Ellénore, Volume II
XXVIII
Le lendemain, on ne parlait dans les salons et les cafés de Paris que du duel qui avait eu lieu le matin entre M. de Rheinfeld et le ci-devant comte de B… Comme on en ignorait encore la cause, l'issue et les détails, chacun les imaginait et les racontait à son gré; les uns en accusaient la politique, les autres la rivalité toute d'amour-propre, fondée sur les admirations de M. de B… pour l'esprit de madame de Seldorf, et quelques propos un peu fats sur la manière dont elle accueillait ses soins. Garat, le tribun, la marquise de Condorcet et madame Talma étaient les seuls qui fussent dans le secret de cette affaire. Tous trois avaient la bonne volonté de le garder; mais entraînés par l'impatience d'entendre donner à cette querelle les motifs les plus absurdes, ils n'avaient pu résister à la petite vanité de se montrer instruits de la vérité du fait que l'on commentait si ridiculement; et, sans articuler le nom de madame Mansley, il était résulté de leurs réticences, de leurs phrases mystérieuses sur la part qu'une jolie femme aurait eue dans ce duel, que plusieurs soupçons s'étaient portés sur Ellénore, et qu'un de ses amis avait cru prudent de la prévenir du bruit qui se répandait.
«Mon frère vient de m'apprendre que M. de Rheinfeld s'est battu ce matin pour venger de mauvais propos tenus sur vous par le comte de B… chez madame de Seldorf. Si cette nouvelle est fausse, comme je l'espère, donnez-moi les moyens de la démentir.»
Ce billet du vicomte de Ségur jeta Ellénore dans une affreuse anxiété, et, s'il faut l'avouer, la crainte d'être compromise de nouveau dans des événements et des querelles dont elle était innocente, ne fut pas celle qui la domina en ce moment. L'idée du danger que courait Adolphe dans une semblable affaire, lui dont la vue basse ne lui permettait pas de rien distinguer à dix pas de distance, lui que ses études, ses occupations pacifiques avaient nécessairement détourné des exercices où l'adresse seconde le courage; la certitude qu'avec tant de chances contraires Adolphe avait dû succomber, voilà l'unique pensée qui oppresse Ellénore. Incapable de rester inactive dans l'agitation qu'elle éprouve, elle court chez madame de Condorcet, dans l'espoir que les amis intimes de la marquise étant ceux d'Adolphe, elle doit savoir s'il est blessé ou mort.
Elle arriva au moment même où madame de Condorcet et Maillat-Garat tentaient vainement de calmer l'inquiétude de madame Talma, qui ne cessait de répéter, avec l'accent du désespoir:
—Il est tué, vous dis-je… autrement il m'aurait rassurée par un mot, par un message… Je viens de passer moi-même chez lui… on m'a dit à sa porte qu'il n'était pas rentré de la nuit… Son domestique a couru inutilement chez toutes les personnes que son maître visite ou reçoit chaque jour, aucune ne sait ce qu'il est devenu depuis hier soir… Ah! pouvait-il en être autrement! se battre en aveugle, en insensé, en brave maladroit, contre un homme qui n'a d'autre talent que de bien faire des armes et que d'envoyer une balle où il veut! Une telle folie devait être punie de mort… plus de doute, il est tué.
—Tué! répéta une voix défaillante.
Et la malheureuse Ellénore, étouffée sous le poids d'une émotion plus forte qu'elle, tombe inanimée sur le seuil de la porte qu'on venait de lui ouvrir. En vain on la secourt, on lui fait respirer des sels, le sang qui s'est porté subitement à son coeur en suspend les battements; ses yeux sont sans regard, ses lèvres sans couleur… On la croit expirante… On donne l'ordre d'aller chercher un médecin. Madame Talma se désole et s'accuse de l'état où est sa jeune amie, et c'est quand l'alarme est au comble, quand les domestiques, aussi troublés que leurs maîtres, ne sont plus à leur poste et laissent toutes les portes ouvertes, qu'un homme pénètre jusque dans le salon de madame de Condorcet, et, qu'en dépit du douloureux spectacle qui est là devant les yeux, un cri de joie s'échappe de toutes les bouches.
—Adolphe… cher Adolphe! Ce nom, répété vingt fois par les amis qui le pleuraient, n'a pas la puissance de faire sortir Ellénore de son anéantissement.
—Grand Dieu! s'écrie Adolphe en se précipitant à genoux, et serrant dans ses mains les mains glacées d'Ellénore; elle se meurt…
—Non, cette voix va la rendre à la vie, dit madame Talma, en voyant ce beau visage se ranimer. La nouvelle de votre mort l'a plongée dans cet état; parlez-lui, qu'elle vous entende… Réparez le mal que je lui ai fait.
—Se peut-il, dit Adolphe dans une sorte de délire…
Et, oubliant jusqu'à la souffrance d'Ellénore, il l'appelle à grands cris, la supplie de vivre; lui adresse une foule de mots incohérents dictés tour à tour par la joie et la terreur, puis voyant la pâleur d'Ellénore disparaître, ses beaux yeux se remplir de larmes, et sa bouche sourire, il embrasse sa vieille amie, il baise la main de madame de Condorcet, il serre celle de Maillat avec toute l'effusion d'une vive amitié, il les remercie tous de leur intérêt pour lui et s'excuse de les avoir tant inquiétés pour rien. Enfin il exhale en hymne de reconnaissance, en paroles inutiles les sentiments qui débordent de son coeur.
Pendant ce temps, Ellénore, dont l'étouffement avait fait place à un frisson général, semblait sortir d'un rêve douloureux et ne rien comprendre à sa souffrance, ni au bonheur de ceux qui l'entouraient; pourtant ce bonheur la rendait à la vie, elle le sentait, mais sans vouloir l'expliquer, tant elle avait peur de découvrir qu'il n'était qu'un prestige. Elle écoutait d'un air égaré les questions dont on accablait Adolphe, observait son sang-froid en répondant que ses amis avaient été trompés par des bruits absurdes, qu'il n'avait aucun droit à l'admiration due au vainqueur, ni à la pitié due aux vaincus.
—Il ment… dit-elle.
—Qu'importe! interrompit madame Talma, le voilà, il n'est ni tué, ni blessé, comme j'en avais le sot pressentiment, il ne mérite plus qu'on s'occupe de lui; c'est la chère Ellénore qui réclame tous nos soins; elle n'est pas, grâce au ciel, aussi accoutumée que nous à voir tuer ses amis; elle a été saisie de cette fausse nouvelle; mais quelques instants de repos suffiront pour la rétablir. Je vais la ramener chez elle et ne la quitterai qu'après m'être assurée qu'elle n'a plus de fièvre. Le médecin en sera pour sa visite.
En parlant ainsi, madame Talma, secondée de la maîtresse de la maison, aidait Ellénore à se lever et à marcher vers la porte.
—Je me sens beaucoup mieux, dit-elle, frappée du motif qui engageait madame Talma à la sortir d'une situation embarrassante; puis s'efforçant de sourire, elle ajouta: Gardez-moi le secret de cette subite indisposition: on aime tant à me trouver ridicule!
—Je devrais vous demander pardon de votre inquiétude, dit Adolphe, en feignant de s'adresser à tous ceux qui l'écoutaient; mais j'en suis trop heureux pour en avoir le moindre remords.
Ces derniers mots revinrent bien souvent à l'esprit d'Ellénore. Que de choses ils renfermaient!
En arrivant chez elle, on lui dit que le chevalier de Panat, M. de Savernon et le comte Charles l'attendaient dans son salon. Alors, sentant la nécessité de faire bonne contenance, elle prit un air calme; et certaine que madame Talma ne dirait rien qui pût révéler l'émotion qu'elle venait d'éprouver, Ellénore aborda ces messieurs sans montrer d'embarras.
—Pardon de nous être ainsi installés chez vous, dit le chevalier, pour y attendre votre retour; mais nous tenions à savoir ce qu'il fallait penser de ce duel où l'on vous fait jouer un rôle à vous qui n'avez jamais vu, je crois, M. de B…, et qui rencontrez bien rarement M. de Rheinfeld.
—Ce prétendu duel, s'empressa de répondre madame Talma, est un des cent contes que la police imagine chaque jour pour amuser les Parisiens et les empêcher de voir où on les mène.
—Ah! quant au fait, dit M. de Savernon, on ne saurait le nier, car le vieux duc de L…, l'un des témoins de M. de B…, vient de me le raconter.
—En êtes-vous bien sur? demanda madame Talma.
—Comment, si j'en suis sûr, je vous affirme que je n'étais ni fou ni endormi lorsqu'à nous a peint sa surprise extrême, en voyant tomber M. de B… blessé à la jambe par M. de Rheinfeld, qui, semblable à la Nicole du Bourgeois gentilhomme, avait tiré au hasard, car en considération de sa mauvaise vue et de certains propos agresseurs, on lui avait accordé l'avantage de tirer le premier, et certes, on ne se doutait guère qu'il en pût user ni abuser. Mais son bon génie en a ordonné autrement, ajouta M. de Savernon en regardant Ellénore, il a été épargné par miracle, comme le sont d'ordinaire les gens destinés à de grands succès. Et puis il défendait, dit-on, une si belle cause.
—Quant à cela, personne n'en sait rien, dit le chevalier; et là où la politique est pour quelque chose, on peut affirmer qu'elle en est le premier intérêt.
—Si, à peine échappés aux poignards des septembriseurs, les honnêtes gens se tuent entre eux, il n'y a pas de repos à espérer et le séjour de Paris ne sera plus supportable, reprit Ellénore: aussi vais-je retourner ce soir même à la campagne.
—Quoi, malgré le froid et la neige?
—Qu'importe! je préfère tout à l'ennui d'entendre parler sans cesse d'événements dans lesquels je ne suis pour rien, et où la malveillance me donne toujours un rôle ridicule. Lorsque le monde s'acharne à une personne, elle ne peut l'apaiser qu'en le fuyant.
En vain M. de Savernon tenta de retenir Ellénore à Paris, par la raison que lui-même était contraint d'y rester auprès d'une de ses soeurs gravement malade. Ellénore persista dans sa résolution, et le soir même elle alla coucher à Eaubonne.
Sa tête et son coeur étaient trop préoccupés des événements de la journée pour qu'elle pensât à goûter quelque repos; aussi, après avoir commandé à ses gens d'éteindre tous les feux de la maison, excepté celui de sa chambre, elle leur permit d'aller se coucher, et se mit à rêver au coin de sa cheminée.
Elle s'abandonnait depuis une heure au moins à ce plaisir des malheureux, qui consiste à repasser toutes ses émotions de la veille, à se reprocher de ne pas les avoir assez contraints; à reconnaître ses imprudences, ses faiblesses, à les juger avec toute la sévérité de la vertu; à se promettre de bonne foi de surmonter, d'éteindre le sentiment dont on se fait un crime, sans s'apercevoir que se jurer sans cesse de l'oublier, c'est y penser toujours. Elle ressentait ce vague effroi qu'inspire le silence de la nuit, en plein hiver, dans une habitation au milieu des champs; là où le bruit du sarment qui pétille, de la bûche qui pleure, de la lampe qui grésille, du pendule qui se balance, fait seul diversion à ce calme de la tombe. Elle s'alarmait de sa complète solitude, comme elle se serait alarmée de la voir troubler, lorsqu'elle crut entendre frapper trois petits coups sur l'un des barreaux de ses persiennes.
XXIX
La peur ne se raisonne pas. Cette vérité, passée à l'état de lieu commun, explique suffisamment pourquoi elle se manifeste par les effets les plus contraires. Il n'est pas rare de la voir s'associer à la pensée présente, et d'en deviner la cause comme par intuition. C'est ce qu'éprouva Ellénore au léger bruit des trois coups frappés à sa fenêtre.
Sa chambre à coucher, située près du salon au rez-de-chaussée, donnait sur un charmant parterre, attenant à un beau jardin. On pouvait sans peine atteindre aux fenêtres de son appartement. Aussi soit raison, soit pressentiment, il ne lui vint pas à l'esprit qu'un voleur eût la politesse de l'avertir de sa présence par ces trois petits coups, et comme la terreur se porte ordinairement sur ce qu'on craint le plus au monde, elle fut subitement saisie de l'idée qu'Adolphe était là.
Comment y était-il parvenu? quel motif impérieux l'avait poussé à cette extravagance? voilà ce qu'elle ne se demanda point. Tout à l'effroi de ce qui pourrait résulter d'une telle démarche, elle ne pensa qu'à se faire un droit de ses malheurs pour obtenir d'Adolphe de ne pas chercher à les accroître en abusant de l'intérêt qu'elle ressentait pour lui. Tremblante, sans réflexion comme sans certitude, elle entr'ouvrit sa fenêtre et dit en respirant à peine:
—C'est vous? n'est-ce pas?
—Ah! je le savais bien, que vous me devineriez, répondit une voix facile à reconnaître.
—Par pitié, fuyez d'ici.
—Il faut absolument que je vous parle.
—Y pensez-vous, à cette heure?
—Que craignez-vous? Je resterai là.
—Sur la neige à la gelée…
—Qu'importe, mais vous saurez…
—Je ne veux rien savoir… Partez! il y va de ma vie… car si l'on pouvait supposer que…
—Eh! me croyez-vous donc si sot que de risquer de vous déplaire, de vous compromettre, pour vous parler de moi?—Non, je viens vous supplier de partir dès demain pour la Belgique, de là vous passerez à Douvres. Fouché sait la part que vous avez prise à l'évasion de madame de Montévreux. Elle est soupçonnée par lui de s'entendre avec mademoiselle de Cicé, et celle-ci a trempé, dit-il, dans l'affaire de la machine infernale. Voilà ce que notre ami Duchosal, l'intime de Fouché, vient de m'affirmer; voilà ce qu'il m'a chargé de vous apprendre.
A cet avis charitable, à cet acte de dévouement, Ellénore sentit sa reconnaissance l'emporter sur toutes les considérations d'une pruderie intempestive.
—Je dois trop à votre bonté en ce moment, dit-elle, pour ne pas me fier à votre honneur.
En finissant ces mots, elle alla ouvrir la porte qui donnait sur le jardin; Adolphe entra tremblant encore plus d'émotion que de froid; mais un sentiment généreux lui imposant pour premier devoir de ne pas abuser des avantages de sa position, il s'efforça de paraître trop dominé par l'idée du danger qui menaçait Ellénore pour pouvoir s'en distraire même par de douces espérances.
—Duchosal m'a dit vous avoir fait obtenir un passe-port, il y a quinze jours, dont vous n'avez point fait usage?
—Cela est vrai, répondit Ellénore en adoptant avec empressement le ton grave, l'air inquiet qui ôtait à cette visite nocturne ce qu'elle avait d'inconvenant, et leur sauvait à tous deux l'embarras d'une entrevue si dangereuse.
—Eh bien, il faut vous servir de ce passe-port, et partir dès demain pour Anvers avec madame Delmer, qui profite de ce qu'on négocie la paix, dont le traité sera bientôt signé, pour se rendre à Londres. Il faut y passer avec elle avant qu'on ait donné l'ordre de vous poursuivre.
—Mais il est sans doute déjà expédié cet ordre, et je ferais peut-être mieux de l'attendre ici que de me donner un air coupable en fuyant. D'ailleurs, je n'ai pas peur de la prison.
Et tout en parlant avec une véritable indifférence de sa sûreté personnelle, Ellénore attisait le feu, et faisait signe à M. de Rheinfeld de s'asseoir sur le fauteuil qui était à l'autre coin de la cheminée, comme elle eût fait si elle l'avait reçu en plein jour. Leurs efforts pour se tromper mutuellement sur le romanesque de leur situation, pour maintenir leur conversation sur tout autre intérêt que celui qui les animait, donnait à cet entretien un charme inexplicable.
—Vous n'avez pas peur de la prison, répéta Adolphe, cela se comprend, en voyant ce que vous faites de votre liberté; mais M. de Savernon ne serait pas si résigné, et comme votre arrestation l'entraînerait à quelque folie qui amènerait la sienne, c'est au nom de sa propre sûreté que nous vous supplions de penser à la vôtre.
Le nom du marquis était jeté là, comme un monceau de glace sur un brasier. Ellénore en ressentit l'effet et dit avec dignité:
—Vous avez raison, je dois lui éviter ce danger, je partirai à trois heures, je suivrai votre avis, en conservant une éternelle reconnaissance de la peine… que vous avez bien voulu prendre… de venir me le donner… à cette heure… et par le temps qu'il… fait.
—Méchante! s'écria Adolphe, est-ce à vous de me punir de tout ce que je tente pour obéir à votre pensée, pour vous rassurer contre mon coeur, et vous éviter l'horreur d'un soupçon flétrissant pour tous deux?
—Moi? vous croire capable de recourir à la ruse pour arriver jusqu'ici? d'ajouter par la démarche la plus compromettante aux injustes mépris dont on m'accable? Ah! que n'êtes-vous aussi perfide, aussi lâche; je ne vous craindrais pas! Mais ma confiance est telle que je ne vous ai pas même demandé par quel moyen…
—Par le plus simple, interrompit Adolphe; votre jardinier a été placé chez vous par madame de Condorcet, il est resté longtemps dans la maison de campagne qu'elle habitait près de Meulan, il me connaît, je lui ai confié l'avis que je venais vous donner et comme il a vu mourir son maître pour n'avoir pas reçu un semblable avertissement, c'est lui-même qui m'a conduit jusqu'à cette fenêtre: il est à quelques pas de là qui veille à ce que personne ne me surprenne. Soyez donc sans crainte. Eh! ne sais-je pas que tous les malheurs vous semblent préférables à celui d'être aimée par moi, que vous rougiriez moins d'être accusée d'un crime que de vous voir soupçonnée de répondre à mon amour? Et pourtant cet amour vous trouble, vous émeut, vous devinez que s'il résiste à tout ce que j'invente pour le tuer, c'est qu'il est immortel, qu'il agit sur vous en dépit de votre volonté, de la mienne, et que ni vous ni moi ne pouvons rien contre lui.
—Eh bien, s'il est vrai que vous ayez sur ma pensée une influence inexplicable, qu'en dépit de la raison, de la haine, dont je m'armais contre vous, mon coeur vous soit aveuglément soumis, soyez noble, soyez généreux; bornez là votre empire; ne cherchez pas à m'entraîner dans une position plus cruelle encore que la mienne. Vous connaissez mieux qu'un autre les calomnies, les mépris dont on m'abreuve, vous qui bravez la mort pour m'en venger. Mais ce que vous ignorez, c'est le besoin que j'ai de ma propre estime, de la vôtre, pour supporter tant d'injustices, tant d'humiliations. C'est la nécessité où je suis de tout sacrifier au bonheur de mériter votre dévouement.
—Vous ne sauriez le perdre en l'augmentant.
—Eh bien, j'en attends une nouvelle preuve.
—Ah! commandez, s'écrie Adolphe le front brillant d'espoir.
—Ne nous revoyons plus…
—Non, c'est trop exiger de ce coeur étranger à tous les intérêts du monde, solitaire au milieu des hommes, et qui souffre pourtant de l'isolement auquel il est condamné. Je n'espère rien, je ne demande rien, je ne veux que vous voir; mais je dois vous voir, s'il faut que je vive… Ellénore… vous ne répondez pas? Et pourtant, qu'est-ce que j'exige? ce que vous accordez à tous les indifférents. Est-ce le monde que vous redoutez? ce monde absorbé dans ses frivolités solennelles ne lira pas dans un coeur tel que le mien. Comment ne serais-je pas prudent: il y va de ma vie. Ellénore, rendez-vous à ma prière; il y aura pour vous quelque charme à être aimée ainsi, à me voir occupé de vous seule, n'existant que pour vous, vous devant toutes les sensations de bonheur dont je suis encore susceptible, arraché par votre présence à l'ennui de la disgrâce, à la souffrance, au désespoir.
Ces paroles, semblables à une douce harmonie, plongeaient Ellénore dans une rêverie ravissante dont elle craignait de sortir.
—Je vous crois, dit-elle, en tendant la main vers Adolphe, mais sans détourner les yeux du plafond vers lequel ils étaient fixés… Je vous crois… et me fie à vous… disposez de mon sort… mais par pitié, sauvez-moi de la honte…
—Ah! vous confier ainsi, dit Adolphe en couvrant de baisers la main d'Ellénore, c'est m'enchaîner, c'est m'ordonner d'étouffer mes voeux les plus ardents; mais, votre repos, votre bonheur l'exigent, dites-vous, que sont mes intérêts en comparaison de ceux-là? Seulement mes sacrifices me donnent des droits à votre soumission. Disposez-vous à partir au premier rayon du jour; madame Delmer est prévenue, rendez-vous chez elle; et dès que vous serez toutes deux à l'abri des perquisitions de Fouché, faites-le savoir; je n'ose en demander plus, ajouta M. de Rheinfeld en se levant. Adieu.
—Adieu, répéta Ellénore. Ce sentiment que je me reprochais comme un crime, vous en avez fait un devoir. Merci, Adolphe, merci! Je pourrai donc penser à vous sans remords et vous écrire sans crainte. Ah! bénie soit la persécution qui me vaut tant de plaisir!
En disant ces mots, Ellénore conduisait Adolphe vers la porte donnant sur le jardin.
—Vous m'écrirez? Vrai? Ah! vous me devez bien cela en récompense de ce que vous m'imposez en ce moment. Songez donc que je suis là, près de vous, ivre d'amour, protégé par la nuit, encouragé par votre aveu, et que la terreur de vous déplaire, de vous affliger, me fait renoncer volontairement à toutes mes ambitions; qu'enfin, j'aime mieux vous paraître ridicule qu'égoïste.
—Ah! ne regrettez pas cette abnégation de vous-même, cette noble protection accordée à ma faiblesse, sans laquelle vous n'auriez jamais su, ni moi non plus, à quel point je vous aime.
Peu de moments après ces adieux, Ellénore était sur la route d'Anvers, en compagnie de madame Delmer, heureuse de rejoindre son fils et d'échapper par l'absence au dangereux bonheur de voir trop souvent Adolphe.
XXX
La certitude d'être aimé, loin de calmer les agitations de l'amour-propre, les ennoblit seulement. On veut justifier la préférence dont on est fier; on a recours à la gloire pour consolider sa puissance. C'est elle qu'on charge de porter son nom jusqu'à la personne adorée, en dépit de l'éloignement, des obstacles et des projets d'oubli.
Dès qu'Adolphe se vit séparé pour longtemps d'Ellénore, il ne pensa qu'à s'illustrer par son talent d'orateur, certain que le discours qui se ferait applaudir au tribunat serait lu avec intérêt à Londres, et lui vaudrait le suffrage qu'il ambitionnait le plus.
Les tentatives d'assassinat dont on accusait alternativement les jacobins et les émigrés devaient nécessairement amener des projets de loi tendant à augmenter encore les attributions de la police, et à fonder une justice arbitraire. On demanda la création de tribunaux spéciaux; et tous les membres du tribunat connus pour être également ennemis de l'anarchie et du despotisme, prirent parti contre une institution dont il était si facile au pouvoir d'abuser. Adolphe se distingua particulièrement dans cette discussion, et y fit preuve d'un esprit sérieux et fin, de cette éloquence profonde et scintillante qui lui ont assuré, depuis, une place distinguée parmi nos premiers orateurs.
Cette opposition raisonnable, mais intempestive, eut l'effet d'une faible digue contre un torrent impétueux, elle en redoubla la force et la rapidité. Bonaparte, meilleur juge que ces spirituels amants de la liberté, de ce qu'il fallait alors à la France pour contenir tous les partis prêts à s'entr'égorger de nouveau, voulait maintenir entre ses mains le pouvoir acquis par ses victoires. Il savait qu'après un bouleversement si général, la force seule peut ramener l'ordre, et que le peuple français obéit sans peine à ce qu'il admire. Il était sûr de le séduire à coups de succès, et il ne pardonnait pas aux esprits supérieurs choisis par lui-même pour seconder ses vues politiques, de s'ériger en frondeurs de toutes les mesures que la raison d'État l'obligeait à prendre; plus ils montraient de perspicacité à deviner son but et de talent à défendre les principes de la Révolution contre l'envahissement du pouvoir militaire, plus Bonaparte sentait le besoin de leur imposer silence.
