sans doute, une supposition trop révoltante et trop absurde. Allons plus loin. Ces mêmes hommes dont nous parlons sont-ils, suivant vous, des esclaves, des étrangers, ou sont-ils citoyens? Si ce sont des esclaves, des étrangers, il faut le déclarer avec franchise, et ne point chercher à déguiser cette idée sous des expressions nouvelles et assez obscures: mais, non; ils sont en effet citoyens; les représentants du peuple français n'ont pas dépouillé de ce titre la très grande majorité de leurs commettants; car on sait que tous les Français, sans aucune distinction de fortune ni de cotisation, ont concouru à l'élection des députés à l'Assemblée nationale; ceux-ci n'ont pas pu tourner contre eux le même pouvoir qu'ils en avaient reçu, leur ravir les droits qu'ils étaient chargés de maintenir et d'affermir, et par cela même anéantir leur propre autorité, qui n'est autre que celle de leurs commettants; ils ne l'ont pas pu, ils ne l'ont pas voulu, ils ne l'ont pas fait. Mais si ceux dont nous parlons sont en effet citoyens, il leur reste donc des droits de cité, à moins que cette qualité ne soit un vain titre et une dérision: or, parmi tous les droits dont elle rappelle l'idée, trouvez m'en, si vous le pouvez, un seul qui y soit plus essentiellement attaché, qui soit plus nécessairement fondé sur les principes les plus inviolables de toute société humaine que celui-ci. Si vous le leur ôtez, trouvez moi une seule raison de leur en conserver aucun autre: il n'en est aucune. Reconnaissez donc comme le principe fondamental de l'organisation des gardes nationales, que tous les citoyens domiciliés ont le droit d'être admis au nombre des gardes nationales, et décrétez qu'ils pourront se faire inscrire comme tels dans les registres de la commune où ils demeurent.

C'est en vain qu'à ces droits inviolables on voudrait opposer de prétendus inconvénients et de chimériques terreurs; non, non; l'ordre social ne peut être fondé sur la violation des droits imprescriptibles de l'homme, qui en sont les bases essentielles: après avoir annoncé d'une manière si franche et si imposante dans cette déclaration immortelle où nous les avons retracés, qu'elle était mise à la tête de notre code constitutionnel, afin que les peuples fussent à portée de la comparer à chaque instant avec les principes inaltérables qu'elle renferme, nous n'affecterons pas sans cesse d'en détourner nos regards sous de nouveaux prétextes, lorsqu'il s'agit de les appliquer aux droits de nos commettants et au bonheur de notre patrie. L'humanité, la justice, la morale, voilà la politique, voilà la sagesse des législateurs; tout le reste n'est que préjugés, ignorance, intrigues, mauvaise foi. Partisans de ces funestes systèmes, cessez de calomnier le peuple et de blasphémer contre votre souverain, en le représentant sans cesse indigne de jouir de ses droits, méchant, barbare, corrompu! C'est vous qui êtes injustes et corrompus, ce sont les castes fortunées auxquelles vous voulez transférer sa puissance: c'est le peuple qui est bon, patient, généreux; notre révolution, les crimes de ses ennemis l'attestent; mille traits récents et héroïques qui ne sont chez lui que naturels en déposent; le peuple ne demande que tranquillité, justice, que le droit de vivre, les hommes puissants, les riches sont affamés de distinctions, de trésors, de voluptés; l'intérêt, le voeu du peuple est celui de la nature, de l'humanité; c'est l'intérêt général; l'intérêt, le voeu des riches et des hommes puissants, est celui de l'ambition, de l'orgueil, de la cupidité, des fantaisies les plus extravagantes, des passions les plus funestes au bonheur de la société; les abus qui l'ont désolée furent toujours leur ouvrage; ils furent toujours les fléaux du peuple. Aussi qui a fait notre glorieuse révolution? Sont-ce les riches, sont-ce les hommes puissants? Le peuple seul pouvait la désirer et la faire; le peuple seul peut la soutenir par la même raison… Et l'on ose nous propose de lui ravir les droits qu'il a reconquis! On veut diviser la nation en deux classes, dont l'une ne semblerait armée que pour contenir l'autre, comme un ramas d'esclaves toujours prêts à se mutiner! Et la première renfermerait tous les tyrans, tous les oppresseurs, toutes les sangsues publiques, et l'autre le peuple! Vous direz après cela que le peuple est dangereux à la liberté! Ah! il en sera le plus ferme appui si vous la lui laissez! Cruels et ambitieux sophistes, c'est vous qui à force d'injustices voudriez le contraindre en quelque sorte à trahir sa propre cause par son désespoir! Cessez donc de vouloir accuser ceux qui ne cesseront jamais de réclamer les droits sacrés de l'humanité? Qui êtes-vous pour dire à la raison et à la liberté: Vous irez jusque-là; vous arrêterez vos progrès au point où ils ne s'accorderaient plus avec les calculs de notre ambition ou de notre intérêt personnel? Pensez-vous que l'univers sera assez aveugle pour préférer à ces lois éternelles de la justice, qui l'appellent au bonheur, ces déplorables subtilités d'un esprit étroit et dépravé, qui n'ont produit jusqu'ici que la puissance, les crimes de quelques tyrans, et les malheurs des nations! C'est en vain que vous prétendez diriger par les petits manèges du charlatanisme et des intrigues de cour une révolution dont vous n'êtes pas dignes; vous serez entraînés comme de faibles insectes dans son cours irrésistible; vos succès seront passagers comme le mensonge, et votre honte immortelle comme la vérité! Mais, au contraire, supposons qu'à la place de cet injuste système, on adopte les principes que nous avons établis, et nous voyons d'abord l'organisation des gardes nationales en sortir pour ainsi dire naturellement avec tous ses avantages, sans aucune espèce d'inconvénient.

D'un côté, il est impossible que le pouvoir exécutif et la force militaire dont il est armé puissent renverser la Constitution, puisqu'il n'est point de puissance capable de balancer celle de la nation armée.

D'un autre côté, il est impossible que les gardes nationales deviennent elles-mêmes dangereuses à la liberté, puisqu'il est contradictoire que la nation veuille s'opprimer elle-même. Voyez comme partout à la place de l'esprit de domination ou de servitude naissent les sentiments de l'égalité, de la fraternité, de la confiance, et toutes les vertus douces et généreuses qu'ils doivent nécessairement enfanter!

Voyez encore combien, dans ce système, les moyens d'exécution sont simples et faciles!

On sent assez que pour être en état d'en imposer aux ennemis du dedans, tant de millions de citoyens armés répandus sur toute la surface de l'empire, n'ont pas besoin d'être soumis au service assidu, à la discipline savante d'un corps d'armée destiné à porter au loin la guerre; qu'ils aient toujours à leur disposition des provisions et des armes, qu'ils se rassemblent et s'exercent à certains intervalles, et qu'ils volent à la défense de la liberté lorsqu'elle sera menacée, voilà tout ce qu'exigé l'objet de leur institution.

Les cantons libres de la Suisse nous offrent des exemples de ce genre, quoique leur milice ait une destination plus étendue que nos gardes nationales, et qu'ils n'aient point d'autre force pour combattre les ennemis du dehors.

Là tout habitant est soldat, mais seulement quand il faut l'être, pour me servir de l'expression de J.-J. Rousseau; les jours de dimanche et de fête, on exerce ces milices selon l'ordre de leur rôle; tant qu'ils ne sortent point de leurs demeures, peu ou point détournés de leurs travaux, ils n'ont aucune paie; mais sitôt qu'ils marchent en campagne, ils sont à la solde de l'Etat. Quelles qu'aient été nos moeurs et nos idées avant la révolution, il est peu de Français, même parmi les moins fortunés, qui ne pussent ou qui ne voulussent se prêter à un service de cette espèce, qu'on pourrait rendre parmi nous encore moins onéreux qu'en Suisse. Le maniement des armes a pour les hommes un attrait nature! qui redouble lorsque l'idée de cet exercice se lie à celle de la liberté et à l'intérêt de défendre ce qu'on a de plus cher et de plus sacré.

Il me semble que ce que j'ai dit jusqu'ici a dû prévenir une difficulté rebattue qu'on sera peut-être tenté d'opposer à mon système; elle consiste à objecter qu'un très grand nombre de citoyens n'a pas les moyens d'acheter des armes ni de suffire aux dépenses que le service peut exiger. Que concluez-vous de là? que tous ceux que vous appelez citoyens non actifs, qui ne paient point une certaine quotité d'imposition, sont déchus de ce droit essentiel du citoyen? Non; en général l'obstacle particulier qui empêcherait ou qui dispenserait tels individus de l'exercer, ne peut empêcher qu'il appartienne à tous sans aucune distinction de fortune, et, quelle que soit sa cotisation, tout citoyen qui a pu se procurer les moyens, ou qui veut faire tous les sacrifices nécessaires pour en user, ne peut jamais être repoussé… Cet homme n'est pas assez riche pour donner quelques jours de son temps aux assemblées publiques; je lui défendrai d'y paraître!… Cet homme n'est point assez riche pour faire le service des citoyens soldats; je le lui interdis! Ce n'est pas là le langage de la raison et de la liberté; au lieu de condamner ainsi la plus grande partie des citoyens à une espèce d'esclavage, il faudrait au contraire écarter les obstacles qui pourraient les éloigner des fonctions publiques: payez ceux qui les remplissent; indemnisez ceux que l'intérêt public appelle aux assemblées; équipez, armez les citoyens soldats: pour établir la liberté, ce n'est pas même assez que les citoyens aient la faculté oisive de s'occuper de la chose publique, il faut encore qu'ils puissent l'exercer en effet.

Pour moi, je l'avoue, mes idées sur ce point sont bien éloignées de celle de beaucoup d'autres: loin de regarder la disproportion énorme des fortunes qui place la plus grande partie des richesses dans quelques mains comme un motif de dépouiller le reste de la nation de sa souveraineté inaliénable, je ne vois là pour le législateur et pour la société qu'un devoir sacré de lui fournir les moyens de recouvrer l'égalité essentielle des droits au milieu de l'inégalité inévitable des biens. Hé quoi! ce petit nombre d'hommes excessivement opulents, cette multitude infinie d'indigents n'est-elle pas en grande partie le crime des lois tyranniques et des gouvernements corrompus! Quelle manière de l'expier que d'ajouter à la privation des avantages de la fortune l'opprobre de l'exhérédation politique, afin d'accumuler sur quelques têtes privilégiées toutes les richesses et tout le pouvoir, et sur le reste des hommes toutes les humiliations et toute la misère! Certes il faut ou soutenir que l'humanité, la justice, les droits du peuple sont de vains noms, ou convenir que ce système n'est point si absurde.

Au reste, pour me renfermer dans l'objet de cette discussion, je conclus de ce que j'ai dit que l'Etat doit faire les dépenses nécessaires pour mettre les citoyens en état de remplir les fonctions de gardes nationales, qu'il doit les armer., qu'il doit, comme en Suisse, les salarier lorsqu'ils abandonnent leurs foyers pour le défendre! Eh! quelle dépense publique fut jamais plus nécessaire et plus sacrée! Quelle serait cette étrange économie qui, prodiguant tout au luxe funeste et corrupteur des cours ou au faste des suppôts du despotisme, refuserait tout au besoin des fonctionnaires publics et aux défenseurs de la liberté! Que pourrait-elle annoncer, si ce n'est qu'on préfère le despotisme à l'argent, et l'argent à la vertu et à la liberté!

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 27 mars 1791 (27 mars 1791)

(Opinion de Robespierre sur les troubles de Douai.)

Les lieux où se sont élevés les troubles de Douai, sont voisins de celui qui m'a député à cette assemblée. A l'intérêt général qui m'attache à tout ce qui peut contribuer à la liberté publique, se joint celui qui me lie à mon pays. Ce double sentiment m'engage à examiner avec scrupule les faits qui sont la base du rapport que vous venez d'entendre; et je dois avouer que je suis forcé de regretter que l'assemblée soit exposée à prendre une délibération subite sur une affaire aussi grave, d'après un rapport fait avec autant de précipitation (II s'élève des murmures.) Voici sur quoi porte mon observation. M. le rapporteur a lu un projet de décret dans lequel il propose de mander la municipalité de Douai à la barre. A ces mots, il s'est élevé de violents murmures qui voulaient dire que ce décret ne disait pas assez, et qu'il fallait sans doute la condamner sur-le-champ. (Il s'élève des murmures. Plusieurs voix: On n'a pas dit cela.) J'ai entendu crier à la fois par un très grand nombre de voix qu'il fallait l'envoyer dans les prisons d'Orléans; et moi, au contraire, je suis d'avis qu'il faut se contenter de la mander à la barre; car avant de juger, il faut commencer par entendre toutes les parties. (Nouveaux murmures. Un député: Il ne s'agit pas déjuger la municipalité, ni de l'envoyer en prison sans l'entendre. Ce projet absurde n'existe que dans la tête de l'opinant.) J'ai cependant, à la lecture du projet de décret, entendu dire, et crier unanimement qu'il fallait l'envoyer à Orléans. (Murmures). Il m'est impossible de résister à la force tumultueuse des interruptions… S'il fallait une profession de foi pour se faire entendre dans cette assemblée… Je déclare que je suis moins que tout autre, porté à approuver, ou à excuser la municipalité; je discute les principes généraux qui doivent déterminer une assemblée sage et impartiale. Je pense que dans une affaire aussi importante, le corps législatif doit s'imposer la loi d'examiner, je ne dis pas avec scrupule, mais avec cette attention réfléchie que s'impose tout juge Ce n'est point l'ajournement que je propose, c'est au contraire le premier article du projet de décret. J'ai entendu dire qu'il fallait déterminer les peines à infliger aux ecclésiastiques qui, par leur discours ou leurs écrits, excitent le peuple à la révolte. Un pareil décret serait du plus grand danger pour la liberté publique; il serait contraire à tous les principes. On ne peut exercer de rigueur contre personne pour des discours, on ne peut infliger aucune peine pour des écrits… (Il s'élève dos murmures.) Rien n'est si vague que les mots de discours, écrits excitant à la révolte. Il est impossible que l'assemblée décrète que des discours, tenus par un citoyen quelconque, puissent être l'objet d'une procédure criminelle. Il n'y a point ici de distinction à faire entre un ecclésiastique et un autre citoyen. Il est absurde de vouloir porter contre les ecclésiastiques une loi qu'on n'a pas encore osé porter contre tous les citoyens. Des considérations particulières ne doivent jamais l'emporter sur les principes de la justice et de la liberté. Un ecclésiastique est un citoyen; et aucun citoyen ne peut être soumis à des peines pour ses discours; et il est absurde de faire une loi uniquement dirigée contre les discours des ecclésiastiques… J'entends des murmures, et je ne fais qu'exposer l'opinion des membres qui sont les plus zélés partisans de la liberté, et ils appuieraient eux-mêmes mes observations, s'il n'était pas question des affaires ecclésiastiques (Applaudissements du côté droit. Murmures de la gauche. M. Dumetz: Je demande que l'opinant soit rappelé à l'ordre, comme ayant outragé l'assemblée. Ce n'est pas la liberté qu'il défend: il semble qu'il ait formé le dessein d'insulter le corps-législatif.) Je demande, comme je l'ai déjà souvent proposé, et comme l'assemblée l'a décrété, qu'une loi qui tient à la liberté des écrits et des opinions, ne soit portée qu'après une discussion générale et approfondie des principes et qu'elle ne porte pas sur une classe particulière. Je demande ensuite qu'il n'y ait point de jugement sur le fond, avant que la municipalité de Douai ait été entendue.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 6 avril 1791 (6 avril 1791)

(Opinion de Robespierre sur l'organisation ministérielle.)

Il est impossible d'être assez préparé pour examiner ce projet, qu'on présente à l'improviste. (Plusieurs voix: Il est presenté depuis deux mois.) Je suis effrayé de ce projet, et plus encore de la précipitation avec laquelle… (On murmure.) Je le dis avec l'effroi que m'inspire l'esprit qui, depuis quelque temps, préside à vos délibérations. (Les murmures augmentent; on crie: A l'ordre.) Mais je ne m'effraie pas de cette manière d'étouffer la voix de ceux qui veulent dire la vérité. Pourquoi vient-on nous présenter ici des projets à l'improviste? On compte bien s'appuyer sur un motif qui produira toujours un très grand effet; on vous dira qu'il faut accélérer vos travaux. (Un très grand nombre de voix: Oui, oui.) Autant il est vrai qu'il faut accélérer vos travaux, autant il est criminel de présenter à l'improviste, et sur ce prétexte, un projet de décret qui tend à détruire les bases de la liberté. Le caractère de ce projet, caractère imprimé dans chaque ligne, est d'anéantir la liberté et les principes constitutionnels établis par les précédents décrets, eu donnant aux ministres un pouvoir immense. Voilà l'instruction essentielle que je présente à l'assemblée nationale.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 7 avril 1791 (7 avril 1791)

(Robespierre prit une seconde fois la parole sur la même matière que la séance du 6 avril.)

J'ai à faire une proposition simple, qui ne peut être adoptée que dans ce moment. Un philosophe dont vous honorez les principes, disait que pour inspirer plus de respect et de confiance, le législateur devait s'isoler de son ouvrage. C'est l'application de cette maxime que je veux vous proposer, et je fais la motion qu'aucun membre de cette assemblée ne puisse être porté au ministère pendant les quatre années qui suivront cette session.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante les 27 et 28 avril 1791 (27 avril 1791)

(La garde nationale avait été improvisée au 14 juillet 1789 sous le nom de garde bourgeoise. Son organisation première était très-imparfaite. Plusieurs décrets provisoires, rendus par l'Assemblée constituante, ne statuaient qu'incomplètement sur la formation et sur le service de la garde nationale, et laissaient désirer une organisation définitive. L'Assemblée ayant ordonné à ses comités de lui présenter un projet d'organisation, Rabaut-Saint-Etienne, rapporteur, donna lecture d'un projet, qui n'admettait dans les gardes nationales que les citoyens actifs. Robespierre prit la parole pour combattre le projet des comités.)

