Ellénore, Volume II
The Project Gutenberg eBook of Ellénore, Volume II
Title: Ellénore, Volume II
Author: Sophie Gay
Release date: April 10, 2006 [eBook #18142]
Language: French
Credits: Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
SOPHIE GAY
ELLÉNORE
II
PARIS MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15 À LA LIBRAIRIE NOUVELLE
1864
I
En cédant aux nombreuses sollicitations des lecteurs, curieux de savoir la fin de l'histoire d'Ellénore, de cette vie commencée sous l'influence de tant d'événements romanesques, de tant de sentiments passionnés, je ne me dissimule pas l'impossibilité d'en soutenir l'intérêt. Comment le récit des sensations d'un coeur déjà flétri par de longues souffrances, des rêves d'une imagination tant de fois déçue aurait-il l'attrait de la peinture exacte des tourments d'un coeur naïf, ignorant du mal, dupe par la loyauté, victime par innocence?
Non, les conséquences d'une fausse position dans le monde sont trop prévues pour avoir le piquant des faits qui l'ont amenée; mais, peut-être le tableau de la société de cette époque, dont nulle autre ne saurait donner l'idée, sera-t-il assez attachant pour faire supporter la simplicité du sujet.
Assez d'historiens plus ou moins vrais, plus ou moins éloquents, se sont chargés de transmettre à la postérité les grands événements de ce règne de gloire. Je me borne à constater l'effet qu'ils produisaient sur les différents salons de Paris, que le deuil de la noblesse, la misère des anciens riches, la persécution de toutes les célébrités passés et présentes n'empêchaient pas d'exercer cette influence toute spirituelle qui a été si longtemps une puissance dans notre pays.
Madame de Staël a donné, dans ses Considérations sur la révolution française, une esquisse de la société de Paris, telle qu'elle était lorsque «la vigueur de la liberté se réunissait, ainsi qu'elle le dit, à toute la grâce de la politesse chez les personnes,» et que les hommes du tiers état, distingués par leurs lumières et leurs talents, se joignaient à ces gentilshommes plus fiers de leur propre mérite que de leurs anciens priviléges, dans le temps où les plus hautes questions que l'ordre social ait jamais fait naître étaient traitées par les hommes les plus capables de les entendre et de les discuter; mais à cette époque, où sauf la disposition des esprits, tout était encore à sa place; où l'on discutait sur les différents partis de l'Assemblée constituante avec la même chaleur qui animait l'année d'avant les disputes entre les voltairiens et les séides du citoyen de Genève, la conversation avait conservé cette élégance aristocratique, cette ironie implacable dont la terreur de l'échafaud, ou le pouvoir d'un gouvernement tout militaire, devaient seuls triompher.
Alors, les vainqueurs et les vaincus, se faisant une guerre loyale sans se douter qu'en suivant des routes différentes ils marchaient vers le même précipice, causaient ensemble avec l'espoir commun de se ramener réciproquement à leur opinion. Sorte d'illusion qui maintient l'urbanité dans les discussions et ne leur permet pas d'arriver à ce point d'éloquence où la vérité l'emporte sur l'intérêt personnel.
Depuis la chute du règne de la guillotine, le bourreau et la victime, se rencontrant sans cesse dans le même salon, forcés, par des considérations impérieuses, de se supporter, de se parler même, ils devaient nécessairement se créer un nouveau langage, de manières qui, sans manifester le juste ressentiment des uns et la haine des autres, ôtaient toute idée de conciliation, et donnaient à leurs discours la rudesse de l'indépendance et à leurs plaisanteries l'amertume de la satire.
Là devait se perdre ce désir mutuel de se plaire qui engageait autrefois le causeur à prodiguer toutes les richesses de son esprit pour le seul bonheur d'être écouté; là devait expirer cette bienveillance intéressée qui encourage et double les facultés en tous genres.
Là devait finir ce marivaudage galant qui avait longtemps suffi aux amours de salon; là devait s'évanouir cette gaieté sans sujet qui faisait l'envie des loustics allemands et de l'humour anglaise.
La gravité politique, la mélancolie shakspearienne s'emparèrent des jeunes esprits, et il en résulta une opposition entre les nouveaux goûts, les nouvelles moeurs et l'ancien caractère des Français, qui a duré assez longtemps pour mériter d'être constatée, et qui peut servir de transition à la peinture de nos moeurs présentes, si dramatiquement retracées par nos grands romanciers modernes.
Nous avons laissé Ellénore chez madame Talma au moment où Adolphe de
Rheinfeld venait d'y entrer.
Il avait quitté une petite cour d'Allemagne où sa famille s'était réfugiée lors des persécutions religieuses, pour visiter la France dont la révolution l'intéressait; mais bientôt, retenu par la difficulté de franchir les frontières, sous peine d'être arrêté comme émigré, par le désir de constater ses droits de citoyen français, et plus encore par l'attrait de la société spirituelle qui l'avait accueilli, il s'était décidé à vivre à Paris; c'était la vraie patrie de son esprit, dont la finesse, l'ironie, la profondeur, la gaieté, n'auraient obtenu autant de succès dans aucun autre pays.
—Comment trouvez-vous mon cher Adolphe, dit à voix basse madame Talma en se penchant vers Ellénore, pendant que M. de Rheinfeld répondait à MM. Riouffe et à Chénier, qui étaient assis de l'autre côté de la cheminée.
—Mais je n'ose trop vous l'avouer, répondit Ellénore; il est, je crois, un des amis que vous préférez!…
—Oh! vous pouvez dire le plus cher… car il est si aimable!…
—Alors, je suis forcé de le trouver charmant, reprit en souriant
Ellénore.
—Non, vraiment, je ne suis pas si exigeante, et d'ailleurs je sais l'effet qu'Adolphe produit à la première vue, sa grande taille un peu dégingandée, sa figure pâle, ses cheveux d'étudiant de Gottingen, ses bésicles et son air moqueur le font prendre tout d'abord en exécration. J'ai éprouvé cela comme vous; mais comme moi aussi, vous subirez l'influence de son esprit, de sa grâce irrésistible, et vous le trouverez ravissant en dépit de tout ce qu'il a de désagréable.
—Savez-vous bien que vous en faites un homme fort dangereux; car on ne peut aimer qu'avec passion celui qui déplaît?
—Aussi l'aime-t-on passionnément. Demandez à madame de Seldorf?
—Quoi! cette femme entourée de tant d'adorations? à qui sa célébrité tient lieu de beauté? Cette femme dont m'a tant parlé le comte de Narbonne, et qui le rendait amoureux fou, elle le délaisserait pour ce monsieur-là?… C'est difficile à croire.
—Cela est vrai pourtant; mais je comprends votre étonnement; nous sommes, nous autres Françaises, les seules femmes du monde chez qui l'amour s'introduit par les oreilles plutôt que par les yeux. En Angleterre, l'homme le plus spirituel qui n'est pas tiré à quatre épingles, s'il n'a pas avant tout la tenue d'un gentleman, n'a aucune chance de plaire. En Espagne, pour être aimé, il faut être noble. En Italie, il faut être beau. En Allemagne, il faut être riche. En France seulement, il faut avoir de l'esprit; mon cher Adolphe en est la preuve.
—Je regrette moins de n'être point Française, car mon culte pour l'esprit ne saurait aller si loin.
En ce moment Chénier interrompit sa conversation pour demander à madame Talma si elle ne consentirait pas à venir le lendemain soir à la reprise de Charles IX.
—Pour applaudir mon infidèle? En vérité, c'est me supposer trop d'héroïsme, répondit-elle.
—Est-ce qu'une femme de votre supériorité prend garde à ces choses-là?
N'êtes-vous pas ce que Talma honore le plus?
—Je le crois, mais pour me contenter de son estime, il aurait fallu ne pas avoir eu mieux, et quand je le vois sublime et accablé sous le poids des applaudissements que son talent excite, je rentre chez moi fort triste. C'est une faiblesse qui va très-mal, j'en conviens, avec ce caractère de Romaine qu'il vous plaît de m'accorder; mais les Romaines aussi étaient jalouses.
—Quand la rivale en valait la peine, dit Riouffe, en pensant flatter madame Talma, par cette réflexion dédaigneuse.
—Elles en valent toujours la peine, reprit celle-ci; qu'importe leurs qualités, leurs agréments, elles les ont tous, puisqu'elles sont préférées. Au reste, je suis juste, et comme je veux que madame Mansley ne prenne pas de moi une idée ridicule, je vous dirai qu'en épousant un homme beau, célèbre, et beaucoup plus jeune que moi, je ne me suis pas fait d'illusion sur le sort qui m'attendait, mais j'espérais qu'il s'accomplirait moins vite, et que je le supporterais plus courageusement; il en est de l'infidélité comme de la mort: plus on la prévoit, plus elle est cruelle.
M. de Rheinfeld, touché du sentiment douloureux qu'exprimait alors le visage de madame Talma, s'empressa de ramener la conversation sur les intérêts politiques.
L'arrivée de la marquise de Condorcet n'en changea pas le sujet. Elle mêla son avis aux questions les plus graves, et fut écoutée par Ellénore avec toute l'attention qu'on prête aux personnes célèbres.
Madame de Condorcet l'était à plus d'un titre. Sa beauté, plus sévère qu'attrayante, l'avait fait surnommer par Chénier la Junon des philosophes; et le talent de son mari, les opinions républicaines dont il avait péri victime, le noble courage qui l'avait porté à se livrer aux terroristes plutôt que d'exposer à leur fureur la personne qui lui avait donné asile, rejetait sur sa veuve un extrême intérêt.
Les malheurs historiques qui ont eu un grand retentissement dans la société restent souvent plus vifs dans la mémoire des indifférents que dans celle des familles qui les ont longtemps pleurés. Cela est facile à expliquer. Il faut mourir ou se distraire momentanément de ses regrets, lorsqu'ils sont de nature à dévorer la vie. Leur part est encore assez grande dans la solitude des jours et dans l'insomnie des nuits. On ne les porte dans le monde qu'à la condition de ne les pas montrer. Mais l'indifférent aux yeux duquel vous n'avez de prix que par votre désespoir, ne vous pardonne pas de l'avoir laissé amortir par le temps, et vous fait un crime de vos efforts à le lui cacher.
Ellénore commit cette injustice, et tout au souvenir du séjour de M. de Condorcet dans les carrières, où il avait souffert la faim; de ce petit livre latin qui avait été le délateur du marquis, de son courage à se laisser mourir d'inanition pour se soustraire à l'échafaud; Ellénore s'étonnait que sa veuve pût parler d'autre chose.
Cependant la belle Sophie de Condorcet avait un air imposant qui allait fort bien à son nom et à ses malheurs. Son sérieux lui tenait lieu de tristesse; et ses amis seuls savaient que sa gravité n'était pas invincible.
—Puisque vous venez ici en solliciteuse, dit à part madame Talma à Ellénore, il faut vous résigner à être un peu coquette, c'est l'unique moyen d'attendrir nos farouches républicains. Chénier, par exemple, vous saurait gré d'un petit mot sur sa dernière tragédie.
—Sur Timoléon, répondit Ellénore, je croyais que c'était lui rendre service que de n'en rien dire.
—Il ne tient pas à ces sortes de délicatesse, reprit en souriant madame Talma. Vantez-le, n'importe comment. C'est l'homme du monde le plus sensible à l'éloge, surtout lorsqu'il sort d'une jolie bouche.
—Je ne saurais; il a l'air trop dédaigneux.
—Ah! si vous en êtes encore à croire aux airs, vous ne parviendrez à rien de ce que vous voulez. Apprenez donc, ma chère enfant, qu'on se donne toujours l'air du caractère le plus opposé au sien; par exemple, Chénier, qui affecte des principes antimonarchiques, et nous écrit des odes spartiates, est marquis dans l'âme; il fait faire antichambre chez lui aux sans-culottes, comme les courtisans faisaient antichambre chez le prince de Rohan. C'est toujours les mêmes souplesses d'une part, les mêmes airs protecteurs de l'autre. Les révolutions déplacent les choses et les gens, mais ne les changent pas de nature. Chénier est né aristocrate; la peur des cachots et de la guillotine l'a fait républicain. N'allez pas en rien conclure contre sa bravoure. Il a prouvé, dans plus d'une circonstance, qu'il savait porter l'épée d'un gentilhomme; mais on en a vu d'aussi braves que lui fléchir devant l'échafaud: il n'y a que nous autres femmes qui n'y prenions pas garde. C'est qu'il menaçait d'ordinaire ceux que nous aimions plus que la vie. Vous êtes là pour le prouver, car le moment de votre arrivée ici fut bien mal choisi; mais votre courage a été récompensé: ne vous en faites pas un droit pour commettre la moindre imprudence. La chute de Robespierre n'a pas entraîné celle de tous ses amis, et ce qu'il en reste est sans pitié pour les partisans de l'ancien régime. On sait que vous en recevez plusieurs. Eh bien, dans leur intérêt même, faites-vous des amis parmi les nôtres. Il y en a de dignes d'une préférence.
—Je n'en doute pas, reprit Ellénore, puisqu'ils sont honorés de la vôtre; mais vous me permettrez, madame, de m'en tenir à votre protection.
En disant ces mots, Ellénore se retira.
II
—Quelle ravissante personne! s'écrièrent à la fois M. Riouffe et Maillat Garat dès que madame Mansley eut quitté le salon. Elle est Irlandaise, dites-vous? mais elle parle français sans le moindre accent, et avec une délicatesse d'expression ordinairement impossible aux étrangers.
—C'est qu'elle a été élevée en France, répondit madame Talma.
—Ah! racontez-nous son histoire, dit Riouffe. Si jeune qu'elle soit, elle a déjà dû faire des passions.
—Sans compter la vôtre, car vous me paraissez décidé à l'adorer, interrompit Chénier.
—Ma foi, si j'étais plus aimable, je tenterais sa conquête.
—Tentez toujours; les femmes ont des caprices si bizarres.
—Non, Riouffe n'a pas de chances, dit Garat: sa conversation est trop légère. La pruderie de madame Mansley s'en effaroucherait trop vite.
—Elle est prude? dit Chénier. J'aurai dû le deviner. Elle doit être fière aussi. Son rang l'y oblige, ajouta-t-il d'un ton moqueur. Mais tout cela n'empêche pas qu'elle ne soit fort jolie, et ne déraisonne sérieusement avec beaucoup d'esprit.
Alors il s'engagea une sorte de combat entre les admirateurs et les détracteurs d'Ellénore, qui déplaisait visiblement à la maîtresse de la maison, et qu'elle voulut terminer en disant:
—Vous êtes tous également exagérés dans votre opinion sur madame Mansley. Je suis certaine que celle d'Adolphe, qui garde le silence, est la seule raisonnable. Voyons, que pensez-vous de cette belle Ellénore?
—Moi, madame, répondit Adolphe avec l'air d'un homme qu'on éveille en sursaut. Je ne l'ai pas vue.
—Quoi; vous n'avez pas vu cette femme charmante dont nous parlons depuis une heure?
—J'ai de mauvais yeux… vous le savez… J'étais placé loin d'elle… je ne l'ai pas regardée…
—Voilà une insouciance qui pourra vous coûter cher, mon ami, si jamais on la raconte à celle qu'elle offense, dit madame Talma. Ce sont de ces fautes que la meilleure des femmes punit comme un crime.
—Lorsqu'on lui en fournit l'occasion; mais…
—Elle se trouve toujours, interrompit Chénier, et je vous prédis qu'avant peu…
—Je ne crois point aux oracles; les vôtres surtout ont beaucoup perdu de leur crédit depuis qu'ils m'ont prédit le triomphe de la république en France sur tous les autres gouvernements; je la vois tourner de jour en jour au despotisme militaire, et je ne doute pas que dans le nombre de vos jeunes conquérants il ne se trouve un futur César.
—C'est possible, dit Riouffe, mais la race des Brutus n'est pas encore éteinte.
—A quoi servent-ils? reprit Chénier, à préparer le règne d'un Tibère.
En vérité, j'aimerais autant celui d'un cardinal de Richelieu.
—Espérons mieux que tout cela, dit madame Talma; la liberté nous coûte assez cher pour la défendre contre toute espèce de tyrannie, même celle de la gloire. Et puis n'êtes-vous pas là pour plaider sa cause? Les tournois de la tribune ont aussi leurs vainqueurs, et les couronnes de chêne valent bien celles de laurier.
Adolphe ayant ainsi ramené la conversation sur les intérêts politiques. Il n'aurait plus été question d'Ellénore, si le vicomte de Ségur n'était arrivé en disant:
—Je croyais madame Mansley ici?
—Elle y était il y a peu de moments, dit madame Talma.
—Ce sont vos discussions politiques qui l'auront fait fuir. Vous avez la rage de vouloir gouverner chacun à votre manière; aussi Dieu sait comme cela va. Ce n'est pas que ses idées anglaises sur la liberté à la mode soient meilleures que les vôtres, et qu'elle les soutienne avec moins d'entêtement; mais elles ont un faux air de raison qui ne leur permet pas de supporter vos folies; je l'avais prévu, elle sera partie d'ici révoltée.
—J'en serais désolé, dit Riouffe, car je me fais une grande joie de la revoir, et s'il ne fallait pour cela que se déguiser en Vendéen, je n'hésiterais pas un instant, au risque d'être traité comme ce pauvre Charrette… Mais vous qui la connaissez depuis longtemps, dites-nous, je vous prie, ce qu'il faut croire de tout ce qu'on en raconte. Les uns prétendent que c'est la chaste victime d'un de nos roués de l'ancienne cour, et qu'à ce titre elle mérite la protection de tout bon patriote; les autres la rangent dans la classe des femmes tout simplement légères, et l'accusent de vouloir rehausser ses faiblesses par l'aristocratie de ses choix. Cela serait fort décourageant pour un bourgeois de ma sorte. Par grâce! éclairez-nous sur ce qu'il en faut penser.
Alors le vicomte de Ségur raconta comment il avait vu pour la première fois Ellénore, encore enfant, chez la duchesse de Montévreux; que c'était la fille d'un officier irlandais; qu'après s'être engagée d'élever Ellénore comme son enfant, la duchesse en était devenue jalouse, au point de la forcer à quitter sa maison pour accepter l'asile que lui offrait le marquis de Croixville; il parla de son enlèvement et de son faux mariage avec le jeune marquis de Rosmond; de la manière cruelle dont elle avait appris que le contrat, la cérémonie nuptiale, tout n'avait été qu'une comédie; que son enfant n'était pas légitime; qu'il existait une véritable marquise de Rosmond, et que la pauvre Ellénore déshonorée sans avoir jamais manqué à l'honneur, malheur dont la profonde estime et l'attachement dévoué de M. de Savernon ne parvenait point à la consoler. Chacun se récria sur la fatalité de sa destinée, sur le romanesque de ses aventures; M. de Rheinfeld seul ne mêla aucune de ses réflexions à toutes celles qui interrompirent le narrateur. Et pourtant il était facile de voir que le récit captivait entièrement l'attention d'Adolphe.
—Que faut-il conclure de tout cela? demanda Garat.
—Qu'habituée à être trompée, elle ne demande pas mieux que de l'être encore, dit Chénier.
—Oh! si j'en étais sûr, j'irais à l'instant même me jeter à ses pieds, dit Riouffe.
—- Eh bien, vous pourriez y rester longtemps, car j'en connais d'aussi aimables que vous, reprit le vicomte de Ségur, qu'elle laisse soupirer sans la moindre pitié de leur peine. C'est une femme étrange, qui a tout ce qui fait le bonheur: la beauté, la jeunesse, l'esprit, la fortune, et qui ne sera jamais heureuse.
—Vous verrez qu'elle aura placé son amour sur quelque sot, dit M. de
Rheinfeld avec un sourire amer.
—Non; elle a bien une passion malheureuse, mais personne n'en est l'objet.
—Serait-elle avare? demanda madame de Condorcet.
—Plût au ciel! On aurait un moyen sûr de la séduire, mais il n'est au pouvoir de qui que ce soit de satisfaire son ambition. Elle est à la poursuite d'un bien qu'on usurpe souvent, mais qu'on ne rattrape jamais; elle a la manie de la considération, et vous comprenez qu'on n'y arrive guère par le chemin qu'elle a pris, ou plutôt en sortant du gouffre où le sort l'a jetée. Mais le ciel s'amuse souvent à déjouer l'effet de tous ses dons par un goût désordonné pour l'impossible. Voyez plutôt madame de Seldorf, toute l'Europe est aux pieds de son esprit; on va jusqu'à parler de son génie. Eh bien, cela ne lui suffit pas, elle veut qu'on la trouve belle.
III
Au nom de madame de Seldorf, Adolphe fit un mouvement qu'il réprima aussitôt, se promettant de venger plus tard la baronne d'un reproche malheureusement trop bien fondé; il eut recours à l'influence qu'il exerçait à volonté sur la conversation, et l'amena sur le burlesque des métiers adoptés par plusieurs des victimes de la Révolution pour se soustraire à la misère.
Il parla du comte de R…, qui donnait des leçons de guitare sans savoir une note de musique; de la marquise de F…, qui tenait une pension bourgeoise où les hommes dînaient gratis, et ne payaient que le souper, et il finit par demander au vicomte si son commerce de vieux meubles était aussi lucratif.
—Il devient chaque jour meilleur, répondit M. de Ségur sans se déconcerter, surtout depuis que nos parvenus tournent à l'aristocratie: ils veulent tous des meubles d'émigrés, et nous savent très-bon gré de les avoir sauvés de leur propre pillage. J'ai vendu ce matin à mon ancienne fruitière un meuble complet tout en damas jaune, et qui figurera merveilleusement dans le grand appartement qu'elle vient de louer sur les boulevards, pour y recevoir ce qu'elle appelle sa compagnie; elle compte y donner de beaux bals, suivis d'excellents soupers, le tout payé avec les bénéfices des petits accaparements de grains tentés par son mari avec beaucoup de succès. Ah! c'est une femme de joyeuse humeur, et pas du tout fière, car elle m'a invité à son prochain bal.
—Et vous irez?
—Pourquoi pas? Je suis sûr de n'y être pas connu, et je ne suis pas fâché de voir comment ce monde-là s'amuse.
—Mais vous lui ferez, je pense, le sacrifice de vos ailes de pigeon poudrées à frimas, dit madame de Condorcet.
—Non, vraiment! ces ailes-là ne se sont pas pliées devant la guillotine, je ne vois pas pourquoi elles s'abattraient devant ma riche fruitière.
—Vous aurez bientôt une occasion de les placer avantageusement, dit madame Talma, car on prétend que le perruquier Clénard va donner une fête superbe, à ce bel hôtel de Salm qu'il a acheté presque pour rien de la nation, qui l'avait encore eu à meilleur marché.