La réorganisation sociale que rêvait le vainqueur de Marengo devenait impossible sous les attaques incessantes d'un parti décidé à détruire jusque dans leurs fondations les édifices qu'il voulait relever. Déjà sa politique avait opéré des rapprochements inespérés. La liste des émigrés remise en ses mains voyait chaque jour rayer ses plus beaux noms par un arrêté des consuls. L'ex-duc de La Rochefoucauld-Liancourt et l'ex-duc Matthieu de Montmorency venaient d'être nommés membres du conseil d'administration des hospices de Paris. Tout annonçait chez Bonaparte le désir de se concilier l'ancienne noblesse de France, et Fouché avait beau lui prouver que la machine infernale était une invention toute royaliste, les aveux de Saint-Régent et de Carbon avaient beau ne laisser aucun doute sur ce fait, Bonaparte n'en persistait pas moins dans l'espoir de convertir nos anciens seigneurs à son nouveau culte politique.
—C'est une cour qu'il leur faut, pensait-il, ce sont des grâces, des honneurs, peu leur importe la main qui les distribue; et je saurai bien les rendre envieux des places et des faveurs dont je puis disposer. Il y a tant de moyens de traiter avec la vanité; mais l'orgueil de cette poignée de républicains qui croient de bonne foi que la France veut une république, voilà ce dont il faut triompher à tout prix.
En vain le ministre des relations extérieures et le ministre de la police combattaient cette opinion; en vain nos plus grands orateurs s'épuisaient en discours énergiques pour retarder le retour du passé, ils irritaient l'autorité sans la décourager; à force de dénoncer la marche ambitieuse du premier consul, ils accoutumaient le peuple à la lui voir suivre. Ils l'obligeaient surtout à reconnaître que loin d'abuser de sa puissance, ainsi qu'ils le prétendaient, Bonaparte l'employait à ramener l'ordre à l'intérieur, tandis que ses armées nous faisaient respecter de l'Europe entière.
L'opposition eut tort; mais, tout en subissant la loi du plus fort, elle ne se tint pas pour battue, et les bons mots remplacèrent les beaux discours. Les salons devinrent des forteresses politiques où l'artillerie de l'esprit faisait feu continuellement sur chaque action du premier consul. Sa gloire gênait pour en médire; on imagina de lui opposer celle du général Moreau, et la malveillance, en l'accusant de jalousie, lui supposa bientôt tous les torts d'une rivalité à laquelle il ne pensait pas.
Quelques rapports de société établis depuis longtemps entre madame Mansley et mademoiselle de Cicé avaient motivé les mesures de police prises contre la première, par la raison que la seconde était gravement compromise dans l'attentat du 5 nivôse. La connaissance des détails de cette affaire, qu'on prétendait se rattacher à la conspiration anglaise, ayant parfaitement justifié Ellénore d'y avoir pris part, ses amis s'empressèrent de la rappeler à Paris, en lui affirmant que non-seulement sa liberté n'y courait plus aucun danger, mais que dans les bonnes dispositions de Bonaparte en faveur des émigrés rentrés, elle aurait peut-être le crédit de faire rendre à la famille de Savernon une partie des biens qu'elle possédait dans le Bigorre avant la Révolution. Ce motif, joint à beaucoup d'autres, aurait dû hâter le retour d'Ellénore; mais un sentiment confus l'avertissait des agitations qui l'attendaient et lui faisait regretter d'avance la vie qu'elle menait à Londres. Les caresses de son enfant, le bonheur de le voir sans cesse expliquaient assez sa répugnance à quitter l'Angleterre; cependant elle était de trop bonne foi avec elle-même pour ne pas s'avouer que la crainte de revoir Adolphe et le plaisir de recevoir de ses lettres lui faisaient seuls prolonger son absence.
Pour les consciences timides et les imaginations vives, l'éloignement est quelquefois plus dangereux que la présence. On croit pouvoir penser sans crime à celui qu'on est sûr de ne pas rencontrer; et l'impossibilité de révéler son amour par aucune indiscrétion fait qu'on s'y livre sans remords. Avec quelle joie Ellénore s'enfermait dans sa chambre pour y décacheter la lettre qu'elle avait séparée de celles qui lui venaient de France, et qu'elle aurait craint de lire devant témoins! Comment peindre le ravissement où la plongeaient ces lettres charmantes! Combien elles surpassaient encore tout ce qu'on pouvait attendre d'un esprit aussi distingué; que de grâces dans sa coquetterie, de mélancolie dans sa passion, de bon goût dans sa gaieté, de délicatesse dans sa flatterie, de naturel dans ses aveux! Ah! quand on avait goûté de ce divin poison, on en voulait mourir.
—Ne me rappelez point, répondait Ellénore à Adolphe; songez à tout ce que je perdrais en me rapprochant de vous.
Et, confiante dans l'impossibilité présente de voir abuser de sa faiblesse, elle la dissimulait fort mal, surtout après avoir bien établi dans sa pensée qu'un sentiment fondé sur l'antipathie et traversé par les devoirs, les intérêts les plus sacrés, ne pouvait être que malheureux.
Les coeurs exaltés cherchent à se persuader que l'amour bien exprimé est rarement sincère; erreur d'autant plus dangereuse qu'elle laisse sans défense contre la plus grande des séductions. Ellénore en fit bientôt l'expérience; tout lui parut fade en comparaison de l'amour d'Adolphe. Elle lui pardonna le tort d'être spirituel, et comme l'absence lui cachait ce qu'elle n'aimait point en lui, rien ne tempérait la vive admiration que lui inspirait l'éloquence passionnée d'Adolphe et la tendre émotion à laquelle elle s'abandonnait à l'idée d'en être si gracieusement aimée.
Avec un semblable sentiment dans l'âme, on brave facilement tous les piéges où l'amour-propre se laisse prendre. La réputation qu'avait la beauté de madame Mansley, la triste célébrité que lui avait attirée ses malheurs, en faisait un objet de curiosité pour les fashionables, et un objet d'envie pour les élégantes de Londres. C'était à qui s'adresserait à ses amis, tels que le colonel Saint-Léger, M. Ham…, lord Seymour, pour se faire présenter chez elle. Le fameux Pitt lui-même, s'étant retiré momentanément des affaires pour éviter de mettre sa signature au bas du traité d'Amiens, venait souvent se délasser des discussions parmi les causeurs distingués qui se réunissaient chaque soir chez Ellénore. La présence de madame Delmer rendait ces réunions aussi convenables qu'agréables; Ellénore les multipliait d'autant plus volontiers, qu'elle ne se faisait pas d'illusion sur les sacrifices que s'imposait son amie, pour lui sauver les humiliations qu'on ne lui aurait pas épargnées, si elle avait tenté de la suivre dans le monde, et qu'elle désirait la dédommager par les agréments d'une conversation spirituelle, des plaisirs bruyants de la société de Londres. Madame Delmer sachant tout ce qu'on doit attendre de la galanterie qui se fait prude, avait mis de côté ses lettres de recommandation, décidée à fuir les salons de Londres où l'on n'aurait pas reçu Ellénore. Mais, malgré tous les soins de madame Delmer à lui cacher le vrai motif de sa réclusion, Ellénore le devinait et s'en affligeait. D'ailleurs comment aurait-elle pu l'ignorer? Dans chaque promenade, dans chaque lieu public où elle accompagnait madame Delmer, qui, en qualité d'étrangère, visitait les curiosités du pays, Ellénore ne rencontrait pas une femme de la haute société qu'elle n'en reçût une impertinence, ou quelque marque d'un dédain insultant; sa fierté en souffrait à tel point, que rentrée chez elle, des larmes cuisantes s'échappaient de ses yeux: elle maudissait de nouveau sa fausse position, et reprochait au ciel d'avoir mis tant d'honneur, de noblesse dans son âme pour la livrer sans cesse à la honte et au mépris.
Cette paix inespérée et dont on prévoyait la prochaine rupture, nos nouveaux enrichis, nos jolies femmes en profitèrent pour voir la grande ville rivale de Paris et pour y laisser quelques souvenirs de l'élégance française. La belle madame Récamier y obtint des succès d'autant plus flatteurs que sa parure n'y entrait pour rien. Coiffée seulement de ses beaux cheveux, vêtue d'une simple robe de crêpe blanc, l'éclat de son teint, de ses yeux, la grâce de sa taille, le charme attaché à sa personne en faisaient la reine du salon où elle entrait. Les vieilles Anglaises ne comprenaient pas qu'on pût s'attirer tant d'hommages à si peu de frais. Les jeunes, forcées de convenir de la beauté de madame Récamier, niaient son esprit. Elles allaient jusqu'à lui prêter des mots d'une naïveté ridicule, et il a fallu les adorations de tous les gens les plus spirituels de l'Europe pour détruire l'effet de cette sotte calomnie, tant la malveillance adopte facilement les mensonges de l'envie. Il a fallu que, survivant à sa fortune et à sa jeunesse, madame Récamier conservât l'attrait si puissant d'une bonté inépuisable, d'un esprit fin et profond, qui comprend le génie et lui voue un culte dont la supériorité est seule capable; il a fallu enfin que son salon devint l'asile des illustrations qui composaient celui de madame de Staël, pour que madame Récamier fût reconnue digne d'hériter des causeurs de sa spirituelle amie.
Le bruit de Londres, les hommages flatteurs qu'Ellénore et madame Delmer y recevaient de la part des personnes dont l'amitié est un titre à l'estime générale, ne les rendaient point indifférentes aux événements qui se passaient en France. Plusieurs des amis qu'elles avaient laissés à Paris s'étaient engagés à les tenir au courant des grandes choses qui s'y décidaient chaque jour et des caquets qu'elles faisaient naître. Nous ne saurions donner une plus juste idée de la manière différente dont ces événements étaient jugés à cette époque, qu'en copiant ici deux lettres écrites à madame Mansley par deux frères, connus tous deux par leur esprit et leurs succès à la cour de Marie-Antoinette, que la Révolution avait ruinés également, mais dont l'un rêvait déjà, dans de nouvelles faveurs, le retour de tout ce qu'il avait perdu tandis que l'autre ne pensait qu'à mourir pauvre et fidèle.
Pour expliquer le franc-parler de ces deux lettres, il est urgent de dire qu'elles avaient été confiées à un jeune homme attaché à l'ambassade de France, et qui, ayant l'honneur d'accompagner le général Andréossi à Londres, n'était assujéti à aucune perquisition.
XXXI
LE COMTE DE SÉGUR A MADAME MANSLEY.
«Grâce au ciel et au puissant réparateur qu'il nous envoie, nous commençons à respirer; le temps des persécuteurs est passé! Revenez donc, chère madame, et ne craignez plus d'être confondue avec les nobles intrigantes qui se mêlent de conspirer. Tout finit par s'éclaircir. On le sait, vous n'avez jamais été coupable que de sauver vos ennemis, sorte de crime très-récemment puni de mort, mais que le sénatus-consulte, qui permet aux émigrés soumis de rentrer en France, va mettre au premier rang des vertus modernes. Déjà plusieurs de nos illustres familles ont profité de leur radiation pour venir solliciter du premier consul la restitution de leurs biens et l'ont obtenue; cela devrait servir d'exemple à vos réfugiés de Londres, et rendre moins amères les injures qu'ils dictent quotidiennement à ce méchant Lepelletier, dont l'Ambigu[2] est bien le plus mauvais repas qu'on puisse servir à des abonnés.
[Note 2: Journal qui paraissait à Londres.]
»On ne s'explique pas ici comment le gouvernement anglais, qui se dit en paix avec nous, autorise la publication de telles calomnies contre le nôtre. C'est, prétendent-ils, par respect pour leur liberté de la presse qu'ils nous laissent insulter de la sorte; comme si l'Alien-bill ne leur donnait pas un moyen légal de chasser le pamphlétaire et les assassins qu'il encourage par ses écrits. Quoi! le sort des deux plus grandes nations de l'Europe serait à la disposition d'un journaliste incendiaire, soudoyé par un parti malheureux, que la colère aveugle? Quoi! le flambeau de la guerre se rallumerait à ce foyer immonde? le sang de nos braves coulerait pour effacer quelques lignes infamantes d'un misérable écrivain? Non, je ne puis le croire, j'aime mieux penser que l'état florissant où se trouve aujourd'hui la France importune nos voisins, et que, ne pouvant médire de la gloire du vainqueur de l'Italie, ils l'attaquent dans sa politique et dans sa vie privée. Le malheur est qu'il a la faiblesse de s'irriter de ces calomnies. Ah! que n'a-t-il un peu de la savante indifférence de son ministre Talleyrand, à qui je demandais, l'autre soir, comment il était parvenu à triompher de ses nombreux ennemis:
»—En n'y prenant pas garde, m'a-t-il répondu.
»Le secret de son éternel crédit sous tous les gouvernements est en entier dans cette réponse.
»Le pape vient de le relever de ses voeux. Cela n'est bon qu'à les rappeler; car à son exemple, tout le monde les avait oubliés.
»Il vient de donner une fête brillante, où régnait son bon goût et un parfum d'ancien régime qui ravissaient également les jacobins convertis et les aristocrates apostats. J'ai eu le plaisir d'y revoir plusieurs de nos habitués de Versailles; ils s'y trouvaient comme dans la galerie de Louis XIV, coudoyés par des ambassadeurs de toutes les grandes puissances, entourés de femmes dont plusieurs portaient de beaux noms et presque toutes de beaux visages; car l'étiquette n'obligeant plus à inviter tous les vieux laiderons d'une cour, on choisit les plus jolies citoyennes de la grande ville pour orner un bal. Les émigrés rentrants, encore émus de nos désastres, ne comprenaient pas ce retour subit au luxe et à l'élégance française. Ah! vraiment, ils en verront bien d'autres, à en juger par les questions qui m'ont été faites ce soir même sur les magnificences de la cour de Russie. Au moindre détail que j'en donnais en historien fidèle, mon célèbre interlocuteur renchérissait sur mes descriptions en traçant le tableau d'une cour bien autrement magnifique. Comme la supposition avait tout l'air d'un plan arrêté, j'en conclus que nous serions bientôt en état de traiter de pair avec toutes les têtes couronnées de notre connaissance.
»Leurs plénipotentiaires ont paru charmés de l'accueil qu'ils recevaient à cette belle fête. Le premier consul s'y est montré particulièrement gracieux pour lord Wilworth, et comme Bonaparte exerce une grande séduction quand il veut se donner la peine d'être aimable, on espère beaucoup de cette mutuelle coquetterie.
»A propos de coquetterie, vous avez bien fait d'être fort jolie par le temps qui court, car dans vingt ans, rien ne sera plus commun qu'un charmant visage, grâce à la découverte du docteur Jenner, dont on se moque, comme de toutes les nouveautés utiles, mais qui n'en fait pas moins chaque jour des miracles. Il est vrai que nous sommes les derniers de l'Europe à profiter de ce bienfait, et que le peuple ne dit plus: «tu m'ennuies, laisse-moi tranquille,» mais «tu me vaccines.» Cela n'empêche pas la maladie préservatrice de faire des progrès. Les savants s'en réjouissent, les plaisants s'en amusent, tout le monde est content.
»Et comment ne le serait-on pas sous ce règne de gloire et de prospérité? L'armée est triomphante, le peuple libre, le commerce riche, les arts florissants, la noblesse en repos, la bourgeoisie en valeur, et la paix générale vient encore mêler ses douceurs à ces dons du ciel et de la volonté d'un grand homme. En vérité, il faut être voué au démon de l'opposition pour s'acharner, comme certains de vos amis, à flétrir les intentions et les moyens qui nous ont conduits à de semblables résultats; ils n'ont donc aucun souvenir, ces beaux parleurs pour médire ainsi du présent qui nous rend l'ordre, la gloire et les plaisirs!
»Oui, les plaisirs; et ce qui vous étonnera autant que moi, les mêmes que nous avions à Versailles. J'ai été invité dernièrement par madame Bonaparte à un spectacle de la Malmaison. Je n'avais assisté à aucune comédie d'amateurs depuis la représentation donnée au Petit-Trianon, en 1786. On y joua le Barbier de Séville. La reine faisait Rosine; le comte d'Artois, Figaro; le comte de Vaudreuil, Almaviva; le prince Estherazy, Bartholo; la comédie fut suivie du Tableau parlant, opéra-comique de Grétry, que lui-même était venu faire répéter à la troupe royale. La reine avait choisi le rôle d'Isabelle, madame de la Rochelambert celui de Colombine, le comte d'Artois jouait fort bien celui de Léandre, et Garat chantait Pierrot d'une manière ravissante; sa belle voix, son talent et son titre de directeur des concerts de la reine lui valaient l'honneur de chanter avec elle. La belle comtesse de Guiche et la comtesse de Polignac faisaient aussi partie de la troupe de Trianon, et c'est à leur protection que je dus d'être admis à ces soirées dramatiques qui n'avaient d'ordinaire qu'un public fort restreint, composé de la famille royale et des personnes attachées à la maison des princes. Le nom des principaux acteurs ajoutait beaucoup à l'intérêt de la pièce. D'ailleurs, on sait toujours bon gré aux grands seigneurs d'aimer l'esprit, les arts, et aux souverains de les protéger. Qui aurait jamais prévu que ces plaisirs élégants serviraient de prétexte à la rage populaire? Qui aurait dit, en voyant cette belle Marie-Antoinette, si spirituelle, si gracieuse dans les scènes avec Figaro, si naturelle, si piquante dans son charmant dépit avec son vieux tuteur, que cette femme douée de tous les agréments qui plaisent le plus aux Français, que cette belle chevelure dorée, que ce cou d'albâtre seraient bientôt… mais ne rappelons pas ces horreurs.
»Je devais garder de cette représentation royale un souvenir ineffaçable. Il me suivit dans la petite salle de la Malmaison, et lorsque, assis au parterre près de la loge du premier consul, le rideau s'est levé et que j'ai vu paraître Bourrienne en Bartholo et l'aimable Hortense en Rosine, je n'ai pu retenir un cri de surprise dont il m'a fallu donner l'explication. Cela a amené des comparaisons qui n'ont paru choquer personne.
»Je ne m'attendais pas à voir le même ouvrage joué par deux cours si différentes. Le talent dramatique d'Eugène Beauharnais et celui de sa soeur dépassent de beaucoup ceux des amateurs. Cela s'explique par les leçons qu'ils reçoivent de Talma et de Michaud à chaque nouvelle pièce que l'on monte. La mise en scène est admirable. Isabey, le fameux peintre en est chargé; il joue, de plus, les comiques à merveille. Enfin, chacun s'emploie de son mieux à ces représentations, ce qui vous prouve assez combien elles amusent le maître.
»On jouait après le Barbier les Projets de Mariage, d'Alexandre Duval. En voyant Bonaparte rire de si bon coeur à cette jolie comédie, on a cru un moment qu'il ferait grâce à l'auteur et lèverait l'interdit lancé contre son Édouard en Écosse; mais la politique a des rigueurs à nulle autre pareilles, et l'on ne peut blâmer la prudence qui évite les batailles du parterre, car c'est par le scandale des applications, par les cris des spectateurs en délire que la révolution a commencé, et qu'elle recommencerait, si on la laissait faire: tout le monde n'est pas de cet avis, à en juger par mon frère; il crie à la tyrannie, parce qu'on n'a pas permis à son ami Dup… de parodier, dans son opéra de l'Antichambre, le costume, le langage, jusqu'aux gestes habituels des chefs du gouvernement. Les particuliers se coupaient la gorge, autrefois, pour de semblables plaisanteries: je ne vois pas pourquoi on les tolérerait davantage aujourd'hui.
»Cette lettre vous sera remise par un homme qui se vante de vous devoir la vie, et dont la reconnaissance serait sans borne, si vous vouliez bien le permettre. Il a sagement pensé qu'il valait mieux être l'aide de camp d'un brave général français, que l'élégant inutile des salons de nos émigrés. Sa famille qui le blâme aujourd'hui, en sera fière dans trois ans; je réponds de son avenir, puisqu'en l'arrachant à ses assassins, vous lui avez donné le droit de vous aimer. Accueillez-le charitablement comme porteur de mon bavardage et de toutes les tendresses de ma vieille amitié.»
LETTRE DU VICOMTE DE SÉGUR A MADAME DELMER.
«Vous vous plaisez donc bien à Londres, chère madame, puisque vous y restez, lorsque rien ne s'oppose à votre retour ici, que la police veut bien laisser les honnêtes gens tranquilles, et reporter ses tendres soins sur la canaille. Combien je vous envie la possibilité de vivre ailleurs qu'à Paris! Quant à moi, le tumulte, les menaces, la prison, la guillotine, les massacres, jusqu'aux corvées de la garde nationale, rien n'a pu m'en dégoûter. Je l'aime avec tous ses défauts: son bruit, sa boue, sa badauderie; c'est pour moi une de ces maîtresses de mauvaise compagnie, qu'on n'estime pas et qu'on ne peut quitter. Cependant elle est aujourd'hui livrée à de nouvelles amours qui ne laissent aucune illusion sur sa fidélité; après s'être prostituée aux bonnets rouges, elle s'abandonne aux épaulettes, en attendant qu'elle revienne aux traitants et aux courtisans qui gouvernaient sous l'ancien régime. Ce sont des adorations, des acclamations sans fin; on dirait que les du Guesclin, les Condé, les Turenne n'ont jamais existé, qu'il ne s'est pas gagné une seule bataille avant celle de Marengo, et que les Français ne savaient pas porter l'épée avant qu'un petit Corse leur eût appris à s'en servir. Certes, il la manie fort bien, et s'il voulait s'en tenir là je serais un de ses plus ardents prôneurs. Mais il tranche du César, et si on n'y prend garde il ira droit au Néron. Déjà il ne marche plus que suivi de sa garde prétorienne, il a ses préfets de palais, ses officiers de service et une foule d'esclaves volontaires qui se disputent l'honneur de lui obéir; sa femme a des dames pour l'accompagner, et l'on a eu soin de les choisir parmi celles qui auraient pu exercer la même profession chez la feue reine.
»Les moeurs de cette nouvelle cour rappellent beaucoup celles des Romains sous l'Empire. Tout y cède à l'ambition, à l'amour des plaisirs; on n'y est point arrêté par les vieux préjugés, par les vaines considérations qui entravaient jadis les projets, les désirs coupables; on a tout simplifié. Par exemple, un homme en place aime la fille de sa femme; quoi de plus naturel? Il a besoin d'un héritier, il s'en fait un. La mère ne peut s'avouer; il faut lui assurer un sort honnête; on la fait épouser à son frère!
»On a quelques rivaux dont la gloire importune: on les fait assassiner ou juger, ce qui se ressemble beaucoup. Le mari trompé d'avance prend mal la plaisanterie: on a recours à une matrone chargée de faire les éducations des filles de la nouvelle cour, après avoir habillé l'ancienne, pour se procurer une jeune personne en plein rapport, et capable de perpétuer une famille régnante. L'épreuve réussit, et tout fait espérer dans l'avenir une guerre de bâtards digne de l'héroïsme paternel. On invente des crimes à ses amis; on fait du faste pour nos parvenus; de la religion pour les dévotes de notre faubourg; de la philosophie pour les patriotes; de l'étiquette pour les vieux courtisans; de l'égalité en paroles, de l'absolutisme en actions, et comme tout cela est recouvert d'uniformes brillants, de drapeaux de toutes les nations, et qu'en France on aime par-dessus tout les sabreurs heureux, Dieu sait où s'arrêtera leur char de victoire?… Il a bien franchi le mont Saint-Bernard, il ira sans peine des Tuileries au château de Versailles. Tout l'annonce, et je m'attends à voir renaître les sottises qui ont servi de prétexte aux massacres de la Révolution. Oui, croyez-moi, tout va ressusciter, sauf les victimes.
»Nous voici déjà revenus au Te Deum; la déesse de la Raison a laissé faire tant de folies qu'on l'a destituée: après avoir essayé de plusieurs cultes de fantaisie, on a reconnu que le bon Dieu était encore ce qu'il y avait de plus convenable à adorer, et notre vieille cathédrale a rouvert ses portes aux fidèles.
»Toutes nos autorités militaires et civiles jusqu'au ci-devant prêtre qui mène les affaires étrangères, jusqu'au ci-devant bénédictin qui invente des conspirations pour se donner le plaisir d'arrêter les conspirateurs, étaient convoqués à cet acte solennel dont la paix est l'occasion et l'ambition le vrai motif. N'est-ce pas ainsi qu'on faisait dans l'ancien régime?