Une constitution militaire et nationale est la plus difficile de toutes les entreprises; car si elle n'est pas le plus ferme appui de la liberté, elle devient le plus dangereux instrument du despotisme. Avant tout il faut rechercher le véritable objet de l'organisation de la garde nationale: est-elle établie pour repousser les ennemis du dehors? Non; vous avez pour cela une armée formidable… Il est certain que partout où la puissance du chef d'une force militaire considérable existe sans contrepoids, le peuple n'est pas libre. Ce contrepoids quel est-il? Les gardes nationales. D'après ce principe fondamental, il faut organiser la garde nationale de manière que le pouvoir exécutif ne puisse abuser de la force immense qui lui est confiée, ni la garde nationale opprimer la liberté publique et le pouvoir exécutif. Ces deux points de vue doivent nous servir de guide dans la question qui nous occupe. Sous ce premier point de vue il faut organiser la garde nationale de sorte qu'aucune de ses parties ne puisse dépendre du pouvoir exécutif. Le prince et ses agents ne doivent donc pas nommer les chefs. Les chefs des troupes de ligne ne doivent donc pas devenir chefs des gardes nationales; le roi ne doit donc ni récompenser ni punir les gardes nationales.

Sous le second point de vue, il faut reconnaître comme principe général la nécessité d'empêcher que les gardes nationales ne forment un corps, et n'adoptent un esprit particulier qui serait un esprit de corps, et qui menacerait bientôt, soit la liberté publique, soit les autorités constitutionnelles. Pour y parvenir, on doit adopter toutes les mesures qui tendront à confondre la fonction de soldat avec celle de citoyen, diminuer autant qu'il sera possible le nombre des officiers, ne les nommer que pour un temps très-limité, ne pas étendre le commandement à plus d'un district, et établir que la marque extérieure des grades ne sera portée que pendant le temps du service. Ces décorations ne sont accordées que pour le service public, et non pour satisfaire un ridicule orgueil. Ces distinctions extérieures, qui autrefois poursuivaient partout les fonctionnaires publics, excitaient la vanité des uns, produisaient l'humiliation des autres, avilissaient le peuple, enhardissaient ses tyrans, détruisaient ainsi l'énergie publique, et corrompaient le caractère national. Défenseurs de la liberté! vous ne regrettez pas ces hochets du despotisme; votre dévoûment, votre courage, vos succès, la cause sacrée pour laquelle vous êtes armés, voilà votre gloire, voilà vos ornements. (On applaudit.) Pour parvenir à confondre le citoyen et le soldat, il reste encore une disposition à prendre. Elle est une obligation réelle, l'équité, l'égalité la réclament…. (Ou entend un peu de bruit dans quelques parties de la salle. Montlausier: Ce que dit M. Robespierre, vaut sans doute la peine d'être écouté: ainsi, Messieurs qui causez, silence. On applaudit.) Tous les citoyens doivent être admis à remplir les fonctions de garde nationale. Ceux qui n'ont pas de facultés déterminées; ceux qui ne paient pas de certaines contributions, sont-ils esclaves? sont-ils étrangers aux autres citoyens? sont-ils sans intérêts dans la chose publique? Tous ils ont contribué à l'élection des membres de l'Assemblée nationale; ils vous ont donné des droits à exercer pour eux; vous en ont-ils donné contre eux? Ils ne l'ont pas voulu; ils ne l'ont pas pu; ils ne l'ont pas fait. Sont-ils citoyens? Je rougis d'avoir à faire cette question. Ils jouissent du droit de cité. Voulez-vous jouir seuls du droit de vous défendre et de les défendre. Reconnaissez donc et décrétez que tous les citoyens domiciliés ont le droit d'être inscrits sur le registre des gardes nationales. Ne calomniez pas le peuple en élevant contre lui d'injustes craintes. Le peuple est bon, il est courageux. Vous connaissez les vertus du peuple par ce qu'il a fait pour la liberté, après avoir travaillé avec tant de courage à la conquérir. Il demande le droit de remplir les devoirs qui seront imposés à tous les citoyens pour la conserver… (Lucas. J'entends par peuple tous les citoyens.) J'entends par peuple la généralité des individus qui composent la société; et si je me suis un moment servi de cette expression dans un sens moins étendu, c'est que je croyais avoir besoin de parler le langage de ceux que j'avais à combattre. Répondrai-je à une observation bien futile? On a dit que la partie du peuple qui ne jouit pas de l'activité, ne pourra supporter ni les dépenses, ni la perte de temps qu'entraînerait le service; mais l'Etat doit fournir aux frais nécessaires pour mettre les citoyens à même de servir; il doit les armer, et les solder, comme on fait en Suisse, quand ils quittent leurs foyers…. Après avoir établi ces principes constitutionnels, il resterait à déterminer les fonctions des gardes nationales… (Plusieurs personnes demandent que la suite du discours de Robespierre soit renvoyée à demain.)

(Séance du 28.)

J'ai établi hier les principes fondamentaux de l'organisation de la garde nationale; j'ai prouvé que tous les citoyens devaient y être admis, si l'on ne voulait diviser la nation en deux classes dont l'une serait à la discrétion de l'autre. J'ai prouvé qu'il fallait soustraire la garde nationale à l'influence du pouvoir exécutif, puisqu'elle doit servir au besoin pour nous défendre contre la force militaire dont ce pouvoir exécutif est armé. Maintenant j'applique ces principes au projet qui nous est présenté par les deux comités, et je trouve qu'il les viole entièrement; il fait de la garde nationale un corps qui peut devenir l'instrument du pouvoir exécutif. Il est vrai que pour cela le comité suppose le cas d'une invasion subite par une troupe étrangère. C'est ainsi que toutes les lois dangereuses ont été justifiées par des motifs honnêtes. C'est le fond du projet qu'il faut examiner. Ne voit-on pas que le gouvernement pourra faire naître facilement l'événement qu'a prévu le comité, avec l'influence qu'a le pouvoir exécutif sur la paix et la guerre. On dirait que les gardes nationales ne doivent être employées que pour faire la guerre aux ennemis du dehors, tandis que les principes veulent qu'elles ne soient employées que dans les cas extrêmes. Serait-ce un projet de circonstance qu'on a voulu nous présenter, ou bien un projet qui embrasse tous les temps!

Le comité a méconnu l'objet unique et véritable de l'institution des gardes nationales. Il place sans cesse la garde nationale dans les circonstances où elle doit faire la guerre sous les ordres du roi; mais n'est-elle pas faite aussi pour défendre la liberté contre les attaques du despotisme. Ce mot liberté n'a pas été proféré une seule fois dans tout le projet. Repousser les brigands, livrer à la justice les séditieux, voilà les seules idées que présente la partie du projet qui lise les fonctions de la garde nationale. Il semble qu'elle ne sera instituée dans les campagnes que pour soutenir la gendarmerie nationale et les troupes de ligne. Faire ainsi une armée subsidiaire pour combattre les citoyens, n'est-ce pas là l'oubli de tous les principes? Pourrons-nous soutenir l'idée de voir les paisibles habitants des campagnes présentés comme la partie de la nation qui a le plus besoin d'être contenue. Cette distinction est insultante. Ces détails sont inutiles. Il suffit bien d'avoir prouvé que la composition des gardes nationales présentée par le comité, est le renversement des principes de la liberté. Il interdit jusqu'au port d'armes aux citoyens non actifs. N'est-ce pas là créer un vaste corps armé pour asservir le reste de la nation? n'est-ce pas remettre le pouvoir politique et la force armée dans les mains d'une seule classe, et cette force armée à la disposition du pouvoir exécutif par des voies indirectes? Tous les citoyens ne sont-ils pas également enfants de la patrie? quels sont ceux que vous jugez incapables de porter les armes? Teniez-vous ce langage, lorsqu'ils se sont armés pour vous défendre, lorsqu'enfin ils ont fait la révolution? Mais, dira-t-on, le comité propose de maintenir dans la fonction de gardes nationales, ceux qui ont pris les armes depuis l'époque de la révolution, s'ils en sont jugés dignes. Et pourquoi leur faudrait-il subir un jugement nécessairement arbitraire? Est-ce parce qu'ils ne seraient pas favorisés par la fortune? Où étaient donc les comités au 14 juillet! S'ils avaient vu cette journée, ils n'auraient pas fait cette insulte à une partie respectable de leurs concitoyens. Je conclus à ce que l'assemblée décrète que tout citoyen domicilié a droit d'être inscrit sur le registre des gardes nationales.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 9 mai 1791 (9 mai 1791)

(Opinion de Robespierre sur le droit de pétition.)

Le droit de pétition est le étroit imprescriptible de tout homme en société. Les Français en jouissaient avant que vous fussiez assemblés; les despotes les plus absolus n'ont jamais osé contester formellement ce droit à ce qu'ils appelaient leurs sujets. Plusieurs se sont fait une gloire d'être accessibles et de rendre justice à tous. C'est ainsi que Frédéric II écoutait les plaintes de tous les citoyens. Et vous, législateurs d'un peuple libre, vous ne voudrez pas que des Français vous adressent des observations, des demandes, des prières, comme vous voudrez les appeler! Non, ce n'est point pour exciter les citoyens à la révolte que je parle à cette tribune, c'est pour défendre les droits des citoyens; et si quelqu'un voulait m'accuser, je voudrais qu'il mît toutes ses actions en parallèles avec les miennes, et je ne craindrais pas le parallèle. Je défends les droits les plus sacrés de mes commettants; car mes commettants sont tous Français, et je ne ferai sous ce rapport aucune distinction entre eux: je défendrai surtout les plus pauvres. Plus un homme est faible et malheureux, plus il a besoin du droit de pétition; et c'est parce qu'il est faible et malheureux que vous le lui ôteriez! Dieu accueille les demandes non-seulement des plus malheureux des hommes, mais des plus coupables. Or, il n'y a de lois sages et justes que celles qui dérivent des lois simples de la nature. Si vos sentiments n'étaient point conformes à ces lois, vous ne seriez plus les législateurs, vous seriez plutôt les oppresseurs des peuples. Je crois donc qu'à titre de législateurs et de représentants de la nation, vous êtes incompétents pour ôter à une partie des citoyens les droits imprescriptibles qu'ils tiennent de la nature.

Je passe au titre II, à celui qui met des entraves de toutes espèces à l'exercice du droit de pétition. Tout être collectif ou non qui peut former un voeu, a le droit de l'exprimer; c'est le droit imprescriptible de tout être intelligent et sensible. Il suffit qu'une société ait une existence légitime pour qu'elle ait le droit de pétition; car si elle a le droit d'exister reconnu par la loi, elle a le droit d'agir comme une collection d'êtres raisonnables, qui peuvent publier leur opinion commune et manifester leurs voeux. L'on voit toutes les sociétés des Amis de la constitution vous présenter des adresses propres à éclairer votre sagesse, vous exposer des faits de la plus grande importance; et c'est dans ce moment qu'on veut paralyser ces sociétés, leur ôter le droit d'éclairer les législateurs! Je le demande à tout homme de bonne foi qui veut sincèrement le bien, mais qui ne cache pas sous un langage spécieux le dessein de miner la liberté; je demande si ce n'est pas chercher à troubler l'ordre public par des lois oppressives, et porter le coup le plus funeste à la liberté Je réclame l'ajournement de cette question jusqu'après l'impression du rapport.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé au Club des
Jacobins le 8 juin 1791 (8 juin 1791)

(Opinion de Robespierre sur le licenciement de l'armée.)

Je ne viens pas ici vous proposer des mesures sur le licenciement, ni approfondir les inconvénients dont on prétend qu'il peut être suivi. Je viens épancher dans votre sein quelques-uns de ces sentiments qu'inspirent à tout bon citoyen et l'amour de la patrie, et la vue des dangers dont elle est menacée. (Ici Robespierre peint l'état de l'armée, et puis il ajoute:) Pour achever ce tableau, il faudrait parler des malheurs de Nanci, vous montrer les citoyens plongeant leurs bras dans le sang de leurs concitoyens, pour procurer à quelques chefs le plaisir d'assouvir leur haine; vous rappeler les supplices qui suivirent ces jours de malheurs, supplices qui présentèrent pendant plusieurs jours le spectacle le plus satisfaisant pour des ennemis de la liberté. Il faudrait les voir se réjouir de leurs crimes, forcer la patrie en deuil d'applaudir au supplice de ses défenseurs. Les intrigues des officiers de ces corps, furent la seule cause de toutes ces horreurs. Vous doutez que le licenciement soit nécessaire: avez-vous oublié que des officiers ont arboré la cocarde blanche? Ne font-ils pas profession ouverte de mépriser le peuple; et n'affectent-ils pas, au contraire, le plus profond respect pour la cour, à laquelle seule ils veulent tenir? El vous croyez qu'il vous soit possible de les conserver!… Vous voulez, dites-vous, prendre des mesures pour assurer le maintien de notre constitution. N'est-il pas trop ridicule de mettre au nombre de ces mesures, celle de confier vos troupes aux ennemis de la constitution? Les despotes en agissent-ils ainsi? Confient-ils à des personnes dont ils ne sont pas sûrs, la garde de leurs places, la défense de leurs frontières? La France n'est-elle plus digne d'être conservée, depuis qu'elle est devenue le séjour de la liberté? Je le dis avec franchise, peut-être même avec rudesse: quiconque ne veut pas, ne conseille pas le licenciement, est un traître.

Rien ne doit vous dispenser de le prononcer ce licenciement, pas même les craintes qu'on cherche de toutes parts à vous inspirer.

Avec quelle docilité les soldats n'obéiront-ils pas à des officiers patriotes, à des officiers qu'ils estimeront? Si c'est vraiment l'intérêt de la discipline qui vous touche, donnez-leur des officiers qui, par leur exemple, leur conduite, ne cherchent pas à leur inspirer le mépris de notre constitution, qui leur donne des ordres auxquels ils puissent obéir sans répugner à leur patriotisme.

Pourquoi leur en laisser qui ne peuvent mériter leur confiance?
Pourquoi attacher des cadavres à des corps vivants?…

Quel étrange projet que celui de vouloir changer des soldats en automates? El cela, afin qu'ils soient plus propres à défendre notre constitution! Un jour peut-être, ces questions seront éclaircies à la honte de nos charlatans politiques. Après tout, il faut que la nation soit sauvée, et, si elle ne l'est pas par ses représentants, elle le sera par ses mandataires… Prenez-y garde, le trouble ou le despotisme, ou peut-être tous les deux, voilà le but où tendent les ennemis du licenciement. Il n'y a que les seuls amis de la liberté qui puissent le désirer…

Craignez ces chefs de parti qui, dans des moments de troubles et d'inquiétudes, cherchent toujours par quelques fausses démarches à vous faire violer quelques uns de vos principes.

Craignez ces serpents qui s'insinuent près de vous, et par des conversations insidieuses, des assertions jetées comme par hasard, se flattent à l'avance d'avoir préparé vos décisions. Toujours ils ont cherché à vous faire renoncer à vos principes, pour l'amour de la paix et de la liberté.

Craignez ces hommes qui, ne se sentant pas assez de force pour être sûrs de trouver les places qu'ils ambitionnent dans le nouvel ordre de choses, seraient tentés de regretter l'ancien, qui n'ont pas assez de talent pour faire le bien, mais assez pour faire le mal, et qui n'ont vu dans la révolution, que des moyens d'avancer leur fortune.

Craignez ces hommes dont la fausse modération, plus atroce que la plus affreuse vengeance, vous tend continuellement des pièges.

Craignez enfin votre propre bonne foi, votre facilité; car je ne redoute pour notre constitution que deux ennemis: la faiblesse des honnêtes gens et la duplicité des malveillants.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé au Club des
Jacobins le 19 juin 1791 (19 juin 1791)

(Instruction rédigée par Robespierre pour les élections de 1791.)

Je n'ai reçu que ce matin, en rentrant de l'Assemblée nationale, la lettre par laquelle le comité me chargeait de cette rédaction; je n'ai pu y donner d'autre temps que le court intervalle qui se trouve entre ce moment et notre séance; il m'a donc été impossible de la porter au comité. Obligé de faire un petit voyage demain soir, il m'eût été impossible de vous la lire demain. Je vous prie d'excuser les fautes de rédaction qui pourront s'y trouver, en faveur de la précipitation avec laquelle elle a été faite.

Citoyens, ce serait perdre un temps précieux que de vous parler de l'importance des élections dont vous allez vous occuper. Vous savez que les électeurs que vous allez choisir, nommeront à leur tour les députés dont dépend ou votre bonheur ou votre misère. Vous vous rendrez donc exactement aux assemblées primaires, vous surtout qui, par vos faibles moyens, pourriez craindre l'oppression; songez que c'est à vous qu'il importe d'être éclairés sur ces choix, puisqu'il est question de discuter vos plus chers intérêts. Si vous êtes obligés par là à des sacrifices, la raison, la justice et l'intérêt public vous assurent des indemnités.