—Certes, j'irai à sa fête, si le citoyen Clénard daigne me mettre sur sa liste en qualité d'ancienne pratique. Je vous affirme que ces soirées-là sont fort divertissantes de plus d'une manière. D'abord, il y a un luxe de fleurs, une nouveauté d'ameublements et de parures dont l'effet ne peut se peindre. Figurez-vous le boudoir d'Aspasie, rempli de Grecques plus belles les unes que les autres, et d'une beauté incontestable, car leurs tuniques sont drapées avec tant d'art, qu'on devine tous les attraits qu'elles ne montrent pas. Ce sont autant de statues animées qui semblent être descendues de leur piédestal pour recevoir de plus près les adorations des humains; mais quels humains, bon Dieu! et que leur costume, leur ton, leurs manières sont peu en harmonie avec la grâce de cet essaim de déesses! Je voyais hier la belle madame Tallien à côté d'un incroyable à gilet frangé, à cravate à cornes, à badine en massue; elle avait l'air d'Hermione causant avec un escamoteur français.
—Mais c'en était peut-être bien un aussi…
—Non, vous le connaissez tous. C'est un homme très comme il faut, mais pour qui la mode est une religion. Il la suit dans tout ce qu'elle a de plus extravagant. Si son titre lui avait permis de se montrer sous le règne des sans-culottes, il n'aurait pu s'empêcher d'imiter leur non-costume. C'est sa folie.
—Elle est moins courageuse que la vôtre, dit madame Talma, et vous vivrez dans notre histoire, rien que pour avoir traversé le temps de la Terreur, coiffé et vêtu comme vous l'étiez aux petits soupers de Trianon. Il a fallu bien moins d'héroïsme pour triompher de Robespierre.
Chénier revendiqua une part dans cet éloge. En effet, il avait conservé sa grande coiffure de l'ancien régime, en dépit du nouveau; mais il avait tant contribué à l'établissement de ce dernier par ses discours à la tribune, que ses phrases républicaines avaient obtenu grâce pour sa frisure de royaliste; aussi le vicomte de Ségur ne se refusa-t-il point le plaisir de lui dire en riant:
—Sans doute il y a du mérite à garder son plumage, même en changeant de langage; mais vous conviendrez que j'ai toujours gardé les paroles de mon air.
—Ah! c'est un fait incontestable, dit Riouffe, et qui prouve que le jeu des révolutions ressemble à tous les autres. Il ne s'agit pas de les bien jouer, mais d'avoir la chance. On en a tué vingt mille de moins aristocrates que le vicomte.
—C'est qu'on ne m'a pas fait l'honneur de me croire dangereux. Mais, comme on pourrait se raviser, et qu'il reste encore beaucoup d'amateurs des journées de septembre, je vous supplie de me laisser jouir le plus longtemps possible du dédain de nos Brutus. J'aime la vie, surtout depuis que je suis obligé de gagner la mienne en faisant le métier de brocanteur. Et puis je suis curieux de savoir où tout cela nous mènera. J'ai dans l'idée que si le ciel m'accordait encore une dizaine d'années, je vous verrais tous plus royalistes que moi.
A ces mots, de grands éclats de rire se firent entendre. On traita la prédiction de rêve insensé. Le général Bernadotte, qui arriva juste au moment où elle excitait la gaieté générale, s'en divertit plus que personne, et raconta plusieurs traits de notre armée républicaine, qui démontraient assez sa haine contre les tyrans, et ne laissa pas douter d'une révolte sanguinaire contre le premier qui tenterait de s'emparer du pouvoir.
—Bons soldats! disait le vicomte de Ségur en haussant les épaules; mais ce sont des esclaves nés, qui obéissent comme des nègres, sans oser demander pourquoi et pour qui on les fait tuer. Leur général est leur roi; et le premier de vous qui le voudra s'en fera couronner sans la moindre opposition.
Bernadotte se récria tellement sur l'absurdité de cette sentence, et chacun la trouva si extravagante que le vicomte, accablé sous les moqueries de tout le monde, en fut réduit à se retirer, en disant humblement:
—Je n'ai pas la prétention de passer pour un oracle, mais c'est ainsi que les plus vrais ont été reçus.
IV
En rentrant chez elle, Ellénore trouva M. de Savernon qui l'attendait.
—Eh bien, dit-il, pendant qu'elle ôtait son châle, qu'avez-vous obtenu de tous ces coquins-là?
—Ah! pouvez-vous traiter ainsi des gens à qui nous devons tout, et sans lesquels vous seriez exilé de France!
—C'est à vous seule que je veux devoir ce service, je ne veux pas savoir qui vous l'a rendu pour n'être pas obligé de partager ma reconnaissance entre l'amour et la haine, car je devrais cent fois la vie à tous ces jacobins, que je ne pourrais m'empêcher de les haïr.
—Grâce au ciel, les jacobins dont vous parlez ne sont plus tout-puissants, et les patriotes qui leur ont succédé ne demandent qu'à réparer les maux causés par Robespierre et ses séides.
—Dites plutôt qu'ils affichent une sorte de modération pour mieux consolider leurs lois républicaines, et ramener ainsi le règne du peuple souverain. Quels étaient les coryphées de ce noble parti, les Manlius qui se pavanaient ce soir chez madame Talma.
—Le vicomte de Ségur, répondit avec malice Ellénore.
—Oh! celui-là n'est pas des leurs, et l'on ne conçoit pas sa complaisance à souffrir leur société.
—C'est sans doute qu'il la trouve spirituelle; car vous le connaissez, son ancien amour pour madame Talma, tout ce qu'il lui doit pour l'avoir protégé contre les périls les plus imminents, ne lui feraient pas supporter volontairement une conversation ennuyeuse.
—Oui, j'admire sa bonne grâce à sourire à ces fiers Spartiates, à ces héros de la liberté, qu'il voudrait voir pendus; mais je ne saurais l'imiter. La vue de ces gens-là me fait horreur.
—Vous confondez à tort, vous dis-je, les partisans de la liberté avec les chefs de la Terreur. Les premiers se sont laissé dépasser par les seconds. Voilà leur seul crime; et la plupart en ont déjà été punis par la mort. Ce triste exemple, et la fidélité de ceux qui restent attachés aux opinions qui deviennent tous les jours plus difficiles à soutenir doivent leur assurer l'estime de tous les partis.
—Oh! j'en connais un qui ne leur pardonnera jamais d'avoir démantibulé le plus doux des gouvernements pour nous mener au plus féroce.
—En ce cas, pourquoi avoir recours à eux?
—Par la même raison qu'on se sert d'un couteau qui a déjà blessé plus d'une fois, et qu'un général a recours à des espions pour surprendre l'ennemi, mais il n'en fait pas sa société; et j'avoue que je serais désolé d'être exposé à rencontrer chez vous ces messieurs de la République; cela ne m'empêche pas de rendre justice à leur esprit; celui de M. de Rheinfeld surtout m'a paru des plus piquants.
—Ah! vous le connaissez? dit Ellénore avec étonnement.
—Oui, j'ai dîné plusieurs fois avec lui chez la baronne de Seldorf; c'est le héros de son salon, et ce n'est pas par une galanterie servile qu'il se maintient dans la préférence de cette femme célèbre, car il la contrarie à tout propos, mais juste ce qu'il faut pour animer son amour-propre et redoubler son éloquence. Rien n'est si amusant que leurs attaques réciproques; on croirait, à la chaleur de leurs discussions, à la malice de leurs plaisanteries, au mordant de leurs épigrammes, qu'ils vont se brouiller pour toujours: bien au contraire, ils n'en sont que mieux ensemble.
—Cela se comprend. Quand les coeurs sont d'accord, les esprits peuvent se combattre impunément.
—Leurs coeurs? Je ne crois pas qu'ils soient pour rien dans tout cela; ce qui ne les empêchera pas d'être très-fidèles l'un à l'autre: les chaînes de l'amour-propre sont plus solides que celles de l'amour, dit-on, et comme ils se connaissent réciproquement plus d'esprit qu'à personne au monde, ils ne se laisseront pas échapper. On tient toujours à ce qu'on ne peut remplacer.
—Mais si j'en crois les amis de la baronne, elle ne se contente pas des suffrages de M. de Rheinfeld.
—Sans doute elle les veut tous, elle sait trop bien qu'elle leur doit son amour, et qu'un peu moins admirée par le monde dans ce qu'elle a de supérieur, M. de Rheinfeld ne verrait plus que la beauté qui lui manque. Ah! vous ne saurez jamais combien il est difficile de se faire aimer quand on n'est pas jolie!
—Pourtant les exemples ne sont pas rares. Madame de Bourdic, madame
Fanny de Beauharnais sont encore là pour prouver…
—Que la petite vanité de voir sa complaisance et ses infidélités célébrées dans de jolis vers de boudoirs, peut donner le courage de se consacrer quelque temps à une femme laide, voilà tout; mais ces amours-là ne font point de dupes, pas même parmi les gens qui en paraissent le plus dominés. L'illusion n'entre pour rien dans leur attachement, c'est ce qui en assure la durée.
—Celui de M. de Rheinfeld pour madame de Seldorf est fondé sur des motifs plus graves; il y a tant de prestige dans une grande supériorité!
—Aussi est-il fier de sa conquête, et ne se donne-t-il parfois des airs d'inconstance que pour empêcher le sentiment de la baronne de s'endormir dans la sécurité.
—Ah! vous le croyez capable d'un si misérable calcul?
—Et de bien d'autres, vraiment; mais ne me demandez pas ce que je pense de vos révolutionnaires; je me reconnais injuste envers ceux qui valent quelque chose; j'ai trop vu les autres à l'oeuvre. Il en est résulté une antipathie pour tous, que je ne saurais vaincre; heureusement, j'ai peu l'occasion de les voir.
—Parce que vous ne rendez pas à madame Talma les visites que vous lui devez; et c'est un tort qui touche à l'ingratitude.
—J'en conviens, mais je m'en donnerais un plus grand en lui montrant mon aversion pour ses amis. Quant à elle, vous savez combien j'aime à la trouver chez vous et à lui parler de ma reconnaissance. Ce n'est pas que j'ignore ses élans patriotiques et sa prédilection pour les nouvelles idées, mais je les lui pardonne en faveur de leur ténacité; car du temps de ce vieux prince de Soubise, dont elle a hérité, elle amusait la société du prince par des épigrammes sur les travers de la noblesse, et par ses prédictions sur les malheurs que tant d'abus attiraient aux premières familles de France. En l'appelant la Cassandre de la Révolution, hélas! on ne pensait pas dire si juste!
—Puisse-t-elle être encore douée de la même puissance, car elle m'a prédit ce soir le prochain retour de votre soeur à Paris.
—Quoi! Siéyès consentirait…
—Oui, à se rendre caution, près des autorités régnantes, de la famille dont il sollicite la radiation. Vous voyez qu'il y a du bon dans ces monstres-là.
—Ah! qui pourrait vous voir, vous entendre, et ne pas faire tout ce que vous désirez? s'écria M. de Savernon, en baisant la main d'Ellénore.
Cet entretien prouva à madame Mansley l'impossibilité d'amener jamais M. de Savernon à supporter la société des gens d'une opinion contraire à la sienne, malgré les obligations qu'il pourrait leur avoir. Elle se résigna à porter à elle seule tout le poids de la reconnaissance due à de si éminents services. Noble détermination qui ajouta encore à l'embarras de sa situation et partagea sa vie journalière entre les deux sociétés les plus opposées.
A mesure qu'un personnage de l'ancien régime obtenait la faveur de rentrer en France, M. de Savernon l'amenait chez madame Mansley, où son titre d'exilé ruiné lui attirait un accueil gracieux, et quand elle avait fait les honneurs de son modeste dîner au prince de Poix, au duc de Duras, au comte Charles de Noailles, au vieux duc de Laval, elle allait finir sa soirée chez une des amies de nos grands publicistes. Là, séduite par l'attrait de tant d'esprit supérieurs, elle se félicitait du sentiment qui l'obligeait à se montrer bienveillante envers eux, et voyait avec plaisir les plus influents lui fournir chaque jour un nouveau motif de reconnaissance.
Elle rencontrait souvent chez madame Talma et chez la marquise de Condorcet une jeune femme que la reconnaissance y attirait aussi, et dont le mari était sorti de prison par suite des démarches d'Ellénore auprès des républicains qu'elle voyait habituellement chez ces dames. Madame Delmer, que la Révolution avait saisie au moment où les jeunes filles commencent à penser, et qui faillit en être plus d'une fois victime, s'était élevée dans l'admiration des idées philosophiques qui l'avaient enfantée et dans l'horreur des atrocités dont elle venait d'être le prétexte. Affligée d'une imagination exaltée, madame Delmer s'enflammait au récit de tous les traits de dévouement et d'héroïsme si communs alors dans tous les partis, et en divinisait les héros, sans s'informer seulement de l'opinion qui les avait fait agir. Pourtant une prédilection très-marquée pour la politesse élégante des fidèles de l'ancienne cour, sans diminuer son goût pour les illustrations nouvelles, lui faisait rechercher la société des premiers: sorte de plaisir qui pouvait passer alors pour une bonne action; car les émigrés rentrés étaient pauvres et suspecte au gouvernement.
Madame Delmer frappée de la beauté, de l'esprit d'Ellénore, et plus encore des malheurs qui la plaçaient dans une fausse position, se prit d'amitié pour elle, l'admit parmi les gens distingués qu'elle recevait, et dont le plus continuellement aimable était le célèbre chevalier de Boufflers.
Ce vivant souvenir des hommes à la mode de la cour de Louis XVI était aussi le type du philosophe français, moitié prêtre, moitié soldat, moitié rhéteur, moitié poëte bon et malin, brave et galant, loyal et adroit, gai jusqu'à la folie, sérieux jusqu'à la profondeur; il faisait également rêver et rire.
Destiné par sa famille aux bénéfices de l'état ecclésiastique, il leur avait préféré la gloire des armes. Après s'être fait distinguer, comme capitaine de hussards, dans la guerre de sept ans, il avait commandé l'île Saint-Louis, au Sénégal. Sa naissance illustre, ses longs services, ses grands voyages, l'amitié de Voltaire, celle de madame de Staël, de la maréchale de Luxembourg, la protection de la reine, et, plus que tout cela, son esprit gracieux, original et piquant, lui avaient acquis cette bienveillance passionnée que le monde accorde toujours aux gens qui l'amusent. Sa conversation avait pour chacun un attrait particulier; il parlait aux amateurs de l'ancien régime de ces jolis concerts où Marie-Antoinette chantait, accompagnée par un piano, et ravissait un petit cercle de courtisans plus décidés à l'applaudir qu'à la défendre.
Il racontait aux fanatiques de la liberté son séjour parmi les esclaves; aux militaires, ses campagnes et sa sanglante bataille d'Aménebourg, à nos jeunes écrivains, ses visites à Ferney, et à nos jolies femmes, son dernier dîner chez madame Bonaparte; il leur redisait la joyeuse chanson qui en avait égayé le dessert. Cette faculté de parler à chaque esprit sa langue faisait rechercher la société du chevalier de Boufflers par les partis les plus contraires.
La pénétration qui lui avait souvent fait prédire les fautes des autorités passées et présentes, son indulgence pour ce qu'il appelait l'humanité des grands hommes et le revers des grandes actions, le garantissait de cette haine politique qui divisait alors tous les échappés de la Terreur. Il ne concevait pas comment, après avoir couru en masse d'aussi terribles dangers, on ne s'embrassait point cordialement, sans égard au rang, à la fortune, ainsi que le font les marins d'une frégate échappés à un récent naufrage. Il prenait en pitié ces malheureux encore mutilés par la Révolution, qui, au lieu de se réunir pour conserver la liberté achetée par tant de sacrifices, se disputaient à qui la perdrait le plus tôt. Son goût pour les caractères originaux, les événements dramatiques; son faible pour l'esprit, le mettaient en relation avec toutes les supériorités de l'époque; aussi, il est fort à regretter qu'il n'ait point laissé de mémoires; car nul mieux que lui n'aurait raconté les moeurs de ce temps de révolution, où les préjugés, battus par les intérêts, s'efforçaient de vivre, quoique mutilés, et où les vainqueurs de ces mêmes préjugés ne pensaient à les écraser que pour les relever à leur profit.
Dans ce bouleversement général, il a existé un moment, fort court à la vérité, où la beauté, le mérite réel, les avantages naturels, si communément soumis aux avantages de convention, avaient retrouvé toute la puissance que le ciel leur donne, et que la société leur conteste.
On pardonnait à la belle madame Tallien de porter un nom odieux; d'abord parce qu'elle ne s'était résignée à l'accepter que pour sauver sa tête, et qu'elle en avait sauvé beaucoup d'autres, en convertissant son adorateur jacobin à la religion des simples patriotes. Et puis elle rappelait si bien les charmes, la grâce irrésistible de l'antique Aspasie, son dévouement courageux pour tous les malheurs, même les plus obscurs; pour toutes les victimes, même les plus ingrates, cette protection infatigable, qui l'a fait appeler par ses ennemis mêmes, Notre-Dame de bon secours, lui avait acquis une sorte de royauté républicaine, que les plus farouches de nos Brutus n'osaient lui disputer.
Une petite maison, déguisée en chaumière, et située dans l'allée des Veuves, lui servait de temple. C'est là que chaque jour, un prisonnier, accusé et convaincu du crime d'aristocratie, un émigré muni d'un faux certificat de résidence, un prêtre travesti, venaient baigner des larmes de la reconnaissance les belles mains de madame Tallien.
C'est là que tout ce qu'il y avait de talents novices, de héros futurs, de célébrités en herbe, venaient causer de leurs projets, et s'enrichir réciproquement de leurs idées; c'est là que les parvenus se civilisaient par degré, en se frottant aux anciens châtelains dont ils se partageaient les terres. C'est là que Barras imitait le maréchal de Richelieu, Siéyès le cardinal de Retz, et un riche fournisseur le surintendant Fouquet; tandis que tous les porteurs de grands noms français affectaient les manières et le langage des petits négociants.
Ce travestissement réciproque offrait chaque jour les scènes les plus étranges, surtout quand un de ces artisans, sorti tout à coup de sa classe par l'effet d'une spéculation plus hardie que loyale, prenait en protection un pauvre diable de grand seigneur trop heureux de continuer la bonne chère dont il avait l'habitude et qu'il était d'autant plus sûr de retrouver chez le parvenu, que celui-ci avait hérité de son cuisinier, avec la plupart des autres biens de son illustre famille. Enfin, c'est là que la comtesse de Beauharnais, cette aimable créole, veuve d'un des hommes les plus élégants de la cour de Louis XVI, avait vu pour la première fois ce petit officier corse, qui devait la placer au-dessus de toutes les souveraines de l'Europe.
V
Ceux qui n'en ont pas été témoins ne concevront jamais comment tant de classes, de fortunes, de rancunes, d'opinions différentes se réunissaient chaque jour, pour le seul plaisir d'échapper aux souvenirs de terreur qui avaient fini par atteindre les plus ardents révolutionnaires, aussi bien que les plus fidèles de l'ancien régime.
Ces réunions, loin d'engager à des concessions mutuelles, maintenaient au contraire les partis les plus opposés dans leur malveillance réciproque; mais le besoin de s'amuser est tel en France, que la noblesse ruinée (sauf quelques-unes de ces familles dont le puritanisme chevaleresque s'est fait honorer), se prêtait de fort bonne grâce à profiter des invitations dont les nouveaux enrichis l'accablaient; car la vanité de ceux-ci visant à dépenser leur argent en bonne compagnie, il fallait voir l'air qu'ils prenaient lorsque charmé du beau visage et de la tournure élégante d'une jeune fille, qui avait pour toute parure de bal une robe de grosse mousseline et des cheveux coupés à la Titus, vous demandiez son nom, et qu'ils vous répondaient en appuyant sur chaque syllabe:
—C'est la fille du ci-devant comte de***, la nièce du duc de***, qui est émigré. La pauvre enfant danse comme si elle avait encore une dot.
Et tous convenaient qu'elle pouvait s'en passer.
C'était un mélange de dédain insolent d'une part, de protection grossière de l'autre, d'imitation de l'antique et de singerie anglaise, de luxe et de misère, d'élégance et de burlesque qui alimentait la conversation de tout le monde.
Ceux qui n'avaient perdu au grand naufrage que leur fortune, s'en consolaient en riant des bévues de ceux qui l'avaient repêchée et qui la dépensaient d'une façon si comique; enfin, jamais époque n'a mieux montré à quel point on peut supporter courageusement les plus dures privations, lorsque l'amour-propre n'en souffre pas; c'était à qui se vanterait de sa pauvreté. Les femmes, qui se rendaient autrefois à Versailles en berline à six chevaux, se cotisaient pour payer le fiacre qui devait les conduire au spectacle, et les incroyables du jour mettaient autant de fatuité à se raconter leurs économies forcées, que leurs pères en mettaient, avant la Révolution, à se vanter de leurs dettes.
Monarchistes ou républicains, révolutionnaires ou modérés, chacun éprouvait au même degré le besoin de se distraire des dangers passés, et de l'affreux spectacle qu'on avait eu si longtemps sous les yeux. La crainte de voir revenir d'un instant à l'autre le règne de la guillotine, donnait à tous les partis le désir de profiter des intervalles de calme; chacun agissait, comme le malheureux atteint de la fièvre quarte, qui ne se refuse rien, dans le répit d'un accès à l'autre. On s'amusait pour s'étourdir. Les hôtels, les palais, les jardins les plus beaux de nos seigneurs en fuite, étaient métamorphosés en salles de bals publics, où l'on entrait pour son argent, et où l'affluence d'une société nécessairement très-mélangée, n'amenait aucun désordre, tant le petit nombre de gens bien élevés qui se trouve dans un salon, exerce sur les autres une autorité tacite, qui les porte malgré eux, à l'imitation des bonnes manières.
Ellénore refusait de paraître à toutes les fêtes, où sa beauté lui aurait attiré les regards des curieux, et sa position, les propos des médisants. Cependant, M. de Savernon aimait le monde et souffrait de la retraite à laquelle se condamnait madame Mansley, ce qui la fit consentir à prendre une loge à l'année, au Théâtre-Français; il était alors dans toute sa splendeur tragique et comique.
De la loge d'Ellénore, placée au rez-de-chaussée au-dessus de l'orchestre, on voyait toute la salle sans être vu, et l'on avait pour vis-à-vis, aux loges des premières, celle de la baronne de Seldorf, qui offrait un spectacle très-amusant dans les entr'actes, par la quantité de gens célèbres de toutes façons et de tous pays, qui venaient rendre hommage à la femme supérieure, dont l'esprit était alors une des gloires de la France.
C'était le jour de la première représentation de l'Agamemnon de Népomucène Lemercier. La jeunesse de l'auteur, l'amitié que lui portait madame de Seldorf, la réputation de causeur brillant qu'il s'était acquise dans le salon de la baronne, les éloges donnés à l'avance par Talma aux principaux rôles de la pièce, tout devait exciter la curiosité du public; aussi la salle était-elle remplie jusqu'au comble. On y remarquait un grand nombre d'amateurs de spectacle et de littérature, que nos drames et nos vaudevilles révolutionnaires avaient éloignés depuis longtemps du Théâtre-Français.