»Vous pensez bien que ce retour à la religion n'est pas du goût de tout le monde, le général Augereau et le général Lannes ne se gênent pas pour fulminer à la houzarde contre ce qu'ils appellent les capucinades du grand vainqueur. Il a fallu un ordre pour les empêcher de descendre de voiture, lorsqu'ils se sont aperçus qu'on les conduisait à la messe, et l'on prétend que l'un d'eux est en pleine disgrâce, pour avoir répondu au maître qui lui demandait comment il avait trouvé la cérémonie:
»—Très-belle, mon général, il n'y manquait qu'un million d'hommes qui se sont fait tuer pour détruire ce que nous rétablissons.
»Le Parisien, facile à divertir, s'est fort amusé de voir un cardinal, envoyé par le saint-père, causer familièrement avec notre plénipotentiaire, avec cet abbé vendéen qui, faute de mieux, célébrait la messe sur un autel composé de cadavres républicains. Le peuple faisait tout haut de grosses plaisanteries sur la belle tenue des calotins, qui, par suite du pillage des églises, étaient habillés à neuf. Le retour des oraisons dominicales lui donnait l'espoir de rentrer bientôt dans son ancien calendrier, et de pouvoir célébrer la fête de Saint-Louis ou de la Sainte-Vierge, au lieu de celle de l'oignon ou du navet. Mais ce qui donnait beaucoup à penser, c'était le costume théâtral des héros de la cérémonie; ces habits écarlates avec des palmes d'or sur toutes les coutures, ce manteau espagnol, cette ceinture chevaleresque, ce chapeau à la Henri IV, dont le panache aux trois couleurs rappelait seul la république, faisaient naître de certaines idées qui pourraient bien se réaliser, en dépit des éloquents Brutus du Tribunat.
»Là ou règne la force, l'esprit n'a rien à faire, et chaque jour nous en donne une nouvelle preuve. Madame de Staël qui croyait, à bon droit, le sien irrésistible, a été cruellement détrompée l'autre soir. C'était au bal donné par l'ancien évêque d'Autun, en réjouissance de la paix et du triomphe de la sainte Église. La baronne a un fond d'enthousiasme qui devait nécessairement s'appliquer à la gloire du Petit Caporal. Aussi, après l'avoir entrepris de conversation, après lui avoir prouvé dans un langage brillant qu'il était le plus grand homme du monde, a-t-elle cru pouvoir hasarder une question sur la femme de ces temps modernes qui excitait le plus l'admiration du héros patriote.
»—Celle qui a fait le plus d'enfants, a-t-il répondu en lui tournant le dos.
»L'auteur de Delphine avait espéré mieux, et son enthousiasme s'est changé subitement en haine, ce qui nous vaut de ravissantes épigrammes sur ce qui se fait et se dit journellement de ridicule aux Tuileries et à la Malmaison. Décidément nos beaux esprits n'y seront plus admis, et nos auteurs dramatiques n'y seront pas mieux traités que les écrivains et les orateurs.
»On vient d'arrêter par ordre les représentations d'Édouard en Écosse. L'intérêt de la pièce en a causé la perte, le talent d'Alexandre Duval, le crédit de mademoiselle Contat, les prières de madame Bonaparte, tout a échoué contre la volonté d'un guerrier qui n'a peur de rien, si ce n'est des explications du parterre français.
»Il arrive encore pis à mon ami Emmanuel Du… On vient de l'exiler pour le plus innocent des opéras-comiques, ayant pour titre l'Antichambre[3], et pour tort, celui de représenter plusieurs fripons de laquais singeant leurs maîtres d'une manière tellement vraie que de grands personnages ont cru s'y reconnaître. C'est bien humble, direz-vous; mais c'est ainsi. Je devrais avoir ma part de cette disgrâce, car je suis coupable de quelques mauvais couplets de ce pauvre opéra, qui ne me semblait pas avoir jamais rien à démêler avec la politique et la police. Je dois, sans doute, cet excès d'indulgence de la part du sultan, à mon fils qui se bat dans son armée, et à mon frère qui se ferait tuer pour lui être agréable. Je ne partage ni le dévouement de l'un ni l'aveuglement de l'autre; mais je respecte toutes les illusions, celles de la gloire comme celles de la vanité.
[Note 3: Il a été donné depuis avec grand succès sous le titre de Picaros et Diegos.]
»A propos de vanité, la Harpe continue ses homélies académiques. Il cache son vieux bonnet rouge sous un capuchon monacal, dans l'espoir de faire oublier ses discours par ses sermons, ses chansons par ses cantiques, et ses rendez-vous grivois avec la célèbre gouvernante par la pénitence de lire mutuellement leurs ouvrages. Voici un quatrain improvisé en rêve, à la dernière séance du lycée républicain, par un des endormis du professeur:
On disait autrefois proverbialement,
Pour exprimer l'ennui, bâiller comme une carpe;
Mais aujourd'hui l'on dit universellement:
Bâiller comme un lycée aux sermons de la Harpe.
»Je n'ai pas la prétention de vous donner des nouvelles d'Adolphe de Rheinfeld. Vous lisez ses discours, ils vous en apprennent assez sur ce qu'il pense et ce qu'il vaut. Mais ce que vous ne pouvez savoir, c'est l'immense succès qu'ils obtiennent près de tout ce qui reste en France d'esprits supérieurs et de caractères indépendants. Ses ennemis prétendent que madame de Seldorf est au moins pour moitié dans tout ce qu'il dit de beau à la tribune. Cette calomnie donne raison à M. de Talleyrand, qui veut qu'un homme d'esprit n'aime jamais qu'une femme bête. Il est certain qu'on ne soupçonnera point madame Gr… de complicité dans les bons mots qu'il dit.
»C'est le jeune Lucien de la Menneraye qui se charge de vous remettre cette lettre. Sa qualité d'aide de camp, envoyé en mission près de notre ambassadeur à Londres, lui permet de cacher ce griffonnage sous ses dépêches diplomatiques. C'en est encore un de plus qui passe à l'ennemi. On comptera bientôt les gentilshommes non servants. Je me félicite d'être assez vieux pour échapper à cette fièvre de gloire, qui, ainsi que toutes les maladies, nous laissera plus faibles qu'avant. Ils lèvent les épaules en m'écoutant, ceux à qui je dis cela; ils me traitent de ganache, et pourtant vous verrez, vous qui êtes jeune, que la ganache avait raison.
»Ne montrez ces caquets à personne, pas même à l'aimable Ellénore. Sa gravité les prendrait mal; elle m'appelle le plus courageux des hommes frivoles, en imitation de ce bon de L… que madame de Staël appelle le plus gras des hommes sensibles. J'ai le tort, je l'avoue, de voir les choses comme les gens sous leur aspect comique; autrement on passerait sa vie à pleurer. Le fond de tout est si triste, qu'il faut bien rire de la forme. Mes sentiments n'en sont pas moins vifs et profonds, vous le savez mieux que personne, vous qui vous moquez si souvent de ma vieille tendresse.»
XXXII
Avec quelle joie Lucien de la Menneraye s'était vu choisi par MM. de Ségur pour être leur messager! comme il leur jura dans toute la bonne foi de son âme de se faire tuer plutôt que de se laisser prendre leurs lettres; avec quelle facilité il engagea son honneur, pour affirmer qu'il les remettrait lui-même à leur adresse! Et que son coeur battait lorsqu'il revit Ellénore! Entraîné par sa reconnaissance, il se précipita à ses genoux et couvrit ses mains de baisers, sans être intimidé par la présence du prince de P… de madame Delmer et de lord B… qui le regardaient, en souriant de cette singulière entrée.
—Pardon, dit-il, mais toutes mes adorations ne sauraient m'acquitter.
Je lui dois tant!
Et Lucien allait poursuivre le récit des obligations qu'il avait à Ellénore, lorsqu'elle s'empressa de l'interrompre, en lui faisant compliment sur son uniforme et sur la manière dont il le portait.
—Vous l'aviez ordonné, reprit-il, je ne pouvais plus servir que dans la grande armée; je tâcherai d'en être un des meilleurs officiers. Il est si facile de se distinguer quand on a pour but de vous plaire, de vous entendre dire, après quelque action d'éclat: Je ne me repens pas de lui avoir sauvé la vie.
Il fallut qu'Ellénore eût recours à toute son autorité pour empêcher Lucien de continuer sur ce ton. Sans paraître offensée des déclarations naïves, des expressions passionnées du jeune aide de camp, elle crut plus sage et de meilleur goût de le traiter comme un enfant.
—Je ne doute pas des prodiges qui doivent naître d'une reconnaissance si passionnée, dit en riant Ellénore; j'y compte même pour votre gloire et pour la mienne; mais comme tout le monde ne saurait partager notre confiance et notre vif intérêt sur ce point, je vous engage à n'en pas ennuyer mes amis. Parlez-leur de cette belle France, si longtemps livrée aux jacobins; dites-leur ce qu'on doit conclure des avis contraires qui nous parviennent et nous montrent les mêmes événements sous des aspects si différents, qu'il est impossible de découvrir le vrai à travers tant d'admiration ou tant d'ironie.
—Le vrai? rien que cela? reprit gaiement Lucien; vous n'en demandez pas davantage? Comme si le vrai d'un parti était celui d'un autre. On passe sa vie entre tous ces vrais sans savoir celui qu'il faut croire. Mon grand-père dit que Bonaparte n'en a pas pour six mois à commander en France; mon général lui assure des siècles de puissance absolue pour lui et ses descendants. Le vicomte de Cas… l'oracle des émigrés récalcitrants, leur prédit que le vainqueur de Marengo, sans cesse exposé aux machines infernales des Vendéens ou aux poignards des terroristes, succombera inévitablement à de tels ennemis. Aux yeux des royalistes, c'est un usurpateur; à ceux des républicains, un tyran; des bourgeois, un libérateur; des soldats, un dieu armé pour la gloire de la France. Faites-vous donc une juste opinion sur lui à travers tant d'arrêts contradictoires; mais qu'importe ce qu'on doit penser des gens et des choses, lorsqu'on n'y peut rien changer. Le mieux est de les accepter sans chercher à les comprendre; de fixer les regards sur un seul point afin de n'être point offusqué par les objets désagréables semés çà et là dans l'existence révolutionnaire; que ce soit pour la royauté, ou pour la liberté, il y a toujours du plaisir à se battre pour un grand général.
—C'est fort bien, dit le prince de P…; mais lorsqu'il signe sa paix avec tout le monde, il ne vous laisse plus que l'honneur de lui faire votre cour.
—Ah! je ne m'effraie pas de son repos; il aime trop la poudre à canon pour s'amuser longtemps des douceurs de la paix. Quand j'entends ses promesses, ses beaux discours sur sa résolution de maintenir la bonne intelligence entre l'Europe et nous, il me semble que je fais le serment de ne plus adorer celle…
—Grâce au ciel, les destins de la France ne dépendent pas d'une tête aussi folle que la vôtre, interrompit Ellénore, impatientée de voir Lucien tout ramener à son idée fixe. Répondez à nos questions sur ce qui se passe à Paris sans y mêler vos commentaires.
—Est-il vrai que les actrices du Vaudeville profitent des pièces en l'honneur de la paix, pour chanter le rétablissement du culte? demanda le prince de P…
—Oui, mon prince, Mimi chante avec un sourire gracieux et un désintéressement tout particulier des couplets dont voici le refrain:
Notre bonheur est accompli
Voilà le culte rétabli.
On récite dans tous les lycées des vers sur cette grande restauration. Les dévots se réjouissent, les philosophes font la grimace; l'un d'eux prétendait l'autre jour que le curé et le vicaire de sa paroisse disaient de lui:
Puisqu'il ne croit qu'en Dieu, c'est sans doute un athée[4].
[Note 4: Raboteau. Les Partis, pièce de vers lue au lycée de Paris.]
Les éternels frondeurs disent que le Petit Caporal ne pouvant plus se livrer aux plaisirs de la guerre, s'amuse à jouer à la chapelle; ils voient déjà l'inquisition régner dans notre pays et les auto-da-fé remplacer la guillotine. Chacun juge les événements d'après ses intérêts, ses préjugés. Ma mère pleure de joie lorsqu'elle lit mon nom dans le Moniteur à propos d'une victoire; mon grand-père dit que je me déshonore en servant l'usurpateur. Je suis accablé tour à tour de félicitations, d'injures, sans m'enorgueillir ni m'offenser des unes ni des autres, car ma destinée, un mot d'elle en a disposé, ajouta Lucien en montrant Ellénore. Je n'en ai plus la responsabilité; vivre pour justifier sa charité, sa protection, consacrer la vie que je lui dois à lui faire honneur, à lui obéir, à…
—Eh bien, taisez-vous, interrompit brusquement Ellénore, ne revenez pas sans cesse sur une idée qui m'importune, et dont mes amis se moquent avec raison, ou je ne vous recevrai plus.
—C'est montrer trop de sévérité, dit madame Delmer; les sentiments exprimés tout haut ne méritent pas tant de colère.
—Ah! vous croyez que ceux qui débordent du coeur ne le remplissent pas, reprit Lucien avec dépit; c'est bien récompenser ma confiance.
—Je crois que vous êtes fort aimable, fort épris, fort imprudent, et que c'est vous rendre service que de vous engager à mieux dissimuler vos opinions, vos impressions et vos passions; sans compter que les aveux à visage découvert sont embarrassants pour ceux qui les écoutent comme pour celle qui les reçoit, et que c'est risquer de déplaire.
—Ah! merci mille fois de m'éclairer sur ce tort; je n'y retomberai plus, je vous jure! Lui déplaire! grand Dieu! mieux vaudrait mourir!
—Belle conversion, ma foi! dit le prince; allons, répondez-nous sans commentaires, autrement votre rondeau sentimental reviendra sans cesse. Est-il vrai que votre mère, après avoir caché et nourri, dans un coin de votre château, le vieux curé de votre village, l'a réinstallé dans sa petite église, à la grande satisfaction de ses paroissiens?
—Certainement, et ce fut un beau jour que celui où il leur dit de nouveau la messe; la plupart d'entre eux l'avaient cru guillotiné, et sa résurrection leur a paru un coup du sort. Cela a été partout de même: car si les moines avaient laissé de mauvais souvenirs, les curés de campagne étaient regardés comme autant de providences par leurs ouailles, et leur retour a fait bénir le premier consul.
—Vraiment, il faut bien qu'il s'occupe à quelque chose; il n'en fait pas moins pour le profane. Les théâtres l'intéressent encore plus que l'Église. Il vient, dit-on, d'appeler Paësiello à Paris pour y faire la musique d'un opéra, comme si Chérubini, Méhul et tant d'autres n'étaient pas ici!
—Il sait ce que produit la rivalité.
—C'est sans doute pour désespérer Houdon qu'il vient de faire venir le célèbre Canova à Saint-Cloud?
—Non; c'est pour faire son buste. Je l'ai vu commencer, et c'est admirable.
—Fort bien. Il s'élève à lui-même des statues, reprit le prince avec ironie.
—Nous lui en éviterons la peine.
—Porte-t-on toujours des résilles? demanda madame Delmer.
—L'amour du grec s'apaise un peu, la tunique fait place à la robe et je connais de jolies femmes qui reprennent les corsets. Les artistes s'en plaignent, mais tout le monde ne s'en plaint pas.
—Et les cravates de vos incroyables, sont-elles toujours ridicules?
—Qu'appelez-vous ridicules? N'est-ce pas l'exagération à la mode? Croyez-vous cet énorme chapeau qui vous fait une tête hors de toute proportion avec votre belle taille, moins étrange que ce drap de mousseline dont nos élégants entourent leurs cols et dont les pointes aiguës menacent tous les yeux?
—Point de commentaires, ils vous sont interdits; parlez-nous de ce qui fait aujourd'hui le sujet des conversations de Paris, grands événements à part, dit Ellénore.
—Ah! vous voulez des caquets! Eh bien, le spirituel, le charmant M. de
M… s'est séparé de sa femme.
—De la duchesse de F…, de cette enchanteresse dont la beauté, l'esprit et la gaieté auraient séduit un saint?
—Oui, mais un aimable mauvais sujet est plus difficile à captiver.
—Je ne suis pas surprise de cette rupture, dit madame Delmer. En s'enfermant pendant deux grandes années dans leur amour sans se permettre la moindre distraction, ils ont épuisé jusqu'à leur dernier battement de coeur. Que vont-ils faire à présent de ce tombeau élevé de leurs propres mains à l'unique enfant né de cette courte union, à ce marbre funéraire qui attriste le jardin de notre amie madame de C… Avec des caractères et des sentiments légers, on devrait éviter l'épigramme du monument!
—Ils vont se consoler chacun de leur côté, dit le prince; ils ne sont pas si dupes que de s'ennuyer et se regretter. La société y gagnera; ils dépensaient leur esprit entre eux deux, ils le dissiperont avec tout le monde.
—Et l'ouvrage de notre gentilhomme breton fait-il quelque bruit?
—Il fait fureur. Attaqué par les philosophes, vanté par les sages, défendu par les femmes, et lu par tout le monde, il a placé subitement M. de Chateaubriand au sommet de notre littérature. Les académiciens lui reprochent sa poésie; les hypocrites, son éloquence passionnée; les sots ou les envieux lui font un crime de chacune de ses beautés; ce qui n'empêche pas le vrai public, celui qui fait les réputations, de l'admirer avec enthousiasme. Pourtant, si j'osais risquer un petit commentaire, je dirais qu'il est cruel pour des pauvres adorateurs de se voir tout à coup sacrifiés à l'amour extatique inspiré par le talent d'un auteur improvisé. Il n'est pas aujourd'hui un mari, pas un amant qui n'ait raison d'être jaloux de l'auteur d'Atala, et il n'est pas de gloire que la sienne n'importune.
—Je m'en réjouis, dit Ellénore; car je suis fière de son amitié et de mon innocente complicité dans ses succès.
—Vous le voyez! reprit Lucien avec impatience, il n'est indifférent à aucune jolie femme. Il n'en est pas une qui ne mette avant tous les plaisirs celui de le lire ou de causer avec lui.
—Je fais bien pis, dit en souriant Ellénore; je lui prépare de nouveaux triomphes.
—Comment cela?
—En lui rapportant dans mes chiffons les manuscrits qu'il a laissés ici chez son éditeur, et qui doivent compléter son grand ouvrage sur le Génie du christianisme. Nous avons pensé qu'on n'irait pas les chercher là.
—Et si la police les saisit, s'il se trouve parmi tant de pages chrétiennes quelque chapitre trop royaliste on vous emprisonnera; mais cette idée vous charme, dit Lucien avec dépit; souffrir pour le poëte de Dieu! quel honneur!
—C'est notre travers à nous autres femmes, d'aimer à nous compromettre pour le talent persécuté.
—Eh bien, l'on vous ménage plus d'un plaisir, reprit M. de la Menneraye, car on parle de la destitution et même de l'exil de plusieurs tribuns récalcitrants à la tête desquels est M. de Rheinfeld.
A ces mots, Ellénore rougit, et n'entendit plus rien de la conversation qui s'établit sur la vaine opposition de nos plus grands orateurs, sur le pouvoir illimité de Bonaparte, sur cette éloquence dénigrante, soupçonneuse qui faisait dire à la marquise de Coigny «à force de taquiner ce brave Bonaparte, ils en feront un tyran malgré lui.»
Le même nom qui venait de plonger Ellénore dans une si profonde rêverie, l'en sortit tout à coup.
—Heureusement pour M. de Rheinfeld, reprit Lucien, le voilà obligé de s'absenter de Paris quelque temps et de faire trêve à ses discours pour se consacrer tout entier à consoler l'illustre veuve.
—Quoi! M. de Seldorf?
—Est mort subitement dans une auberge en venant rejoindre sa femme au château de L… C'est un coup de sang qui rend madame de Seldorf libre et M. de Rheinfeld esclave, car l'obstacle détruit, il lui faudra subir plus de bonheur qu'il n'en veut.
—Au fait, cet excellent baron ne les contrariait pas, et j'ai dans l'idée qu'Adolphe le regrette de tout son coeur, dit madame Delmer. Puis prenant pitié du trouble d'Ellénore, elle congédia les visiteurs sous un prétexte, et laissa son amie livrée sans contrainte à toutes les réflexions, les suppositions que cette dernière nouvelle devait faire naître.
XXXIII
Une lettre d'Adolphe à madame Delmer arriva à propos pour calmer l'esprit d'Ellénore. Il avait trouvé plus convenable d'instruire la première de son prochain départ pour le château de L…, et des soins que réclamait de son amitié le deuil de madame de Seldorf. En faisant passer cet avis par un tiers, il avait obéi à un de ces scrupules de conscience si impérieux dans toutes les fausses positions.
Ellénore l'aurait blâmé d'en agir autrement envers une personne dont il avait reçu tant de preuves d'intérêt; et pourtant, l'idée des soins qu'il donnait à la baronne lui était si désagréable, qu'elle cherchait sincèrement à s'en affranchir; mais, que peut la volonté d'esprit contre la faiblesse du coeur?
Ellénore sentit si bien la nécessité de combattre la sienne, même après s'être flattée de la gouverner, qu'elle désirait parfois être moins insensible à l'amour de Lucien, à cette passion si franche, que rien ne décourageait, et dont le monde devait bientôt l'obliger à faire le sacrifice. La vie retirée qu'elle mena pendant tout l'hiver à Londres fut bientôt calomniée; on l'expliqua par le plaisir qu'elle avait de recevoir tous les jours M. de la Menneraye. C'était un avantage qu'il partageait avec plusieurs graves amis de madame Mansley; mais on se garda bien de parler de ceux-ci. D'ailleurs, n'était-il pas le plus aimable, et partant le plus aimé! Ces méchants bruits parvinrent aux oreilles de M. de Savernon; il adressa quelques reproches timides auxquels Ellénore trouva plus simple de répondre par son retour en France.
Le chagrin de se séparer de son enfant lui parut une justification suffisante: et puis, s'il faut l'avouer, elle éprouvait un véritable soulagement à se voir soupçonner à faux.
Lorsqu'elle revint à Paris, avec madame Delmer, la paix touchait à sa fin. Le consulat à vie, l'institution de la Légion d'honneur, le rappel des émigrés, les préparatifs de guerre occupaient tous les esprits. Les frondeurs ne tarissaient pas en épigrammes, en bons mots sur les décrets de la prétendue république, sur la toute puissance du dictateur. Insensible à ce que son génie inventait pour la gloire, pour le bonheur de la France, ils épiaient ses fautes pour les dénoncer, et les exagérer aux yeux de la nation; ils lui créaient des difficultés à vaincre dans ses projets d'améliorations, et le forçaient, par leur opposition constante, harcelante, à redoubler d'autorité pour se défendre.
—Avant de les poignarder, disait M. Daru, ce sont les Brutus qui font les Césars.
En effet, la mauvaise humeur du petit nombre de républicains échappés à la guillotine n'a pas peu contribué à changer la toge consulaire en manteau impérial.
Parmi tant d'édifices écroulés sous la Révolution et relevés par le Consulat, ce qui frappa le plus Ellénore, ce fut la résurrection complète de la société parisienne, avec ses lois, avec ses usages, ses préjugés et ses ridicules; sauf quelques exceptions en faveur des parvenus dont la fortune était un droit à toutes les places et à tous les salons, on commençait à discuter les titres à la considération, au plus ou moins d'égards, de déférence. Les rangs se reprenaient tacitement. La hiérarchie militaire semblait autoriser celle de l'ancienne noblesse, et le vieux bon ton exerçait une action despotique dans toutes les sociétés qui visaient à l'élégance.
Chaque salon avait son oracle de l'ancien régime, son duc de Lauzun. C'est lui qui, du fond de sa pauvreté, dirigeait le luxe des nouveaux enrichis; qui leur apprenait la simplicité recherchée, l'indifférence apparente pour tous les grands intérêts; la bonne grâce dans l'égoïsme; la politesse dédaigneuse; enfin, le savoir-vivre, dont l'ignorance attirait aux puissances du jour tant d'épigrammes offensantes et de couplets moqueurs.
La prétention au retour des ci-devant usages devait naturellement ramener les abus de cet ancien code de galanterie si favorable aux fantaisies, aux aventures amoureuses, et si rigoureux pour les grandes passions.