Dans les choix que vous ferez, songez que la vertu et les talents sont nécessaires, mais que, des deux, la vertu est la plus nécessaire encore. La vertu sans talent peut être encore utile; les talents sans vertu ne peuvent être qu'un fléau. (On applaudit.) Et, en effet, la vertu suppose ou donne assez souvent les talents nécessaires aux représentants du peuple. Quand on aime la justice et la vérité, on aime les droits des citoyens, et on les défend avec chaleur. Tenez-vous en garde contre les apparences trompeuses: les amis et les ennemis de la liberté se présenteront à vous avec les mêmes dehors et le même langage. Si vous voulez vous assurer des sentiments de quelques citoyens, remontez au-delà de l'époque où vous êtes aujourd'hui. L'homme ne se détache pas tout à coup de tous les préjugés qui ont formé ses sentiments. Si, une fois dans sa vie, un homme s'est montré vil ou impitoyable, rejetez-le; rejetez ces hommes qu'on a vus ramper honteusement aux pieds d'un ministre ou d'une femme. Leur manière est changée: leur coeur est resté le même. (On applaudit.) Ils flattent aujourd'hui leurs concitoyens, comme ils flattaient les tyrans subalternes. On ne devient pas subitement d'un vil adulateur, d'un lâche courtisan, un héros de la liberté.

Mais si vous connaissez des hommes qui aient consacré leur vie à venger l'innocence; si vous connaissez quelqu'un d'un caractère ferme et prompt, dont les entrailles se soient toujours émues au récit des malheurs de quelques-uns de ses concitoyens, allez le chercher au fond de sa retraite, priez-le d'accepter la charge honorable et pénible de défendre la cause du peuple contre les ennemis déclarés de la liberté, contre ces ennemis bien plus perfides encore qui se couvrent du voile de l'ordre et de la paix. Ils appellent ordre tout système qui convient à leurs arrangements; ils décorent du nom de paix la tranquillité des cadavres et le silence des tombeaux.

Ce sont ces personnages, cruellement modérés, dont il faut vous défier le plus. Les ennemis déclarés de la révolution sont bien moins dangereux. Ce sont ceux-là qui assiègent les assemblées primaires, pour obtenir du peuple, qu'ils flattent, le droit de l'opprimer constitutionnellement. Evitez leurs pièges, et la patrie est sauvée. S'ils viennent à vous tromper, il ne nous reste plus qu'à réaliser la devise qui nous rallie sous les drapeaux de la liberté: Vivre libre ou mourir.

(On demande l'impression sur-le-champ, et l'envoi aux sections assemblées. Roederer. Je demande que M. Robespierre veuille bien relire l'article concernant les électeurs, parce que, quelque fondé que soit son principe, l'application pourrait en être dangereuse pour cette année; car il n'y a pas de fonds faits pour les électeurs.)

Robespierre. L'observation de M. Roederer porte sur un fait qui n'est pas exact. Il a supposé qu'il était décidé que les électeurs ne seraient pas payés cette année, et cela n'est pas décidé. La motion en fut faite, il y a quelques jours, à l'Assemblée nationale. M. Desmeuniers, rapporteur, n'a pas du tout été éloigné de cette idée, et l'avis des membres de l'assemblé m'a paru y être favorable. J'ai donc cru pouvoir annoncer cet avis dans un moment où il s'agit de porter un plus grand nombre de citoyens dans les assemblées primaires, qui, en général, sont peu nombreuses.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 22 juin 1791 (22 juin 1791)

(De la délégation de la souveraineté.)

(Les diverses parties de la constitution, avant d'être coordonnées les unes avec les autres et de former un tout complet, furent soumises à la révision. Quand on en vint à discuter sur les pouvoirs publics et les assemblées électorales, Roederer prononça un discours dans lequel il exprima son opinion sur l'essence du pouvoir exécutif et sur les bases du système administratif. Puis Robespierre parla ainsi:)

II y a dans l'opinion de M. Roederer beaucoup de principes vrais, et auxquels il serait difficile de répliquer d'après vos principes… Cependant, ce n'est pas sur cet objet principalement que je me propose d'insister; je crois qu'il y a dans le titre soumis à votre délibération beaucoup d'expressions équivoques et de mots qui altèrent le véritable sens et l'esprit de votre Constitution: c'est pour rectifier ces mots et pour rendre d'une manière claire les principes de votre Constitution, que je vous supplie d'écouter avec patience quelques principes dont le développement ne sera pas long.

Je commence par le premier article du projet: "La souveraineté est une, indivisible, et appartient à la nation; aucune section du peuple ne peut s'en attribuer l'exercice." J'ajoute que la souveraineté du peuple est inaliénable. Il est dit ensuite que la nation ne peut exercer ses pouvoirs que par délégation… Les pouvoirs doivent être bien distingués des fonctions: les pouvoirs ne peuvent être ni aliénés ni délégués. Si l'on pouvait déléguer les pouvoirs en détail, il s'ensuivrait que la souveraineté pourrait être déléguée, puisque ces pouvoirs ne sont autre chose que des diverses parties essentielles et constitutives de la souveraineté; et alors remarquez que, contre vos propres intentions, vous décréteriez que la nation a aliéné sa souveraineté; remarquez bien, .surtout, que la délégation proposée par les comités est une délégation perpétuelle, et que les comités ne laissent à la nation aucun moyen constitutionnel d'exprimer une seule fois sa volonté sur ce que ses mandataires et ses délégués auront fait en son nom. Il n'est pas même question de convention dans tout le projet; de manière que la délégation des trois pouvoirs constitutifs serait, d'après le projet des comités, l'aliénation de la souveraineté elle-même. J'observe, en particulier, que rien n'est plus contraire aux droits de la nation que l'article 3, qui concerne le pouvoir législatif. Lisez cet article 3 dans la Constitution, où il est conforme au projet.

Permettez-moi de vous citer ici l'autorité d'un bomme dont vous adoptez les principes, puisque vous lui avez décerné une statue à cause de ces principes-là et pour le livre que je vais citer. Jean-Jacques Rousseau a dit que le pouvoir législatif constituait l'essence de la souveraineté, parce qu'il était la volonté générale, qui est la source de tous les pouvoirs délégués; et c'est dans ce sens que Rousseau a dit que, lorsqu'une nation déléguait ses pouvoirs à ses représentons, cette nation n'était plus libre, et qu'elle n'existait plus. Et remarquez comment on vous fait déléguer le pouvoir législatif; à qui? Non pas à des représentants élus périodiquement et à de courts intervalles, mais à un fonctionnaire public héréditaire, au roi! D'après l'article des comités, le roi partage véritablement le pouvoir législatif, et j'observe qu'il a dans le pouvoir législatif une portion plus grande que celle des représentants de la nation, puisque sa volonté peut seule paralyser pendant quatre ans la volonté de deux législatures. Votre Constitution, vos premiers décrets ne portaient pas, et vous n'avez pas entendu que le roi faisait partie du pouvoir législatif. Le veto suspensif, accordé au roi, ne fut jamais regardé que comme un moyen de prévenir les funestes effets des délibérations précipitées du corps législatif, et ne fut considéré que comme un appel au peuple; mais il a toujours été reconnu que l'exercice du pouvoir législatif résidait essentiellement et uniquement dans l'Assemblée nationale. Le roi ne fut jamais regardé comme partie intégrante du pouvoir législatif, et l'on ne peut supposer ceci dans la rédaction des comités sans anéantir les premiers principes de la Constitution.

Qu'il me soit permis de lier cette idée aux principes développés par M.
Roederer.

M. Roederer vous a dit une vérité qui n'a pas même besoin de preuve; c'est que le roi n'est pas le représentant de la nation, et que l'idée de représentant suppose nécessairement un choix par le peuple; et vous avez déclaré la couronne héréditaire: le roi n'est donc pas représentant du peuple; le hasard seul vous le donne, et non votre choix. M. Roederer vous a dit avec raison qu'il ne fallait pas donner au roi seul cette prérogative, ou qu'il fallait la donner à tous les fonctionnaires publics. Si l'on entend par représentant celui qui exerce une fonction publique au nom de la nation, si le titre de représentant a quelque chose de relatif à la nomination du peuple, certes, le roi n'a pas ce caractère, ou les autres ne l'ont pas. Il est évident qu'on ne peut lui appliquer la qualité de représentant; mais, ce qu'il est important de remarquer, c'est la conséquence immédiate de cette idée de représentant: pourquoi veut-on investir le roi du titre de représentant héréditaire de la nation? Voilà, messieurs, une partie des atteintes que porte à la Constitution la rédaction des comités.

Il est dit dans deux articles de la Constitution: "Aucune section du peuple ne peut s'attribuer l'exercice de la souveraineté." 'J'adopte bien le véritable sens qu'on veut exprimer par ces mots, mais je dis qu'il faut éclaircir les mots équivoques. On ne peut pas dire d'une manière absolue et illimitée qu'aucune section du peuple ne peut s'attribuer l'exercice de la souveraineté. Il est bien vrai qu'il sera établi un ordre pour la souveraineté; il est bien vrai encore qu'aucune section du peuple, en aucun temps, ne pourra prétendre qu'elle exerce les droits du peuple tout entier; mais il n'est pas vrai que, dans aucun cas et pour toujours, aucune section du peuple, ne pourra exercer, pour ce qui la concerne, un acte de la souveraineté… (Interruptions: Ah! ah! ah!) Je m'explique; c'est d'après vos décrets que je parle: n'est-il pas vrai que le choix des représentants du peuple est un acte de la souveraineté! N'est-il pas vrai même que les députés, élus pour une contrée, sont les députés de la nation entière? Ne résulte-t-il pas de ces deux faits incontestables que, des sections exercent, pour ce qui les concerne partiellement, un acte de la souveraineté? Il est impossible de prétendre, comme on l'a fait, que la nation soit obligée de déléguer toutes les autorités, toutes les fonctions publiques; qu'elle n'ait aucune manière d'en retenir aucune partie sans aucune modification que ce soit.

Je n'examine pas un système que l'Assemblée a décrété; mais je dis que, dans le système de la Constitution, on ne peut point rédiger l'article de cette manière; on ne peut pas dire que la nation ne peut exercer ses pouvoirs que par délégation; on ne peut point dire qu'il y ait un droit que la nation n'ait pas: on peut bien régler qu'elle n'en usera point; mais on ne peut pas dire qu'il existe un droit dont la nation ne peut pas user si elle veut.

Je reviens au principe de toutes les observations que je viens de vous faire. Je dis qu'il résulte de l'article des comités que la nation déléguerait ses pouvoirs, le pouvoir souverain, qui est unique et indivisible, en déléguant à perpétuité chaque partie du pouvoir. Je dis que ce titre blesse encore les premiers principes de la Constitution en présentant le roi comme un représentant héréditaire qui exerce le pouvoir législatif, conjointement avec les véritables représentants du peuple. Je demande, en conséquence, qu'au mot pouvoirs soit substitué celui fonctions; je demande que le roi soit appelé le premier fonctionnaire public, le chef du pouvoir exécutif, mais point du tout le représentant de la nation; je demande qu'il soit exprimé d'une manière bien claire que le droit de faire les actes de la législation appartient uniquement aux représentants élus par le peuple.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 11 août 1791 (11 août 1791)

(Opinion de Robespierre sur la rédaction définitive de la constitution.)

Les comités vous proposent de substituer à une condition mauvaise une condition plus injuste et plus onéreuse encore. Les inconvénients s'appliquent d'une manière plus forte au nouveau système. Le peuple est-il libre de choisir ses représentants, s'il ne l'est pas dans le choix de ses intermédiaires? Les comités me paraissent dans une contravention continuelle. Vous avez reconnu, sur leur proposition, que tous les citoyens étaient admissibles à toutes les fonctions, sans autre distinction que celle des vertus et des talents. A quoi nous sert cette promesse, puisqu'elle a été violée sur-le-champ? Que nous importe qu'il n'y ait plus de noblesse féodale, si vous y substituez une distinction plus réelle, à laquelle vous attachez un droit politique? Et que m'importe à moi qu'il n'y ait plus d'armoiries, s'il faut que je voie naître une nouvelle classe d'hommes à laquelle je serai exclusivement obligé de donner ma confiance? Cette contradiction permettrait de douter de votre bonne foi et de votre loyauté. Je conviens cependant qu'il faut une garantie qui rassure contre les électeurs; mais est-ce la richesse? L'indépendance et la probité se mesurent-elles sur la fortune? Un artisan, un laboureur, qui paient dix journées de travail, voilà des hommes plus indépendants que le riche, parce que leurs besoins sont encore plus bornés que leurs fortunes. Quoique ces idées soient morales, elles n'en sont pas moins dignes d'être présentées à l'assemblée. Ce ne sont pas là des lignes sans largeur. On nous a cité l'exemple des Anglais et des Américains: ils ont eu tort, sans doute, d'admettre des lois contraires aux principes de la justice; mais, chez eux, ces inconvénients sont compensés par d'autres bonnes lois. Quelle était la garantie d'Aristide lorsqu'il subjugua les suffrages de la Grèce entière? Ce grand homme qui, après avoir administré les deniers publics de son pays, ne laissa pas de quoi se faire enterrer, n'aurait pas trouvé entrée dans vos assemblées électorales. D'après les principes de vos comités, nous devrions rougir d'avoir élevé une statue à J. J. Rousseau, parce qu'il ne payait pas le marc d'argent. Apprenez à reconnaître la dignité d'homme dans tout être qui n'est pas noté d'infamie. Il n'est pas vrai qu'il faille être riche pour tenir à son pays; la loi est faite pour protéger les plus faibles; et n'est-il pas injuste qu'on leur ôte toute influence dans sa confection? Pour vous décider, réfléchissez quels sont ceux qui vous ont envoyés? Etaient-ils calculés sur un marc, sur un demi-marc d'argent? Je vous rappelle au titre de votre convocation: "Tout Français ou naturalisé Français, payant une imposition quelconque, devra être admis à choisir les électeurs." Nous ne sommes donc pas purs, puisque nous avons clé choisis par des électeurs qui ne payaient rien.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 23 août 1791 (23 août 1791)

(Opinion de Robespierre sur la liberté de la presse.)

M. Dandré et les autres partisans du comité semblent quelquefois se rapprocher des principes pour s'en éloigner sur-le-champ. M. Dandré paraît dans la dernière partie de son opinion déterminé à nous accorder… (Il s'élève des murmures. Regnault de Saint-Jean-d'Angely: Je demande que le préopinant veuille bien indiquer la corporation dont il est le chef.) Je m'en vais satisfaire à l'interpellation du préopinant. Quand j'ai dit nous, je parlais de ceux que la question intéresse, c'est-à-dire de la généralité des citoyens: ce sont les droits de la nation que je réclame contre un article qui me paraît les attaquer. Je dis donc que M. Dandré paraissait accorder le droit d'une censure salutaire et libre sur les actes d'administration; si l'article remplissait cet objet, alors on pourrait dire que nous sommes d'accord; mais il ne le remplit pas.

Qu'est-ce que la liberté d'exercer la censure? (On murmure.) La puissance des comités s'étend-elle jusqu'à parler aussi longtemps qu'ils veulent et à ne laisser parler personne? Je dis que cette censure sur les actes d'administration ne pourra pas s'exercer sans que, en vertu de l'article qui vous est proposé, on puisse poursuivre le censeur comme calomniateur. Par exemple, un ministre parlant toujours de patriotisme et d'ordre public, peut mettre une négligence coupable dans l'exécution des lois relatives à la défense du royaume, entretenir des intelligences secrètes avec les ennemis du dehors. Je demande si le droit du citoyen se réduira à dire très modestement, très respectueusement: M. le ministre a négligé de porter tel corps de troupes sur les frontières; ou n'aura-t-il pas le droit de dire s'il en a le courage: j'aperçois dans sa conduite un plan de conspiration contre le salut public; j'invite mes concitoyens à le surveiller.

Voici un autre exemple. Un général préposé à la défense de nos frontières a exécuté un plan dont le résultat devait être de livrer la nation à tous les fléaux de la guerre domestique et extérieure. Je suppose que j'aie eu des indices certains de ce crime, comme tout homme de bonne foi et clairvoyant a pu en avoir, je ne pourrai donc pas provoquer la surveillance publique sur un tel homme sans être puni comme calomniateur? Je dis que par la nature des choses l'intention de faire le mal touche de si près à l'action même, qu'il y a une connexité si évidente entre le crime consommé et l'intention du crime, qu'on ne pourra dénoncer un délit d'administration, sans risquer d'être poursuivi comme calomniateur des intentions.

A quoi sert cette distinction qu'il est si facile d'éluder dans son usage entre un délit commis et l'intention, si ce n'est à gêner la censure sur tous les points?

Consultons l'expérience: sur cent accusations intentées par l'Assemblée nationale elle-même contre des citoyens, 99 sont restées sans preuves. Si M. Bouillé eût été dénoncé comme un homme méditant des projets contre la patrie, le citoyen clairvoyant et zélé, qui en eût découvert les indices sans en découvrir encore les preuves juridiques, n'eût-il pas passé pour calomniateur? Pour appuyer la vérité de cette observation, je rappellerai l'engouement général excité en faveur du patriotisme et du zèle de cet officier, les éloges qui lui ont été prodigués par l'intrigue et les remercîments même surpris à la sagesse de l'Assemblée nationale. Lorsque les chances de l'équité sont tellement incertaines en faveur de l'un et de l'autre système, je demande s'il faut priver la société de l'avantage suprême d'une censure illimitée sur les fonctionnaires publics. Je demande que la rédaction plus précise de M. Larochefoucault soit préférée à celle du comité.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 23 août 1791 (23 août 1791)

(Opinion de Robespierre sur les hommes libres de couleurs dans les colonies françaises.).

