Ellénore, Volume II
XV
Le monde est long à prendre le parti des innocents, il lui faut des preuves pour croire à la vertu, il n'est pas si difficile pour le vice. En moins de quinze jours, il fut établi dans plusieurs salons que madame Mansley avait servi de manteau à une intrigue qui n'aurait peut-être jamais été tentée sans son secours, et dont le scandale était son ouvrage.
Le vieux baron de B… en parlait dans ce sens, un soir, chez madame de Seldorf, lorsque M. de Rheinberg, après avoir écouté patiemment le récit calomniateur qui accusait Ellénore, se leva tout à coup et affirma qu'il n'y avait pas un mot de vrai dans cette histoire.
Un démenti aussi formel amena une discussion très-vive dans laquelle
Adolphe laissa trop apercevoir son estime passionnée pour madame
Mansley.
—Ah! mon Dieu! quel beau plaidoyer! s'écria madame de Seldorf d'un ton ironique; je ne vous savais pas si bien au courant de toutes les vertus de cette jolie femme.
—Il n'est pas nécessaire de la connaître beaucoup pour la savoir incapable d'une action flétrissante. Quant à moi, qui n'ai jamais eu l'honneur d'être reçu chez elle, je ne m'en crois pas moins le droit de la défendre contre des suppositions absurdes, car j'ai appris de ses amis à l'honorer.
—Et de ses amants à l'aimer, interrompit madame de Seldorf; cela est tout naturel, ajouta-t-elle avec un rire forcé.
—Vous aussi! dit avec surprise M. de Rheinberg.
—Ah! ne pensez pas que je me joigne aux méchants qui s'acharnent à cette pauvre femme, reprit vivement la baronne, poussée par un sentiment généreux qui l'emportait sur une impression pénible. Je sais mieux que personne comment le monde juge ce qu'il ne comprend pas, et combien il est difficile de le ramener à la vérité lorsqu'il s'est commodément établi dans une erreur. Il déteste tout ce qui le dérange, et malheur au talent, à la passion ou à la supériorité originale qui dépasse les limites de son admiration routinière; il les punit de leur audace en la calomniant. Aussi suis-je toujours tentée de prendre le parti des victimes de sa sévérité. D'ailleurs, les amis distingués dont madame Mansley est entourée, prouvent assez pour son mérite, et je crois qu'on ne parle si mal d'elle que par envie.
Madame de Seldorf dit cette dernière phrase en regardant Adolphe de manière à lui traduire le mot envie par celui de jalousie. Il la devina et faillit se trahir par l'expression trop vive d'une reconnaissance qui avait plus pour objet la bonté, l'esprit loyal de madame de Seldorf, que son dépit flatteur.
Elle paraissait rassurée; mais sa pensée ne l'était pas, et après avoir attiédi l'admiration d'Adolphe pour Ellénore, en en professant une plus exaltée encore, elle fit tomber la conversation sur le malheur d'avoir été abandonnée par un homme que madame Mansley croyait de son devoir d'aimer, et elle partit de là pour peindre les tortures attachées à l'état du dernier qui aime.
—Qu'il est dévorant le malheur qu'une telle destruction de la vie fait éprouver! dit-elle. Le premier instant où ces caractères, qui tant de fois avaient tracé les serments les plus sacrés de l'amour, gravent en traits d'airain que vous avez cessé d'être aimé; lorsque cette voix, dont les accents vous suivaient dans la solitude, retentissaient à votre âme ébranlée et semblaient rendre présents encore les plus doux souvenirs; lorsque cette voix vous parle sans émotion, sans être brisée, sans trahir un mouvement du coeur, oh! pendant longtemps encore la passion que l'on ressent rend impossible de croire qu'on ait cessé d'intéresser l'objet de sa tendresse, que des coeurs qui se sont compris ne sauraient cesser de s'entendre; et rien ne peut faire renaître l'entraînement dont une autre a le secret; vous savez qu'il est heureux loin de vous par l'objet qui vous rappelle le moins; les traits de sympathie sont restés en vous seule; leur rapport est anéanti, il faut pour jamais renoncer à voir celui dont la présence renouvelait vos souvenirs, et dont les discours les rendaient plus amers; il faut errer dans les lieux où il vous a aimé, dans ces lieux dont l'immobilité est là pour attester le changement de tout le reste. Le désespoir est au fond du coeur, tandis que mille devoirs, que la fierté même, commandent de le cacher. On n'attire pas la pitié par aucun malheur apparent; seul, en secret, tout votre être a passé de la vie à la mort. Quelle ressource dans le monde peut-il exister contre une telle douleur? Le courage de se tuer? Mais, dans cette situation, le secours même de cet acte terrible est privé de la sorte de douceur qu'on peut y attacher; l'espoir d'intéresser après soi, cette immortalité si nécessaire aux âmes sensibles est ravie à celle qui n'espère plus de regrets!
Dans ces accès d'éloquence, madame de Seldorf était bien sûre de ne pas être interrompue. Elle parlait avec tant de feu; elle appliquait si bien les généralités à des intérêts particuliers, qu'on se laissait entraîner à penser comme elle. Adolphe seul osait souvent la contredire, comme on excite un noble coursier pour redoubler son ardeur; mais cette fois, terrifié par le tableau qu'elle venait de mettre sous ses yeux, par cette menace déchirante du supplice qu'elle subirait s'il persistait dans son amour pour Ellénore, il se jura d'en triompher.
—Non pensa-t-il, non je ne risquerai pas le bonheur de la personne la plus dévouée, la plus noble, la plus spirituelle, pour le désir insensé de vaincre une antipathie inexplicable, une haine si passionnée qu'elle devrait m'ôter tout espoir de l'éteindre, mais c'est cette haine, si ressemblante à de l'amour, qui me captive malgré moi; c'est l'attrait d'un succès impossible, d'un voyage dangereux, d'un ennemi à combattre, à tuer, à faire prisonnier surtout! Et c'est à cette joie féroce que j'immolais mon repos, celui de… Non… je ne la verrai plus; je ne lui donnerai plus le plaisir de m'accabler de ses dédains; rien ne m'est si facile que de l'éviter; je sais les heures où elle se rend chez nos amis communs, j'aurai soin de ne m'y pas trouver.
Adolphe en était là de ses réflexions, lorsqu'on annonça le chevalier de Boufflers; chacun s'empressa de le questionner sur M. de Sermoise. En qualité d'ami intime de son père, il devait être mieux instruit qu'un autre de ce qu'on savait sur le fugitif; mais il dit que toutes les perquisitions restaient sans effet, et que la famille commençait à perdre tout son espoir.
A chaque personne qui arrivait, on renouvelait les questions sur cette funeste disparition; et dans les réponses, les explications, les causes présumées, le nom de madame Mansley se trouvait souvent mêlé, de manière à rendre sa défense difficile.
La baronne, fidèle à l'opinion qu'elle avait soutenue sur le mérite d'Ellénore, disait bien quelques mots en sa faveur; mais la meilleure des femmes d'esprit craint le ridicule avant tout, et celui de se répéter lui ferait abandonner la plus juste cause.
C'est ce qui arriva. Adolphe n'osa continuer la défense que madame de Seldorf ne pouvait ou ne voulait plus soutenir, et M. de Boufflers seul chercha à intéresser les plus médisants, en leur racontant comment, sous prétexte de venger la morale et les maris, on adressait à madame Mansley des lettres infâmes.
—Enfin, ajoutait-il, la pauvre femme en est réduite à ne pas sortir de chez elle, dans la crainte d'être insultée publiquement. Et déjà plusieurs des personnes qu'elle croyait être de ses amis ont décidé en plein salon qu'elles ne la verraient plus.
—Quoi! mêmes celles qui lui doivent leur retour en France, et partant leur fortune? demanda M. de Rheinberg.
—Voilà une question bien niaise, pour un homme d'esprit, reprit en souriant le chevalier; mais votre jeunesse l'excuse; plus tard, vous saurez que pour la plupart des obligés, rien n'est si vite saisi qu'une occasion honnête de se brouiller avec son bienfaiteur.
—Je le conçois à merveille, dit madame de F…; je vous avoue qu'il me serait fort pénible d'être sauvée d'un grand danger par un échappé du bagne, et qu'après avoir payé son dévouement de ma fortune, je le fuirais comme la peste.
—La comparaison n'est pas soutenable, dit M. de Rheinberg ne pouvant plus contenir son indignation. Et il allait sans doute ajouter tout ce qu'il s'était promis de taire, lorsqu'un regard de madame de Seldorf l'arrêta.
Le silence où retomba Adolphe parut une défaite. La conversation se continuant sans qu'il y prît aucune part, on le crut découragé par la difficulté de changer l'opinion établie sur le compte de madame Mansley. Madame de Seldorf elle-même pensa qu'ennuyé d'entendre bavarder sans cesse sur une histoire, qui, dans le fond, l'intéressait peu, il s'occupait du décret qu'il devait attaquer le lendemain à la tribune.
Pendant ce temps, M. de Rheinberg, oubliant les résolutions qu'il venait de prendre, honteux de l'idée d'avoir projeté un moment de fuir madame Mansley, lorsque tout se réunissait pour l'accabler, plus entraîné que jamais à la défendre et à la servir, composait la lettre qu'en rentrant chez lui il allait écrire à Ellénore.
XVI
—Et de quel droit ce monsieur ose-t-il m'écrire? se disait madame
Mansley chaque fois qu'on lui remettait une lettre d'Adolphe.
Puis, cédant involontairement au désir de savoir ce qu'elle contenait, Ellénore la décachetait avec dépit, jetait l'enveloppe au feu en se reprochant de n'avoir pas le courage d'en faire autant de la lettre. A mesure qu'elle la lisait, elle sentait sa colère s'affaiblir, se changer en douce émotion, et elle s'abandonnait au charme d'une éloquence persuasive; puis, jalouse d'en prolonger l'effet, elle recommençait sa lecture à travers un voile de larmes.
Mais plus l'amour d'Adolphe se cachait sous des sentiments généreux, plus il s'efforçait d'en modérer les expressions, de le rendre pour ainsi dire insensible au coeur timoré d'Ellénore, plus elle en reconnaissait le danger. En vain elle évoquait tous les défauts qu'elle croyait détester dans M. de Rheinfeld, en vain elle se répétait.
—Je le hais pourtant; ses opinions, ses habitudes, tout nous sépare. L'entêtement qu'il met à me défendre, à me plaire, ne se soutient que par l'espoir de se venger un jour de mon indifférence. Il ne comprend pas qu'ayant pu subjuguer la femme la plus spirituelle, la plus célèbre de l'Europe, il échoue auprès d'une personne aussi simple, aussi malheureuse que moi. Hélas! sa constance à me poursuivre s'éteindrait bientôt s'il devinait tout ce que je souffre. Ah! qu'il l'ignore toujours!.. Mais, je le sens, pour n'avoir pas à craindre sa pénétration, il faut avoir recours à l'unique moyen d'y échapper. La paix vient d'être signée avec l'empereur d'Allemagne; j'obtiendrai un passe-port pour Vienne; de là, j'irai à Londres. L'obligation d'y conduire mon fils pour y être élevé sous la protection de mon respectable ami, M. Ham…, et dans l'ignorance des calomnies, des malheurs qui flétrissent ma vie, sera le prétexte de mon voyage. Quelques mois d'absence suffiront pour décourager la constance de M. de Rheinberg, et pour me rendre le calme dont j'ai besoin.
Ellénore, forte de ce projet, et sans aucun doute sur le résultat qu'elle en attendait, ne pensa plus qu'à le faire approuver par M. de Savernon et à disposer ses amies à recevoir bientôt ses adieux.
Elle commença par se rendre chez la marquise de Condorcet, où Adolphe venait tous les soirs depuis huit jours, dans l'espoir de l'y rencontrer. Lorsqu'elle entra, il captivait l'attention générale par le récit de la solennité qui avait eu lieu le matin même au Luxembourg en l'honneur de la paix et du héros qui l'avait acquise à coups de victoires.
—Jamais on n'a vu la gloire tant et si justement applaudie, reprit Adolphe, après s'être interrompu pour saluer Ellénore, et peut-être aussi pour se donner le temps de réprimer l'émotion produite par cette présence si désirée.—- Mais je ne sais pourquoi, continua-t-il, là même où je voyais les statues de la liberté et de l'égalité décorer l'autel de la patrie, il m'a pris tout à coup une vive inquiétude pour ces nouvelles patronnes de la France. Cependant rien n'était si modeste que l'attitude du général Bonaparte en écoutant les acclamations du peuple de spectateurs qui le portait aux nues, et je ne puis accuser que le discours du ministre de l'intérieur des mauvaises pensées qui me sont venues. Je ne sais s'il vous produira le même effet: je lui ai trouvé ce parfum d'adulation avec lequel les courtisans enivrent les rois; et comme M. de Talleyrand n'est pas homme à jeter sa flatterie aux moineaux, j'en conclus qu'il espère beaucoup de l'ambition du héros qu'il encense. Pourtant il a commencé par ces paroles rassurantes:
«On doit remarquer, et peut-être avec quelque surprise, tous mes efforts en ce moment pour expliquer, pour atténuer presque la gloire de Bonaparte; il ne s'en offensera pas. Le dirai-je? j'ai craint un instant pour lui cette ombrageuse inquiétude qui, dans une république naissante, s'alarme de tout ce qui semble porter une atteinte à l'égalité; mais je m'abusais: la grandeur personnelle, loin de blesser l'égalité, en est le plus bel ornement, et, dans cette journée même, les républicains doivent tous se trouver plus grands. Et quand je pensa à tout ce qu'il faut pour se faire pardonner cette gloire, à ce goût antique de la simplicité qui le distingue, à son amour pour les sciences abstraites, à ses lectures favorites, à ce sublime OSSIAN qui semble le détacher de la terre; quand personne n'ignore ses profonds mépris pour l'éclat, pour le luxe, pour le faste, ces méprisables ambitions des âmes communes, ah! loin de redouter ce qu'on voudrait appeler son ambition, je sens qu'il nous faudra peut-être le solliciter un jour pour l'arracher aux douceurs de sa studieuse retraite. La France entière sera libre. Peut-être lui ne le sera jamais.»
—Et vous concluez de ce discours que le petit caporal veut profiter de ses succès pour s'emparer du pouvoir? dit madame de Condorcet.
—Sur ce point, je ne sais pas positivement ce qui est; mais je sais bien ce que M. de Talleyrand suppose; il est trop fin pour ne s'être pas aperçu qu'on n'aime rien tant que d'être vanté sur les qualités qu'on n'a pas, et s'il exalte le républicanisme de Bonaparte, c'est qu'il a deviné ses projets ambitieux, reprit Adolphe en affectant d'être tout entier aux intérêts politiques qui alimentaient la conversation.
Ellénore, ne voulant pas paraître avoir l'esprit moins libre, y mêla quelques-unes de ces observations profondes qui révèlent les habitudes studieuses d'un esprit réfléchi. Puis, craignant de tomber dans le pédantisme politique, elle se jeta dans l'ironie et demanda à tous les prétendus champions de la liberté, là présents, si c'était bien sérieusement qu'ils s'établissaient les défenseurs d'une divinité à laquelle pas un d'eux ne croyait.
On peut se faire une idée des exclamations qui accueillirent cette singulière attaque. Et Adolphe la mit sur le compte des préventions anglaises de madame Mansley.
—Cette chère liberté, dit-il, n'ayant pas moins coûté à nos voisins qu'à nous, pour la conquérir et l'épouser, ils ont, comme tous les maris, la prétention de la garder pour eux seuls. Mais nous en sommes les amants, et ce titre-là répond de notre constance.
—Vous, messieurs! reprit Ellénore, avec un sourire de pitié; vous, les fanatiques de la liberté. Vous, qui n'aimez qu'à dominer ou à servir! Vous avez bien trop d'esprit, vraiment, pour le sacrifier aux simples intérêts de la chose publique. Il vous faut des effets surprenants, des succès miraculeux, des héros à encenser, des puissants à flatter. Enfin, vous ne vivez que des charmants poisons qui tuent l'égalité.
—Ceci est d'une injustice révoltante, s'écria Garat, le publiciste, imaginer que les auteurs d'une révolution telle que la nôtre se courberont de nouveau si volontairement sous le joug qu'ils ont secoué, et reprendront gaiement les chaînes rompues au prix de tant de sang! C'est nous calomnier tous.
—Eh bien, si je vous fais injure, si dans moins de cinq ans, vous n'êtes pas les sujets les plus soumis d'un pouvoir despotique, je consens à subir tous les supplices qu'il vous plaira de m'imposer.
—Cinq ans! c'est bien long, madame, dit Adolphe en souriant; ne pourriez-vous avancer un peu l'époque où nous aurons quelques droits sur vous?
—Je le pourrais, je crois, sans nul danger, car vous qui, le premier, avez douté de ce que je prédis, vous ne résisterez pas plus qu'un autre au torrent qui emportera la liberté française et tous ses éloquents soutiens.
—Cela aurait été possible il y a quelques moments, madame; mais à présent qu'il y va de l'honneur de vous vaincre, de vous infliger une punition à son choix, je vous jure qu'il n'est pas d'attrait, de menaces, de pouvoir au monde qui puisse me faire changer d'opinion.
—Qu'on dise après ceci que la république a tué la galanterie! s'écria Chénier: heureusement, nous sommes là pour prouver que c'est une calomnie; mais c'en est une aussi que de nous croire assez faibles pour nous prosterner devant une tyrannie quelconque, fût-ce même celle de la gloire. Il y a tout à parier que ce vainqueur de l'Italie, malgré les belles phrases patriotiques qu'il nous a débitées ce matin en répondant à notre ministre défroqué, ne pense qu'à changer son épée en sceptre; d'ailleurs, il n'en aurait pas l'idée que nos ministres la lui donneraient, tant ils se courbent devant lui; à cet égard, je partage l'opinion de madame Mansley. Seulement, je ne crois pas à l'unanimité des suffrages de serments parjures qu'elle prédit; j'espère qu'il restera assez de fidèles à la liberté pour gêner le despotisme qui couve; quant à moi, j'ai payé trop cher l'honneur de la défendre, pour ne pas être un de ses martyrs.
En finissant ces mots, Chénier se retira, et dès qu'il fut sorti, chacun se récria sur l'altération de son visage, qui portait l'empreinte d'une vive douleur morale et physique.
—Ce n'est pas étonnant, dit M. Guinguéné, l'un des amis dévoués de Chénier, le malheureux est assassiné chaque matin par un poignard anonyme, et il n'est pas de santé ni de force d'âme qui puissent résister à de semblables coups.
—Mais d'où viennent-ils? demanda madame de Condorcet.
—D'une main inconnue, qui change chaque jour d'écriture pour lui adresser les mêmes mots.
—Ces mots sont donc bien terribles; car Chénier a trop d'expérience et d'esprit pour attacher la moindre importance à une lettre anonyme.
—C'est ce que je lui répète sans cesse, et ce qu'il dit lui-même. Ce qui ne l'empêche pas de devenir pâle comme la mort toutes les fois qu'on lui remet une lettre, et de rester des heures entières la poitrine haletante, les mains contractées, les yeux rouges fixés sur cette phrase sanglante:
«Caïn, qu'as-tu fait de ton frère?»
—Quelle horreur! s'écria M. de Rheinfeld.
—Dites: Quelle calomnie! ajouta le citoyen Garat; car j'ai été témoin de tout ce qu'a tenté Chénier pour sauver son frère, et combien de fois il a risqué de se faire arrêter et guillotiner pour arracher André aux mains de ses bourreaux.
—Sans doute, c'est une calomnie, dit le chevalier de Panat, mais convenez que, dans la même position, elle n'aurait jamais atteint ni vous ni moi.
—Que voulez-vous dire?
—Que ni vous ni moi, ni aucune personne ici présente, ne seraient restés, une minute après le supplice de leur frère, attachés au gouvernement qui l'avait fait périr sur l'échafaud.
—Cela est bien facile à dire, reprit M. Guinguéné; mais quand la démission est un arrêt du mort, on hésite à l'offrir ou à la demander.
—Alors on subit les conséquences de sa timidité. C'est ainsi que les plus belles actions avortent: on les porte au plus haut degré; elles allaient atteindre au sublime, il ne fallait plus qu'un effort, le courage épuisé en est incapable, et tout ce qu'on a fait d'admirable disparaît sous le reproche de ce qu'on aurait du faire.
Cette réflexion ne trouvant pas de contradicteurs, on se rejeta sur la pitié qu'inspirait l'état de Chénier et sur les moyens d'empêcher la fatale lettre de lui parvenir.
—Vous pensez bien que j'en ai beaucoup tenté, répondit M. Guinguéné; mais tous ont été déjoués avec une adresse inconcevable. Enfin, craignant qu'aidés de ses domestiques, nous puissions soustraire quelques-unes de ces lettres quotidiennes, les lâches auteurs les ont adressées au président même de la Convention, et depuis au membre du conseil des Cinq-Cents.
«C'est en pleine assemblée, et souvent au milieu d'une vive discussion que le malheureux reçoit sur la même plaie le même coup qui l'a faite, et qui la rend chaque jour plus mortelle.
—Mais à quoi sert donc cette police qui coûte si cher à l'État, si ce n'est à découvrir les assassins de tous genres?
—Elle est trop occupée à créer ou à déjouer des conspirations, pour s'intéresser aux intérêts des honnêtes particuliers. D'ailleurs, que gagnerait Chénier à connaître ces misérables anonymes; il ne pourrait pas se battre avec eux comme il l'a fait dernièrement avec M. de Kerbourg; des ennemis qui se cachent sont toujours lâches; il faut les mépriser, et supporter leurs insultes comme on supporte les maladies inévitables dans une longue existence.
—J'étais là, dit madame Delmer, au théâtre de la République, dans la même loge d'avant-scène où se trouvaient Chénier et madame de la B…, lorsqu'Amédée de Kerbourg insulta Chénier, qui d'abord n'y fit pas attention; mais M. de Kerbourg ayant ajouté un mot offensant pour madame de la B…, Chénier la vengea par une injure flétrissante à laquelle M. de Kerbourg répondit par un geste qui lui a valu une blessure grave. Je suis lié d'amitié avec le blessé; mais je suis forcée de convenir qu'il a eu le premier tort.
—Et que Chénier a eu le second, interrompit vivement M. de Rheinfeld.
—Comment cela?
—En ne tuant pas celui qui avait insulté la femme qu'il aime. Je ne serais pas si humain en pareille circonstance.
—Beau mérite de votre part, vraiment! dit Garat; quand on se fait des adorations qui sont celles de tout le monde, on n'est pas exposé à ces ennuis-là.
Ellénore avait rougi de reconnaissance aux derniers mots d'Adolphe. Elle se sentit pâlir en écoutant la réponse de Garat, qui faisait allusion aux sentiments très-connus de M. de Rheinfeld pour madame de Seldorf.
