← Retour

Énigmes et découvertes bibliographiques

16px
100%

PIERRE DU PELLETIER
ET
PIERRE GUILLEBAUD.


Je ne parle jamais d’un livre, sans l’avoir lu d’un bout à l’autre, et même sans l’avoir étudié littérairement et bibliographiquement. Un titre d’ouvrage est sans doute un commencement d’information, mais c’est la porte du sanctuaire: il faut pénétrer plus avant, pour savoir ce qui s’y passe.

J’avais remarqué, dans l’excellent et utile Bulletin du Bouquiniste de M. Aubry, l’annonce d’un volume que je ne connaissais pas; elle était ainsi conçue: Hortus epitaphiorum, ou Jardin d’épitaphes choisies, où se voyent les fleurs de plusieurs vers funèbres, tant anciens que nouveaux, tirez des plus fleurissantes villes de l’Europe; le tout divisé en deux parties (Paris, Gaspard Meturas, 1666, 2 part. en 1 vol. in-12). Je priai M. Aubry de me communiquer ce volume, qui avait déjà trouvé acquéreur, et je le lui rendis, le lendemain, après l’avoir examiné à loisir, en lui envoyant la note suivante, qui fut imprimée dans le Bulletin du Bouquiniste (1857, 21e no, 1er novembre):

«Voilà, à coup sûr, un livre rare, parce qu’il n’a jamais été signalé et qu’il est tombé bientôt dans l’oubli. Nous regrettons seulement que cet exemplaire ne soit pas dans un état parfait de conservation (il est un peu mouillé et court de marge), car les amateurs se disputeraient certainement entre eux sa possession à un prix élevé. C’est un volume qui se rattache, en effet, aux collections spéciales de livres sur l’histoire de Paris et sur l’histoire littéraire du dix-septième siècle. Il s’agit d’un recueil d’épitaphes, parmi lesquelles un grand nombre appartiennent à des personnages illustres enterrés dans les églises de la capitale. Nous ne connaissons qu’un seul recueil du même genre, qui n’est pas rare, mais qui a été négligé jusque dans ces derniers temps: Selectæ christiani orbis Deliciæ, ex urbibus, templis, bibliothecis et aliunde, per Franciscum Swertium (Colon. Agrip., 1608, pet. in-8, frontispice gravé). Quant au Recueil d’épitaphes sérieuses, badines, satiriques et burlesques (Bruxelles ou Paris, 1782, 3 vol. in-8), compilé par le bonhomme La Place, il n’a pas la moindre valeur, au point de vue historique. Celui que nous avons sous les yeux a été recueilli par un assez mauvais poëte, Pierre du Pelletier, que Boileau a immortalisé dans ses satires, en le représentant crotté jusqu’à l’échine et habitué à mendier son pain de cuisine en cuisine.

«Pierre du Pelletier n’en était pas réduit à cette extrémité: «il avait assez de cuisine pour vivre,» comme le dit l’abbé Guéret, dans la Promenade de Saint-Cloud; mais il vivait surtout du produit de ses dédicaces, de ses sonnets et de ses vers laudatifs. Il attachait au moins une de ces poésies complimenteuses à chaque nouveau livre qui voyait le jour, et il y ajoutait, d’ordinaire, une dédicace de sa façon, qu’il se faisait payer d’une manière ou d’autre. On peut donc croire que ce recueil d’épitaphes a servi également son métier de flatteur à gages, et que les éloges posthumes qu’il contient ont été payés souvent par les parents ou les amis du défunt. Quoi qu’il en soit, on remarque dans ce ramassis, fait sans ordre et sans mesure, une foule d’épitaphes intéressantes, composées par les poëtes contemporains, Guillaume Colletet, Frenicle, Lamothe Le Vayer fils, Habert, et du Pelletier lui-même. Quelques-unes de ces épitaphes sont consacrées à des morts célèbres; ainsi, on en trouve trois relatives à la fameuse demoiselle de Gournay, et l’une d’elles est de Lamothe Le Vayer, fils du grand philosophe Pierre de Lamothe Le Vayer, et ami de Molière. Il y a plusieurs pièces de Malherbe, de Théophile, etc., imprimées ou non dans leurs œuvres. Enfin, l’analyse de ce curieux volume demanderait une étude approfondie; bornons-nous à l’indiquer aux bibliographes futurs, qui le remettront peut-être en honneur dans l’intérêt de l’histoire. La dédicace, adressée à M. Naudé, chanoine en l’église Notre-Dame de Verdun, prieur d’Artige en Limousin et bibliothécaire de l’excellentissime cardinal Mazarin, par le libraire Gaspard Meturas, et non par le compilateur anonyme qui n’a signé qu’un sixain encomiastique, nous donne lieu de penser qu’il existe de ce même recueil une édition antérieure à l’année 1653, c’est-à-dire à la mort du savant Gabriel Naudé.»