Lorsqu'on se présente à votre tribunal pour défendre celui de vos décrets qui, au jugement de la nation, a le plus honoré cette Assemblée; pour empêcher que dans un moment, et presque sans discussion, d'après des faits recueillis par des parties qui ne sont pas entièrement désintéressées dans cette affaire, d'après des déclamations plusieurs fois répétées, et toujours repoussées par vous dans cette affaire, on n'élève contre ce système, conforme aux droits de la justice, de la raison, de l'intérêt national, un système nouveau, fondé sur des principes absolument différents; alors le premier sentiment qu'on éprouve, c'est l'étonnement de discuter devant vous une pareille question: on est bien éloigné surtout de penser que cette question soit déjà préjugée avant d'avoir été discutée avec la profondeur qu'elle exige. Eh! fût-il vrai qu'on dût faire encore des efforts impuissants pour réclamer les droits de l'humanité, ce serait encore un devoir de les réclamer: c'est ce qui m'encouragera à vous parler encore, et de l'intérêt national, qui paraît si méconnu par les sentiments de ceux que je combats, et même de justice et de philosophie,

La première question que l'on doit se faire, ce me semble, dans ce moment, c'est de demander si, pour attaquer les décrets que vous avez rendus, l'on vous présente des raisons qui n'aient été ni prévues ni discutées lorsque vous les avez portés. Or, je vois ici les mêmes moyens employés: d'une part, des maux infinis qu'on nous pronostique pour vous faire peur; de l'autre, des raisonnements qui ne pouvaient souffrir le plus léger examen, raisonnements démentis à la fois et par la raison et par les faits.

Je commence par examiner, en très peu de mots, les raisonnements moraux et politiques, allégués par le rapporteur du comité colonial. Il vous a exposé sa théorie sur l'unique moyen, suivant lui, de conserver la tranquillité et la subordination des esclaves dans les colonies. Or, il nous a dit que cet ordre de chose tenait essentiellement et exclusivement à l'extrême distance que ces esclaves a percevaient entre les blancs et eux; que cette distance disparaîtrait à leurs yeux, si les hommes de couleur jouissaient des mêmes droits que les blancs.

Voilà un raisonnement qui est absolument démenti par les faits et par les raisons d'analogie. Il ne faut pas perdre de vue qu'avant votre décret les hommes libres de couleur jouissaient des droits de citoyen, qu'ils ne jouissaient pas des droits politiques, parce qu'alors nul citoyen n'avait des droits politiques; mais ils étaient dans la classe des blancs sous le rapport des droits civils dont les citoyens jouissaient seuls alors; ainsi, alors, les esclaves voyaient des hommes de couleur à une distance infinie d'eux, et cette distance était celle de l'esclavage à la liberté, du néant à l'existence civile: or, je demande si ces nouveaux droits que vous avez accordés aux hommes libres de couleur, mettraient entre eux et les autres une distance plus grande que ne mettait entre eux et les esclaves l'acquisition de la liberté et de l'existence civile. Or, si cette distance n'a rien diminué de la subordination des esclaves, s'il est faux que ces idées parviennent jusqu'à leur esprit, n'est-il pas évident que le raisonnement qu'on vous fait pour égarer votre justice, est une pure illusion, et le résultat de l'imagination des partisans du projet que je combats. On n'a pas manqué d'appuyer ce système extravagant d'un fait très extraordinaire: on vous a dit que la déclaration des droits que vous avez reconnus dans les hommes libres de couleur, avait excité une insurrection parmi les esclaves; on vous a cité la Croix des Bouquets; j'affirme que ce fait est faux, et j'atteste tout homme raisonnable qui voudra réfléchir et sur les faits et sur la nature même de la chose, que quelques lettres que l'on peut se faire écrire, n'auront jamais autant de poids sur les personnes raisonnables que ce fait connu de tout le monde, que dans les colonies nulle lettre, depuis l'origine des contestations que la révolution a fait naître entre les blancs et les hommes libres de couleur, ne peut parvenir aux hommes de couleur sans avoir été décachetée; c'est un fait notoire connu de tout le monde, et qui est beaucoup plus certain que les fables que l'on nous débite pour appuyer le système du comité. On ne persuadera jamais à personne, je ne dis pas seulement que les décrets de l'Assemblée nationale, mais même les relations de ces décrets avec les droits de citoyens, puissent donner des idées assez nettes à des hommes abrutis par l'esclavage, qui ont très peu d'idées ou qui n'ont que des idées absolument étrangères à celles dont il s'agit en ce moment pour les engager à rompre tout à la fois, et leurs anciennes habitudes et leurs chaînes.

Les colons sont indignés, dit-on, de ce que vous avez violé la foi que vous leur aviez donnée!… Mais quel homme de bonne foi peut soutenir ici que, par aucun de vos décrets, vous ayez pris avec les colons blancs l'engagement de dépouiller les hommes libres de couleur de la qualité de citoyens actifs; que vous ayez promis de ne rien décréter à cet égard sans le consentement et l'initiative des colons blancs? Qu'on me le cite ce décret: est ce celui du 28 mars? Eh! c'est celui que j'invoque pour réclamer la foi qui avait été donnée à tous les membres de celle Assemblée.

Je rappelle à l'Assemblée qu'alors en effet quelques personnes eurent des inquiétudes, non pas sur le fond de la chose, qui ne pouvait présenter aucune difficulté, mais sur les intentions de ceux qui auraient pu désirer favoriser les colons blancs aux dépens des hommes libres de couleur. Ils manifestèrent ces inquiétudes, et demandèrent que l'Assemblée déclarât que ces mots ne renfermaient point les esclaves; on répondit: cela n'est point nécessaire; il est bien entendu que les hommes libres de couleur sont seuls compris: et c'est sur la foi de cette explication, qui n'était pas même nécessaire, que tous les membres acquiescèrent au décret qui vous fut présenté par le même rapporteur qui vous présente celui-ci.

(Barnave: Ce fait est absolument faux. Grégoire: Je demande la parole. Je ne conçois pas comment M. Barnave ose nier ce fait. Le 28 mars, ce fut moi qui demandai que nominativement les gens de couleur fussent dénommés dans ce décret. Il est de fait que M. Barnave me dit-lui-même qu'il ne les avait pas exclus; et il est de fait qu'au mois de mai dernier, après bien des interpellations, M. Barnave a été obligé d'en faire l'aveu lui- même. Barnave: Quoique le fait dont il s'agit n'intéresse pas la délibération actuelle, attendu que c'est un fait purement particulier, et qui n'intéresse pas l'Assemblée, je dois dire ce qui est véritable, et ce pour quoi j'ai interrompu l'opinant. Il est deux circonstances qu'il faut absolument distinguer. Il est vrai que sur l'interpellation de M. Grégoire, qui me demanda si l'article excluait les hommes de couleur, je lai dis en particulier, comme je le dirais encore, que l'article n'entendait établir aucune espèce de préjugé pour ou contre. En effet, nous n'avions envoyé un mode de convocation, déclaré provisoire par notre décret, que dans le cas où les Assemblées coloniales actuellement existantes ne seraient pas maintenues. Par le même décret, nous avons dit que le mode de convocation, pris de celui de la Martinique, n'était que provisoire, et, pour cette première fois, dans le cas où l'Assemblée ne serait pas maintenue; et que, pour le définitif et pour l'avenir, ces mêmes Assemblées feraient leurs propositions sur la totalité de la constitution, et notamment sur les droits de citoyen actif et d'éligibilité. Lucas: Je conclus au moins de là qu'on ne viole pas, comme on le prétend, le décret du 8 mars.)

Ce qui vient d'être dit prouve la vérité de ce que j'ai avancé; car dès qu'une fois ces mots toute personne ne préjugent rien contre les bommes libres de couleur, il s'ensuit que vous n'avez fait aucune promesse aux colons blancs, relativement aux gens de couleur. C'est à tort, par conséquent, qu'on vous objecte la prétendue foi donnée aux colons blancs, comme une raison de leur sacrifier les droits des hommes de couleur libres, et comme un motif qui peut les exciter à la révolté contre vos décrets; et si j'avais besoin de restituer dans toute son intégrité le fait que j'avais posé, je vous rappellerais un autre fait certain qui vous a été rappelé par M. Tracy, savoir: qu'à l'époque de ces décrets, toutes les prétentions que les colons blancs annonçaient n'étaient que celle de garantir leurs propriétés de la crainte de voir toujours les esclaves parvenir à la liberté; c'est que ces mots toute personne, c'est que les clauses qu'ils renferment ne leur furent données que pour calmer leurs inquiétudes. Elles leur furent même alors vivement disputées, parce que nous avions une extrême répugnance à consacrer formellement l'esclavage. Ces temps devaient-ils changer?

Je passe maintenant à l'examen des faits préparés, présentés avec beaucoup de chaleur et de véhémence pour exciter dans vos âmes des alarmes capables de l'emporter sur votre justice et sur votre sagesse. Quels sont donc ces faits? Qui oserait donc ici invoquer l'expérience? A-t-on fait quelque tentative pour exécuter vos décrets? A-t-on employé un seul moyen pour aplanir les difficultés qui pouvaient se rencontrer dans leur exécution? A-t-on exigé l'obéissance comme on devait le faire? A-t-on manifesté que l'on voulait réellement que ce décret fût exécuté? Ce décret n'a pas même été envoyé! mais à sa place des libelles séditieux ont été envoyés, des manoeuvres coupables ont été employées pour exciter la révolte. De tous les faits que l'on vous présente, ou que l'on aurait dû vous présenter, celui-là seul est vrai. Que nos adversaires démentent cet écrit incendiaire, envoyé dû sein du comité colonial dans les colonies, pour empêcher l'exécution de votre décret.

Des intrigues sont-elles des raisons péremptoires contré une loi sage, et faut-il que vous vous hâtiez d'anéantir la vôtre pour conserver des intrigues? Après tout, qu'y a-t-il donc dans tous ces événements que vous n'ayez prévu; lorsque vous rendîtes votre décret; alors aussi on voulut vous épouvanter par des menaces; alors on osa vous faire entendre qu'on provoquerait l'insurrection des blancs contre votre autorité, vous sentîtes que vous ne deviez point céder à ces lâches terreurs, vous eûtes la sagesse de ne point encourager l'audace, et de dédaigner les pièges de l'intrigue; vous ne pensiez pas que la volonté et les passions d'une classe quelconque osassent lutter sérieusement contre la fermeté de l'Assemblée nationale, armée de la justice, et contre la puissance de la nation française. Abjurerez-vous aujourd'hui ces grands principes, pour ne montrer que faiblesse, légèreté, inconséquence? Oublierez-vous que c'est la faiblesse et la lâcheté qui perdent les Etats et les gouvernements, et que c'est le courage et la constance qui les conservent? Mais, d'abord jusqu'à quel point faut-il y croire? n'est-ce pas une chose étonnante que lorsqu'on délibère sur un objet aussi important, aussi intimement lié et à la propriété nationale, et à la gloire des représentants de la nation, on ne se donne pas seulement la peine d'examiner les faits dont on parle si souvent sans en prouver aucun, et dont personne ne s'est donné la peine d'apprécier, ni la nature, ni les circonstances, ni les auteurs? Qui sont ceux qui les ont produits? Qui sont ceux qui les attestent? Ne sont-ce pas les parties intéressées? Ne sont-ce pas ceux qui, après avoir extraordinairement redouté le décret avant qu'il fût porté, n'ont cessé depuis de le calomnier et de l'enfreindre? Ne sont-ce pas ceux qui, après avoir prédit de sinistres événements, se seraient appliqués à les faire naître, et qui voudraient ensuite les supposer ou les exagérer.

Ah! donnez-nous au moins le temps d'examiner: on a bien pris le temps nécessaire pour préparer, pour recueillir ces adresses présentées dans le moment qui a paru le plus convenable. Qu'il nous soit au moins permis aussi de recueillir tous les faits qui les démentent, et de nous munir de toutes les preuves que le hasard et l'amour de l'humanité peuvent avoir jetées au milieu de nous. Défions-nous au moins du tumulte et des cabales qui ont trop souvent présidé à nos délibérations sur cet important objet. Opposez aux adresses de plusieurs chambres de commerce les pétitions des citoyens moins intéressés des mêmes villes, qui en prouvent toute l'exagération et même quelque chose de plus, telles que celles des citoyens de Rennes, de Brest, de Bordeaux. L'arrêté du département de cette dernière ville, vous instruit de ce que l'intrigue peut faire pour opprimer la liberté et la justice. Faites-vous représenter toutes ces lettres qui prouvent que la situation des colonies ne présente rien qui puisse faire craindre une résistance décidée à l'exécution du décret, quand l'autorité de la nation a parlé; ou plutôt réduisez à leur juste valeur les faits même que nos adversaires nous attestent. Alors, loin d'être effrayés, vous verrez que tout se réduit à des signes de mécontentement plus ou moins prononcés par une partie des citoyens de quelques parties de nos colonies.

Certes, il n'était pas difficile de prévoir qu'une loi qui blessait l'égoïsme d'une classe de colons, occasionnerait des mécontentements; et vous l'aviez prévu au mois de mai dernier. Il n'est pas plus difficile de concevoir que les chefs d'une insurrection apparente aient tenu des propos insensés et séditieux, qu'ils aient affecté même de les tenir, pour fournir aux chefs de leur faction en Europe un prétexte de faire craindre la chimérique scission des colonies; mais, en vérité, aux yeux des hommes raisonnables, n'y a-t-il pas une distance infinie entre le mécontentement, entre les menaces de quelques malintentionnés, et le dessein formé de lever l'étendard de la révolte contre la nation, de briser violemment les liens de l'habitude, de l'honneur, du devoir et surtout de l'intérêt, seul lien durable qui les attache à nous. Aussi, fixez votre attention sur toutes les pièces relatives aux colonies, qui ne paraissent point avoir été fabriquées par l'esprit de parti; vous y verrez qu'au milieu de quelques insurrections partielles, la disposition général des esprits est d'obéir à la loi, si la soumission est exigée avec fermeté; vous y verrez que les colons blancs eux-mêmes vous avertissent des pièges que l'on vous tend en Europe, et qu'ils vous conjurent de déployer la fermeté qui vous convient, en vous donnant la garantie que la résistance de l'orgueil, de l'intérêt particulier céderont à l'intérêt général et à la justice.

Qu'il me soit permis de vous le dire, quelque haine qui puisse exister contre moi, le courage gratuit que j'ai montré à défendre la justice, l'humanité et les intérêts sacrés d'une partie des citoyens que nous devons protéger en Amérique, puisque nous nous occupons de leur sort, ne m'abandonnera pas; qu'il me soit permis de remettre sons vos yeux quel spectacle nous a présenté l'affaire des colonies depuis qu'il en a été question parmi nous. Rappelez-vous les dispositions particulières toujours présentées à l'improviste. Jamais aucun plan général qui vous permit d'embrasser d'un coup d'oeil et le but où l'on voulait vous conduire, et les chemins par lesquels on voulait vous faire parvenir. Rappelez-vous toutes ces délibérations où, après avoir remporté l'avantage auquel on semblait d'abord borner tous ses voeux, on s'en faisait un titre pour en obtenir de nouveaux; où, en vous conduisant toujours de récits en récits, d'épisodes en épisodes, de terreurs en terreurs, ou gagnait toujours quelque chose sur vos principes et sur l'intérêt national, jusqu'à ce qu'enfin, échouant contre un écueil, on s'est bien promis de réparer son naufrage.

Mais, je ne puis me dispenser de répondre à une certaine observation que l'on vous a présentée pour affaiblir l'intérêt des hommes libres de couleur. Remarquez qu'il n'est pas question de leur accorder leurs droits, remarquez qu'il n'est pas question de les leur reconnaître, remarquez qu'il est question de les leur arracher, après que vous les leur avez reconnus. Et quel est l'homme qui, avec quelque sentiment de justice, puisse se porter légèrement à dire à plusieurs milliers d'hommes: nous avions reconnu que vous aviez des droits, nous vous ayons regardés comme citoyens actifs; mais nous allons vous replonger dans la misère et dans l'avilissement; nous allons vous remettre aux pieds de ces maîtres impérieux dont nous vous avions aidés à secouer le joug?

Qu'est-ce donc, surtout dans les colonies, que les droits civils qu'on leur laisse, sans les droits politiques? Qu'est-ce qu'un homme privé des droits de citoyen actif dans les colonies, sous la domination des blancs? C'est un homme qui ne peut influer ni directement, ni indirectement sur lès intérêts les plus touchants, les plus sacrés de. la société dont il fait partie; c'est un homme qui est gouverné par des magistrats au choix desquels il ne peut concourir en aucune manière, par des lois, par des règlements, par des actes d'administration pesant sans cesse sur lui, sans avoir usé du droit qui appartient à tout citoyen d'influer pour sa part dans les conventions sociales, en ce qui concerne son intérêt particulier. C'est un homme avili dont la destinée est abandonnée aux caprices, aux passions, aux intérêts d'une caste supérieure. Voilà les biens auxquels on attache une médiocre importance! Que l'on pense ainsi, lorsqu'on regarde la liberté comme le superflu dont le peuple français peut se passer, pourvu qu'on lui laisse la tranquillité et du pain; que l'on raisonne ainsi avec de tels principes, je ne m'en étonne pas. Mais moi. dont la liberté sera l'idole, moi, qui ne connais ni bonheur, ni prospérité, ni moralité pour les hommes, ni pour les nations, sans liberté, je déclare que j'abhorre de pareils systèmes, et que je réclame votre justice, l'humanité, la justice et l'intérêt national en faveur des hommes libres de couleur.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé au Club des
Jacobins le 19 mars 1792 (19 mars 1792)

(Intervention de Robespierre au sujet d'un discours de Dumouriez, alors ministre des affaires étrangères et membre de la société des jacobins.)

