← Retour

Doña Perfecta

16px
100%

XXVIII.

DE PEPE REY A D. JUAN REY.

Orbajosa, 12 avril.

«Mon cher père,

«Pardonnez-moi si, pour la première fois, je vous désobéis en ne partant pas d’ici et en ne renonçant pas à mon projet. Votre conseil et votre prière sont le propre d’un père honnête et bon; mon obstination est le propre d’un fils insensé. Mais il se passe en moi une chose singulière: l’obstination et le sentiment de l’honneur se sont liés et confondus de telle façon, que l’idée de me désister ou de céder me rend tout honteux. J’ai beaucoup changé. Je ne connaissais pas autrefois les fureurs qui m’embrasent. Je me moquais de tout acte violent, des exagérations des hommes impétueux comme des brutalités des méchants. Maintenant, rien de tout cela ne m’étonne, parce qu’à chaque instant je trouve en moi une certaine capacité terrible de mal faire. Avec vous, je puis parler comme on parle seulement avec Dieu et avec sa conscience; à vous je puis dire que je suis un misérable, car c’est être un misérable que de manquer de ce puissant empire sur soi-même qui dompte les passions et soumet la vie aux lois sévères de la conscience. J’ai manqué de la fermeté chrétienne qui maintient l’esprit de l’homme offensé à une sereine hauteur au-dessus des offenses qu’il reçoit et des ennemis auxquels il les doit; j’ai eu la faiblesse de m’abandonner aux transports d’une colère insensée en m’abaissant au niveau de mes détracteurs, en leur rendant des coups égaux aux leurs et en essayant de les confondre par d’indignes moyens appris à leur propre école. Combien je regrette que vous n’ayez pu vous trouver près de moi pour m’écarter de cette voie! Maintenant il est trop tard. Les passions n’ont pas de répit. Elles sont impatientes, et elles réclament à grands cris leur proie avec l’ardeur délirante d’une épouvantable soif morale. J’ai succombé. Je ne puis oublier ce que vous m’avez dit si souvent, à savoir qu’on peut appeler la colère la pire des passions, parce qu’en dénaturant soudain notre caractère, elle engendre toutes les autres perversités et prête à toutes son infernal emportement.

«Cependant, ce n’est pas la colère seule, mais un sentiment profondément expansif qui m’a conduit à cet état; c’est l’amour sérieux et passionné que j’éprouve pour ma cousine, et cette circonstance est la seule qui puisse m’absoudre. A défaut d’amour la pitié m’aurait, d’ailleurs, poussé à braver la fureur et les intrigues de votre terrible sœur, car, placée entre son affection irrésistible et sa mère, la pauvre Rosario est aujourd’hui la plus malheureuse des créatures qui existent sur la terre. L’amour qu’elle a pour moi, et qui répond à mon amour pour elle, ne me donne-t-il pas le droit d’ouvrir comme je le pourrai les portes de sa maison, et de l’en tirer en employant les moyens légaux jusqu’au point où la loi peut atteindre, et usant de la force à partir du point où la loi ne me protège plus? Je crois fort que votre rigide délicatesse ne répondra pas affirmativement à cette proposition; mais j’ai cessé d’être le caractère austère et méthodique qui se conformait rigoureusement aux prescriptions de la conscience comme aux clauses d’un traité. Je ne suis plus l’être humain auquel une éducation presque parfaite avait donné une merveilleuse égalité d’âme; je suis maintenant un homme comme tous les autres; d’une enjambée je suis entré sur le terrain commun de l’injustice et du mal. Préparez-vous à entendre le récit d’une atrocité quelconque qui sera mon œuvre. J’aurai soin de vous tenir au courant de celles que je commettrai.