—Et je serais assez folle, assez lâche pour aimer l'esclave de madame de Seldorf? Celui que tout le monde reconnaît pour l'heureux adorateur de cette femme célèbre, pensa Ellénore, et je me laisserais éblouir, entraîner par son éloquence perfide, par ses soins à m'obséder de son souvenir, par cet entêtement à me plaire, qui n'a peut-être pour but que le plaisir de tromper? Ah! béni soit l'avis qui me rappelle ce que je n'aurais jamais dû oublier.
XVII
Pendant qu'Ellénore s'armait de toutes les forces de sa raison et de son esprit contre Adolphe, celui-ci réfléchissait sur le triste effet produit par le souvenir de madame de Seldorf.
Ce malheureux Garat, pensait-il, vient de détruire par un seul mot le fruit de toutes mes peines, l'espoir de tous mes plaisirs! Il n'est rien comme l'innocente main d'un ami pour vous porter un coup mortel. Que faire maintenant pour réparer cette gaucherie funeste?… Ah! quelle fatalité! jamais elle ne m'avait souri avec tant de bienveillance; jamais, après m'avoir lu, elle ne s'était montrée moins offensée de mon audace; j'étais peut-être au moment d'obtenir, non pas un aveu, car elle mourrait plutôt que d'avouer qu'elle m'aime, mais une de ces injures ravissantes qui prouvent son dépit contre sa faiblesse et m'autorise à lui parler de mon amour; jamais les circonstances n'avaient été plus propices: le monde l'accable de la plus injuste rigueur, c'est à qui lui donnera le nom le plus flétrissant; j'avais mille occasions de prendre son parti, de me faire tuer pour elle, et voilà qu'un seul mot, une sotte réflexion renverse mon beau château en Espagne, et la rend à toute sa haine pour moi! Par quel sacrifice, par quel acte de dévouement puis-je la ramener? la convaincre de ma passion? Car je le sens, ce que j'ai cru longtemps être une simple préférence, un défi d'amour-propre, est devenu un sentiment impérieux. Je ne fais, je ne dis plus rien que pour m'attirer un regard courroucé, un mot offensant de sa belle bouche. A défaut de mieux, je préfère ses refus à tout ce que la femme la plus séduisante voudrait bien m'accorder. Ah! mon Dieu! que je souffre à la seule pensée de perdre sa haine!…
Par suite de cet examen de coeur, Adolphe se décida à tout braver pour dissiper l'impression qu'Ellénore s'efforçait vainement de dissimuler. Il vint se placer derrière le fauteuil qu'elle occupait auprès de la cheminée, et lui dit à voix basse:
—Si l'on vous jurait, sur tout ce que vous inspirez, que l'allusion de
Garat n'est plus vraie?
—Je ne le croirais pas, répondit sèchement Ellénore.
—C'est trop me flatter. Je n'ai pas une constance à toute épreuve, et par malheur une amitié fondée sur l'admiration ne me sauve pas d'une adoration exaltée. Que faut-il faire pour vous prouver cette vérité?
—Rien.
—Quoi! pas même une mauvaise action?… Une rupture éclatante…
—Je vous le défends.
—Ah! vous commandez!… c'est reconnaître votre puissance, je vous en avertis. Eh bien, soit, on vous obéira, mais à une condition pourtant.
—Je n'en accepte aucune.
—Celle-là sera de votre goût.
—J'en doute.
—C'est de me continuer cette malveillance dont les preuves sont devenues aussi nécessaires à ma vie que l'air que je respire.
—De la malveillance? reprit en souriant Ellénore, vous lui donnez un bien beau nom.
—Ne riez pas, ceci est plus sérieux que vous ne le croyez.
—Raison de plus pour n'y plus penser.
—N'y plus penser? je vous en défie.
—Vous verrez.
—Non, je ferai tant d'extravagances que vous serez bien obligée d'y prendre garde.
—Taisez-vous, par grâce! si l'on vous entendait?
—On devinerait que, pour vous menacer ainsi, il faut que j'aie perdu la tête, et l'on vous accuserait de ma démence.
—Quelle tyrannie!
—Oui, j'en conviens, c'est la plus cruelle de toutes, celle d'un esclave révolté; mais qu'un seul mot peut rendre à la plus aveugle soumission… dites-le?
—Jamais.
—Eh bien, je me contenterai d'un regard, d'un signe qui m'ordonnera de vivre… pour vous… sans me promettre d'autre bonheur que mon adoration… Laissez tomber votre éventail.
Cette prière faite d'une voix tremblante, quoique de l'air le plus insouciant, mit le comble au trouble d'Ellénore. Traiter de semblables intérêts, au milieu d'un cercle d'indifférents, à travers des discussions politiques, confier sa destinée à la chute d'un éventail, cela paraîtrait impossible, si cela n'arrivait pas tous les jours. Mais qui n'a pas dans sa vie joué son repos sur le fait le plus insignifiant en apparence?
Ellénore effrayée de ce qu'Adolphe pouvait hasarder pour la convaincre de sa passion, crut ne céder qu'à la prudence, en se prêtant à une démarche de si peu de conséquence en elle-même; elle laissa glisser son éventail sur le tapis… il y resta…
Adolphe, pris tout à coup d'un violent battement de coeur, d'un étourdissement complet, crut qu'il allait succomber à sa joie.
Ellénore se retourna involontairement, et la vue de l'extrême émotion qui dominait Adolphe, lui donna aussitôt le remords de l'avoir causée; elle ne pensa plus qu'à en atténuer l'effet; mais Adolphe qui la devinait, se leva en disant:
—Je ne veux plus rien entendre, laissez-moi dans le ciel.
Pendant qu'il glissait ces mots d'une voix émue dans l'oreille d'Ellénore, M. de Chauvelin, que ses idées libérales n'empêchaient pas d'être fidèle à notre vieille galanterie, ramassait l'éventail et le rendait à madame Mansley.
Que de fois on s'est ainsi innocemment fait le complice des faiblesses qu'on blâme.
De tous les secrets, le plus difficile à garder est celui de son bonheur. Le regard, l'agitation, l'éloquence appliquée aux sujets les plus indifférents, tout le trahit. Madame Talma, frappée de la gaieté subite d'Adolphe et de l'accablement où était tombée tout à coup Ellénore, devina sans peine qu'il s'était passé entre eux un de ces événements imperceptibles qui, sans nulle importance pour les autres, décident parfois du sort de deux personnes.
Sa prévention en faveur de M. de Rheinfeld ne lui permettait pas de croire qu'on pût, non-seulement le haïr, mais n'être pas sensible à son amour, et sa prudente amitié commençait à trembler pour le repos d'Ellénore.
—Si leur malveillance réciproque était réelle, pensait madame Talma; si leurs injures n'étaient pas un voile, si elles partaient du coeur, il y a longtemps qu'ils seraient brouillés à mort. C'est le pressentiment des malheurs qui doivent résulter d'une liaison deux fois coupable, qui leur a inspiré jusqu'ici ce moyen de défense; mais il vient d'échouer. J'ignore comment une si courageuse résolution a pu succomber à la conversation politique qui captive depuis deux heures l'attention de tous ceux qui sont ici. Il faut que le diable ou l'amour s'en soit mêlé, et je ne saurais, sans trahison, laisser Adolphe s'embarquer à la vue de l'orage, et ne pas lui montrer les remords qui l'attendent, s'il ajoute un malheur de plus à tous ceux qui ont déjà flétri l'existence de madame Mansley.
En conséquence de ce raisonnement, madame Talma choisit un moment où
Adolphe passait près d'elle pour lui dire:
—Je voudrais vous voir demain matin, j'ai à causer avec vous.
—J'en suis désolé, mais cela m'est impossible, répondit Adolphe. C'est demain la première séance du club de l'hôtel de Salm. J'ai promis d'en faire le discours d'ouverture, et je ne veux pas laisser échapper une si bonne occasion de dire tout ce que je pense sur le terrorisme, le royalisme et le faux patriotisme qui sont aujourd'hui les plus grands ennemis de la France, enfin j'espère un succès, et je vous avouerai que jamais il ne viendra plus à propos.
—Ah! ah! vous comptez sur votre talent pour vous seconder dans quelque mauvaise action, n'est-ce pas? Eh bien, soit; montrez-vous avec toute votre supériorité, je me charge de faire valoir vos défauts.
—Vous me faites frémir.
—Eh bien, résignez-vous à m'entendre avant ou après votre séance politique.
—Comme il vous plaira. Cependant j'aurai l'esprit plus libre, je crois, avant de vous avoir entendue; mais, de toute façon, promettez-moi de garder un profond silence à mon égard tant que je n'aurai pas plaidé ma cause.
Il fut convenu qu'Adolphe viendrait se faire sermonner le lendemain, n'importe sur quel sujet, en sortant du club de l'hôtel de Salm.
Son discours, quoique fort raisonnable pour l'époque, eut un succès éclatant, et jamais aucun de ceux qu'il a obtenus depuis sur un plus grand théâtre ne l'a plus doucement enivré. L'idée qu'Ellénore ne pourrait échapper à son éloge, qu'il la poursuivrait jusque chez les ennemis de la Révolution, le ravissait, car son discours portait l'empreinte d'une horreur profonde pour les crimes commis au nom de la liberté, et promettait aux opprimés du gouvernement nouveau un zélé défenseur. Aussi les royalistes en parlaient-ils avec une admiration qui tenait de l'espoir, M. de Savernon seul persistait à blâmer toutes les actions et les paroles de M. de Rheinfeld.
Les travers attachés à l'esprit de parti étaient alors fort communs et faisaient le tourment des familles, dont la moitié, ayant pris part à la révolution, en suivait les chances, tandis que l'autre moitié, élevée dans le culte de l'absolutisme royal, ne comprenait pas que la France pût se soumettre encore longtemps à un autre pouvoir, et en attendait impatiemment le retour.
Malgré cette loi du Directoire qui forçait les membres des assemblées législatives à jurer, par serment, qu'ils n'avaient aucun parent émigré, on en voyait tous les jours solliciter la radiation de soi-disant amis intimes, qui leur tenaient encore de plus près. Eh bien, dans ces Français rendus à leur patrie, grâce au crédit d'un honnête républicain, il s'en trouvait un bien petit nombre d'assez reconnaissants pour ne pas haïr leur bienfaiteur, et d'assez sages pour permettre à leurs enfants d'aller chercher dans nos armées ce qui pare toujours un grand nom: les dangers et la gloire.
—Je pourrais me dispenser de vous parler de ce qui m'a fait vous demander cet entretien, dit madame Talma en voyant entrer M. de Rheinfeld, car vous le savez sans doute aussi bien que moi; mais si je n'ai pas la prétention de vous instruire, j'ai celle de vous éclairer sur les suites du roman que vous commencez, sans nulle prévision des scènes qu'il doit amener.
—Vous oubliez qu'on ne fait pas un roman sans amour mutuel, et que le courage d'aimer tout seul est bientôt épuisé. Mais je réponds là à ma pensée plus qu'à la vôtre, dit Adolphe en souriant.
—Vous répondez fort mal, il est vrai, mais vous comprenez fort bien, cher ami, et je ne serai pas obligée de vous prouver pourquoi il est urgent que vous accompagniez madame de Seldorf dans le voyage qu'elle va faire en Suisse, pendant que son mari sera en mission.
—Non, vraiment, je ne comprendrai jamais la nécessité de quitter Paris au moment où l'absence de Bonaparte et de son armée nous expose à de grands revers, où le gouvernement ne sait plus où donner de la tête, où le trésor est à sec, où les soldats manquent de tout, et où ma voix, si faible qu'elle soit, peut crier au secours et ranimer l'énergie de ce peuple affaibli par ses excès et engourdi par la terreur, et ce que je comprends encore moins c'est que ce soit vous, la personne la plus dévouée à la France, à sa prospérité, qui m'engagiez à l'abandonner lorsque les terroristes et les royalistes sont là, tout prêts à ressaisir le pouvoir et à nous rendre la guillotine ou les lettres de cachet.
—Sans doute il faut un motif très-impérieux pour l'emporter sur de si grandes considérations; mais d'autres sont encore là pour sauver le pays; et vous êtes seul l'arbitre d'un sort qui m'intéresse vivement. Je vous propose l'éternelle ressource de l'éloignement, parce que c'est un lieu commun qui réussit toujours; mais j'en préférerais un autre, car je ne me dissimule pas tout ce que nous perdrons avec votre présence, et si votre imagination nous fournit un aussi bon moyen de vous faire oublier, je ne demande pas mieux que de l'adopter; mais je suis décidée à vous sauver malgré vous, s'il le faut, des remords d'une double scélératesse.
—Peine inutile, j'ai un fond d'innocence qui peut tout braver.
—Quoi, jusqu'au malheur d'une femme adorable? Ah! vous vous calomniez.
—D'abord on ne fait le malheur que des gens dont on est aimé. Quant à ceux qui nous haïssent, on n'est pas tenu à leur tout sacrifier, convenez-en.
—Je suis de cet avis; mais cette haine-là ne vous abuse pas plus que moi, je vous prie de la traiter avec tous les égards qu'elle mérite.
—Que faire?
—N'y donner aucune suite, méditer sérieusement sur le tort de tromper une femme dont l'esprit est indispensable à votre existence, ce qui ne vous permet pas de disposer de vous, et ne vous laisse à offrir pour prix d'un abandon complet qu'un amour partagé, une chaîne à demi brisée, un de ces attachements qui font également le supplice des deux rivales et de l'infidèle. Je vous connais, vous n'avez ni assez de probité, ni assez de duplicité, pour vous tirer d'une situation pareille. Vous serez, avant six mois, détesté, et, qui pis est, méprisé des deux personnes que vous aimez le plus au monde.
—Que dites-vous? s'écria Adolphe, terrifié par cette menace.
—La vérité, reprit madame Talma. L'une ne vous pardonnera pas votre ingratitude; l'autre, votre reconnaissance. Oui, l'affection que vous conserverez pour madame de Seldorf, en dépit de votre inconstance, sera un crime aux yeux de madame Mansley. Elle ne peut plus écouter l'amour que de l'homme qui lui sera assez dévoué pour lui donner son nom… Serez-vous cet homme-là?
Adolphe garda le silence et parut absorbé sous le poids d'une pensée qui ne s'était point encore offerte à son esprit.
—Se taire, c'est répondre, continua madame Talma; et je me fie maintenant à votre honneur pour vous guider dans le parti qu'il faut prendre.
—L'honneur! reprit Adolphe avec impatience, et depuis quand l'honneur des hommes est-il compromis par leurs faiblesses de coeur? N'avons-nous pas fait les lois de manière à être absous de tous crimes en ce genre? Non, la crainte du blâme ne saurait nous arrêter dans un sentiment passionné; celle de causer le malheur d'une femme dévouée pourrait seule donner le courage de la fuir. Mais je vous le répète, madame Mansley s'indigne et s'amuse de mon amour. Voilà tout.
—Et pourquoi cet amour? Je vous prie, êtes-vous bien sûr de l'éprouver? N'est-ce pas une de ces taquineries qui servent souvent au développement de votre esprit, et dont vous voulez divertir votre coeur?
—Quelle méchante supposition!
—C'est que je ne m'explique pas comment les qualités, les défauts et les goûts les plus opposés, mènent à un amour mutuel.
—Mutuel! répéta Adolphe, la joie dans les yeux. Vous êtes bien honnête, ajouta-t-il en souriant.
—Hélas! oui, mutuel, et je n'en veux pour preuve que les efforts de la pauvre Ellénore pour se persuader qu'elle vous hait. Vous pensez bien que si votre repos avait été seul en danger dans cette circonstance, je ne m'en serais pas inquiétée. Je vous aurais laissé jouer de vos défauts avec toute la grâce qui leur a déjà valu tant de succès; mais quand j'ai vu que leur séduction commençait à agir sur un coeur déjà meurtri, et qu'un coup de plus doit tuer, j'ai cru vous servir tous deux, en mettant mon amitié entre vos deux haines pour les empêcher de se battre trop passionnément.
—Vous me faites tant de bien et tant de mal avec vos beaux discours, que je ne sais plus que résoudre.
—Eh bien, laissez-vous conduire.
—J'y consens, mais n'abusez pas de ma soumission; n'en demandez pas trop à ma raison.
—Je ne veux pas même avoir à faire à elle. Votre coeur entendra bien mieux ce que j'ai à lui demander: d'abord la sincère résolution de renoncer à plaire à une personne que tout doit séparer de vous. Songez que sans moi elle ne vous aurait jamais connu; que la différence de vos opinions avec les siennes, avec celles de ses amis, ne permet aucune liaison entre vous; que vous ne pouvez sacrifier toutes les antipathies qu'on sait exister entre vous deux, sans apprendre à tout le monde que vous vous adorez. Et ce secret une fois divulgué, je n'ai pas besoin de vous dire les affreux malheurs qui s'ensuivront. Ne vous flattez pas de les détourner, ils sont inévitables. Madame de Seldorf se changera en Euménide acharnée à vos pas; et M. de Savernon poignardera Ellénore.
Ce résultat était si probable qu'Adolphe en frémit, et qu'il s'engagea à partir pour la Suisse avec madame de Seldorf sans en prévenir Ellénore, sans lui écrire dans l'absence.
—C'est un indigne procédé que vous exigez là, s'écria-t-il en se levant.
—Je l'avoue, et c'est tout son mérite, reprit madame Talma, car un peu moins offensant, il serait sans effet. Mais Ellénore a l'âme fière, et j'espère bien qu'elle ne vous le pardonnera jamais. Dès que j'en aurai la certitude, et que je croirai sa dignité et sa rancune plus fortes que son amour, je vous écrirai de revenir.
—Ce sera la première lettre de vous que j'aurai reçue sans plaisir.
—Ce n'est pas tout; vous ne reviendrez ici qu'à la condition de ne vous présenter chez moi qu'aux heures où madame Mansley ne s'y trouve jamais; enfin, qu'en me jurant, en malade soumis, de suivre mes ordonnances.
—J'ai bien peur que ce malade-là ne meure entre vos mains, dit M. de Rheinfeld en respirant avec peine. Il est atteint plus gravement que vous ne le pensez. Mais, qu'importe, ajouta-t-il d'une voix étouffée, elles ignoreront mon supplice… Vous seule le saurez… Votre pitié me suffira, et si… je…
L'excès de son émotion l'empêcha de continuer; il sortit précipitamment et laissa sa vieille amie effrayée de l'impression qu'elle venait de produire sur cet esprit à la fois si profond, si léger, et qu'elle supposait plus fort contre les agitations du coeur.
C'est une erreur généralement établie dans le monde civilisé que de croire les gens d'esprit insensibles. Et pourtant leurs écrits, leurs longs attachements sont là pour prouver le contraire. Mais l'envie qui s'attache aux supériorités leur conteste les qualités à la portée de tout le monde; ce serait bien dommage pourtant que le ciel, dans sa munificence, n'eût accordé qu'aux sots la faculté d'aimer.
XVIII
Les embarras du gouvernement devenaient chaque jour plus graves. Chacun se disputait le pouvoir sans savoir l'usage qu'il en ferait, et le secours des hommes politiques, des opinions indépendantes était plus nécessaire que jamais contre le retour des mesures révolutionnaires ou l'usurpation d'un despotisme militaire.
Madame de Seldorf, pénétrée de cette vérité, et rassurée par l'empressement d'Adolphe à vouloir la suivre dans son voyage, lui imposa l'obligation de revenir à Paris sur-le-champ, si quelque événement politique y réclamait la présence des défenseurs de la liberté.
Ravi de se soumettre à un ordre qui devait le ramener, peut-être bientôt, près d'Ellénore, il partit avec plus de courage, non sans déplorer le serment qu'il avait fait à madame Talma de ne pas écrire un mot d'adieu à Ellénore.
Si ne rien tenter pour plaire à ce qu'on aime est un sacrifice souvent impossible, quel nom donner à ce dévouement surhumain qui va jusqu'à s'attirer volontairement la haine de l'être dont on paierait un regard, un sourire au prix du reste de sa vie?
La route entière se passa en suppositions plus douloureuses l'une que l'autre.
—Comment apprendra-t-elle ma désertion? se demandait tacitement Adolphe; quelque ami charitable se chargera-t-il d'en atténuer l'effet en lui prêtant un motif louable? Je ne puis l'espérer. C'est dans la brutalité du coup, dans l'indignation du procédé, que madame Talma compte pour détruire à jamais le faible monument que j'élevais avec tant de peine. Elle aura tout prévu pour qu'Ellénore reçoive la nouvelle de mon départ devant témoins, sans y être préparée, et par conséquent doublement offensée de se voir délaissée, et livrée dans sa surprise à l'observation maligne des indifférents, pour qui toutes les émotions invincibles sont autant de spectacles divertissants… et j'en suis réduit à désirer qu'elle ait peine à retenir ses larmes…
—A quoi pensez-vous donc? disait alors madame de Seldorf; vous avez l'air sombre d'un conspirateur. Si Barras vous voyait en cet instant, il vous ferait arrêter rien que sur votre mine.
—Et il aurait raison, car si je pouvais renverser lui et son
Directoire, je le ferais de grand coeur.
—Vous regrettez de n'être pas resté à Paris pour hâter sa chute, je le vois, dit madame de Seldorf avec amertume; car sans se l'expliquer, elle devinait une pensée rivale dans celle qui absorbait Adolphe.
—Vous vous trompez, reprit-il, je ne puis regretter un succès impossible, à moi, du moins, qui ne voudrais changer que pour être mieux, et non pour remplacer le gouvernement pitoyable du directeur Barras par le despotisme du dictateur Bonaparte.
—Alors pourquoi vous inquiéter autant des événements auxquels vous ne voulez pas prendre part?
—On n'a pas besoin d'être acteur dans un drame pour s'y intéresser; et vous-même, madame, vous avez prouvé plus d'une fois qu'on pouvait s'animer vivement pour des intérêts politiques étrangers aux siens.
—Cela est vrai, mais c'est un travers dont j'espère me corriger, et j'exige que vous m'y aidiez. Être tout seul à combattre pour la liberté dans un pays qui n'en veut pas, est une duperie ridicule. Je commence à me lasser des sentiments patriotiques qui m'ont été transmis comme un héritage, et que j'ai adoptés dès que j'ai pu réfléchir sur les hautes pensées dont ils dérivent et sur les belles actions qu'il inspirent. Les scènes cruelles qui ont déshonoré la révolution française n'étant que de la tyrannie sous des formes populaires, n'avaient diminué en rien mon culte pour la liberté. Mais cette soumission aveugle d'une nation éclairée pour un gouvernement faible et arbitraire, pauvre et dissipateur, grossier et immoral, a découragé ma constance, et je suis décidée à ne plus m'occuper du sort de ces aimables Français dont j'aime tant la conversation et que le ciel a doués de tous les genres d'esprit, excepté de l'esprit national.