S'il n'avait été question que de la première demande à laquelle a donné lieu le discours de M. Dumouriez et la réponse de M. le président, je n'aurais point élevé la voix. Maintenant ce sont les principes de la société qui se trouvent en cause. Je ne suis point de ceux qui croient qu'il est absolument impossible qu'un ministre soit patriote et même j'accepte avec plaisir les présages heureux que nous offre M. Dumouriez. Quand il aura rempli ces présages, quand il aura dissipé les ennemis armés contre nous par ses prédécesseurs, et les conjurés qui dirigent notre gouvernement, malgré l'expulsion de quelques ministres, alors, seulement alors, je serai disposé à lui décerner tous les éloges dont il sera digne; alors néanmoins je ne penserai point qu'un bon citoyen de cette société ne soit pas son égal, et que tout membre qui montera à cette tribune pour s'élever contre l'impression du discours d'un ministre quel qu'il soit, puisse être réduit à la quitter par des cris et des clameurs confuses. C'est par amour pour la liberté, c'est par respect pour les droits du peuple, qui seul est grand, qui seul est respectable à mes yeux, et devant lequel s'évanouissent les hochets des puissances ministérielles, que je rappelle la société à ses principes. C'est pour la société, c'est pour le ministre même, que je demande que l'on n'annonce pas à son arrivée la décadence de l'esprit public. Que des ministres viennent ici pour unir leurs efforts à ceux de tous les bons citoyens qui composent cette société, qu'ils viennent demander des conseils, qu'ils en reçoivent et qu'ils les pratiquent, qu'ils méritent l'amour de la nation; c'est à ces conditions seulement que leur présence peut être utile dans cette société, et s'il faut des conseils aux ministres, je promets pour ma part de leur en donner qui seront avantageux et pour eux et pour la chose publique.

J'ai rempli mon objet, puisque ces principes sont gravés dans les coeurs de tous les membres de cette société, puisque rien ne pourra jamais en altérer la pureté. Aussi longtemps que M. Dumouriez par des preuves éclatantes de patriotisme et surtout par des services réels rendus à la patrie, prouvera qu'il est le frère des bons citoyens et le zélé défenseur du peuple, il ne trouvera parmi nous que des appuis.

Je ne redoute pour cette société la présence d'aucun ministre, mais je déclare qu'à l'instant où un fonctionnaire semblable y aurait plus d'influence qu'un bon citoyen qui s'est constamment distingué par son patriotisme, il nuirait à la société, et je jure au nom de la liberté qu'il n'en sera jamais ainsi. Cette société sera toujours l'effroi de la tyrannie et l'appui de la liberté.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé au Club des
Jacobins le 19 mars 1792 (19 mars 1792)

(Opinion de Robespierre sur le bonnet rouge.)

(Pétion, maire de Paris, avait écrit à la Société pour l'engager à s'abstenir de tous signes extérieurs qui pourraient lui donner le caractère d'un parti, d'une faction. Il voulait parler du bonnet rouge que portait chaque membre des Jacobins. Robespierre prit ta parole en cette occasion et s'exprima ainsi:)

Je respecte, comme le maire de Paris, tout ce qui est l'image de la liberté; mais nous avons un signe qui nous rappelle sans cesse le serment de vivre libres ou de mourir, et ce signe, le voilà! (Il montre sa cocarde.) En déposant le bonnet rouge, les citoyens qui l'avaient pris par un patriotisme louable, ne perdront rien. Les amis de la liberté continueront à se reconnaître sans peine au même langage, au signe de la raison et de la vertu, tandis que tous les autres emblèmes peuvent être adoptés par les aristocrates et les traîtres.

II faut, dit-on, employer de nouveaux moyens pour ranimer le peuple. Non, car il a conservé le sentiment le plus profond de la patrie. C'est lui qui attend constamment le jour du bonheur commun, retardé par les perfides intrigues de ceux qui ont voulu le mettre dans les fers. Le peuple n'a pas besoin d'être excité, il faut seulement qu'il soit bien défendu. C'est le dégrader que de croire qu'il est sensible à des marques extérieures. Elles ne pourraient que le détourner de l'attention qu'il donne aux principes de liberté et aux actes des mandataires auquel» il a confié sa destinée.

Je vous rappelle, au nom de la France, à l'étendard qui seul en impose à ses ennemis, le seul qui puisse rallier à vous tous ceux que l'intrigue a trompés. Ils voudraient, vos ennemis, vous faire oublier votre dignité, pour vous montrer comme des hommes frivoles et livrés à un esprit de faction. Vous devez donc vous décider à ne conserver que la cocarde et le drapeau, sous les auspices desquels est née la Constitution.

J'appuie les propositions de M. Pétion, et je demande que la société ordonne l'impression et l'envoi de sa lettre à toutes les sociétés affiliées, comme exprimant nos vrais principes.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à la société des
Amis de la Constitution le 26 mars 1792 (26 mars 1792)

Note: ce discours fut ensuite publié dans le Défenseur de la
Constitution n° 8 de début juillet 1792

(Discours de Robespierre sur les circonstances actuelles.)

Une conspiration formidable, tramée dès longtemps contre notre liberté, était près d'éclater. La guerre civile s'allumait au moment où la guerre étrangère nous menaçait; les prêtres secouaient les torches du fanatisme et de la discorde; des administrateurs infidèles secondaient leurs fureurs et favorisaient les complots de tous les ennemis de la révolution; une coalition, fameuse par ses attentats contre la liberté naissante, dominait à la cour; elle occupait les premiers emplois dans nos armées; le gouvernement nous trahissait; nul ne s'occupait du salut de l'état. Au milieu de tous ces désordres, des cris de guerre se faisaient entendre; on ne songeait ni à étouffer les troubles du dedans, ni à soulager le peuple, ni à protéger les soldats patriotes, persécutés par un ministère odieux, ni à le forcer à donner des armes aux gardes nationales, ni à pourvoir à la défense de nos frontières. D'un côté l'indolence, la faiblesse; de l'autre, la tyrannie, l'aristocratie, le machiavélisme semblaient présider aux destins de la France; et sans le courage inébranlable des bons citoyens, sans la patience invincible et le sublime caractère du peuple, il eût été permis à l'homme le plus ferme de douter du salut public; lorsque la providence, qui veilla toujours sur nous, beaucoup mieux que notre propre sagesse, en frappant Léopold, parût déconcerter les projets de nos ennemis, au moins pour quelque temps. Ce délai suffit pour donner à l'humanité le temps de respirer. Il remet entre nos mains notre destinée et celle du monde.

Saurons-nous mettre à profit cette grande occasion qui nous est offerte, de réduire tous les tyrans à l'impuissance de nous nuire et de nous opprimer? C'est en avoir triomphé que de connaître et de dévoiler les secrets de leur ténébreuse politique. Quelle soit donc longtemps présente à tous les esprits, cette fameuse correspondance concertée entre le cabinet de Vienne et le comité des Tuileries.

Exciter, entretenir les troubles du dedans, et nous susciter en même temps la guerre au dehors, pallier ce double projet, en l'imputant aux amis les plus zélés de la constitution, détruire les sociétés patriotiques, et pour cela les décréditer dans l'opinion publique, par l'imputation vague et insignifiante de républicanisme, les accuser de et l'intervention des puissances étrangères qu'ils appelaient travaillait à détruire la liberté; tel est tout le plan de conjuration qu'elle vient de révéler aux yeux de l'univers.

Ainsi donc tous les sophismes, toutes les calomnies par lesquelles les ennemis hypocrites de la constitution s'efforcent de dégrader l'esprit public et d'énerver le caractère national, nous les avons retrouvées dans la bouche de Léopold. Il est curieux de voir les agents, interprètes des volontés du cabinet des Tuileries, parler de la dignité nationale, et annoncer le désir de maintenir la paix, lorsque de concert avec eux, Léopold nous menaçait de la guerre; il est curieux de les voir défendre les patriotes de France, et prêcher contre eux la croisade, par l'organe de l'empereur des Allemands. Mais, voyez comme celui-ci nous développe lui-même le projet de nos ennemis intérieurs; voyez avec quelle affectation il rappelle le passage de la lettre de Louis XVI, du mois de septembre 1791, où, en acceptant la constitution, il annonce d'avance des obstacles à son exécution qui pourraient un jour en exiger le changement; rappelez-vous qui a dicté cette lettre; je veux dire la coalition qui, depuis le départ du roi, dirigea toutes ses démarches, en même temps qu'elle cherchait à maîtriser l'Assemblée constituante; écoutez ce même Léopold reprocher aux sociétés patriotiques le dessein de vouloir troubler l'Etat, en se refusant à toute espèce de conciliation, sur ce qu'il appelle les accessoires de la constitution. Est-il clair que le but de la faction qui dirigeait la cour était d'établir ce système des deux chambres, annoncé dès long temps, et d'élever la puissance d'un parti sur les ruines de la liberté publique? Est-il clair qu'il faut rapporter à ce projet à leur secours, et les désordres qu'ils excitaient au dedans? Les perfides! et ils ont osé nous imputer ces troubles? Ils ont osé nous charger de leurs propres crimes? Que dis-je? Ils ont réussi à tromper une foule de citoyens de bonne foi! Ils ont ligué contre la liberté tous les hommes ignorants, faibles ou timides, ils ont formé, dans la nation, un troisième parti, sous la dénomination de modérés, dont ils se sont déclarés les chefs et les protecteurs; ils n'ont rien négligé pour présenter aux yeux des Français et des étrangers, tous les amis de la constitution et de la patrie, comme une secte particulière, aussi opposée à l'intérêt général que le parti connu sous le nom d'aristocrates. Réunis à ces derniers, ils auraient bientôt accablé les patriotes et ramené, sous des formes nouvelles, l'empire du despotisme et de l'aristocratie, ou plutôt le règne des crimes et des factions. Pour mieux cacher leurs desseins, ils avaient créé des sociétés séduisantes pour les hommes froids et pusillanimes; ils avaient fait arborer à leurs partisans et à leurs créatures, une devise qui annonçait le rigorisme le plus scrupuleux en fait de constitution; mais depuis qu'ils ont choisi Léopold pour interprète, depuis que, de concert avec eux, le despote autrichien a daigné emprunter leur langage et revêtir le costume des feuillants, depuis qu'ils se sont déclarés patriotes et français à la manière du chef de nos ennemis étrangers, l'homme le plus crédule a pu apprécier leur système, et tous les prosélytes qu'ils avaient égarés, peuvent, sans scrupule, abjurer leur doctrine pour professer avec nous les principes de la véritable religion politique, c'est-à-dire, ceux de l'égalité, de la liberté, de l'humanité et de la constitution.

Telle était cependant la trame qu'ils avaient ourdie contre le salut public, lorsque Léopold mourut. Presque au même instant, un ministre fut frappé d'un décret d'accusation; les autres disparurent successivement.

Le nouveau ministère s'annonce avec des circonstances qui peuvent être regardées comme d'heureux présages, et qui semblent permettre aux amis de la liberté et de se livrer aux charmes de l'espérance.

Au reste, louer les ministres nouveaux, serait un trait de flagornerie d'autant plus servile et d'autant plus gratuit que bientôt leurs oeuvres mêmes peuvent les louer et les mettre même au-dessus des éloges. Bientôt une preuve décisive nous apprendra si la conversion de la cour est sincère, si l'esprit du ministère est changé avec les ministres. Qu'ils tiennent en tout une conduite opposée à celle de leurs prédécesseurs; que la franchise et la probité du gouvernement écartent tous les maux que sa perfidie nous attirait; que les vrais patriotes soient protégés; que le peuple soit honoré et respecté, non par de vains discours, mais par des actes de justice et de fidélité soutenus; que l'ordre et la prospérité renaissent, et nous aurons, pour le pouvoir exécutif, autant de vénération qu'il nous a inspiré jusqu'ici d'inquiétude et de défiance.

Avec un ministère patriote et éclairé, à quelles douces espérances ne pouvons-nous pas nous livrer? Quel obstacle pourrait résister à son union sincère avec tous les bons citoyens? Quel est en France l'ennemi assez audacieux et assez puissant pour lutter à la fois contre le peuple et contre le gouvernement? Quel autre motif a pu enhardir les prêtres séditieux à troubler l'ordre public; les directoires perfides et les tribunaux aristocratiques, à persécuter le patriotisme et à opprimer la liberté, si ce n'est la protection du ministère précédent? Au dehors, quelle puissance osera nous menacer, quand la paix intérieure et une administration loyale nous mettront en état de déployer toutes les forces de ce superbe empire? Quelle puissance eût osé en concevoir l'idée, sans cette coupable trahison? Les cours étrangères sont-elles plus redoutables ou plus entreprenantes aujourd'hui que la mort du chef de l'empire et de la maison d'Autriche doit les occuper de soins plus pressants, pendant un temps plus que suffisant, pour donner à un gouvernement fidèle le temps d'affermir, au sein de l'Etat, le règne des lois et la souveraineté nationale.

Hâtons-nous d'éclairer les nations de l'Europe sur les sinistres projets des traîtres qui avaient formé cette lâche conjuration contre l'humanité entière; que le nouveau ministre rappelle tous ces dangereux intrigants, que nous avons payés trop chèrement et trop stupidement jusqu'ici, près des cours étrangères, pour nous calomnier aux yeux de l'univers, et pour troubler le cours d'une révolution qui, tôt ou tard, doit changer ses destinées. Dissipons tous les nuages que la perfidie avait répandus sur la situation et sur les dispositions de la France. Proclamons solennellement, dans toutes les langues, les principes sacrés sur lesquels reposent notre constitution, la garantie de la fraternité que nous avons jurée à toutes les nations. Que le peuple français parle avec la majesté qui lui convient; qu'il trace, autour des despotes, le cercle de Popilius; et, si ces démarches sont faites avec la franchise et la solennité qu'elles exigent, vous verrez les despotes vous demander humblement la paix, et vous donner une satisfaction entière. S'ils la refusent, alors nous ferons la guerre: mais malheur aux tyrans et aux traîtres? Alors, portons nos coups dans les endroits où le despotisme peut être frappé à mort. Que la nation se lève toute entière; faisons la guerre du peuple et non celle des rois; marchons sous des chefs dignes de le guider, dont les mains ne soient souillées, ni des dons corrupteurs des cours, ni du sang des citoyens, célèbres par leurs vertus civiques, et non par le massacre des plus zélés défenseurs de la patrie. Combattons, non pour procurer des pompes triomphales et une puissance dangereuse à ces patriciens intrigants qui ont jusqu'ici fomenté nos divisions et causé tous nos maux: mais pour rétablir le règne de l'égalité et de la justice. Les Romains refusèrent de vaincre sous les drapeaux des décemvirs, mais ils citèrent, au tribunal des lois, l'infâme assassin de Virginie et de la liberté, et ils triomphèrent ensuite des ennemis de l'Etat. Ce n'est pas à ces conditions que les factieux, les tyrans, les vampires de l'Etat veulent la guerre; mais ce n'est qu'à ces conditions qu'une nation, digne de la liberté, peut la faire. C'est à ces conditions seules que des ministres et des représentants, amis du peuple, peuvent la proposer. Il faut enfin que cette guerre ne ressemble en rien à celles que provoquent les caprices des rois, les intrigues des cours ou l'intérêt des factions. Il faut que les drapeaux même qui brilleront à la tête de nos armées, en rappellent le sacré caractère; qu'ils présentent aux regards des Français et des étrangers cette inscription nouvelle: Paix, liberté universelle, guerre seulement aux despotes. Marchons à nos ennemis, non comme des hommes légers ou injustes, qui veulent punir les peuples des crimes de leurs tyrans, mais comme des amis de l'humanité qui veulent châtier l'insolence des tyrans, et venger les outrages des peuples. Marchons, après avoir prouvé à l'univers que notre modération et notre justice égalent notre courage.

Si nous suivons ces principes, si nous déployons ce caractère énergique et sage, nous serons libres, malgré la guerre; et, si les puissances étrangères la préviennent, nous serons libres plus sûrement encore sans la guerre. Une révolution, amenée par la raison, doit s'achever naturellement par la raison, par les progrès de l'esprit public; et à quoi tient-il que nous soyons heureux et libres, si un gouvernement juste s'unit à des représentons fidèles, pour ramener, au milieu de nous, le règne de l'égalité, des lois et de la justice?

C'est au sein d'une telle paix, que se développeront les vertus civiques qui font la gloire et le bonheur de la société, que s'anéantiront toutes les coupables espérances de l'ambition du fanatisme ou de la tyrannie. Une fois établie en France la liberté, par le cours naturel des choses, étendra d'elle-même ses paisibles conquêtes dans le reste du monde. Quand les peuples sont assez éclairés et assez malheureux pour vouloir être libres, ils le sont. Les tyrans tombent d'eux mêmes, quand ils sont mûrs. L'heureuse contagion de nos principes, et le spectacle de notre gloire et de notre bonheur, amèneront insensiblement cette époque; et alors l'Allemagne n'aura pas plus besoin de nos armes, pour secouer le joug du despotisme, que nous n'avons eu besoin du secours de l'Allemagne pour renverser la Bastille et conquérir une constitution. Mais, quoi que nous fassions, si notre gouvernement n'a point changé de système et de principes, ou si nous n'avons pas assez d'énergie pour forcer notre gouvernement à respecter les droits de la nation, la guerre et la paix nous conduisent également à la servitude.