«Mais la confession de mes fautes ne m’ôtera pas plus la responsabilité des graves événements passés ou à venir que cette responsabilité, pour autant que j’argumente, ne retombera tout entière sur votre sœur. La responsabilité de doña Perfecta est assurément immense. Quelle sera l’étendue de la mienne!... Ah! mon cher père, ne croyez rien de ce que vous pourrez entendre dire sur mon compte et rapportez-vous-en seulement à ce que je vous dirai moi-même. Si on vous dit que, de propos délibéré, j’ai commis quelque action honteuse, répondez hardiment que ce n’est pas vrai. Il m’est difficile de juger moi-même dans l’état de trouble où je me trouve; mais j’ose vous affirmer que je n’ai pas occasionné le scandale avec préméditation. Vous savez cependant jusqu’à quel point peut aller la passion, lorsque son développement horriblement envahisseur est favorisé par les circonstances.

«Ce qui empoisonne le plus ma vie, c’est d’avoir employé la dissimulation, le mensonge et des ruses indignes. Moi qui étais la vérité incarnée! J’ai perdu ce qui constituait ma propre nature... Mais, est-ce là le plus haut degré de perversité auquel une âme puisse atteindre? Est-ce que maintenant je commence ou je finis? Je l’ignore. Si la main céleste de Rosario ne vient pas m’arracher de cet enfer de ma conscience, je désire que vous veniez m’en arracher vous-même. Ma cousine est un ange, et en souffrant à cause de moi, elle m’a appris bien des choses que jusqu’à ce jour j’ignorais.

«Ne vous étonnez pas de l’incohérence de ce que j’écris. Des sentiments divers m’agitent. Parfois me viennent à l’esprit des idées véritablement dignes de mon âme immortelle, mais parfois aussi je tombe dans un découragement déplorable, et je pense alors aux hommes faibles et lâches dont, afin de me les faire abhorrer, vous m’avez dépeint la bassesse avec de si vives couleurs. Dans l’état où je me trouve aujourd’hui, je suis disposé au mal comme au bien. Que Dieu ait pitié de moi! Je n’ai pas oublié que la prière est une supplication grave et réfléchie, si personnelle qu’elle ne peut s’accommoder des formules apprises par cœur, une expansion de l’âme qui s’enhardit jusqu’au point de rechercher son origine, et qu’elle est enfin le contraire du remords, lequel est une contraction de cette même âme qui, en s’enveloppant et se cachant, a la ridicule prétention de n’être vue de personne. Vous m’avez enseigné d’excellentes choses, mais aujourd’hui je fais de la pratique; comme nous disons dans notre argot d’ingénieur, je fais des études sur le terrain, et par là, mes connaissances s’étendent et s’affermissent... Je me figure maintenant que je ne suis pas aussi mauvais que je le croyais. Est-ce bien vrai?

«Je termine cette lettre en toute hâte, afin de l’envoyer par quelques soldats qui vont jusqu’à la station de Villahorrenda, car il n’est pas possible de se fier à la poste d’ici.»

 

14 avril.

«Je vous amuserais, mon cher père, si je pouvais vous faire comprendre comment la population de cette petite ville entend les choses. Vous savez sans doute déjà que tout le pays s’est soulevé et a pris les armes. C’était chose prévue, mais les hommes politiques se trompent s’ils croient que c’est l’affaire de quelques jours. L’hostilité des Orbajociens contre nous et contre le gouvernement est dans leur tempérament; elle en fait partie comme la foi religieuse. Pour ne parler que de ma tante, je vous dirai une chose singulière, c’est que la pauvre señora, chez laquelle le féodalisme a pénétré jusqu’à la moelle des os, s’est imaginé que je vais attaquer sa maison pour lui voler sa fille, absolument comme les seigneurs du moyen âge attaquaient un château ennemi pour commettre une iniquité quelconque. Ne riez pas, car c’est la pure vérité. Telles sont les idées de cette population. Inutile de vous dire qu’elle me tient pour un monstre, pour une espèce de roi more hérétique, et que les militaires avec lesquels je suis lié ici ne sont pas mieux traités que moi. C’est chose admise dans la maison de doña Perfecta que la troupe et moi nous formons une coalition diabolique et anti-religieuse pour enlever à Orbajosa ses trésors, ses jeunes filles et sa foi. Je suis certain que votre sœur croit fermement que je vais prendre sa maison d’assaut, et je ne serais pas le moins du monde étonné qu’elle eût élevé une barricade derrière la porte.