—Le parti est fort sage, mais vous ne le suivrez pas plus que moi; il est de la nature des âmes généreuses de se prendre d'amour pour le bien public, en dépit de tous les maux attachés à cette belle passion. On s'ordonne beaucoup de vertus par calcul, par expérience ou par religion; l'amour-propre même en crée souvent; mais on a beau se la commander, on ne se fait point d'indifférence. Voir la nation la plus brave, la plus intelligente de l'Europe, courir au-devant de toutes les dominations, même les plus vulgaires, plutôt que de rester maîtresse d'elle-même, sera toujours une douleur pour vous, et une douleur que vous ne pourrez vous empêcher d'exprimer avec toute votre éloquence; sorte de crime toujours puni par les autorités régnantes, quelle que soit l'indulgence de leur despotisme.
—Y pensez-vous!… c'est me prédire de longues persécutions, et il y a de la barbarie à menacer les imaginations faibles des malheurs qui les attendent.
—Oui, quand on ne doit pas les partager, dit Adolphe d'un accent triste et doux qui pénétra jusqu'au fond du coeur de madame de Seldorf.
Cette conversation avait lieu en présence d'un vieil ami de la baronne, d'une gouvernante tenant endormi sur ses genoux le plus jeune des enfants de madame de Seldorf, et, dans une berline que six chevaux entraînaient vers la frontière.
Comme ceux que le mouvement emporte, que le voyage distrait en dépit de leur préoccupation, sont beaucoup moins à plaindre, quelque soit leur chagrin, que les malheureux dont l'existence immobile éternise les regrets, nous reviendrons à Ellénore.
XIX
Pendant qu'Adolphe livrait madame Mansley à tous les dangers d'une surprise mortelle, à tout le ressentiment du procédé le plus inexplicable, elle se reprochait de ne lui avoir point caché sa faiblesse pour lui; et, pressentant l'émotion qu'elle éprouverait en le revoyant après la petite scène de l'éventail, elle s'était renfermée plusieurs jours chez elle pour éviter la rencontre d'Adolphe. Pourtant l'idée de le revoir, après l'aveu muet qui lui était échappé, lui causait une de ces joies mêlées de terreur qui ont tant de charme en amour. Aussi apprit-elle avec une sorte de plaisir l'accident arrivé à madame Delmer, qui s'était foulé le pied en descendant de cheval. Cette dernière blessure la rendant prisonnière, elle avait réclamé la société de ses amis pour l'aider à supporter sa réclusion; et tous s'empressaient à lui tenir compagnie.
Ellénore, certaine de trouver parmi eux celui dont l'esprit avait la puissance de charmer toutes ses douleurs et de conjurer tous ses ennuis, s'arrêta quelques moments dans l'antichambre qui précédait le salon de madame Delmer, pour laisser calmer les battements de son coeur.
Elle redoutait tellement l'effet du premier regard de M. de Rheinfeld, qu'en entrant dans le salon elle salua tout le monde sans lever les yeux. Les phrases faites d'avance sur l'accident de madame Delmer vinrent d'abord au secours de son embarras. C'était à qui lui raconterait comment le cheval de madame Delmer s'était cabré, et comment la frayeur lui ayant fait poser son pied à faux sur un caillou, elle s'était donné une entorse. Dans ce conflit de voix, Ellénore s'attendait à entendre vibrer celle d'Adolphe; mais elle connaissait sa répugnance pour les paroles insignifiantes, et s'expliquait son silence par l'émotion qu'elle lui supposait. On aurait dit qu'avertie secrètement de ce qu'elle devait ressentir à la perte de son illusion, elle la prolongeait le plus possible.
Enfin, elle se sentit tout à coup glacée par l'idée qu'Adolphe n'était pas là; cependant, bien des raisons pouvaient expliquer son absence; il y avait le soir même une séance extraordinaire au club de l'hôtel de Salm. On donnait à l'Odéon un drame nouveau qui attirait tout Paris. Ce drame, traduit de l'Allemand, ayant pour titre: Misanthropie et Repentir, était une importation qui pouvait amener notre public à goûter le théâtre de Schiller, si souvent vanté par Adolphe. Tout devait faire présumer à Ellénore qu'il avait voulu être témoin du succès de ce drame; mais la vérité est une fée invisible, dont la baguette agit en dépit de toutes les apparences, de tous les raisonnements; dès qu'elle a touché votre coeur, dès qu'elle a déroulé le tableau de l'avenir qui vous attend, ses rayons ont beau ne pas l'éclairer encore, vous souffrez avant d'avoir vu.
Rien n'avertissait Ellénore du départ d'Adolphe; madame Talma qui se trouvait là semblait reculer devant l'effet qu'elle avait désiré, et redoutait l'instant où Ellénore serait frappée du coup qu'elle lui avait préparé. Semblable au médecin qui vient d'ordonner une opération cruelle d'où dépend la vie du blessé et qui souffre d'en être le témoin, elle sentait succomber son courage à l'idée de la pâleur qui allait couvrir ce beau front au premier mot qui se rattacherait à ce départ subit; elle allait jusqu'à espérer que la soirée se passerait sans qu'il en fût question. On oublie si vite ceux qu'on ne voit plus, que cette espérance se serait très-probablement réalisée, sans l'arrivée du comte de Ségur et de Népomucène Lemercier.
Tous deux revenaient de l'Odéon. On les questionna sur le drame nouveau.
—C'est détestable, dit le vicomte, et pourtant je me suis laissé prendre à plusieurs scènes assez dramatiques. Malgré mon horreur pour les querelles de ménage, cette femme égarée, avec son profil grec, ses grands yeux noirs et ses petits airs prudes, m'a presque fait pleurer. Quant à son mari, je n'ai jamais pu m'intéresser une minute à cette classe de gens-là, et ce n'est pas Saint-Phal avec son air lugubre, sa voix sépulcrale et ses sentences de… mari trompé, qui me fera revenir de mes préventions.
—Voilà bien nos esprits superficiels qui ne voient dans un sujet sérieux que le côté comique, dit madame Delmer. Comment se faire une idée de l'ouvrage sur de telles plaisanteries! Heureusement nous avons là M. Lemercier qui obtient trop de succès pour ne pas apprécier celui-là à sa juste valeur.
—Je les trouve tous légitimes, madame, car ils sont le fruit du talent ou de l'adresse à flatter le mauvais goût à la mode, dit l'auteur d'Agamemnon, et le malheureux qui abaisse son esprit aux absurdités, aux invraisemblances, aux exagérations qu'un certain public applaudit toujours, a peut-être plus de mal et plus de mérite que l'auteur qui obéit tout simplement à son génie. Mais le drame que nous venons de voir, quoique traînard, pleurnichard, enfin pourvu de tous les défauts du genre, a pour sujet un de ces malheurs conjugaux si communs dans les familles, qu'il n'est guère de spectateur qui ne l'écoute avec une sorte d'intérêt personnel, soit comme séducteur, soit comme parent de la victime. On entend de tous les cotés de la salle des sanglots délateurs qui confirment ce que j'avance. Mais quand l'art dramatique en est réduit à fouiller dans les adultères bourgeois pour produire de l'effet, c'est un aveu de son impuissance, et je ne sais pas ce que notre théâtre peut gagner à imiter sur ce point les Allemands.
—Ah! si M. de Rheinfeld vous entendait, s'écria la marquise de
Condorcet, comme il relèverait ce blasphème!
—Je n'en resterais pas moins de mon avis.
—Quel dommage qu'il soit parti! nous aurions été témoins d'un combat ravissant!
—Parti!… répéta machinalement Ellénore.
Puis, croyant avoir mal entendu, elle s'appliqua à écouter plus attentivement la conversation.
—Oui, tous deux aussi spirituels, aussi entêtés l'un que l'autre, se seraient battus à coups de Corneille et de Schiller, et nous aurions eu les profits de la bataille, dit Garat; car lorsque de semblables lances se croisent, il en jaillit toujours beaucoup d'étincelles.
—Ah! nous sommes un peu blasés sur ce plaisir-là, dit Lemercier. Madame de Seldorf, qui aime toutes les discussions, n'a pas manqué de nous offrir souvent l'occasion de guerroyer chacun pour nos idoles. Elle a dû être contente l'autre jour. C'était la veille de son départ pour la Suisse; elle avait réuni à dîner plusieurs des amis que son absence afflige. On était triste, la conversation languissait, elle imagina de la porter sur le drame nouveau et de m'exciter à médire de cette production germanique, pour forcer Adolphe à rompre le silence. Il avait de l'humeur; il a soutenu son opinion avec une sorte de violence qui m'a donné de l'avantage sur lui. Cependant je commençais à m'étonner et à me lasser des épigrammes dont il lardait son plaidoyer en faveur des Allemands, lorsque madame de G…, qui était placée à côté de moi, m'a dit à voix basse: «Vous voyez bien que le pauvre homme n'a pas sa tête. Ne prenez pas garde à ce qu'il dit; à la veille d'un départ, on n'a pas l'esprit libre.» Alors j'ai compris ce que je devais accorder aux agitations trop douces ou trop cruelles attachées à l'honneur de suivre madame de Seldorf dans son voyage.
A ces mots, madame Talma fixa ses yeux sur Ellénore; elle la vit pâlir et s'appuyer sur les bras de son fauteuil comme si elle allait se trouver mal; mais, en pareilles circonstances, les évanouissements si communs dans les romans, sont rares dans le monde, où la crainte de laisser voir le réel de son émotion donne presque toujours la force de la vaincre.
La fierté, l'indignation vinrent au secours d'Ellénore. C'était déjà se venger que de paraître insensible au coup qui la frappait; et elle fit bonne contenance.
En la voyant ainsi immobile, le visage altéré, mais calme, madame Talma pensa qu'Adolphe, traître à son serment, n'avait pu quitter Ellénore sans lui écrire. Elle voulut éclaircir ce soupçon, et profita de l'arrivée d'une visite pour s'approcher de madame Mansley, qui, plongée dans une sorte de torpeur, ne s'aperçut pas de sa démarche, et n'entendit rien des premiers mots qu'elle lui adressa.
—Pauvre amie! dit alors madame Talma en posant sa main sur le bras d'Ellénore, vous souffrez…
—Moi?… Non, répondit-elle avec un sourire déchirant.
—Voulez-vous… me ramener chez moi? Chénier avait promis de venir me prendre; mais il tarde trop… et je compte sur vous.
—Pourquoi? demanda Ellénore d'un air égaré.
—Pour me mettre à ma porte, si votre voiture est là.
—Oui… vous avez raison… Il vaut mieux que je sorte d'ici… il y fait trop chaud… j'étouffe…
—Attendez un moment… on va bientôt apporter la table de whist, cela causera un dérangement dont nous profiterons pour nous retirer sans être aperçues.
En cet instant, plusieurs personnes s'approchèrent de madame Mansley dans l'espoir de causer avec elle. Madame Talma, craignant quelque inadvertance qui aurait trahi le trouble d'Ellénore, s'empressait de répondre pour elle. Mais cette ruse ne pouvant se prolonger, elle prit son bras et l'entraîna vers la porte.
Comme elles la franchissaient, elles entendirent ces mots:
—Madame Mansley se retire de bien bonne heure, ce soir! N'y aurait-il plus ici tous les gens qui lui plaisent?
Cette réflexion de Chénier piqua la fierté d'Ellénore, elle lui lança un regard sévère pour toute réponse. Mais elle recevait de lui l'avis de se mieux contraindre, et elle se jura d'en profiter.
XX
Un chagrin vient souvent au secours d'un autre: arrivée chez elle, Ellénore trouva mademoiselle Rosalie au bas de son escalier, qui venait la supplier de ne pas s'inquiéter de l'état du petit Frédéric.
—Oh! mon Dieu! qu'a-t-il? s'écria sa mère.
—Le docteur est près de lui, car, madame pense bien que je l'ai été chercher tout de suite quand j'ai vu l'enfant pris subitement de vomissements et même de convulsions; mais M. Moreau assure que ce ne sera rien que la rougeole.
Et Rosalie, dans la meilleure intention possible, ajoutait à cela tout ce qui devait redoubler l'effroi de sa maîtresse.
Heureusement celle-ci ne l'entendait pas et se précipitait vers la chambre de son fils, certaine qu'on ne lui disait qu'une partie du malheur qu'elle devait redouter, sorte de mensonge officieux dont on a fait tant d'abus à propos de tristes nouvelles, qu'ils sont plus sinistres que rassurants.
Rosalie avait dit vrai, l'enfant commençait à souffrir de la rougeole, et la maladie s'accomplit sans un seul accident fâcheux. Mais comme une mère n'est pas facile à tranquilliser, même lorsque son fils est hors de danger, Ellénore s'enferma près du sien, et, sous prétexte de la contagion attachée à cette maladie, ne voulut recevoir personne.
Une fois calmée sur l'état de Frédéric, elle ne put s'empêcher de revenir à ses agitations personnelles. Elle se fit même le reproche d'avoir mêlé le souvenir d'Adolphe à ses craintes maternelles. Mais que faire contre la pensée, contre ce fantôme qui nous apparaît à son gré, en dépit de tout ce que nous tentons pour le fuir, pour le tuer? Quel raisonnement, quelle résolution, quel serment peuvent sauver du retour d'une image, du trouble d'un souvenir? On peut comme le savant célèbre, dire qu'on a trouvé le secret de la terre: «En y pensant toujours,» c'est du ressort de la volonté; mais «n'y penser jamais,» est une faculté qui n'est donnée à aucune puissance humaine.
Ainsi donc, Ellénore avait beau s'ordonner l'oubli brusque du départ qui détruisait d'un seul coup toutes ses illusions; l'impossibilité de l'expliquer le ramenait sans cesse à son esprit; elle était, comme le prétendent les docteurs du somnambulisme, sous l'empire du vrai; elle s'imposait inutilement une colère non méritée, une indifférence non réciproque; elle était aimée, pleurée; sa raison le niait, son coeur le sentait. La réalité agissait en dépit de l'éloignement, de la rancune, de toutes les fureurs d'un amour-propre justement irrité.
Qui n'a pas éprouvé cette domination secrète, ce sentiment négatif de ce qu'on voit, de ce qu'on sait, de cet ennemi de l'évidence qui déconcerte tous les calculs pour nous soumettre au pouvoir sympathique dont nous ignorons l'existence? Qui n'a pas souvent obéi à sa raison en se disant: «J'ai tort.»
La convalescence du petit Frédéric exigeant des soins particuliers et surtout un air pur, Ellénore loua une jolie maison dans la vallée de Montmorency et fut s'y établir. Elle espérait y jouir d'une solitude complète, mais la proximité de Paris lui attirait beaucoup de visites; seulement elles étaient plus longues qu'à la ville.
Tout faisait présager un nouveau changement dans le gouvernement; le retour inopiné du général Bonaparte donnait l'espoir de le voir mettre fin aux abus de tous genres qui entraînaient l'État à sa ruine. Chaque parti se flattait d'un succès; les républicains seuls se méfiaient des protestations démocratiques qui ornaient les proclamations éloquentes du vainqueur de l'Italie. Les plus indépendants se disposaient à combattre de tous leurs moyens le pouvoir absolu qui devait bientôt remplacer l'anarchie.
Peu de temps avant le débarquement de Bonaparte à Fréjus, avait eu lieu, dans le champ de Mars, la grande fête nationale de la fondation de la République. Chaque ministre, à l'imitation des orateurs grecs et romains, qui, grâce au climat d'Athènes et de Rome, pouvaient haranguer le peuple en plein air, s'était imaginé de monter tour à tour à une tribune drapée à la grecque, pour proclamer, dans une foule de phrases emphatiques, l'un les belles actions, les bons ouvrages, l'autre les départements qui avaient bien mérité de la patrie par leurs victoires sur les hordes royales.
A ces discours, dont le vent emportait la moitié, succéda la marche d'un bataillon de conscrits qui venait recevoir son drapeau des mains du président du Directoire; il profita de cette occasion pour les inviter à abjurer les haines, à ne songer qu'à la patrie en péril. Pendant qu'il leur prêchait la douceur, deux colombes passèrent, d'un vol égal et tranquille, au-dessus de l'autel de la Concorde, et traversèrent le champ de Mars sans jamais se séparer! Dans notre application à singer les anciens, les Parisiens ne manquèrent pas de tirer de ce vol d'oiseaux le plus heureux présage. Ce qui n'empêcha pas, huit jours après, de faire, au conseil des Cinq-Cents, la proposition de déclarer la patrie en danger.
Cette proposition, malheureusement très-fondée, devait ramener à Paris tous ceux qui, par leurs talents et leur courage, pouvaient apporter quelques secours au mauvais état des affaires publiques. Déjà plusieurs chefs vendéens étaient arrivés sous de faux noms, et y attendaient secrètement la révolution inévitable qu'ils espéraient faire tourner au profit de leur cause. On y parlait dans les salons, dans les endroits publics, sans nulle contrainte, de la chute prochaine du Directoire, et l'on discutait sur ce qu'on désirait mettre à sa place avec une franchise qui bravait la police et les événements.
Le souvenir de la Terreur était encore si vif, qu'à la condition d'en être pour jamais à l'abri, la France devait se laisser gouverner par le premier qui consoliderait ses victoires et rétablirait l'ordre dans ses finances. Mais ce héros, les émigrés le voyaient dans un Bourbon; les Vendéens dans un colonel évêque; les républicains dans le général Moreau, et l'armée entière dans Bonaparte.
La crainte d'une insurrection dont il était impossible de prévoir l'issue servait de prétexte à Ellénore pour prolonger son séjour à la campagne; elle se promettait même d'y passer l'hiver, en dépit des instances de M. de Savernon, pour qui le séjour de Paris était un besoin impérieux.
Il faisait partie d'une classe assez nombreuse alors, composée de gens échappés par miracle à la faux révolutionnaire, et à qui suffisait le plaisir de se revoir. Ils n'allaient pas dans le monde; mais ils ne pouvaient se passer des nouvelles du jour, de la représentation des pièces à succès, et même des caquets à la mode.
Avec ces goûts-là, on ne croit pas facilement aux plaisirs de la retraite; aussi M. de Savernon amenait-il sans cesse à madame Mansley les amis qu'il préférait, et même se hasardait-il parfois à lui présenter de nouvelles connaissances, et cela dans l'idée de la secourir contre l'ennui. Elle les accueillit d'abord froidement; puis, touchée de la bienveillance qu'on lui témoignait, elle y répondait par toutes les grâces d'une politesse hospitalière, dissimulant son profond découragement sous les dehors d'une douce mélancolie, se levant chaque matin sans former un désir, se reprochant de n'être pas assez heureuse de la santé de son fils, du calme, du bien-être de son existence; car voilà le triste effet d'un sentiment déçu. Dans les romans, on en triomphe ou on en meurt; dans la vie réelle, on ne fait ni l'un ni l'autre; satisfait de maîtriser ses actions, on laisse aller sa pensée. C'est le feu souterrain qui dessèche la plante et qui transforme en désert aride la montagne où le lis fleurissait.
—Je vous apporte de grandes nouvelles, dit M. de Savernon en arrivant un matin à Eaubonne, accompagné du chevalier de Panat et d'un jeune homme, qui, enveloppé dans un vaste manteau, se tenait à la porte du salon, sans oser la franchir.
—De grandes nouvelles! répète Ellénore. Ah, mon Dieu! vous me faites peur.
—Rassurez-vous, jamais révolution ne s'est faite à moins de frais. On ne s'est battu qu'à coups de langue; tout était préparé par votre ami l'abbé Siéyès, et vous êtes en ce moment sous son règne, si toutefois Bonaparte veut bien lui laisser une part dans le pouvoir qu'il vient d'envahir. Voilà encore un gouvernement de renversé, nous n'avons plus de Directoire. Reste à savoir ce que durera celui qu'on échafaude en ce moment; mais en attendant qu'il revienne à qui de droit, il faut bien s'y soumettre, et s'arranger pour échapper au zèle de sa police consulaire et nationale.
—Seriez-vous poursuivi?
—Pas encore, mais s'il fait beaucoup de recrues dans le genre de celle-ci, dit le chevalier en désignant la personne qui n'osait se montrer, il aura bientôt à répondre au plus rusé de tous les ministres.
—Quel est donc ce monsieur! demanda madame Mansley à voix basse.
—L'homme du monde qui a le moins de droit à votre bienveillance, reprit M. de Savernon, et qui est le plus innocent du mal qu'on vous a fait; aussi lui ai-je promis votre secours; mais il n'osera jamais le réclamer, si vous ne daignez l'y encourager.
—Votre intérêt pour monsieur lui répond de mon empressement à lui…
—Ah! madame, s'écria le jeune homme en se jetant aux pieds d'Ellénore, ne vous engagez point avant de savoir tout ce qu'on exige de vous; vous ne me reconnaissez pas, je voyageais avec mon gouverneur lorsque vous avez… fui… la maison… de ma mère…
—Quoi! vous seriez?… mais oui, ce sont ses traits, ses beaux cheveux blonds… C'est Édouard!…
—De Montévreux! ajouta le jeune homme d'un air humble, et ce nom, comment oser le prononcer devant vous?
—Ah! je ne me souviens plus que de notre amitié d'enfance, que de ces jeux où vous me protégiez toujours; mais comment êtes-vous ici?
—Par suite d'une imprudence impardonnable, interrompit M. de Savernon; monsieur s'ennuyait de son état d'émigré, et sans consulter ni parents ni amis qui auraient pu le détourner de son projet, il s'est lié avec un marchand de toile de Flandre; et s'affublant comme lui d'une grosse veste de laine grise et de bons souliers ferrés, il est rentré en France sous le titre de neveu du marchand. C'est dans cet équipage qu'il s'est présenté chez ma soeur, sous prétexte de vendre des torchons à sa cuisinière; mais, celle-ci que la révolution a rendue méfiante, et qui voit dans tout inconnu un espion de police, reconduisait le pauvre diable, et menaçait d'appeler la garde nationale, s'il s'obstinait à entrer malgré elle. Voyez un peu à quoi il s'exposait! Enfin les cris de la servante ayant attiré tous les voisins et ma soeur elle-même, elle a pâli en reconnaissant Édouard, et s'est empressée de dire qu'elle avait fait demander ce marchand et qu'on avait tort de le renvoyer. Sans ce témoignage, Dieu sait ce que la garde nationale, qui était déjà à la porte, aurait fait de cet insensé; mais comme il y avait dans le piquet de gardes un malin qui paraissait se douter de quelque ruse, et que je crois fort capable de revenir avec des camarades plus exigeants, j'ai jugé qu'il fallait soustraire Édouard à leur surveillance, et l'éloigner surtout d'une maison où logent plusieurs émigrés rentrés; en vous l'amenant, je lui choisissais l'asile le plus sûr, car il est un excès de générosité à l'abri de tous les soupçons.
—Vous me rendrez la justice d'affirmer que je n'ai pas douté un instant du bon accueil qu'il recevrait, dit le chevalier; j'ai beau être souvent opposé aux raisonnements de madame Mansley, je n'en ai pas moins d'admiration pour son caractère. Mais il ne s'agit pas de mettre Édouard momentanément en sûreté chez elle, il faut encore qu'elle lui obtienne la protection de ces farouches républicains qui ne savent rien refuser aux prières d'une jolie femme.