Les mêmes femmes qui, l'année d'avant, n'osaient sortir que vêtues d'une robe d'indienne et coiffées d'un bonnet de servante, se montraient là parées de tuniques élégantes et les cheveux si parfaitement nattés à la grecque, qu'elles semblaient échappées des jeux olympiques d'Athènes. On pouvait seulement leur reprocher de pousser l'imitation un peu trop loin, et de justifier ces vers de M. de la Chabaussière:
  Les hommes délicats m'en seront tous témoins,
  Nos beautés à la mode élégamment vêtues,
  Voulant rivaliser les grâces demi-nues
  A montrer leurs appas mettent beaucoup de soins,
  Mais on les aimait mieux quand on les voyait moins.
Que dirait aujourd'hui cet aimable critique, à la vue des mêmes nudités[1] que ne recouvrent plus un châle drapé à l'antique, ni même des gants longs?
[Note 1: On lit dans un journal de cette époque-là: «Deux femmes, ces jours-ci, se sont fait huer aux Champs-Élysées par l'effet de leurs robes transparentes. Huer!… ce qui eût été affreux pour nos grand'mères.»
(Décade philosophique, année 5, trimestre 1.)]
Dans cette tragédie d'Agamemnon, M. Lemercier avait fait preuve de son culte pour l'antique plus que ne le permettaient alors nos habitudes dramatiques, et cette routine à laquelle Racine s'était lui-même soumis de franciser les classiques grecs au goût des courtisans de Louis XIV; l'auteur s'était permis le tutoiement général des personnages, et avait laissé à celui de Cassandre, à cette somnambule troyenne, dont les oracles étaient aussi sans crédit, toute la mélancolie de la résignation au plus grand des supplices: celui de dire toujours la vérité sans être jamais crue.
Ce caractère, qui sortait des limites au delà desquelles les jeunes princesses de tragédie n'osaient s'aventurer, avait inspiré de si vives craintes à un académicien, ami de l'auteur, qu'il l'avait engagé à arranger ce rôle sur les patrons accoutumés, en l'ornant d'un petit amour bien timide et de toutes les jérémiades à l'usage de cet emploi. Heureusement, Lemercier avait l'esprit trop courageux pour céder à cet avis. Le succès a récompensé son audace. Mais, en dépit de cet exemple, on ne peut nier qu'en France, où l'on nous accuse de vouloir du nouveau, n'en fût-il plus au monde, il y a peine de mort pour toute espèce d'ouvrage dramatique qui hasarde la moindre innovation. Notre public n'est inconstant qu'en parure; il n'est point de vieilles beautés qu'on ne puisse lui faire applaudir, à la faveur d'une robe nouvelle. Il garde toute sa malveillance pour les visages inconnus. C'est probablement ce qui fait qu'on lui en montre si rarement.
Talma, qui brûlait du désir d'enrichir notre scène de tous les effets mâles et franchement tragiques d'Eschyle, de Sophocle, de Shakspear et de Schiller, saisit avec joie l'occasion de représenter le plus fidèlement possible un véritable Grec.
On lui pardonna l'exactitude de son costume en considération de la noblesse, de la grâce qu'il mettait à le porter. Ce manteau bleu attaché sur une épaule par un camée, et retenu de l'autre côté par la main d'Égiste à la manière de l'Apollon du Belvédère, sans que les mouvements de l'acteur en fussent gênés, faisait une illusion complète et donnait une idée fort juste de la coquetterie d'un tyran qui tient sa puissance de l'amour d'une femme criminelle. Ce mélange d'élégance et de cruauté, très-commun dans le monde et très-neuf au théâtre, où chaque tyran était forcé d'endosser la cuirasse de fer et le manteau couleur de sang, parut étrange, inconvenant; et il fallut tout le talent de Talma pour le faire accepter. Mais la terreur qu'il inspira en disant ce vers:
Il est temps qu'un forfait révèle qui je suis.
lui acquit si bien l'attention, la faveur du public, qu'on lui permit de braver l'usage en étant vrai de toutes les manières.
La tragédie terminée au bruit des applaudissements les plus vifs, le nom du jeune auteur circula dans toutes les bouches; chacun désirait le connaître, et lorsque le chevalier de Panat vint demander à Ellénore ce qu'elle pensait de l'ouvrage, elle lui répondit que la pièce lui donnait une grande idée du talent de l'auteur.
—Voulez-vous le voir? dit le chevalier; tenez, le voilà qui entre dans la loge de madame de Seldorf; elle était impatiente de lui faire ses compliments; elle a prié M. de Rheinfeld d'aller le lui chercher.
—N'était-ce pas mettre sa complaisance à une grande épreuve? demanda
Ellénore.
—On pourrait le supposer, et peut-être s'en flatte-t-elle; mais Adolphe a sur ce point une philosophie désespérante. D'ailleurs, vous le savez, nous ne prenons jamais la jalousie qu'on veut nous donner.
—En effet, M. de Rheinfeld semblait écouter avec tout le calme possible ce que l'enthousiasme le plus éloquent fournissait de flatteries enivrantes à madame de Seldorf sur le succès mérité de M. Lemercier. Un auteur moins spirituel en aurait eu la tête tournée, et un adorateur plus passionné en aurait perdu son repos; mais tous deux savaient que dans cet éloge académique, madame de Seldorf voulait encore plus montrer son esprit que vanter celui de Népomucène.
Malgré le plaisir qu'Ellénore prenait à regarder l'auteur qu'on venait d'applaudir avec tant de chaleur, elle fut obligée de détourner les yeux de la loge de madame de Seldorf, pour éviter ceux de M. de Rheinfeld qui étaient constamment fixés sur elle. Cette importunité la fatiguait d'autant plus qu'elle n'osait s'en plaindre; enfin, elle prit le parti de se retourner et de causer avec le comte Arch… de P… Son frère venait d'être nommé ministre des relations extérieures, en remplacement du citoyen Lacroix et en compagnie du citoyen Cochon, ministre de la police, qui ne fut destitué qu'un mois après.
Cette admission dans le conseil suprême des ministres de la république d'un ci-devant prêtre, était le sujet de toutes les conversations.
Les patriotes accusaient madame de Seldorf d'avoir influencé le choix du Directoire, et les aristocrates ne lui pardonnait pas d'avoir engagé un des leurs à faire partie d'un gouvernement dont ils désiraient ardemment la chute.
Les journaux étrangers, plus libres que les nôtres, retentissaient d'injures sur les nouveaux ministres et sur ceux qui fixaient alors l'attention publique; on lisait dans l'un que M. Adolphe de Rheinfeld était un ambitieux qui cherchait à se dédommager au Luxembourg de l'indifférence des colléges électoraux; et nos journaux répondaient à ces méchancetés:
«Que c'est bien connaître ce jeune et éloquent défenseur de la constitution actuelle! Ceux qui le voient dans les sociétés, modeste, timide, réservé, ne seront pas peu surpris d'apprendre que c'est un intrigant éminemment adroit, qui s'est formé à l'école de la baronne de Seldorf. Et voilà, ajoutait le journaliste, à quelles calomnies il faut s'attendre aujourd'hui, dès que l'on a le courage d'attacher son nom à des écrits républicains.»
Au milieu d'opinions si différentes et soutenues chacune avec acharnement par les divers partis, il était bien difficile à Ellénore de s'en former une sur le vrai caractère de M. de Rheinfeld; elle l'entendait alternativement élever aux nues et traîner dans la fange, ce qui reportait souvent sa pensée sur lui; car l'esprit revient naturellement sur ce qu'il a peine à comprendre. Ellénore, se reprochant le temps qu'elle employait à se rendre compte des qualités et des défauts d'une personne qui devait lui être si indifférente, crut expier sa préoccupation en penchant pour les mauvaises impressions qui lui restaient des méchants bruits répandus sur Adolphe. Elle s'empressa même de montrer ses préventions défavorables contre M. de Rheinfeld, pour s'en faire un bouclier contre les traits de son esprit piquant et contre le charme invincible de son silence.
La conscience des femmes a des ruses dont elles sont involontairement complices. Ellénore se croyait de bonne foi à l'abri de la séduction d'un homme dont les défauts, les désagréments lui étaient antipathiques, et pourtant une voix intérieure lui disait qu'il pouvait être dangereux pour elle.
Le coeur a la seconde vue dont l'esprit se moque en qualité de philosophe. Son dédain pour l'instinct, pour les avertissements secrets, les terreurs inexplicables, pour l'attraction ou la répulsion sans motif, le fait tomber souvent dans de grandes fautes; l'esprit est un fat qui croit tout savoir; le coeur seul devine.
VI
A la sortie du théâtre de la République, ainsi qu'on appelait alors le Théâtre-Français, Ellénore, cachée modestement derrière une des colonnes du vestibule, regardait le groupe de flatteurs qui se formait autour de madame de Seldorf, dont la plupart venait demander son avis sur la tragédie nouvelle pour s'en faire un.
M. de Rheinfeld profita de la nécessité où se trouvait la baronne de répondre à tant d'hommages pour prouver à madame Mansley que, malgré le soin qu'elle prenait de dissimuler sa présence, il saurait toujours la découvrir, il lui fit un salut respectueux; elle y répondit avec embarras, et en se retournant vivement près du chevalier de Panat, comme pour décourager Adolphe du désir de venir lui parler, s'il en avait eu l'idée.
—Pardon, si je vous quitte un moment, dit le chevalier; mais il faut bien que j'aille remercier madame de Seldorf de son invitation. Je dois dîner demain chez elle avec la belle madame Récamier; je n'ai garde de manquer une aussi bonne occasion de satisfaire à la fois mon estomac, mes yeux et mes oreilles.
Alors le vestibule se remplit de femmes élégantes, dont les plus belles fixèrent l'attention d'Ellénore: elle désira savoir leurs noms.
—Celle-ci, lui répondit le comte Charles de N…, en lui désignant la plus remarquable, est une Milanaise, qui veut bien se consacrer à l'adoration de nos généraux français. Cette autre, dont l'attitude fière et tant soit peu dédaigneuse donne l'idée d'une vertu austère, est, dit-on, sous le charme des accords de ce jeune et joli compositeur que vous voyez là près d'elle. Les grands talents sont fort à la mode. Le héros de nos concerts de Feydeau, de nos concerts de salon, est aussi celui de la belle comtesse de B…, qui est en face de vous, tout près de madame de V…, qui peut à bon droit prendre sa part du succès de la tragédie que nous venons de voir, car son intérêt pour l'auteur va aussi loin que possible. Quant à la marquise de C…, vous savez son histoire mieux que moi; c'est d'elle que Champcenest disait:
»—Je ne connais pas de femme plus généreuse: elle donne à ses ennemies autant d'amants qu'elle en voudrait avoir.
Et le comte Charles continua sa revue, en joignant aux noms que demandait Ellénore l'histoire des aventures galantes qu'elle ne demandait pas.
En ce moment, plusieurs personnes se rangèrent pour laisser passer madame Bonaparte et sa fille; car on accordait par avance au conquérant de l'Italie et à sa famille les déférences qui seraient bientôt exigées par l'empereur. Le public saisissait avec joie les occasions de témoigner sa reconnaissance à celui qui cachait sous des lauriers toutes les plaies de la Révolution.
—Si j'étais aussi méchant que vous le prétendez, dit le comte de N…, je vous répèterais ce que l'on racontait ce matin chez un de nos directeurs, en parlant de certain malheur conjugal dont le laurier vainqueur ne défend pas ses… généraux en chef; mais je ne veux pas m'attirer votre colère, et vous ôter la douce illusion de croire que la gloire ne trouve pas d'infidèles.
A ces mots, M. de N… fut interrompu par une de ses parentes qui lui dit à voix basse:
—Vous êtes là avec une bien jolie femme; comment l'appelez-vous?
—C'est une Irlandaise que j'ai connue à Londres, répondit le comte en éludant la question.
—Cela ne me dit pas son nom. Elle est sans doute depuis peu de temps à
Paris, car je ne l'ai rencontrée nulle part.
—Elle vit fort retirée.
—Je le pense; car avec ce visage-là elle serait remarquée de tout le monde. Enfin, comment la nommez-vous?
—Madame Mansley.
—Quoi, c'est là cette madame Mansley qui a enlevé le marquis de Savernon à la princesse de V…, après s'être fait enlever elle-même par deux amants? Ah! vraiment, je ne l'aurais pas deviné, à voir l'air respectueux que vous aviez en lui parlant. Passons de l'autre côté, je ne me soucie pas de me montrer en si mauvaise compagnie.
Ces mots, dits assez haut pour être entendus d'Ellénore, vinrent frapper son coeur. Il lui sembla sentir le froid glacé de la lame d'un poignard; la pâleur de la mort couvrit son visage, et il lui fallut un courage surnaturel pour ne pas succomber à sa souffrance. Appuyée sur la colonne derrière laquelle elle se tenait, elle ne s'aperçut pas que le comte de N… l'avait quittée pour suivre sa belle médisante. L'indignation, la honte la dominaient à un tel point, qu'elle ne pensait qu'à sortir le plus tôt possible de ce lieu, où la poursuivaient la calomnie et l'insulte, lorsqu'une voix douce et sonore vint la tirer de sa cruelle préoccupation.
C'était celle de M. de Rheinfeld. Sans adresser à Ellénore une seule parole qui pût lui faire soupçonner qu'il savait ce qu'elle souffrait, elle ne douta pas un moment qu'il n'eût vu ou deviné la démarche ou les mots outrageants qui la plongeaient dans un trouble insurmontable; elle lui sut gré de lui témoigner un intérêt si vif à l'instant où elle se croyait sans défense contre la méchanceté des indifférents; et, bien qu'elle ne lui répondit que par les lieux communs d'une politesse ordinaire, Adolphe sentit, à l'accent pénétré qui accompagnait ces phrases banales, qu'il avait été compris.
Il y a parfois si peu de choses dans ce qu'on se dit, et tant dans ce qu'on ne se dit pas, que le vrai langage des gens du monde est tout entier dans les inflexions; aussi le souvenir de cette voix émue, animant une réponse insignifiante, fit-il rêver longtemps M. de Rheinfeld.
Au moment où il saluait madame Mansley pour aller conduire la baronne de Seldorf jusqu'à sa voiture, M. de Savernon venait prévenir Ellénore que la sienne était avancée. Il parut surpris de la trouver en conversation avec un homme qu'il faisait profession de détester, et ne put s'empêcher de lui dire, quand ils furent seuls:
—Je suis fâché qu'on vous voie parler à cet enragé républicain… Quand vous le rencontrez chez la marquise de Condorcet, ou chez madame Talma, je conçois qu'en considération des services qu'elles vous ont rendus vous traitiez leurs amis avec plus d'égards qu'ils n'en méritent; mais dans un lieu public, là où vous ne pouvez expliquer les motifs de semblables relations, vous pourriez vous en éviter la honte.
—Je ne rougirai jamais, dit Ellénore avec véhémence, des politesses d'une personne bien élevée, dont les opinions peuvent différer de celles que vous professez, mais dont les manières et le ton sont semblables aux vôtres; ce sont les impertinences de vos ci-devant grandes dames qui blessent tout ce qu'il y a de nobles sentiments dans mon âme, et jusqu'à ma conscience; car j'ai la certitude de valoir mieux qu'elles, et supporter leur mépris est un supplice avilissant auquel je ne saurais me résigner, je vous en préviens. Le monde est en droit de me mal juger, c'est vrai, mais j'ai aussi le droit de le fuir; et je suis décidée à me soustraire à ses insultes.
Cette violente sortie amena tout naturellement le récit de l'injure, de l'humiliation qui venait d'accabler la malheureuse Ellénore. En vain, M. de Savernon jura de la venger; en vain, il témoigna, par son indignation, sa douleur, le regret de livrer ainsi l'être qui'il aimait le plus au monde, aux dédains de la société, à la méchanceté des envieux, à celle des femmes galantes, la plus féroce de toutes; en vain, il lui répéta ce que peut inspirer l'amour le plus dévoué, le plus passionné. Rien ne put apaiser la révolte de cette âme si fière, ni consoler l'esprit si juste d'Ellénore; car elle se condamnait d'avance aux arrêts, dont elle avait pour ainsi dire autorisé l'injustice.
En subissant chaque jour le triste effet des sacrifices qu'elle faisait au dévouement de M. de Savernon, il était impossible qu'un bonheur payé si cher ne perdît pas beaucoup de son charme.
Ellénore, se reprochant de laisser échapper trop souvent des mots qui trahissaient son supplice, évitait tous les sujets de conversation qui pouvaient rappeler ce qui s'était passé à la sortie du théâtre de la République. M. de Savernon prit ce silence pour de l'oubli, et arriva quelque temps après chez Ellénore, avec les coupons d'une loge qu'il venait de louer au théâtre Feydeau, où se donnait le soir même un beau concert.
—Vous aimez la musique, dit-il; j'ai pensé qu'il vous serait agréable d'entendre chanter Garat et madame de Valbonne; tous deux sont ravissants dans le duo d'Orphée; on y exécutera la grande symphonie en ut de Haydn; le concert finira par des romances de Boïeldieu et la Gasconne, chantées par Garat; on s'arrache les loges.
—Eh bien, faites des heureux en disposant de celle-ci, dit Ellénore; car je me sens trop souffrante pour en profiter. D'ailleurs, j'ai promis à madame de Condorcet, de passer la soirée chez elle.
—Si vous êtes assez bien portante pour braver le savant bavardage du salon de madame de Condorcet, vous vous trouverez mieux encore du plaisir d'entendre de la bonne musique, sans être obligée même d'en dire votre avis; car je m'engage à n'interrompre par aucune question la rêverie où vous paraissez vous complaire.
—Je ne demande pas mieux que d'en être distraite, je vous l'affirme; mais les brillants plaisirs du monde, loin d'avoir cette puissance, ajoutent à ma tristesse; vous savez toutes les raisons que j'ai de les fuir, n'insistez pas et laissez-moi leur préférer les plaisirs de l'intimité.
—Mais n'est-ce pas un plaisir intime, que d'être dans sa loge avec ses amis particuliers, surtout lorsque cette loge est, comme les premières du théâtre Feydeau, fermée de tous côtés?
—Excepté de celui par lequel on est vu de toute la salle. Les jours de concert, vous n'en pouvez disconvenir, ce sont les spectateurs qui deviennent le spectacle. Encore, si les plus belles femmes, celles qui visent le plus à l'effet, captivaient à elles seules la curiosité des spectateurs, on pourrait espérer rester inaperçue; mais les plus humbles ne sauraient échapper aux regards de la malveillance, et c'est l'encourager que de s'y exposer volontairement.
—Ainsi, vous refusez? dit M. de Savernon d'un ton amer; tout ce que j'imagine pour dissiper votre ennui vous paraît insipide; mes soins vous deviennent odieux. Chacune de vos actions, chacune de vos paroles, si nobles, si douces qu'elles soient, laissent percer l'antipathie que je vous inspire. Oh! je suis bien malheureux!
—Non, reprit Ellénore; mais vous êtes insensé, et je vous supplie de m'épargner dans votre accès. Songez que votre malheur est une injure, et que vous ne pouvez vous plaindre sans m'accuser et me désespérer.
A ces mots, accompagnés d'un sourire charmant, Ellénore prit la main d'Auguste et la serra cordialement. C'était plus et moins qu'il n'espérait; car dans cette caresse, dans cet accueil si tendre, il y avait plus d'amitié que d'amour.
—Pour vous prouver à quel point j'attache du prix à vos aimables prévenances, ajouta Ellénore, je vais disposer de cette loge, pour avoir le droit de vous en remercier; mais vous irez l'offrir de ce pas à votre jolie nièce, qui la parera bien mieux que moi; de cette façon, je vous devrai le plaisir de lui procurer une soirée amusante, et vous m'en sauverez une pénible.
M. de Savernon n'osa plus insister, il fit ce que désirait Ellénore, et la laissa se rendre chez la marquise de Condorcet, où elle devait rencontrer M. de Rheinfeld.
VII
La brochure qu'Adolphe venait de publier sur les Effets de la Terreur, dans un temps où plusieurs jacobins qui avaient créé cette puissance meurtrière travaillait à la ranimer, lui attirait alors tous les suffrages des honnêtes gens, et fixait sur lui l'attention générale.
Cette brochure politique était le sujet d'une discussion très-vive chez madame de Condorcet, lorsque madame Mansley y arriva: on la savait très-capable d'y mêler une idée ingénieuse; les habitudes anglaises qui permettent à une femme d'esprit de prendre un grand intérêt aux affaires d'État avaient développé chez elle une disposition à des études sérieuses, qui la rendait fort digne d'avoir part à ces sortes de discussions: aussi crut-on devoir les continuer devant elles.
Certes, l'avis était unanime sur le tort que la Terreur avait fait à la liberté; et l'on savait bon gré à l'auteur de le constater, seulement quelques-uns, lui reprochaient cette phrase:
«Le gouvernement avait le droit de punir les traîtres agitateurs; mais la Terreur poursuivit, assassina, voulut anéantir tous les prêtres; elle recréa une classe pour les massacrer; et, tandis que la justice eût paralysé le fanatisme, la Terreur en le poursuivant, en le combattant par l'injustice et la cruauté, en a fait un objet sacré aux yeux d'un grand nombre, presque intéressant aux yeux de tous.»
Ce presque intéressant appliqué à de malheureuses victimes dont le sang coulait encore dans les villages de la Vendée, semblait une expression bien froide en parlant de tels massacres, et pourtant, les personnes qui croyaient y voir une sorte d'antipathie contre les prêtres n'auraient pas eu le courage d'en imprimer autant à une époque encore si menaçante. Siéyès, qui prévoyait sa désertion aux idées libérales que M. de Rheinfeld soutiendrait toujours, répétait avec complaisance les principaux avis des journaux anglais sur la nouvelle brochure, et comment ils traitaient l'auteur:
—C'est, disaient-ils un intrigant éminemment adroit qui s'est formé à l'école de la baronne de Seldorf.
—Eh! voilà à quelle calomnies il faut s'attendre aujourd'hui, dès qu'on a le courage d'attacher son nom à des écrits républicains! s'écriait tout le monde, excepté Ellénore.
Son silence fut remarqué; madame de Condorcet lui demanda si elle avait lu le dernier ouvrage d'Adolphe.
Cette question la troubla à tel point qu'elle se résigna à mentir plutôt que d'être obligée de donner son avis sur les opinions et le style de M. de Rheinfeld; elle dit ne l'avoir pas encore lu, et son trouble augmenta en voyant sur plusieurs visages qu'on ne la croyait pas.
C'est une bonne fortune pour les bavards que de trouver une personne ignorante de la chose à la mode, de celle que chacun sait; ils se croient le droit de la lui raconter, et madame Mansley ne gagna rien à sa ruse; il lui fallut subir cinquante citations de pages qu'elle savait par coeur, et dire ce qu'elle en pensait. Impatientée de se voir ainsi déconcertée dans son mutisme, elle se laissait aller à la critique de plusieurs phrases du livre qu'on lui citait, lorsque l'auteur entra.