Que nous reste-t il donc à faire dans ces moments décisifs, pour le salut de l'Etat et de la liberté? Préparons-nous à la guerre; veillons sur nos ennemis intérieurs, et surtout éclairons l'opinion publique qui seule fait la destinée des peuples et des gouvernements, qui règne sur les despotes eux-mêmes, et qui les anéantit, lorsqu'ils n'ont point fait alliance avec elle. Après avoir combattu le despotisme, déclarons la guerre à toutes les factions. Prévenons ce système de désorganisation et de troubles, qui est la dernière ressource des ennemis de la liberté. Rallions-nous sous l'étendard de la constitution, la constitution, qu'ils n'invoquaient jadis que pour l'anéantir. Ne soyons pas trop blessés de ses vices, et croyons qu'elle a un assez grand prix, puisque le but des ennemis de la liberté est de la détruire. Songeons qu'elle a, en elle-même, le principe immortel de sa perfection. Ses vices appartiennent aux hommes, ses bases sont l'ouvrage du ciel. Réconcilions, avec la liberté, tous les hommes honnêtes, mais faibles ou ignorants, que l'intrigue ou la calomnie en ont éloignés. Forçons-les à connaître et à chérir le véritable patriotisme.

Le patriotisme n'est ni inconséquent, ni léger, ni turbulent, comme les enfants des préjugés et des passions; il est doux, fier, calme, intrépide, comme la raison et comme la vérité dont il tire son origine. Le patriotisme n'est que la vertu dans tout son éclat, et la nature humaine dans toute sa dignité. Il parait exagéré, mais seulement aux hommes lâches et dégradés; à peu prés comme la fleur des champs paraît un colosse monstrueux à l'insecte qui rampe à ses pieds, ou comme la lumière semble trop vive aux yeux des oiseaux de la nuit. Le patriotisme ne court point après les frivoles distinctions et les honneurs créés par l'orgueil ou par les préjugés. Il peut aimer la gloire, mais il ne la courtise jamais avec inquiétude; il compte trop sur elle pour en être jaloux. S'il accepte les charges publiques sans répugnance, ce n'est que dans .les temps où Phocion boit la ciguë, où Caton, dans la tribune du peuple romain, est assailli par les pierres de Claudius, où les Graches expirent sous le poignard des patriciens. Jamais il n'habita un seul instant dans une âme où fut conçu un sentiment vil, où fut formée la pensée d'une action lâche ou injuste. Il est au-dessus de tous les succès comme de tous les revers. Si la liberté triomphe, il s'occupe, non de sa gloire, mais des moyens d'accroître le bonheur de son pays, si elle succombe, il cherche quel dernier service son désespoir peut lui rendre encore. S'il ne peut lui être utile, il perce lui-même son sein généreux, plutôt que de voir le visage odieux du tyran. Alors même, il ne blasphème point contre la vertu: le héros de la liberté expirant, et plus grand, plus heureux que le tyran élevé sur un char de triomphe; sa mémoire sera respectable et chère à la dernière postérité; le lieu où reposera sa cendre sera un temple sacré pour tous les hommes qui naîtront après lui; et, s'il existe quelque chose après la vie, si l'éternel auteur de la nature, dont l'idée éleva et consola les âmes de tous ses pareils, au milieu dés plus redoutables épreuves, n'est point une douce illusion, il ne sera point étranger à ce grand être qui mit dans son sein cette force divine et cette flamme céleste qui l'animait. Citoyens, qui osez vous dire les défenseurs de la liberté, c'est à vous de justifier ce titre auguste. Réalisez le voeu de Platon, lorsqu'il s'écriait. "Oh! si la vertu pouvait se montrer toute nue aux regards des mortels, de quel brûlant amour elle embraserait tous les coeurs!" C'est à vous de la faire briller aux yeux de tous vos concitoyens dans tout son éclat et dans toute sa majesté; faites retentir, dans tous les coeurs, sa voix puissante et irrésistible. Pour relever l'éclat de ses charmes, placez, s'il le faut, à côté d'elle, le spectre hideux de l'hypocrisie, le squelette dégoûtant de l'envie, la horde impure de tous les vices, et surtout la tyrannie entourée de victimes, toujours abreuvée et toujours altérée de sang humain. Citoyens, voilà les armes invincibles avec lesquelles vous devez les combattre; voilà la véritable puissance dont vous êtes investis. Français, si vous versez des larmes au récit des actions vertueuses, si vous frémissez au nom des tyrans, aux-cris de leurs victimes; si vous regardez comme une injure personnelle, tout acte d'oppression exercée contre vos semblables, vous êtes libres. Non, Français, vous n'êtes point corrompus; ne croyez point à ceux qui vous adressent cette injure, pour vous forcer à la mériter; ne regardez point leurs moeurs, ne regardez point les intrigants qui paraissent, dans les révolutions, comme l'écume s'élève sur la surface d'une liqueur qui fermente: regardez le peuple, comptez tous les traits héroïques que la révolution a produits, et croyez à la vertu. Amis de la constitution, répandez ces saintes maximes, et montrez-en le modèle; c'est ainsi que vous graverez la liberté, non sur nos murailles, et sur de froids monuments, mais dans tous les coeurs; c'est ainsi que vous l'affermirez sur ses rentables bases, les moeurs, l'amour de la patrie et de l'humanité.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé au Club des
Jacobins le 26 mars 1792 (26 mars 1792)

(Robespierre lit un projet d'adresse, la discussion s'engage.)

Frères et amis, une conspiration formidable se tramait dès longtemps contre notre liberté et était prête à éclater. La guerre civile s'allumait, la guerre étrangère menaçait l'empire. Les prêtres secouaient les torches du fanatisme et de la discorde; des directoires perfides soutenaient les complots de tous les ennemis de la révolution; des traîtres occupaient dans l'armée les grades les plus considérables; la cour nous trahissait. Des cris de guerre se faisaient entendre, mais on n'avait pris aucune mesure certaine, soit pour la faire avec succès, soit pour la prévenir. On ne songeait, ni à soulager le peuple, ni à protéger les soldats patriotes, chassés, persécutés par le ministre de Narbonne, ni à forcer ce ministre audacieux à donner des armes aux gardes nationales, ni à pourvoir à la sûreté des frontières. D'un côté la faiblesse et l'ignorance, de l'autre, le despotisme, l'hypocrisie et la haine de la vérité, semblaient obscurcir le génie de la France.

Sans le courage inébranlable des citoyens, sans la patience invincible du sublime caractère du peuple, il était permis à l'homme le plus ferme de désespérer du salut public, lorsque la Providence, qui veille toujours sur nous beaucoup mieux que notre propre sagesse, en frappant Léopold, paraît déconcerter pour quelque temps les projets de nos ennemis. Ce délai suffit pour que la liberté puisse écarter à jamais les fléaux dont elle est menacée.

Nous tenons dans la main la paix ou la guerre; nous sommes les maîtres de notre destinée et de celle du monde, pourvu que nous ne retombions pas encore une fois dans notre léthargie ordinaire; pourvu que nous ne nous lassions pas d'entendre la voix de la prudence et de la raison; que, mettant à profit l'occasion unique qui nous est offerte, nous forcions les choses à prendre une tournure franche et plus sincère que la politique de nos tyrans; que nous mettions dans l'impuissance de nous insulter à l'avenir ceux qui nous trompent. Craignons, sans cela, de lasser la bonté céleste, qui jusqu'ici s'est obstinée à nous sauver malgré nous.

…On répète que les nouveaux ministres sont Jacobins. A Dieu ne plaise que j'attende de quelques hommes la destinée de la nation, qui est immortelle. La liberté repose sur des bases plus fermes et plus élevées: elle repose sur la justice et la sagesse des lois, sur l'opinion publique, la force souveraine parce qu'elle est la lumière du peuple; sur la défiance même des amis de la Constitution, justifiée dès longtemps par ce qui s'est passé; sur la défiance, seule égide de la liberté jusqu'à ce que la révolution soit terminée, jusqu'à ce que tous vos ennemis soient confondus. Au reste, louer le nouveau ministère serait une flagornerie d'autant plus maladroite, que bientôt leurs actions pourront les mettre au-dessus de tout éloge. Nous verrons si ce changement est, de la part de la cour, l'effet de la peur ou de la vertu; s'il est le triomphe de l'intrigue ou celui de la liberté!…

(L'impression et l'envoi de cette adresse sont demandés par certains, repoussés par d'autres Guadet demande le renvoi de l'impression à trois commissaires: Premièrement, dire, comme l'a fait M. Robespierre, que l'on demande la guerre sans but et sans préparatifs, me paraît être une critique amère de toutes les sociétés patriotiques qui ont été de l'avis de la guerre, et de celle-ci en particulier. Comment pourrait-on douter que le voeu général de la nation soit pour la guerre, lorsque, en dépouillant les registres des départements, on trouve plus de six cent mille citoyens inscrits pour marcher à l'ennemi. Secondement, j'ai entendu souvent, dans cette adresse, répéter le mot Providence, je crois même qu'il y est dit que la Providence nous a sauvés malgré nous. J'avoue que, ne voyant aucun sens à cette idée, je n'aurais jamais pensé qu'un homme qui a travaillé avec tant de courage, pendant trois ans, pour tirer le peuple de l'esclavage du despotisme, pût concourir à le remettre ensuite sous l'esclavage de la superstition. En troisième lieu, il me semble que dire, comme l'a fait M. Robespierre, que nous sommes maîtres de la paix et de la guerre, c'est en quelque sorte donner d'avance un tort au ministère, dans le cas où nous serions forcés à faire la guerre, et cependant il serait possible que nous fussions dans cette position. N'est-ce point élever la défiance des sociétés contre un ministère patriote, et semer le découragement parmi elles en leur montrant la paix comme le seul moyen de salut; enfin, j'avoue que je n'attendais rien de pareil de M. Robespierre.)

Je ne viens pas combattre un législateur distingué (Plusieurs voix: Il n'y en a pas) Je veux dire un législateur distingué par ses talents; mais je viens prouver à M. Guadet qu'il m'a mal compris. Je viens combattre pour des principes communs à M. Guadet et à moi; car je soutiens que tous les patriotes ont mes principes: il est impossible qu'ils n'admettent les principes éternels que j'ai énoncés. Quand j'aurai terminé ma courte réponse, je suis sûr que M. Guadet se rendra lui-même à mon opinion; j'en atteste et son patriotisme et sa gloire, choses vaines et sans fondement si elles ne s'appuyaient sur les vérités immuables que je viens de proposer.

L'objection qu'il m'a faite tient trop à mon honneur, à mes sentiments et aux principes reconnus par tous les peuples du monde, et par les assemblées de tous les peuples et de tous les temps, pour que je ne croie mon honneur engagé à les soutenir de toutes mes forces.

La première objection sur ce que j'aurais commis la faute d'induire les citoyens dans la superstition après avoir combattu le despotisme. La superstition, il est vrai, est un des appuis du despotisme, niais ce n'est pas induire les citoyens dans la superstition que de prononcer le nom de la Divinité. J'abhorre, autant que personne, toutes ces sectes impies qui se sont répandues dans l'univers pour favoriser l'ambition, le fanatisme et toutes les passions, en se couvrant du pouvoir sacré de l'Eternel qui a créé la nature et l'humanité; mais je suis bien loin de la confondre avec ces imbéciles dont le despotisme s'est armé.

Je soutiens, moi, ces éternels principes sur lesquels s'étaie la faiblesse humaine pour s'élancer à la vertu. Ce n'est point un vain langage dans ma bouche, pas plus que dans celle de tous les hommes illustres qui n'en avaient pas moins de morale, pour croire à l'existence de Dieu. (Plusieurs voix: A l'ordre du jour! Brouhahas) Non, messieurs, vous n'étoufferez pas ma voix, il n'y a pas d'ordre du jour qui puisse étouffer cette vérité: je vais continuer de développer un des principes puisés dans mon coeur, et avoués par tous les défenseurs de la liberté; je ne crois pas qu'il puisse jamais déplaire à aucun membre de l'Assemblée nationale d'entendre ces principes, et ceux qui ont défendu la liberté à l'Assemblée constituante ne doivent pas trouver d'oppositions au sein des amis de la constitution. Loin de moi d'entamer ici aucune discussion religieuse qui pourrait jeter de la division parmi ceux qui aiment le bien public, mais je dois justifier tout ce qui est attaché sous ce rapport à l'adresse présentée à la Société.

Oui, invoquer la Providence et omettre l'idée de l'Etre éternel qui influe essentiellement sur les destins des nations, qui me parait à moi veiller d'une manière toute particulière sur la révolution française, n'est point une idée trop hasardée, mais un sentiment de mon coeur, un sentiment qui m'est nécessaire à moi, qui, livré dans l'Assemblée constituante à toutes les passions et à toutes les viles intrigues, et environné de si nombreux ennemis, me suis toujours soutenu. Seul avec mon âme, comment aurais-je pu suffire à des luttes qui sont au-dessus de la force humaine, si je n'avais point élevé mon âme à Dieu. Sans trop approfondir cette idée encourageante, ce sentiment divin m'a bien dédommagé de tous les avantages offerts à ceux qui voulaient trahir le peuple.

Qu'y a-t-il dans cette adresse, une réflexion noble et touchante, adoptée par ceux qui ont écrit avec l'inspiration de ce sentiment sublime: je nomme Providence ce que d'autres aimeront peut-être mieux appeler hasard, mais ce mot Providence convient mieux à mes sentiments.

On a dit que j'avais fait une injure aux sociétés populaires. Ah! certes, messieurs, je vous en atteste tous, s'il est un reproche auquel je sois inaccessible, c'est celui qui me prête des injures au peuple, et cette injure consiste en ce que j'ai cité aux sociétés la Providence et la Divinité. Certes, je l'avoue, le peuple français est bien pour quelque chose dans la révolution: sans lui nous serions encore sous le joug du despotisme. J'avoue que tous ceux qui étaient au-dessus du peuple auraient volontiers renoncé pour cet avantage à toute idée de la Divinité, mais est-ce faire injure au peuple et aux sociétés affiliées que de leur parler de la protection de Dieu, qui, selon mon sentiment, nous sert si heureusement.

Oui, j'en demande pardon à tous ceux qui sont plus éclairés que moi, quand j'ai vu tant d'ennemis avancer contre le peuple, tant d'hommes perfides employés pour renverser l'ouvrage du peuple, quand j'ai vu que le peuple lui-même ne pouvait agir et qu'il était obligé de s'abandonner à des traîtres, alors plus que jamais j'ai cru à la Providence, et je n'ai pu insulter ni le peuple, ni les sociétés populaires, soit en parlant, comme je l'ai fait, des mesures qu'il faut prendre pour la guerre ou pour la paix; soit dans le retour que j'ai fait sur ce qui s'est passé.

En disant que la demande de la guerre ne me semblait avoir ni place, ni objet déterminé, je n'ai point insulté les sociétés populaires, car on n'a pas recueilli leur voeu: Celle-ci même n'a pas émis une opinion positive. Je n'ai point insulté le peuple. J'ai demandé la guerre, s'il faut avoir la guerre; et la paix, si on peut l'avoir, et je crois qu'il est possible d'avoir la paix. Je n'ai insulté personne quand j'ai dit que l'on parlait plus de guerre que des moyens de la faire avec succès. Serait-ce les patriotes de l'Assemblée nationale, serait-ce les législateurs patriotes! en est-il un qui puisse nier qu'avant la mort de Léopold, Narbonne et La Fayette étaient présentés comme les héros qui devaient sauver la nation? en est-il un qui puisse nier que de toutes les parties de la France, s'adressaient ici des plaintes que les gardes nationales n'étaient point armées, que les officiers aristocrates commandaient, qu'on demandait en vain leur expulsion? En est-il un qui puisse dire qu'un général qui, les mains teintes de sang de ses concitoyens, devait les mener au combat, pût inspirer la confiance? En est-il un qui puisse dire qu'ils avaient pris des mesures nécessaires pour déjouer les conspirations ourdies par nos ennemis communs. Oui, c'est la providence qui a fait tomber leurs correspondances en nos mains; j'applaudis à ce qu'a fait l'Assemblée nationale, à condition que sa démarche sera soutenue, et que la paix et le bonheur du peuple en seront les résultats. Est-il quelqu'un qui puisse me reprocher d'avoir offensé les patriotes et les députés, qui ont la preuve personnelle que je les estime; et quand j'étais investi du caractère sacré de représentant du peuple, m'a-t-on vu trouver mauvais que des citoyens courageux présentassent à l'Assemblée constituante des observations rigoureuses sur les fautes ou elle était tombée?

J'atteste que je n'ai pas trouvé de plaisir plus doux que lorsque au milieu de ces plates flagorneries qui inondaient la salle, je voyais percer quelques pétitions qui montraient le véritable voeu du peuple français, trop longtemps outragé, trop longtemps oublié. Comment y aurait-il un citoyen qui pût adopter d'autres sentiments que ceux que je viens d'exprimer?

Je passe à la troisième objection. Je n'ai point loué d'avance le ministère nouveau; je n'estime que ce que je connais, et je n'applaudis qu'au bien qui est fait. Parmi les ministres, il en est tel que je ne nomme pas, qui a les intentions les plus droites: je souhaite qu'il ne soit contredit par aucun obstacle. Mais comme il leur est très facile de prouver tout cela, je ne veux point les louer. Les circonstances et le bien public les mettront au-dessus de tout éloge. Sur les intrigues de la cour, rien ne nous permet de jeter des idées anticipées. Je ne veux en parler ni en bien ni en mal. J'ai dit que les ministres étaient jacobins, et que cela ne nous en imposait aucunement; j'ai dit que le ministère s'annonçait avec des circonstances heureuses; voilà ce que j'ai dit. Je ne pourrais rien dire de plus; ma conscience s'y répugne.

Rien de ce que j'ai dit ne peut décourager le peuple; le peuple a triomphé jusqu'ici des plus grands dangers, et il triompherait encore des plus grands obstacles, s'il s'en présentait. Est-ce décourager les sociétés que de présenter le tableau civique des vertus; n'est-ce pas du patriotisme que dépend le succès des révolutions? Le patriotisme n'est point une convenance, ce n'est point un sentiment qui se ploie aux intérêts, mais c'est un sentiment aussi pur que la nature, aussi inaltérable que la vérité.