—Je ne sais si leur crédit pourra procurer à ce jeune imprudent les moyens de rester ici sans danger, dit Ellénore; mais je vais m'adresser au seul de ces républicains qui passe au service du gouvernement consulaire. Je place toute ma fidélité sur les principes, et m'embarrasse fort peu de celle des instruments. Peu m'importe que Siéyès soit prêtre, conventionnel, directeur ou courtisan d'un général, en attendant mieux, pourvu qu'il m'aide à sauver quelques proscrits, je ne lui en demande pas plus. Puissent vos nobles amis, qui me font un crime de n'avoir pas rompu toute relation avec ce qu'ils appellent mes républicains, vous rendre d'aussi bons services.
Édouard de Montévreux fut établi dans un petit pavillon, au bout du jardin de madame Mansley, faveur bien grande, et qui devait lui coûter bien cher.
XXI
Le retour miraculeux de Bonaparte était un succès qui en présageait beaucoup d'autres; celui qui avait passé inaperçu au milieu de la flotte ennemie pour venir rétablir l'ordre en France ne devait pas rencontrer une vive opposition à ses projets d'élévation. D'ailleurs son serment au défunt Directoire était encore dans le souvenir de tous les patriotes:
«Citoyens, avait-il dit, en mettant la main sur le pommeau de son épée, je jure qu'elle ne sera jamais tirée que pour la défense de la République et celle de son gouvernement.»
Mais les serments politiques, comme ceux d'amour, ont cela de particulier qu'on y croit toujours. On sait comment celui proféré par Lucien Bonaparte, dans cette grande journée, eut le pouvoir de sauver son frère de la fureur des fanatiques de la liberté.
«Je jure, avait-il dit, de percer le sein de mon propre frère, si jamais il porte atteinte à la liberté des Français!»
Et ce mouvement dramatique, appuyé par la compagnie de grenadiers que commandait Murat, avait mis les représentants de la nation en déroute, mais non pas sans que le général Bonaparte leur eût adressé force paroles et proclamations. Aussi le soir, accablé de fatigue, demandait-il à son secrétaire s'il n'avait pas dit bien des bêtises; à quoi celui-ci répondit:
—Pas mal, général.
Sauf un petit nombre, tous les amis de la gloire, las d'obéir aux caprices de Barras, et confiants dans les promesses du vainqueur de l'Italie, se prêtèrent au mouvement qui livrait à Bonaparte le commandement de l'armée et la direction des affaires de l'État.
En homme habile, il chargea l'homme qu'il détestait le plus du soin de lui faire une constitution à leur usage. Pourtant Siéyès avait prononcé un discours peu de temps avant où du haut d'une tribune populaire il avait dit:
«La royauté ne se relèvera jamais. On ne verra plus ces hommes qui se disaient délégués du ciel pour opprimer avec plus de sécurité la terre, et qui ne voyaient dans la France que leur patrimoine, dans les Français que leurs sujets, et dans les lois que l'expression de leur bon plaisir.»
Mais Bonaparte connaissait la valeur de ces paroles, et ne s'en servit pas moins de l'orateur pour asseoir sa nouvelle puissance.
Nous ne rappelons ces faits que pour constater la partie comique attachée aux plus grands événements de notre histoire moderne. Siéyès, qui avait l'esprit fin et enjoué, était le premier à rire des inconséquences politiques dont il donnait l'exemple. C'est le mérite, ou le tort du caractère français que de tourner en plaisanterie les sujets les plus sérieux. L'abbé-consul avait déjà fait preuve de sa gaieté philosophique, lorsqu'en 1797, le 12 avril, il fut assassiné chez lui par l'ex-moine, nommé Poule, qui lui avait tiré à bout portant un coup d'arme à feu chargée de deux balles mâchées, dont l'une lui avait fracassé le bras, et l'autre déchiré la poitrine: l'ex-moine fut livré à la justice; mais elle était si indulgente à cette époque pour les intentions libérales des jacobins fanatiques, que le moine assassin fut bientôt remis en liberté.
En apprenant ce singulier jugement, Siéyès se contenta de dire à son portier:
—Si l'ex-moine Poule revient, vous lui direz que je n'y suis pas.
Depuis, en votant le sénatus-consulte qui revêtait Napoléon du titre d'empereur, et, en se rappelant son vote sur la mort de Louis XVI, il disait:
—C'était bien la peine!
Le souvenir de ce coupable entraînement donnait à Siéyès le désir de s'éclairer des lumières de nos esprits indépendants; il fut le premier à engager Bonaparte à admettre dans son tribunat les défenseurs de la liberté, tels que Chénier, Stanislas Girardin, Guinguéné, et autres; M. de Rheinfeld fut du nombre.
Cette nomination devait le rappeler à Paris. L'idée d'être utile aux intérêts de la France devait l'emporter dans son esprit sur toute autre considération. La crainte du retour d'Adolphe décida madame Mansley à passer l'hiver à la campagne. M. de Savernon, mal inspiré, combattit de son mieux cette résolution, sans deviner la part qu'il y avait; mais il ne put rien obtenir sur ce point d'Ellénore. Seulement elle promit de se laisser conduire à la ville lorsqu'on y donnerait un spectacle digne de curiosité; mais à la condition qu'elle profiterait de la proximité où elle était de Paris pour revenir coucher à la campagne.
—Que de fatigues inutiles! s'écriait le chevalier de Panat en entendant Ellénore s'obstiner à braver l'hiver dans les champs. C'est nous seuls qui serons victimes de cette belle passion pour la retraite, car les amis dont vous savez si bien vous passer, ont la sottise de ne pouvoir vivre sans vous; il n'est pas jusqu'à cette pauvre madame Talma dont la santé fait pitié qui ne médite de faire six lieux l'un de ces jours pour venir causer avec vous; pourtant son causeur favori lui est rendu, je l'ai trouvé hier au coin de son feu.
—Eh bien, que pense-t-il de notre petite dernière révolution? demanda le comte de Ségur.
—Il en parle comme de tout, avec ironie, ce qui me ferait croire qu'il y porte assez d'intérêt; car vous connaissez sa manie de se moquer des choses qu'il a le plus à coeur.
—Quoi! vous pensez, reprit le comte, que M. de Rheinfeld est sous l'illusion du républicanisme de Bonaparte? Oh! c'est calomnier son esprit, j'en appelle au jugement de madame Mansley.
Mais Ellénore, tout à l'idée du retour d'Adolphe, n'entendit pas le comte; il fut obligé de la questionner plus directement pour la sortir de sa rêverie.
—Moi? dit-elle, je n'ai aucune opinion sur le caractère de M. de
Rheinfeld.
—Cependant, je vous ai entendu cent fois combattre ses idées, et même avec assez d'amertume, ce qui m'avait fait supposer que vous n'aviez pas meilleure idée de lui que de sa politique.
Une femme comme il y en a tant, ravie de voir si mal interpréter ses sentiments, n'aurait pas manqué d'abonder dans le raisonnement de M. de Ségur, mais la loyauté d'Ellénore s'y refusa. Loin de se mettre à l'abri du soupçon par une lâcheté, elle déclara hautement son estime pour la personne et le talent de M. de Rheinfeld. Seulement, ajouta-t-elle, nos opinions, nos habitudes différent; je vois d'abord le côté sérieux des choses, lui s'applique à n'en démontrer que le côté plaisant; mais ce défaut qui m'est désagréable dans sa conversation, il ne le porte, il faut en convenir, ni dans ses discours, ni dans ses ouvrages.
—Ce qui ne les empêche pas d'être fort insipides, dit M. de Savernon dont la partialité ne manquait pas une occasion d'être injuste et injurieuse pour Adolphe.
—Enfin, nous allons voir comment tous ces beaux esprits se conduiront, dit le chevalier. Voici déjà les Tuileries reconquises. On ne se loge pas dans ce palais monarchique pour y faire de l'égalité, et je m'attends à toutes les parodies des farces qui ont déterminé la grande révolution. C'est toujours ainsi, on ne chasse les gens que pour se mettre à leur place. Eh bien, tant mieux. Nous reverrons un peu de cette grandeur, de ce faste que nous regrettons. Sans compter qu'il y aura des apprentissages comiques, dont nous pourrons nous amuser.
—C'est fort bien, dit le duc de D…; mais avec le pouvoir arbitraire reviendront les conspirations; l'on répand déjà le bruit d'une tabatière empoisonnée trouvée sur le bureau du premier consul, et je sais de bonne part qu'on a fait cette nuit plusieurs arrestations.
A cette nouvelle, Ellénore et M. de Savernon échangèrent un regard qui exprimait leur crainte pour le jeune proscrit réfugié dans le pavillon du jardin, car, à chaque tentative contre la vie de Bonaparte, le ministre de la police redoublait de zèle, et ne manquait pas à se faire un mérite près de lui de son adresse à déjouer un complot, parfois imaginaire, mais plus souvent réel.
Il venait d'être averti, par ses espions, de la commande de plusieurs uniformes absolument semblables à ceux des guides consulaires, qui faisaient alors jour et nuit le service auprès du premier consul. Il sut que sous ce déguisement, et avec l'aide de prétendus ouvriers en marbre appelés pour travailler aux cheminées de la Malmaison, les conspirateurs devaient pénétrer dans le château, se cacher dans la carrière qui se trouve au bas du parc, et assassiner le général pendant une de ses promenades solitaires.
L'ordre de fermer l'entrée de cette carrière par une porte de fer ayant donné l'éveil aux chefs de la conspiration, elle avorta; mais la police n'en devint que plus active. Des agents furent envoyés, non-seulement dans tous les endroits de Paris soupçonnés de receler quelques officiers vendéens, ou quelques jacobins décidés à reconquérir à tout prix leur sceptre encore teint du sang de tant d'innocentes victimes; mais Fouché donna l'ordre de soumettre aux mêmes recherches les environs de Paris.
Le maire de chaque village fut obligé de déclarer le nombre et l'état des habitants de sa commune; de plus, on lui enjoignit de faire savoir à l'autorité occulte la qualité des visiteurs qui passaient ou séjournaient quelque temps dans les châteaux et maisons de campagne dépendant de sa mairie.
Il était difficile d'échapper à tant de surveillance. L'ambition, comprimée sous la Terreur, commençait à se réveiller dans toutes les classes; c'était à qui se ferait valoir près du gouvernement par un acte propice au maintien de l'ordre et surtout à l'expulsion des terroristes, dont le retour au pouvoir était l'effroi de tous les autres partis. On parlait de rétablir plusieurs emplois supprimés au nom de l'égalité et dont les petits émoluments étaient déjà convoités par ceux qui en avaient le plus vivement sollicité l'abolition.
Malheureusement, le maire d'Eaubonne était un de ces zélés qui dénonceraient leur père pour avoir le plaisir de le sauver, et pour se rendre important aux yeux d'un ministre quelconque. Instruit par le garçon jardinier de madame Mansley qu'il voyait tous les soirs une lumière à travers les persiennes du pavillon, où personne n'habitait d'ordinaire, il mit un petit garçon du village en embuscade sur un cerisier qui, du champ voisin, dominait le jardin d'Ellénore; de la, le petit drôle voyait tout ce qui se passait dans le pavillon. Mais une journée entière s'était déjà écoulée sans qu'il eût eu l'occasion de faire aucune remarque, et il se disposait à quitter son poste lorsqu'à la lueur du crépuscule il vit une persienne s'entr'ouvrir et un homme sortir du pavillon avec toutes les précautions d'une personne qui craint d'être vue ou entendue.
Comme dans l'extrême jeunesse on ne se cache qu'après avoir fait une mauvaise action, Nicolas ne douta pas que le monsieur entouré d'un tel mystère ne fût un grand coupable. On ne le rencontrait jamais en plein jour, il ne se promenait que la nuit; donc il était suspect. Quelle admirable découverte pour une autorité subalterne! Comme monsieur le maire allait payer un si grand service!
En effet, le maire donna une pièce de quinze sols au mouchard en herbe, et se hâta de faire part à son préfet de la présence mystérieuse d'un étranger dans la maison habitée à Eaubonne par madame Mansley.
Elle soupait un soir en tête-à-tête avec une de ses soeurs nouvellement arrivée d'Irlande, où elle avait épousé un négociant; toutes deux se livraient à leurs souvenirs d'enfance et au plaisir de se retrouver après avoir été si longtemps séparées, lorsqu'on vint prévenir madame Mansley que le pavillon de son jardin était envahi par la garde nationale du village, assistée d'un piquet de maréchaussée.
—Ah! mon Dieu, s'écria-t-elle, Édouard est dénoncé, nous sommes perdus.
—Rassurez-vous, madame, dit Germain; le pauvre monsieur a déclaré qu'il s'était introduit furtivement dans le pavillon pour échapper à ceux qui le poursuivaient; il a répété dix fois que les maîtres de la maison ignoraient qu'il fût chez eux. Lorsqu'on lui a dit votre nom, il a juré qu'il ne vous connaissait pas, et qu'on ne devait pas vous inquiéter par rapport à lui. Enfin, ils ont eu l'air de le croire, et je pense bien que madame ne sera pas arrêtée par eux comme ces coquins nous en menaçaient; quant à lui… il n'y a plus d'espoir. Dieu seul sait ce qu'ils vont en faire.
—Ils ne l'emmèneront pas, ou ils me traîneront avec lui, s'écria
Ellénore en courant vers le pavillon.
Elle y arriva au moment où les cavaliers de la maréchaussée ayant fait placer au milieu d'eux celui qu'ils appelaient l'agent de Pitt et Cobourg, le damné chouan, l'assassin futur du premier consul, ils lui ordonnaient de marcher en prison.
En vain, Ellénore criait:
—Citoyens, vous vous trompez, ce n'est point un ennemi de la République; menez-moi vers le juge de paix, je serai sa caution; conduisez-moi chez le consul Siéyès, il répondra de lui…
Mais la troupe des gardes, suivie de tous les curieux et des enfants du village, n'écoutait pas ces cris. Ils parvinrent seulement à l'oreille d'Édouard de Montévreux, qui se retourna sans oser faire à Ellénore le moindre signe, dans la crainte de la compromettre, mais en fixant sur elle un regard qui l'aurait consolée, si elle avait été consolable.
De tous les malheurs qui avaient déjà frappé Ellénore, l'arrestation d'Édouard de Montévreux chez elle fut peut-être le plus sensible; car il compromettait son caractère et la livrait à des soupçons dont la seule idée couvrait son front d'une rougeur brûlante.
En effet, le bruit de cette capture s'était vite répandu chez les émigrés rentrés et dans les familles qui en pouvaient redouter de pareilles; chacun se répandit en reproches contre une imprudence qui les exposait tous.
—Comprenez-vous, disait la vieille marquise de F… la sotte confiance d'Édouard qui va se loger chez la plus mortelle ennemie de sa mère, chez une femme à qui elle a fait trop de mal pour qu'elle n'ait pas l'envie de s'en venger, et qui attend là tranquillement qu'on le dénonce?
—Quoi, vous pensez, dit le comte de T…, que cette madame Mansley, dont Panat nous vante sans cesse les beaux sentiments, serait capable…?
—Ah! vraiment, les beaux sentiments de ces dames-là ne les empêchent pas de se laisser entraîner par l'amour et par la haine. L'occasion était trop belle pour n'en pas profiter. Il aurait fallu avoir une de ces générosités héroïques qu'on ne trouve que dans les romans… Et de mieux famées qu'elle en auraient fait tout autant à sa place; mais ce qui m'étonne au dernier point, c'est que M. de Savernon ait engagé Édouard à choisir un tel asile.
—Vous oubliez son fanatisme pour sa superbe Ellénore, dit le comte de
C…, et cette foi aveugle qui le ferait douter de la miséricorde de
Dieu plutôt que de la loyauté de sa belle; je parierais qu'en ce moment
il jette feu et flammes contre ceux qui osent la soupçonner.
—Eh bien, s'il se fait le défenseur de son innocence, il aura fort à faire, reprit la marquise, car il n'est pas un de nous, qui ne soit convaincu de la duperie d'Édouard de Montévreux.
Les probabilités, qui sont ordinairement en faveur du mal, accréditèrent cette opinion, et la malheureuse Ellénore pressentit que tout ce qu'elle allait tenter pour délivrer M. de Montévreux ne la justifierait pas de la calomnie si bien établie sur son compte.
Si la fierté d'une conscience pure aide à supporter dignement les injustices du monde, elle redouble aussi la rancune amère qu'inspire une destinée constamment fatale.
En apprenant les nouvelles infamies qui se débitaient sur elle à propos de l'arrestation du jeune Édouard, Ellénore dit à M. de Savernon:
—C'en est trop, vous ne pouvez partager plus longtemps les avanies dont on m'accable; vous avez beau savoir que je ne les mérite pas, comme cette vérité est impossible à prouver, l'honneur ne vous permet pas d'en affronter la honte. D'ailleurs, vous ne sauriez exiger que je reste plus longtemps dans un pays où je ne puis faire un pas sans rencontrer une personne qui se croie le droit de me mépriser. Mon courage est à bout. Tant que la méchanceté ne s'est portée que sur la partie romanesque de ma vie, sur ces mystères d'amour qui, n'étant jamais bien connus, peuvent être calomniés sans conséquence, je l'ai subie avec résignation; mais aujourd'hui qu'elle attaque ma loyauté, mon caractère dans ce qu'il a de plus honorable, la révolte devient un devoir. Adieu! Ne cherchez pas à me retenir.
—Quoi! vous voulez fuir au moment de combattre!… avant d'avoir terrassé vos ennemis par la force de vos armes! avant d'avoir prouvé à tous la vérité qui doit les faire rentrer sous terre! Et vous me supposez assez faible, assez lâche pour vous laisser accomplir cette fuite: mais songez donc qu'elle confirmerait tous les soupçons qui nous indignent; qu'en dédaignant de vous justifier, vous affermissez la calomnie.
—Que m'importe l'opinion de gens que je méprise!
—Mais cette opinion, injuste, atroce, entraîne celle des honnêtes gens.
Et celle-là vaut la peine qu'on y sacrifie quelque chose.
—Rien ne peut plus me la ramener, vous dis-je; égarée par les apparences les plus prestigieuses, l'opinion me sera éternellement contraire. Elle me disputait déjà l'estime qu'on doit au malheur; elle m'accable aujourd'hui de la flétrissante colère due à la trahison. Je n'ai plus rien à en redouter. Qu'elle poursuive le cours de ses injustices; mais que je ne sois plus là pour recevoir toutes les insultes de la haine, pour tendre ma poitrine à tous les poignards de la calomnie.
En cet instant, madame Delmer entra sans se faire annoncer. Elle venait prévenir Ellénore, que leur ami commun, M. Duchosal avait à lui parler d'une chose importante, et qu'il la priait de le recevoir dans la matinée.
—Vous savez, ajouta madame Delmer, qu'il est lié avec le ministre de la police, avec ce Fouché qui, après avoir fait tuer tant de monde à Lyon et à Paris, a bien voulu épargner le père de Duchosal; en reconnaissance de ce bienfait, notre ami le voit souvent; et se fait un droit de cette intimité pour lui demander beaucoup de grands et de petits services; c'est sans doute pour vous offrir son intercession auprès du ministre qu'il désire vous voir. Ne le refusez pas; le sort de M. de Montévreux dépend peut-être de cette démarche.
Madame Delmer accompagna cette recommandation de toutes les preuves d'un vif intérêt pour Ellénore.
—Vous le voyez, dit M. de Savernon d'une voix attendrie, tout le monde ne partage pas l'opinion qui vous révolte; et peut-être de semblables amitiés devraient-elles vous rendre plus forte contre les injures des indifférents.
—Vous avez raison, reprit Ellénore en serrant la main de madame Delmer. Mais ces injures, j'y serais moins sensible, si vous n'en aviez pas votre part; car c'est mettre votre dévouement à une trop grande épreuve que de vous obliger à combattre sans cesse pour ma cause. Elle a beau être juste, elle ne le paraît pas, et vous feriez mieux de…
—Ceci ne vous regarde point, interrompit en riant madame Delmer; s'il est vrai que notre amitié nous donne quelques droits, soumettez-vous à nos conseils; laissez passer ce hourra des Solons ressuscités. Laissez toutes nos vieilles et jeunes médisantes s'épuiser en phrases pompeuses sur les torts qu'elles vous supposent, sur le malheur qui en résulte, vous n'en jouirez que mieux de leur confusion quand M. de Montévreux, rendu par vos soins à la liberté, leur apprendra ce qu'il vous doit et tout ce que vous méritez.
Jamais le baume des douces paroles n'était venu plus à propos calmer les douleurs d'une âme en souffrance. Ellénore promit d'obéir à de si doux commandements. M. de Savernon ne la quitta qu'après lui en avoir fait répéter les assurances.
Deux heures après, Ellénore étant seule se disposa à recevoir la visite qu'on venait de lui annoncer. En pareil cas, on se creuse ordinairement la tête pour deviner la motif de l'entretien demandé; on va jusqu'à composer les questions, les réponses; à chaque supposition différente, on invente de nouveaux discours, en ayant soin, comme de raison, de garder pour ceux qu'on s'attribue les meilleurs raisonnements et les mots les plus éloquents. Il arrive souvent que tous ces soins sont perdus, et que les suppositions sont fort dépassées par le fait.
XXII
A peine M. Duchosal fut-il arrivé chez Ellénore, qu'elle devina, à son air contraint, à l'espèce de ménagement qu'il mettait à lui dire les choses les plus ordinaires, qu'il était préoccupé d'un sujet difficile à aborder. Après avoir passé par tous les lieux communs de la santé, du mauvais temps, des fatigues de la ville, des charmes de la campagne, M. Duchosal en vint à dire:
—J'espère que vous n'avez pas douté, madame, de la part que j'ai prise au chagrin que vous avez éprouvé dernièrement en voyant arrêter dans votre maison le malheureux exilé à qui vous donniez refuge.
—Je crois d'autant plus à votre bon intérêt, dit Ellénore avec un peu de fierté, que jamais je n'en ai été plus digne.
—Vous pensez bien que cinq minutes après avoir entendu raconter cette arrestation, j'étais chez Fouché, et que je lui demandais l'explication de ce coup d'autorité, tout comme si j'avais eu le droit de le faire. Un autre à sa place se serait moqué de moi, et n'aurait pas même pris la peine de me répondre; mais Fouché est un homme d'esprit, dont je ne défends pas les excès révolutionnaires, je suis même certain qu'il sait à quel point ce souvenir me gêne dans ma reconnaissance pour lui, mais je sais aussi que son esprit lui sert à reconnaître ses torts, à tâcher de les faire oublier par de grands services, et surtout à ne pas faire de mal inutile. Or, la persécution contre les émigrés qui cherchent à rentrer en France me semble une mesure fort impolitique; je ne lui en ai pas fait mystère. A cela il répond qu'il est de mon avis, et que, sans les conspirations que les émigrés tentent chaque jour et qui forcent l'autorité à sévir contre eux, il y a longtemps qu'il aurait demandé leur rappel à tous; mais on vient de découvrir un nouveau complot contre la vie de Bonaparte. Les septembriseurs et les chouans sont également compromis. La police a besoin d'être éclairée pour atteindre les vrais coupables, et pour ne pas tourmenter les innocents. C'est par cette raison qu'elle réclame l'aide des gens intéressés à maintenir l'ordre, et à soustraire leurs amis aux soupçons qui pèsent sur eux.