—Ma foi, défendez-vous vous-même, dit Garat l'oncle, ainsi qu'on l'appelait; vous êtes bien assez fort pour cela.
—Et contre qui faut-il m'armer? demanda Adolphe.
—Contre madame! répondit Garat en montrant Ellénore.
—Est-ce bien vrai? reprit Adolphe en s'adressant à elle d'un ton où le reproche se mêlait à la surprise.
C'était mettre à l'épreuve le courage de madame Mansley, et il ne la trahissait jamais. Elle soutint bravement le paradoxe qu'elle avait adopté, mettant sur le compte de ses opinions monarchiques constitutionnelles, les raisons bonnes ou mauvaises qu'elle opposait à l'écrit républicain; et se retranchant pour ainsi dire dans son injustice et sa mauvaise foi, pour se soustraire à l'empire que cet homme d'un esprit supérieur exerçait sur le sien.
Elle ignorait qu'en sortant de la vérité on va toujours plus loin qu'on ne veut dans la ruse.
L'envie de cacher son admiration pour le mérite d'Adolphe, la fit tomber dans le tort de le nier. M. de Rheinfeld, justement offensé de tant de sévérité, d'ingratitude même, y répondit par des mots piquants qui lui auraient attiré pour jamais la haine d'une autre femme; mais celle-ci, que le dédain seul outrageait, parut enchantée d'avoir pu irriter un instant l'esprit le plus calme et le plus ironique. Il en résulta un combat très-amusant pour les témoins, où madame Mansley reprit l'offensive, et dans lequel Adolphe retrouva toute sa malice et sa gaieté; car il venait d'acquérir la preuve que la médisance d'Ellénore n'était qu'un voile pour cacher sa pensée.
—Eh bien, soit, pensa-t-il, nous nous détesterons, nous ne serons jamais du même avis. Nos amis désespéreront de pouvoir jamais nous accorder. Qu'importe! si je l'aime, si elle le devine, et si elle se croit obligée de me maltraiter pour se défendre!
Malgré les applaudissements prodigués à l'éloquence d'Ellénore et à sa profession de foi politique, que l'on prétendait alors être dictée par Pitt et Cobourg, et qui est devenue depuis un lieu commun national, Ellénore sortit de ce brillant tournoi mécontente d'elle. Le sourire de reconnaissance qui répondait à ses épigrammes contre ce qu'elle appelait la diplomatie genevoise du spirituel auteur de la brochure, l'irritait d'autant plus, qu'elle ne pouvait s'en plaindre, et elle se promit d'éviter avec soin les occasions de rencontrer M. de Rheinfeld, trouvant plus facile de le fuir que de se soustraire à son ascendant sur elle.
Ce projet une fois arrêté dans son esprit, Ellénore ne pensa point qu'il pût s'y présenter aucun obstacle; M. de Rheinfeld la savait entourée de personnes qui haïssaient également ses opinions, ses succès, et ne lui pardonnaient pas de joindre au caractère d'un républicain, le ton et les manières d'un aristocrate. Il n'oserait jamais demander à être présenté chez elle; et n'ayant nul rapport de société intime, encore moins d'intérêts politiques, il était impossible qu'il s'en établit entre eux d'aucune espèce.
N'est-ce pas ainsi que la prudence la plus sincère raisonne contre tout les penchants qu'on redoute?
Malgré le plaisir que les amis de madame de Condorcet prenaient à exciter le dépit d'Ellénore et la malice d'Adolphe, elle sentit que tous deux pouvaient se porter des coups dangereux dans ce combat d'esprit, et elle changea la conversation en disant à madame Mansley:
—Vous serez sans doute, mardi prochain chez madame Delmer, M. de Ségur y lit sa pièce; ce n'est rien moins qu'un ouvrage en cinq actes et en vers.
—Ah! mon Dieu, s'écria la ci-devant duchesse de Fl***, quelle ambition! sauter ainsi tout à coup des fariboles du vaudeville aux profondeurs du drame ou aux inspirations de la haute comédie; des pointes du couplets à la sublimité de l'alexandrin, cela me paraît d'une audace extrême.
—Et qui mérite d'être encouragée, reprit madame de Condorcet. On a la manie, en France, de condamner les auteurs à ne pas sortir du genre où ils font leurs premiers essais. Tant pis pour eux si, se méfiant de leurs forces, ils ont commencé par les proverbes pour arriver à la tragédie, on les condamnera longtemps, et peut-être toujours, à ne point dépasser les petits succès de leurs petits ouvrages, et je ne doute pas que cette tyrannie de la routine ne nous prive souvent de bonnes pièces de théâtre.
—Cette tyrannie-là, comme tant d'autres, a son beau côté, dit le chevalier de Panat, vous en conviendrez mardi.
—Le vicomte vous a confié son sujet?
—Non, madame, mais un de ces amis indiscrets qui s'affligent si vivement et si haut des travers de leurs camarades dramatiques, m'a dit, avec l'accent du plus tendre intérêt, qu'il était désolé de voir un talent de si bonne compagnie se livrer aux caprices d'un parterre grossier, et j'en ai conclu à l'affectueuse pitié du critique qu'il comptait sur la médiocrité de l'ouvrage pour éviter également le scandale d'une chute ou l'éclat d'un succès.
—M. de Rheinfeld est le plus fidèle habitué du salon de madame Delmer. Il sera à cette lecture, pensa Ellénore, cela m'ôte tout désir de l'entendre.
—J'ai bravé la prison, dit la duchesse, j'allais braver l'échafaud lorsqu'il vous a plu, messieurs, de l'abattre, et je ne prévoyais pas que mon courage pût être mis jamais à une plus grande épreuve; mais la lecture d'un drame en cinq actes et en vers! du drame d'un ami!… quel supplice! bon Dieu! et que la terreur qu'il inspire fait pâlir celle dont nous sortons!
—Qui sait, dit Riouffe, ce sera peut-être plus comique que vous ne pensez.
—Quant à moi, je n'y manquerai pas, dit un jeune tragique, qui venait d'obtenir un succès au théâtre. Je suis curieux de savoir comment un échappé de l'OEil-de-Boeuf traite les sujets sérieux.
—Avec la même facilité que des républicains font des vers à Chloris, dit le chevalier de Panat en faisant allusion à un madrigal nouveau.
—Enfin, quel que soit le motif de votre curiosité à tous, interrompit madame de Condorcet, venez la satisfaire, et n'exposez pas la pauvre madame Delmer à se trouver mardi soir en tête-à-tête avec son lecteur.
M. de Rheinfeld répondit à cet ordre amical par un salut qui ne laissait aucun doute sur sa soumission, et qui affermit Ellénore dans sa résolution d'échapper à la lecture du drame. Mais les décisions les plus sages sont souvent déconcertées par les personnes les plus intéressées à les voir maintenir.
En surprenant madame Mansley au moment où elle écrivait à madame Delmer pour s'excuser de ne pouvoir se rendre à son invitation, M. de Savernon lui reprocha son peu de complaisance pour un ami spirituel, et lui fit entendre que s'il s'agissait d'applaudir quelque ouvrage d'un de ces républicains qu'elle aimait tant à rencontrer chez madame Talma, elle se résignerait sans peine à ce qui lui semblait alors une corvée.
—Vous me faites bien de l'honneur, dit-elle, en pensant que mon absence serait remarquée par M. de Ségur, entouré, comme il va l'être ce soir, des plus aimables flatteurs et des plus jolies pédantes; mais si vous croyez qu'il tienne le moins du monde à ce que j'assiste à cette solennité littéraire, j'irai en dépit de ma migraine.
M. de Savernon la remercia de cet acte de condescendance; et l'on ne saurait peindre le malaise qu'éprouvait Ellénore en recevant ses remercîments.
Sans se rendre compte d'aucun des sentiments qui la dominaient, elle cédait à leur impression. L'idée que M. de Rheinfeld et M. de Savernon allaient se rencontrer chez madame Delmer lui était désagréable; et pourtant elle les avait souvent vus dans le même salon sans que leur différence d'opinion amenât la moindre discussion entre eux. Leur politesse, leur bon ton mutuel ne pouvaient lui donner de craintes sur leurs rapports, qui, du reste, ne seraient jamais assez intimes pour risquer d'être interrompus. A quoi donc attribuer ce qu'elle souffrait en cette circonstance? Elle l'ignorait sincèrement, et un instinct secret lui faisait éviter avec soin tout ce qui aurait pu le lui apprendre.
VIII
Le soir de la lecture arrivé, Ellénore s'y rendit avec la marquise de Condorcet. M. de Savernon vint de son côté, et il eût soin de se placer loin d'Ellénore; car, malgré la liberté qui s'appliquait alors aux moeurs les plus intimes, on n'en était pas encore venu à ce point de franchise galante qui ne laisse aucun doute sur les liaisons amoureuses et leur donne dans le monde un air de conjugalité qui les fait tolérer. On n'est sévère aujourd'hui que pour les plaisirs cachés. Le mystère ajoute tant de charme à l'amour qu'on ne médit plus de celui qui s'en passe; cependant la société est trop corrompue pour n'être pas prude; elle exige des sacrifices aux convenances, et permet qu'on offense les lois et la morale, pourvu qu'on respecte les usages et le bon goût.
Ellénore, placée près de madame Delmer, en face de la porte du salon, s'occupa tellement de regarder les personnes qui entraient, qu'elle n'entendit pas un mot de l'exposition de la pièce. Cependant le premier acte était lu, il fallait en dire son avis; son embarras était visible; M. de Boufflers s'en apercevant, dit à voix basse à madame Mansley:
—Répondez hardiment que c'est parfait; tous ces gens-là vous comprendront, et l'auteur vous croira.
Le conseil suivi, Ellénore retomba dans sa rêverie; elle en sortait brusquement chaque fois que la porte s'entrouvrait pour laisser entrer un auditeur en retard; elle s'attendait voir paraître M. de Rheinfeld d'un instant à l'autre.
La lecture entière s'accomplit sans lui. Et Ellénore, uniquement attachée à deviner la cause de son absence, répétait, à la fin de chacun des actes qu'elle n'avait point écoutés, la phrase dictée par M. de Boufflers, et dont l'effet, loin de s'affaiblir par la répétition, allait toujours en croissant.
—Si vous saviez combien votre suffrage m'enchante, s'écria le vicomte. Certes, je suis très-flatté de ceux de tous les gens d'esprit ici rassemblés; mais mon ouvrage serait détestable qu'ils l'auraient applaudi de même: vous seule auriez eu le courage de me dire la vérité, parce que vous écoutez et jugez avec conscience, et que vous ne craignez pas d'éclairer un ami, votre lumière dût-elle lui faire mal aux yeux.
On devine ce que souffrait Ellénore pendant cet éloge si peu mérité; ce fut pis encore lorsqu'on entendit une voix, qui fit la tressaillir, s'écrier:
—Eh! béni soit le bon génie qui fait de la mémoire de madame l'espoir et la consolation des malheureux qui n'ont pu venir assez tôt pour joindre leurs applaudissements à tous ceux que j'entends.
—Vraiment, vous arrivez à une belle heure, dit M. de Ségur en s'adressant à M. de Rheinfeld, qui sortait du boudoir de madame Delmer. Je reconnais bien là votre adresse à échapper aux corvées littéraires.
Adolphe s'excusa sur la longueur d'un dîner ministériel suivi de conférences politiques, et finit par ajouter:
—Mais je n'y perdrai rien, madame est trop bonne pour n'avoir pas pitié de moi, et elle a trop d'esprit pour n'être pas ravie de raconter le vôtre.
—Eh bien, je lui laisse le soin de le faire valoir, reprit le vicomte en s'éloignant pour répondre à tous les aimables menteurs qui venaient le complimenter.
Alors, feignant un très-vif intérêt pour l'auteur et son drame, Adolphe accabla Ellénore de questions sur la marche et les scènes principales de l'ouvrage, et découvrit bientôt qu'elle n'en savait pas un mot. Madame de Condorcet, qui vient se mêler à leur conversation, ne cessait de répéter:
—Mais où donc aviez-vous la tête, ma chère amie, pendant la lecture? Vous avez compris tout de travers. Serait-ce la présence de ce beau colonel, ou les tristes nouvelles qu'il nous apporte, qui vous ont captivée à ce point?
—Quelles nouvelles? demanda vivement Ellénore, empressée de changer le sujet de l'entretien.
—Il prétend que pendant que nous sommes ici à singer l'hôtel de
Rambouillet, on se bat sur le boulevart.
—Ah! mon Dieu! s'écria Ellénore avec un accent qui rappelait le temps de la Terreur.
—Tranquillisez-vous, dit M. de Rheinfeld, les combats ont cessé, grâce à une proclamation du général Augereau, qui engage ses soldats à ne pas sauter sur les petits collets noirs qu'ils rencontrent dans les rues; malgré cet avertissement, si vous avez, mesdames, quelque ami qui, par goût ou par opinion, ait adopté le costume des Chouans, l'habit gris orné d'un collet de velours noir, conseillez-lui de ne le porter que dans sa chambre; car la vue de ce charmant négligé met en fureur tous ceux qui ont fait la guerre de la Vendée; et comme ces braves enragés accusent le gouvernement de ne pas assez fusiller de bas Bretons, ils se font justice eux-mêmes. C'est ce qu'ils ont tenté aujourd'hui en s'amusant d'abord simplement à couper les collets noirs qui voulaient bien se laisser tailler en pièces; mais plusieurs s'étant révoltés contre cette plaisanterie militaire, il en est résulté des combats à outrance. La garde nationale, la police s'en sont mêlées, et l'on est en ce moment à la poursuite des malheureux Chouans réfugiés à Paris; pourtant ceux qui viennent ici pour échapper aux horreurs de la guerre civile devraient y être protégés; mais on prétend qu'ils conspirent. C'est le mot à la mode; et comme en France la mode a toujours raison, si folle qu'elle soit, loin de la contrarier, il faut se ranger pour la laisser passer.
A toute autre époque, une semblable nouvelle aurait jeté l'effroi parmi tous les invités d'un salon. Chacun n'aurait pensé qu'à se ménager une retraite sûre, à éviter les rues où l'on se battait, les gens qu'on poursuivait; mais depuis les atroces épreuves subies sous le règne de l'échafaud, on était difficile en terreur, et le meurtre de quelques inconnus n'avait plus la puissance d'interrompre les plaisirs d'une société bien choisie. Aussi, après quelques réflexions banales sur les troubles partiels qui sont la suite inévitable des grandes révolutions, les amis de madame Delmer revinrent-ils paisiblement à la causerie littéraire et coquette qui avait suivi la lecture du drame. On parla de sa première représentation, qui devait avoir lieu au théâtre de Louvois, où mademoiselle Raucourt avait rassemblé les débris de l'ancienne Comédie française. Saint-Phal, Naudet devaient remplir les premiers rôles, et l'auteur avait insisté pour qu'il lui fût permis d'en confier un petit à un jeune acteur comique dont il aimait l'esprit et la vivacité. Cet acteur, qui jouait la comédie pour apprendre à la faire, méditait déjà le succès de la Petite ville: c'était le joyeux Picard.
Après avoir employé tout son esprit à prédire à l'auteur un triomphe que l'on n'espérait pas, chacun se retira.
En rentrant chez elle, madame Mansley vit sa femme de chambre venir au-devant d'elle, l'oeil hagard, la pâleur sur le visage et les lèvres si tremblantes qu'il n'en pouvait sortir aucune parole.
—Oh! mon Dieu! qu'est-il arrivé? demanda Ellénore effrayée.
—Rien… rien, madame, répond mademoiselle Rosalie en faisant signe à sa maîtresse qu'elle ne peut parler devant le domestique qui l'accompagne.
Alors Ellénore envoie Germain se coucher et se dispose à passer par son salon pour entrer dans sa chambre, mais Rosalie l'arrête:
—Madame va peut-être me gronder, dit-elle, pourtant il n'y avait pas moyen de faire autrement, ils l'auraient tué le malheureux…
—Tué!… qui?
—Un pauvre jeune homme, poursuivi par les soldats de la caserne qui est dans la rue à côté. Ils l'avaient déjà criblé de coups de sabre, quand un portier, qui faisait mine de tomber sur lui avec les autres, et criait à toute force: «A la lanterne! le collet noir; mort aux chouans!» l'a poussé de force dans la maison qui fait le coin, a fermé vivement la porte cochère sur le nez des soldats, et a entraîné le jeune homme vers la grille qui donne de la cour de cette maison dans la nôtre. J'étais sur te pallier, m'apprêtant à descendre pour m'informer de la cause du bruit que j'entendais dans la rue; car les soldats poussaient des cris de rage qui retentissaient dans tout le quartier; j'avais laissé la porte de l'appartement entr'ouverte: un homme se précipite vers l'escalier, le monte quatre à quatre, se jette dans l'antichambre. Je cours après lui en criant au voleur. Il tombe à genoux; il me supplie de lui sauver la vie; il me montre sa tête toute sanglante; il me jure qu'il vous connaît, que son père est l'ami de M. de Savernon, que vous êtes trop bonne pour m'en vouloir de l'empêcher d'être massacré par des furieux. Enfin, que vous dirai-je, madame? La pitié me prend quand je vois le malheureux perdre connaissance; je ne pense plus qu'à arrêter le sang qui sort de sa blessure, qu'à le faire sortir de son évanouissement, et je lui faisais respirer de l'eau de Cologne, lorsque j'ai entendu une voiture s'arrêter. J'ai pensé que c'était madame, et j'ai tout laissé là pour venir la prévenir qu'il y avait dans son salon un pauvre garçon à moitié mort, et que je ne…
—Allons le secourir au plus vite, interrompit Ellénore en ouvrant précipitamment la porte du salon… Grand Dieu! comme il est pâle!… Ah! celui-là est dans un véritable danger, ajouta-t-elle en se rappelant la ruse de M. de Norbelle. Courez vite chercher un chirurgien…
Et, tout en s'exclamant ainsi, madame Mansley, à genoux, près du corps inanimé étendu sur le tapis, entourait de coussins la tête du blessé.
—Mais, madame, je vais réveiller toute la maison si je demande des secours à cette heure; on se doutera que le chouan s'est réfugié chez nous, et on viendra piller la maison sous prétexte de le trouver.
—Non, dites… que c'est… moi… oui, moi… qui me trouve mal… que je viens d'être frappée… d'un coup de sang… qu'il faut qu'on me saigne à l'instant même… Allez…
En ce moment le blessé se ranima, et fit un geste qui semblait vouloir empêcher Rosalie d'obéir; puis, joignant les mains en signe de prière, il articula avec peine quelques mots pour supplier sa protectrice de lui permettre de mourir sous son toit hospitalier, plutôt que d'être écharpé par les bourreaux armés qui l'avaient mis dans l'état où il se trouvait.
L'idée de livrer ce malheureux à une mort certaine, l'emporta sur toutes les considérations qui devaient décider Ellénore à refuser l'hospitalité à un Vendéen poursuivi: d'abord, parce qu'il était moins en sûreté chez une femme accusée de recevoir beaucoup de royalistes: et ensuite, par les inconvénients de la position d'Ellénore, qui pouvait rendre très-suspecte la présence d'un jeune révolté, caché chez elle. Mais la bonté, la noblesse qui la caractérisaient ne lui permirent pas d'hésiter un instant.
—Il a sans doute une mère, pensa-t-elle; je crois l'entendre me crier: Sauvez-le! Et frémissant à ce cri imaginaire, Ellénore n'écouta que son coeur; elle ordonna à mademoiselle Rosalie de céder sa chambre au blessé, de l'y établir dès qu'il pourrait s'y traîner, et de lui prodiguer tous les soins que la prudence rendrait possibles.
En attendant, elle souleva les cheveux sanglants de cette belle tête; rapprocha de son mieux les chairs séparées par la lame du sabre, posa dessus une compresse imbibée d'eau fraîche, déchira par bandes un mouchoir qu'elle avait sur elle, entoura le front pâle du blessé; puis apercevant une manche de son habit coupée en plusieurs endroits, elle parvint à la détacher avec l'aide de Rosalie, et elle ne put retenir un cri de pitié en voyant ce bras déchiré et sabré du haut en bas. Elle le pansa avec le même soin, et dit:
—Cela suffira, j'espère, pour lui faire attendre sans trop de souffrances le moment où le docteur Moreau pourra venir chez moi. Je vais m'établir malade, cela justifiera l'appel du docteur, et c'est vous Rosalie, qui serez chargée de faire faire ce qu'il ordonnera.
A ces mots Ellénore sentit une main brûlante se poser sur la sienne.
—O bonté céleste! dit le blessé en cherchant à se lever. Vous me rendez… la vie… madame, mais je ne doit pas vous punir de ce… bienfait. Dès que le jour paraîtra faites-moi porter… à l'hospice… Sinon, les misérables sont capables de venger leur férocité déçue… et je mourrais désespéré d'avoir compromis le salut d'un ange.
—Tranquillisez-vous répondit Ellénore, l'émeute est dissipée, et les précautions sont prises sans doute pour qu'elle ne recommence point. Le docteur Moreau est non-seulement un homme très-savant dans son art, mais un homme d'esprit et de bon conseil; il vous guérira d'abord, et vous indiquera ensuite le meilleur parti à prendre pour échapper à tous les dangers qui vous menacent. J'ai pour valet de chambre un brave garçon discret et dévoué, Rosalie va se mettre à vos ordres sans laisser soupçonner votre présence ici. Celle de Rosalie dans ma chambre nuit et jour sera motivée par la feinte maladie dont je ne guérirai, je vous le jure, que le jour où vous serez hors de tout danger.
Un regard mouillé des larmes de la reconnaissance répondit seul à cet ordre donné avec toute l'autorité d'une volonté généreuse.
—Il faut que vous sachiez… madame… de qui vous êtes… la providence… Je m'appelle Lucien de…
—Je ne veux pas savoir votre nom, interrompit vivement Ellénore; il se peut qu'on vienne m'interroger; on fait journellement des visites domiciliaires, et j'aurais peur de mal mentir en répondant que vous n'êtes pas chez moi. Voici votre gardien, ajouta-t-elle en voyant entrer Germain qu'amenait Rosalie, fiez-vous à lui.
En finissant ces mots, Ellénore se sauva dans sa chambre, autant pour éviter au blessé d'user du peu de forces qui lui restait en protestations de reconnaissance que pour échapper aux aveux que ce malheureux croyait devoir lui faire sur sa position et sur le danger qu'elle courait en lui donnant asile.
IX
Le lendemain, à sept heures du matin, Ellénore fut réveillée en sursaut par la voix d'un inconnu qui s'était cru autorisé, en qualité de commissaire de police de la section, à entrer en même temps que mademoiselle Rosalie dans la chambre de sa maîtresse, pour être plus sûr de la surprendre, elle et la personne suspecte qu'il cherchait.
—Pardon citoyenne, dit-il en soulevant son énorme casquette, mais le salut de la patrie passe avant tout, on te soupçonne d'avoir caché dans ta maison un scélérat de conspirateur. Nous venons la visiter du haut en bas, elle est cernée par un piquet de garde nationale, et je t'engage en ami à nous dire franchement où se tapit ce beau gibier, pour nous épargner la peine de tout bouleverser ici, et de t'arrêter toi-même pour t'apprendre à protéger les ennemis de la République.