Je conclus et je dis que c'était pour rétablissement de la morale de la politique que j'avais écrit l'adresse que j'ai lue à la Société. Je demande qu'elle décide si les principes que j'annonce sont les siens.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé au Club des
Jacobins le 26 avril 1792 (26 avril 1792)

(Opinion de Robespierre sur La Fayette.)

Dans tous les événements, c'est aux causes précises qu'il faut s'attacher, et dans la question qui s'élève savez-vous quelle est la cause qui s'oppose au triomphe de la liberté du peuple et du patriotisme opprimé? Contre qui croyez-vous avoir à lutter? Contre l'aristocratie? non. Contre la cour? non: c'est contre un général destiné depuis longtemps par la cour à de grands desseins, qui après avoir trompé le peuple, trompe encore la cour elle-même; qui ne connaît ni les principes de la liberté, ni ceux de l'égalité dont il est le plus grand ennemi. Or, messieurs, à des hommes exercés dans toutes les manoeuvres de l'intrigue pour renverser les plus utiles projets et pour semer la discorde, il faut opposer la célérité.

Il suffit de rapprocher les circonstances présentes de tout ce qui s'est passé, des menées que nous avons reprochées au même agent dans d'autres circonstances, pour se convaincre que c'est sa seule résistance que nous avons à combattre. Ce n'est pas la garde nationale qui voit les préparatifs de cette fête avec inquiétude, c'est dans l'état-major que le génie de La Fayette conspire contre la liberté et les soldats de Château-Vieux. C'est le génie de La Fayette qui égare dans la capitale et dans les départements une foule de bons citoyens, qui, si cet hypocrite n'eût point existé, seraient avec nous les amis de la liberté. C'est La Fayette qui, dans le moment où les amis de la Constitution se réunissent contre les ennemis, forma un parti redoutable contre la Constitution, et qui divise les amis de la Constitution eux-mêmes. Partout où il y a des ennemis de la liberté, La Fayette est le plus dangereux de tous, parce qu'il conserve encore un masque de patriotisme suffisant pour retenir sous ses drapeaux un nombre considérable de citoyens peu éclairés. C'est lui qui, joint à tous les ennemis de la liberté, soit aristocrates, soit feuillants, se met en état, dans les moments de troubles ou de crise, de renverser la liberté ou de nous la faire acheter par des torrents de sang et par des calamités incalculables.

C'est La Fayette que nous avons ici à combattre; c'est La Fayette qui, après avoir fait, dans l'Assemblée constituante tout le mal que le plus grand ennemi pouvait faire à la patrie, c'est lui qui, après avoir feint de se retirer dans ses terres, est revenu briguer la place de maire, non pour l'accepter, mais pour la refuser, afin de se donner par là un air de patriotisme; c'est lui qui a été promu au généralat de l'armée française pour que les complots ourdis depuis trois ans atteignissent enfin le but. Oui, c'est La Fayette que nous avons à combattre.

Il faut ici faire une observation bien importante sur le projet présenté par le comité central des sociétés patriotiques: c'est sans le savoir et sans son intention qu'il a proposé une devise équivoque, qu'il a entendue certainement dans un bon sens, mais que l'on doit rejeter par cela seul qu'elle est équivoque, par cela seul qu'il faut porter devant le peuple des inscriptions simples et claires. La devise: Bouillé seul est coupable, n'a été sans doute appliquée qu'aux bons citoyens trompés, mais elle pourrait paraître une absolution de La Fayette. Bouillé seul est-il en effet coupable? N»n certes; ils sont innocents, tous ceux qui ont agi pour la loi, qui ont cru l'exécuter et défendre la liberté. C'est toujours sous ce point de vue que j'ai présenté cette affaire à l'Assemblée constituante; j'ai toujours soutenu que les tyrans et leurs chefs seuls étaient coupables. Bouillé n'était que l'instrument de ceux qui le dirigeaient; l'agent de la cour et surtout l'agent de La Fayette. Les gardes nationales de Metz étaient innocentes; comme celles de Paris, elles ne peuvent être que patriotes; l'une et l'autre a été trompée par La Fayette. Et comment pourrions-nous dire à la face de la nation, dans la fête de la liberté, que Bouillé seul est coupable? A-t-il osé agir sans ordres? N'a-t-il pas toujours marché avec un décret à la main? Et qui sont ceux qui ont sollicité ce décret? Sur quels rapports a-t-il été rendu? D'abord sur le rapport des officiers en garnison à Nanci, qui avaient intention de jeter de la défaveur sur les soldats; sur le rapport du ministre de la guerre M. Latour-Dupin. Quels étaient les intermédiaires de La Fayette? ceux qui circulaient dans le sein de l'Assemblée constituante, la veille du décret fatal. Qui répandait le fiel de la calomnie? La Fayette. Quels étaient ceux qui excitaient les clameurs, qui ne permettaient pas une seule réflexion dans une discussion dont on voulait que le résultat fût d'égorger nos frères? Qui m'a empêché moi-même de parler? La Fayette. Qui sont ceux qui me lançaient des regards foudroyants? La Fayette et ses complices. Qui sont ceux qui ne voulurent pas donner un seul moment à l'Assemblée nationale? Qui est-ce qui précipita le fatal décret qui immola les plus chers amis du peuple? La Fayette et ses complices. Qui voulut étouffer ce grand attentat en le couvrant d'un voile impénétrable, et qui demanda une couronne pour les assassins des soldats de Château-Vieux? La Fayette. Enfin, quel est celui qui pour mieux insulter à la mémoire des infortunés que notre zèle et nos regrets ne ressusciteront pas, fit donner des fêtes dans tous le royaume aux infâmes qui les avaient égorgés! Quel est celui qui excitait ces fêtes? La Fayette. Et dans un triomphe populaire consacré à la liberté et à ses soutiens, on verrait une inscription qui absoudrait La Fayette; qui ferait tomber le coup sur un ennemi impuissant, pour sauver celui qui tient encore, dans ses mains ensanglantées, les moyens d'assassiner notre liberté. Non.

Cette fête qu'on prépare peut être vraiment utile à la liberté, et devenir le triomphe du peuple longtemps outragé, parce qu'elle terrasse les oppresseurs de la vertu et fait luire le jour de la vérité sur les attentats des tyrans. Il faut donc que cette fête remplisse cet objet; or, ce n'est point par des devises brillantes, c'est par l'esprit patriotique que ce but sera rempli; c'est pour cela que je demande l'exécution de l'arrêté de la société, par lequel elle ordonne qu'il sera fait une pétition individuelle à la municipalité pour demander que les bustes de La Fayette et de Bailly disparaissent de la maison commune.

Je demande aussi que la devise, Bouillé seul est coupable, soit changée en celle-ci: Les tyrans seuls sont coupables. Quand les bons citoyens verront que La Fayette est seul moteur de ces intrigues, tout se ralliera.

(Ces propositions furent adoptées.)

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé au Club des
Jacobins le 2 mai 1792 (2 mai 1792)

(Réponse de Robespierre à Sillery au sujet de la guerre.)

(Sillery: J'ai appris qu'hier on disait à la tribune: Où sont-ils donc ceux qui soutenaient le parti de la guerre? Hé bien, me voici: je vous déclare que j'ai cru et que je crois encore la guerre nécessaire, indispensable. Robespierre demande à parler. Tumulte. Robespierre parvient enfin à se faire entendre.)

Voici l'ordre que vous auriez dû suivre, monsieur le président: quand un membre demande la parole, fût-ce moi, que l'on accuse d'assiéger cette tribune, si la majorité veut l'entendre, ce n'est pas à un petit nombre d'intrigants et de perturbateurs à étouffer sa voix. Alors ce que doit faire le président, c'est d'imposer silence à ceux qui sèment le trouble et la discorde, pour l'imputer ensuite aux véritables amis de la liberté. C'est assez que partout ailleurs la patrie soit trahie; il faut qu'ici la liberté triomphe, et que la vérité soit entendue.

Maintenant je viens à l'objet dont vous a parlé M. Sillery. Je ne puis approuver ce qu'il a dit contre ceux qui ne voulaient pas la guerre, telle qu'on la demandait, et qui pensent encore qu'elle est funeste. Je déclare que cette affectation à présenter notre opinion sous un point de vue désavantageux, est une insigne calomnie.

Je ne prononce pas sur les faits qui nous ont été annoncés: mon opinion ne manquerait pas d'être défigurée par le Patriote français, la Chronique, etc. S'il faut le dire: Non, je ne me fie point aux généraux; et, faisant quelques exceptions honorables, je dis que presque tous regrettent l'ancien ordre de choses, les faveurs dont dispose la cour. Je ne me repose donc que sur le peuple, sur le peuple seul. Mais, je vous prie, pourquoi saisit-on la moindre occasion de tourner en ridicule et même de calomnier ceux qui pensent d'une manière différente des partisans de la guerre? Cette animosité est-elle bien naturelle? Au reste, je pense comme M. Sillery, qu'il est bon de se défier de toutes les nouvelles qui nous seront données. Qui doit en être plus convaincu que lui? car il a été trompé dans une affaire bien importante. Faut-il lui rappeler l'affaire de Nanci?

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé au Club des
Jacobins le 5 mai 1792 (5 mai 1792)

(Quelques observations de Robespierre sur la correspondance de la société des jacobins avec les sociétés affiliées.)

Il n'est rien de si important dans les circonstances que la correspondance avec les sociétés affiliées. C'est pour cela que je vais faire quelques observations. Quoiqu'il semble qu'on veuille imposer silence aux défenseurs du peuple… (Plusieurs voix. Non, non! à l'ordre du jour!) Je déclare que, pour mettre un frein à l'ambition de ceux qui nous agitent, je déclare que je. n'abandonnerai jamais cette société. (Bravo, bravo, applaudissements redoublés, etc.) Je déclare que, nonobstant toute motion d'ordre du jour, que nonobstant toutes calomnies que l'on se plaît à répandre contre moi; je déclare, dis-je, que je ne cesserai de combattre les intrigants jusqu'à ce que la société les ait ignominieusement chassés de son sein. (Applaudissement.) Je vais donc me permettre quelques observations sur les abus qui se sont glissés dans la correspondance.

Pour qu'elle devienne plus utile, il ne faut pas seulement de ces détails piquants, de ces bons mots qui ne prêtent qu'à rire; mais il faut que ceux qui s'y livrent s'attachent à dévoiler les manoeuvres des fripons et les complots des traîtres. Il m'est parvenu quelques nouvelles intéressantes de ce genre: je m'étonne qu'on n'ait que des choses stériles à soumettre à notre attention.

Je n'ai en vue personne de cette société; je déclare que je n'inculpe ici aucun individu, ni aucun comité; mais je dis qu'il est de graves objets dans la correspondance auxquels on pourrait donner le pas sur la lettre de Cambrai, par exemple. Quoiqu'on semble vouloir m'imputer les divisions qui règnent dans cette société, et que ceux qui paraissent me désigner par leurs murmures veuillent me donner à penser que je me suis rendu coupable de perfides manoeuvres; cependant je ne me lasserai pas de faire mon devoir, et de dévoiler les trames ourdies pour perdre cette société et ses plus fermes soutiens. Vous ne savez pas, messieurs, tous les moyens dirigés contre nous.

Il faut donc vous avertir que c'est eu entretenant les sociétés affiliées des détails sur les scènes que les menées des intrigants ont rendues nécessaires; que c'est en faisant passer, sous le couvert des ministres, par la voie de M. Lanthenas, les discours de MM. Guadet et Brissot, que l'on obtient des adresses concertées. En ne présentant les choses que sous une face, il est facile de donner le change aux esprits. Au surplus, il n'est pas besoin de dire que les promoteurs de lettres de cette espèce sont ceux qui me provoquent actuellement par leurs murmures. Que ne parlent-ils à nos correspondants des grands intérêts qui doivent nous occuper, au lieu de circonscrire leurs pensées aux débats qui ont agité plusieurs de nos séances? Pourquoi leur dire ce qu'il faudrait pouvoir nous cacher à nous-mêmes? Qu'ils aient plutôt le courage de leur apprendre que ce sont des gens couverts du manteau patriotisme qui donnent lieu à ces discussions. Il faut que nos sociétés affiliées soient instruites que c'est en attaquant sourdement les principes les plus sacrés, que ces mêmes hommes espèrent parvenir aux places. Voilà le moyen d'empêcher des citoyens mal informés de tomber dans les pièges qui leur sont tendus. Voilà ce qui devrait faire l'objet d'une correspondance utile.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé au Club des
Jacobins le 10 mai 1792 (10 mai 1792)

(Réponse de Robespierre à Méchin, secrétaire de Brissot, qui proposait d'une part d'écrire aux sociétés affiliées une circulaire pour hâter le paiement des contributions; d'autre part qu'aucun membre ne pût, au prochain trimestre, recevoir sa carte sans exhiber la quittance du percepteur. Robespierre demanda la parole et ne l'obtint qu'après la plus vive opposition de la part des membres girondins.)

Ce n'est pas s'écarter de l'ordre du jour que de dire qu'il a fallu combattre pendant trois quarts d'heure pour obtenir la parole; pourquoi se fait-il que, pour monter à celte tribune, il faille autant de courage que pour monter à la brèche? Ces hommes manquent à toutes les règles d'honnêteté, aux premiers principes de sociabilité, qui ne veulent souffrir aucune contradiction, qui cherchent à étouffer toutes les réclamations suggérées par la vérité et l'amour du bien public. Je suis obligé de m'élever contre la proposition qui a été faite, avec d'autant plus de force qu'elle se présente sous une apparence de patriotisme; je m'attends bien que je serai dénoncé par ses auteurs, par tous les ennemis de la liberté, comme le défenseur de l'anarchie, des sans-culottes, des perturbateurs; mais rien ne m'effraie.

Les propositions qui portent avec elles leur réfutation n'ont pas besoin d'être combattues; mais celles qui sont décorées des vains dehors de patriotisme, doivent attirer toute la sagacité d'un zélé patriote. A-t-on espéré donner à entendre que je veuille attenter aux lois constitutionnelles, que je ne cesserai de soutenir? a-t-on espéré faire croire que je prétende m'opposer à la perception des impôts? On dira tout ce qu'on voudra, qu'importe? ma conscience, la vérité que je défends, me suffisent.

Je vais vous prouver que les propositions qui vous ont été faites sont dangereuses, inutiles, fallacieuses et attentatoires aux principes de l'égalité: inutiles, en ce que les contribuables n'ont jamais attendu que la main du receveur public. (Bravo! Bravo!) Il n'est pas vrai que, actuellement, on manque de zèle pour l'acquittement des contributions: j'ai par devers moi des preuves de ce que j'avance: et quand je vois qu'on vient nous embarrasser de choses inutiles, tandis qu'il est si important de s'occuper des grands intérêts de la liberté; quand je vois qu'on détourne l'attention des véritables citoyens des dangers que court la patrie, pour la porter sur des objets qui n'en ont nul besoin (Ah! ah! applaudissements.), quoi qu'en dise les calomniateurs, je m'indigne.

On sait bien, messieurs, que les contributions sont nécessaires; en cela on ne peut me prêter de mauvaises intentions, et les risées qui viennent de s'élever sont aussi déplacées qu'elles décèlent de méchanceté. Je le répète: cet objet est en ce moment inutile. S'occuper de ce qu'on a, et négliger ce qu'on n'a pas, c'est laisser aux maux politiques le temps de pousser de profondes racines; je ne vois d'ailleurs, dans la proposition de M. Méchin, que l'intention du ministre d'avoir une lettre qui fasse l'éloge de son zèle (Ah! ah!); j'y vois une affectation, qui des pamphlets se communique aux journaux prétendus patriotiques, d'avilir les citoyens: voilà ma première proposition. La seconde est beaucoup plus importante.

Que signifie donc ce zèle de vouloir des quittances d'impositions pour assister à nos séances? Ce titre suffit-il pour être garant du patriotisme? (Ah! ah! Applaudissements.) Vous voyez combien on redoute l'examen de cette question qui paraissait si facile. Il serait commode sans doute de substituer cette espèce de scrutin épuratoire à celui qui demande des certificats de patriotisme. Certes, Messieurs, un homme gorgé du sang de la nation viendrait apporter sa quittance; et le premier qui l'aurait donnée serait en droit d'assister à vos séances. (Ce n'est pas cela. Tumulte.) Je regarderai cette motion comme puisée dans l'esprit public, lorsqu'on m'aura prouvé que tout homme qui aura payé ses impositions, ne sera pas un perturbateur; lorsqu'on m'aura prouvé que ceux qui ont payé les impôts n'ont jamais vendu leurs poumons, leur plume, soit à la cour des Tuileries, soit aux ennemis de la révolution. (Bravo! bravo! Murmures.) Je regarderai cette motion comme faite pour obtenir la priorité, lorsqu'il me sera prouvé que ceux qui nous montreront ici leur quittance, ne doivent pas être chassés pour d'autres motifs; lorsqu'il me sera prouvé que ceux qui combattent mon opinion sont les plus ardents soutiens de l'indigence, les plus fermes défenseurs de la liberté de la presse; lorsqu'il me sera prouvé qu'ils sont évidemment les meilleurs citoyens. Jusque-là, je dirai qu'il n'y a aucun mérite à payer les contributions; c'est un acte de nécessité; il est absurde de s'en faire un mérite. (Bravo! bravo!) Je dirai que c'est anéantir tous les principes, et dénaturer l'opinion publique, que de vouloir substituer un sacrifice apparent à tous ceux qu'exige la liberté. Je dis que propager de pareilles idées serait mettre à la place des actes de patriotisme, des actions forcées par la loi. J'ajouterai qu'il me paraîtrait un meilleur citoyen, celui qui pauvre, mais honnête homme, gagnerait sa vie, sans pouvoir payer ses contributions, que celui-là qui, gorgé peut-être de richesses, ferait des présents puisés à une source corrompue; qui, engraissé de la substance du peuple, viendrait se faire un mérite des actions dont une société fondée sur la justice, aurait peut-être à rechercher les moyens pour les punir comme des crimes.