Pendant ce long préambule, Ellénore se disait: où veut-il en venir? Enfin, ne pouvant deviner ce que M. Duchosal voulait d'elle, mais sachant très-bien ce qu'elle voulait de lui, elle prit le parti de lui demander brusquement si, par son crédit près du ministre, il ne pourrait pas obtenir la mise en liberté d'Édouard de Montévreux.
—Cela dépend maintenant plus de vous que de moi, reprit M. Duchosal.
—De moi, qui n'ai jamais vu le citoyen Fouché? qui ne le connais que de réputation? ce qui explique assez mon éloignement pour lui; comment m'accorderait-il la moindre grâce? En vérité, ce serait par trop généreux de sa part.
—Oh! les hommes d'État n'entrent pas dans ces petites considérations; ils se servent de ceux qui leur sont utiles, et servent ceux qu'ils détestent, sans être arrêtés par les opinions et les sentiments qu'ils leur supposent. Je vous en donne pour exemple Bonaparte et Fouché: tous deux se haïssent cordialement, ils sont sans aucune illusion l'un sur l'autre; mais le premier a besoin de la ruse, des intrigues du second pour arriver à son but, et le second espère trop bien exploiter à son profit l'ambition du vainqueur de l'Italie, pour ne pas la servir de tout son pouvoir.
—En quoi puis-je être utile au ministre de la police?
—Je n'en sais rien, mais il désire vous parler; et c'est pour obtenir de vous l'honneur d'un moment d'entretien, qu'il m'a envoyé vers vous!
—Voilà donc ce que vous aviez tant de peine à m'apprendre? s'écria Ellénore… Je le conçois; car tous les soins que prend votre amitié pour gazer une sommation brutale n'y change rien. Je suis mandée à la police, voilà le fait.
—Vous confondez une invitation avec un ordre.
—Parce qu'il faut obéir également à tous deux, et que l'idée d'un semblable interrogatoire me glace de terreur.
—Il ne saurait vous embarrasser. En recevant M. de Montévreux à la campagne, vous pouviez ignorer qu'il n'eût pas la permission d'être en France.
—Sans doute, mais je ne l'ignorais pas.
—Ah! si vous allez vous piquer de franchise avec la police, vous vous perdrez sans sauver votre protégé. Prenez-y garde, la conspiration dont tous les complices ne sont pas encore dénoncés rend son affaire très-mauvaise. N'ajoutez pas au danger de sa situation par des aveux de luxe ou par des mots injurieux. Vous êtes belle, aimable, spirituelle; servez-vous de tous ces dons pour fléchir la sévérité de son juge. Je ne vous dis pas d'avoir l'air de l'adorer; mais la plus honnête femme du monde sait fort bien employer ses moyens de séduction au profit d'une bonne oeuvre, sans qu'il en coûte rien à sa vertu. Un sourire, une flatterie indirecte, suffisent pour apaiser la colère d'un tyran, et changent souvent sa rigueur en clémence. Essayez.
—Je ne saurais, dit Ellénore accablée sous la nécessité de subir cet interrogatoire. Ma nature s'y refuse. Je puis dissimuler le dégoût qu'on m'inspire, mais feindre la bienveillance pour qui me fait horreur, est un effort au-dessus de mon courage. Ah! mon Dieu! s'il vous était possible de m'épargner cette cruelle épreuve! Dites que je suis malade, en fuite… que sais-je?… trouvez un moyen…
—Il n'en est pas, interrompit M. Duchosal; croyez que si j'en avais découvert un, je ne serais pas venu vous supplier, au nom de votre repos, au nom de la sûreté des royalistes qui vous intéressent, de céder à cette invitation, et d'en tirer tout le parti possible en faveur du pauvre prisonnier, dont le sort est peut-être dans vos mains.
Après avoir perdu toute espérance de s'épargner une si pénible démarche, Madame Mansley ne pensa plus qu'à la rendre secrète; car les rapports avec la police, si innocents qu'ils puissent être, sont toujours suspects.
Le ministre l'attendait le lendemain matin; il fut décidé, entre elle et M. Duchosal, qu'elle irait le prendre pour qu'il l'introduisit chez le citoyen Fouché à l'heure qui suit son déjeuner, moment qu'il se réservait ordinairement pour sa correspondance particulière, et où l'on était moins exposé à rencontrer des postulants d'audience.
—Si le malheur qui me poursuit, veut que je sois vue chez ce ministre infernal par quelque parent de la duchesse de Montévreux, venu comme moi dans cet antre de perdition pour en tirer le pauvre Édouard, je suis perdue, dit Ellénore avec rage; il croira que je viens faire mon rapport ou chercher la récompense de mon infamie! Non, tout vaut mieux que de se prêter à affermir de si atroces suppositions. Je n'irai point… qu'on m'y traîne prisonnière, qu'on m'y fasse subir le sort qu'on réserve aux conspirateurs, peu m'importe; le supplice que le bourreau des Lyonnais et de Louis XVI m'infligera sera toujours plus doux et moins honteux que celui de passer pour être sa complice.
Et, revenue par cette idée à toute sa résistance, Ellénore n'écoutait plus les représentations de son ami; il fut obligé de la menacer de nouveau des malheurs dont son refus allait la rendre responsable. Il lui en fit une peinture si effrayante, qu'elle se résigna à se rendre à l'hôtel de la police à peu près aussi tristement qu'on marche à l'échafaud.
Le malheur est moins dur à supporter qu'à craindre, a écrit un auteur moderne, et l'on en peut dire autant des démarches qu'on redoute le plus. Il y a un fond de curiosité dans l'esprit humain qui le distrait en dépit de sa préoccupation. Puis, le mouvement, l'aspect d'objets nouveaux, de visages inconnus sont autant de nuages qui passent devant votre pensée et qui la calment en la voilant.
Ellénore ne connaissant le citoyen Fouché que par ses exploits révolutionnaires, s'en était fait une idée analogue à ses actions, et se le figurait, avec la chevelure noire, l'oeil caverneux et le rire féroce d'un brigand de mélodrame.
Déjà la vue des salons dorés du ministère l'avait déconcertée sur l'austérité républicaine de l'ancien conventionnel; mais ce luxe tenant au riche hôtel livré par ses nobles propriétaires à leurs démocrates vainqueurs, ne prouvait rien contre la haine du maître présent pour tout ce qui brillait, et elle s'attendait à trouver l'empereur des espions.
Dans le simple appareil D'un mouchard que l'on vient d'arracher au sommeil.
Elle fut très-étonnée, lorsque la porte du cabinet du ministre s'ouvrit, et qu'il en sortit un petit homme blond, tiré comme on dit à quatre épingles, et dont les manières froides et polies rappelaient beaucoup plus celles d'un courtisan de Louis XVI que celles d'un Brutus.
—J'ai voulu servir de chevalier à madame Mansley pour la conduire chez vous, dit M. Duchosal en allant au-devant de Fouché; on la sort difficilement de chez elle, et j'espère que vous lui donnerez lieu de se féliciter de la peine qu'elle prend. Pardon si je vous quitte, mais une affaire pressante m'appelle chez mon notaire.
En finissant ces mots, M. Duchosal pressa la main que lui tendait le ministre, et il sortit du salon.
—Quoi! vous partez? s'écria Ellénore sans penser qu'il était déjà trop loin pour l'entendre.
—Il sait, madame, que le sujet de l'entretien que vous voulez bien m'accorder ne doit être connu de personne, et c'est au nom de cet inviolable secret que j'ose réclamer de votre part une confiance entière.
Et le ministre appuyant sur chacune de ces paroles, comme pour se donner plus de temps à examiner l'effet qu'elles produisaient et se demander s'il fallait continuer sur ce ton de déférence, ou en prendre un plus leste, levait timidement ses yeux bordés de rouge sur le noble visage d'Ellénore, et se sentait dominé, malgré lui, par l'admiration respectueuse que sa beauté inspirait.
Comme elle gardait le silence, il crut devoir s'expliquer plus clairement.
—J'ai d'abord à m'excuser auprès de vous, madame, de la mesure de rigueur qu'il m'a fallu prendre contre une personne que vous n'auriez certainement pas cachée dans le pavillon de la maison que vous habitez, si vous aviez su à qui vous donniez asile.
—Je le savais très-bien, citoyen, répondit fièrement Ellénore.
—Permettez-moi d'en douter: les femmes aiment à protéger le malheur, mais non le crime; et si vous aviez pu soupçonner qu'en croyant faire un simple acte d'hospitalité, vous vous rendiez complice d'un assassinat, vous auriez…
—Édouard de Montévreux un assassin? c'est une horreur inventée pour le perdre; il est incapable d'une lâcheté sanglante.
—Eh! madame, en temps de révolution, ces choses-là prennent des noms fort divers. Ce que vous appelez, à bon droit, une horreur, passe pour un dévouement héroïque chez les gens aveuglés par l'esprit de parti. Se battre contre sa patrie a été de tout temps un crime puni de mort; et l'histoire a flétri des noms les plus odieux ceux qui s'en sont rendus coupables. Eh bien, demandez à ces messieurs de l'armée de Condé s'ils ne croient pas faire la plus belle chose du monde en tuant le plus qu'ils peuvent des soldats de la république française? Cependant, nous ne pouvons pas en bonne conscience, encourager cette erreur. Encore s'ils se bornaient à nous faire ouvertement la guerre; mais, non contents de soulever nos plus beaux départements contre la république, ils viennent en fraude à Paris, dans de fort mauvaises intentions, et ils nous mettent dans l'obligation de les arrêter.
—Je crois pouvoir affirmer qu'en venant en secret à Paris, Édouard de Montévreux n'avait d'autre projet que de solliciter sa rentrée en France.
—Peut être aussi voulait-il voir sa mère? ajouta le ministre en fixant sur Ellénore un regard scrutateur.
—Sa mère? répéta-t-elle avec surprise.
—Oui, reprit Fouché à voix basse, la ci-devant duchesse de Montévreux: celle que vous connaissez trop bien, citoyenne, est en ce moment cachée à Paris, et vous le savez aussi bien que moi.
—Je l'ignore, je vous le jure!
—Je m'attendais à cette réponse, elle fait honneur à votre caractère: aussi n'est-ce pas dans l'espoir d'apprendre par vous où elle se cache que je vous en parle; c'est, au contraire, pour que vous lui fassiez parvenir un avis salutaire.
—Je n'en ai aucun moyen, vous dis-je, et je vous crois mal informé, car la duchesse de Montévreux a trop de prudence et d'amour d'elle-même pour s'exposer ainsi à toute la rigueur de vos lois contre les émigrés.
Puis, Ellénore, tout à la crainte de nuire par la moindre parole inconséquente à la femme qui était la cause de tous ses malheurs, se disait intérieurement:
—Voilà donc pourquoi je suis mandée ici; cet homme, me jugeant d'après lui, attend de mon juste ressentiment la dénonciation qui doit mettre en son pouvoir ma plus cruelle ennemie. Voyons ce que sa finesse tentera pour me corrompre.
—Les plus beaux sentiments nous égarent quelquefois, reprit le ministre avec un air de bonhomie. Vous croyez peut-être rendre service à la mère et au fils en refusant de vous charger de faire savoir à la première que sa lettre au citoyen Demerville a été surprise, et qu'elle contient une phrase entre autres qui la mènerait tout droit à l'échafaud, si nous la mettions en jugement.
Ici, Fouché s'arrêta, pour contempler la pâleur qui couvrit tout à coup les traits d'Ellénore. Ne pouvant la soupçonner d'être si émue à l'idée du danger d'une ennemie.—Elle aime le fils, pensa-t-il, et cet amour-là m'aidera à tout savoir.
—Le premier consul sait, continua-t-il, que le complot tramé contre sa vie avait pour chefs des émigrés qui ont abaissé leur fierté jusqu'à traiter avec des républicains, ou plutôt des sectateurs de Robespierre, et cela dans la noble intention de le faire assassiner à la sortie de l'Opéra; lui, dont le système politique admettait l'oubli des torts comme un moyen de s'acquérir la popularité; lui qui me recommande tous les jours l'indulgence pour les émigrés qui se convertissent et reviennent au culte de la patrie; lui qui a autant d'horreur pour la guerre civile que de passion pour la guerre étrangère; l'assassiner! pour prix de sa peine à rétablir l'ordre, à rendre à chacun les moyens d'existence que lui ont enlevé les troubles et l'anarchie. Vous conviendrez qu'on s'indignerait à moins, et qu'il est permis de sévir contre des ennemis si sottement ingrats. Eh bien, ces ennemis contre lesquels la loi serait inexorable, nous voulons leur sauver la vie; mais à condition qu'ils sortiront sans délai du territoire de la République.
—Vous oubliez, citoyen, qu'il est aussi difficile de sortir de France que d'y rentrer, et qu'à moins d'être muni de tous les papiers nécessaires…
—Je les donnerai, interrompit vivement le ministre…
Puis s'arrêtant un moment, il ajouta:
—Dès que je saurai positivement que la ci-devant duchesse consent à en faire usage.
—Je vous le répète, j'ignore où elle se cache. Autrement, je lui conseillerais de profiter de votre avis.
—Et ce serait fort prudent; car son arrestation une fois ébruitée, je ne serai plus maître d'en atténuer les suites. La lettre qui l'accuse est déjà dans les mains du grand juge… Réfléchissez… Ah! mon Dieu! le moindre indice peut nous mettre sur la trace. Ne nous exposez pas à frapper à faux.
—Frappez à votre gré, mettez-moi en prison, vous n'en saurez pas davantage.
—Même en exilant les gens qui vous sont chers?
—Mes amis sont blasés sur les persécutions.
—Pourquoi me faire repentir de leur avoir accordé de faux certificats de résidence? C'est à cet excès de bonté que je dois l'embarras où je me trouve et les reproches du gouvernement. Je devais me défier de la prétendue loyauté chevaleresque de ces émigrés, qui leur permet de prêter le serment de fidélité au premier consul le jour même où ils méditent son assassinat.
—Tous ne sont pas si ingrats, dit Ellénore en cherchant à surmonter son trouble. Le jeune de La Menneraye, auquel vous avez daigné vous intéresser est, dit-on, maintenant un des officiers les plus distingués de l'armée d'Italie, et celui-là ne vous donnera jamais lieu de vous repentir de votre protection pour lui. Il est la preuve vivante de ce qu'un gouvernement peut gagner à employer la générosité plutôt que la rigueur.
—C'est précisément quelques exceptions de ce genre qui nous ont fait fermer les yeux sur la rentrée en France des complices d'Aréna. Le jeune Montévreux est du nombre. Sa mère les connaît tous; il faut qu'elle nous les livre ou qu'elle partage leur sort.
—Et c'est sur moi que vous comptiez pour vous rendre ce service?
Heureusement, je n'en ai ni le pouvoir ni la volonté.
—Tant pis pour eux, car c'est la protection qu'ils trouvent contre nous qui les perd; rappelez-vous, madame, qu'en refusant de nous aider à trouver les vrais coupables, vous vous rangez parmi nos ennemis, et que vous nous forcez à surveiller vos démarches.
—Surveillez, épiez même, je ne conspire pas. Je hais les assassins de tous les partis, et ne crains pas qu'on me surprenne à les protéger.
En ce moment, on entr'ouvrit la porte du cabinet, puis une voix dit:
—C'est l'heure du conseil.
—J'y vais, répondit Fouché. Pardon, citoyenne, de vous quitter ainsi, ajouta-t-il en se levant, mais un devoir impérieux m'appelle aux Tuileries. J'aurais désiré m'y rendre muni des renseignements que vous auriez pu me donner, et, par conséquent, plus en état d'agir en faveur des gens qui vous intéressent; mais, loin d'imiter votre manque de confiance, je vous dirai que leur sort à tous, à commencer par celui de l'émigré trouvé chez vous, dépend de votre discrétion à ne pas parler de cet entretien, et de votre complaisance à nous faire connaître l'asile où se cache l'ex-duchesse de Montévreux.
En finissant ces mots, Fouché offrit sa main de la façon la plus galante à madame Mansley, pour la reconduire jusqu'à sa voiture, et ils se séparèrent fort mécontents l'un de l'autre.
XXIII
Avant de retourner dans sa retraite à la campagne, Ellénore alla voir madame Talma, qui était souffrante; elle la trouva seule avec le vicomte de Ségur, et tous deux dans une grande agitation.
—C'est le ciel qui nous l'envoie, s'écria madame Talma en apercevant
Ellénore; nulle ne peut mieux qu'elle…
—Prenez garde, interrompit brusquement le vicomte, rappelez-vous tout ce qui s'est passé entre elles deux…
—C'est parce que je m'en souviens, reprit madame Talma, que je réponds de sa prudence comme de sa générosité. Apprenez, chère amie, que par suite d'une de ces confiances absurdes qu'ont tous les conspirateurs royalistes, la duchesse de Montévreux se trouve horriblement compromise dans cette affaire d'assassinat, qui, véritable ou imaginée par Fouché pour faire sa cour à Bonaparte, n'en sera pas moins fatale à ceux qui s'en seront mêlés. On a beau répéter à ces malheureux émigrés que leur cause est perdue, qu'ils sont entourés de piéges et d'agents de police qui n'ont d'autre mission que de les y faire tomber, ils s'obstinent à croire que le peuple de Paris soupire après le retour des princes, et qu'en tuant l'idole de l'armée, rien ne s'opposerait au rétablissement de cet ancien régime dont ils étaient le plus bel ornement.
»Dans cette croyance, tout ce qui vient leur parler de servir leurs projets insensés est accueilli d'eux comme le Messie. Ils ne supposent pas que la police elle-même puisse avoir l'inconvenance de venir, au nom de leur roi, leur proposer d'entrer dans un complot tendant à renverser la République; et ils se livrent en toute confiance à ces rusés mouchards, qui commencent par les engager à rentrer en France sans prendre aucune des précautions qu'exigerait leur sûreté; enfin, qui les encouragent si bien dans leur folie, en leur persuadant qu'elle trouvera ici mille complices contre un ennemi, que, dans leur crédulité d'enfant, ils conspirent tout haut et s'écrivent ce qu'ils font, ce qu'ils veulent, ce qu'ils espèrent avec une naïveté digne de leur politique. Eh bien, c'est une de ces lettres écrites par la duchesse de Montévreux, et que nous savons être entre les mains de Fouché, qui plonge tous ses amis dans l'état où vous voyez la pauvre vicomte. Il sait de bonne part que le ministre a juré à Bonaparte, non pas sur son honneur, ce qui n'aurait pas grand poids, mais sur sa vie, qu'il lui livrerait avant huit jours tous les complices d'Aréna; qu'ils étaient tous connus de la duchesse de Montévreux, et que, dès qu'il se serait emparé d'elle, il tiendrait tous les fils de la conspiration, ce qui n'est pas vrai; car la pauvre femme, en travaillant pour le retour des princes, ne se doutait pas que l'on voulût procéder par assassinat. Mais comme ce fait est difficile à constater, si Fouché la découvre, il ne lui fera pas grâce. Ce qui achève de désespérer ses amis, c'est l'impossibilité où se trouve la duchesse de rester plus longtemps cachée dans la chambre qu'habite son ancienne femme de charge, rue de la Harpe, n°…
—Ah! ne me le dites pas, s'écria Ellénore, en cédant à un mouvement involontaire.
—Pourquoi cela?
—C'est… que… si par suite… des perquisitions… Enfin, il est plus prudent de laisser… ignorer… où elle est…
—Oui, de tout le monde, mais de vous! Elle vous a fait bien trop de mal vraiment pour que vous lui en rendiez. Je vous connais si bien, qu'en cherchant tout à l'heure avec M. de Ségur où il pourrait la mettre sans crainte d'être dénoncée par ses hôtes, je lui avais conseillé de la conduire chez vous. Mais il a pensé avec raison que l'arrestation du jeune de Montévreux prouvait à quel point la police était bien instruite de ce qui se passait dans votre maison, et que vous étiez aussi suspecte par la noblesse de votre caractère que d'autres le sont par leurs turpitudes. Mais si vous ne pouvez offrir à votre ennemie l'hospitalité qu'elle vous a ravie si cruellement autrefois, vous pouvez nous guider sur le choix d'un asile.
—Je ne saurais, dit Ellénore, dans un trouble extrême: ces affreuses calomnies répandues sur moi depuis l'arrestation de son fils me forcent à rester étrangère à tout ce qui concerne sa sûreté et à ignorer surtout l'abri qu'on lui prêtera contre l'orage qui gronde sur sa tête.
—C'est impossible, dit le vicomte, nous vous avons déjà livré son secret; il vous faut la perdre ou la sauver.
—Ni l'un ni l'autre, reprit Ellénore avec fermeté, et pourtant le ciel sait que je donnerais ma vie pour me venger de cette femme en sauvant la sienne.
—Eh bien, vengez-vous à moins. Vous avez demandé et obtenu un passe-port pour votre soeur madame Gardner qui demeure à Boulogne?
—C'est vrai, ne pouvant me rendre en ce moment moi-même à Londres pour y conduire mon fils chez l'ami qui veut bien diriger son éducation, j'ai prié ma soeur de me remplacer; elle est moins… connue… que moi, ajouta-t-elle avec embarras. Elle peut risquer un voyage en Angleterre sans être soupçonnée d'aller y intriguer en faveur d'amis dont les opinions inquiètent le gouvernement; et je l'attends ce soir même, car j'ai reçu l'avis que le bâtiment qui doit les transporter d'Ostende à Douvres mettra à la voile le 14 de ce mois, et il faut qu'ils partent de Paris dès demain. Ce serait une cruelle séparation pour moi, si je n'avais l'espoir de les rejoindre bientôt.
—Et la bonne Rosalie, la gouvernante de Frédéric, l'accompagne sans doute!
—Autrement, pourrais-je le décider à me quitter? Ah! mon Dieu, le pauvre enfant ne saura même pas le temps qu'il doit rester loin de moi. On ne lui parlera d'abord que d'une promenade à la campagne. Sa tante lui dira qu'on ne lui fait faire tant de chemin que pour me rejoindre; et comme ma soeur est une seconde mère pour lui, j'espère qu'il obéira sans trop de chagrin.
—Et moi aussi, repartit M. de Ségur, car il faut que la présence et les caresses de cette bonne tante le consolent de ne plus être avec vous ni avec sa Rosalie.