La cour de madame Bonaparte, composée primitivement de quatre femmes très-estimables, s'augmentait chaque jour par de nouvelles présentations qui provoquaient de singuliers débats sur la conduite des femmes, ambitieuses de se montrer au cercle des Tuileries. D'abord celles dont les maris étaient utiles au premier consul, soit à l'armée, soit au conseil, étaient reçues de droit et malgré tout. On rachetait cet excès d'indulgence par une sévérité souvent injuste, et même burlesque, surtout lorsque l'on comparait les inconséquences reprochées aux femmes exclues, avec les torts si graves des femmes admises.
Quand la pruderie, prenant un faux air de vertu, parvient à faire discuter dans le monde les intérêts de la morale, chacun prend leur parti: il faut être si pur pour oser parler contre, pour braver les quolibets méchants en défendant une pauvre égarée, une innocente victime de la corruption, de la trahison des hommes!
Ellénore ne resta pas longtemps sans s'apercevoir du changement qui s'était opéré dans la société pendant son absence; elle avait reçu de la sienne un accueil fort gracieux; mais à travers les démonstrations les plus polies, les plus amicales, elle avait deviné une sorte d'embarras dont elle n'osait s'avouer la cause. En effet, ses amies, dont le dévouement pour elle était le même, tourmentées de l'idée de ne pouvoir faire partager l'estime qu'elles lui portaient aux personnes qui la jugeaient d'après les bruits répandus sur son compte, cherchaient à ne pas la mettre en contact avec ses détracteurs. L'impossibilité de ramener leur opinion à plus de justice donnait à chaque maîtresse de maison où se trouvait Ellénore la crainte trop fondée de voir arriver quelque parente, ou amie, ou simple connaissance, dont la pruderie se trahirait par quelques procédés humiliants pour madame Mansley. Il naissait de ce bon sentiment une contrainte visible qui empoisonnait le charme de toutes ses relations.
Madame Talma seule conservait avec Ellénore ce parler franc, dénué de toute arrière-pensée, qui semblait se continuer comme pour mieux faire sentir la retenue qui gênait les autres conversations. La position de madame Talma expliquait cette différence. Les femmes de bonne compagnie qui venaient chez elle avaient d'avance sacrifié les susceptibilités d'une austérité sévère aux charmes d'un esprit ravissant, à l'estime d'un caractère noble, et souvent à la reconnaissance d'un éminent bienfait. D'ailleurs, l'âge de l'aimable Julie, les hommages que n'avaient cessé de lui rendre toutes les illustrations du siècle, et qui faisaient de son salon le rendez-vous des célébrités de l'ancien et du nouveau régime, justifiaient l'oubli des erreurs de sa jeunesse. Mais la beauté d'Ellénore était présente, on ne pouvait lui faire grâce; et comme on s'avoue rarement les véritables motifs qui portent à traiter froidement une personne dont on avait accepté la situation, sa société libérale lui reprocha ses relations avec les royalistes, et ceux-ci allèrent jusqu'à lui faire un crime de sa reconnaissance envers la société républicaine à laquelle elle devait sa liberté et celle de ses amis.
Dès que la paix fut rompue, les événements se succédèrent avec rapidité, et le gouvernement prit une attitude d'autant plus imposante qu'il se servait de tous les pouvoirs pour assurer le sien. Le clergé se vit tout à coup en crédit dans la personne de l'évêque de Malines et dans celle du cardinal de Belloy, archevêque de Paris. Cette mesure, d'une politique savante, avait rappelé un grand nombre de familles émigrées. Le service divin était rétabli dans toute sa pompe et aux jours fixés par l'ancien calendrier. Le nouveau avait disparu avec les décades et le titre de citoyen, auquel Bonaparte avait substitué celui de monsieur dans sa lettre aux cardinaux, archevêques et évêques de France. Ce retour à la dévotion et aux anciens usages, tourné en dérision par les frères d'armes du premier consul, ne s'effectuait qu'avec timidité. Les prêtres eux-mêmes, encore terrifiés par le souvenir des traitements barbares qu'ils avaient eu tant de peine à éviter, confessaient en secret leurs pénitents, et dissimulaient par-dessus tout l'influence qu'ils exerçaient toujours dans la plupart des anciennes familles. Ellénore en eut un exemple frappant.
A mesure que la société se reconstituait et faisait passer ses différents membres par le scrutin de l'opinion, Ellénore, ayant chaque jour plus à s'en plaindre, s'en tenait éloignée le plus possible, et prolongeait son séjour à la campagne fort au delà de la belle saison.
Un matin, qu'elle s'abandonnait, solitaire, à ses tristes rêveries, on vint lui annoncer la visite de deux soeurs de charité qui, bien que dans un costume bourgeois, étaient munies de toutes les attestations des chefs de leur ordre, et d'une lettre du curé de Saint-Sulpice. Pensant qu'il s'agissait de quelques pieuses aumônes, madame Mansley s'empressa de les faire entrer et de les encourager dans leur mission par l'accueil le plus affectueux. A peine assise, la plus âgée des deux soeurs lui remit un billet, en lui expliquant comment, n'ayant pas grande confiance dans les messagers de campagne, M. le curé les avait chargées de sa commission, et du soin d'insister beaucoup près de madame Mansley, pour la déterminer à se rendre à sa prière. Ellénore lut:
«Madame, une personne qui pense que vous la devinerez, vous prie instamment de vous rendre demain, mardi soir, pendant le salut, à Saint-Sulpice. Le bedeau sera à la porte, et vous conduira, à la vue de cette lettre, dans la petite chapelle où vous êtes attendue, pour rendre le repos à une âme que le Seigneur a daigné rappeler à lui.
«Soyez bénie, etc., etc.
«V. M., curé de Saint-Sulpice.»
Ellénore, ne comprenant pas ce mystère, questionna les soeurs, mais sans pouvoir en tirer aucun éclaircissement. Elles ignoraient elles-mêmes qui la réclamait; elles savaient seulement que M. le curé attachant la plus haute importance à cette démarche de la part de madame Mansley, leur avait enjoint de l'obtenir au nom de Dieu.
—Je ne saurais me faire une idée, dit-elle, mes chères soeurs, de ce que M. le curé de Saint-Sulpice peut attendre d'important d'une humble pécheresse telle que moi; j'ai peur qu'il n'y ait quelque erreur… d'adresse.
—Oh! non, madame; voici l'itinéraire écrit par M. le curé lui-même, et que notre cocher de remise a suivi exactement.
—Montrez-le-moi, reprit Ellénore, espérant reconnaître l'écriture. Mais c'était celle du curé. Enfin, ajouta-t-elle avec embarras, ne pourriez-vous me donner quelque indice sur l'âge… la… condition de la personne qui veut me voir?…
Elle n'osait en demander davantage, et c'eût été inutile; soit ignorance ou discrétion, les soeurs ne dirent pas un mot qui pût diriger ses conjectures; elles la laissèrent dans un vague douloureux, car les gens accoutumés à des malheurs qu'ils ne devaient pas prévoir, ne croient plus aux surprises agréables. Il lui était défendu de chercher à s'éclairer par des informations, l'entrevue de la chapelle devant rester secrète.
C'est un fardeau très-lourd que celui d'une pensée inquiétante dont on ne peut parler. Ellénore attendait ce jour-là quelques personnes à dîner, entre autres madame Delmer, à qui elle aurait voulu confier ses suppositions, les plus raisonnables du moins; car pour celles où se trouvait le nom d'Adolphe, à peine osait-elle se les avouer à elle-même.
Enfin, le moment de se rendre à Saint-Sulpice arrivé, Ellénore, vêtue d'une robe noire et son voile baissé, entre dans l'église. Saisie d'une émotion invincible, elle s'agenouille pour demander à Dieu de la protéger, de la guider surtout dans ce qu'on attend d'elle en cette circonstance mystérieuse. En se relevant, elle voit le bedeau s'approcher d'elle.
—Madame n'a-t-elle pas une lettre à me montrer? demande-t-il à voix basse.
—Ah! je l'oubliais, répondit Ellénore, et elle suivit le bedeau jusqu'à la grille du choeur; là, il la pria d'attendre un instant, et il entra dans la chapelle érigée à la Vierge, et où se trouve un confessionnal.
Il y a dans l'aspect imposant d'un temple, dans le silence, le recueillement qui l'habitent, un secours contre toutes les agitations. Ellénore en ressentit bientôt l'effet, et, confiante dans la bonté divine, elle pensa qu'elle n'était appelée dans la maison du Seigneur que pour une bonne action.
On venait d'entonner les cantiques qui suivent le salut; l'orgue y mêlait ses accords harmonieux. Les cierges nombreux qui éclairaient le centre de l'église rendaient encore plus obscures les parties restées dans l'ombre. Le bedeau ouvrit une grille à hauteur d'appui qui servait de clôture à la chapelle, puis il fit signe à madame Mansley de s'asseoir et retourna vers la porte de l'église.
Lorsque les yeux d'Ellénore furent accoutumés à l'espèce de crépuscule que répandait sur les objets environnants une lampe sépulcrale suspendue à la voûte, elle aperçut la taille et le bas de la robe d'une femme agenouillée dans le confessionnal. Le son d'une voix grave, mais comprimée, bourdonnait à travers les chants aigus qui faisaient retentir l'église entière. La crainte d'entendre sans le vouloir quelques-uns de ces mots que proférait cette voix sévère, et peut-être aussi le trouble qui l'empêchait de rester en place, engagèrent Ellénore à s'éloigner du confessionnal. A peine se fut-elle levée pour aller de l'autre côté de l'autel, qu'elle se sentit arrêtée par deux mains tremblantes, et qu'une femme se jeta à ses genoux en s'écriant:
—Pardon, pardon, mademoiselle; je vous ai fait bien du mal; je m'en accuse, je m'en repens; aurez-vous la cruauté de me refuser ce pardon, sans lequel je ne puis obtenir celui du ciel.
—Vous, à mes pieds, madame, se peut-il? disait Ellénore en relevant la duchesse de Montévreux.
—Oui, la religion le veut, et la reconnaissance aussi, car je viens d'apprendre à l'instant que ma liberté, ma fortune, mon fils, c'est à vous que je les dois; aussi n'hésité-je pas à m'humilier devant vous.
—C'est inutile, madame, je ne me souviens plus que de vos bontés pour mon enfance.
—Non, vous voulez en vain m'adoucir la pénitence; M. le curé l'a exigé. C'est à ce prix seulement qu'il m'accordera son absolution, et vous disposez en ce moment de mon repos dans ce monde et dans l'autre.
Ellénore, déjà vivement émue par la présence inattendue et la démarche de la duchesse de Montévreux en cherchait l'explication dans son discours pieux, et s'étonnait d'une conversion si prompte. Le curé la voyant hésiter à répondre, crut qu'elle se refusait à la prière de la duchesse, et sortit du confessionnal pour venir affirmer le sincère repentir de madame de Montévreux.
—Je suis garant de ses regrets, de sa piété, ajouta-t-il. Mais, à votre tour, madame, ne soyez pas sans miséricorde. Imitez Dieu dans sa clémence, pour qu'il vous pardonne aussi. Nous sommes tous pécheurs!
—Ah! madame la duchesse, avez-vous pu douter de mon bonheur à retrouver votre bienveillance, à quelque prix que ce fût? dit Ellénore en tendant la main à madame de Montévreux.
—Que le Seigneur vous récompense pour le poids dont vous allégez ma conscience, pour l'extinction de ce remords qui me fermait les portes du ciel; car depuis que la lumière céleste est descendue en moi, depuis que, punie par les vanités du monde de tous les péchés qu'elles m'avaient fait commettre, je m'étais consacrée à remplir exactement tous les devoirs de ma religion, vous étiez le seul obstacle à mon salut. Grâce à vous, je mourrai tranquille.
En parlant ainsi, la duchesse portait la main d'Ellénore à ses lèvres, et celle-ci s'efforçait de retirer sa main.
—Non, disait la duchesse en la retenant, il faut m'humilier, la religion l'ordonne.
—Ah! mon Dieu, seriez-vous malade! s'écria Ellénore, sans penser à ce que cette exclamation pouvait dire.
—Non, reprit la duchesse, frappée de l'effroi qu'inspirait sa conversion, vous croyez qu'un tel repentir ne peut venir qu'avec la mort? Détrompez-vous. J'espère vous prouver longtemps encore que le bonheur de prier Dieu est le premier de tous, et le rétablissement de l'église le premier de nos devoirs. Dieu ne nous a laissé survivre à tant d'horreurs, d'impiétés, que pour aider à relever ses autels, que pour seconder les serviteurs de son culte. Le mérite de le rendre à son ancienne splendeur peut seul nous absoudre du crime de l'avoir laissé profaner. Unissez-vous à nous pour accomplir cette oeuvre divine, revenez à Dieu, Ellénore, renoncez aux vaines joies de ce monde, que vous avez déjà payées par tant de malheurs, et qui vous conduiront peut-être au remords, à la dégradation; abjurez tous les amours qui font souffrir pour le seul qui remplisse l'âme d'une éternelle béatitude. Croyez en ma ferveur, soyez toute à Dieu.
—Oui, je vous le jure, je m'y consacrerai tout entière dès que j'en serai digne, dit Ellénore d'un ton solennel; mais quand il en sera temps, la divinité, qui lit dans mon coeur, le guidera vers elle. Adieu, priez pour moi.
Ellénore sortit de l'église aussi troublée qu'elle y était entrée, mais par des idées bien différentes: pénétrée d'admiration pour le sentiment religieux qui avait triomphé de l'orgueil de la duchesse de Montévreux, elle se demandait si ce retour au bien était dû à l'effroi de l'enfer ou à l'attrait de la vertu? si c'était l'oeuvre des prêtres ou du repentir? ce qu'elle pouvait espérer en sa faveur d'une conversion si prononcée? Et la réflexion l'amena bientôt à conclure que madame de Montévreux, ne pouvant plus être coquette venait de se faire dévote, ce qui n'empêche pas toujours de rester fière et prude.
XXXIV
La fin de l'hiver étant devenue fort rude, les amis d'Ellénore la supplièrent de revenir à Paris par pitié pour le froid qui les gelait en allant la voir. Elle ne pouvait leur faire un plus grand sacrifice; car la société, devenant chaque jour plus sévère pour elle, lui inspirait un vrai désir de la fuir; et s'il faut l'avouer, la certitude de n'y pas rencontrer Adolphe dépeuplait à ses yeux les plus agréables salons de Paris.
Cependant, à peine la sut-on de retour en ville que tous ceux qui la connaissaient s'empressèrent de la visiter, les uns par un véritable intérêt, les autres par pure oisiveté.
Le retour de la guerre changeait la position des émigrés, rentrés en grand nombre pendant le peu de temps qu'avait duré la paix. Tant que tous les gouvernements étrangers acceptaient le sien, Bonaparte voyait la cause des Bourbons sans appui, et les émigrés sans moyen de les remettre sur le trône. L'Angleterre reprenant les armes contre la France, devait chercher à l'inquiéter de toutes manières, et lui créer des conspirateurs dans tous les partis. La conjuration de Georges Cadoudal ne laissa aucun doute au premier consul sur le sort que lui réservaient les royalistes: leurs projets d'assassinat bien prouvés, il se crut le droit de sévir contre de tels ennemis; malheureusement, trompé par de faux rapports, il enveloppa dans sa vengeance un innocent dont la mort a été le plus grand chagrin de la vie de Napoléon.
Rien ne saurait donner une idée des agitations de la société de Paris à cette époque. Le besoin de s'amuser, de profiter des avantages d'un gouvernement fort, éclairé, et surtout très-généreux pour ceux qui s'attachaient à lui, avait déjà conduit au cercle des Tuileries un grand nombre des habitués de Versailles; de vieux colonels royaux s'y trouvaient à côté de nos soldats parvenus, et la grande coquette du salon de madame Bonaparte aurait pu l'être de celui de la reine. Tous ceux qui portaient une épaulette regardaient en pitié ce qu'ils appelaient les pékins de la cour consulaire, et les anciens gentilhommes riaient des manières grotesques de plusieurs de ces courtisans guerriers. Au milieu de ces contrastes, et comme pour les faire mieux ressortir, on voyait des groupes de républicains pervertis ou convertis, selon qu'ils étaient jugés par le public ou le premier consul. Ceux-là étaient pour la plupart des gens de talent qui auraient préféré un gouvernement libéral à un état despotique, mais chez qui la crainte de vivre sans emploi, sans succès, sans fortune, faisait taire l'opinion. A la tête de cette troupe d'apostats politiques marchaient quelques terroristes, dont on oubliait les exploits sanguinaires, en voyant leurs victimes paraître ne pas s'en souvenir. C'était un conflit d'ambitions actives, de vanités renaissantes, de haines sourdes, de camaraderie ostensible, de malveillance et de flatterie envers le pouvoir qui amenait chaque jour quelque scène piquante. On avait gardé de la Révolution le goût de discuter sur les mesures du gouvernement; on parlait très-haut et très-mal des projets ambitieux de Bonaparte; sa police ne le lui laissait pas ignorer et se croyant placé entre la nécessité de sévir ou de succomber, il se décida pour la sévérité. Moreau, compromis dans la conspiration de Georges et de Pichegru, fut arrêté. On ne vit dans celle mesure qu'un acte de rivalité belliqueuse. Les propos du public à cette occasion devaient exciter la colère du premier consul. Il eut la faiblesse d'y céder.
Les gens d'esprit qu'il employait, et dont il était à la fois la terreur et la dupe, avaient deviné dès longtemps le but de ses efforts, et ne s'inquiétaient que de la route à lui faire prendre pour y arriver. L'important pour eux était de ne pas être sacrifiés à un traité quelconque. Connaissant l'étendue du génie de Napoléon et combien il lui serait facile de se passer d'eux, combien chaque jour ajoutant à sa gloire, diminuait de leur crédit et relâchait les liens que la Révolution avait formés entre eux, ils en rêvaient d'autres. Ceux de l'amitié, de la supériorité, de la confraternité étant impossibles, ils eurent recours à ceux de la complicité. Le plus fin de tous, se rappelait le mot du duc de L… parlant d'un aimable roué de la vieille cour:
«C'est un ami charmant, je l'aime de tout mon coeur; mais nous ne sommes vraiment liés que par nos mauvaises actions.» Il pensa qu'en effet c'était s'assurer à jamais la protection de Bonaparte, que de l'aider dans une injustice sanglante, dans un de ces coups de parti qui ne permettent plus de conciliation, et qui attachent pour toujours les valets qui l'ont conseillé au maître qui l'a laissé faire.
M. de Savernon entra un matin chez Ellénore en disant:
—Je vous devais ma rentrée en France, la fin d'un exil insupportable, et je vous rendais grâce chaque jour d'un si grand bienfait. Eh bien, il faut y renoncer. Il n'est plus possible de vivre ici pour être témoin des horreurs qui s'y commettent. Ce Robespierre à cheval en veut décidément au trône de Louis XIV, et se propose d'exterminer tous ceux qui y ont des droits légitimes. Il vient de faire enlever le duc d'Enghien, au moment où vivant modestement hors de France, à Altenheim, il repoussait avec horreur la proposition qui lui avait été faite de soudoyer un assassin du premier consul; au moment où perdant tout espoir de voir les Bourbons recouvrer le pouvoir, il se consolait dans l'amour des malheurs de sa famille.
—Le duc d'Enghien arrêté, s'écria Ellénore, et sous quel prétexte?
—Comme complice de Pichegru: mensonge atroce et suffisamment prouvé par la tranquillité du prince à attendre les gendarmes de Bonaparte, lorsqu'il lui aurait été si facile de s'enfuir à la nouvelle de l'arrestation de ses soi-disant complices. Mais ce bruit, répandu pour contenter la populace, n'abuse personne. Le prince est à Vincennes, où, pour s'en débarrasser plus vite, on va le soumettre à un conseil de guerre. Après lui viendront tous ceux qui étaient attachés aux Bourbons par leurs places, leurs intérêts, leurs sentiments, et ce sera une nouvelle terreur, coiffée d'un bonnet de grenadier au lieu d'un bonnet rouge. Il faut partir pendant qu'on le peut encore, avant que les fusillades aient remplacé la guillotine.
—Ah! mon Dieu! dit en entrant le comte de Ségur, qui peut te donner de semblables idées?
—Ce qui se passe, et ce qu'on doit attendre d'un homme que la rage de régner portera aux plus barbares excès contre tout ce qui lui fera obstacle. Ce qu'il tente aujourd'hui vous dit assez ce qu'il accomplira demain. Partons, vous dis-je!
—Émigrer de nouveau! Mais rappelez-vous donc les ennuis de cette vie d'exil et tout ce que vous avez risqué pour revoir ce pays que vous voulez quitter, dit Ellénore.
—Vraiment, je ne le fais pas par caprice; mais je ne saurais me taire sur les horreurs que je vois, ni échapper à l'espionnage des ilotes du dictateur; admirez comment il traite les gens qu'il suppose ne pas l'aimer, car il va tuer ce malheureux prince uniquement pour servir d'exemple à ceux qui osent discuter ses droits au trône.
—Le tuer! répéta M. de Ségur; ah! je crois que vous allez au delà de la volonté du premier consul. Des personnes qui l'approchent de très-près m'ont affirmé que l'arrestation du prince, dont l'illégalité frappe tout le monde, n'a été ordonnée que pour faire peur aux émigrés rassemblés à Altenheim, et que le mauvais effet de ce coup d'état ayant déjà éclairé Bonaparte, il est probable qu'on se bornera à renvoyer le duc d'Enghien en Allemagne, sous le serment de ne jamais porter les armes contre la France. Mais voilà un homme qui en sait plus que nous là-dessus, puisqu'il a un ami ministre, ajouta le comte en voyant arriver le chevalier de Panat.
—Ah! mon ami ministre ne sait rien de ce qui se fait sur terre; il est bien assez occupé vraiment de nos ennemis maritimes, répond le chevalier. Mais je viens de rencontrer sur le boulevard un célèbre votant que je ne veux pas vous nommer, et dont la figure enjouée m'a causé un certain effroi. Ce n'est pas que le pauvre homme ait la moindre animosité contre le prisonnier de Vincennes; mais quand on a voté la mort de Louis XVI et qu'on se l'entend souvent reprocher, on n'est pas fâché de voir le héros du jour tomber dans la même faute dont on vous fait un crime, et j'ai cru lire la sentence de l'héritier du grand Condé dans l'air niaisement satisfait de ce ci-devant républicain.
—Heureusement, tous ceux qui sont appelés à juger le prince n'ont pas le même intérêt que votre monsieur à justifier son vote par un arrêt infâme, dit le comte.
—Tous, non; mais il en est qui peuvent compter double et dont l'influence est d'autant plus à redouter qu'ils se sont rendus nécessaires au premier consul. Ce sont des flatteurs haineux toujours ravis des défauts et des torts du maître, et partant toujours prêts à les encourager.
—Quoi! vous pensez qu'un homme monté si haut par le seul fait de sa gloire, irait la ternir volontairement pour le bon plaisir de ses conseillers et pour leur donner une garantie sanglante de sa religion révolutionnaire?
—J'en ai peur, dit le chevalier.
—Et moi j'en suis sûr, dit M. de Savernon, c'est pour cela que je m'expatrie une seconde fois.
Ellénore paraissait si malheureuse de la résolution de M. de Savernon que ses amis se réunirent pour engager le marquis à attendre l'événement avant de prendre un parti. Il était tellement exaspéré, qu'Ellénore ne mêla point ses instances aux leurs, tant elle craignait de le voir victime de son indignation trop éloquente.
—Au fait, reprit-il, autant se faire tuer ici qu'aller mourir d'ennui et de honte là-bas! Pourquoi ceux qui sont nés comme nous et qui pensent comme moi, n'iraient-ils pas demander à ce Bonaparte d'épargner un Bourbon?
Chacun se récria sur la témérité et l'inutilité de cette démarche.
—Eh bien, moi qui le hais, j'en pense mieux que vous, continua M. de Savernon, car je le crois capable d'être sensible à une action noble et courageuse. Qui sait? peut-être n'attend-il qu'une sollicitation de la part des émigrés qu'il a laissés rentrer, qu'une démonstration qui atteste l'innocence du duc d'Enghien pour le mettre en liberté. Avec son million d'hommes armés et prêts à tout saccager pour lui plaire, il est bien assez fort pour nous accorder cette faveur.