Observez combien un pareil système tend à la subversion de tous les principes de l'égalité. Que veulent ses auteurs? Ecarter des sociétés patriotiques quiconque ne paierait pas de contributions.

Or, je soutiens que c'est faire un nouvel outrage à l'humanité; car, si les citoyens qui ne paient pas d'impôts sont exclus des sociétés politiques, ils doivent être accueillis dans celles qui ont pour objet de relever la nature humaine; je dis que cette motion, civique en apparence, ne l'est point en effet; je dis qu'elle est flagorneuse, puisqu'elle contiendrait nécessairement un éloge des ministres, et les ministres qui font le bien ne méritent point d'éloges, ils ne font que leur devoir.

Elle est attentatoire aux principes de l'égalité, en ce qu'elle écarterait des sociétés patriotiques, les citoyens qui n'auraient pas payé de contributions; elle est attentatoire aux droits de l'humanité, en ce qu'elle élève les riches et abaisse les indigents; elle est fallacieuse, en ce qu'elle érige en titre de patriotisme ce qui n'est qu'an devoir et une exécution de la loi; et en ce qu'elle tend à donner le change à l'opinion publique et à la détourner de choses plus intéressantes, ainsi que beaucoup d'autres motions aristocratiques qu'on renouvelle tous les jours. (Ah! Ah! Oui! Oui!) C'est par elle qu'on s'efforce d'étouffer la voix des bons patriotes. En me résumant, je dis que cette motion a été faite, surtout dans l'intention de calomnier ceux qui l'auraient combattue; et certes on n'y manquera pas. (Ah! Ah! Bravo! Bravo!)

On dira qu'elle a été combattue par ces hommes à principes exagérés, qui ne veulent point de constitution; par des chefs de factieux; par des tribuns, par des agitateurs du peuple, qui se coalisent pour calomnier ses plus zélés défenseurs. (Murmures. Applaudissements.) On dira que la société des amis de la constitution est tellement composée de sans-culottes, qu'elle a manifesté le désir de ne pas payer les contributions malgré les touchantes exhortations du patriote Clavière. Je suis exposé à toutes ces calomnies; c'est pour cela que je suis venu à cette tribune énoncer hautement mon opinion, c'est pour cela que je viens défendre les droits les plus sacrés du peuple.

Je dirai que plus le zèle à soutenir sa cause deviendra dangereux, que plus il confondra les factieux, et plus je défendrai les principes de la liberté, de l'égalité, de l'humanité. Perfides intrigants, vous vous acharnez à ma perte; mais je vous déclare que plus vous m'avez isolé des hommes… (Tallien, vice-président: Réduisez-vous, monsieur l'orateur, dans le véritable état de la question. Plusieurs voix: II y est.) Oui, plus vous m'aurez isolé des hommes, plus vous m'aurez privé de toute communication avec eux, plus je trouverai de consolation dans ma conscience et dans la justice de ma cause.

Je conclus à ce qu'attendu que la société veut le paiement des contributions, mais qu'elle veut en même temps le maintien de la constitution; attendu que pour y parvenir, il n'est pas utile d'avilir l'indigence, d'ouvrir une large porte à l'intrigue, à la calomnie, au privilège de l'opulence, de dénaturer toutes les idées, je conclus à l'ordre du jour.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé au Club des
Jacobins le 10 juillet 1792 (10 juillet 1792)

(Sur les dangers de la patrie.)

Le moment est arrivé d'écarter tous les intérêts personnels, pour ne s'occuper que de l'intérêt public. Ce sentiment était gravé dans tous les coeurs; un décret solennel vient de nous en faire une obligation.

Qu'est-ce que ce décret? Est-ce une vaine formule vide de sens? Est-ce une arme dont le despotisme compte pouvoir faire usage pour écraser la liberté, pour opprimer ses vrais adorateurs? Non! Et ce n'est point en vain que les citoyens des départements seront venus se rallier aux cris de la patrie en danger.

La patrie est en danger! Ces mots disent tout pour des coeurs ardents, vraiment épris de l'amour de la patrie et de la liberté. Cette formule ne nous apprend pas de nouveaux faits. Avant cette déclaration, nous savions qu'un général conspirateur était à la tête de nos armées; nous savions qu'une cour corrompue machinait sans relâche contre notre liberté et notre Constitution. Ce n'est donc pas pour nous instruire, que l'Assemblée nationale a prononcé cette formule imposante. Ces mots la patrie est en danger sont une exhortation à toute la nation, de déployer toute l'énergie dont elle est capable pour prévenir ces dangers.

La nation connaissait bien ses dangers; mais elle semblait engourdie sur le bord de l'abîme, et l'Assemblée nationale a voulu la réveiller de sa léthargie. Lorsque l'Assemblée nationale a prononcé sa formule, elle a voulu dire: En vain, nous faisons de bonnes lois, si le pouvoir exécutif ne les fait pas exécuter, s'il les entrave par des veto perfides, si des administrateurs corrompus conspirent avec la cour pour tuer la Constitution par la Constitution; en vain des armées de soldats patriotes et valeureux exposent leurs vies en combattant, si l'on arrête leur marche victorieuse, ou si on ne les envoie au combat que pour les faire succomber sous un nombre d'ennemis double du leur. Dans des circonstances aussi critiques, les moyens ordinaires ne suffisent pas: Français, sauvez-vous.

Ou bien cette déclaration solennelle signifie ce que je viens de dire, ou bien elle ne serait qu'une trahison, en montrant à la nation les dangers auxquels elle est exposée, sans lui laisser la faculté de prendre les moyens qu'elle croira propres à la sauver. Déjà même, les ennemis de la liberté espèrent en faire un usage meurtrier, et, quand j'ai vu à la suite de cette déclaration, un Vaublanc proposer une adresse à l'armée, je me suis dit: puisque cette formule n'effraie pas certaines gens, il faut qu'ils espèrent en tirer parti.

Ces hommes vous diront: "La patrie est en danger, il est vrai; mais, d'où viennent les dangers de la patrie? Est-ce de la part de la cour? Non, car elle veut la Constitution et l'obéissance aux lois. Est-ce de la part des prêtres qui fomentent le feu de la guerre civile? Non? car que peuvent des êtres isolés privés de tout moyen de séduction. Est-ce de la part de la noblesse qui voudrait recouvrer ses privilèges? Non, car ces nobles sont à la tête de vos armées pour soutenir la cause de l'égalité. Si la patrie est en danger, c'est de la part des citoyens réunis en sociétés pour surveiller la conduite des fonctionnaires qu'ils se sont choisis; c'est de la part du peuple, qui ne veut pas qu'on le mène en aveugle; c'est de la part des magistrats du peuple, qui n'ont pas voulu vendre ou leurs talents, ou leur silence aux conspirateurs." Ainsi, ces hommes ne seront pas gênés par cette formule, ils l'interpréteront comme ils interprètent la Constitution, dans laquelle ils trouvent les moyens de la détruire.

Pour nous, qui ne voulons que le bien général de l'humanité, la patrie est en danger, parce qu'il existe une cour scélérate et inconvertissable; la patrie est en danger, parce que l'idolâtrie et la séduction ont procuré à cette cour des administrateurs assez vils pour se prosterner devant elle, et qui, à peine sortis de ces assemblées où ils flattaient le peuple pour obtenir des places, sont assez vils, comme les administrateurs de la Somme, du Pas-de-Calais et autres, pour entrer dans une fédération coupable avec la cour contre la liberté. La patrie est en danger, parce que, sur la base de la liberté, s'est élevée une classe aristocratique d'hommes qui n'ont cherché qu'à convertir leurs frères en cannibales; parce qu'il existe un état-major qui, quoique licencié par l'Assemblée nationale, subsiste encore pour conspirer.

Comment la patrie ne serait-elle pas en danger, quand un général, qu'on a cru le général des Français, et qui n'est que celui de la cour de Vienne, dont il épouse les intérêts et emprunte le langage, foule aux pieds la nation française en insultant ses représentants? Comment la patrie ne serait-elle pas en danger, quand un tel homme circonvient de ses émissaires et de ses complices, un autre général, lorsque les flammes de Courtrai sont les seuls gages que nous donnons de notre attachement aux Brabançons, lorsque ce Jarry reste impuni, que nous abandonnons nos conquêtes, et que nous donnons le temps aux puissances ennemies de rassembler leurs forces?

Voilà, de l'avis de la nation, la cause de nos dangers. Nos dangers ne cesseront donc que lorsque cette cause sera extirpée. Si l'on avait frappé ce général, auteur de tous nos maux, la guerre serait terminée; le Brabant serait libre, il y aurait longtemps que tous ces petits électeurs seraient sans trône et sans sujets; la liberté serait fermement établie sur les bords du Rhin et de l'Escaut, et formerait une barrière impénétrable d'hommes libres autour de nos frontières.

La liberté sera en danger tant que La Fayette sera à la tête de nos armées, tant que l'administration des départements sera confiée à des hommes assez impudents pour oser honorer de leur persécution les magistrats que seuls le peuple honore de son estime.

J'espère qu'avant trois jours nous seront délivrés de notre plus dangereux ennemi, qu'un décret nous aura fait justice de La Fayette, car, sans ce décret, comment pourrions-nous entreprendre de combattre pour la liberté? Osons nous flatter encore que ces directoires rebelles, sinon contre l'autorité de la cour, au moins contre la souveraineté du peuple, n'existeront pas. Espérons qu'au sein même de l'Assemblée nationale, des hommes qui doivent au peuple toute leur existence, n'oseront pas diviser la nation en côté autrichien et en côté français.

Si, dans un mois, la patrie est encore en danger, si l'état des choses n'est pas entièrement changé, il ne faudra pas dire alors la nation est en danger, il faudra dire la nation est perdue. J'ai toujours été l'apôtre de la Constitution, le défenseur des lois; mais la première des lois est celle sur laquelle repose la Constitution, l'égalité, la liberté. Il faut donc la Constitution décrétée; mais il la faut toute entière, religieusement observée pour le salut du peuple, sans quoi le mot Constitution ne devient plus qu'un mot de ralliement pour les factieux qui voudraient s'en emparer pour combattre la liberté. C'est dans ces principes que j'ai rédigé une adresse aux fédérés, dont je fais faire lecture à la société, si elle le trouve bon.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé au Club des
Jacobins le 6 août 1792 (6 août 1792)

(Proposition de Robespierre tendant à empêcher la fuite du roi et à ce qu'il ne lui soit fait aucun mal.)

L'attention que nous donnons ici à la discussion des mesures générales propres à sauver l'Etat, ne doit pas empêcher qu'on ne prenne les précautions nécessaires pour déjouer les conspirations les plus prochaines. Il en est une qui, depuis quelque temps, ne paraît qu'ajournée, c'est le départ du roi. Des témoins qui sont autour de moi attestent qu'ils ont vu dans la cour des Tuileries une armée de Suisses, qu'on les a fait boire largement, qu'on leur a distribué à chacun quinze cartouches, en leur disant que ce n'était que pour repousser ceux qui pourraient les attaquer.

Toutes ces mesures annoncent une conspiration prochaine, contre laquelle il faut employer autant d'énergie que de prudence.

II est quelques bons citoyens qui regardent ce départ, s'il avait lieu, comme une chose assez indifférente: je crains même que cette opinion ne soit celle de plusieurs députés. Quant à moi, je noe puis partager cette opinion et je crois qu'il est important, sinon au salut public, au moins à la conservation de beaucoup d'individus.

Le fait du départ du roi me paraît certain; si ce n'est pas pour aujourd'hui, ce sera pour demain. Je conclus donc à ce que deux choses étant indispensablement nécessaires; l'une d'empêcher que le roi ne parte, l'autre de veiller à ce qu'il ne lui arrive aucun mal, ni à aucun individu de sa famille. Il est du devoir de tout bon citoyen, de tout vrai patriote, de toutes les autorités constituées de veiller et de surveiller le château.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à la barre de l'Assemblée législative au nom des citoyens de la place Vendôme le 13 août 1792 (13 août 1792)

Les citoyens de la section de la place Vendôme nous envoient vers vous pour présenter à vos délibérations un objet digne de vous. Nous avons vu tomber la statue d'un despote, et notre première idée a été d'ériger à sa place un monument à la liberté. Les citoyens qui meurent en défendant la patrie sont au second rang. Ceux-là sont au premier, qui meurent pour l'affranchir. Les héros dont je parle ne valent-ils pas ceux d'Athènes et de Rome? Sachons nous estimer ce que nous valons. Hâtez-vous d'honorer les vertus dont nous avons besoin, en immortalisant les martyrs de la liberté. Ce ne sont pas des honneurs seulement, c'est une apothéose que nous leur devons. Peuple, quand la tyrannie est couchée par terre, gardez-vous de lui laisser le temps de se relever.

Nous vous proposons de décréter qu'au lieu où était la statue de Louis XIV à la place Vendôme, il sera élevé une pyramide aux citoyens morts le 10 en combattant pour la liberté. Les citoyens de la section voulaient élever, à leurs frais, ce monument, mais ils ont pensé qu'à la nation seule il appartenait de la consacrer.

(Les pétitionnaires obtinrent les honneurs de la séance, et traversèrent la salle au milieu des applaudissements. Cette pétition fut renvoyée au comité d'instruction publique.)

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Deuxième discours prononcé à la barre de l'Assemblée au nom d'une députation de la commune le 15 août 1792 (15 août 1792)

Si la tranquillité publique, et surtout la liberté, tient à la punition des coupables, vous devez en désirer la promptitude, vous devez en assurer les moyens. Depuis le 10, la juste vengeance du peuple n'a pas encore été satisfaite. Je ne sais quels obstacles invincibles semblent s'y opposer. Le décret que vous avez rendu nous semble insuffisant; et, m'arrêtant au préambule, je trouve qu'il ne contient point, qu'il n'explique point la nature, l'étendue des crimes commis dans la journée du 10 août, et c'est trop restreindre la vengeance du peuple; car ces crimes remontent bien au-delà. Les plus coupables des conspirateurs n'ont point paru dans la journée du 10, et d'après la loi il serait impossible de les punir. Ces hommes qui se sont couverts du masque du patriotisme pour tuer le patriotisme; ces hommes qui affectaient le langage des lois pour renverser toutes les lois; ce La Fayette, qui n'était peut-être pas à Paris, mais qui pouvait y être; ils échapperaient donc à la vengeance nationale! Ne confondons plus les temps. Voyons les principes, voyons la nécessité publique, voyons les efforts que le peuple a faits pour être libre. 1l faut au peuple un gouvernement digne de lui; il lui faut de nouveaux juges, créés pour les circonstances; car si vous redonniez les juges anciens, vous rétabliriez des juges prévaricateurs, et nous rentrerions dans ce chaos qui a failli perdre la nation. Le peuple vous environne de sa confiance, Conservez-la cette confiance, et ne repoussez point la gloire de sauver la liberté pour prolonger, sans fruit pour vous-mêmes, aux dépens de l'égalité, au mépris de la justice, un état d'orgueil et d'iniquité. Le peuple se repose, mais il ne dort pas. Il veut la punition des coupables, il a raison. Vous ne devez pas lui donner des lois contraires à son voeu unanime. Nous vous prions de nous débarrasser des autorités constituées en qui nous n'avons point confiance, d'effacer ce double degré de juridiction, qui, en établissant des lenteurs, assure l'impunité; nous demandons que les coupables soient jugés par des commissaires pris dans chaque section, souverainement et en dernier ressort.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Troisième discours prononcé à la barre de l'Assemblée au nom d'une nouvelle députation de la commune le 22 août 1792 (22 août 1792)

Vous voyez une députation composée d'une partie des membres de la commune, et d'une partie des membres nommés par les sections pour remplacer ce qu'on appelait le département. Déjà nous avions déposé dans votre sein nos inquiétudes sur la formation d'un nouveau département; déjà nous croyions voir renaître les germes de division et d'aristocratie. Nous avons éclairé nos commettons, ces nuages se sont dissipés d'eux-mêmes. Les membres nommés par les sections se sont présentés à la commune; ils ont juré de n'accepter d'autre titre que celui de commission des contributions. Nous vous prions de consacrer par un décret ce grand acte de fraternité et d'union.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours sur l'institution d'une nouvelle garde pour la Convention nationale, prononcé au Club des Jacobins le 15 octobre 1792 (15 octobre 1792)

(Les Girondins demandèrent la formation d'un corps de troupes spécialement chargé de garder la convention nationale. Robespierre s'éleva contre cette proposition.)

Une question aussi bizarre par son objet qu'importante par ses conséquences, agite, depuis quelque temps, les esprits.

Ceux qui se sont formé une juste idée des devoirs, de la puissance et de la majesté de la convention nationale, ne s'attendaient guère à la voir mettre au rang de ses plus sérieuses occupations, celle de se donner une garde imposante et extraordinaire. Les haines connues de la coalition qui semble la dominer actuellement contre les citoyens de Paris et contre plusieurs députés de ce département; toutes les fureurs de l'orgueil offensé ne suffiraient pas pour expliquer ce phénomène politique. Il faut nécessairement le lier à des vues plus profondes et plus importantes.

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