—Que voulez-vous dire? demanda vivement Ellénore, terrifiée par la pensée qu'elle supposait au vicomte.
—Vous l'avez déjà deviné. Votre regard inquiet, vos lèvres tremblantes me le disent assez. Et bien, oui; l'idée est excellente, et je réponds du succès. Que la duchesse se coiffe de la cornette de Rosalie, qu'elle endosse sa robe d'indienne, son châle de casimir, qu'elle prenne Frédéric sur ses genoux…
—Mon enfant! interrompit Ellénore avec l'accent de la terreur… Lui confier mon enfant!… Jamais… jamais!…
—Et que pouvez-vous craindre d'une femme qui vous devra tant?
—Avez-vous oublié ce que je lui dois, moi? la honte, le désespoir qui empoisonnent ma vie. Songez-donc que, sans nul motif, sans nul tort de ma part, pour prix de l'amour filial que je lui portais, elle m'a plongée de sa propre main dans un abîme affreux, et qu'à chaque tentative pour en sortir, elle me frappe d'un nouveau coup qui m'y replonge pour toujours. Et c'est à mon bourreau que je livrerais ce que j'ai de plus cher au monde! Non… Que justice se fasse; qu'elle expie sa méchanceté, sans demander secours à l'enfant dont elle a déshonoré la mère.
—Pardonnez-lui ce trop juste ressentiment, dit madame Talma au vicomte en s'emparant de la main d'Ellénore, dont l'agitation tenait du délire. L'amour maternel est le moins généreux de tous, et vous lui demandez-là un grand sacrifice; mais il n'est pas au-dessus des forces de sa grande âme, et je le sens à cette main qui frémit dans la mienne, à cette oppression qui la suffoque, son héroïque bonté va l'emporter; en vain de cruels souvenirs, en vain le besoin d'assouvir une juste vengeance combattent les sentiments de son noble coeur, elle succombe à sa générosité, je le sens, je le vois, je l'espère!…
Et madame Talma pleurant aussi, serrait Ellénore dans ses bras et s'initiait tellement à toutes les impressions de son âme qu'on n'aurait pas pu deviner laquelle des deux était la plus émue.
—Quoi! vous voulez?… dit Ellénore sans pouvoir achever sa phrase.
—Je le veux maintenant moins que vous, répondit madame Talma avec un sourire où se confondaient l'admiration et la joie.
—Est-il bien vrai? s'écria M. de Ségur, en se précipitant aux pieds de madame Mansley, et en couvrant sa main de baisers et de larmes; c'est à vous qu'elle devra la liberté et la vie! C'est l'ange qu'elle a précipité du ciel qui sera son sauveur sur la terre! Ah! l'exemple de tant de vertus convertirait le plus grand coupable; croyez-moi, la duchesse n'a été si barbare envers vous que poussée par une passion qui fait des plus honnêtes gens des insensés et des criminels. Je suis garant de sa reconnaissance pour vous; elle égalera la mienne. Mais le temps presse; il faut que toutes nos mesures soient prises, pour que, la nuit venue, ce départ puisse s'effectuer sans obstacle. Je vais prévenir la duchesse… je vais lui apprendre…
—Arrêtez! s'écria Ellénore; je mets une condition à ce service: c'est que la duchesse de Montévreux ignorera toujours qui le lui a rendu; cette condition est irrévocable, et je ne me prêterai à rien que vous ne m'ayez juré tous deux de la remplir.
—Quant à moi, cela ne me sera pas difficile, dit madame Talma, car je ne connais madame de Montévreux que par le mal qu'elle vous a fait, et le bien qu'en disent plusieurs de ses amis, qui sont aussi les miens; il résulte de tout cela que je la déteste, mais pas assez pour désirer sa perte, et pour me refuser à aucune des conditions qui doivent l'empêcher.
—Mais comment espérez-vous lui laisser ignorer que c'est à vous qu'elle doit?…
—Rien n'est plus simple, interrompit Ellénore. Elle ne connaît ma soeur, ni de vue, ni de nom. Madame Gardner ayant été élevée par notre oncle à Dublin, elle y est restée jusqu'au moment de son mariage avec un officier qui est encore à Calcutta. Vous pouvez laisser la duchesse ignorer que c'est ma soeur qui la patronne et mon enfant qui protège sa fuite.
—Vous voulez lui épargner jusqu'à l'humiliation de tout recevoir de la main qu'elle a déchirée. Ah! c'est pousser la générosité trop loin! Après avoir été aussi indignement accusée, calomniée, manquer une si belle occasion de se faire rendre justice serait une faute impardonnable, dit madame Talma; et vous devez à vous-même et aux amis que vous avez conservés, en dépit de tout ce que la duchesse de Montévreux a fait pour vous les enlever, de donner à votre noble vengeance tout l'éclat qu'elle a donné à son insultante conduite envers vous. Le monde ne sait que ce qu'on lui laisse voir, et quand après avoir souffert de ses préventions injustes, de ses arrêts flétrissants on peut l'éclairer, le détromper par une bonne action, il n'y a pas à hésiter.
—Aussi n'hésitai-je point, reprit Ellénore avec une énergie fiévreuse. Je ne veux pas que madame de Montévreux joigne à tous ses mauvais sentiments pour moi l'idée que je me sois prêtée à la sortir du danger où elle est, dans l'unique intention de jouer publiquement une de ces scènes de vieux drames, où la victime se fait avec ostentation le sauveur du tyran. Je ne veux pas qu'elle rougisse de me devoir quelque chose. En faisant de mon fils l'instrument de sa délivrance, je fais, il est vrai, le plus grand effort dont mon courage soit capable; mais il me reste encore trop de haine au fond du coeur pour accepter la moindre reconnaissance en retour d'un dévouement que j'avoue être le fruit d'un orgueil vindicatif, et non l'effet d'une clémence généreuse. Puisque le ciel a voulu me soumettre à cette nouvelle épreuve, laissez-moi l'accomplir à mon honneur et au profit de la duchesse; n'empoisonnez pas la joie qu'elle aura en échappant à la mort, peut-être, par la pensée, par le remords de me devoir la vie. Laissez-lui croire que madame Gardner est une de vos amies, faites-lui le conte le plus probable sur l'obligation où est cette madame Gardner de vous rendre un éminent service en se chargeant d'elle jusqu'à Londres. Enfin, je m'en rapporte à vous pour satisfaire à la fois votre désir et ma volonté; mais j'exige votre parole d'honneur que mon nom ne sera point prononcé, et que la duchesse de Montévreux ne saura jamais que la malheureuse Ellénore, l'enfant confiée à ses soins par un brave officier, par un père mourant, celle qu'elle a répudiée sans cause, qu'elle a perdue sans pitié, s'est vengée d'elle en la sauvant.
Le ton ferme, le regard fier qui accompagnaient cette déclaration ne permettaient pas l'espoir d'y rien changer. Le vicomte de Ségur, trop heureux d'obtenir de madame Mansley un secours si généreux, se soumit, quoiqu'avec peine, à la condition qu'elle imposait. Madame Talma s'engagea aussi au secret, mais en haussant les épaules et en murmurant tout bas:
—Quelle duperie!
Il fut convenu que madame Gardner se rendrait, à l'heure du départ, au bureau des diligences avec le petit Frédéric; qu'un peu avant de monter en voiture, elle entrerait dans le café voisin, sous le prétexte d'y faire boire un verre de limonade à son enfant; que là, elle trouverait Thomassin, le vieux valet de chambre du vicomte, avec la nouvelle bonne de Frédéric; que cette bonne, la tête couverte d'un capuchon de serge grise bordé de velours noir, comme en portent les nourrices de campagne, aurait une provision de bonbons et d'images coloriées pour se faire bien accueillir de l'enfant et que Thomassin ne les quitterait pas qu'il ne les eût vus se mettre en route.
Pour que rien ne manquât à l'exécution de ce projet, il fallait prendre beaucoup de précautions et préparer les acteurs aux différents rôles qu'ils allaient jouer. Madame Gardner devait s'abstenir de toute déférence envers la duchesse, et même lui commander un peu brusquement. Frédéric lui-même devait être prévenu que sa bonne le quitterait pendant quelque temps, et qu'une autre la remplacerait pendant le voyage. Madame de Montévreux devait abdiquer ses manières de grande dame; se faire une marche pesante, des gestes gauches, des regards hébétés; des bas de laine, de gros souliers ferrés devaient cacher sa jambe fine et son pied mignon; elle devait supporter patiemment les galanteries du conducteur et les propos des voyageurs, qui, croyant avoir affaire à une servante assez jolie pour être courtisée et assez âgée pour savoir se défendre, ne se gêneraient pas dans leurs propositions; mais à cette époque où toute la noblesse restante n'avait échappé à la guillotine qu'à l'aide de la fuite ou d'un déguisement, le talent de jouer un personnage tout contraire à celui qu'on avait représenté dans le monde n'était pas rare. Aussi la duchesse de Montévreux se résigna-t-elle sans peine à tout ce qu'exigeait son rang de nourrice picarde, devenue bonne d'enfant.
Ellénore, qui pressentait plus de difficultés pour décider sa soeur à lui obéir en cette occasion, se leva pour aller la rejoindre à Eaubonne. Elle s'arracha aux embrassements de sa vieille amie, qui ne cessait de louer son héroïsme; aux actions de grâces du vicomte, qui lui donnait tous les noms qu'on ne donne qu'à la Providence, lorsque la porte s'ouvrit, et qu'une femme de chambre prononça à haute voix le nom de M. de Rheinfeld.
Ellénore déjà ébranlée par tant d'émotions cruelles, étourdie par ce nom magique, par cette présence si enivrante et si fatale, passa rapidement devant Adolphe et s'enfuit de toute la force qui lui restait.
Mais à peine montée dans la voiture qui l'attendait, elle perdit connaissance. Le ciel sait combien de temps elle resta dans cet état léthargique qui n'est ni la vie, ni la mort.
En arrivant chez elle, une vive souffrance colorait ses joues; elle avait la fièvre, mais le sourire était sur ses lèvres; et au milieu des tortures que ce moment de séparation maternelle lui faisait endurer, elle sentait qu'une impression heureuse calmait toutes ses douleurs. Elle l'avait revu.
Adolphe s'attendait à trouver madame Mansley chez madame Talma; il avait reconnu sa voiture à la porte, et comme elles étaient encore fort rares à cette époque, il n'y avait pas moyen de s'y tromper. C'était bien Ellénore qu'il allait revoir, cette idée l'emportant sur toutes ses résolutions de rupture, le transportait d'une telle joie, qu'il tremblait de tous ses membres en franchissant la porte du salon.
Cette émotion pleine de charmes se changea bientôt en surprise désagréable par la fuite précipitée d'Ellénore. Adolphe en fut si outrageusement blessé, qu'oubliant sa longue absence, et qu'après tant de mois passés loin d'elle, il devait à madame Talma sa première pensée comme ses premières paroles, il s'écria avec amertume:
—Je savais n'être pas honoré de la bienveillance de madame Mansley, je savais même lui déplaire; mais j'ignorais que ce fût au point de ne pouvoir rester une minute dans l'endroit où j'arrive.
—Ne prenez pas garde à cette brusque sortie, dit madame Talma. Vous n'êtes pour rien dans l'agitation qui n'a pas même permis à madame Mansley de vous saluer en nous quittant. M. de Ségur vous dira que la pauvre femme a la tête à l'envers.
En ce moment, un regard du vicomte ordonna à madame Talma la plus profonde discrétion sur ce qui venait de se décider chez elle.
—Édouard de Montévreux, continua-t-elle, était venu lui demander asile, il vient d'être arrêté chez elle, à la campagne, et vous devez comprendre le trouble, l'inquiétude où cet événement la jettent; elle court toute la journée après ceux qui pourraient intercéder pour le jeune émigré, dont la situation est très-mauvaise en ce moment.
—Si mauvaise, interrompit le vicomte, que je vous quitte pour aller en parler à mon frère; il connaît plusieurs de ces coquins en place, dont le crédit lui a servi plus d'une fois en semblable occasion. Je vais le faire agir près d'eux en faveur d'Édouard.
A ces mots, il sortit, et M. de Rheinfeld se félicitait de rester seul avec madame Talma, dans l'espoir de la questionner sur Ellénore, lorsqu'on annonça Chénier et madame Baguerval, vieille femme, riche, spirituelle, avec des manières communes et un caractère distingué.
Cette madame Baguerval, veuve d'un opulent financier, avait pour premier mérite de dire tout ce qui lui passait par la tête. D'abord enthousiaste de la Révolution, elle l'avait prise en horreur en en voyant les suites, et elle se moquait également des travers de tous les partis et des défenseurs de toutes les opinions. Avide de savoir ce qui se passait par pur intérêt pour le pays, elle en tirait des conséquences qui se réalisaient très-souvent, et qui lui avaient fait donner par Chénier le surnom de sibylle bourgeoise.
Loin de se choquer du sobriquet, elle en était vaine, et s'efforçait de le justifier à chaque événement politique assez important pour exciter l'inquiétude publique.
—Eh bien, que faut-il croire de cette conspiration avortée, dit-elle en entrant, est-il vrai que la plupart de nos ci-devants aient donné dedans comme des imbéciles, et que nous allons revoir les beaux jours de la guillotine? Ah! si c'est ainsi, je vous dis adieu, et retourne dans les vignes de mes bons Champenois; j'aime encore mieux mourir d'ennui que de mort violente.
—De semblables horreurs ne se revoient pas… dans le même siècle du moins, dit Chénier. Nous avons bien plutôt à craindre un retour de la tyrannie. Mais voilà un renfort, ajouta-t-il en tendant la main à Adolphe, contre les invasions despotiques, et tant qu'il restera quelques voix indépendantes, elles tonneront de toute leur éloquence contre ces bourreaux de la liberté qui, après l'avoir mutilée à coups d'échafaud, veulent l'achever à coups de sabre.
—Il est certain, dit madame Talma, que si on le laisse faire, le vainqueur de l'Italie sera bientôt celui de la France.
—Il l'est déjà, dit madame Baguerval, et vos beaux discours, tous les efforts d'une opposition bourgeoise ou républicaine n'obtiendront rien contre la puissance d'un ambitieux à épaulettes. En France, on ne se soumet qu'à ce qui se bat, qu'à ce qui tue. Robespierre n'a dû son règne d'un moment qu'à son système sanguinaire, qu'à ses massacres quotidiens; et Bonaparte, couvert de sang autrichien, prussien et autres, fera tout ce qu'il voudra de notre nation. C'est ce qu'avaient parfaitement compris Aréna et ses complices. A propos de ceux-là, est-il vrai qu'Édouard de Montévreux soit du nombre, et qu'il ait été dénoncé par cette belle personne que j'ai vue chez vous, et qui avait, dit-on, à se venger de la duchesse de Montévreux!
—Quelle infamie! soupçonner madame Mansley d'une pareille atrocité, et c'est vous, madame Baguerval, vous dont chaque journée est marquée par quelque noble dévouement, qui croyez si facilement à une si lâche vengeance!
—Écoutez-donc, ma chère amie, si comme on l'assure, la duchesse a été sans pitié pour votre belle Ellénore: si elle lui a fait tout le mal qu'on raconte, ma foi, à sa place, je crois que je n'aurais pas résisté à…
—Vous vous calomniez… Votre vie entière est là pour vous démentir; elle est semée de pardons sublimes, d'actions généreuses.
—Oui, j'en fais bien encore quelques-unes, par-ci par-là, mais je ne les conseille plus. C'est une duperie dont l'ingratitude est le seul profit. Je n'ai d'ennemis que parmi ceux à qui j'ai rendu le bien pour le mal; ils ne vous pardonnent jamais ce genre de supériorité. D'ailleurs, je pense comme un grand tragique, que si le ciel vous livre votre ennemi, c'est pour lui faire justice; et madame Mansley avait bien le droit de se venger sur le fils des coups donnés par la mère.
Au nom de madame Mansley, Adolphe était sorti de sa rêverie, et avait écouté attentivement la conversation. Malgré le souvenir de sa promesse à madame Talma, malgré sa ferme résolution de combattre à mort sa passion pour Ellénore, il ne pouvait entendre parler d'elle sans rougir de plaisir ou pâlir de colère, selon qu'on la louait ou qu'on l'accusait, et l'idée qu'on la soupçonnait en ce moment d'une lâche vengeance le mettait au supplice. Cependant, il se contint en laissant aux amis d'Ellénore le soin de la défendre, et en se promettant de prendre parti pour elle, quand il l'entendrait attaquer par de plus méchants ennemis. L'occasion s'en présenta bientôt.
—Vous n'avez pas attendu ma permission pour revenir à Paris, lui dit en riant madame Talma; mais je vous le pardonne; en lisant votre nom sur la liste des membres du tribunal, j'ai bien pensé que vous ne pourriez vous refuser à cette invitation flatteuse, à cette coquetterie consulaire; mais prenez-y garde, en politique comme en amour, on ne fait d'agaceries qu'aux gens qu'on veut corrompre.
—Soyez tranquille, madame, j'ai résisté à de plus grandes séductions, et je reviens très-décidé à me faire tuer, s'il le faut, pour le triomphe de mes opinions.
—Rien n'est moins nécessaire: bornez-vous à en démontrer l'avantage sur celles de ces plats orateurs, éternels valets du pouvoir, qui épuisent toutes les formes du langage pour prouver au despotisme qu'il ne saurait s'établir trop tôt.
—Beau moyen vraiment! dit madame Baguerval. Vous vous ferez chasser du tribunal, renvoyer de France et il n'en sera ni plus ni moins. Il n'y a qu'un remède au mal présent; il paraît que madame de Montévreux et ses amis l'avaient trouvé, mais on ne leur a pas laissé le temps de l'administrer. La pauvre femme va, dit-on, payer cher le tort de n'avoir pas réussi.
—Serait-elle arrêtée? demanda vivement madame Talma.
—Pas encore, mais on disait tout à l'heure chez Siéyès, à la sortie du conseil, que, par suite d'un petit conciliabule qui a eu lieu ce matin au ministère de la police entre Fouché et madame Mansley, on était sur les traces de la duchesse et qu'elle serait avant deux jours entre les mains de la justice.
—Madame Mansley avoir des rapports avec Fouché! s'écria madame Talma, voilà encore une nouvelle turpitude dont on s'amuse à la flétrir.
—Et qui ne doit exciter que le mépris, dit Adolphe avec dédain.
—Ah! quant à la visite, reprit madame Baguerval, j'en ignore le motif, mais elle est positive. J'étais appelée ce matin, de bonne heure, chez notre amie R… pour lui donner tous les renseignements propres à prouver que la famille des Garneville n'est jamais sortie de France, bien qu'on l'ait inscrite tout entière sur la liste des émigrés. Son bureau est à l'entre-sol, les fenêtres en donnent sur la cour; c'est de là que j'ai vu, oui, de mes deux yeux vu votre belle madame Mansley monter le perron qui conduit à l'escalier particulier du ministre.
A cette affirmation faite avec toute l'énergie de la vérité, chacun garda le silence, les yeux seuls se disaient entre eux: Est-il possible?
Enfin, madame Talma, indignée contre elle-même de s'être laissée un moment entraîner à croire ce que disait madame Baguerval, s'écria:
—Vous vous serez trompée, ma chère; à cette heure, les femmes sont toutes mises de même, et vous aurez…
—Non pas vraiment. Malgré son petit chapeau et le voile noir de dentelle qui le recouvrait, j'ai fort bien reconnu la taille et les traits de la charmante Ellénore. Voilà le malheur d'être belle, et distinguée surtout; on ne peut vous confondre avec personne.
—Mais l'erreur est d'autant mieux prouvée, que madame Mansley sort d'ici, où elle est restée fort longtemps. Adolphe peut vous l'affirmer; car elle était encore là lorsqu'il est venu. Elle ne nous a pas dit un mot de cette étrange visite, et, j'en suis certaine, c'est une illusion de votre part.
—Je le veux bien; mais ce qu'on disait du résultat de cette visite chez Siéyès constate que je ne suis pas seule à l'avoir rêvée. Ce que savent ces gens-là, je puis bien l'avoir vu! Je ne les connais pas, nous n'avons pu nous concerter pour imaginer un conte. Réfléchissez à toutes ces circonstances, et vous verrez si vous pouvez douter du fait.
—Oui, j'en douterai tant qu'Ellénore ne m'aura pas dit elle-même: c'était moi, c'était bien moi. Oui, celle que vous avez cru si longtemps le modèle du plus noble caractère, celle dont vous portiez aux nues la clémence, la générosité, celle de qui vous en attendiez une nouvelle preuve, venait de livrer son ennemie à la vengeance du gouvernement?… venait de mériter tous les noms dont on l'accable, venait…? mais non, vous dis-je. Ma confiance dans sa loyauté, dans son honneur, me défend de vous croire: c'est un prestige, c'est un piége, un hasard, un de ces faits inexplicables qui ont amené tant de fois la condamnation d'un innocent; mais Ellénore est pure de toute action vile, j'en réponds sur ma vie.
Après une sortie si vive, madame Talma, déjà exténuée par la maladie de poitrine qui menaçait sa vie, s'était renversée haletante sur le dos de son fauteuil, tandis qu'Adolphe lui serrait, lui baisait les mains, avec tout le feu d'une reconnaissance passionnée.
Madame Baguerval, désespérée de l'état où elle voyait sa vieille amie, et se reprochant de l'avoir provoqué, niait sans raison tout ce qu'elle avait affirmé; elle donnait pour preuve de son erreur, des prétextes plus absurdes les uns que les autres.
Chénier, absorbé sous le poids des soupçons qu'il cherchait vainement à combattre, gardait un silence accusateur. Bien que l'heure du dîner fût prête à sonner, personne ne pensait à quitter madame Talma, avant qu'elle ne fût un peu plus calme.
—Je n'en croirai que vous, dit-elle d'une voix faible en se tournant vers Adolphe; allez demander à madame de Seldorf d'où viennent tous ces méchants bruits, et comment il faut s'y prendre pour en démontrer la fausseté. Elle connaît par elle-même, par tout ce que lui attire son esprit éminent, jusqu'où peut aller le génie de l'envie; elle nous éclairera. Elle sait par M. de Talleyrand tout ce qui se passe; quand vous l'aurez vue, vous reviendrez me rassurer, car il y a dans tout ceci quelque chose de diabolique qui me rendrait folle.
—Voilà quelqu'un qui sort probablement de chez elle, dit Adolphe en montrant le citoyen Riouffe qui venait dîner avec la maîtresse de la maison. C'est l'homme le plus au courant des nouvelles du jour.
—Je le crois bien, dit madame Baguerval; quand il n'y en a pas, il en fait.