Je m’étais trop pressé de rédiger la note précédente, et j’avais fait fausse route. Quel est le bibliographe qui ne se trompe pas dix fois par jour ou par semaine? M. Eusèbe Castaigne, bibliothécaire de la ville d’Angoulême, me prouva bel et bien que je m’étais trompé en attribuant à Pierre du Pelletier la publication de l’Hortus epitaphiorum, qui appartenait sans conteste à Pierre Guillebaud, religieux feuillant, lequel a composé et mis au jour un certain nombre d’ouvrages historiques sous le nom de dom Pierre de Saint-Romuald. J’insistai pour que la critique de mon savant collègue fût imprimée in-extenso dans le Bulletin du Bibliophile, et je fis amende honorable le plus humblement du monde, en la faisant suivre de cette lettre, qui renferme quelques particularités bibliographiques, et que je tiens à conserver comme une expiation de ma faute.

A Monsieur Aubry, libraire, éditeur du Bulletin du Bouquiniste.

Monsieur,

Vous avez bien voulu me communiquer la lettre que vous adresse M. Eusèbe Castaigne, bibliothécaire de la ville d’Angoulême, pour relever les inexactitudes que contient ma note relative au recueil intitulé: Hortus epitaphiorum selectorum. Je vous engage à publier promptement cette lettre, qui m’a paru d’autant plus utile, qu’elle est extraite en partie d’un ouvrage de ce savant bibliothécaire: Essai d’une Bibliothèque historique de l’Angoumois, que tous les bibliographes devraient connaître, et qui n’est malheureusement pas très-répandu à Paris.

J’avoue humblement que M. Castaigne a raison de se ranger du côté de Niceron et de Barbier, qui attribuent à dom Pierre de Saint-Romuald ce recueil d’épitaphes latines et françaises, que j’avais cru pouvoir attribuer à Pierre du Pelletier. Cependant je persiste à croire que ce dernier n’est pas tout à fait étranger à la compilation dudit recueil, surtout pour la partie française. Les six vers signés du Pelletier, et placés à la suite de l’épître dédicatoire du libraire à Gabriel Naudé, sont en quelque sorte le complément de cette dédicace. Quel autre que du Pelletier aurait inséré dans ce volume un si grand nombre de pièces de vers composées par du Pelletier? Il n’y a que François Colletet et de Prade, qui occupent autant de place que lui dans l’Hortus epitaphiorum. Or, de Prade et François Colletet étaient les meilleurs amis de du Pelletier. Dans l’introduction Au lecteur, on remarque la traduction en vers français de Trois utiles advis d’un vivant, écrits en vers latins, probablement par Pierre Guillebaud. Cette traduction est précédée de la note suivante: «Ces trois ont été traduits par le sieur du Pelletier, advocat au Parlement, qui a desja enrichy le public de plusieurs de ses ouvrages, tant en prose qu’en vers.» A la page 439, on trouve une «épigramme du sieur du Pelletier sur la mort de son intime amy, le sieur de Chandeville, poëte excellent, neveu de feu M. de Malherbe;» à la page 465, un sonnet de Fr. Colletet au sieur du Pelletier, sur la mort de sa femme; à la page 530, un sonnet du même du Pelletier, imité d’une pièce de vers latins de Pierre Guillebaud, imprimée à la page 317. Enfin, on peut supposer, avec quelque vraisemblance, qu’un révérend père feuillant n’aurait pas mis, à la page 484: «Autre (épitaphe) à l’antique, qui est à Paris, en l’église de Sainct-Eustache, POUR QUELQUE GROS CATHOLIQUE.» C’est un peu trop gros, ce me semble, pour un religieux.