Dès les premiers mots, prononcés d'un ton menaçant par le commissaire, Rosalie était sortie de la chambre en lançant un regard à sa maîtresse qui semblait dire: Faites-le causer le plus longtemps possible.
—En vérité, citoyen, vous m'avez causé une telle surprise… et je dormais si profondément quand vous êtes entré dans ma chambre, que j'ai à peine entendu ce que vous m'avez dit… on m'accuse… et de quoi! s'il vous plaît…
—De cacher ici le traître Drouet.
—Qui cela? le Drouet de Varennes?
—Oui. Celui qui, après nous avoir débarrassé du tyran a envie de le remplacer par son camarade Gracchus-Babeuf; mais le Directoire est là pour l'en empêcher.
—Moi… protéger ce monstre de Drouet, s'écria Ellénore; moi le soustraire au châtiment qui lui est dû! Ah! je vous jure bien sur tout ce qu'il y a de sacré sur la terre, que s'il était en mon pouvoir de vous le livrer… je n'hésiterais pas.
Ce serment fait avec tant de chaleur et de bonne foi, ébranla un instant la sévérité du commissaire.
—Si c'est ainsi reprit-il, tu ne dois pas craindre nos perquisitions. Fais-nous conduire par ta bonne dans tous les coins et recoins de ton appartement; car il faut que je fasse un rapport détaillé qui constate que je n'ai trouvé chez toi ni conspirateur, ni chouan.
Ellénore sonna Rosalie.
—C'est que ce Drouet est bien le plus rusé coquin… On ne sait comment il a pu réussir à s'échapper de la Conciergerie, et je ne me laisserai pas dindonner par lui comme ce bêta de geôlier qui…
—Rosalie vous allez conduire le citoyen dans toutes les chambres de cet… appartement dit madame Mansley avec une tranquillité assez naturelle qui naissait de l'idée que si le réfugié était le premier bourreau de la famille royale, elle le verrait arrêter sans regret.
—Quoi, madame, il faut que je mène le citoyen même dans la chambre de notre pauvre cuisinière qui est si malade? le médecin a pourtant bien recommandé qu'on la laissât en repos. Elle a eu la fièvre toute la nuit, j'en sais quelque chose, c'est moi qui l'ai veillée; elle vient de s'assoupir, si on la tourmente, Dieu sait ce qu'il adviendra.
—N'importe, obéissez au citoyen, reprit Ellénore en montrant le commissaire qui furetait partout, et qui regardait jusque dessous les meubles; pendant que vous ferez vos perquisitions, je passerai une robe pour vous laisser continuer dans cette chambre.
Dès qu'elle fut seule, Ellénore sentit son coeur se serrer en pensant que ce beau jeune homme qui lui avait inspiré une pitié si vive, pouvait être le fils du maître de poste de Sainte-Menehould. Cependant son costume de Vendéen lui semblait un déguisement mal choisi pour un terroriste, puisque tous deux étaient également pourchassés.
—Non, c'est un homme comme il faut, pensa-t-elle, je n'en puis douter au peu de mots qu'il m'a adressés, et si ce terrible commissaire ne le reconnaît pas pour l'infâme Drouet, il acceptera facilement le conte que Rosalie lui fera de la cuisinière malade.
Puis passant de cette supposition à une autre, elle perdit et retrouva vingt fois son inquiétude.
Enfin la grosse voix du commissaire retentit dans le salon. Ellénore alla tremblante au-devant de lui, préférant connaître tout de suite ce qu'elle avait à redouter.
—Le gaillard nous échappe encore, dit l'agent du Directoire; car, d'après nos renseignements, il est certain qu'il est entré ici un fuyard de je ne sais quel endroit, et tout porte à croire que c'est celui que nous cherchons; à moins que ce ne soit un de ces damnés de chouans dont nos soldats ont juré la mort. Mais comme nos sabreurs sont bien assez forts pour faire leurs affaires eux-mêmes, cela ne nous regarde pas. Par ainsi, ma petite citoyenne, nous allons nous retirer tout doucement, non pas pourtant sans prendre quelques précautions contre les ennemis de la République. Nous allons laisser deux de nos hommes ici; ils seront nourris et logés à la charge des locataires tant que durera l'état de surveillance. Que cela ne vous inquiète pas, ajouta-t-il en surprenant le geste d'effroi que ne put réprimer Rosalie: dès que nous aurons mis la main sur Drouet, nous vous débarrasserons de nos agents. Aussi bien la citoyenne n'a pas l'air de vouloir risquer la prison pour sauver ce gueux-là. Adieu donc, et vive la république!
—Vive la république! répéta Rosalie en conduisant le républicain jusque chez le portier, où il installa ses deux surveillants, après leur avoir enjoint de ne laisser entrer ni sortir aucun homme, sans l'avoir confronté avec le signalement qu'ils avaient dans leur poche.
—Par quel miracle a-t-il échappé à ce cerbère? demanda Ellénore à
Rosalie, dès qu'elle la revit.
—Ma foi, le bon Dieu m'a inspirée: quand j'ai vu que ce gros jacobin était bavard, j'ai pensé que j'aurais le temps d'aller coiffer notre pauvre garçon d'un bonnet à moi, de lui recommander de cacher son menton sous sa couverture, de faire comme s'il dormait, ou plutôt comme s'il était mort, le trouvant bien assez pâle pour jouer ce rôle-là. Puis, j'ai imaginé de le faire passer pour notre cuisinière. Puis suppliant le jacobin de ne pas effrayer la malade par sa grosse voix, je lui ai répété dix fois qu'il était trop ami du peuple pour n'avoir pas pitié des domestiques, surtout quand ils étaient mourants. Alors je suis entrée sur le bout des pieds dans ma chambre, j'y avais brûlé une grande quantité de sucre pour faire croire qu'elle était empestée, on ne s'y voyait qu'à travers un nuage; cela n'a pas engagé le commissaire à y rester longtemps, il s'est approché de la malade, a vu cette figure décolorée, a tâté le lit pour s'assurer qu'il n'y avait qu'une personne couchée dedans, et il est sorti en toussant de toute sa force, et en me disant d'ouvrir la fenêtre pour empêcher cette malheureuse cuisinière d'étouffer.
—Croyez-vous qu'il ait assez regardé cette figure, pour pouvoir la reconnaître s'il l'avait déjà vue?
—Je n'en doute pas; car mon bonnet lui allait fort bien, et ne cachait ni son front, ni ses yeux.
—C'est qu'en me laissant aller à cette bonne action, j'ai peur d'avoir sauvé un grand misérable.
—Se pourrait-il? grand Dieu! Non, je ne le croirai jamais… et ce qu'il m'a dit hier, après avoir aidé Germain à le faire monter le petit escalier qui mène à ma chambre, me donne trop bonne idée de lui. Savez-vous bien, madame, qu'il a offert à Germain tout ce qu'il avait d'argent dans sa bourse, en lui promettant bien plus encore, s'il voulait le transporter dans un fiacre à l'Hôtel-Dieu; et cela pour qu'on ne vous inquiétât pas à propos de lui, et comme Germain le refusait de manière à lui ôter tout espoir à cet égard, le malheureux s'écriait:
»—Mais songez donc que je perds votre maîtresse en l'exposant à la vengeance de ces furieux; que je suis le fils du marquis de la Menneraye, qui commande dans la Vendée; que sans être hors la loi même, mon nom est proscrit, et que soldats ou magistrats, tous ont le droit de me poursuivre, de me tuer. J'étais venu ici pour revoir ma mère, qu'ils gardent en otage dans une maison de santé. Je voulais l'embrasser avant qu'elle succombât à tous nos malheurs, mais le ciel ne l'a pas permis. Laissez-moi mourir, mes amis, mon existence ne vaut pas qu'on lui sacrifie sa tranquillité.
»Est-ce qu'un méchant parlerait ainsi, madame; non, les mauvais coeurs ne pensent qu'à eux, il se moquent bien des dangers qu'on peut courir en les sauvant. Ce jeune officier-là est un brave garçon, j'en mettrais ma main au feu, et je voudrais être aussi sûre qu'il ne sera pas fusillé par les patriotes comme je suis sûre qu'il mérite ce que nous faisons pour lui.
—Le marquis de la Menneraye? Êtes-vous certaine que ce soit bien ce nom-là? demanda Ellénore en réfléchissant.
—Oh! je me suis appliquée à le bien retenir. Il a dit: le marquis de la
Menneraye, et Germain l'a entendu comme moi.
—M. de Savernon le connaît, dit Ellénore en se parlant à elle-même. Ils se sont vus à Bruxelles… en émigration… Je puis lui confier ce qui m'arrive… il trouvera peut-être un moyen…
En ce moment on annonça le docteur Moreau; il venait rendre compte à madame Mansley de l'état du malade pour qui elle l'avait envoyé chercher.
—Il n'a rien de fracturé, dit-il, et j'espère le guérir sans avoir recours au talent d'un chirurgien; mais il s'obstine à se faire transporter dehors de chez vous, et je m'y oppose formellement. Je sais fort bien que s'il avait dépendu de moi de lui choisir un autre asile, il ne serait pas ici; mais puisque sa bonne étoile l'a conduit sous votre toit hospitalier, il faut qu'il en sorte sain et sauf. Il a un bras tailladé en sept endroits. Ce n'est rien; il le portera longtemps en écharpe, voilà tout. Les blessures de sa tête sont plus graves… et demandent de grands soins.
—Il faut les lui donner, docteur, dit Ellénore, et nous entendre sur le prétexte qui doit vous attirer ici tous les jours. J'ai fort à propos un commencement de rhume, dont vous pouvez faire facilement une espèce de fluxion de poitrine.
—Sans doute, mais ce serait vous rendre prisonnière aussi, et je préfère avoir recours à un de mes clients, qui m'a déjà servi dans une occasion semblable; car en qualité de Breton, je suis accablé de requêtes de la part de mes pauvres compatriotes; ceux qui sont pris les armes à la main et qui éternisent une guerre civile inutile, je ne puis rien pour eux; mais pour les malheureux enfants qu'ils entraînent dans leur folie, sans les consulter; qu'ils font tuer pour le soutien d'une cause perdue, pour un culte abandonné, dont les dieux sont en fuite et que ces jeunes gens n'ont pas connus; pour les victimes de cette démence politique, je combats de toutes mes forces, et je vous engage à faire comme moi, à solliciter vos amis patriotes en faveur de ce jeune chouan, dont la conversion ne vous sera pas difficile, car sa reconnaissance me paraît trop vive pour vous rien refuser.
—J'ai peur de le dénoncer en voulant le servir.
—Aussi faut-il le faire sortir de France sous un faux nom; j'ai pour ami un certain gentilhomme Allemand, né de Français réfugiés en Bavière depuis les guerres de religion; il vient de se reconstituer Français; et cet acte flatteur pour un pays désolé par l'émigration le met fort en crédit; je vais le consulter sur les moyens d'obtenir un passe-port à un de mes malades, nommé Durand. Je lui laisserai entendre qu'il y va de la vie pour ce pauvre jeune homme, et je suis sûr de son zèle à nous seconder dans cette charitable intrigue, surtout s'il sait que vous vous y intéressez.
—Moi?… Ah! par grâce, docteur, faites que je ne sois pas compromise dans cette affaire, c'est le seul prix que j'attache à mon dévouement pour cet inconnu; ne me nommez pas à votre ami.
—Tant pis. Je vous obéirai, mais c'est dommage; car Adolphe de Rheinfeld aurait trouvé encore plus de plaisir à sauver votre protégé que le mien.
X
Après le départ du docteur Moreau, Ellénore resta longtemps immobile, sous l'impression que ce nom d'Adolphe de Rheinfeld venait de lui produire. Justement effrayée du trouble où ce nom la jetait, elle se révolta contre l'ascendant de ce pouvoir occulte, inexplicable, que rien ne motivait, n'autorisait, et dont elle pensait qu'une volonté ferme devait triompher.
Alors, cherchant à se prouver à elle-même toutes les raisons qu'elle avait de se rassurer sur la crainte d'une préférence impossible, elle se disait:
—D'où vient que son nom m'agite? sa personne est-elle donc si séduisante, ou mon aveuglement si complet? Non, je suis sans illusions sur son compte. Ses grands cheveux trop blonds, ses bésicles inamovibles qui devraient m'empêcher de jamais surprendre un de ses regards, ce sourire sardonique, ce calme dédaigneux qu'il oppose à toutes les opinions qui ne sont pas les siennes; sa tenue nonchalante, ses habitudes; enfin, tout en lui me déplaît, et l'attrait d'un esprit supérieur ne saurait l'emporter sur tant de causes d'antipathie.
Malgré cette conclusion rassurante, Ellénore sentit qu'il fallait mettre entre elle et M. de Rheinfeld un de ces obstacles infranchissables, qui rendent tout rapprochement impossible. Elle médita plusieurs de ces injures que l'amour-propre ne pardonne jamais, et s'arrêta à celle qui lui parut devoir le mieux provoquer la colère la plus implacable, c'est-à-dire celle d'un auteur.
Adolphe venait de publier une seconde brochure politique qui alimentait toutes les conversations. C'était une prophétie sur les réactions qui sont les conséquences de tous les partis extrêmes. Il y prouvait que la révolution de France, faite contre les priviléges, et ayant dépassé son but en atteignant les propriétés, risquait de voir revenir les abus qu'elle avait détruits, en punition des droits qu'elle avait usurpés.
Cette vérité politique, attaquée par tous les gens qui en étaient le mieux convaincus, précédait dans l'ouvrage une sortie contre les journaux qui devait attirer à l'auteur un grand nombre d'ennemis.
On reproche à la presse quotidienne de notre temps ses indiscrétions, son caquetage. Elle s'est pourtant fort améliorée, à en juger par ce passage d'un livre d'un grand publiciste de 1797.
«La puissance des journaux s'est élevée comme par magie, au milieu d'un écroulement universel. Elle donne de l'audace aux plus lâches et de la crainte aux plus courageux. L'innocence n'en garantit pas, le mépris ne peut la repousser: destructive de toute estime et profanatrice de toute gloire, elle défigure le passé, elle devance l'avenir pour le défigurer de même; et, grâce à ses efforts et à ses succès, après une révolution de sept années, il ne reste, dans une nation de 25 millions d'hommes, pas un nom sans tache, pas une action qui n'ait été calomniée, pas un souvenir pur, pas une vérité rassurante, pas un principe consolateur.»
Ce n'était pas sur la ressemblance de ce tableau qu'Ellénore pouvait asseoir sa critique; elle chercha ligne par ligne celles qui présentaient un côté faible ou une idée facile à interpréter, et elle tomba sur celle-ci:
«On n'est obligé de dire la vérité qu'à celui qui a le droit de la savoir.»
—Voilà un précepte commode, pensa Ellénore, et que je m'engage à faire valoir de mon mieux.
En effet, se trouvant le lendemain chez madame Delmer en présence de plusieurs amis de M. de Rheinfeld, elle prouva avec toute l'éloquence de l'indignation qu'une semblable maxime érigeait la mauvaise foi en principe; que tout homme devenant ainsi juge du droit qu'un autre a de savoir la vérité, lui mentira sans scrupule. Comme si l'on pouvait composer avec une vertu et l'altérer selon ses préventions!
L'arrivée de l'auteur n'interrompit point la discussion sur l'ouvrage; seulement, plusieurs des personnes qui approuvaient tout bas la critique de madame Mansley la critiquèrent tout haut, ce qui redoubla le zèle d'Ellénore à soutenir son opinion sur l'inviolabilité de la vérité.
—Mais défendez-vous donc, dit madame Delmer à Adolphe; vous comptez peut-être sur tout ce qu'il y a dans votre brochure d'idées fortes et profondes, exprimées dans un style brillant, pour vous mettre à l'abri de tout reproche? Détrompez-vous. Nous vous accusons de certaines réserves propices au mensonge, dignes d'un jésuite politique.
—Que d'honneur! s'écria M. de Rheinfeld. Vous voulez bien m'attaquer? c'est prouver que vous m'avez lu, mesdames, et je ne saurais trop payer cette faveur insigne.
—On ne peut mieux éviter le combat contre de faibles adversaires. Chez vous, le dédain tourne en galanterie.
—Ah! c'est me faire injure, et, puisque vous le voulez, je vais m'armer de toutes pièces pour répondre à vos critiques.
Alors la discussion s'engagea d'une manière très-sérieuse entre Ellénore et Adolphe, car il devina que c'était la flatter que de paraître blessé des coups qu'elle portait à son amour-propre. Comme on exagère toujours ce que l'on feint, il montra tant de ressentiment, il s'exprima avec tant d'amertume, que madame Mansley crut avoir atteint le but qu'elle se proposait.
—Enfin, pensa-t-elle, j'ai trouvé le chemin de sa haine; l'auteur me sauvera de l'homme aimable, et voici probablement la dernière fois que nous causerons ensemble. Tant mieux, car il me ferait contracter l'habitude de dire des choses désagréables. Je ne sais à quoi attribuer le besoin que j'éprouve de le contrarier; mais quand il est là, je cède à une colère sans sujet qui m'emporte, malgré moi, à des discussions ridicules. Celle-ci lui laissera, j'espère, une trop mauvaise opinion de mon humeur querelleuse pour qu'il s'expose encore à la braver.
Cette petite scène, que toute la politesse des acteurs et des spectateurs avait eu peine à maintenir dans les bornes d'une querelle ordinaire, plongea l'âme d'Ellénore dans une satisfaction d'elle-même, qui lui fit une complète illusion.
Elle rentra chez elle, comme dans un port assuré contre toutes les tempêtes; la certitude qu'Adolphe n'oserait s'y présenter, et que s'il en avait jamais conçu l'envie, ce qu'ils venaient de se dire mutuellement la lui ferait perdre pour toujours, inspira à Ellénore une sécurité qu'elle crut inaltérable.
Décidée à ne s'occuper que du malheureux qu'elle avait recueilli, elle le confia aux soins de M. de Savernon; puis elle pensa à implorer les amis républicains, dont elle avait déjà mis l'obligeance à l'épreuve, pour obtenir les moyens de faire sortir de France M. de la Menneraye; car malgré les hymnes patriotiques, malgré les odes du champ de Mars, où l'on célébrait, chaque décade, le bonheur et la prospérité de la France, malgré le bien-être qu'on éprouvait depuis la chute du formidable comité de salut public, c'était encore une fort triste époque que celle où tant d'héritiers de nobles familles sollicitaient l'exil comme une faveur!
M. de Savernon connaissait le père du jeune Lucien; il approuva tout ce que la générosité de madame Mansley lui avait inspiré pour le pauvre blessé; mais ce malheureux était beau, brave, spirituel, et M. de Savernon approuvait encore plus vivement les démarches qu'Ellénore allait tenter pour l'éloigner de Paris.
Elle s'apprêtait à se rendre chez l'ex-abbé Siéyès, lorsqu'on lui remit une grande enveloppe cachetée; elle ouvre, et voit les lettres imprimées de: République française, en tête d'un passe-port revêtu de la signature de toutes les autorités du jour, portant le nom du citoyen Nicolas Durand, horloger, né à Genève, et retournant dans sa famille.
A la vue du passe-port qui assurait le salut de son protégé, Ellénore ne put contenir un cri de joie, et céda sans réflexion au désir d'aller montrer au blessé le baume municipal qui devait lui rendre la vie. Son domestique l'arrêta en disant:
—Madame oublie ce papier qui est tombé de l'enveloppe lorsqu'elle l'a ouverte.
Ellénore prend la petite feuille volante que lui présente Germain, et lit ce peu de mots:
«N'est-ce pas là ce que vous désiriez, madame?»
Comme l'écriture lui est inconnue, elle rappelle Germain.
—Qui vous a remis ce paquet?
—C'est le portier, madame.
—Allez lui demander qui le lui a donné.
—Il n'en sait rien, madame, car je l'ai questionné pour savoir si l'on attendait en bas la réponse; il m'a dit que cette lettre venait d'être posée sur sa table par un grand monsieur qui n'a pas même demandé si madame y était, mais qui a bien recommandé de lui remettre tout de suite ce paquet.
—C'est sans doute un des amis qui viennent souvent ici, et qu'il n'aura pas reconnu? demanda madame Mansley d'une voix troublée.
—Oh! non, madame, car j'étais à la fenêtre de la salle à manger quand ce monsieur est entré sous la porte cochère, et je suis bien sûre de ne l'avoir jamais vu ici. Avec ses grands cheveux blonds et ses bésicles, il me serait resté dans la mémoire.
—Il suffit, dit Ellénore; et, dès que Germain fut sorti, elle se laissa tomber dans un fauteuil, accablée sous le poids de tant de sensations contraires, de soupçons à la fois si doux et si effrayants, qu'elle avait peine à se soutenir.
Les vives émotions bonnes ou cruelles, ont le pouvoir de suspendre la pensée, de remplacer les craintes les mieux fondées par un vague, où l'espoir se fait jour comme un rayon du soleil à travers les nuages, et cette impression indéfinissable, Ellénore s'y abandonna comme à un rêve dont le réveil lui serait pénible.
M. de Savernon la surprit dans cet assoupissement moral. En la voyant tressaillir au son de sa voix, et le regarder d'un air égaré, il s'écria, avec l'accent de la terreur:
—Grand Dieu! vous êtes dénoncée? La Menneraye est arrêté? Nous sommes perdus?… Ah! je l'avais trop prévu, cet affreux malheur!…
Et M. de Savernon continuait de déclamer contre l'imprudence charitable d'Ellénore, contre la tyrannie des républicains, sans écouter ce qu'elle lui disait pour le sortir d'erreur; mais, en croyant mieux l'état de stupeur où il l'avait trouvée que tout ce qu'elle pouvait tenter pour le rassurer, M. de Savernon persistait dans son désespoir. Enfin, madame Mansley, lui mettant le passe-port sous les yeux, lui commanda d'un ton si impérieux de le lire, qu'il obéit.
Alors, sa fureur se changea en un délire de joie. Il se jeta aux pieds de celle qu'il appelait la providence des proscrits, et lui prodigua toutes les adorations de la reconnaissance.
Embarrassée de recevoir tant de bénédictions pour un bienfait qui n'était pas son ouvrage, Ellénore avoua sans détour comment lui était parvenu ce passe-port sauveur.
—C'est probablement un ami de la Menneraye, que dis-je? de Nicolas Durand, car il ne faut plus maintenant lui donner d'autre nom, qui, sachant par lui l'asile qu'il vous devait, se sera compromis pour lui faire avoir ce moyen de fuir, et de ne pas vous exposer plus longtemps aux recherches de la police républicaine. C'est qu'elle a des manières très-expéditives, ajouta M. de Savernon en se levant pour aller instruire le jeune blessé de ce qui lui arrivait d'heureux.