—Le tout pour vous amuser, mesdames, dit Riouffe; mais aujourd'hui je n'ai pas besoin d'avoir recours à mon imagination. Grâce aux événements, nous avons de quoi bavarder. Les Tuileries sont en rumeur. On devait y donner un grand concert, un bal; madame Bonaparte avait déjà commandé ses robes, ses guirlandes, plusieurs de ses invitations étaient déjà parties, mais Fouché a tout fait décommander, sous prétexte que les chefs de la conspiration dont il effraie le premier consul n'étant pas tous en sa puissance, il pourrait se glisser quelque assassin parmi les danseurs ou autres incroyables, et qu'il fallait remettre le bal au jour où il tiendrait tous les fils et les agents du complot, ce qui ne causera pas un long retard, car il vient de faire, dit-on, la capture la plus importante, celle qui doit le remettre sur la voie; la confidente, l'âme de la conspiration enfin, la duchesse de Montévreux vient d'être conduite à la Conciergerie!
—Ah! mon Dieu! s'écria madame Talma; et comment cela? demanda-t-elle avec anxiété.
—Au moment où, redoutant une trahison, elle sortait de sa cachette pour se rendre dans une autre.
—Elle se trouve mal! s'écria madame Baguerval.
Alors, chacun s'empressa de secourir madame Talma, excepté Adolphe, qui sortit sans proférer une parole.
XXIV
Pendant que la nouvelle de la capture de madame de Montévreux jetait la consternation dans le salon de madame Talma, on ne s'occupait, chez Ellénore, que des moyens d'assurer l'évasion de la duchesse. Rosalie ne s'était pas résignée facilement à obéir à l'ordre qui la séparait de son cher petit Frédéric, et à croire qu'elle était moins indispensable à l'enfant qu'à la mère. Mais Ellénore s'étant fait un prétexte de l'état de souffrance où la mettaient tant d'agitations pénibles, avait si souvent répété qu'elle ne pouvait se passer des soins de Rosalie, qu'il avait fallu céder et disposer même Frédéric à recevoir sans mauvaise humeur les caresses de la femme de chambre qui devait lui servir de bonne pendant le voyage.
Toutes les dispositions étaient prises, les malles fermées. Ellénore serrait son enfant dans ses bras en retenant ses larmes, de peur qu'il ne devinât un long adieu dans ce tendre embrassement, lorsque M. de Savernon arriva l'air abattu, le regard morne, et se fiant à son visage décoloré pour préparer madame Mansley à la triste nouvelle qu'il lui apportait.
A peine l'eût-elle aperçu qu'elle s'écria:
—Édouard est condamné?
—Pas encore; mais il n'en est pas moins dans une situation fort périlleuse. Grâce à vos amis républicains et à ce ministre défroqué qui est allié à la plupart des émigrés qu'on persécute, nous avions l'espoir de voir la prison d'Édouard se changer en maison de santé, et une fois sous la surveillance d'un médecin et de quelques vieilles gardes, il aurait facilement obtenu sa liberté, soit en la demandant, soit en la prenant; mais voilà qu'un nouvel obstacle vient renverser toutes nos espérances et compliquer son affaire de la façon la plus inquiétante.
—Qu'est-il arrivé?… Ah! ne me laissez pas dans cette anxiété, dit
Ellénore en tremblant.
—Fouché a saisi une lettre de la duchesse de Montévreux à ce Demerville qui est un des complices d'Aréna.
—Qu'importe, si la duchesse est sur la route de Coblentz.
—Oui, mais elle n'y est pas. Persuadée du succès de son entreprise, elle a voulu en être témoin; elle est parvenue, je ne sais comment, jusqu'à Paris, s'y est tenue cachée plusieurs jours, mais pas assez secrètement pour échapper à l'oeil de la police, et l'on vient de la conduire à la Conciergerie.
—O malheur! s'écria Ellénore stupéfiée par cette nouvelle…
Maintenant… que faire? ajouta-t-elle en répondant à sa pensée.
—Il faut partir à la place de votre soeur, reprit M. de Savernon. J'accours pour vous supplier de ne pas attendre ici les recherches, les vexations qu'on croira devoir faire subir à la personne qui a donné asile au fils de la duchesse. Vous savez ce que cette séparation doit me coûter de peine, eh bien, je vous supplie à genoux de m'en affliger. Il y va de votre liberté, de la mienne, car je ne pourrais de sang-froid vous voir en butte à la colère de ces misérables, et Dieu sait ce qui arriverait alors.
—Soyez tranquille, dit Ellénore en reprenant sur elle l'empire qui ne l'abandonnait jamais dans le danger. Je n'ai point conspiré; la police est trop bien instruite pour ne pas savoir qu'en recueillant un malheureux proscrit, je ne lui ai pas fait subir d'interrogatoire; que j'ignore ce qu'il venait faire ici; que je suis innocente de tout ce qu'on reproche à madame de Montévreux, et que l'inimitié régnante entre nous deux est un sûr garant de cette vérité.
Puis cédant à sa pensée intime qui la portait à exécuter le plan tracé par le vicomte de Ségur, en dépit de l'événement qui devait le rendre inutile, elle insista pour presser le départ de sa soeur, en lui recommandant de ne pas paraître surprise, si la nouvelle bonne de Frédéric ne se trouvait pas au rendez-vous; de partir seule avec l'enfant, et d'écrire à la première poste ces simples mots:
«Envoyez-moi Rosalie.»
—Mais pourquoi ne pas profiter du seul moyen que le ciel vous envoie d'échapper à la vengeance de cet atroce gouvernement qui vous croit de concert avec ses ennemis? dit M. de Savernon.
—Fi donc! j'aurais l'air de fuir.
—Et qui donc n'a pas fui devant leur guillotine?
—C'est alors que madame de Montévreux aurait le droit de me croire assez lâche pour l'avoir dénoncée.
—La vérité sera toujours là pour vous justifier; l'essentiel est de vous conserver libre pour pouvoir la dire et la faire triompher. Songez donc qu'une fois en prison, on ne vous laissera ni parler ni écrire; qu'on vous inventera autant de chefs d'accusation qu'il en faudra pour vous faire condamner. Et vous croyez que je resterai là, tranquille spectateur de votre supplice? Non; c'est par pitié pour moi que je vous supplie de partir…
En parlant ainsi, M. de Savernon pressait les mains d'Ellénore et les mouillait de ses larmes.
—Eh bien!… oui… dit-elle, avec le regard fixe et la voix brisée d'une personne qui, après avoir réfléchi, prend une détermination importante. Rosalie, donnez-moi votre capote noire et votre vieux châle de laine à carreaux.
—Emportez de l'argent, dit M. de Savernon, aussi inquiet de l'insouciance qu'Ellénore montrait à les quitter qu'il avait été affligé de sa résistance à partir.
—De l'argent, répéta Ellénore, j'ai tout prévu, ma soeur en a pour nous deux.
—Merci de votre condescendance à suivre mes conseils.
Puis, voyant que madame Mansley ne l'écoutait pas et se disposait à monter en voiture:
—Mais dites-moi donc adieu! ajouta-t-il.
—Non, à revoir, répondit-elle en souriant affectueusement.
XXV
La voiture qui conduisait madame Mansley à Paris s'arrêta rue du Mail, au café des diligences. Ellénore, préparée à n'y pas trouver madame de Montévreux, espérait que le vicomte de Ségur y serait venu pour dire à madame Gardner la triste raison qui empêchait la duchesse de partir avec elle. Mais elle regarda vainement de tous côtés dans la rue avant de descendre de voiture, et pendant qu'elle donnait lentement au cocher les paquets qu'il devait aller faire inscrire au bureau, elle n'aperçut pas l'ami de la duchesse, alors elle pensa qu'ayant perdu tout espoir de la sauver, il avait cru inutile de se compromettre en venant là où elle ne pouvait se rendre. Une idée plus cruelle encore vint assaillir Ellénore.
—A force de l'entendre affirmer, se dit-elle, il me croit la cause du malheur de son amie! Ah! si de tels soupçons entrent dans l'esprit des gens qui me connaissent, qui m'aiment, comment jamais les détruire chez ceux dont l'indifférence accueille tous les méchants bruits! Mais il ne s'agit pas de moi en cette occasion. J'ai voulu me convaincre par moi-même de l'inutilité de notre ruse pour assurer la fuite de la duchesse. J'emporte dans mon coeur la satisfaction d'avoir fait tout ce qui dépendait de ma volonté, de mon zèle pour la délivrer. Que le monde en juge à son gré; qu'il se montre aussi dur, aussi injuste qu'il l'a toujours été pour moi; je le défie d'attenter au calme divin que je conserve au milieu de la tempête. Oui, je suis fière de mon dévouement, car il était sincère et méritait une meilleure récompense.
—On va bientôt partir, citoyens et citoyennes, dit le conducteur en s'avançant à la porte du café; allons! en route.
Ellénore, tirée tout à coup de ses réflexions par cette voix sonore, se retire derrière le volet de la porte pour laisser passer les voyageurs qui se rendent à la diligence qui les attend dans la cour; elle s'apprête à prendre son rang, lorsqu'elle verra sortir sa soeur avec Frédéric: car elle veut le mettre elle-même en voiture pour lui faire mieux accroire qu'elle va le rejoindre, puis elle se promet de revenir chez elle y attendre les événements avec toute la sécurité qui naît d'une bonne conscience; mais au moment où elle va s'emparer de la main de Frédéric, elle s'aperçoit qu'une autre femme la tient.
Cette femme, dont le capuchon gris et noir cache le haut du visage, marche les yeux baissés à la suite de madame Gardner; elle tient le bout d'un bâton de sucre d'orge dont Frédéric savoure déjà une partie. Ellénore les suit des yeux en se tenant cachée derrière le volet de peur d'être vue.
Arrivés tous trois près de la diligence, Ellénore voit cette femme prendre Frédéric dans ses bras, et le baiser au front avec tout le respect qu'aurait mis une vraie bonne à caresser l'enfant de sa maîtresse. Elle reste immobile, pétrifiée par la surprise; son coeur bat de joie; il n'y règne plus ni crainte, ni ressentiment, ni haine, il est tout entier aux voluptés de la clémence, au délire de la générosité. Cette femme qui couvre l'enfant d'Ellénore des baisers de la reconnaissance, cette femme qu'elle arrache au danger le plus imminent, c'est la duchesse de Montévreux; c'est bien elle; les yeux d'Ellénore l'ont parfaitement reconnue. Et quelle autre lui causerait de telles émotions? Mais qui a pu faire répandre le bruit de son arrestation?
La diligence était partie, et madame Mansley, absorbée dans ses suppositions, ne pensait pas à quitter sa place; mais un conducteur étant venu lui demander par quelle voiture elle partait, cela lui donna l'idée d'aller rejoindre la sienne, qu'elle avait laissée à quelque distance du bureau des diligences.
Au moment où elle allait franchir son marche-pied, elle aperçut le vicomte de Ségur installé dans la voiture; son chapeau sur les yeux et un doigt sur sa bouche pour recommander à Ellénore de ne pas paraître étonnée de le trouver là.
Elle attendit que la portière fut refermée, et que les chevaux fussent lancés pour lui demander l'explication du bruit qui s'était répandu.
—Avant tout, s'écria le vicomte en pressant la main d'Ellénore, laissez-moi vous bénir comme notre bon ange. Non, jamais créature plus noble, plus parfaite, n'est sortie des mains de Dieu!
—Mais comment se fait-il? répéta Ellénore, voulant échapper aux louanges qu'elle méritait, comment la duchesse a-t-elle pu se soustraire?…
—Une autre s'est fait arrêter à sa place.
—Vous voyez bien que je ne suis pas la seule.
—Ah! celle-là n'a pas grand mérite à se dévouer, elle est sûre de ne pas rester longtemps en prison. C'est la fille de ce coquin de R… La duchesse l'a rencontrée autrefois aux eaux de Bagnères. Elle a eu occasion de lui rendre un important service. Cette femme s'en est souvenue; avertie par son père, qui est l'ami intime de Fouché, que l'on avait découvert l'asile de la duchesse de Montévreux, et que pour éviter tout scandale dans le quartier, on l'arrêterait à la tombée de la nuit, elle s'est transportée aussitôt chez la duchesse, a revêtu sa robe, l'a aidée à mettre son costume de bonne, et s'est amusée à copier tous les airs, toutes les attitudes qui pouvaient la faire prendre pour la duchesse; à peine la toilette et la leçon étaient achevées, que la garde est arrivée, la duchesse est entrée avec son accoutrement dans l'antichambre avec les domestiques de la maison. L'agent de police et ses alguazils ont passé devant elle pour aller s'emparer de madame Cardouin, qu'ils ont conduite avec tous les égards dus à son rang, à la Conciergerie. Après nous être assurés que cette expédition s'était accomplie sans nulle difficulté, nous n'avons plus pensé qu'à profiter de votre offre généreuse, et le ciel a daigné nous protéger.
—Vous avez compté qu'il m'inspirerait, sans doute, car le bruit de la prise de la duchesse m'avait découragée?
—Vous étiez sûre que je ne vous aurais pas laissé faire cette démarche vaine; mais, comme dans tout ceci le moindre billet imprudent est puni de mort, je m'en suis fié à votre intelligence. Nous en serons tous deux récompensés, j'espère. Madame Cardouin a promis de jouer son rôle d'infortunée duchesse jusqu'au moment où la vraie aura passé la frontière. Seulement, il nous faut aussi garder nos airs chagrins, ce qui ne sera pas difficile tant que votre soeur ne vous aura point écrit de Londres.
—Si vous êtes sûrs des gens chez qui était la duchesse, il n'y a rien à craindre, je réponds de ma soeur. Elle ignore le nom de la personne qu'elle sauve; j'espère que vous avez gardé de même mon secret envers la duchesse.
—Je vous en donne ma parole; mais rien ne m'a plus coûté, je vous le jure. J'ai été vingt fois prêt à lui dire: Cette inconnue que vous bénissez, cette providence sur terre à qui vous allez devoir la liberté, la vie, c'est la charmante Ellénore… c'est celle pour qui vous avez été si cruelle…
—Arrêtez! dit Ellénore impérieusement; ne gâtez pas mon bonheur présent par d'amers souvenirs; laissez-moi croire que je m'acquitte et non que je me venge.
—Vous êtes adorable! s'écria le vicomte, et si j'avais seulement vingt années de moins, je serais fou de vous, et d'une si douce folie, que vous seriez forcée d'en avoir pitié.
—Ce n'est pas de cela dont il s'agit, dit en souriant madame Mansley: quelle raison vais-je donner à M. de Savernon, quand il saura que je ne suis pas partie?
—Croyez-moi, dites-lui la vérité; aussi bien il la devinerait, et alors vous perdriez tous vos droits à sa discrétion. Je connais bien quelqu'un qui pourra aussi vous soupçonner, car il vous croit capable de tout en ce genre; mais je me garderai bien de le nommer; car vous vous haïssez si cordialement tous deux, qu'il n'est pas nécessaire de vous exciter l'un contre l'autre. Je n'en parle que pour n'être point accusé de bavardage, s'il se répandait certain bruit; mais comme ce bruit pourrait vous compromettre, je compte sur la prudence des gens que vous détestez.
Ellénore rougit à ces mots et les laissa sans réponse. Heureusement la voiture s'arrêta, et l'embarras de revenir chez elle après avoir dit adieu à tout le monde, l'aida à en cacher un autre.
XXVI
On trouve généralement plus de plaisir à médire qu'à louer; l'un n'exige qu'un peu de malice dans l'esprit, l'autre vont de la chaleur d'âme: cela explique pourquoi le secret des bonnes actions est toujours bien gardé.
Malgré la nouvelle qu'on eut bientôt de l'arrivée de la duchesse de Montévreux à Londres, il n'en resta pas moins établi dans l'opinion de tout le monde qu'elle avait été dénoncée par Ellénore, et l'honneur de son évasion fut tout entier pour la femme qui s'était laissé mener en prison à sa place. L'erreur une fois reconnue, le citoyen R… réclama sa fille; on la lui rendit, et on lui pardonna la fraude en considération des anciens services républicains de son père, à la condition qu'il la punirait de son dévouement pour les aristocrates. On la nomma l'ange protecteur des pauvres émigrés, et madame Mansley fut l'objet de nouveaux mépris aussi injustes que ceux dont on l'accablait depuis qu'elle était malheureuse.
M. de Rheinfeld, à qui sa connaissance du noble caractère d'Ellénore et quelques indices avaient fait soupçonner la vérité, voulut s'en convaincre, et employa à cet effet un moyen contre lequel les sots sont en garde, car ils sont méfiants d'ordinaire, mais dont les gens d'esprit sont toujours dupes. Il alla dire à madame Talma:
—Eh bien, votre amie n'a donc pu résister aux séductions de l'héroïsme: elle n'a pas craint de s'exposer à la colère du plus cruel de nos ministres; et cela pour retirer des griffes de la police, pour sauver de la prison et de l'échafaud peut-être, une femme à laquelle elle doit tous les chagrins de sa vie?
—Qui vous l'a dit?
—Que vous importe? Je le sais.
—C'est ce bavard de vicomte qui, dans sa joie de voir madame de Montévreux à l'abri des gentillesses de Fouché, n'aura pu se taire sur la générosité d'Ellénore; car vous saurez que ce complot d'Aréna et compagnie n'aurait jamais pris la moindre consistance sans la protection toute paternelle que lui a accordée le ministre de la police; il sait qu'on ne reste en place auprès des ambitieux qu'en servant à leur élévation et à leur sûreté; il a secrètement encouragé quelques ennemis de Bonaparte à conspirer contre sa vie, et a glissé parmi les conjurés un de ses agents qui le tenait au courant de toutes les démarches; celui-ci, après avoir déterminé les conspirateurs à prendre jour pour assassiner le général, quand il serait dans sa loge à l'Opéra, est allé les dénoncer à Fouché, qui s'est fait un mérite auprès de Bonaparte de tenir tous les fils du complot et de pouvoir arrêter les chefs au moment même de l'exécution. Mais avant d'en venir à ce brillant coup de théâtre, Fouché a profité de l'occasion pour adoucir la haine dont le premier consul honore les jacobins, et la reporter sur les royalistes; il en a compromis plusieurs dans cette conspiration de fantaisie, et cela pour le dégoûter de signer chaque jour la radiation de quelque émigré. Siéyès qui sort d'ici, ajouta madame Talma, est dans l'admiration de la manière dont Fouché vient de reconquérir la confiance du général régnant. Se rendre indispensable au maître qui vous déteste, n'est-ce pas faire preuve d'une grande habileté?
—Sans doute; mais comme ce zèle habile peut aller jusqu'à créer des assassins, dit Adolphe, et faire tomber leur tête, je m'en tiendrai à la terreur qu'il m'inspire.
Cet entretien fut interrompu par l'arrivée de Maillat-Garat; il venait de chez madame de Montesson, où il avait eu une scène très-vive avec un ami du duc de Montévreux à propos de madame Mansley et de la part odieuse qu'on lui donnait dans le péril où s'était trouvée la duchesse.
—Vous m'en voyez encore tout ému, dit-il; mais les expressions de ce monsieur étaient si injurieuses pour la pauvre femme, si blessantes même pour ses amis, qu'il n'y avait pas moyen de les écouter de sang-froid.
—Et comment nommez-vous cet acharné calomniateur? demanda Adolphe avec un sourire amer et les lèvres tremblantes de colère.
—Ah! je serai plus généreux qu'il ne le mérite, je ne le nommerai pas.
—Voilà une discrétion bien inutile; vous n'étiez pas seuls, et les nombreux habitués du salon de madame de Montesson ne garderont pas le secret de cette scène: après le plaisir de dire du mal vient celui de le répéter.
—N'importe, j'ai déjà le remords de vous en avoir parlé, car c'est faire trop d'honneur aux méchants bavards que de s'indigner contre leur médisance; il serait plus simple et plus sage de la mépriser. Mais le succès qu'elle obtient fait perdre patience; il n'est pas une personne, là présente, qui ait douté un instant de l'infamie prêtée à madame Mansley. C'était, disait chacun, une vengeance toute naturelle de la part de cette sorte de femme; une espièglerie révolutionnaire très-excusable dans la Ninon de Siéyès, de Chénier et autres… et cent propos de cette espèce difficiles à supporter, lorsqu'on connaît, comme vous et moi, le noble caractère de madame Mansley.
—Et pourquoi le souffrir, dit vivement M. de Rheinfeld, pourquoi la société n'en ferait-elle pas justice? C'est avec cette belle tolérance qu'on a fait de la calomnie la reine du monde civilisé.
—Ne voulez-vous pas qu'on s'érige en défenseur de l'innocence, comme du temps de la chevalerie? On se moquerait bien trop aujourd'hui d'un redresseur de torts.
—Voilà comme, en France, le ridicule tue les plus nobles vertus, les meilleures institutions, reprit madame Talma. Je n'ai jamais pardonné à Cervantes d'avoir fait don Quichotte ridicule; il comptait sans doute sur le sérieux de l'esprit espagnol pour admirer la loyauté, la sensibilité, le courage de son héros à travers sa folie comique; autrement il serait inexcusable d'avoir fait rire aux dépens des plus rares vertus humaines: l'amour du prochain, l'abnégation de soi-même, le dévouement au malheur.
—Eh! pensez-vous donc, reprit Adolphe, qu'il y ait moins de ridicule à s'ériger en brigand de salon, volant à l'un sa réputation, tuant le bonheur de l'autre, et frappant au hasard sur tout ce qu'on envie, sur tout ce qu'on révère? Non, cette manie, qui décèle encore plus de médiocrité que de malignité, serait bafouée comme une vertu, si elle n'était l'expression des vrais sentiments de ces méchants timides qui jouissent avec reconnaissance du mal qu'ils n'osent faire, des calomnies qu'ils n'osent dire.
—C'est juste. La société est toujours complice des crimes qu'elle condamne; mais comment l'en affranchir?
—En les punissant. La tolérance n'est bonne qu'en matière de religion; mais, appliquée aux vices, elle devient, leur seconde mère, et nous sommes tous responsables des infamies que notre indifférence encourage.
En finissant ces mots, M. de Rheinfeld se leva et sortit brusquement pour échapper au tort de laisser entrevoir le ressentiment qu'il ne pouvait dominer et la secrète joie qu'y mêlaient ses projets de vengeance.
A force de persévérance, de ruse, de questions, il parvint à savoir les noms de toutes les personnes qui se trouvaient chez madame de Montesson, le jour où Garat le jeune prit parti pour madame Mansley contre un de ces orateurs de salon qui médisent pour amuser, comme les coquettes minaudent pour plaire. Il apprit avec plaisir que ce beau parleur, tenant par son nom et ses opinions à la haute aristocratie, se permettait souvent de petites épigrammes sur les défenseurs de la liberté: cela pouvait lui offrir une occasion toute naturelle de demander raison au ci-devant comte de B… de son méchant bavardage, sans qu'on pût soupçonner la véritable cause de l'humeur vindicative d'Adolphe.
