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Doña Perfecta

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BENITO PEREZ GALDÓS

Les Espagnols considèrent à cette heure M. Benito Perez Galdós comme leur premier romancier.

Tous, idéalistes ou naturalistes, sont unanimes sur ce point.

Par quels romans s’est-il acquis cette célébrité?

Par quels autres l’a-t-il un instant compromise?

Par quelles œuvres enfin a-t-il su reconquérir le terrain perdu?

Voilà où commencent les divergences.

Non pas que les critiques de l’Ecole nouvelle, M. Leopoldo Alas, Mme Emilia Pardo Bazan, fassent fi des premiers essais de M. Perez Galdós dans le roman contemporain. Certes! Ils s’accordent à lui reconnaître le mérite absolu d’avoir, avec M. Juan Valera, fait du roman espagnol dégénéré une œuvre sérieuse, une étude psychologique. Ils ne refusent à cette première carrière de son talent (de La Fontana de Oro à La familia de Leon Roch, 1868 à 1879) ni mérite ni gloire. Seulement, Mme Emilia Pardo, tout au moins, déclare que la prédominance de la thèse dans les dernières œuvres de cette période, surtout dans Gloria et dans la Famille de Léon Roch, la troublait et l’inquiétait. Pour elle et pour M. Alas, la publication de la Desheredada (la Deshéritée) fut une joie vive, une joie triomphale.

C’est cette joie, c’est ce triomphe qui déplaisent aux champions de l’idéalisme. Pour eux, les quatre premiers romans contemporains sont parfaits. Ils n’ont cure de se demander si certains personnages ne seraient point bâtis arbitrairement pour les besoins de la thèse. Ils préfèrent passer ce point sous silence auprès du public. Avec quel bonheur au contraire, le plus brillant d’entre eux, M. Luis Alfonso proclame que, depuis la Desheredada, M. Perez Galdós a cheminé de faux pas en faux pas jusqu’à sa chute dans La de Bringas[1]!

Toute la question est là.

Le maître du roman castillan doit-il être rattaché à l’Ecole anglaise ou à l’Ecole française?

Son évolution de 1881, après la lumineuse trouée de l’Assommoir, est-elle une déchéance ou un progrès?

A parler franc, et libre de tout absurde chauvinisme littéraire, nous n’hésitons pas à la considérer comme un progrès, sans vouloir par cette affirmation nier que les œuvres de la période naturaliste de M. Perez Galdós sont souvent inégales.

Dans les grandes lignes, l’opinion de Mme Pardo et de M. Alas est donc la nôtre. Seulement, des quatre premiers romans contemporains, c’est, avec M. Palacio Valdes, Doña Perfecta que nous placerons en première ligne comme le mieux équilibré, le mieux construit et le plus propre, avec cette délicieuse idylle de Marianela,[2] à plaire à notre public français.

Quand il écrivait Doña Perfecta, M. Perez Galdós était déjà pleinement lancé dans le mouvement littéraire castillan. Né aux Canaries en 1845, élevé dans les îles et à Madrid, le romancier avait débuté par le roman historique et publié successivement La Fontana de Oro—c’est le nom d’un club célèbre de 1820—et El Audaz[3].

On traduisait alors les romans de MM. Erckmann-Chatrian et ils obtenaient un vif succès. M. Perez Galdós, sous le titre d’Episodios nacionales, songea à raconter l’histoire espagnole depuis le temps du Prince de la Paix jusqu’au règne d’Isabelle de Bourbon. Vingt volumes devaient paraître de la sorte, tous emplis de chauvinisme et propres à flatter les passions de la foule. Cependant, tout en ne négligeant rien pour se former un public, le romancier demeurait aussi impartial qu’Espagnol peut l’être quand il parle de la glorieuse prise d’armes de 1808.

En même temps qu’il rêvait les Episodios, M. Perez Galdós lisait Balzac et rêvait d’écrire des Romans contemporains. Avant même de terminer la rédaction des Episodios, il était à l’œuvre. C’est alors qu’il publia Doña Perfecta (1876).

Doña Perfecta, c’est certainement le conflit de la jeune et de la vieille Espagne, mais c’est aussi celui des hypocrites et des sincères.

Il semble qu’avant de prendre la plume, M. Perez Galdós a dû relire les Paysans de Balzac. Les personnages de son roman ont les mêmes ruses cauteleuses. El Penitenciario, doña Perfecta sont parfaits de vérité, de vie. Naïf et honnête garçon, Pepe Rey, avec son caractère peu trempé pour cette lutte, me semble cependant un type mieux dessiné que Rosario, sentimentale plus que vraie. Le chapitre XVII, certaines prises de bec de Perfecta et du Penitenciario avec Pepe sont menés avec une science parfaite et rachètent ce qu’a de faux et de conventionnel Maria Remedios, comme aussi les deux derniers chapitres du roman qui font long feu et que M. Perez Galdós n’écrirait plus à cette heure.

Doña Perfecta a été le premier coup de feu du parti libéral espagnol, dans une longue lutte de plume où joutèrent les meilleurs romanciers de l’Espagne, Alarcon et Pereda, Valera et Perez Galdós.

Avec le zèle d’un converti de récente date, le premier, M. Pedro Antonio de Alarcon avait publié en 1875 Le Scandale, un gros roman mal bâti, mais curieux.

A cette apologie du Jésuite-confesseur, à ce gros effort du parti ultramontain, le libéralisme répondit par Doña Perfecta.

M. de Alarcon avait prétendu que toute la vertu était dans l’Église: M. Perez Galdós répondit que certains gens d’Église et certains dévots étaient des hypocrites. Il avait vraiment beau jeu, mais je ne dissimulerai pas que, dans Gloria, qui vint ensuite, et où il prétendait prouver l’incompatibilité de la foi avec la véritable probité morale, M. Perez Galdós n’avait plus rien du réaliste. A défaut de vérité, il eut le talent, et Gloria—cette tragédie de la fatalité—contient des pages admirables, comme il n’y en a pas beaucoup dans la littérature espagnole. Mais, malgré le talent plus développé que dans Doña Perfecta, malgré les envolées, malgré l’art plus raffiné, j’ai dit déjà mes préférences pour le premier roman contemporain.

La traduction scrupuleusement fidèle de M. Julien Lugol, que j’ai la bonne fortune de recommander ici, rend merveilleusement et défauts et qualités d’un roman que notre grand public français lira sans les passions politiques qui agitaient l’Espagne de 1876, mais certainement avec autant d’intérêt que de plaisir.

Albert Savine.
de l’Académie espagnole et de l’Académie
des bonnes lettres de Barcelone.

Paris-Passy, ce 1er novembre 1885.

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