Il est permis de cacher aux autres ce qu'on ne s'avoue pas à soi-même. Ellénore cherchait de si bonne foi les raisons qui devaient lui faire douter de la part qu'avait M. de Rheinfeld dans cette affaire, qu'elle adopta, sans hésiter, la supposition de M. de Savernon, et l'affermit dans sa croyance. Mais lorsque rendue par la solitude à ses réflexions, elle tenta d'essayer sur son esprit les mêmes raisonnements qui venaient de lui réussir sur celui d'un autre, elle sentit régner au fond de son âme une conviction invincible, elle ne pensa plus qu'à la difficulté de rester froide sans paraître ingrate, ou d'exprimer sa reconnaissance sans trahir trop de sensibilité. La crainte de tomber dans ce dernier tort l'emporta.
—Décidément, j'aime mieux passer pour ingrate, pensa-t-elle; il m'en détestera un peu plus, et je ne sais quoi m'avertit que sa haine vaut mieux que son amour.
XI
A vingt ans, être sauvé par une jolie femme, lui devoir la vie, la liberté, et n'en pas devenir amoureux, ce serait un miracle de raison et de froideur auquel personne ne voudrait croire. Aussi trouvera-t-on fort simple que Lucien de la Menneraye reçut le passe-port qui assurait sa fuite sans témoigner la moindre joie. Il affecta même de souffrir tellement de ses blessures, qu'on ne pourrait sans cruauté l'engager à braver les fatigues d'une longue route avant d'avoir repris des forces. En vain M. de Savernon insista pour vaincre une résistance dont il devinait trop bien le motif, Lucien répondait à tout que, mourir pour mourir, il aimait mieux que ce fût sous les yeux de celle à qui sa vie appartenait.
—Je crois que vous seule pouvez lui faire entendre raison, dit M. de Savernon à Ellénore, car le docteur y a déjà perdu son éloquence, et cependant nous jugeons tous deux qu'il y aurait danger pour votre liberté, et même un peu d'inconvenance à garder ce jeune homme plus longtemps chez vous.
—Si c'est votre avis, dit Ellénore, et celui du docteur je m'y conformerai, malgré ma répugnance à congédier un malheureux dont les blessures sont à peine fermées. Allez lui demander s'il peut me recevoir.
—Ne vaudrait-il pas mieux lui écrire?
—Non, vraiment; ce que je vais lui dire est fort peu agréable, et doit être adouci par un ton affectueux. D'ailleurs, je tiens à lui prouver la vérité: c'est qu'en le déterminant à profiter sans délai du passe-port qui doit le mettre à l'abri de toutes poursuites, je pense bien plus à son intérêt qu'au mien.
Un quart d'heure après cet entretien, Ellénore entrait dans la petite chambre où elle avait recueilli le jeune Vendéen.
On aurait entendu les battements du coeur de Lucien lorsque sa porte s'entr'ouvrit et qu'une voix douce dit:
—Peut-on entrer?
Il ne répondit qu'en se jetant aux genoux de sa bienfaitrice.
—Ne parlons point de reconnaissance, s'empressa de dire madame Mansley, en faisant signe à M. de la Menneraye de s'asseoir sur l'une des deux chaises de paille qui, avec un lit, une commode et une table à ouvrage, composaient tout le mobilier de cette chambre.
»Dans ce temps de révolution, continua-t-elle, on peut facilement s'acquitter du service qu'on reçoit; le proscrit de la veille devient souvent le roi du lendemain, et la gratitude est une monnaie courante. Dieu sait si vous ne me sauverez pas avant peu de la fureur d'un parti quelconque.
—Ah! que je le voudrais! s'écria Lucien avec un enthousiasme qui fit sourire Ellénore.
—Eh bien, puisque vous êtes décidé à tant faire pour moi, dit-elle, commencez par m'ôter toute inquiétude sur vous.
—Mais sous quel abri, dans quel temple puis-je être mieux protégé qu'ici?
—Le temple est modeste, vous en conviendrez, reprit Ellénore en montrant l'espèce de soupente où ils se trouvaient; mais si misérable que soit ce pauvre asile, vous ne pouvez l'habiter plus longtemps sans risquer de le voir découvert.
—Mais je serai resté un jour de plus, là, près de vous, entendant tous les bruits de votre appartement, la sonnette qui annonce votre réveil, le glissement des anneaux de vos rideaux lorsque votre belle main les ouvre, les aboiements de cette jolie levrette, qui m'avertissent du degré de votre affection pour les gens qu'on annonce. Enfin, je vous entendrai vivre, et ce bonheur me suffira; il vaut bien…
—Tout cela est fort galant, interrompit Ellénore en affectant de plaisanter sur ce que Lucien déclarait très-sérieusement; mais puisque vous m'y contraignez, je vais vous parler au nom de ma sûreté. D'après l'avis que je viens de recevoir, vous ne pouvez rester caché ici sans la compromettre.
—Je pars à l'instant même, répond Lucien. Dieu me garde d'exposer au moindre péril l'ange qui m'a sauvé la vie! Je pars… mais non pas sans lui jurer que, quel que soit le lieu, quelle que soit la situation où je me trouve, fût-ce au bout du monde, dans huit jours comme dans vingt ans, un signe ou un mot d'elle disposera de moi, me ramènera à ses pieds pour y obéir à ses ordres, pour y servir ses projets, et sacrifier, s'il le faut, mon existence entière à ses moindres caprices.
—Songez, dit Ellénore, avec un ton presque solennel, que du fond de cette petite chambre, Dieu entend votre serment et que je l'accepte, comme une consolation réservée à mes chagrins à venir. Soyez sage, ne vous battez plus que pour votre pays, et consacrez-lui cette bravoure qui vous répond d'un beau grade dans ses armées, et d'une bonne part dans sa gloire. Dégoûtez votre père des triomphes de la guerre civile, de ces triomphes suivis de larmes, de remords, et revenez bientôt rapporter ici quelques-uns des drapeaux que le vainqueur de l'Italie y envoie si souvent. J'ai beau n'être pas née en France, elle est ma patrie adoptive, et je me sens une grande prédilection pour tous ceux qui se consacrent à sa prospérité.
—Ce mot décide de ma destinée; adieu, madame, vous apprendrez bientôt tout ce que peut le despotisme d'un ange.
Madame Mansley essaya ce despotisme sur Lucien, en lui ordonnant d'attendre la nuit pour sortir de sa maison, et pour aller chercher le mauvais cabriolet qui le conduirait hors des barrières de Paris; il devait ensuite continuer sa route à pied, ou dans quelque charrette s'en retournant à vide, selon que ses forces de convalescent lui permettraient de braver la fatigue; mais c'était la manière de voyager la moins compromettante et qui semblait la plus agréable à un malheureux reclus.
Dix jours après ce départ, madame Mansley reçut un billet, daté de
Wurtemberg, écrit sur du papier d'office, et contenant ces trois mots:
«Grâce à vous.»
Elle en conclut que M. de la Menneraye était en sûreté, et elle ne s'en occupa plus.
Espérant oublier de même celui qui l'avait si bien secondée dans cette bonne action, elle se tint éloignée des amies chez lesquelles elle rencontrait habituellement M. de Rheinfeld; mais on aimait trop à la voir, à l'entendre, pour supporter patiemment son absence. La marquise de Condorcet, madame Talma, madame Delmer vinrent tour à tour l'accabler d'invitations. Il fallut bien se rendre à quelques-unes, sous peine de laisser deviner le motif qui les lui faisait redouter.
—Je viens vous enlever de force, dit un matin madame Delmer à Ellénore. Garat dîne chez moi avec madame de Valbonne; ils nous chanteront ce soir le beau duo d'Armide, et quelques morceaux italiens, cela nous délassera de nos conversations politiques, qui dégénèrent trop souvent en querelles. On laissera en repos le nouvel ouvrage de madame de Staël, dont les critiques amères commencent à me fatiguer.
—Quoi! dit Ellénore, ce livre sur l'Influence des passions, qui, selon l'avis de M. de Talleyrand, serait bien plus amusant si, au lieu d'analyser les nôtres, l'auteur avait raconté les siennes?
—Oui, c'est ainsi qu'en parle un ami de l'auteur, celui qui lui doit d'être aujourd'hui ministre. Jugez de ce qu'en disent les indifférents! Heureusement tous ces bons mots, plus ou moins perfides, n'empêchent pas madame de Staël d'être la femme la meilleure et la plus spirituelle du siècle.
—Vous n'aurez donc chez vous que des amateurs de musique? demanda madame Mansley avant de s'engager.
—Je l'espère, car j'ai supplié mes charmants bavards de ne pas venir.
—Ils aiment un peu à vous contrarier, et vous êtes si bonne, qu'ils n'ont pas à craindre votre colère.
—Vous vous trompez, je suis sans pitié pour ces beaux parleurs qui, n'aimant pas la musique, empêchent les amateurs d'en jouir; pour ces grandes coquettes de salon, qui ont si peur de manquer leur entrée (comme on dit en style de coulisse), qu'elles ont soin d'arriver au beau milieu du morceau le plus important, et de déranger vingt personnes avant de parvenir à la place qu'un homme poli leur cède, ce qui met au supplice les chanteurs et la maîtresse de la maison. Je trouve fort simple qu'on ne soit pas sensible à la musique; mais pourquoi afficher les goûts qu'on n'a point? pourquoi s'obstiner à venir s'ennuyer de ce qui ravit les mélomanes, ou refroidir par une admiration feinte les élans d'un enthousiasme vrai? Dans l'espoir d'éviter cet inconvénient, j'ai divisé ma société: mes discuteurs, mes Célimènes, mes incroyables ont leur jour; mes amateurs, mes artistes en ont un autre; mes poëtes, mes auteurs sont de chaque réunion, car pour ceux-là tout est profit: la beauté, les travers, les talents, les ridicules leur fournissent également des images et des idées.
—Ainsi, vous me rangez parmi vos amateurs; j'en suis très-flattée, et je vous promets d'arriver si discrètement que Garat lui-même ne saura pas que je suis là pour l'applaudir, répondit Ellénore, rassurée sur la crainte de rencontrer ce jour-là M. de Rheinfeld chez madame Delmer, tant il lui semblait qu'il devait être compris parmi les discuteurs.
Elle s'abusait; ce fut la première personne qu'elle aperçut en entrant dans le salon de musique: il était debout derrière le piano, appuyé sur une des consoles qui séparaient les fenêtres, et placé tellement en face de la porte du salon, qu'on ne pouvait y entrer sans être aperçu de lui.
Ellénore se sentit rougir à son aspect; et dans le dépit de ne pouvoir surmonter son émotion, elle résolut de détourner si bien ses regards de l'endroit où se trouvait Adolphe, qu'elle ne pût jamais rencontrer les siens.
Dans l'intervalle de la première partie du concert à la seconde, tous les hommes de sa connaissance vinrent la saluer, excepté M. de Rheinfeld. Pourtant il s'approcha de la belle Regnault de Saint-Jean-d'Angély, qui était à si peu de distance d'Ellénore que leur conversation lui parvenait.
—En vérité, vous m'édifiez par la manière dont vous écoutez la musique, disait madame Regnault, je croyais que vous ne l'aimiez pas?
—Qu'importe? si j'aime les personnes qui l'aiment, répondait Adolphe. Et puis ne doit-on pas savoir gré à un chanteur tel que Garat d'exprimer les sentiments qu'on éprouve? Il y a dans cette manière de faire parvenir les aveux qu'on n'oserait hasarder, quelque chose de ravissant.
—Eh! comment voulez-vous qu'on devine votre passion dans les reproches amoureux dont Armide accable l'insensible Renaud?
—Tout ce qui parle amour est mon complice, madame, reprit M. de
Rheinfeld avec un sourire ironique.
Alors M. de Chauvelin venant se mêler à la conversation, elle se continua tout en moquerie sur l'effet de grandes passions. Mais, du milieu de ce feu roulant de plaisanteries, il s'échappa quelques mots dits sérieusement, et qui, sortis du coeur d'Adolphe, vinrent retentir à celui d'Ellénore.
Pourtant, de son côté, elle paraissait entièrement captivée par les hommages que lui rendaient plusieurs des gens célèbres qui faisaient les plaisirs et la gloire du salon de madame Delmer. Chénier, Lemercier, Ducis, Isabey, Garat, Chérubini, Andrieux, Legouvé, Gérard, Méhul, Alexandre Duval, le joyeux Picard, le malin Hoffman, Longchamps, l'auteur de Ma tante Aurore, l'aimable Dupaty, l'élégant Forbin, les deux Ségur, le chevalier de Boufflers, le comte de Lauraguais, et ce groupe de jeunes officiers montés depuis aux grades de généraux, de maréchaux, de princes, tous s'empressaient d'obtenir un mot, un sourire d'Ellénore.
Ce soir-là, un sentiment involontaire la portait à répondre avec une sorte de coquetterie aux charmantes flatteries qu'on lui adressait: elle espérait sans doute en voir prendre un peu d'humeur à la seule personne qui affectait de ne lui point parler. Mais ayant jeté à la dérobée un regard sur M. de Rheinfeld, elle fut frappée de la douce joie qui animait sa physionomie; feignant d'écouter la conversation de ses voisins, y mêlant de temps en temps un mot inutile, il contemplait avec ravissement tout ce que faisait Ellénore pour lui déplaire.
Il fut tiré de cette contemplation par de méchants propos que deux femmes, placées devant lui, se disaient à l'oreille, mais à si haute voix, qu'on ne pouvait s'abuser sur leur désir de les faire entendre. Ils portaient particulièrement sur la facilité de madame Delmer à recevoir de certaines personnes qui n'étaient point faites, à ce qu'elles prétendaient, pour se trouver en bonne compagnie.
—Grâce au ciel! disait l'une, nous ne sommes plus sous le règne de cette égalité féroce qui mettait au même rang l'assassin et la victime, le brave et le poltron, l'inepte et le savant, l'honnête femme et la prostituée. La société se reconstruit et tout nous fait présager le retour de nos anciens usages. Aussi est-il de notre devoir de nous opposer vivement à ce qui entraverait ce retour aux vieilles convenances.
—Sans doute, répondait l'autre, et le code du monde n'était pas assez rigide pour qu'on ne soit pas très-heureux d'y revenir. Il était même fort indulgent pour la galanterie, et pourvu qu'on eût un certain rang… et d'excellentes manières…
—On fermait les yeux sur tout le reste, interrompit l'autre… Mais souffrir que des créatures sans nom, ayant pour toute recommandation une ou deux aventures scandaleuses, viennent s'asseoir à côté de vous dans un salon, et y attirer tous les hommes que l'espoir d'un succès facile rend si sémillants; vous obliger à être spectateur du prologue de leurs intrigues futures; c'est ce qu'on ne saurait tolérer, ajouta-t-elle en montrant par un geste madame Mansley.
A ces mots dits avec le dédain le plus insolent, M. de Rheinfeld se sentit rougir de colère. Entendre insulter Ellénore, sans pouvoir la défendre, le livrait à un supplice au-dessus de ses forces; et pourtant comment oser prendre son parti contre des femmes qu'il connaissait à peine, et dont rien ne l'autorisait à interrompre les confidences? Malheureusement pour elles, un de ces nouveaux enrichis qui se faufilaient alors dans le monde élégant, avides d'en apprendre les usages, et de savoir les noms des personnages les plus marquants, vint demander à M. de Rheinfeld s'il connaissait les deux femmes qui étaient devant lui.
—Fort peu, répondit-il, on les dit méchantes et plus que légères; moi je les crois simplement égarées. Elles ont pris l'offensive pour la défensive, voilà tout.
Alors, certain de sa vengeance dont l'effet se lisait sur le visage crispé de ces dames, il s'éloigna d'elles et se rapprocha d'Ellénore, décidé à lui parler, et se flattant d'en être accueillis comme si madame Mansley avait pu deviner le tort qu'il venait de se donner pour elle.
—Oh! mon Dieu! se disait Ellénore, à chaque pas que faisait M. de Rheinfeld pour arriver près d'elle, ne permettez pas qu'il voie mon trouble; ou plutôt armez-moi contre cet ascendant inexplicable; donnez-moi l'amertume de l'ironie, la mauvaise grâce du dédain, l'apparence de la profonde ingratitude; enfin, tout ce qui sépare irrévocablement une âme sensible d'un coeur sec, un esprit supérieur de la sottise vulgaire!
Le ciel, touché, probablement, par la nouveauté de cette prière, l'exauça en partie, et peu s'en fallut qu'Adolphe ne fût découragé par l'air glacial de madame Mansley, par le soin qu'elle prenait de répondre au voisin qui ne lui parlait pas, et cela uniquement pour ôter à M. de Rheinfeld le désir de l'interrompre; mais l'affectation des sentiments contraires à ceux qu'on éprouve réussit mal aux personnes d'une nature franche. Là où l'on devine un effort, on recherche une cause, et toutes les ruses de l'esprit ne parviennent pas à dissimuler le sentiment qui bouleverse un pauvre coeur.
Cédant moins à une présomption ridicule qu'à un soupçon flatteur, à une sympathie entraînante, Adolphe, pressentant qu'Ellénore répondrait à peine aux mots insignifiants qu'on adresse ordinairement dans le monde aux femmes avec lesquelles on n'a que des rapports de politesse, se pencha vers elle, et lui dit sans préambule:
—Pourquoi vous faire moins gracieuse et moins bonne que vous ne l'êtes?
Cette attaque imprévue déconcertait tous les plans d'Ellénore. Furieuse de répondre à sa pensée, lorsqu'elle s'efforçait si bien de la cacher, elle feignit de paraître surprise de l'espèce de familiarité que M. de Rheinfeld hasardait en entrant ainsi en conversation avec elle.
—Je ne vous comprends pas, dit Ellénore d'un ton sévère.
—Tant mieux, reprit Adolphe; cela m'autorise à m'expliquer, et j'ai tant de choses à vous dire!
—Pardon; un concert exige le silence, et nous ne sommes ici que pour écouter… de bonne musique.
—Vous, peut-être, madame; mais moi, je n'y suis venu que pour voir…
—Eh bien, n'empêchez pas les autres d'entendre, interrompit Ellénore, en souriant malgré elle, comme pour adoucir la rigueur de cet ordre.
—Je me tais… aussi bien, vous savez mieux que moi ce que je pense, ce que j'éprouve, autrement seriez-vous si sévère, si malveillante pour moi. Ah! me punir ainsi, il faut que vous connaissiez mon crime.
—Est-ce que Garat ne va pas chanter son air basque? s'empressa de demander Ellénore à madame Delmer qui passait près d'elle.
—Si, vraiment, il finira par un Soir de cet automne. Mais nous voulons qu'il nous dise avant sa dernière romance:
  Je t'aime tant, je t'aime tant,
  Je ne puis assez te le dire.
—Ah! oui, s'écria M. de Rheinfeld, qu'il chante celle-là, je l'applaudirai de tout mon coeur; et vous madame? ajouta-t-il d'une voix émue en s'adressant à Ellénore.
—J'aime peu ces sortes de fadeurs, répondit-elle avec dédain; mais le talent de Garat fait passer bien des choses.
—A quoi bon feindre pour si mal tromper? Convenez-en, madame, le talent de Garat et toutes les richesses d'harmonie qu'on prodigue ici, ne nous occupent guère en ce moment; il y va d'un plus grand intérêt pour vous et pour moi.
A ces mots, Ellénore fit un geste d'impatience.
—Calmez-vous, ajouta Adolphe, et ne laissez pas deviner ce que je vous dis par votre peu de complaisance à l'écouter. Comptez sur mon honneur, sur ma prudence, sur ma crainte de vous compromettre en rien. Mais puisque vous me réduisez à des tête-à-tête de ce genre, qu'il me faut la protection de soixante témoins pour oser vous dire un mot de ce que je pense, vous me pardonnerez de profiter de la seule occasion que j'aie de vous apprendre que vos injures, vos dédains, vos mépris même ne peuvent rien contre ce que vous redoutez; qu'en devenant, malgré vous, l'idole, vous avez accepté le culte et qu'il faut le subir.
—Je n'en vois pas la nécessité, répondit Ellénore, en prenant un air dégagé.
—Mais vous la sentez, interrompit Adolphe; on n'exerce pas un pouvoir absolu sans y tenir, croyez-moi. Laissons à d'autres toutes les minauderies, tout le doratisme des petites comédies qui se jouent dans le monde galant. Vous êtes mon secret, je suis peut-être le vôtre, aidons-nous mutuellement à le garder.
En finissant ces mots, il se leva pour retourner à la place qu'il venait de quitter, et laissa Ellénore en proie à une émotion qui tenait à la fois de la surprise, du dépit, de la colère et de l'amour.
Dans l'agitation fébrile qui la dominait, elle s'excita à l'indignation, à la révolte, contre ce qu'elle appelait le comble de l'insolence et de la fatuité.
—Grâce à cet excès d'audace, à cette confiance si impertinente, pensa-t-elle, je n'ai plus rien à craindre; c'en est assez pour faire oublier tout ce que je lui supposais de sentiments nobles et dévoués. Le service même qu'il vient de me rendre, en m'aidant à sauver un proscrit, disparaît sous le vil motif qui l'a fait agir. Il a cru m'asservir par la reconnaissance; mais si la générosité, la délicatesse, sont des séductions irrésistibles, le calcul appliqué au bienfait est ce que je connais de plus méprisable, ce qui doit tuer à jamais toute affection naissante. Béni soit Dieu, pour m'avoir éclairée à temps; je suis sauvée.
En se félicitant ainsi d'échapper à l'empire qu'elle redoutait, Ellénore s'étonnait de la tristesse qui pesait sur son coeur. C'était ce qu'on éprouve à la perte d'une espérance vive, c'était comme la douleur d'un adieu déchirant. Des larmes s'échappaient de ses yeux sans qu'elle s'en aperçût. Une voix secrète lui disait qu'elle était profondément aimée, que cet homme, si maître de lui en apparence, venait d'obéir au besoin de lui parler de sa passion, et non pas à l'orgueil de s'en vanter, qu'il avait trop d'esprit pour tomber dans le tort des sots qui se croient irrésistibles, et que s'il avait osé lui révéler à elle-même ce qu'elle ressentait pour lui, c'est que sans cesse occupé d'elle, épiant ses pensées, ses moindres mouvements, traduisant ses paroles, il avait lu dans son coeur, et que, dédaignant cette ruse vulgaire qui consiste à se plaindre de n'être point compris, lorsque tout vous prouve le contraire, il lui avait parlé sans détour de leur pensée commune.
Pendant que tant de réflexions, de suppositions contrastantes torturaient l'esprit d'Ellénore, Adolphe se complaisait à voir passer sur son beau front les idées qui l'éclairaient ou l'assombrissaient tour à tour. Peu lui importait que ces idées lui fussent ou non favorables.
—Elle pense à moi, disait-il; et le bonheur attaché à cette certitude l'emportait sur toutes les craintes qu'il aurait pu concevoir.
Plongés tous deux dans une rêverie profonde, ils ne prenaient aucune part aux ravissements causés par la voix de Garat, et surtout par sa chaleur entraînante à exprimer l'amour: quand on possède l'original, on se soucie peu de la copie.