Dans cette espérance, il attendit qu'un événement politique mit en verve celui dont il faisait surveiller l'éloquence critique; la crainte de compromettre Ellénore en la vengeant le rendit patient. C'était encore s'occuper d'elle, et, malgré sa promesse à madame Talma, malgré le serment qu'il s'était fait à lui-même de rester fidèle à un amour éteint, d'étouffer un amour naissant, il n'obtenait rien sur sa pensée, elle était toute à Ellénore; toute à l'idée de la perdre volontairement, de sacrifier le bonheur d'en être aimé aux intérêts de sa passion. Il ne pouvait ni s'y consacrer entièrement, ni s'en détacher.
C'est à tort qu'on accuse l'amour de l'emporter sur tous les autres sentiments. Cela peut être vrai sous d'autres climats que le nôtre; mais en France nous voyons tous les jours des amours très-sincères sacrifiés à des vanités trompeuses, à des considérations d'orgueil, de cupidité. Jadis ces sortes de sacrifices étaient commandés par des tyrans de famille et accomplis par de jeunes victimes, qui pleuraient de bonne foi sur le malheur d'immoler l'objet aimé à un mari opulent et titré, ou à une femme laide et noble héritière, sans se douter qu'il viendrait un jour où les jeunes personnes, libres dans leur choix, donneraient la préférence au vieux duc qui ne peut leur plaire, sur le jeune cousin qu'elles se défendent d'aimer; où l'homme le plus amoureux s'ordonnerait de renoncer à la vie de son coeur pour vivre tout entier de cette vie factice dont l'unique but est de se faire croire plus heureux qu'on ne l'est, le plus grand plaisir d'humilier ses amis, et la seule consolation de se voir envié. Eh bien, l'expérience nous montre à chaque instant de nouveaux exemples de ces auto-da-fé d'amour.
Le pire est que ce genre de supplice n'inspire aucune pitié.
On sut bientôt par un ancien chef de bataillon destitué, nommé Harrel, que ni les émigrés ni les chouans n'étaient pour rien dans la conspiration d'Aréna. Cette découverte rendit le gouvernement moins sévère et moins surveillant envers le parti royaliste, prévention négligente qui faillit coûter la vie au premier consul.
Ellénore, dégoûtée du monde par tout ce qu'elle en supportait d'injustices, s'était constamment refusée à venir passer l'hiver à Paris; mais, vaincue par les instances de la marquise de C…, elle avait consenti à prendre une loge avec elle pour entendre le fameux oratorio de Haydn, qui devait être exécuté par les premiers talents.
Cette loge de l'avant-scène se trouvait être presque en face de celle du premier consul, aux premières, entre les deux colonnes. On l'attendait pour donner le signal du premier accord, lorsqu'il entra dans sa loge d'un air serein, mais les lèvres blanches, le regard troublé, enfin dans l'attitude d'un homme qui veut paraître calme en dépit d'une émotion terrible; madame Bonaparte, assise près de lui portait à chaque minute son mouchoir à ses yeux. Les aides de camp Lannes, Berthier, Le Brun et Lauriston sortaient de la loge successivement, et revenaient dire quelques mots à l'oreille de Bonaparte, qui les écoutait sans donner le moindre signe qui pût faire deviner l'impression qu'il en recevait.
On avait entendu une forte explosion un moment avant l'arrivée du premier consul, qu'on avait généralement supposée être un coup de canon tiré en l'honneur du vainqueur de l'Italie; mais la nouvelle de la machine infernale s'étant aussitôt répandue parmi les spectateurs, ils se mirent à discourir sur l'atroce tentative, à laquelle le premier consul venait d'échapper par miracle, et l'exécution du chef-d'oeuvre d'Haydn, s'accomplit sans que personne y prit garde.
C'était à qui accuserait son ennemi de cette machination infernale. Les victimes, soustraites par hasard aux massacres de la Terreur, croyaient reconnaître dans la férocité qui avait décidé la chute de tout un quartier, pour atteindre un seul homme, cette rage républicaine, qui ne pardonnait à aucune supériorité passée ou présente.
Les amis de la liberté, ceux que les crimes dont elle avait été le prétexte n'en avaient pas dégoûtés, accusaient hautement le parti vendéen de cet affreux complot, et soutenaient que les instigateurs de la guerre civile en France étaient seuls capables d'avoir voulu renverser à tout prix l'homme qui devait bientôt les soumettre.
Le peuple criait sur le Carrousel: «Mort aux Anglais! mort aux ennemis de la République! Scélérat de Pitt! voilà bien ton ouvrage!»
La salle de l'Opéra offrait un spectacle tout particulier: le drame n'y était plus sur le théâtre, mais dans les loges. La parure éclatante des femmes qui les remplissaient contrastait d'une étrange manière avec la pâleur et l'abattement de leur visage; celles dont les maris attachés à la fortune de Bonaparte venaient de braver à sa suite un danger si imminent, ne pouvaient calmer leur effroi; car le hasard providentiel qui venait de sauver le vainqueur de l'Italie et de la Révolution, le protégerait-il toujours? Et ne pouvait-on pas tout craindre d'ennemis assez lâches pour accomplir dans l'ombre de tels attentats?
Les émigrés rentrés, à qui les nouvelles mesures du gouvernement inspiraient assez de confiance pour se donner quelque plaisir, se reprochaient vivement d'être venus à cette fête musicale, car le temps où l'imprudence de se montrer était punie de mort, pouvait revenir. Le crime d'un parti pouvait raviver ceux d'un autre; et c'est en proie à ces tristes réflexions, que l'ex-duc de L…, le ci-devant marquis de N…, s'efforçaient de paraître écouter avec délices l'Oratorio de Haydn.
On sut bientôt, par le récit des aides de camp du général en chef, que celui-ci n'hésitait pas à mettre sur le compte des septembriseurs le nouveau massacre dont il devait être la première victime; mais le ministre de la police, tout en approuvant cette opinion, ne la partageait pas, et ses ordres étaient donnés pour poursuivre de préférence les agents du parti qu'il soupçonnait. Il désirait tant les trouver coupables d'un crime qui dépassait tous ceux de la Révolution!
Parmi les bruits absurdes qu'enfantent toujours les grands événements, il courut celui d'une farce politique et sanglante, imaginée par les séides du Mahomet corse pour le rendre plus intéressant, et motiver la création d'une garde prétorienne à laquelle on donnait déjà le nom d'impériale.
Rien dans le caractère de Bonaparte n'autorisait un soupçon si calomniateur. Son ambition dédaignait toute ruse. L'habitude de commander nos armées avec succès lui avait appris combien, dans notre pays, il est difficile d'arriver à la puissance en passant par la gloire. Il savait que les révolutions qui bouleversent les empires ne changent rien à la nature des nations, et que les Français ne s'amuseraient pas longtemps à jouer à la république; qu'il fallait des dangers à leur bravoure, des loisirs à leur esprit, du luxe à leur vanité, et une cour à leur élégant servage. Loin de hâter par nul incident l'instant de monter sur le trône, il redoutait plutôt l'empressement des soldats qui l'y portaient que la résistance des publicistes qui lui défendaient d'y prétendre.
Un de ces éloquents publicistes venait d'entrer dans la loge de madame de Seldorf, et tous les regards se portèrent sur lui. On espérait deviner, à son attitude, à ses gestes plus ou moins animés, ce qu'il fallait penser des chefs de la conspiration et du parti que le gouvernement allait tirer de ce crime incomplet. Mais M. de Rheinfeld, mettant toute question politique de côté, déplorait franchement la mort de tant de personnes innocentes, et demandait, avec toute l'énergie de l'indignation, que les monstres, de quelque parti qu'ils fussent, auxquels Satan avait inspiré ce chef-d'oeuvre infernal, tombassent frappés par la vengeance nationale. L'esprit de justice est si rare là où toutes les passions sont en jeu, que chacun se trompait sur la véritable cause de la colère qui semblait animer M. de Rheinfeld et que partageait madame de Seldorf. Au reste, l'injustice était réciproque. Pendant que M. de Savernon faisait remarquer à Ellénore les différentes impressions produites par l'événement du jour et reprochait à la baronne de Seldorf de ne pas assez dissimuler le plaisir qu'elle savourait en contemplant la pâleur de celui qui ne craignait rien au monde, pas même les bons mots d'une femme d'esprit, M. de Rheinfeld, les yeux fixés sur la loge de madame Mansley, disait en montrant M. de Savernon:
—Ces émigrés sont toujours les mêmes; la Révolution ne leur a rien appris, ni rien fait oublier; à la moindre apparence de désordre, ils se flattent de reconquérir tout ce qu'ils ont perdu par leur faute, comme si la France n'attendait que la mort de celui qui fait sa gloire pour se remettre sous leur joug et les prier de vouloir bien relever la Bastille! Avec leurs sourires malins, leurs épigrammes musquées sur cette machine infernale, ils vont s'attirer la rancune de Fouché, et l'on sait ce qu'elle vaut. Il est, dit-on, confus d'avoir laissé passer ce baril de poudre entre les jambes de la police: et malheur à ceux qui auront aidé à lui jouer ce mauvais tour.
—Vous donnez là-dedans, vous? disait de l'autre côté de la salle un de ces incrédules qui voient dans tous les événements autre chose que ce qui s'y trouve. Vous vous étonnez qu'on échappe par un miracle au danger qu'on n'a point couru? Vous vous imaginez qu'il existe des conjurés assez bêtes pour mettre le feu trop tard à l'instrument de leur triomphe, lorsqu'il y avait bien moins d'inconvénient à le mettre trop tôt? Vous croyez bonnement qu'un projet dont l'exécution exigeait de nombreuses confidences, des démarches suspectes, a pu échapper à la surveillance des agents qui ont découvert la conspiration d'Aréna, à ces limiers si adroits, si sûrs de leurs moyens, qu'ayant supplié le premier consul de s'y fier, ils ont arrêté les assassins au moment où ils allaient frapper. Ah! ce ne sont pas ces gaillards-là qu'on dupe, et vous verrez bientôt que les purs républicains seront les seuls dindons de l'affaire.
—Il n'y a plus de ménagements à garder contre ces monstres de jacobins, s'écriaient les jeunes militaires en se rencontrant dans les corridors. Il faut tomber à coups de sabre sur ces pékins sanguinaires, ces bavards de tribune, qui tueraient, au nom de la liberté, tout ce qui porte une épée, sous prétexte que nous sommes tous égaux, les lâches comme les braves, les méchants comme les bons; mais, grâce au ciel, ajoutaient-ils en portant la main sur la poignée de leurs sabres, l'armée est là pour les faire taire et les assommer au besoin.
Ainsi se passa cette soirée consacrée à toutes les richesses de l'harmonie, et vouée, par le fait, à toutes les discordances des opinions les plus contraires, à toutes les amertumes de l'esprit de parti, aux soupçons alarmants, à la crainte du retour de l'anarchie, ou du rétablissement d'un pouvoir absolu; enfin, à des agitations si vives, à des intérêts si grands, si généraux, que les intérêts personnels disparaissaient sous l'agitation générale, comme la lueur d'une lampe dans l'embrasement d'une ville.
En effet, au milieu de tant de ruines, on aurait rougi de penser à sa fortune; à la vue de tant de crimes, d'actions généreuses, de tant de morts sublimes, de traits héroïques, on se trouvait sans importance; le malheur commun sauvait de l'égoïsme; l'effroi du passé remplissait le présent, et le sort de la France tant de fois compromis, occupait toutes les imaginations. Depuis la jeune fille, dont le frère se battait aux frontières, jusqu'au vieillard qui bravait la fureur du peuple pour sauver un proscrit, pour ramener parmi nous l'ordre et la justice, chacun se consacrait avec joie à une opinion, à un devoir, à une affection; la vie était si incertaine qu'on n'y tenait que pour la dédier. Ce temps-là pourrait paraître fabuleux aujourd'hui, où le calcul est le dieu du jour, et la patrie une vieille pagode reléguée avec les divinités qui ne servent plus. Mais heureusement le Moniteur est là pour constater l'époque de ces nobles duperies et de ce culte national.
L'amour seul résistait à la fièvre politique qui consumait alors tous les esprits; il s'augmentait même des périls communs et du dévouement qui le faisaient naître. Sans l'emporter sur le fanatisme révolutionnaire, il s'y mêlait; il était rare qu'il ne s'en trouvât pas un peu au fond des discussions qui y paraissaient être le plus étrangères, et qu'on ne cherchât point à faire tourner l'événement du jour au profit de sa passion. Par exemple, M. de Rheinfeld, tout en déclamant de la meilleure foi du monde contre cette machine infernale qui venait de tuer sept personnes et d'en blesser un bien plus grand nombre, se réjouissait involontairement de l'occasion que ce désastre allait lui offrir de s'en prendre à M. de B. à propos des épigrammes sanglantes que lui inspirerait sans doute la nouvelle invention mise sur le compte des patriotes; car déjà l'opinion du premier consul avait transpiré, et encourageait les amis du pouvoir passé ou futur à injurier le parti républicain.
On savait qu'en rentrant aux Tuileries, où une foule de fonctionnaires remplissaient les salons, le général s'était écrié d'une voix forte:
—Voilà l'oeuvre des jacobins; ce sont les jacobins qui ont voulu m'assassiner!… Il n'y a là-dedans ni nobles, ni prêtres, ni chouans!… Je sais à quoi m'en tenir; on ne me fera pas prendre le change.
Puis il ajouta, en regardant Fouché:
—Ce sont des septembriseurs, des scélérats couverts de boue qui sont en révolte ouverte, en conspiration permanente, en bataillon carré contre tous les gouvernements qui se sont succédé. Il n'y a pas trois mois que vous avez vu Cerracchi, Aréna, Topino, Lebrun, Demerville, tenter de m'assassiner; eh bien, c'est la même clique. Ce sont les buveurs de sang de septembre, les assassins de Versailles, les brigands du 31 mars, les conspirateurs de prairial, les auteurs de tous les crimes commis contre les gouvernements. Il faut purger la France de cette lie dégoûtante; point de pitié pour de tels scélérats!…
Le ministre contre qui cette sortie fulminante était particulièrement dirigée, l'avait supportée avec toute la patience d'un homme qui espère prendre bientôt sa revanche, d'un homme trop habile pour chercher à s'excuser d'un tort inexcusable, mais dont on ne saurait le punir; car de lui seul dépend la découverte des coupables, et, partant, le châtiment de leur crime.
XXVII
Le chevalier de Panat, ami intime du ministre de la marine, était avec lui aux Tuileries, lors de cette scène; il jugea à la résignation de Fouché, au sang-froid avec lequel il répondait, par l'immobilité et le silence, aux interpellations les plus menaçantes, qu'il avait des convictions contraires à celles de Bonaparte, et que tous ses moyens de surveillance, et même de vexations allaient être dirigés contre les royalistes, les chouans et les prêtres, que le premier consul regardait comme innocents. Dans cette conviction, le chevalier de Panat retourna à l'Opéra que Bonaparte avait quitté bien avant la fin du concert, et vint dire à plusieurs de ses amis que leurs opinions rendaient suspects au ministre de la police, qu'ils eussent à redoubler de prudence. Il conseilla particulièrement à madame Mansley et à M. de Savernon de ne pas retourner à la campagne, avant que les recherches de Fouché eussent amené quelque découverte sur les vrais auteurs de la machine infernale. On pouvait s'aviser de fermer les barrières de Paris, sorte de mesure fort usitée dans toutes les crises révolutionnaires, et il était imprudent d'avoir l'air de fuir.
M. de Savernon trouvant l'avis très-sage, Ellénore se résigna à le suivre tant que la prudence l'ordonnerait, et elle resta à Paris.
Dès le lendemain de l'attentat, Fouché, malgré ses convictions, adressa au premier consul un rapport dans lequel il désignait cent trente personnes, qui, de son propre aveu, n'avaient pas été prises le poignard à la main, mais qui toutes étaient également commises pour être capables de l'aiguiser et de le prendre.
Le plus grand tort de ces malheureux était de rester fidèles aux opinions républicaines, que le ministre avait longtemps et trop vivement professées, et dont il espérait se laver en persécutant ceux qui ne voulaient point imiter son apostasie politique.
Le sénat vota la déportation des soi-disant coupables, et l'horreur qu'inspiraient à tous les partis les auteurs de la machine infernale faillit ramener les fureurs de la Révolution. A leur passage à Nantes, le peuple se jeta sur les déportés avec tant de rage, qu'il fallut faire intervenir la force armée pour que cette ville, encore teinte du sang de tant d'innocentes victimes, ne fût pas le théâtre de nouveaux massacres.
Mais, en dépit des apparences, des accusations générales, de la colère du premier consul, qui suffisaient au public pour approuver toutes les mesures prises, afin de décourager et de punir les inventeurs de semblables machines, il se trouvait parmi tous ces badauds politiques quelques esprits éclairés, ennemis des actes arbitraires, et que cette condamnation sans jugement indignait au point de ne pouvoir s'en taire. M. de Rheinfeld était du nombre; il voyait dans ce simple arrêté des consuls l'aurore du jour qui rendrait la France à la domination d'un seul homme; et comme la gloire du général, les talents du premier consul n'avaient pas encore assez prouvé ce qu'on pouvait attendre du génie de l'empereur, il était permis de regretter qu'on eût inutilement versé tant de sang pour la liberté, et qu'un si grand bouleversement n'eût amené qu'un changement de dynastie.
Adolphe discourait à ce sujet un soir chez madame de Seldorf, lorsqu'on annonça le comte de B… A ce nom détesté, le coeur du tribun s'émeut d'une féroce joie; sans interrompre la discussion qui l'anime, il y entremêle de certaines phrases contre les Vendéens, dont la susceptibilité de M. de B… peut s'irriter. Il signale avec éloquence l'injustice de déporter, sur la simple dénonciation d'un faux frère, une centaine de patriotes échappés à la guillotine, lorsque Paris ouvre tous les jours ses portes aux chouans qui, las de tuer des Français, viennent se reposer des fatigues de la guerre civile au balcon de l'Opéra, et se vanter de leur brigandage dans les salons de l'aristocratie.
—Pourquoi ceux-là, ajoute M. de Rheinfeld en fixant son regard sur M. de B…, ne seraient-ils pas plutôt soupçonnés d'assassinat, d'invention infernale que les républicains?
—Parce que ceux-ci ont fait leurs preuves, monsieur, dit le comte avec ironie, et que les assassins d'un roi peuvent bien s'abaisser jusqu'au meurtre d'un consul, ne fût-ce que pour s'entretenir la main. D'ailleurs, comment douter de la voix qui les accuse? de cette voix qui sait si bien voter?
—C'est parce qu'elle a voté la mort de Louis XVI, qu'il fallait douter de ses arrêts.
—Oui, s'ils tombaient sur des gens comme il faut; mais, comme ils ne frappent que ses amis, on peut les laisser faire? il n'y aura pas dans tout cela un honnête homme à regretter.
—Qu'en savez-vous? reprit Adolphe avec tant d'insolence, que madame de Seldorf, effrayée de la tournure que prenait la conversation, s'empressa de l'interrompre en questionnant M. de B… sur le traité de paix dont son ami, le comte de Cobentzel, discutait les articles avec Joseph Bonaparte à Lunéville.
Le sujet était d'un intérêt puissant, et madame de Seldorf, dont l'esprit savait jeter du piquant et même de la gaieté sur les questions les plus graves, espérait voir céder toutes les querelles d'opinions au plaisir de l'entendre si bien développer ses idées. Elle ignorait qu'il y eût préméditation dans les attaques de M. de Rheinfeld, et que tout sert de prétexte à la mauvaise humeur d'un homme décidé à se venger d'un autre.
Cependant les épigrammes prirent de part et d'autre un tour de plaisanterie qui rassura les personnes présentes sur l'issue de cette petite guerre. M. de B… s'amusait à répéter les mots ridicules des parvenus sur le danger qu'avait couru le héros de vendémiaire et les phrases emphatiques de bourgeoises qui composaient déjà la cour de madame Bonaparte.
—C'est étrange, répondait Adolphe, en répétant les sottises qui excitaient le rire général, je ne reconnais pas là l'esprit fin et gracieux de madame de Rémusat, le bon goût et la distinction de madame de Canisy, ni la politesse exquise de l'ancienne duchesse de la Rochefoucauld, enfin, des femmes de bonne compagnie qui ont de tout temps formé la société de madame de Beauharnais, et que sa prospérité n'a pas rendues infidèles. Vous citez là le langage de quelques femmes dont les maris soldats, devenus généraux à coups de victoire, n'ont pas eu le loisir de penser à former leur éducation littéraire; mais à toutes les époques on s'est moqué de l'ignorance et de la bêtise des bavards de salons; et ceux de l'ancien régime n'avaient pas une si bonne excuse. Les balourdises prétentieuses de madame de Marans faisaient la joie de madame de Sévigné, les absurdités du maréchal de Soubise égayaient chaque matin le petit lever de Louis XV, et, depuis des siècles, l'orthographe des gentilshommes est passée en proverbe.
—Il faut en convenir, et sur ce point votre premier consul fait tous les jours ses preuves de noblesse, reprit le comte en ricanant.
—Lui, dont toutes les actions seront gravées, peut se dispenser de les savoir écrire. On doit pardonner à un homme qui en sait beaucoup plus que les autres d'ignorer ce que tout le monde sait; il faut réserver vos piquantes moqueries pour ces nobles fainéants qui, ne sachant pas se battre, auraient dû apprendre à parler.
M. de B… eut besoin de toute sa présence d'esprit pour dissimuler l'impression qu'il recevait de ces derniers mots; mais s'en montrer blessé était paraître s'en faire l'application, et l'amour-propre, la dignité le défendaient également: il se contenta de redoubler d'amertume dans ses diatribes contre le petit caporal, en se réservant de demander plus tard à M. de Rheinfeld l'explication du ton singulier et de l'aigreur qu'il avait apportés dans leur discussion.
Madame de Seldorf et ses amis étaient d'autant plus surpris de la chaleur avec laquelle Adolphe défendait Bonaparte contre la malveillance de M. de B…, qu'avant l'arrivée de celui-ci, M. de Rheinfeld avait blâmé hautement l'arrêté des consuls qui violait la loi judiciaire, et faisait présager la création des tribunaux spéciaux dont Bonaparte menaçait la France; sorte d'institution qui pouvait faire craindre le retour d'un tribunal révolutionnaire, et qu'Adolphe s'engageait à combattre à la tribune de toutes les forces de son éloquence. La modération affectée que mirent les deux discutants dans la suite de la conversation ne rassura point madame de Seldorf. Les politesses de la haine et les sourires de la rancune ne trompent plus personne; lorsqu'Adolphe se leva, au même moment où M. de B… se disposait à sortir du salon, madame de Seldorf l'appela pour lui demander tout haut quel jour il parlerait au tribunat; puis elle ajouta à voix basse:
—J'espère bien qu'il ne sera plus question entre vous et M. de B… de tout ce que vous vous êtes dit réciproquement de ridicule. Songez que cette querelle sans motif ferait le plus grand tort à tous deux.
—Quelle idée! reprit Adolphe en riant; vous voyez bien que nous nous quittons les meilleurs amis du monde.
Et il partit sans attendre de réponse.