Je reconnais, cependant, que la première partie du recueil, où il y a des vers latins de la façon de Pierre Guillebaud, relatifs à des personnes de sa famille et de sa ville natale d’Angoulême, doit lui être laissée en toute propriété, quoiqu’on lise, en tête d’un sixain à la mémoire de Claude Robert, chanoine de l’église cathédrale de Châlons-sur-Saône: «Il est du style de D. P. de S. R. feuillant.» Nous signalerons même une particularité curieuse, qui vient à l’appui de cette attribution: c’est que l’exemplaire qui nous a été communiqué, et qui appartient, nous dit-on, à un de nos plus doctes paléographes, offre beaucoup de corrections manuscrites de la main de l’auteur. L’épitaphe de Jeanne Masson, mère de Pierre Guillebaud, à la page 261, est précédée de cette note filiale: Quidnam sic properè, te misero mihi!

En somme, ce recueil, dont j’ai voulu signaler seulement l’intérêt au point de vue de l’histoire, est encore plus intéressant que je ne l’ai dit. J’ai eu, depuis, l’occasion d’examiner la première édition de 1648, ou du moins un exemplaire avec son premier titre, où le fleuron et l’adresse ont seuls des différences. Le fleuron représente deux Amours assis et adossés; l’adresse est ainsi conçue: Paris, chez Gaspar Meturas, rue Sainct-Jacques, à la Trinité, près les Mathurins. Sur les nouveaux titres portant la date de 1666, le fleuron, à l’image de la sainte Trinité, reproduit l’enseigne du libraire, qui a mis pour adresse: Chez Gaspar Meturas, rue Sainct-Jacques, et se vend à Lyon, chez Charles Mathevet, rue Mercière, à l’image de sainct Thomas d’Acquin. Cette adresse nous apprend donc que le libraire-éditeur, Gaspard Méturas, qui venait de publier, en cette même année 1666, le nouveau recueil d’épitaphes, rassemblées par le P. Labbe, avait cédé à un libraire de Lyon le restant des exemplaires de son Hortus epitaphiorum.

Nous persistons à penser que le Thesaurus epitaphiorum du P. Labbe est bien loin d’offrir le même intérêt historique et archéologique, que l’Hortus de Pierre Guillebaud, ou de Pierre du Pelletier. Non-seulement le Thesaurus ne donne aucune épitaphe française, mais encore les épitaphes latines qui s’y trouvent, et qui peuvent se rattacher à notre histoire, sont dépourvues de ces indications locales qui ajoutent beaucoup de prix à la plupart des épitaphes latines ou françaises, recueillies par Pierre du Pelletier ou Pierre Guillebaud. En outre, le P. Labbe a consacré un livre entier de son recueil aux épitaphes de l’antiquité païenne; un autre livre aux épitaphes de l’antiquité chrétienne; un autre aux inscriptions de la Grèce et de l’ancienne Rome, en l’honneur des chiens et des chats, etc. Pierre Guillebaud, ou Pierre du Pelletier, s’est contenté d’accorder quelques pages au Dogue et au petit Chien de Du Bellay, au Chat et à la Chatte de Maynard, à la Chauve-souris de Baïf et à l’Ane du Catholicon d’Espagne. A tout seigneur tout honneur.

Je remercie sincèrement mon savant collègue de m’avoir averti d’être plus prudent à l’avenir dans mes élucubrations bibliographiques. Mais, hélas! il suffit de se sentir quasi-bibliographe, pour être bien convaincu qu’on n’écrit pas vingt lignes en bibliographie, sans commettre une ou deux erreurs: de là le proverbe: Errare bibliographicum est. Ce qui console, c’est qu’un bon chrétien péche au moins sept fois par jour.

Agréez, etc.

P. L. Jacob, bibliophile.

16 novembre 1857.


ISARN OU MÉNAGE.