Enfin, les transports de dilettanti se calmèrent; aux applaudissements effrénés succédèrent les compliments flatteurs. Garat et madame de Valbonne se retirèrent de bonne heure par égard pour leur santé et leurs belles voix.
A voir les soins, les inquiétudes qu'on leur témoignait, on ne se serait pas douté qu'il y eût pour chacun d'autre intérêt au monde; et pourtant, on se battait sur toutes nos frontières; les brigands infestaient nos grandes routes; les jacobins assoupis menaçaient d'un réveil terrifiant; on était ruiné par le papier-monnaie; révolté contre un gouvernement qui autorisait tous les désordres, on en désirait et redoutait également la chute. Dans cette crainte d'un funeste avenir, et encore meurtri du passé, on ne pensait qu'à jouir du présent.
L'absence du plus grand ennemi des plaisirs contribuait beaucoup à le rendre agréable. La vanité avait péri avec tant d'autres victimes conduites par elle à l'échafaud. La faux de la Révolution, en coupant, à l'exemple du tyran de l'antiquité, toutes les têtes qui dépassaient celle du peuple, avait dégoûté de cette rage de paraître plus qu'on est, de dépenser plus qu'on a, de briller plus qu'on ne le doit, enfin on ignorait ce supplice volontaire qui ne laisse aux vaniteux, ni paix, ni trêve. Maudite soit la résurrection de cette divinité infernale.
XII
Il était une sorte de recherche de pauvreté, adoptée par la classe des ci-devants, ainsi désignée par le rang qu'elle occupait sous l'ancien régime; recherche dont l'élégance faisait pâlir le luxe des parvenus.
Par exemple, madame de N…, réduite à mettre son titre de côté pour ne garder que son beau nom, ne paraissait jamais dans le monde que vêtue d'une simple tunique de mousseline blanche; ses cheveux retenus par une résille en rubans de laine rouge, sa ceinture en ruban pareil, faisait deux fois le tour de sa taille et était nouée à l'antique, ses bras seulement cachés près des épaules par quelques plis artistement drapés, ses pieds emprisonnés dans des cothurnes de taffetas couleur de chair, ornés de bandelettes vertes à la manière des dames grecques, dont ce costume et surtout le beau profil de madame de N…, rappelaient la tournure noble et la grâce austère.
Avec tant d'avantages, elle n'aurait pas échappé sans doute aux bourreaux de la Terreur; mais son plus proche parent, ayant jeté son titre et son froc aux orties pour se sauver de leurs sanglantes mains, venait d'accepter un emploi éminent sous la dictature de Barras, et elle se trouvait naturellement protégée par l'apostasie et le pouvoir naissant de son illustre parent.
En détaillant ainsi la grande parure de cette époque de transition entre la misère et la magnificence, nous voulons prouver à quel point la vanité était déconcertée par la simplicité à la mode.
Il doit être bien difficile de faire comprendre aujourd'hui, où l'argent est le mobile de tout, le dieu des ambitieux, la gloire des hommes d'État, la passion des amants, le but des artistes, la muse des auteurs, qu'il a existé en France un moment, très-court à la vérité, où ce roi de l'univers s'est vu détrôné par le mérite, la bravoure et la résignation: un moment où nos soldats ni payés, ni vêtus, ni nourris, marchaient gaiement à l'ennemi et gagnaient des batailles; un moment, où le jeune général choisi par la Victoire pour les conduire dans tant de capitales de l'Europe, disait à ceux que la faim, la misère abattaient:
«Soldats, vos besoins sont grands; mais la première qualité du soldat est la constance à supporter la fatigue et la privation; la valeur n'est que la seconde.»
Et tous, éblouis par ces nobles paroles, ressaisirent leurs armes, en s'écriant:
—La victoire nous donnera du pain!
Un moment où les banquiers de Paris, seuls financiers à qui leurs gains légitimes permettaient de venir au secours de nos armées, prêtaient, sur sa simple garantie, à un général sans fortune, douze millions en numéraire, et cela pour empêcher ses braves, qu'il appelait ses enfants, de succomber à la misère;
Un moment où une jeune personne, jolie, bien élevée, trouvait à se marier sans dot et sans trousseau;
Où le manuscrit d'un auteur distingué, se donnait pour le prix des frais d'impression.
Mais chaque siècle a sa passion dominante: si l'avarice tue l'amour, là où elle ne règne pas, il a tout son empire.
Chaque jour alors amenait de ces mariages, où la fortune épousait l'esprit, le pouvoir la beauté; de ces divorces, qui faisaient préférer la misère à l'antipathie et à la trahison. Le coeur, une fois livré à tous les délices, les tourmente d'une passion naissante, avait bien de la peine à la surmonter. Nul intérêt de vanité ne venait vous distraire de ce rêve continuel, où l'on ne voit jamais que la même image, où l'on n'entend que la même voix. On aimait pour le bonheur d'aimer, sans calcul, sans d'autre but que celui de plaire, et comme tous les sentiments généreux, l'amour de ce temps allait souvent jusqu'à la folie. Ellénore en voyait de si nombreux exemples, qu'elle était terrifiée. Mais que peuvent les craintes, les avis de la raison en faveur du repos, contre les agitations, le délire d'un malheur séduisant!
L'Europe commençait à retentir des victoires de Bonaparte. C'étaient des acclamations, une ivresse populaire, dont les grands politiques s'alarmaient pour la liberté; ils savaient qu'en France, particulièrement, on obéit sans restriction à ce qu'on admire, et ils s'encourageaient à défendre une liberté, achetée par tant de douleurs et de crimes.
M. de Rheinfeld, qui devait succomber plus tard à la séduction du génie aux abois, se rangea parmi les opposants à la nouvelle puissance, jugée d'autant plus redoutable, qu'elle avait pour berceau la gloire, pour prestige le succès.
Cette résistance à l'entraînement général, lui donnait de fréquentes occasions de faire briller son esprit. On ne pouvait raconter les événements du jour, sans citer ses épigrammes et les bons mots de son amie, madame de Seldorf. C'était fort contrariant pour la personne qui fuyait sa présence, les salons où on le rencontrait, et tout cela dans le désir qu'elle avait de n'en plus entendre parler.
Cependant, Ellénore agit courageusement contre sa faiblesse; elle cessa d'aller chez les amis de M. de Rheinfeld, l'évita le plus possible dans les endroits publics; et, après avoir mis tant de mois et de soins à l'oublier, elle crut y être parvenue.
Mais Adolphe en avait trop dit, pour supporter cette obstination à le fuir sans se plaindre.
Il écrivit d'abord à Ellénore, dans le seul but de se soulager du poids de ses pensées, sans intention de les lui adresser; puis, enhardi par la sincère peinture des sentiments qu'il éprouvait pour elle, il avait raisonné (car on raisonne aussi dans la folie), et il s'était prouvé, qu'après l'audace de son aveu à Ellénore, il né risquait pas d'augmenter sa colère; que les torts d'un amour passionné ne se faisaient pardonner qu'en se continuant, et il se décida à envoyer ses lettres à madame Mansley, non pas sans avoir pris toutes les précautions possibles, pour qu'elles ne tombassent pas en d'autres mains.
Reproduire ces lettres, serait une indiscrétion coupable; s'efforcer de les imiter, serait une prétention ridicule. Ceux à qui l'on a confié des lettres d'amour de M. de Rheinfeld savent si tant de mélancolie dans le coeur, tant de grâce dans l'esprit, tant de délicatesse dans la flatterie, tant d'éloquence dans le désir d'être aimé, sont imitables.
Leur séduction fut irrésistible. Madame Mansley se persuada que le sacrifice d'un semblable amour suffisait à sa conscience, et qu'elle n'était pas forcée d'y joindre celui des preuves parlantes d'un sentiment qu'elle pouvait combattre, mais non dédaigner.
Elle ignorait toute la supériorité d'une lettre sur une entrevue, où la présence de témoins importuns porte souvent la personne la plus spirituelle à dire des sottises, la plus prudente à commettre une indiscrétion, ou, ce qui est pis encore, à se trahir par l'affectation de son mutisme ou de son parlage à l'envers. Elle ne se méfiait pas de cette faculté de choisir dans ce qu'on pense, qui fait d'une lettre l'expression franche de la passion, sans s'exposer à trahir aucun de ces mouvements spontanés qui en pourraient faire soupçonner le désintéressement et la durée; elle s'abandonnait à tout le charme de ce portrait flatté, de cette harmonie de paroles qui enivraient son imagination et son coeur.
O don céleste de peindre ce qu'on sent avec des mots heureux, persuasifs! Présent funeste qui fait tant d'innocents parjures et tant de belles dupes! Passer la journée, la nuit, avec un billet tendre, le relire, le commenter cent fois, le graver dans sa mémoire, en faire l'évangile de son coeur! Quoi de moins coupable, dit-on, lorsqu'on se promet de fuir celui qui l'a écrit? L'absence n'est-elle pas un sûr remède contre cette affreuse maladie?
A cela nous répondons, en suivant la métaphore, que l'amour est comme la peste, il se gagne par lettre.
Plus Ellénore reconnaissait cette vérité, plus elle cherchait à s'aveugler et à se contenter de se montrer sévère et même assez malveillante envers M. de Rheinfeld, espérant lui cacher sous cette froideur glaciale, sous une différence d'opinions dont elle exagérait l'antipathie, la faiblesse qu'elle avait pour ses lettres; mais les recevoir sans les renvoyer était leur accorder une faveur dont Adolphe se trouvait trop heureux pour ne pas la payer sans regret de tout ce que tentait Ellénore pour lui ôter de son prix.
D'ailleurs, Adolphe savait que madame Mansley, sans cesse en lutte avec sa destinée, protestait, pour ainsi dire, par chacune de ses actions et de ses paroles, contre les jugements qu'on portait sur elle; que sans cesse tourmentée d'une idée particulière, au milieu de la conversation la plus générale, elle ne restait jamais parfaitement calme. Mais, par cela même, il y avait dans sa manière quelque chose de fougueux, d'inattendu qui la rendait encore plus piquante; dans ses moments de verve, d'indignation, Adolphe l'examinait avec intérêt et curiosité comme un bel orage.
Le dépit d'Ellénore s'augmentait de cette espèce d'admiration; elle s'en faisait un prétexte vis-à-vis d'elle-même, pour se rassurer contre l'attrait d'un amour assez froid pour s'y bien observer, lorsqu'un mot d'Adolphe, une allusion à la lettre de la veille venaient la replonger dans ce trouble divin, cette ivresse de la pensée qui naît de ce mot:—Il m'aime!
De toutes les personnes qui s'amusaient à exciter les discussions, les mots amers d'Adolphe et d'Ellénore, madame Talma seule en avait deviné le vrai motif.
—On ne se hait pas si haut, disait-elle à Chénier, et j'ai peur pour cette pauvre révoltée. Si le malheur veut qu'elle s'aperçoive de tout ce que ce grand pâle d'Adolphe a de ravissant dans l'esprit et le coeur, son goût pour la sagesse, sa résolution d'expier les torts dont elle est innocente, sa terreur de l'opinion, sa rage de vouloir reconquérir une place à jamais perdue, n'y pourront rien; elle l'aimera, et le pis est qu'elle aura la sottise de s'en faire un crime.
—J'ignore ce qui se passe dans l'âme de madame Mansley, dit Chénier en souriant, et si les injures spirituelles dont elle accable souvent M. de Rheinfeld sont un langage de convention pour éprouver notre crédulité imbécile; mais j'ai parfaitement découvert à l'interrogatoire que j'ai subi ce matin, ce qui rend Adolphe rêveur, impatient, enthousiaste, ironique, selon que la voix de votre belle amie devient plus sévère ou plus douce.
—Quoi! madame de Seldorf se douterait?…
—On se doute toujours de ce que l'on craint. Ce n'est pas qu'elle le soupçonne de porter ailleurs son hommage, comme vous dirait le vicomte, il ne trouvera jamais une plus belle occasion de le placer; elle est sûre de ne pas perdre les adorations ostensibles dues à ses talents et à sa célébrité; mais les devoirs de l'amour-propre une fois remplis envers les coryphées de la société, l'amour va souvent se divertir en moins bonne compagnie, et madame de Seldorf soupçonne celui d'Adolphe de cette petite débauche. Je ne sais par quelle fatalité la calomnie qui travaille si bien d'ordinaire, a manqué son effet sur l'esprit de madame de Seldorf. On a eu grand soin de lui répéter les sots bruits accrédités sur le compte de madame Mansley; de la ranger parmi ces femmes galantes qui aiment et qu'on aime sans conséquence; elle a deviné, avec sa perspicacité ordinaire, la supériorité de cette jolie femme, à l'acharnement qu'on mettait à en médire, et j'ai été confondu de la trouver si disposée à croire le bien que j'en pense.
—Cela ne m'étonne pas; l'esprit rend juste. Mais ce qui me surprend, c'est que madame de Seldorf ait été assez dominée par le sentiment dont les femmes détestent le plus à convenir, pour vous en parler si naïvement.
—Aussi ne l'a-t-elle pas fait. Nous avons eu grand soin d'employer l'un et l'autre tous les mots qui devaient déguiser le vrai sujet de la conversation. Elle me questionnait sur madame Mansley, comme cédant uniquement à l'intérêt qu'inspire une personne injustement flétrie, mais distinguée, partant fort malheureuse. Quant à moi, je lui répondais sur Adolphe en amenant tant bien que mal la différence d'opinion qui provoquait souvent entre lui et madame Mansley des querelles assez vives, et où leur peu de sympathie se laissait trop souvent apercevoir. Enfin, je tâchais de calmer l'inquiétude que madame de Seldorf me cachait; et, de son côté, elle m'apprenait le nouvel amour d'Adolphe, en voulant m'en ôter l'idée. Ainsi, sans nous rien avouer, nos pensées s'échappaient à travers un flot de paroles insignifiantes. Vous avez dû souvent causer de même; cela épargne l'embarras des aveux sans rien ôter aux charmes de la confiance.
—Eh bien, qu'est-il résulté de ce beau manége?
—Que me voilà initié malgré moi dans un mystère qui intéresse également trois personnes que j'aime et qui vont me prendre en horreur dès qu'elles me croiront dans le secret de ce qui les agite. J'ai toujours eu de ces bonnes fortunes-là.
—Pauvre Adolphe! je le plains.
—C'est singulièrement placer votre pitié; je la croyais due aux victimes, et non pas au bourreau.
—En amour, reprit madame Talma, il est d'excellents bourreaux, pleins de remords, d'égards et de tendresse. Vous qui parlez, vous l'avez été tout comme un autre, et vous ne pouvez avoir perdu le souvenir du supplice attaché au crime d'une infidélité de bon goût; l'inconstance brutale est bien moins douloureuse pour l'innocent et le coupable, mais ces ménagements humiliants pour tous deux, ces ruses, dont le succès vous dégrade plus aux yeux de celle qui vous plaît qu'aux yeux de celle qui vous pleure; cet arsenal de tromperies qu'il faut déployer à chaque bataille, les rend mortelles. Le mieux est de résister en Spartiate ou de céder en Sybarite. Et voilà précisément ce dont Adolphe est incapable; il n'aura jamais la force de renoncer à l'honneur d'adorer madame de Seldorf, d'être le confident de son esprit, l'esclave de son génie, et il ne saura pas davantage résister au charme invincible qui fait de madame Mansley la femme la plus attrayante, la plus piquante, la plus tourmentante à aimer, la plus impossible à oublier.
—Alors comment faire pour le sortir de peine, ou plutôt de son luxe de plaisir?
—Il faut l'engager à suivre madame de Seldorf dans le voyage qu'elle projette.
—Et nos affaires politiques? Songez donc que dans la crise où nous sommes, une voix puissante et plaidant pour la liberté nous est fort utile. Le nombre de ses défenseurs diminue à chaque conquête de notre général. Une campagne de plus, et nous n'aurons tant fait de bien et de mal que pour changer de dynastie. Si l'amour se joint à la victoire pour faire déserter ce qui nous reste de républicains, nous ne serons pas longtemps libres.
—Eh bien, si la présence d'Adolphe vous est nécessaire, c'est madame Mansley qu'il faut éloigner d'ici, et je me charge de ce soin. La pauvre femme ne sera pas difficile à déterminer. Elle est de trop bonne foi dans sa résolution vertueuse pour se refuser au seul moyen de la tenir.
Au moment ou madame Talma achevait ces mots, Ellénore parut à la porte du salon, le visage pâle, les traits contractés et dans une agitation pénible qu'elle s'efforçait en vain de dissimuler. On devinait qu'elle était porteur d'une nouvelle triste et qu'elle cherchait les expressions qui en devaient le mieux atténuer l'effet, soin touchant qui trompe toutes les terreurs, excepté celles d'une mère.
XIII
Si, comme le prétendent certains philosophes, les faibles humains ont été de tout temps pourvus des mêmes vertus et des mêmes vices, on ne peut nier l'influence des révolutions sur la manière d'exercer les unes et les autres.
Les grands dangers ramènent aux idées vraies; là seulement, la générosité, le dévouement, le courage héroïque reprennent leur rang. Les convenances du monde, ces mille et une lois d'une société détrônée, se bravent sans inconvénient. On pardonne aux fautes rachetées par de nobles qualités; on préfère l'imprudence au calcul, la faiblesse à l'hypocrisie; enfin, l'on est moins prude et plus sévère.
Cela explique l'indulgence qu'on avait, à l'époque que nous retraçons, pour les torts de l'amour, et le peu de soins qu'on prenait d'en cacher les suites. Les plus grandes dames de l'ancien régime réduite au veuvage par la faute de l'anarchie, payaient quelquefois leur sortie de prison d'un abandon complet; et quand le libérateur était jeune et beau, lorsqu'il risquait sa vie pour sauver celle de la noble prisonnière, la reconnaissance de celle-ci était sans bornes. Il existe encore plusieurs preuves vivantes de cet excès de gratitude; on les cachait peu, lorsque le mystère n'était pas indispensable, et l'on voyait chaque jour de jeunes insensées préférer l'éclat d'une rupture à l'ennui de tromper un vieux mari, au remords de lui donner des héritiers de fantaisie.
C'était fort immoral, dit-on, d'un exemple pernicieux. Il vaut mieux tromper saintement, soit: on ne peut disputer des goûts ni des vices; mais enfin, la naïveté dans les passions, le désintéressement dans les liaisons de coeur, était un des travers de l'époque. On en est bien corrigé.
La spirituelle Julie, dont la vie noblement galante avait été cruellement expiée par son mariage avec un homme de grand talent, d'une admirable figure, mais beaucoup plus jeune qu'elle, avait eu avant ce mariage un fils, que son père, excellent gentilhomme, ne reniait pas, et auquel il avait donné son nom et la meilleure éducation militaire.
Félix de Ségur était un de ces modèles de jeunes officiers, dont les auteurs de romans et les femmes exaltées faisaient alors leurs héros. Intrépides à l'armée, timides dans un salon, passant de la mélancolie d'un amoureux à la gaieté d'un enfant; c'était la bravoure, l'élégance en personne.
L'abnégation de soi-même, si commune chez les mères, avait décidé madame Talma à laisser demeurer Félix chez son père pendant ses moments de congé. Elle comptait avec raison sur l'empire d'une si douce présence. En effet, le vicomte de Ségur, dont la frivolité se bornait à son langage, sans influer sur ses actions, avait pour Félix une tendresse extrême, et ne s'absentait jamais de Paris quand il était permis à son fils d'y séjourner quelque temps; mais il était à l'armée, et le vicomte venait de partir pour Barège, où une affection de poitrine l'attirait. Son appartement était resté confié à un vieux valet de chambre, qui, après avoir régné sur un nombreux domestique, en était réduit à cumuler les emplois d'intendant, de cuisinier, de frotteur, etc.
Ce brave homme balayait humblement l'antichambre de son maître, lorsqu'on frappa vivement à la porte. Il ouvre, et jette un cri perçant en voyant le jeune Félix étendu sur un brancard porté par deux hommes. La pâleur du blessé redouble l'effroi du valet de chambre. Il aide à le transporter sur le lit du vicomte, et commande à l'un des porteurs d'aller chercher un chirurgien.
Il accable de questions le jeune officier, qui ne l'entend pas; car la douleur d'une blessure rouverte et la perte de sang qui en résulte, l'ont fait évanouir. Enfin, le commissionnaire arrive suivi de M. du P… et d'une garde-malade, qui vient offrir ses soins; le portefaix la recommande avec un zèle tout particulier.
A son air modeste, preuve de douceur, à ses cheveux gris, preuve d'expérience, Comtois pense qu'elle lui sera fort utile dans les soins qu'exige l'état de son jeune maître, et il lui promet de l'installer la nuit même, auprès du lit du mourant.
Les secours de M. du P… l'ont bientôt ranimé, et Félix raconte comment ayant eu la poitrine ouverte par un coup de sabre autrichien, au même moment où la balle d'un Bavarois lui labourait le bras gauche, à l'affaire de Mantoue, on l'avait transporté à l'ambulance; là ayant été traité par des moyens expéditifs, il s'était cru assez rétabli pour avoir la force de venir achever sa guérison dans sa famille, mais les cahots des fourgons et de la diligence ayant rouvert ses plaies, il était tombé sans connaissance en arrivant à Paris.
Aux vifs reproches que le docteur lui adressa sur l'imprudence d'entreprendre une si grande route dans un état si déplorable, Félix devina sans peine qu'il était en danger. Il s'excusa en disant:
—Vous avez raison, ce départ devait m'achever. Mais, que voulez-vous? je préférais mourir ici, à souffrir là-bas; j'avais si peur de ne pas pouvoir dire adieu à… mes amis.
En finissant ces mots, la bouche de Félix se remplit de sang. Le chirurgien lui recommanda le plus grand calme et un silence absolu; puis, prenant à part le vieux Comtois, ils passèrent dans un cabinet qui séparait la chambre à coucher de la salle à manger. Le docteur, après avoir écrit plusieurs ordonnances, dit en les remettant au valet de chambre d'en presser l'envoi.
—La situation est grave, ajouta-t-il, et je vous engage à en prévenir ses parents.
Au même instant un cri aigu se fit entendre; il venait de la salle à manger. Comtois, dans son trouble, n'y prit point garde.
A peine le chirurgien est-il parti qu'il va rejoindre la garde-malade, lui fait quitter la salle à manger, l'établit au chevet du lit de Félix, et court chez l'apothicaire. Pendant que celui-ci confectionne, pèse les drogues ordonnées, Comtois va chez madame Mansley, lui apprend l'état déplorable dans lequel on vient de rapporter son jeune maître, et la supplie de préparer madame Talma à recevoir cette triste nouvelle.
L'effroi qui fait balbutier Comtois passe vite dans l'âme d'Ellénore. Elle se charge du soin douloureux d'amener sa vieille amie à comprendre le malheur qui la menace; mais la pauvre mère la devine plus qu'elle ne l'écoute, et, faible de santé, sans défense contre un coup si rude, elle tombe dans une attaque de convulsions, suivie d'une fièvre chaude, qui la plonge elle-même dans un danger imminent.