—Sans doute; mais ne nous pressons pas de la demander, dit le chevalier; Cambacérès est, dit-on, de notre avis. On prétend même qu'après un long plaidoyer dans l'intérêt du prince, on lui a répondu: «Vous êtes donc devenu bien avare du sang des Bourbons?» Il est sur que si celui-là plaide pour le duc, il y en aura bien d'autres. Espérons dans la bonté de la cause, et puis aussi dans le caractère du premier consul; c'est un homme de génie qui blâme avant tout le mal inutile; d'ailleurs, il déteste trop les jacobins pour vouloir les imiter.
Ce raisonnement parut plausible, et l'on attendit le lendemain avec plus d'espoir que de crainte; mais quelle stupeur frappa ce lendemain, tout Paris, à la nouvelle de l'assassinat juridique qui avait eu lieu dans la nuit! Quelle leçon dans le morne silence de cette ville! dans ces personnes consternées qui s'abordaient en levant les yeux au ciel, se serraient la main et se séparaient aussitôt pour éviter de se dénoncer par la moindre plainte; ordinairement dans les crimes de parti, les victimes seules font pitié; mais dans cette circonstance, les bourreaux étaient si malheureux de leurs succès, si honteux de leur obéissance, qu'ils n'avaient pas la force de dissimuler le poids qui les oppressait; tout le monde désirait savoir les détails de cet horrible drame, et personne n'osait les demander. L'étonnement, le regret, la terreur, semblaient avoir éteint toutes les voix.
Pour la première fois, Ellénore ne déplorait pas l'absence d'Adolphe; car il n'aurait pu taire son indignation, et Dieu sait comment on l'en aurait puni. Redoutant pour elle et ses amis l'impossibilité de modérer l'impression qui les dominait, et ce qui pouvait résulter d'une indiscrétion, Ellénore avait prétexté un grand mal de tête pour s'enfermer chez elle. Madame Delmer, qui avait aussi de fortes raisons pour se soustraire à la curiosité des indifférents, qui sont très-souvent sans le savoir les complices des espions, lui fit demander de la recevoir, avec toute l'insistance qu'on met à réclamer un service important.
—Par grâce, continuez à faire défendre votre porte, ma chère amie, car si je vous demande un asile, c'est pour être sûre de ne voir que vous, dit madame Delmer, dans une agitation qui frappa Ellénore.
—O mon Dieu! auriez-vous commis quelque imprudence? seriez-vous inquiétée?
—Non, pas encore, mais je le serais bien certainement, si je m'exposais à discuter avec les bavards qui assaillent ma maison depuis ce matin; car je suis hors d'état de supporter patiemment leurs déclamations contre celui qu'ils appellent le Tibère moderne, le Corse assassin, le tyran de la France, et cela quand j'ai la conviction que ce tyran, ce monstre sanguinaire est, à l'heure qu'il est, le plus malheureux de tous les hommes qu'il gouverne.
—Je le croirais, car il vient de changer une grande admiration en haine.
—Et il ne la mérite pas.
—Quoi! vous pourriez l'absoudre de l'exécution de cette nuit?
—Et s'il ne l'avait pas voulue? Si, dupe d'un excès de zèle, ou plutôt d'un machiavélisme infernal, il était obligé de subir les conséquences d'un crime qu'il n'a point ordonné?
—Lui si fort, si puissant, aurait permis…
—Oui, qu'on outrepassât ses ordres. En se saisissant de la personne du prince, il avait voulu effrayer les émigrés rassemblés à Altenheim, et les royalistes conspirant à Paris. Entouré de complots, son bureau couvert des preuves écrites de la trahison de Moreau, des efforts de Pichegru pour le faire assassiner et remettre les Bourbons sur le trône, Bonaparte s'est livré dans son premier mouvement de colère à des menaces, à des projets de vengeance, que des gens intéressés à sa sévérité, à sa cruauté même, ont affecté de prendre au pied de la lettre, et comme personne ne savait aussi bien qu'eux que le moindre incident favorable au prince, la moindre démarche de sa part auprès du premier consul aurait suffi pour le désarmer, ils se sont bien gardé de lui faire savoir que le duc d'Enghien avait demandé plus d'une fois et avec instance à le voir. Ils savaient que satisfait dans son orgueil à la vue d'un Bourbon lui demandant la vie, il la lui accorderait; et craignant que sa générosité n'allât plus loin, ils ont hâté le supplice, pour échapper au danger de la clémence; voilà ce que vient de me dire un homme dont vous connaissez le crédit et qui arrive de la Malmaison, il était présent lorsque le colonel Savary est venu rendre compte au premier consul de l'exécution du prince, de ses dernières paroles et de la fermeté noble avec laquelle il avait subi le feu. Un geste de surprise aussitôt comprimé, une expression de colère et de douleur, des questions brèves qui semblaient faites pour se donner le temps de se remettre; voilà les seuls indices qui firent deviner ce qui se passait dans l'âme de Bonaparte.
La porte du cabinet étant mal fermée, on entendait les gémissements de madame Bonaparte et de sa fille, qui pleuraient dans un cabinet à côté, et les imprécations de M. de Caulaincourt, qui accusait tout haut les auteurs de ce complot politique d'avoir voulu le déshonorer et imprimer à la gloire du premier consul une tache ineffaçable. Dans tout ce que son désespoir lui inspirait, la pensée qu'on avait abusé d'un ordre arraché à la colère et exécuté avec la vitesse de la foudre, dans la certitude qu'une heure plus tard il était révoqué, revenait sans cesse, et ces reproches sanglants, ces exclamations imprudentes était une justification complète des intentions du premier consul.
»—Ah! s'écriait M. de Caulaincourt, si je n'étais sûr qu'il est en ce moment l'homme le plus malheureux de tous ceux qu'il commande, je ne resterais pas une minute de plus à son service.
—Eh bien, il a raison, ma chère, ajouta madame Delmer, car lorsque Savary et Réal furent partis, M. ***, resté un moment seul avec le premier consul, l'a vu dans un état d'autant plus violent, qu'il sentait la nécessité de le surmonter, et de ne pas laisser soupçonner qu'au faîte de la puissance, on pût se jouer de lui et le placer entre l'obligation d'accepter un crime ou une défaite. Il y va peut-être de ce trône auquel il aspire… et le mal étant fait, il se résigne à en porter le blâme; mais il n'en est pas moins digne de pitié. Voilà ce que je ne saurais dire sans m'attirer la colère de tous les gens que je connais, car l'indignation est au comble. Vous allez en juger, j'entends la voix de M. de Savernon qui insiste pour vous voir. Je ne veux pas le priver de ce plaisir, et je vous quitte.
—Non, restez plutôt pour m'aider à le calmer, dit Ellénore, à l'empêcher de se perdre par les discours les plus violents.
En parlant ainsi, elle ouvrit la porte de son cabinet, et M. de Savernon entra. L'accablement de la douleur tempérait chez lui les élans de la fureur: elle s'exhalait en injures étouffées…
—Le monstre! le Tibère! disait-il, le voilà qui commence ses véritables exploits; c'est pour arriver là qu'il passait par la gloire… Et nous attendrions ici, tranquillement, qu'après avoir fusillé les chefs, il égorge les serviteurs? Non, la Révolution était moins redoutable. La folie d'un peuple cède au génie d'un homme; mais la cruauté d'un homme s'augmente par le succès; et je vous prédis le retour d'un règne d'un Louis XI.
Madame Delmer combattit cette opinion avec douceur et fermeté; elle se permit aussi des prédictions que le temps a réalisées, mais que M. de Savernon accueillit comme autant de rêves insensés. Ce qu'il dit d'injurieux pour le premier consul, à propos du funeste événement du jour, était l'écho de tout Paris. Les jacobins eux-mêmes, en se réjouissant beaucoup de cet acte arbitraire, affectaient d'en médire, et reprochaient à ce crime de n'avoir pas pour excuse la liberté. Eh bien, dans cette désapprobation générale, on n'eut pas un instant la crainte d'une révolte, tant le pouvoir savait se faire respecter.
La terreur qui résulta de la mort du duc d'Enghien paralysa subitement la conversation. Le premier consul lui-même parla sans interlocuteur pendant trois jours, soit au conseil, soit à la Malmaison; tous ceux qui avaient une habitation à la campagne allèrent s'y réfugier. Ellénore sentit l'urgence de fermer pendant quelque temps sa maison à ses causeurs aristocratiques et politiques, puis tout se rétablit peu à peu dans l'ordre ordinaire. Bonaparte mit sur sa tête la couronne de Charlemagne; on le laissa faire. Les ambitions, les intrigues, se ranimèrent comme avant la Révolution. La nouvelle noblesse reporta sur les bourgeois toutes les impertinences qu'elle recevait de l'ancienne. La société redevint amusante, imposante et exigeante. Quand chacun s'y créait une place, il était cruel de n'en pas avoir; aussi ce chagrin fut-il d'autant plus sensible à Ellénore qu'il était de ceux dont on ne se plaint jamais.
XXXV
Les grandes agitations rendent la vie pénible, mais ne l'atteignent pas dans son principe. C'est une pensée fixe et douloureuse, un mal sans espoir dont on ne peut ni ne veut guérir, un secret brûlant qui consume l'existence. Ellénore l'éprouva bientôt. On la vit dépérir au sein du calme, entourée d'amis dévoués, spirituels; au milieu, sinon des plaisirs, au moins des biens que l'on envie; sa santé s'altéra, les médecins la déclarèrent en proie à une maladie de nerfs, nom qu'ils donnent à toutes les maladies qu'ils ne comprennent pas. Ils lui ordonnèrent d'aller prendre les eaux de Shisnach. Ces eaux, placées dans un triste hameau, emprisonné par les plus hautes montagnes de la Suisse, n'attiraient que de vrais malades; et la certitude de ne rencontrer ni agréables ni élégantes, détermina Ellénore à s'y rendre. M. de Savernon espérait l'y accompagner; mais elle lui donna de si bonnes raisons pour lui épargner les méchants propos que l'on ne manquerait pas de tenir sur sa présence aux eaux, lorsque sa santé ne pouvait lui servir de prétexte, qu'elle obtint de lui d'y aller seule, mais à la condition qu'il viendrait l'y chercher et protéger son retour.
Elle partit, presque heureuse de se savoir pour six semaines délivrée du supplice de penser d'un côté et de parler d'un autre; il lui semblait que dans le loisir qu'elle allait avoir d'analyser le sentiment qu'elle inspirait à Adolphe, celui qu'elle éprouvait pour lui, elle trouverait le parti le plus raisonnable à prendre contre sa folie. Comme si, chez les femmes, la réflexion n'était pas toujours complice de l'amour.
Pendant qu'Ellénore se perdait en rêves enchanteurs et fouillait avec avidité dans tous les trésors de l'impossible, la fidèle Rosalie, assise près d'elle au fond de la calèche, gardait un silence respectueux, et s'étonnait de voir sa maîtresse ne faire nulle attention à tout ce qui passait sur la route.
Elles avaient déjà changé plusieurs fois de chevaux et venaient d'entrer dans la forêt de Senart, lorsque l'essieu de la jolie calèche que madame Mansley avait ramenée de Londres, se rompit tout à coup et la voiture versa complétement. Heureusement c'était sur le sable des bas côtés, et la chute causa plus de peur que de mal. On était à peu de distance du relais; la voiture, liée tant bien que mal avec des cordes par Germain et le postillon, fut traînée au pas à la poste prochaine, tandis que Rosalie et sa maîtresse y arrivaient à pied.
L'ouvrier appelé pour raccommoder l'essieu et les dégâts causés par la chute de la voiture, demanda deux heures pour la réparer. Il fallut bien les lui accorder. Mais l'idée de passer tout ce temps dans une mauvaise chambre d'auberge étant insupportable à Ellénore, elle commanda un dîner pour ses gens, les laissa à la poste pour presser les ouvriers, puis prenant le livre qu'elle avait dans son sac, elle demanda à une petite fille qui se promenait, où conduisait l'allée du bois qui bordait le mur des jardins du l'auberge:
—A la fontaine du Chêne, dit l'enfant, et si madame veut ben, je vas la conduire.
Ellénore ayant accepté, la petite marcha devant elle, sans se séparer de l'énorme tartine de pain et de beurre qu'elle dévorait avec grand appétit.
—Est-ce bien loin d'ici cette fontaine!
—Oh, non, madame; c'est là où nous menons boire les vaches en revenant du bois. Nous allons y être tout d'abord.
En effet, après avoir suivi l'allée jusqu'à un carrefour, elles prirent un des sentiers qui y aboutissaient et s'enfoncèrent dans l'épaisseur d'un taillis dont les hautes branches ombrageaient une source. Là, au pied d'un chêne séculaire et riche de son luisant feuillage, était couché le tronc d'un arbre mort, qui servait de banc aux bergers et bergères dont les troupeaux venaient paître l'herbe des forêts. Ce lieu parfaitement solitaire pendant les jours et les heures du travail des paysans, parut à Ellénore un charmant cabinet de lecture; mais la douce langueur qui s'empara d'elle en s'y reposant, l'avertit qu'il était dangereux d'y rêver. Elle ouvrit son livre dans l'espoir d'y trouver des distractions à sa pensée dominante, des consolations à sa peine sans sujet. C'est une si grande leçon que le désespoir de René! que ces belles paroles, sur les âmes dégoûtées par leur siècle, effrayées par leur religion, qui «restées dans le monde sans se livrer au monde, sont devenues la proie de mille chimères! Alors, dit l'auteur, on a vu naître cette coupable mélancolie qui s'engendre au milieu des passions, lorsque ces passions sans objet se consument d'elles-mêmes dans un coeur solitaire.»
Quelle âme exaltée, quelle imagination déçue ne se retrouve pas dans la peinture de ce morne découragement. Ellénore, moitié captivée par le malheur d'Amélie, en voulait à René de l'avoir compris si tard; moitié terrifiée par les conséquences d'un amour coupable, s'appliquait les reproches du père Souci, et le profond dédain qu'il avait pour les douleurs du frère d'Amélie. Ce mépris des chagrins du monde, qui lui fait dire à René: «Étendez un peu votre regard, et vous serez bientôt convaincu que tous ces maux dont vous vous plaignez sont de purs néants…—La solitude est mauvaise à qui n'y vit pas avec Dieu. Elle redouble les puissances de l'âme en même temps qu'elle leur ôte tout sujet pour s'exercer.»
O triste vérité! pensa Ellénore. Mais comment se priver volontairement de l'unique consolation accordée au malheur sans espoir! de ce charme d'être seule avec sa pensée, d'en faire l'espérance qui manque, le souvenir qui plaît, l'esprit qui séduit, la voix qui trouble! Comment se refuser le plaisir d'une illusion qui vous rapproche de ce que vous aimez qui vous le montre heureux de vous revoir! Ému de votre émotion, tremblant, n'osant approcher ni vous appeler de peur de vous tuer de joie.
Et en se parlant ainsi, Ellénore, palpitante, égarée passait sa main sur ses yeux, comme pour se débarrasser d'un prestige. Vain effort!… l'image dont elle a peur reste là, immobile. Elle veut se lever pour la fuir: le tremblement de tous ses membres l'empêche de faire un pas. Un cri expire sur sa bouche glacée d'effroi: elle est prête à retomber, lorsque deux bras viennent à son secours, lorsqu'elle se sent presser sur le coeur d'Adolphe.
—Ellénore! Ellénore! s'écrie-t-il; c'est moi! Ne tremblez pas ainsi. Vous souriez! vous pleurez!… Oh! que je suis heureux du mal que je vous fais!
—Je n'ai plus ma raison… Se peut-il!…
—Oui! Le ciel, touché de ce que j'ai souffert loin de vous, a voulu m'en rapprocher par un miracle.
—Comment?… Qui vous a conduit ici?
—Dieu lui-même, vous dis-je. Je venais du château de L…, on m'arrête ici près pour changer de chevaux. Je reconnais Germain sur la porte… Il m'apprend l'accident qui vous est arrivé, l'endroit où vous êtes, et j'accours vous y joindre.
—Parlez!… Oh! oui, parlez!… J'en crois mieux votre voix que mes yeux.
—C'est ma joie… c'est mon adoration qu'il faut croire! Ah! quel autre qu'Adolphe sera jamais plus fou du seul bonheur de vous aimer?
Et, dans son transport, Adolphe couvrait de baisers les belles mains d'Ellénore, qui sans songer à les retirer portait sur lui un regard inquiet facile à comprendre.
—A quoi bon vous reprocher mon amour, en redouter les témoignages? N'avez-vous pas fait et dit tout ce qui devait le tuer s'il était mortel! Les dédains, l'injure, l'absence, vous avez tout prodigué pour le décourager, l'anéantir; eh bien, il n'en est que plus vif, plus profond, plus tenace; essayez d'autres procédés.
Un charmant sourire accompagna ces derniers mots.
—Ce que j'éprouve en ce moment vous en dit assez, reprit Ellénore. A quoi bon me réduire à vous implorer contre ma faiblesse! Ah! si vous saviez dans quel instant vous m'êtes apparu?
—Vous pensiez à moi, peut-être; vous disiez: je suis son regret, son espoir, sa vie, et c'est un amour si vrai, si dévoué, que j'immole à de vaines considérations, à un lien sans charme, sans devoir, que rien ne sanctifie, que je puis oublier sans peine et rompre sans remords. Et vous vous promettiez d'être plus raisonnable, plus juste envers moi, enfin, moins ennemie du bonheur de tous deux.
—Bien au contraire vraiment, j'évoquais votre image pour lui demander de ne plus me poursuivre; je lui adressais tous les serments d'oubli, les résolutions courageuses décidées dans la bonne foi de mon âme, et que votre présence est venue déconcerter. Jugez de ce que cette vision réalisée a dû produire sur mon esprit; je n'en puis revenir encore.
—Vous le voyez, le ciel est de mon parti, dit Adolphe enivré d'espérance; comment ne pas reconnaître sa divine protection dans le hasard qui m'amène à vos pieds, dans ce concours de circonstances qui vous livre à mon amour, ici, sous son regard brûlant, au milieu de toutes les richesses de la nature, de toutes les fleurs qu'elle fait naître, de tous les parfums qui enivrent! Ah! Dieu lui-même nous a conduits dans ce lieu enchanté pour y recevoir nos serments, pour nous ordonner d'être l'un à l'autre. Ellénore! chère Ellénore! en peux-tu douter?
—- Non, s'écrie-t-elle avec l'accent de la terreur, non, le ciel ne peut m'ordonner cette trahison. J'en mourrai… mais jamais…
—Point de blasphèmes, dit Adolphe en posant sa main sur la bouche d'Ellénore. Tu m'aimes, tu m'appartiens… Eh! pourquoi ma vie te serait-elle moins chère que le bonheur d'un autre? pourquoi les restes d'un amour éteint, d'un amour que tu n'as jamais partagé, auraient-ils la puissance d'étouffer le feu d'une passion que rien n'a pu vaincre? Est-ce le monde qui t'arrête? Ce monde, absorbé dans ses frivolités solennelles, ne lira pas dans des coeurs tels que les nôtres; nous serons heureux en dépit de lui, de ses jugements, de ses insultes; à l'abri de mon amour, ses coups ne pourront t'atteindre. Mon culte pour toi, pour ton noble caractère, lui révèleront tous les dons que le ciel t'a prodigués, et c'est en passant par mon coeur que tu regagneras ta place dans son estime.
C'était connaître la double faiblesse d'Ellénore que d'avoir recours à ce paradoxe amoureux. Mais Adolphe savait tout ce qu'elle souffrait du monde, et il cherchait à lui faire illusion sur ce qu'un nouvel attachement lui attirait de nouveaux mépris.
Ellénore, sous l'influence d'un bonheur si imprévu, portée à croire que son amour n'offensait pas le ciel, puisque tout se réunissait pour le protéger, adopta, malgré tous les efforts de sa raison, les sophismes passionnés dictés à Adolphe par un coeur en délire.
—Oh! mon Dieu! s'écria-t-elle, comment écouter de si douces paroles et garder sa raison? Comment ne pas répondre par l'aveu de tout ce que je souffre pour lui depuis le jour où une seule inflexion de sa voix est venue à jamais troubler mon existence? Oui, depuis ce jour, je n'entends plus qu'un son, je ne vois plus qu'une image, je n'ai plus qu'une pensée; tout ce qui n'est pas Adolphe n'existe plus pour moi; chacune de mes actions a pour but de le fuir ou de lui plaire. Le peu de bien que je fais, mon courage à secourir le malheur, à supporter l'injustice, mes faibles vertus, enfin, je ne les dois qu'à l'espoir d'en être louée devant lui. Il est ma honte, mon orgueil, mon désespoir, ma joie.
—Ah! s'il est vrai, dit Adolphe en serrant Ellénore sur son soin, viens… suis-moi… Allons cacher notre bonheur loin de ceux qui l'empoisonneraient, loin des envieux qui ne sauraient ni le supporter ni le comprendre; dispose de moi, de mon avenir! Qu'est-ce qu'une vie entière pour prix d'un tel moment?…
—Grâce pour ma faiblesse, dit Ellénore d'une voix étouffée, en s'échappant des bras d'Adolphe. Songez à tout ce que renferment ces paroles, au ciel qu'elles ouvrent devant moi; et sauvez-nous à tous deux le tort de soumettre notre destinée à un instant de délire. Cette fièvre, dont je tremble autant que vous, cette félicité enivrante qui rend tous les obstacles vains, tous les sacrifices possibles, je n'en veux rien obtenir, rien de ce que la raison ou l'intérêt condamne. S'il est vrai que je sois pour vous ce que vous êtes pour moi, ajouta-t-elle avec dignité, s'il est vrai que votre avenir m'appartienne, que Dieu le consacre à réparer tous les maux, à effacer toutes les injures d'un sort injuste, barbare; s'il vous a choisi parmi ses anges pour être mon protecteur, ma providence sur la terre, la réflexion, les calculs, rien ne changera votre vocation. Le serment proféré dans l'ivresse ne sera point démenti dans le calme. Votre volonté sanctifiera vos désirs, et je n'aurai pas la crainte de vous voir rougir de mon bonheur. D'ici là, souffrez que j'attende votre décision; laissez-moi partir loin de vous. Je serai à Shisnach dans cinq jours. Faites que j'y reçoive le lendemain une lettre qui presse mon retour ou qui éternise mon absence.
—Madame, madame, la calèche est raccommodée, criait la petite fille en accourant vers la fontaine.
—Et les chevaux sont attelés, dit Germain qui suivait l'enfant; faut-il dire au postillon d'attendre madame?
—Non, répondit vivement Ellénore, je pars à l'instant. Adieu, ajouta-t-elle d'un ton léger en se tournant vers Adolphe, parlez de moi à nos amis; empêchez-les de m'oublier.
Puis elle s'élança en avant de Germain, mit une pièce d'or dans la main de la petite fille qui l'avait conduite à cette fontaine de Chêne, dont le souvenir devait vivre si longtemps dans son coeur; et les claquements du fouet des postillons apprirent bientôt qu'elle s'était remise en route.
XXXVI
Étourdi par tant de sensations diverses, accablé sous le poids de sentiments qui se combattaient dans son âme, sans qu'il pût ni les dominer ni les comprendre, Adolphe resta longtemps immobile à la place où Ellénore l'avait laissé, sans pouvoir s'expliquer comment il avait pu céder aux prières, à la volonté d'une femme dont les aveux l'enivraient; comment, brûlant d'amour, fou du bonheur de se voir, de s'entendre aimer, quelques mots de cette bouche divine avaient tout à coup changé son délire en stupeur, sa joie en crainte; il se reprochait d'avoir accepté les conditions imposées par Ellénore, comme s'il avait peur d'en profiter. Les scrupules de cette âme délicate et noble avaient éveillé les siens. Son attachement pour madame de Seldorf, qu'une passion trop vive lui faisait oublier, venait de frapper à sa conscience et s'y établissait en ami importun; son exaltation n'étant plus soutenue par la présence qui la faisait naître, les difficultés de la situation lui apparurent à travers les visions de l'espoir, l'enchantement d'un amour mutuel. Il raisonnait son bonheur; c'est déjà le décolorer. Cependant il était bien décidé à lui tout immoler. Sa probité se refusait à renier les paroles qui l'enchaînaient à Ellénore. Il espérait s'être lié irrévocablement, seulement il comptait pièce à pièce ce que lui coûterait une félicité qu'il avait crue impayable. Il serait peut-être resté tout le jour absorbé dans ses réflexions, si on n'était venu l'en tirer en lui rappelant que ses chevaux l'attendaient depuis deux heures. Alors, s'emparant du livre qu'avait oublié Ellénore, il alla retrouver sa voiture.