«Mais il ne peut en être autrement. On a ici les idées les plus surannées relativement à la société, à la religion, à l’État, à la propriété. L’exaltation religieuse qui pousse ces pauvres gens à employer la force contre le gouvernement, pour défendre une foi que personne n’attaque et que d’ailleurs ils n’ont pas, éveille dans leur esprit des souvenirs féodaux; et de même qu’ils résoudraient leurs questions par la force brutale et le sang et le feu en égorgeant tout ce qui ne pense pas comme eux, ils croient que personne au monde ne peut employer d’autres moyens.

«Bien loin d’avoir l’intention de faire des extravagances dans la maison de cette señora, j’ai essayé de lui éviter quelques ennuis, auxquels les autres habitants n’ont pas échappé. Grâce à ma liaison avec le brigadier, on ne l’a pas obligée à remettre, comme cela a été ordonné, une liste de tous ses hommes de service qui sont allés rejoindre la faction; si on a fouillé sa maison, ç’a été pour la forme; et si l’on a désarmé les six hommes trouvés chez elle, elle en a depuis lors armé six autres et on ne lui a rien fait. Vous voyez à quoi se réduisent mes actes d’hostilité contre la señora.

«Il est vrai que j’ai l’appui des chefs de la troupe; mais je ne l’utilise que pour n’être pas insulté ou maltraité par cette population implacable. Mes probabilités de succès consistent en ce que les nouvelles autorités récemment établies par le commandant militaire sont toutes bien disposées pour moi. Je tire d’elles ma force morale et je m’insinue dans leurs bonnes grâces. Je ne sais si je me verrai obligé à commettre quelque acte de violence; mais soyez bien persuadé que pour le moment, l’assaut et la prise de la maison ne sont autre chose qu’une folle préoccupation de votre par trop féodale sœur. Le hasard m’a placé dans une situation avantageuse. La colère et la passion qui brûlent en moi me pousseront à en profiter. Je ne puis dire où je m’arrêterai.»

17 avril.

«Votre lettre m’a apporté un grand soulagement. Oui, je peux atteindre mon but en n’employant que les moyens légaux, qui sont complètement efficaces pour cela. J’ai consulté ici les autorités, et toutes me confirment ce que vous m’avez écrit. Je suis content. Puisque j’ai inculqué dans l’esprit de ma cousine l’idée de la désobéissance, qu’elle soit au moins sous la protection des lois sociales. Je ferai ce que vous me demandez, c’est-à-dire que je renoncerai à la collaboration un peu inconvenante de Pinzon; je romprai la solidarité terrifiante que j’avais établie avec les militaires; je cesserai de m’enorgueillir de leur pouvoir; je mettrai fin aux aventures, et, le moment venu, je procéderai avec calme, avec prudence, et avec toute la douceur possible. Cela vaut mieux. Ma coalition, mi-sérieuse, mi-burlesque avec la troupe a eu pour but de me mettre à l’abri des brutalités des Orbajociens et des domestiques ou des alliés de ma tante. Au surplus, j’ai toujours repoussé l’idée de ce que nous appelons l’intervention armée.

«L’ami qui me prêtait son concours a été obligé de quitter la maison; mais je ne suis pas malgré cela complètement privé de communication avec ma cousine. La pauvre enfant fait preuve d’un courage héroïque au milieu de ses peines, et elle m’obéira aveuglément.

«Soyez sans inquiétude relativement à ma sécurité personnelle. De mon côté, je ne crains rien, et je suis parfaitement tranquille.»

20 avril.

«Je ne peux aujourd’hui vous écrire que deux lignes. J’ai beaucoup à faire. Tout sera terminé dans quelques jours. Ne m’écrivez plus dans cette triste ville. Vous aurez bientôt le plaisir d’embrasser votre fils.

«Pepe.»

Chargement de la publicité...