Ellénore, mue par la reconnaissance, n'hésite pas à se consacrer aux soins que réclame la maladie de la mère, et veut la remplacer la plus possible auprès de son fils.
Dès qu'elle a confié madame Talma à l'amitié de madame de Condorcet, elle se rend chez Félix, demande à le voir au nom de sa mère. Comtois répond qu'on lui a défendu de laisser entrer personne chez son jeune maître.
—Grâce à la potion qu'il a prise, il est assoupi maintenant, ajoute-t-il, et ce serait un meurtre que de le réveiller.
—N'importe, dit Ellénore, j'ai promis à madame Talma de lui rapporter la vérité sur l'état de son fils; il y va de sa vie à elle et je le verrai, fiez-vous à moi pour respecter son sommeil.
En disant ces mots, elle ouvrit doucement la porte de la chambre, et marchait à pas muets vers le lit du malade.
Tout à coup elle s'arrête et retient une exclamation en reconnaissant dans la garde qui tient le poignet de Félix et compte les battements de son pouls, une des plus belles femmes de Paris, la comtesse d'Ermoise la nièce de M. de Savernon.
—Vous le voyez, dit la comtesse d'une voix à peine articulée, il se meurt.
Et cachant sa tête dans ses mains, ses larmes l'inondent.
Il y avait dans ce peu de mots toute l'histoire des amours de la charmante Honorine avec l'aimable Félix.
Madame Mansley se trouvait inopinément initiée dans un secret dont il fallait qu'elle fût délateur ou complice.
XIV
Madame d'Ermoise était l'ennemie de madame Mansley, comme toutes les nièces qui rêvent des amours ambitieux pour leur oncle le sont de la femme qu'il aime. Elle ne pardonnait pas à Ellénore d'inspirer à M. de Savernon un sentiment assez exclusif pour le rendre très-insouciant des affections, des intérêts de sa famille. En dépit des obligations qu'elle lui avait, elle médisait si souvent et si hautement de madame Mansley, affectait tant de mépris pour ce qu'elle appelait ses aventures galantes, et tant de dédain pour sa position dans le monde, que le noble coeur d'Ellénore n'avait pas le choix en cette circonstance.
—Rassurez-vous, madame, dit-elle à la fausse garde-malade, et n'ajoutez pas à toutes vos douleurs la crainte d'une lâcheté dont je suis incapable; ne pensons qu'à ce pauvre ami.
—Ah! madame, que de générosité! s'écria madame d'Ermoise d'une voix étouffée, et en couvrant la main d'Ellénore de baisers et de larmes.
—Les vomissements de sang sont-ils arrêtés? interrompit madame Mansley, désirant se soustraire à la reconnaissance d'Honorine.
—Seulement depuis deux heures; mais M. du P… qui me parle sans ménagement, comme à une vraie garde-malade, ne me dissimule pas le danger du pauvre blessé; et comme je ne lui survivrai point, peu m'importe ce que dira le monde après nous.
—Dieu nous le rendra, j'espère, reprit Ellénore, il doit ce miracle à l'amour qu'il inspire, à votre dévouement, madame; mais il ne faut pas lui faire acheter son bonheur au prix de votre perte, il en serait inconsolable. Vous avez un mari, une famille à ménager. Songez aux querelles sanglantes qui pourraient résulter d'un éclat entre Félix et celui dont vous portez le nom; ils sont tous deux de braves officiers servant dans la même armée, se rencontrant sans cesse, et trop jeunes pour mépriser les propos médisants, les avis anonymes. Votre présence ici serait bientôt révélée; par amour pour lui, ajouta-t-elle en montrant Félix, retournez dans votre maison, je m'engage à vous y faire porter d'heure en heure des nouvelles du malade, à vous laisser pénétrer chez lui, sous ce déguisement, un moment chaque matin; mais qu'on vous voie chez vous, qu'on ne soupçonne pas que la belle comtesse d'Ermoise ait oublié ce qu'elle doit à ses devoirs, à son nom, à sa position, pour n'écouter qu'un amour coupable.
—Et c'est vous qui m'ordonnez un semblable sacrifice? Vous qui savez si ce monde injuste tient compte des tortures qu'on s'impose pour lui?… Non, tant que je craindrai pour la vie de Félix, je ne le quitterai pas.
En cet instant, M. du P… vint savoir l'effet de sa potion, il trouva le malade plus calme, et dit que si le sommeil se prolongeait dans la nuit, et qu'il ne survint pas de nouveaux accidents, sa blessure serait probablement fermée et le malade hors de danger, mais à la condition de garder un régime sévère et d'éviter toute espèce d'émotion; car une nouvelle hémorragie le replongerait dans un état désespéré.
—Vous l'avez entendu, madame, dit Ellénore après le départ du chirurgien. Vous vous soumettrez à l'ordonnance. Je cours répéter ces paroles d'espérances à la mère de Félix. Elles la sauveront, j'espère; dans un quart d'heure, la gouvernante qui a élevé ce pauvre blessé viendra vous remplacer près de ce lit, c'est une vieille amie habituée à le soigner, et qu'il reverra avec un plaisir d'enfant. Il n'en serait pas ainsi de la joie de vous retrouver là. Elle lui donnerait un battement de coeur qui serait le dernier. Par pitié pour lui, pour sa mère, cédez à mes supplications; promettez-moi ce qu'il exigerait de vous, s'il avait la force de vous implorer.
—Oui… c'est sa volonté… qui passe par votre bouche… J'obéirai… mais vous me le jurez… j'aurai à chaque instant de ses nouvelles… sinon je deviendrai folle, et l'inquiétude me fera tout tenter.
Après avoir rassuré madame d'Ermoise et s'être bien convaincue de sa résignation à suivre un avis d'où dépendaient tant de grands intérêts, après s'être engagée de son côté à ne pas parler à M. de Savernon de la rencontre qu'elle venait de faire, à le tromper s'il fallait sur l'imprudence de sa nièce, Ellénore courut rendre à la mère de Félix l'espoir qui devait la ranimer; puis elle voulut remplacer près d'elle la bonne Marguerite, dont les soins intelligents allaient passer de la mère au fils.
Par cet arrangement, madame Mansley sauva peut-être la vie à deux amis, et sûrement l'honneur à une ennemie; on verra comment elle fut récompensée de la plus belle de ces deux actions.
Avec l'espérance de revoir bientôt son fils, madame Talma recouvra assez de santé pour permettre à Ellénore de la ne pas veiller plus d'une nuit.
En rentrant le lendemain chez elle, madame Mansley trouva M. de Savernon dans une agitation extrême.
—Ah! mon Dieu! que vous est-il arrivé? s'écria-t-elle.
—Nous sommes dans une inquiétude horrible, répondit-il; ma nièce a disparu depuis hier matin; on ne sait où elle a passé la nuit. Nous craignons qu'elle n'ait été arrêtée. Elle parle souvent fort mal des autorités régnantes, et si le malheur veut qu'un de vos patriotes l'ait dénoncée comme suspecte, surtout comme munie de faux certificats de résidence, on l'aura conduite en prison sans lui donner le temps ou les moyens de prévenir sa famille. Voilà ce que nous pouvons supposer de moins malheureux; car j'ai bien une autre crainte vraiment; c'est une femme à moitié folle, et qui l'est devenue tout à fait depuis que ce petit Félix s'est amusé à s'en faire adorer. Elle aura lu dans les journaux qu'il a été grièvement blessé à la dernière bataille, elle est capable d'être partie pour le rejoindre et le revoir avant de mourir. Si c'est ainsi, son mari désertera pour les venir tuer tous deux; et Dieu sait quel sera le désespoir de toute notre famille.
—Rassurez-vous, dit Ellénore en adoptant la première supposition de son ami, pour lui ôter toute idée de la seconde. Je sais… qu'en effet madame de Sermoise a été mise en surveillance pendant plusieurs… heures… par suite d'une imprudence… qu'il ne faut pas ébruiter… mais j'ai tout lieu de croire qu'elle est libre maintenant… Je vais m'en assurer…
—Comment cela?
—Je ne puis vous le dire… Les personnes qui me servent en cette circonstance demandent… le secret. Qu'il vous suffise de savoir que c'est… Mais qu'importe la cause d'un fait sans nulle importance? Sauf quelques mots imprudents, votre nièce n'a rien à se reprocher. On l'a traitée avec beaucoup d'égards. Soyez tous assez raisonnables pour oublier ce petit événement, et il n'en restera pas trace.
En vain M. de Savernon insista pour en savoir davantage. Ellénore resta muette; elle menaça de ne plus s'intéresser à la mise en liberté de madame de Sermoise, si l'on s'obstinait à vouloir en apprendre plus qu'elle n'en pouvait dire.
A peine se donna-t-elle le temps de changer de robe, de monter en fiacre, d'arriver chez Félix, et de faire demander sa garde.
Madame de Sermoise, confuse et joyeuse, lui saute au cou en s'écriant:
—Il est sauvé! M. du P… vient de nous l'assurer; ah! pardonnez-moi de ne vous avoir point obéi; je vous ai trompée sans le vouloir… Je me croyais plus de courage; mais tant que je l'ai cru mourant…
—Que je le voie, interrompit Ellénore, qu'il m'aide à vous secourir, maintenant, sinon vous êtes perdue.
En parlant ainsi, madame Mansley entre dans la chambre de Félix, lui raconte l'effet de la disparition de madame de Sermoise dans sa famille, les moyens qu'elle a de l'expliquer sans la compromettre. Mais pour cela, il faut qu'elle se prête au service qu'on veut lui rendre; il faut qu'elle adopte le conte imaginé par son oncle, et se laisse à l'instant même ramener chez elle par Ellénore.
Félix, touché d'un zèle si généreux, commande au nom de l'amour. Sa voix, quoique bien faible, est entendue; et bientôt, protégée par Ellénore, madame de Sermoise rentre chez elle, sans avoir même à rougir près de sa femme de chambre, à qui madame Mansley fait un récit tellement probable de la prétendue arrestation de sa maîtresse, qu'elle n'a pas le moindre soupçon de la vérité.
Bientôt toute la famille de madame de Sermoise vient s'assurer de son retour, et promettra de ne pas divulguer la faute ni la punition imaginaire.
Les secrets ne devraient jamais être trahis par les personnes les plus intéressées à les garder, et pourtant c'est ce qu'on voit sans cesse.
Le jeune Félix, ravi des preuves d'amour et d'amitié que lui avait valu l'honneur d'être percé d'une balle autrichienne, faisait ajouter chaque semaine quelques jours de plus à son congé pour les employer à témoigner sa reconnaissance trop passionnément peut-être.
La manière dont on vivait alors, sans étiquette, sans devoir de société ni d'orgueil, donnait une grande facilité à suivre ses inclinations. Il en résultait que les amours, déjà si mal dissimulés quand le monde s'en occupe et s'en indigne, étaient naïvement trahis par le besoin de se voir, d'être toujours ensemble, et par le peu d'obstacles qu'on rencontrait dans l'accomplissement de son bonheur.
Cette classe choisie, composées de rangs plus ou moins élevés, mais dont les manières sont semblables, cette espèce de confrérie qu'on a appelée de tous temps la bonne compagnie, était alors si dispersée, si bouleversée, qu'on se croyait à l'abri de sa police et de ses jugements; sauf l'intéressé principal qu'il fallait tromper à tout prix, on se contraignait fort peu avec les indifférents, et ce dédain offensant, ils s'en vengeaient d'ordinaire par d'innocentes plaisanteries, qui, répétées de bouche en bouche, devenaient bientôt d'infâmes délations.
C'est ainsi que M. de Sermoise fut instruit des assiduités de Félix près de sa femme. Un de ces amis zélés, dont le plus grand plaisir est de mettre au désespoir l'ami qu'il préfère, s'était vanté, par lettre au jeune capitaine, d'avoir exercé une telle surveillance sur les sentiments et les démarches de madame de Sermoise, qu'il ne pouvait se taire plus longtemps sur sa conduite.
Cette perfide nouvelle arriva au camp le soir même d'une affaire où M. de Sermoise s'était particulièrement distingué. Succès glorieux; à cette époque où l'héroïsme courait les rangs de l'armée. Confiant dans sa réputation de brave, dans la nouvelle preuve qu'il vient de donner de son dévouement à la patrie, M. de Sermoise croit pouvoir suivre l'impulsion de sa colère sans compromettre son honneur militaire. Il part la nuit même, et sous la blouse d'un charretier, il traverse à pied les montagnes qui séparent la France de l'Italie. Muni d'une petite somme en or, il se met à la suite d'un conducteur de vins du Midi, lui rend quelques services, guide ses chevaux pendant que le charretier sommeille étendu sur ses tonneaux, et parvient ainsi à gagner Paris, en passant partout pour l'aide du conducteur.
A la faveur de son déguisement, M. de Sermoise va se placer en embuscade près de la maison de sa femme. Il y voit entrer M. Félix de Ségur. Il a peine à maîtriser le premier mouvement qui le porte à se jeter sur lui pour l'étrangler, quitte à se battre ensuite s'il échoue dans l'attaque. Mais son amour l'arrête. Si l'avis qu'il a reçu était faux? si, abusé par l'apparence, on avait pris l'intérêt que toute femme porte à un pauvre blessé, pour l'entraînement d'une passion coupable? si quelque maîtresse détrônée par le mariage avait imaginé cette calomnie pour se venger du même coup de son infidèle et de sa rivale? O doux espoir! comment ne pas tout tenter pour s'assurer de ce qu'on désire!
C'en est fait, M. de Sermoise n'en croira que lui; et pour combiner à loisir les moyens les plus propres à l'éclairer, il s'assied à la seule table qui soit libre, les autres étant occupées par des ouvriers et des domestiques du voisinage.
Ces derniers, échauffés par le vin, parlent très-haut; l'un d'eux demande à un de ses camarades s'il ne viendra pas avec lui, la soir même, au fameux drame de Robert, chef de Brigands, qui fait courir tout Paris au Marais.
—Est-ce que je le peux? répond ce dernier; ne faut-il pas que j'aille chercher mon maître au Vaudeville, ous qu'on donne une pièce de son père?
—Est-ce qu'il n'est pas guéri de sa blessure? est-ce qu'il a encore besoin de toi pour le soutenir?
—Ah! vraiment il se porte aussi bien que toi et moi, et il ne craint pas d'aller à pied; mais quand il est avec madame de Sermoise, ce qui arrive tous les jours, et qu'il fait mauvais temps, faut que je sois là pour leur aller chercher un fiacre.
—Ah ça! dis donc, ça va joliment avec cette petite femme-là; et si, comme je le crois, ton maître est généreux, c'est un amour qui doit doubler tes profits.
—Cela ne te regarde pas; les domestiques ne doivent pas se mêler des affaires des maîtres. Certainement, plus on porte de billets, plus on a de pourboires, et je ne me plains pas; aussi je serais très-fâché de perdre une si bonne place; c'est pourquoi je ne veux pas me faire gronder: j'irai un autre jour voir ce beau brigand; mais, quant à ce soir, je serai de planton au Vaudeville de la rue de Chartres.
On devine qu'au nom de madame de Sermoise, le faux charretier avait tressailli, et que son attention s'était portée tout entière sur les causeurs attablés près de lui.
—J'irai au Vaudeville, pensa-t-il, je me placerai dans les combles, à l'abri de tous les regards qui pourraient me reconnaître. De là, je les observerai tous les deux, et je saurai bientôt à quoi m'en tenir. Oh! que le ciel prenne pitié de moi, et m'épargne quelque folie.
M. de Sermoise passa tout le temps qui s'écoula entre la conversation qu'il venait d'entendre et l'heure du spectacle, à se raisonner sur sa situation et sur le parti à prendre dans le cas, trop facile à prévoir, où il aurait la certitude d'être trahi; car il avait été aimé de sa femme; il savait de quel feu ses yeux s'animaient lorsqu'elle écoutait la voix qui lui était chère; de quelle langueur divine s'embellissait chacun de ses mouvements quand une tendre émotion troublait son coeur; et, semblable à l'avare à qui l'on vient de voler son trésor, il était sûr d'en reconnaître jusqu'aux moindres pièces de monnaie.
L'envie de se convaincre, cette manie si fatale aux jaloux, qui les porte d'ordinaire à la tyrannie, au meurtre même, agit différemment sur M. de Sermoise; lorsque par la suite de son espionnage conjugal, il n'eut plus aucun doute sur son malheur, il ne pensa qu'à s'ôter tout moyen de céder à sa juste colère; il sentit qu'en revoyant son rival ou son infidèle, il ne pourrait contenir sa rage; qu'il en résulterait un éclat funeste à tous les trois, sans que la joie féroce de la vengeance pût compenser la perte d'un bonheur à jamais évanoui. Enfin, dans son désespoir généreux, préférant souffrir seul, à la triste consolation de faire partager son supplice, il se décide à s'enfuir au bout du monde, à déserter, à laisser croire sa mort, certain qu'on le supposerait plutôt tué que traître à sa patrie.
Sans autre ressource que les dix-huit louis qui lui restent, il marche vers le nord tant que ses forces le lui permettent, demandant l'hospitalité de grange en grange, vivant de pain et d'eau, couchant sur la paille, lavant lui-même son linge dans les rivières qu'il lui faut traverser, évitant toute camaraderie de voyageur qui pourrait faire soupçonner sa blouse de cacher un habit, choisissant les sentiers les plus déserts; il marche sans repos, sans désir d'arriver; uniquement pour mettre le plus d'espace possible entre lui et ce qu'il regrette!
Nous ne le suivrons pas dans ce pèlerinage sans but, sans exemple, peut-être, car le courage de s'isoler dans sa douleur est le plus difficile à l'homme. Se venger et se plaindre, voilà les besoins les plus impérieux de son âme. N'y pas céder, se résigner à porter sa croix sans murmure, à subir dignement son martyre, c'est imiter le Christ; c'est s'élever jusqu'à Dieu.
Le bruit de la disparition du capitaine Sermoise se répand bientôt dans l'armée. Son général écrit à Paris pour avoir des nouvelles du déserteur; mais personne ne l'a vu, et toutes les démarches ordonnées pour s'assurer qu'il n'a pas été la victime d'un accident ou d'un assassinat n'amènent aucun renseignement. Sa famille, ses amis sont dans une anxiété sans pareille. Sa femme pleure, mais sans montrer cette cruelle agitation qui naît du combat d'une triste certitude avec un reste d'espoir. On dirait qu'elle est dans la confidence du ciel, et qu'elle sait comment il a disposé du sort de son mari; des sanglots seuls s'échappent de son coeur; nulle plainte, nulle parole ne soulage sa peine, et lorsqu'émue de sa sombre douleur on cherche à lui prouver que n'ayant pas la preuve du malheur qui la désole, elle doit en douter encore, elle lève au ciel ses yeux baignés de larmes et répond par cet amer sourire du désespoir qui déconcerte toute tentative de consolation.
Ellénore avait prévu ce que l'imprudence de Félix et de madame de Sermoise leur attirerait de chagrins et de blâme. Elle aurait pu s'armer contre eux de leurs dédains de ses avis pour les abandonner au châtiment qu'ils avaient mérité. Mais la noblesse de son coeur ne lui permettait pas ces lâches procédés que le monde appelle de sages précautions, et elle courut offrir à madame de Sermoise tous les secours d'une amitié qui tenait plus de la pitié que de la sympathie.
Elle fut accueillie avec les témoignages d'une tendre reconnaissance; car c'était avec madame Mansley seule qu'Honorine pouvait parler de Félix. L'éclat produit par la disparition de M. de Sermoise avait porté l'attention publique sur sa femme; il ne lui était plus possible de laisser entrevoir sa faiblesse sans devenir aussitôt l'objet de l'indignation générale. Il avait fallu cesser tous ses rapports avec celui qu'on soupçonnait être la cause de l'événement qui faisait alors le sujet de toutes les conversations, et le beau visage d'Ellénore était le seul qui reflétât aux yeux d'Honorine les regards qui venaient de se fixer sur lui.
Mais ce prestige consolant devait bientôt s'évanouir. Le ministre de la guerre venait d'envoyer au jeune de Ségur l'ordre de rejoindre l'armée d'Italie; il partit.
Dès lors, la présence d'Ellénore perdit beaucoup de son charme auprès de madame de Sermoise, dont l'amour étant égoïste comme elle, ne se dérangeait de son sentiment que pour ce qui le servait.
Ce refroidissement, Ellénore le mit d'abord sur le compte de l'atonie qui succède aux grandes crises. Mais elle fut bientôt obligée d'en reconnaître le vrai motif. Les insolences marquées de la marquise de La Rochette et de la vieille duchesse de Nortvallon ne lui laissèrent pas la moindre illusion à cet égard. Ces dames, toutes deux proches parentes de madame de Sermoise, accusaient madame Mansley d'avoir non-seulement protégé, mais encouragé l'amour d'Honorine pour M. de Ségur. L'indiscrétion d'un domestique avait appris leur rencontre auprès du lit du jeune blessé. On n'ignorait que les efforts d'Ellénore pour faire quitter à madame de Sermoise, son déguisement et pour la décider à rentrer chez elle. Enfin cette famille, qui aurait dû bénir l'influence d'Ellénore en cette circonstance, fut la plus acharnée à calomnier sa conduite et ses louables intentions.
—Que pouviez-vous attendre des conseils d'une semblable créature? disait la duchesse à sa petite-fille; vous étiez bien sûre qu'elle vous entraînerait le plus possible à suivre son exemple; parce qu'elle est la maîtresse de votre oncle, ce n'est pas une raison pour lui obéir. Ces dames-là ont tant d'intérêt à faire tomber une femme honnête à leur niveau!
—Encore, répondait l'autre, si Honorine avait l'excuse d'une de ces camaraderies de prison qui nous ont liées parfois à des êtres indignes de nous approcher, et qu'il fallait une révolution sanglante pour mettre en rapport avec nous. Mais payer le peu de services que cette madame Mansley prétend avoir rendus à notre famille par le déshonneur de cette même famille, c'est trop cher. Nous sommes quittes du reste, et nous pouvons, sans scrupule, la remettre à sa place, en lui témoignant notre juste ressentiment pour la part qu'elle a prise dans cette sotte aventure. C'est une bonne occasion de cesser de la voir, il ne faut pas la laisser échapper, et M. de Savernon en pensera ce qu'il voudra; mais notre complaisance envers lui ne peut aller plus loin.
Madame de Sermoise combattit faiblement ces préceptes d'ingratitude; d'abord, parce qu'elle savait à quel point ces dames étaient opiniâtres dans leurs idées, et puis laisser attribuer sa faute à l'entraînement de conseils dangereux, c'était presque s'en disculper. Cette supposition ajoutait bien peu à la mauvaise opinion que ces dames avaient d'Ellénore; aussi madame de Sermoise les laissa tranquillement déblatérer contre sa bienfaitrice, et lui donner tant de preuves de leur malveillance, que madame Mansley, indignée de leurs procédés offensants, se décida à ne plus s'y exposer.