A peine M. de Rheinfeld fut-il arrivé à Paris, que tous ses amis vinrent le complimenter sur son futur mariage, et comme il paraissait fort surpris d'un tel empressement, madame de Co… lui disait:
—Pourquoi jouer l'étonnement à propos d'un événement si prévu? En vous faisant la politesse de mourir, ce pauvre baron de Seldorf vous cédait naturellement sa femme, et, le deuil passé, vous deviez…
—Remplacer l'homme le plus ennuyeux du monde, interrompit Adolphe en riant: c'est très-flatteur, mais cela ne me fait pas l'effet d'un devoir.
—C'est bien mieux vraiment, dit Lemercier, c'est une ambition, un brevet de supériorité, un honneur; car si le premier mari d'une femme lui est ordinairement donné par le calcul ou les convenances, le second est toujours choisi par elle. La sotte le prend beau, l'avare le prend riche, la vaine le prend titré, la coquette le prend fat et crédule; la femme d'esprit seule le veut supérieur, et celui à qui madame de Seldorf fera le sacrifice de sa liberté sera mis par cela même au rang des hommes les plus spirituels et les plus aimables.
—On vous sait plus de droits qu'un autre à cet honneur-là, dit madame de Co… et le monde, ayant l'habitude de regarder comme fait ce qu'il est convenable de faire, vous félicite d'avance de l'heureux sort qui ne peut vous échapper.
—C'est par trop de zèle, reprit Adolphe; je pensais que les aristarques de salons, si impitoyables pour les sentiments romanesques, les intimités suspectes, et même les plus innocentes, respectaient encore la grande institution du mariage, et n'en médisaient qu'après la cérémonie. Je vois que rien n'est sacré pour nos moralistes de fantaisie; pourtant, ils feraient mieux d'améliorer leur destinée que d'arranger ou de déranger celle des autres.
Ces mots, dits sèchement, ne permirent pas de continuer à plaisanter Adolphe sur un sujet qu'il prenait tellement au sérieux; mais cette conversation, presqu'aussitôt interrompue qu'entamée, n'en laissa pas moins une profonde impression dans son esprit. Il considéra sous tous ses aspects la place que le monde lui assignait. Flatté dans son amour-propre, son ambition, sa gloire, il se demanda, pour la première fois, s'il était réellement libre de disposer de sa main; si elle n'appartenait pas à la femme dévouée qui s'était consacrée à lui en dépit de ses devoirs et du blâme de cette société d'élite, dont les suffrages, les applaudissements devenaient chaque jour plus nécessaires à son bonheur; s'il lui était permis, sans manquer à l'honneur, de rompre un lien que sa durée commençait à rendre respectable, et cela au moment même où ce lien pouvait être reconnu de Dieu et des hommes?
Si Adolphe avait pu avouer la véritable raison qui donnait tant de poids à ses scrupules, il se serait pris lui-même en horreur; mais qui ne s'est pas trouvé dans une de ces situations complexes où la passion, n'aveuglant qu'à moitié sur les inconvénients attachés au succès de ce qu'on désire, on accueille sans résistance les obstacles, les considérations, les moindres délicatesses qui peuvent servir de prétextes au retard, et même à l'anéantissement du projet conçu dans l'ivresse de l'événement le plus vivement attendu. Avec quel facile courage on sacrifie alors les intérêts de son coeur à ceux de son orgueil! Avec quelle bonne foi on est dupe des motifs qu'on se donne pour soumettre sa passion aux lois, aux exigences du code des salons. On pleure si sincèrement le bonheur qu'on se refuse! la femme qu'on immole à celle qu'on n'aime plus! Comment des regrets si déchirants, une douleur si amère laisseraient-ils le moindre doute sur la réalité, la profondeur de l'amour qui les cause? comment soupçonner d'un vil calcul, la résolution qui coûte de vraies larmes!
Cependant le tableau de tout ce qu'il lui fallait braver pour s'allier à une personne flétrie dans l'opinion, obsédait Adolphe en dépit de ses efforts pour en détourner sa pensée. La voix de l'expérience lui disait que les lois de la société sont plus fortes que la volonté des hommes; que les sentiments les plus impérieux se brisent contre la fatalité des circonstances et qu'on s'obstine en vain à ne consulter que son coeur; on est condamné tôt ou tard à écouter la raison. Ainsi, dominé tour à tour par le souvenir de madame de Seldorf, de ce qu'il lui devait, de ce qu'il en pouvait attendre; par l'amour que lui inspirait Ellénore, par la joie d'en être aimé, par toutes les agitations du regret et de l'espoir, Adolphe avait déjà composé dix lettres dans sa tête, sans en avoir écrit une seule ligne, tant il avait de peine à fixer ses idées. Il pensait qu'en retardant sa réponse, quelque événement viendrait la rendre plus facile, ou lui donner un moyen de l'éluder. C'est ce qui arriva.
Madame Talma, déjà gravement malade, tomba dans un état désespéré. Ne se faisant aucune illusion sur son danger, elle s'affligeait de mourir sans avoir recommandé ses enfants à sa meilleure amie; appelant Ellénore dans tous ses accès de fièvre, questionnant sans cesse Adolphe sur la possibilité du prompt retour de madame Mansley, enfin lui témoignant à toute minute ce désir des mourants auquel nulle volonté ne résiste.
Ce dernier désir d'une âme prête à s'envoler, Adolphe en le transmettant, ne pouvait y mêler un autre sentiment que celui de ses regrets. Comptant sur le coeur d'Ellénore pour apprécier sa discrétion, il s'étendit sur les détails touchants de cette mort prochaine, calme et résignée. «Je lui ai promis votre retour, écrivait-il, certain que cette espérance la ferait vivre quelques jours de plus. Puissiez-vous revenir à temps pour lui fermer les yeux, pour nous consoler tous deux en la pleurant ensemble.»
Cette lettre, renfermant une si triste nouvelle, qui pourrait peindre l'émotion d'Ellénore, lorsqu'on la lui remit, sa crainte de l'ouvrir, son pressentiment à la vue du cachet noir qu'Adolphe y avait mis comme pour préparer au chagrin qu'elle allait causer. Préférant les suppositions les plus pénibles à la réalité qu'Ellénore redoutait, elle considérait l'adresse de cette lettre et semblait vouloir en deviner le contenu au plus ou moins de fermeté dans la manière dont son nom était tracé. Plus son hésitation se prolongeait, plus sa respiration devenait difficile. L'habitude du malheur dispose à le prévoir, et c'est avec le même héroïsme qu'un brave marche à la mort, qu'Ellénore, préparée par son imagination à tout ce qui devait la désespérer, se décida enfin à lire la lettre.
—Pauvre amie! s'écria-t-elle, et un torrent de larmes s'échappa de ses yeux. Ce premier mouvement de sincère douleur accordé à l'amitié, Ellénore chercha parmi les expressions qui dépeignaient si vivement l'affliction d'Adolphe, un mot, un seul mot qui se rattachât à la décision qu'elle attendait. En vain elle cherchait à se convaincre du scrupule religieux qui empêchait Adolphe de lui parler de lui, en même temps qu'il lui écrivait pour ainsi dire sous la dictée de l'agonie. Elle approuvait sa retenue; elle reconnaissait dans l'abnégation d'un intérêt si puissant, ce respect pour la mort, ce bon goût qui se mêle, en France, aux événements les plus dramatiques. Elle se figurait Adolphe tout occupé des soins que réclamait la mourante, elle lui savait gré de lui avoir promis son retour. Elle cherchait à voir dans cette manière de disposer d'elle un commencement d'autorité conjugale. L'engager à revenir, n'était-ce pas pour lui jurer plutôt qu'il ne pouvait vivre sans elle? Eh bien, malgré tant d'espérances fondées, tant de probabilités si rassurantes, ce fut le coeur oppressé d'un poids insurmontable qu'Ellénore quitta la Suisse pour se rendre au dernier voeu de sa mourante amie.
Son séjour aux eaux avait été marqué par autant d'ennuis que de succès; plus sa beauté attirait les regards, plus on la citait, plus les femmes que son éloge importunait y mêlaient des mots injurieux sur l'éclat de ses aventures, et se promettaient de l'humilier chaque fois qu'elle tenterait de s'approcher d'elles. Mais Ellénore, ayant déjà subi l'impertinence des prudes galantes, ne s'y exposait plus, et la vie retirée qu'elle menait commençait à déconcerter les projets de séduction des uns et la méchanceté des autres, lorsque son brusque départ vint ouvrir un nouveau champ aux conjectures. On répandit le bruit qu'elle était partie pour faire courir après elle un des jeunes malades les plus élégants de la saison, à qui son admiration pour elle et sa qualité d'héritier d'un beau nom et d'une grande fortune devaient nécessairement attirer les bonnes grâces d'une femme qu'on supposait fort légère. Ainsi, dans une fausse position, on ne fait pas un mouvement qui ne blesse, pas une démarche qui n'ajoute une prévention de plus à toutes celles que la calomnie donne et que la crédulité accepte.
XXXVII
Se revoir après s'être tout dit, après s'être liés par des aveux plus que par des serments! Quel moment solennel! et combien cette solennité s'augmentait encore plus pour Ellénore et Adolphe du spectacle imposant de la mort s'emparant peu à peu d'une âme d'élite, d'un esprit supérieur; de la mort luttant avec toutes ses terreurs contre la résignation d'une douce philosophie. Nul remords, il est vrai, n'assombrissait ce front pâle, ce regard où l'esprit survivait; c'étaient les dernières lueurs d'un flambeau qui avait éclairé moins de fautes que de bonnes actions; mais nul espoir consolant, nulle vision céleste, ne voilaient à ses yeux presque éteints la profondeur de la tombe. Fière de son courage à mourir, à quitter les amis dont les pleurs inondaient sa couche funèbre, heureuse de revoir Ellénore, il semblait que madame Talma l'eût attendue pour rendre le dernier soupir. Il semblait que, confiante dans la bonté de Dieu, elle s'abandonnait, sans souci de l'éternité, au sort commun à tous les êtres. A cette époque, les prêtres, à peine rentrés dans l'exercice de leurs saintes fonctions, étaient en petit nombre à Paris, et peu de familles, encore tremblantes au souvenir des persécutions dont on accablait naguère les ministres du culte et ceux qui les protégeaient, osaient les appeler au secours des agonisants. On mourait sans prières; on ne s'endormait pas au bruit de la parole divine qui promet le ciel aux bonnes âmes, et la joie de se retrouver un jour à ceux qui ont beaucoup aimé. C'était une séparation déchirante, un adieu sans retour.
A ce cruel spectacle, Adolphe voit Ellénore pâlir et chanceler; il veut l'entraîner loin de ce lit de mort; mais au moment où, perdant connaissance, elle tombe sur le sein d'Adolphe, une main vigoureuse l'arrache de ses bras.
—On veut donc qu'elle meure là aussi? s'écria M. de Savernon en transportant Ellénore loin de cette chambre de deuil. Et il n'attend pas que les secours qu'on prodigue à Ellénore l'aient ranimée pour la mettre en voiture et la ramener chez elle.
Averti par le domestique qu'il envoyait sans cesse chez madame Talma pour s'informer de ses nouvelles, que madame Mansley s'était fait descendre, en arrivant à Paris chez son amie mourante, dans la crainte de perdre par le moindre retard la consolation de la voir encore et de lui prouver surtout son ardeur religieuse à satisfaire le dernier voeu de celle à qui elle devait tant, M. de Savernon, prévoyant l'effet de la vue de cette agonie sur Ellénore, avait vaincu toutes ses répugnances pour venir l'arracher lui-même aux angoisses d'un pareil moment. Cet acte d'un zèle éclairé, d'un intérêt touchant, révélait trop les droits de M. de Savernon à faire du despotisme, lorsqu'il s'agissait de secourir madame Mansley. Son audace à la protéger, à disposer d'elle, disait assez qu'elle était son bien et l'on devina à quel point cette déclaration tacite devait révolter l'amour et la fierté d'Adolphe.
Ellénore aussi le devinait, et trop loyale pour se conserver un dévouement qu'elle ne pouvait plus payer d'une affection sans rivale, elle prit le parti d'avouer à M. de Savernon la passion qu'elle avait combattue vainement. De violentes scènes suivirent cet aveu; il fallut toute l'autorité que ses malheurs donnaient à madame Mansley pour obtenir de M. de Savernon de ne pas aller défier ou tuer celui qu'il accusait de lui ravir son trésor sur terre.
—Encore, s'il était digne de toi ce sot républicain, disait-il dans sa colère; s'il était à la hauteur du mal qu'il me fait? Si ton bonheur devait être le prix de mon désespoir, je lui pardonnerais; mais ce que je souffre m'apprend ce qu'il te réserve. Je te vois déjà pleurant sa trahison, pleurant sur ta facilité à croire ses belles paroles, à te flatter que, prêt à recueillir les fruits de sa complaisance pour une femme qu'il n'aime plus, il te sacrifiera la fortune qu'il en attend, l'éclat que doit jeter sur lui une telle alliance, le parti qu'en peuvent tirer son esprit, son ambition, sa vanité politique? Malheureuse insensée! quoi, le souvenir de l'infâme trahison qui t'a perdue ne t'éclaire pas sur celle qui te menace? Comment ne pressens-tu pas qu'après avoir obtenu de toi la rupture qu'il te commande, le nouveau scandale qui te ferme la porte du peu de maisons qui te reçoivent, il se fera un droit du mépris qu'il t'attire pour s'éloigner de toi, pour te livrer sans appui, sans consolation, au remords d'avoir mérité les humiliations que la conscience de leur injustice t'avait fait braver jusqu'ici.
—Arrêtez!… c'est trop me punir de mon respect pour votre attachement, interrompit Ellénore, respirant à peine, effrayée par ce terrible oracle. Pourquoi me faire repentir d'avoir préféré subir la torture que vous m'infligez en ce moment au vil plaisir de vous tromper, ajouta-t-elle. Ah! s'il est vrai qu'un aveuglement incurable me pousse vers l'abîme; que le ciel m'ait condamnée malgré tout ce qu'il a mis dans mon coeur de bon, de pur, à souffrir tous les châtiments dus aux coupables, laissez-moi du moins la lueur d'espoir qui précède le supplice, prenez pitié de…
—Non… ma douleur ne me le permet pas… je ne pourrais… Mais je sais ce que votre repos, ce que l'honneur m'ordonnent, je m'y soumettrai… Adieu… Plus tard… je n'en aurais plus la force.
En achevant ces mots, M. de Savernon sortit précipitamment. Il laissa Ellénore aussi malheureuse que lui de la peine qu'elle venait de lui faire.
Elle avait prévu son emportement, le plaisir qu'il prendrait à injurier Adolphe, à lui prêter tous les torts, tous les crimes dont on accable le rival heureux, et elle s'étonnait d'éprouver la stupeur d'un coup inattendu. Au lieu du soulagement qu'elle avait espéré après un aveu si cruel, au lieu de ce contentement attaché à l'accomplissement d'un devoir pénible, elle s'étonnait d'être encore sous le poids de la crainte. En vain l'amour d'Adolphe la rassurait, en vain les échos de la fontaine du Chêne retentissaient à son coeur et lui rappelaient sans cesse les douces paroles qui l'enchaînaient pour la vie à celui qui l'aimait, une terreur secrète se mêlait à tous ses rêves.
D'abord, elle expliqua sa profonde tristesse par les regrets que lui laissait la perte de sa spirituelle amie, par le vif chagrin qu'elle ressentit en apprenant le brusque départ de M. de Savernon pour l'Espagne. Pourtant ce départ la tranquillisait sur plusieurs points; mais l'idée que le malheureux s'expatriait pour n'être pas témoin de l'amour qu'elle avait pour un autre, de l'union qui devait en résulter, lui causait un attendrissement d'autant plus douloureux qu'il s'y joignait quelques reproches personnels et un sentiment vague de l'abandon où cette séparation allait la plonger. Enfin, sa situation n'était plus incertaine. Toute délibération devenait inutile; et, comme son courage ne l'avait jamais trahie dans aucun de ses revers, Ellénore prit confiance en sa destinée. L'impossibilité d'y rien changer lui donna la force d'attendre avec calme les événements qui la fixeraient, et, ne pouvant plus rien pour son bonheur, elle s'imposa l'espérance.
Pendant ce temps que faisait, que pensait Adolphe? Oserais-je le dire? Pourra-t-on croire à tant de faiblesse dans un caractère noble, à tant de petites combinaisons dans un esprit supérieur, à tant d'inconséquences, d'hésitations dans un coeur passionné? Lui seul peut donner l'idée de lui-même.
«Il y avait dans ce besoin de me faire aimer, a-t-il écrit depuis, beaucoup de vanité, sans doute, mais il n'y avait pas uniquement de la vanité; il y en avait peut-être moins que je ne le croyais moi-même. Les sentiments de l'honneur sont confus et mélangés; ils se composent d'une foule d'impressions variées qui échappent à l'observation, et la parole toujours trop grossière et trop générale peut bien servir à les désigner, mais ne sert jamais à les définir. Presque toujours pour vivre en repos avec nous-mêmes, nous travestissons en calculs et en systèmes nos impuissances ou nos faiblesses; cela satisfait cette portion de nous qui est, pour ainsi dire, spectatrice de l'autre.—Quiconque aurait lu dans mon coeur en l'absence d'Ellénore, m'aurait pris pour un séducteur froid et peu sensible; quiconque m'eût aperçu à ses côtés eût cru reconnaître en moi un amant novice, interdit et passionné. L'on se serait également trompé dans ces deux jugements: il n'y a point d'unité complète dans l'homme, et presque jamais personne n'est tout à fait sincère ni tout à fait de mauvaise foi.»
Cette profession explique toutes les contradictions, les innocents mensonges, les perfidies involontaires dont Adolphe se rendait coupable par faiblesse, par bonté. Oui, par bonté; car l'idée d'affliger même la femme qu'il avait cessé d'aimer, lui ôtait le courage de lui dire la vérité, il ne la disait pas davantage à celle qui régnait sur son coeur. Lui avouer que son empire servait encore de refuge à une pauvre exilée, c'était s'exposer à sa colère, peut-être même à son abandon; et cet homme si brave contre tous les coups du sort, contre toutes les fureurs des hommes, devenait tremblant, lâche, à la vue des pleurs d'une femme.
Après plusieurs jours consacrés à rendre les derniers devoirs à sa vieille amie, à surveiller l'accomplissement de ses dernières volontés, Adolphe méditait sur sa conduite envers Ellénore, et se demandait s'il pouvait sans crime, s'arracher à un lien devenu respectable; si l'amour qu'il ressentait pour elle était de force à braver l'opinion et tant d'autres obstacles, lorsqu'on lui remit une lettre de madame de Seldorf.
A la nouvelle de la mort de madame Talma, elle devait s'empresser de l'en consoler par de tendres condoléances, et Adolphe ouvrit cette lettre avec l'insouciance d'un homme qui sait d'avance ce qu'elle contient. D'abord il s'étonne d'y trouver si peu de lignes, et sa surprise redouble en lisant:
«J'apprends des choses que je ne veux pas croire, et sur lesquelles vous seul pouvez me rassurer. Aussi me verrez-vous arriver à Paris peu d'heures après cette lettre.»
Adolphe lut et relut plus d'une fois ces lignes, sans s'expliquer comment le secret, qu'il croyait enseveli dans son coeur et dans celui d'Ellénore, avait pu parvenir jusqu'à la personne dont il devait le plus troubler la vie. Un soupçon défavorable à Ellénore s'éleva dans l'esprit d'Adolphe; il pensa que, dans le triomphe qu'elle se flattait à bon droit d'avoir remporté sur lui, elle avait cédé au plaisir de confier ses sentiments, ses espérances, ses projets, à un ami qui pourrait lui servir de guide dans ces graves circonstances, et l'aider surtout à ménager l'amour-propre et la jalousie de M. de Savernon. Il présuma que M. de Panat, effrayé des scènes violentes que devait amener l'aveu public de l'amour d'Adolphe et d'Ellénore, et de la double rupture qui devait s'ensuivre, avait cru bien faire en armant contre cet amour le ressentiment de ceux qu'il désespérait. Cette supposition, toute blessante qu'elle fût pour la dignité d'Ellénore, s'établit dans l'esprit d'Adolphe; il l'accusa de tout ce que le retour de madame de Seldorf allait lui faire souffrir, des justes reproches qu'il lui faudrait endurer, et finit par se dire que s'il succombait à l'indignation, au dévouement, à l'éloquence d'âme de madame de Seldorf, Ellénore n'en devait accuser qu'elle, et qu'en le livrant aux tendres injures, aux larmes d'une femme qui avait tant fait pour lui, c'était mettre son héroïsme et son inconstance à une trop grande épreuve.
XXXVIII
Il n'est pas nécessaire de confier son amour pour l'apprendre à tout le monde. Les indifférents le devinent aux efforts qu'on fait pour le cacher, et les intéressés le sentent avant de l'avoir remarqué. De là vient que chacun en parle à sa guise, sans ménagement comme sans indiscrétion. Les gens bien appris ont soin de garder le silence sur ces sortes d'intérêts devant les personnes qui peuvent s'en affliger; mais les étrangers, les étourdis que le plaisir du bavardage entraîne à mille inconséquences, sont les colporteurs ordinaires des aventures ou des conjectures dont la société s'amuse. C'est par ces derniers que madame de Seldorf avait appris le futur mariage de M. de Rheinfeld avec une certaine madame Mansley, qui n'était, disaient-ils, ni fille, ni femme, ni veuve, mais qui avait si bien manoeuvré qu'elle avait persuadé à l'homme le plus spirituel de France qu'il fallait passer par le sacrement pour arriver jusqu'à elle.
La malveillance des salons allait si loin contre la pauvre Ellénore, que la baronne ne soupçonna pas Adolphe d'une extravagance si généreuse, d'un dévouement si impardonnable; mais sachant qu'il y a toujours quelque chose de vrai dans une nouvelle fausse, et qu'il vaut mieux combattre l'infidélité de près que de loin, elle se décida aussitôt à venir au secours d'Adolphe, s'il était en péril, ou à s'affranchir de toute inquiétude, s'il était encore digne d'elle.
L'explication que venait chercher madame de Seldorf ne pouvait s'éluder, et Adolphe, toujours courageux contre l'inévitable, avait résolu de se rendre chez elle aussitôt qu'elle arriverait. Préparé à subir les injures amères d'un amour-propre blessé, il se proposait d'y répondre avec toute l'humilité et le calme d'un coupable résolu à persévérer dans son crime; et d'autant plus ferme dans sa résolution, qu'elle devait, pensait-il, n'apporter que bien peu de changement à une liaison devenue presque fraternelle. Cet attachement fondé principalement sur des rapports d'esprit, alimenté par des succès, mais attiédi par le manque d'obstacles, par la sécurité attachée à l'idée de se savoir nécessaires l'un à l'autre, avait pris un caractère si raisonnable, qu'il semblait à l'abri de tous les dépits, de tous les emportements d'une passion naissante. Adolphe ignorait le lustre dont se pare tout à coup un amour éteint, à l'idée d'une trahison, ou plutôt à la seule crainte de voir passer sous l'empire d'un autre le sujet qu'on n'aime plus. Il devait l'apprendre de madame de Seldorf.
Pour mieux se convaincre de la facilité de répondre à tout ce qu'elle allait lui dire, Adolphe se donne les airs d'une assurance à toute épreuve. Il monte légèrement l'escalier qui conduit à l'appartement de la baronne, s'informe de ses nouvelles aux gens de la maison, demande si elle a fait un bon voyage, et tout cela d'un ton à prouver sa joie de la revoir. Mais cette gaieté feinte s'abat tout à coup à l'aspect de la pâleur de madame de Seldorf, et des traces qu'a laissées sur son visage la torture d'une crainte invincible, accompagnée de réflexions douloureuses. L'idée de traiter légèrement l'intérêt qui produit un tel ravage, l'abandonne aussitôt: il reste interdit. Alors, voulant vaincre son émotion, il prend la main de madame de Seldorf pour la baiser respectueusement; elle la retire et dit:
—J'ai voulu savoir s'il était vrai qu'entraîné par un de ces caprices qu'on pardonne aux hommes lorsqu'ils ne font de mal qu'à nous, vous étiez au moment de lui sacrifier un attachement qui nous honore tous deux, que chaque jour rend plus sacré, et que vous ne pouvez rompre sans remords… Votre silence me répond assez, ajouta-t-elle d'une voix émue. Ah! c'est donc vrai! Hélas! tout en le disant je ne le croyais pas encore.
Et voyant qu'Adolphe cherchait quelques mots consolants à jeter sur sa douleur:
—Ne tentez pas de me tromper, poursuivit-elle, et ne craignez rien de mon ressentiment. Votre coeur est libre; en cessant de le captiver, j'ai perdu tous mes droits sur lui. Avant de vous enchaîner à une autre, peut-être voulez-vous savoir ce que je souffrirai, si vous me quittez; je l'ignore: il s'élève quelquefois des mouvements tumultueux dans mon âme qui sont plus forts que ma raison, et je ne serais pas coupable si de tels mouvements me rendaient l'existence tout à fait insupportable. Je sens quelquefois en moi comme une fièvre de pensées qui fait circuler mon sang plus vite. Je m'intéresse à tout, je parle avec plaisir, je jouis avec délices de l'esprit des autres, de l'intérêt qu'ils me témoignent, des merveilles de la nature, des ouvrages de l'art que l'affectation n'a pas frappés de mort. Mais, serait-il en ma puissance de vivre quand je ne vous verrai plus! C'est à vous d'en juger, Adolphe; car vous me connaissez mieux que moi-même. Je ne suis pas responsable de ce que je puis éprouver; c'est à celui qui enfonce le poignard à savoir si la blessure qu'il a faite est mortelle. Mais quand elle le serait, Adolphe, je devrais vous pardonner.
—Moi, vous inspirer de semblables pensées, s'écria M. de Rheinfeld; moi, vous faire tant de mal, non, c'est impossible. Rendez-moi plus de justice, je ne vaux pas de si nobles regrets. Et d'ailleurs, pourquoi nous affliger d'une séparation que rien ne commande; ne serai-je pas toujours votre ami, votre admirateur? les moments passés à vous applaudir, à vous adorer, s'effaceront-ils jamais de ma mémoire! Ah! ne m'accusez pas, plaignez-moi plutôt de n'avoir pu surmonter…
—Oui, je vous plains, interrompit madame de Seldorf, de vous laisser séduire par les artifices d'une femme qui ne pouvait plus tromper personne… d'une femme qui…
—Arrêtez, n'insultez pas celle à qui vous devez votre estime, celle que je vous ai entendue défendre avec raison contre la calomnie, l'envie et tous les vils sentiments dont vous êtes incapable. Ne vous joignez pas aux méchants qui la poursuivent, ou je vous fuirai comme eux.
En disant ces mots, Adolphe marcha vers la porte.
—Ah! pas encore, s'écria madame de Seldorf, se repentant d'avoir ranimé le courage d'Adolphe, en froissant chez lui un sentiment généreux. Ne m'abandonnez pas sans m'avoir rassurée sur votre avenir, sur votre bonheur! Moi seule, peut-être, sais à quels succès vous pouviez prétendre, à quelle réputation vous pouviez atteindre. Où trouverez-vous l'esprit qui vous sortait de votre indifférence, de votre paresse? la pensée active qui fécondait la vôtre, l'ambition qui s'initiait à tous vos rêves, qui vous eût aidé à les réaliser! Ah! je le sens; le jour qui va nous séparer, nous sera également funeste! et c'est ce qui rend ma peine si déchirante; car le ciel m'en est témoin, si votre gloire, votre bonheur exigeaient ce cruel sacrifice, je l'accomplirais, sans même vous laisser voir ce qu'il me coûte; mais être immolée à un sentiment dont vous rougirez bientôt, me sentir brisée par une main qui ne vous rendra jamais les biens que vous méprisez aujourd'hui, vous perdre, lorsque vous êtes l'unique pensée de mon coeur, l'inspiration de mon esprit, le mobile de toutes mes actions! Vous perdre, Adolphe! et dans quel moment encore?
Il y avait tout un avenir dans cette restriction, car le deuil de la baronne touchait à sa fin. C'est accompagnés d'un torrent de larmes que ces derniers mots avaient été prononcés. Adolphe, surpris, ému de se voir tant aimé, sans force contre le désespoir qu'il causait, ne pensait qu'à le calmer par les promesses d'un dévouement sans bornes.
—Vous le voulez, disait-il inspiré par la pitié, par la gloire d'inspirer tant d'amour à cette femme supérieure, vous le voulez, eh bien, soit! je serai perfide, infâme, je mériterai pour vous les noms les plus odieux; mais que vos larmes cessent d'inonder mon coeur; revenez à vous, revenez à moi!
En parlant ainsi, Adolphe serrait dans ses bras madame de Seldorf, qui, suffoquée par la douleur et par la joie, semblait prête à perdre connaissance.
Les esprits francs sont les plus crédules. De bonne foi dans leurs illusions, ils sont les derniers à les reconnaître. Madame de Seldorf, fière de reconquérir sa puissance sur Adolphe, ne doutait pas qu'il ne fût capable de sacrifier ses plus grands intérêts au désir de la conserver, et M. de Rheinfeld trouvait dans sa raison, dans son respect pour les convenances, pour l'opinion, l'excuse de ses torts et la consolation de ses regrets, tous deux, ravis de se tromper, ne se quittèrent qu'après s'être juré de se consacrer pour jamais au culte de leur ancien amour, de ce fantôme qui devait s'évanouir au premier souffle de l'égoïsme.
XXXIX
De retour chez lui, Adolphe, se méfiant de sa faiblesse, voulut s'ôter tout moyen d'y succomber. Soutenu dans sa résolution par l'impression qui lui était restée de la manière avec laquelle M. de Savernon s'était emparé d'Ellénore, au moment où la douleur de voir mourir son amie l'avait fait tomber mourante elle-même dans les bras d'Adolphe, il écrivit à Ellénore comment cet acte impérieux l'avait subitement éclairé sur des droits qu'il reconnaissait être plus sacrés que les siens. Fort de cette abnégation de lui-même, il fit une peinture de ce qu'elle lui coûtait d'autant plus éloquente qu'elle était vraie; jamais l'image d'Ellénore ne lui était apparue plus belle qu'en cet instant où il se résignait à la fuir; jamais la pensée de l'offenser et de l'affliger ne l'avait glacé de tant de terreur; jamais la joie d'être aimé d'elle ne l'avait plus enivré; et cependant à travers ses expressions brûlantes, ses protestations d'un amour sincère et passionné, on devinait un parti pris, un adieu définitif, un de ces arrêts de la vanité qui condamnent l'amour aux pleurs à perpétuité.
Pendant que M. de Rheinfeld composait cette lettre, et se livrait, malgré lui, au charme de peindre le sentiment qu'il espérait voir bientôt s'éteindre, comme on se plaît à faire le portrait de l'ami qu'on va perdre, Ellénore lui écrivait aussi pour lui apprendre seulement, et sans vouloir s'en faire le moindre mérite, qu'ayant été choquée autant que lui de l'acte d'autorité de M. de Savernon envers elle, et près du lit de mort de leur vieille amie, elle avait saisi cette occasion de rompre sans retour une liaison qu'elle ne pouvait continuer sans se dégrader.
«Avant de vous connaître, écrivait-elle, ce lien entre l'amour et l'amitié n'était qu'embarrassant; vous le rendriez coupable, et j'ai trop grand besoin de votre estime pour ne pas aller au-devant de ce qu'elle me commande. Point de réflexions, d'avis inutiles sur cette rupture; elle est complétée par l'absence de M. de Savernon, et quel que soit le destin qui m'attend, je suis libre… Vous riez de cette prétention, et vous avez raison… vous qui jouez avec ma chaîne.»
Ellénore affectait d'attacher peu d'importance à une détermination qui lui avait extrêmement coûté, ne voulant pas qu'Adolphe se crût engagé par ce sacrifice à lui en faire un semblable.
Les deux lettres se croisèrent.
Madame Delmer arriva chez Ellénore peu de moments après qu'on lui eut remis la lettre d'Adolphe. Etonnée de ne pas la voir se lever pour la recevoir, madame Delmer s'approche d'elle et jette un cri d'effroi en s'apercevant qu'Ellénore est inanimée, la tête renversée sur le dos de son fauteuil. A sa pâleur, à sa froideur de marbre, à sa respiration faible, convulsive, on la croirait mourante. Une lettre ouverte est sur ses genoux; madame Delmer en reconnaît l'écriture, et l'état où se trouve Ellénore lui est expliqué.
—Le malheureux! il la tuera! s'écrie-t-elle, et pourtant il l'adore!
A cette exclamation à peine entendue, Ellénore se ranime; ses yeux se fixent sur madame Delmer comme sur une apparition fantastique. Encore étourdie du coup qui l'a frappée, elle en a perdu le souvenir. Elle sourit à son amie, lui tend la main affectueusement, s'apprête à lui demander comment il se fait qu'elle ne l'a point entendue entrer, lorsque son mouvement fait tomber la fatale lettre. Alors des sanglots déchirants s'échappent de la poitrine d'Ellénore. Puis ramassant la lettre avec rage:
—Lisez, dit-elle; je n'ai plus de secret.
Et madame Delmer, émue des expressions touchantes, des regrets passionnés d'Adolphe, approuvant son respect pour l'attachement qu'Ellénore ne pouvait rompre sans ingratitude, sans s'exposer à de nouveaux blâmes, ne comprenait rien au désespoir de son amie. Elle se plaisait à lui relire les passages les plus éloquents, les plus tendres de cette lettre, en s'étonnant de les voir écoutés avec cette ironie amère qu'inspirent la ruse et le mensonge. A ses reproches d'injustice, Ellénore répondait:
—Et moi aussi j'ai cru à ses douces paroles; et moi aussi j'ai cru à son amour, à son dévouement; et lui seul sait ce qu'il a fallu de soins, de persévérance, pour vaincre la terreur dont le moindre soupçon d'être aimée de lui remplissait mon âme, pour m'amener à écouter ses aveux, ses plaintes, ses promesses: enfin pour m'enivrer de son amour au point de le partager, de lui abandonner le reste de ma vie.
—Mais qui vous empêche de le croire toujours prêt à l'accepter, à se consacrer à votre bonheur?
—Quoi! vous ne voyez pas au fond de ce lac argenté la fange dont les exhalaisons donnent la mort! Vous ne découvrez pas, à travers cet étalage splendide de générosité, ce luxe de sentiments, la misère profonde de ce coeur desséché! Ne reconnaissez-vous pas dans chacun de ces mots, disait Ellénore en arrachant la lettre des mains de madame Delmer, le regret de s'être trop engagé avec moi et l'espoir de se voir bientôt affranchi par ma fierté? Ah! ces expressions qui vous touchent sont celles d'une pitié blessante, atroce.
—Lui, vouloir vous blesser? lui s'être fait un jeu de vous plaire pour vous livrer ensuite au désespoir? Non, Adolphe en est incapable; et quel motif le porterait à une semblable infamie? Que gagnera-t-il à mettre le comble à vos malheurs?
—Vous voulez le savoir? demanda Ellénore avec une énergie fébrile; vous voulez que je déchire le voile qui le cache à tous les yeux? Eh bien, sachez que cet homme, à qui vous prêtez toutes les vertus que son esprit fait supposer, n'est qu'un philosophe sans caractère, un ambitieux sans courage, toujours partagé entre ses sentiments et ses intérêts, traître aux uns, fidèle aux autres; j'étais dans les premiers, madame de Seldorf dans les seconds. Voilà tout le mystère. Elle lui a fait entrevoir l'avenir qu'elle peut assurer à sa vanité politique et mondaine, et il a été ébloui. A ce tableau resplendissant, que pouvais-je opposer? Un amour vrai, un bonheur caché, des plaisirs sans gloire? Il n'appartient qu'aux âmes fortes de se contenter de si peu. La sienne a choisi ce qui lui convenait, je devais m'y attendre; mais ce que j'aurais eu honte de prévoir c'est son acharnement à troubler mon repos, à vaincre une résistance d'autant plus formidable qu'elle était appuyée sur de l'antipathie; sa constance à suivre mes pas, à compter tous les mouvements de mon coeur, à contraindre ma pensée à se fixer sur lui; et tout cela dans la noble intention de m'offrir en holocauste à sa divinité, de se servir de moi pour arriver à obtenir d'elle la récompense due à la peine qu'il prend depuis tant d'années de feindre l'amour qu'il n'a pas… Dites, la perfidie, l'ambition, la lâcheté peuvent-elles aller plus loin?
—Non, je ne croirais jamais que l'homme le plus désintéressé, le plus délicat, le plus loyal en amitié, soit un monstre en amour. Ah! s'il était ainsi que la colère vous le montre en ce moment, vous ne l'auriez jamais aimé!
—Eh bien, détrompez-vous; sa séduction est telle, qu'elle agit en dépit des yeux qui voient, de la raison qui juge, du pressentiment qui effraye; ses défauts, ses désagréments, sur lesquels on comptait pour maintenir sa haine, se changent en attraits. Il se moque si bien lui-même de ses vices, qu'on prend leur défense contre lui; et sans nul aveuglement, on passe de la haine à l'amour. Jugez de son pouvoir! Je le vois tel qu'il est et je l'aime encore!
—Cet excès de faiblesse, il le justifiera.
—Non, tout espoir est perdu, vous dis-je; madame de Seldorf a reconquis ses droits sur lui; c'est elle qui lui ordonne cet outrage; c'est elle qui m'en vengera. Il ne me reste plus qu'à chercher dans le calme du mépris le froid qui doit glacer mon coeur.
—Elle a raison, dit une voix mâle, qui retentit à travers les sanglots d'Ellénore; le mépris seul doit payer une telle conduite, et c'est pour l'affermir dans la résolution d'étouffer son juste ressentiment que je viens ici, malgré Germain, qui ne voulait pas me laisser entrer.
—Ah! venez m'aider à la rassurer, à justifier Adolphe, s'écria madame
Delmer.
—Je ne puis, répondit le chevalier de Panat, car personne ne sait mieux que moi les motifs qui le font agir. Madame de Seldorf ne s'est pas refusé le plaisir de me faire entendre qu'un simple mot d'elle avait triomphé du caprice de M. de Rheinfeld, et j'accourais ici dans l'espoir d'arriver à temps pour empêcher madame Mansley de sacrifier un attachement sérieux à une coquetterie misérable; mais j'apprends que M. de Savernon est parti au désespoir, et que l'éclat que je redoutais est inévitable. Eh bien, puisque le coup est porté, sauvons-la du moins de la honte de montrer sa blessure; cachons ses pleurs, le monde en rirait, et nous devons être les seuls confidents de sa faiblesse.
—Mais quel parti prendre? que faire pour la soustraire à l'influence satanique d'un homme qui, après avoir tout tenté pour l'éloigner de lui, va tout faire pour s'en rapprocher?
—Il faut s'emparer d'elle, l'emmener à la campagne avec vous, déconcerter toutes les tentatives de M. de Rheinfeld pour la voir, lui parler, lui écrire. Il faut qu'elle prenne en horreur l'amant de madame de Seldorf; il faut la rendre à son fils, à ses amis, enfin, la secourir contre elle-même.
Pendant ce conciliabule, Ellénore, anéantie sous le poids d'une douleur fixe, n'entendait rien de ce qu'on décidait à propos d'elle. Madame Delmer prit ce silence pour une approbation; elle fit appeler Rosalie, lui donna l'ordre d'apprêter les objets dont sa maîtresse pourrait avoir besoin pendant le séjour de quelques semaines à la campagne; puis, s'adressant à Ellénore avec toute l'autorité de l'amitié, elle lui persuada qu'il était de sa dignité de ne pas rester à Paris au moment où l'on y commentait ses chagrins et leur cause. Le malheur rend docile. Quand tout devient égal, on obéit sans peine.
Dès le lendemain, Ellénore était établie au château de V…, à trois lieues de Paris, chez madame Delmer, qui eut fort à faire pour se défendre aux yeux du monde, du tort d'avoir recueilli avec bonté une femme dont les aventures faisaient tant de bruit; car la célébrité de madame de Seldorf donnait beaucoup de retentissement aux moindres scènes où elle jouait un rôle.
Dès qu'Adolphe sut l'effet de sa lettre, et qu'il fut bien convaincu qu'Ellénore était à jamais perdue pour lui, il tomba dans un désespoir pareil à celui qu'il causait. Déjà plusieurs fois poussé par une force irrésistible, espérant se justifier par l'excès de sa douleur, il s'était mis en route pour aller au château de V…; puis le souvenir de madame de Seldorf, des pleurs qu'il lui avait vu répandre, la terreur de cette ironie puissante, de cet esprit implacable dont chaque trait donnait la vie ou la mort à une réputation, l'avaient arrêté dans sa marche. On aurait peine à concevoir l'effroi qu'inspirait cet esprit transcendant, aussi bon dans le calme que brillant dans ses éclairs, si de plus grands caractères que celui d'Adolphe ne s'en étaient alarmés au point de sévir despotiquement contre ses épigrammes.
Maudissant la faiblesse qui le rendait tour à tour le plus dévoué et le plus dur des hommes, s'accusant du mal qu'il avait prévu, désolé de ne pouvoir le réparer, Adolphe demandait à son esprit l'énergie qui manquait à son coeur. Mais cet esprit dont il aurait pu être si fier, lui servait à expliquer sa situation, à analyser ses sentiments, sans lui fournir aucun moyen d'accorder son ambition et son amour.
L'idée de savoir Ellénore livrée aux soins de madame Delmer avait d'abord calmé l'inquiétude d'Adolphe, elle devait trouver chez cette excellente amie tous les secours d'une affection spirituelle; de plus, il connaissait la bienveillance de madame Delmer pour lui, et il se flattait qu'elle ferait passer son indulgence dans l'âme d'Ellénore. Il s'abusait; plus la victime s'efforçait de porter dignement sa peine, plus l'espoir d'y succomber la rendait patiente, plus madame Delmer était sévère pour le bourreau.
Le salon de la marquise de Condorcet était le seul où Adolphe pût entendre parler d'Ellénore, car dans tous les autres, on s'empressait d'interrompre la conversation qui portait sur elle dès qu'il arrivait; madame de Condorcet n'ayant que du bien à dire d'elle, en laissait parler librement, et même elle se plaisait parfois à observer sur le visage d'Adolphe l'altération qui s'y peignait tout à coup au seul nom d'Ellénore.
Un soir qu'elle revenait du château de V…, où elle avait été dîner, il la surprit au moment où elle disait à ses amis:
—La pauvre femme n'a pas pour trois mois à vivre!
—De qui parlez-vous? s'écria Adolphe sans réfléchir à la brusquerie de sa question.
Madame de Condorcet craignant quelque imprudence de la part de M. de
Rheinfeld, répondit avec hésitation:
—D'une personne qui m'intéresse. Puis elle ajouta vivement: Nous vous attendions avec impatience pour savoir ce qu'il y a de vrai dans la prétendue colère du premier consul contre madame de Seldorf. On dit qu'il ne lui pardonne pas certain mot sur l'élimination qui vous a tous chassés du tribunal, continua-t-elle en s'adressant à Andrieux, à Daunou et à Maillat-Garat, qui faisaient partie de son petit cercle.
—C'est possible, répond Adolphe, sans sortir de sa préoccupation. On sait que son génie n'aime pas l'esprit. Mais revenant aussitôt à sa pensée: J'ai eu l'honneur de me présenter chez vous ce matin; on m'a dit, madame, que vous étiez à la campagne, chez madame Delmer. Vous ne l'avez pas… trouvée… malade, j'espère?
—Non, vraiment, elle a toujours son beau teint et sa vivacité; c'est elle qui m'a confirmé la nouvelle du dépit consulaire; mais il s'apaisera à la première victoire remportée sur les ennemis de la France. Car il faut rendre justice à madame de Seldorf, si elle a des mots sanglants contre la tyrannie, elle a de belles paroles pour la gloire, et celles-ci feront pardonner les autres.
—Cela n'est pas sûr, dit Andrieux, la mémoire choisit mal, elle ne garde que ce qu'il faudrait oublier.
—Oh! la bonne sentence, s'écria Garat, pour des gens qui, ainsi que nous, savent tes vers par coeur.
Une telle conversation était impossible à suivre par un esprit bourrelé de remords. Adolphe, ne pouvant contenir les sentiments qui l'agitaient, se glissa derrière madame de Condorcet et profita d'un moment où plusieurs personnes discutaient à la fois, pour lui dire d'un ton suppliant:
—C'est de madame Mansley dont vous parliez, n'est-ce pas?
A ces mots, le visage de madame de Condorcet se couvrit d'un nuage sombre. Elle leva les yeux au ciel.
Adolphe, comprenant trop bien cette réponse, en resta pétrifié; puis, retrouvant bientôt sa force avec l'espérance de faire mentir cet oracle funeste, il sortit, s'élança de nouveau sur la route qu'il avait si souvent prise et quittée, selon que l'amour ou l'intérêt guidait ses pas. Mais cette fois la sensibilité l'emportait. Poussé par l'aiguillon du remords, par l'image de cette adorable Ellénore mourante,—et mourante pour lui!—il marcha toute la nuit sans s'en apercevoir, sans se demander ce qu'il allait faire, si on le laisserait parvenir jusqu'à Ellénore, si elle consentirait à le voir.
Ce ne fut qu'en apercevant à la lueur des étoiles, la grille du château de V…, qu'Adolphe s'arrêta exténué de fatigue, dévoré d'une soif fiévreuse, couvert de poussière, et glacé par la peur de voir paraître à l'une des fenêtres du château le fantôme adoré qu'il avait eu devant les yeux pendant toute sa route.
XL
C'était à cette époque de l'automne où les nuits sont aussi longues que les jours, où les paysans, n'ayant plus de récoltes à faire, se lèvent tard, où la campagne, encore verte, est déjà triste, où l'on n'entend plus d'autre bruit que celui des feuilles qui tombent. Adolphe, averti par ce morne silence que tout le monde reposait encore au château, se résigna à attendre le réveil du concierge pour tâcher de pénétrer jusqu'aux antichambres. Là il espérait trouver un domestique ami de mademoiselle Rosalie qui le conduirait jusqu'à elle. Enfin, il lui semblait impossible que l'être le plus indifférent ne fût pas touché de ce qu'il éprouvait et ne se rendît pas à ses prières.
Le temps qu'Adolphe passa sur ce banc de pierre, exposé aux brouillards de la saison, à la rosée froide qui baignait ses pieds, loin de calmer les sentiments qui l'agitaient, ne fit qu'ajouter par la réflexion au besoin qu'il avait de soulager son âme et d'obtenir à tout prix son pardon. Exalté par l'excès même de son dévouement, il comptait sur l'étendue de ses sacrifices pour fléchir tous les ressentiments d'Ellénore et pour changer ses pleurs en joie.
Il était en pleine confiance sur l'effet de son retour, lorsque le bruit du premier volet qui s'ouvrit au château le fit tressaillir. Peu à peu les choses et les gens s'animèrent. Le concierge balaya le devant de la porte du petit pavillon qu'il habitait, enchaîna le gros chien, qui avait cessé d'aboyer contre Adolphe, en le voyant rester presque immobile en dehors de la cour sur le banc où les pauvres du village venaient se reposer chaque matin; puis, après avoir décroché de son mur un trousseau de grosses clefs, le concierge ouvrit les deux battants de la grille.
—Que faites-vous là? dit-il en apercevant M. de Rheinfeld, dont l'air abattu, les vêtements couverts de poussière, parurent suspects au brave Simon.
—Je voudrais… parler à… madame Delmer, fit Adolphe d'une voix mal assurée, et en cherchant dans sa poche l'argent qu'il croyait devoir lui assurer une réponse favorable.
—A cette heure-ci? vous n'y pensez pas, mon cher ami, madame n'est pas levée, et l'on n'ira certainement pas la réveiller pour vous recevoir. D'ailleurs, j'ai des ordres positifs pour ne laisser entrer que les personnes inscrites sur cette liste, et je parie bien que votre nom n'y est pas.
En parlant ainsi, le concierge dépliait une feuille de papier dont
Adolphe s'empara en disant:
—Justement; vous voyez bien ici le nom de M. de Panat?
—Allons donc! vous voulez rire! Est-ce que vous me croyez assez bête pour vous confondre avec un monsieur qui a la tête de moins que vous?
—Eh! non, ce n'est pas celui-là, reprit Adolphe avec l'impatience d'un homme qui n'est pas compris: je m'appelle le comte de Ségur. Voyez si ce nom est parmi ceux qu'on vous a donnés, ajouta-t-il après s'être assuré qu'il était un des premiers inscrits.
—Ah! c'est différent, dit Simon en mettant ses lunettes. Oui, le voilà bien… vous pouvez entrer; mais comme ce n'est pas l'heure des visites, je vous engage à vous promener dans le parc en attendant le déjeuner; ça sera peut-être un peu long, si madame a passé cette nuit, comme celle d'hier, auprès d'une malade que nous avons ici.
—Elle est donc bien malade? demanda Adolphe avec anxiété.
—Je ne saurais trop vous le dire, parce qu'on ne la voit pas, et qu'elle ne veut consulter aucun médecin; mais à en juger par l'inquiétude de Madame, par toute la peine qu'elle se donne pour la soigner, il faut croire que la pauvre femme est en danger. Ça vous chagrine, je le vois bien, ajouta Simon en remarquant la pâleur et le trouble d'Adolphe. Eh bien, tous ceux qui la connaissent en sont affligés comme vous; elle est si bonne, si généreuse, cette chère madame Mansley!
Adolphe, ne pouvant plus contraindre son émotion, récompensa la confiance du concierge, et alla se réfugier dans les allées les plus sombres du parc. L'idée qu'il ne reverrait peut-être plus Ellénore lui causa un tremblement tel, qu'il fut obligé de s'appuyer sur le tronc d'un arbre. Un garçon jardinier qui passait près de là, le voyant prêt à tomber, s'approcha pour lui porter secours, et ne le quitta pas qu'il ne l'eût conduit dans un petit châlet qui servait de point de vue au château.
—Merci, dit Adolphe en s'asseyant dans le fond du châlet; c'était un étourdissement; je me sens très-bien maintenant, ne dérangez, je vous prie, personne. Seulement, lorsque madame Delmer sortira de son appartement, obligez-moi de lui faire savoir par un des gens de la maison que le comte de Ségur est ici… et qu'il a quelque chose d'important à lui dire.
Le garçon jardinier promit de s'acquitter de la commission, et Adolphe retomba dans toute l'anxiété de l'attente.
Il faut avoir passé par de semblables épreuves pour savoir tout ce que l'inquiétude peut faire des plus petites circonstances, des actions les plus insignifiantes. D'abord Adolphe s'appliqua à deviner quelles étaient les fenêtres de la chambre d'Ellénore; car si le châlet était vu du château, on voyait ce dernier en entier du balcon de l'ermitage suisse. Il remarqua deux persiennes ouvertes, lorsque toutes les autres étaient encore fermées.
—C'est là, pensa-t-il.
Et plusieurs mouvements dans la maison, même à l'extérieur, le confirmèrent dans cette idée; le garçon jardinier, qu'il avait déjà vu s'étant joint à un autre, ratissait, en causant, la terrasse près du château. Un domestique vint les faire taire et leur dire d'aller travailler plus loin. Peu de temps après, les deux fenêtres s'ouvrirent brusquement.
—Ah mon Dieu! elle se trouve mal! s'écria Adolphe.
Et il se précipitait déjà vers le château, quand la crainte de l'effet que pourrait produire son apparition le retint; augmentant son effroi par la manière dont il interprétait les plus petites circonstances, il commençait à perdre courage, lorsque madame Delmer lui apparut au bout d'une allée. Il rentra aussitôt dans le châlet, de peur que, fidèle à sa résolution de ne pas le recevoir, elle ne s'enfuit en l'apercevant.
En effet, à peine a-t-elle franchi la porte du châlet, qu'indignée de la ruse d'Adolphe, elle veut retourner sur ses pas; mais il la retient, il invoque sa pitié; il la supplie en termes si touchants de le rassurer sur l'état d'Ellénore, que madame Delmer, sans se laisser attendrir, cède à la crainte de quelque extravagance de la part de M. de Rheinfeld.
—Après l'avoir mise si près de la mort, il ne vous manquait plus que de venir lui porter le dernier coup, dit-elle avec dureté; au nom du ciel! ne détruisez pas par votre présence le peu de calme indispensable à sa résurrection.
—Ah! le ciel que j'invoque aussi connaît le sentiment qui m'amène, et, plus juste que vous, il m'a laissé parvenir jusqu'ici pour y offrir toutes les preuves d'un dévouement sans bornes.
—Vous! sacrifier au bonheur d'Ellénore vos intérêts, vos opinions, vos liens? C'est impossible. Vous ne vous appartenez plus, la France réclame vos talents, madame de Seldorf restera éternellement maîtresse de votre esprit; et votre coeur faible, indécis, passionné par accès, mais froid par nature, ne sera jamais assez fort pour triompher de votre caractère. Vous pleurez, je le vois, et vos larmes sont sincères; mais vous en répandriez bientôt de plus amères, si, cédant au sentiment généreux qui vous amène, je vous laissais abuser Ellénore sur le sort qui vous attend tous deux. Non, vous ne pouvez sans crime lui promettre une félicité qu'il ne dépend pas de vous de lui donner. C'est pour lui avoir laissé entrevoir cette existence idéale que vous l'avez précipitée dans l'état où elle est; respectez sa souffrance.
—Mais que puis-je, ô mon Dieu! pour la rendre à la vie, pour l'empêcher de me haïr?
—Il faut accepter sa haine en punition de vos torts, renoncer à lui adresser une de ces justifications imparfaites qui affaiblissent le ressentiment sans l'éteindre, lui laisser dans sa rancune la force de vous fuir, dans son mépris un moyen de vous oublier.
—Vous m'en demandez trop, s'écria Adolphe en cachant sa tête dans ses mains, honteux de montrer la rougeur qui couvrait son front.
—Mon amitié est à ce prix: je dis plus, la sienne, car au jour où elle recouvrera le repos, elle vous saura gré de le lui avoir rendu par un si courageux sacrifice.
—Ah! si je dois obéir à cet arrêt flétrissant, je ne le puis qu'après en avoir reçu l'ordre de sa propre bouche, qu'elle me le donne, et je jure sur l'honneur de le subir, dussé-je mourir à la peine.
Alors Adolphe se jeta aux genoux de madame Delmer et l'accabla d'instances pour obtenir la triste faveur d'être chassé à jamais par Ellénore elle-même.
—Eh bien, soit, dit madame Delmer plus entraînée que persuadée par toutes les raisons que lui donnait Adolphe; malgré le mal qu'il en peut résulter, elle saura que vous êtes ici; elle saura quelle intention vous y a conduit, et si, plus confiante que moi dans vos résolutions, elle consent à…
—Oh! ne l'en détournez pas!
—Je vous promets de lui laisser ignorer ma pensée… tant qu'elle ne me la demandera pas. Mais jurez-moi aussi de vous conformer à sa décision telle qu'elle soit; songez que la moindre agitation peut la tuer, et ne me livrez pas aux remords d'avoir cédé à vos prières.
En ce moment un domestique vint avertir madame Delmer que le docteur était arrivé.
—Je l'ai fait appeler, dit-elle, en dépit de la volonté d'Ellénore qui se refuse à tous les secours de la médecine, sous prétexte qu'elle n'est point malade, dit-elle, et cependant nous la voyons dépérir de jour en jour. La pâleur de la mort couvre ses beaux traits; elle a tous les symptômes d'une maladie de coeur, et c'est pour la contraindre à se laisser soigner que je veux avoir l'avis du docteur Moreau.
—Ah! faites que je le sache aussi, dit Adolphe en pressant la main de madame Delmer. Vous tenez ma vie, disposez-en comme vous voudrez; je souscris à tout, mais que je la voie; qu'elle me méprise, mais qu'elle sache que je l'aime plus que jamais!
Ces derniers mots ne parvinrent pas jusqu'à madame Delmer, qui s'était empressée d'aller recevoir le docteur, et de préparer Ellénore à sa visite avant d'oser lui parler de celle d'Adolphe.
Tant de soins, tant de précautions réclamaient du temps, et poussé par sa brûlante inquiétude, Adolphe était parvenu, sans s'en apercevoir, jusqu'au bas de la terrasse qui touchait au château, espérant à chaque porte qui s'ouvrait, à chaque personne qui se dirigeait de son côté qu'on venait lui dire d'entrer. Enfin, le docteur Moreau parut tenant un billet à la main, et suivi d'un valet de chambre de la maison auquel il dit de le conduire vers M. de Rheinfeld.
—Le voilà qui se promène tout près d'ici, répondit le valet de chambre qui le connaissait depuis longtemps pour l'avoir vu chez sa maîtresse.
—Oh! ciel, que va-t-il m'apprendre, pensait Adolphe. Et, dominé par l'effroi, il n'osait aller au-devant du docteur; ses lèvres tremblaient, il balbutiait des questions non achevées. Le docteur, devinant celle que le malheureux avait tant de peine à articuler, imagina d'y répondre non pas avec une complète franchise, mais pourtant de manière à laisser soupçonner que l'état de madame Mansley lui paraissait fort alarmant, et qu'il était de son devoir de la maintenir dans un calme absolu.
—Voici, ajouta-t-il, ce qu'elle m'a chargé de vous remettre.
Adolphe prend vivement le billet que lui offre le docteur, et y lit ce peu de mots tracés au crayon d'une main mal assurée:
«Je ne veux plus vous voir.»
Tous les coupables sont susceptibles. Adolphe s'indigna de ce refus, comme s'il ne l'avait pas mérité, et froissant avec rage le papier dans ses mains, il dit adieu au docteur; celui-ci le retint.
—J'ai promis à madame Delmer de vous ramener, dit-il; je ne vous quitte pas. Nous sommes de vrais despotes, nous autres médecins, quand il s'agit de nos amis. Allez, j'en ai guéri de plus malades que vous.
—Je n'en doute pas, car je me porte fort bien, reprit Adolphe en affectant une grande liberté d'esprit.
—Eh bien, tant mieux, nous causerons. J'ai à vous apprendre une nouvelle qui vous intéresse.
En parlant ainsi, le docteur conduisait Adolphe vers sa voiture. Lorsque tous deux y furent montés:
—Une nouvelle qui m'intéresse! répéta M. de Rheinfeld; il y en a bien peu qui puisse m'émouvoir en ce moment.
—Celle-là vous contrariera, et les contrariétés sont les seules distractions dans les grandes peines.
—Vous voulez exciter ma curiosité; je n'en ai plus pour rien, tout m'est égal.
—Même le malheur de ceux qui vous aiment?
—Personne ne m'aime, répondit Adolphe avec amertume.
—Plût au ciel!
Cette exclamation retentit au coeur d'Adolphe; il fit un effort sur lui-même pour continuer la conversation.
—Eh bien, dit-il, j'attends cette contrariété consolante que vous avez la bonté de me promettre; car je ne saurais la deviner.
—Je le crois bien, vraiment; qui aurait jamais soupçonné une semblable petitesse dans un si grand caractère; mais l'humanité est ainsi faite, c'est un composé de contrastes, de faiblesse et de force, de sublime et de ridicule. Quand on commande à des armées invincibles, à un pays comme la France, qu'on a l'Europe à ses pieds, comment s'inquiéter des bons mots d'une femme?
—Qu'entends-je, madame de Seldorf serait…
—Exilée, répondit le docteur. Et tous deux gardèrent un morne silence.
XLI
L'exil de madame de Seldorf mettait fin à toutes les fluctuations qui agitaient le coeur d'Adolphe. Après l'avoir connue, courtisée, aimée pendant sa prospérité, l'abandonner à l'instant du revers était une lâcheté impossible. Ainsi l'honneur est parfois un tyran secourable. Ce qu'il ordonne nous sauve du remords de choisir. Adolphe se rendit sans délai chez madame de Seldorf.
—Eh bien, où passons-nous l'hiver? dit-il en entrant dans le salon de la baronne.
Des larmes de reconnaissance remplirent aussitôt les yeux de madame de
Seldorf; elle serra la main d'Adolphe, et se tournant vers ses amis:
—Comment se plaindre d'une injustice qui vous vaut de telles preuves d'attachement? Puis, s'adressant à M. de Rheinfeld: nous irons où l'on peut penser et parler librement, où la flatterie n'est pas un devoir, où l'esprit n'est pas un crime, où la tyrannie ne se couvre pas d'un manteau républicain pour frapper sur les défenseurs de la liberté, où les princes innocents ne sont pas jugés par des commissions militaires, où l'on ne fait pas tomber les têtes qui refusent de s'incliner devant l'idole du jour.
Les amis de madame de Seldorf s'empressèrent de l'interrompre, car en exhalant ainsi sa juste colère, elle justifiait presque sa disgrâce et donnait un prétexte pour la prolonger.
Elle se décida à partir pour l'Allemagne, et obtint, de l'officier de gendarmerie qui ne la quittait pas, de rester vingt-quatre heures de plus à Paris pour faire les arrangements nécessaires à un si long voyage. Ce peu d'heures consacrées à de tristes adieux parurent éternelles à M. de Rheinfeld. Il les passa à récapituler ses torts, à s'accuser de ses malheurs, à en pressentir de nouveaux, d'inévitables; à maudire son caractère, sa destinée: à se livrer à toutes les tortures d'un amour qu'on s'arrache du coeur; mais l'instant du dévouement arrivé, Adolphe passant tout à coup de l'abattement à l'excès du courage, fut rejoindre madame de Seldorf qui l'attendait. Espérant trouver chez lui l'exemple d'une résignation qu'elle ne pouvait atteindre, à la vue du visage calme et souriant d'Adolphe, elle reprit assez de force pour comprimer sa douleur, pour la raisonner même.
—Oh! mes amis, disait-elle en les embrassant, l'exil, c'est la mort! les plus grands hommes de l'antiquité et des temps modernes ont succombé à cette peine. On rencontre plus de braves contre l'échafaud que contre la perte de la patrie. Où retrouverai-je vos bons soins, votre esprit, cette réunion de personnes si distinguées et si simples, si savantes et si rieuses, si amusantes et si dévouées! Et c'est la fantaisie d'un homme qui me prive de tant de biens! O vous! qui restez pour défendre l'indépendance nationale contre le despotisme de la gloire, unissez vos voix puissantes pour sauver la France, et Bonaparte lui-même des vengeances de l'Europe asservie. Montrez-vous l'ennemi des conquêtes, le soutien de nos lois; mais non, n'écoutez pas ce conseil dangereux; on vous exilerait, et je ne veux pas vous faire payer si cher le bonheur de nous revoir.
Un quart d'heure après cet adieu, la voiture de madame de Seldorf traversait le boulevard près de la porte Saint-Martin. Plusieurs grosses charrettes encombraient le passage, et les postillons, impatients de reprendre leur galop, criaient au cocher d'une calèche qui marchait au pas, de se ranger pour les laisser passer. Le cocher complaisant obéit, et Adolphe ne put retenir un cri douloureux en reconnaissant dans le fond de cette calèche une femme à demi-couchée, dont la tête était appuyée sur l'épaule de madame Delmer.
—O mon Dieu! pensa-t-il, est-ce ainsi que je devais la revoir!
Oui, cette femme, c'était Ellénore. Le docteur Moreau ayant déclaré que le froid de la campagne pouvait augmenter la fièvre qui minait la malade, madame Delmer s'était chargée de la ramener elle-même à Paris, en prenant toutes les précautions qu'exigeait son état de souffrance.
Dans le calme parfait où son amie cherchait à la maintenir, Ellénore semblait reprendre à la vie. Ses yeux étaient moins ternes, ses joues plus colorées, sa voix plus sonore. Elle témoignait le désir de voir son enfant, et parlait d'envoyer sa soeur à Londres pour le lui ramener. On devinait, à sa docilité à suivre le régime qui pouvait la guérir, qu'un secret espoir soutenait son courage. Hélas! cet espoir, elle le puisait tout entier dans le souvenir de sa mère, qu'elle avait vue mourir de la même maladie dont elle se sentait atteinte. A chaque accès de fièvre, à chaque spasme qu'elle éprouvait:
—C'est bien cela, disait-elle, je ne dois pas avoir longtemps à souffrir; profitons-en pour prouver à ce monde, à la fois si cruel et si dédaigneux, que je ne méritais pas les humiliations dont il m'a abreuvée, et que je n'étais pas indigne du dévouement et du nom d'un homme distingué. Oui, j'en ai la certitude, celui-là ne me trompera pas; j'ai sa parole; chaque mot de son serment est gravé dans ma mémoire; il le tiendra… et d'ailleurs que lui demandai-je? de me réhabiliter dans l'opinion, de placer ma tombe au rang qui m'était dû, de me venger par un sacrifice illusoire de l'injure, de la lâcheté d'un ingrat, des insultes de la calomnie, des injustices du sort, du fol amour qui me tue; mais la mort n'est-elle pas là pour m'acquitter de ce bienfait? lui laissera-t-elle le temps de se reprocher l'excès de sa reconnaissance? Non, je puis sans scrupule en réclamer cette unique, cette dernière preuve.
Alors, se traînant vers sa table à écrire, elle resta quelque temps à méditer sur la détermination qu'elle allait prendre; puis, cédant à sa conviction, à cette volonté suprême des malheureux condamnés, elle écrivit cette lettre:
«Vous rappelez-vous ces mots: Je pars!… mais non pas sans vous jurer que, quels que soient ma situation, mes liens, fût-ce dans huit jours comme dans vingt ans, un signe, un mot de vous, disposera de moi, me ramènera à vos pieds, pour y obéir à vos ordres, y servir vos projets, et sacrifier, s'il le faut, mon existence à vos moindres caprices.
»Eh bien, je vous attends, Lucien, ne tardez pas trop à venir, sinon le ciel, qui a pitié de moi, me délivrerait avant de vous revoir, et vous ne pourriez exaucer ma dernière prière.»
M. de La Menneraye était en garnison à Metz lorsque cette lettre lui parvint. Il sollicita un congé d'un mois pour venir soigner un parent dangereusement malade. Muni de cette autorisation, il se mit en route, espérant trouver madame Mansley moins mal qu'elle prétendait l'être, et comptant sur ses soins, sur son amour, pour la rendre à la vie.
L'attente de cette arrivée maintenait Ellénore dans une agitation muette que ses amis prirent pour un retour à la santé; elle-même les affermissait dans cette erreur par son courage à souffrir et par sa constance à leur affirmer qu'elle allait tous les jours un peu mieux. Elle savait que les meilleurs amis du monde ont un intérêt facile à courbaturer, et qu'ils traitent d'imaginaires les maladies dont on ne meurt pas, ou dont on ne guérit pas tout de suite, et que c'est leur rendre service que de ne pas les ennuyer du récit des souffrances contre lesquelles ils ne peuvent rien.
En effet, ceux qui étaient forcés de remarquer le dépérissement de madame Mansley se débarrassaient d'une bonne partie de la pitié qu'ils en auraient dû avoir, en l'attribuant à toute autre cause qu'au chagrin: c'était, disait-ils, la suite du mauvais régime, d'une vie trop recluse, d'agitations trop multipliées. Quant aux gens du monde, ils en parlaient avec cette commisération blessante qui sert si bien la bonté féroce des méchants.
—Avez-vous rencontré la pauvre madame Mansley dans l'allée des Veuves, où elle va respirer l'air en voiture ouverte, quand le temps et son médecin le permettent? Elle s'est changée au point de n'être plus jolie.
—Vraiment, je n'en suis pas surprise; elle est à moitié folle. Savez-vous ce qui la met dans cet état déplorable? La rage de se faire épouser.
—Oh! la bonne extravagance! Mais il me semble qu'elle s'était arrangée de manière à pouvoir s'en passer?
—Non; il paraît que l'amour ne lui suffit pas. Elle s'était mis dans la tête de séduire M. de Rheinfeld au point de l'amener à couvrir de son nom tous les péchés cachés et connus de la belle Ellénore.
—Comment a-t-elle pu se flatter un instant de distraire Adolphe de l'envie de se marier, non pas avec elle, mais avec madame de Seldorf? Ce n'est pas la passion de M. de Rheinfeld, il est vrai, mais c'est son idée fixe, et les entêtements sont bien plus forts que les sentiments. Madame Mansley aurait dû savoir cela, elle qui a déjà fait plus d'une triste expérience sur le coeur humain. C'est bien la peine d'avoir été la dupe du plus grand roué de France et d'Angleterre, si cela ne garantit pas des galanteries bourgeoises d'un patriote. En vérité, ce serait bien sot à elle d'en mourir!
—Aussi n'en fera-t-elle pas la sottise, je vous l'affirme; il ne manque point de consolations pour de pareils désespoirs, on n'en meurt guère que dans les romans. D'ailleurs, n'a-t-elle pas un petit bâtard qui l'oblige à braver les injustices des hommes et les tortures de la vie (style de ces sortes de victimes), et ne faut-il pas qu'elle se résigne à subir les douleurs et les joies d'une existence orageuse par pur amour maternel? Soyez donc tranquille, elle ne manquera pas de prétexte pour faire encore parler d'elle, et pour vous donner une nouvelle occasion de plaindre ses malheurs.
—J'aimerais bien mieux l'en consoler, disait un élégant, et faire renaître sur son beau visage les couleurs et le sourire qui l'animaient autrefois. Sans vanité, je vaux bien le grand blond qu'elle pleure, et cela pourrait l'amuser d'en médire avec moi. D'abord, je lui prédirais le désappointement qui le menace; car il va recevoir le même soufflet qu'il lui a donné: madame de Seldorf s'est fait un nom trop célèbre pour le quitter, dès qu'elle aura la conviction qu'Adolphe la préfère même à celle qu'il aime, et que tous les sacrifices qu'elle attendait de lui son irrévocablement accomplis, enfin, qu'il est brouillé sans retour avec madame Mansley, elle lui fera entendre, avec toute la délicatesse que les gens d'esprit mettent à dire des choses désagréables, qu'elle est très-fière de son affection, très-reconnaissante du noble dévouement qui lui fait partager son exil; mais que leur bonheur à tous deux exige qu'ils restent libres.
—Oh! le charmant compliment, et qu'il l'aura bien mérité. Jamais la peine du talion n'aura été mieux appliquée! Adolphe en crèvera de dépit. Je m'en réjouis d'avance pour cette pauvre abandonnée. Le bon Dieu lui doit bien ce petit plaisir, en compensation de tous les chagrins qu'on lui donne, et de la considération, de la bienveillance qu'on lui refuse.
C'est ainsi que les caquets les plus médisants prennent un air bonace en passant par la bouche des bavards de bonne compagnie. Sans les entendre, Ellénore les devinait, et elle ne comprenait pas comment, accablée par tant de peines réelles, elle pouvait être aussi sensible à de vaines injures, à de sots jugements, dont le repos de sa conscience et l'estime de ses amis la vengeaient assez.
—Et moi aussi, pensait-elle, j'ai ma part de faiblesse, de lâcheté! Puis-je donner d'autres noms à cette terreur du mépris, si injuste qu'il soit, à cette horrible souffrance qui s'empare de mon être à la vue d'un regard dédaigneux, d'une confidence ironique, d'un de ces signes inventés par l'envie insolente, pour humilier le malheur innocent? Quoi! je ne puis supporter les affronts dont m'abreuve un monde que je méprise! Dieu sait ce que je ferais pour m'en affranchir, et je m'étonne de la faiblesse de cet Adolphe qui me sacrifie aux pleurs d'une amie, et c'est lorsque je succombe aux coups portés par des mains indifférentes, que je lui reproche de céder à la pitié du désespoir qu'il cause. Non, je n'ai pas le droit de le blâmer. Puis passant aussitôt du besoin d'absoudre Adolphe, à celui de l'accuser, Ellénore s'écriait: Mais est-ce bien à un sentiment généreux qu'il a obéi en m'assassinant! Ah! je voudrais en vain me le persuader! C'est la même crainte de l'opinion, le même effroi des jugements, des épigrammes sanglantes de ce monde à la fois corrompu et sévère qui l'a rendu ingrat, parjure. Qu'est-ce donc que cette puissance occulte dont les arrêts prononcés par tant d'être frivoles, insensés, pervers, ont force de lois; que cette divinité dont les faveurs se payent au prix de ce qu'on a de plus cher! Mais ces faveurs qu'Adolphe a craint de perdre, ces faveurs qu'il m'a préférées, ne peut-on les reconquérir?
En ce moment, et comme pour répondre à sa pensée, on prononça le nom de
M. Lucien de la Menneraye: c'était Germain qui l'annonçait.