M. A.-T. Barbier, ancien secrétaire des Bibliothèques de la Couronne, était le neveu du célèbre auteur du Dictionnaire des anonymes. Il avait voulu marcher sur les traces de son savant oncle et il s’était fait bibliographe; mais, avec beaucoup d’instruction et beaucoup d’esprit naturel, il manquait absolument de critique. On ne doit pas s’étonner qu’il se soit plus d’une fois fourvoyé dans des questions littéraires, où il apportait toujours plus d’érudition que de logique.

Après sa réimpression des Mémoires de Hollande, qu’il attribua un peu légèrement à madame de Lafayette, d’après le témoignage d’un docte Hollandais J.-G. Grævius, et qui lui avaient fourni du moins une publication très-intéressante (Paris, J. Techener, 1856, in-16, avec portraits et fac-simile), il était tourmenté du désir de prendre sa revanche et de gagner la partie dans une autre joute bibliographique. C’est alors qu’il eut la malheureuse idée de soutenir, sinon de prouver, que le poëte Isarn n’avait jamais existé, et que Ménage s’était caché sous ce nom imaginaire, pour adresser le poëme du Louis d’or à mademoiselle de Scudéry.

M. A.-T. Barbier se livra, pendant plusieurs mois, à d’actives recherches, par toutes les bibliothèques de Paris, dans le but de démasquer le prétendu pseudonyme de Ménage. Je fis sa connaissance, pendant qu’il poursuivait sa chimère, en feuilletant des milliers de livres et de manuscrits. Je ne lui dissimulai pas que c’était bâtir sur le sable, que de prétendre, à force d’inductions et de déductions les plus savantes et les plus ingénieuses du monde, changer Isarn en Ménage: «A quoi bon, lui disais-je en riant, vous crever les yeux vous-même, pour nous démontrer qu’il fait nuit en plein jour?» J’espérais qu’il ne donnerait pas suite à cette étrange croisade, entreprise contre le pauvre Isarn, qui avait des droits acquis de longue date dans l’histoire littéraire, et je pensais que tôt ou tard la lumière se ferait dans l’imagination obscurcie de M. A.-T. Barbier. Hélas! je comptais sans l’obstination d’un bibliographe!

Voici l’incroyable article qu’il fit paraître dans le Bulletin du Bouquiniste (1er mai 1858):

«Curiosité bibliographique.—Pseudonymie.—Ménage.

«Dans tous les temps, les auteurs qui ont voulu se jouer des curieux ont inventé différents moyens de dérouter les lecteurs; Cicéron et le Junius anglais ont réussi dans leur projet. Le Sempsiceranus des lettres à Atticus et le pseudonyme des Lettres de Junius ne nous ont pas encore été dévoilés, après une multitude de recherches érudites. Ménage, qui aimait à surprendre ses amis, témoin son sonnet italien qu’il leur avait présenté sous le nom du Tasse, s’est surpassé lui-même dans ce genre. On a cru, jusqu’à ces derniers temps, à l’existence d’un auteur du nom d’Isarn, qui n’était autre que Ménage lui-même.

«Le Louis d’or, adressé, sans nom d’auteur, à mademoiselle de Scudéry, eut deux éditions, l’une en 1660 et l’autre en 1661, avec le retranchement d’un vers trop libre et des additions qui permirent de le réimprimer dans les Éloges de Mazarin, rassemblés par Ménage en un volume in-folio (1666). Il avait des précautions à prendre, pour ménager ses nombreux bienfaiteurs, car, après Chapelain, son protégé, c’était le mieux renté de tous les beaux esprits, au point d’exciter la jalousie d’un plaisant, qui avait trouvé dans le nom de Gilles Ménage l’anagramme de Mange l’Église.

«Voici comment il s’y prit: son Dictionnaire étymologique, deuxième édition de 1694, contient cet éloge d’Isarn ou plutôt de lui-même, comme il sera démontré tout à l’heure: «Il y a, à Castres, une famille du nom d’Isarn, qui se prononce Isar, dont était M. Isar, auteur du Louis d’or et de plusieurs autres compositions très-ingénieuses.» Cet éloge d’outre-tombe était assez adroit et trompa la bonne foi de La Monnoye et de quelques autres contemporains; mais, aujourd’hui que les manuscrits de Conrart peuvent être lus par tout le monde, à la Bibliothèque de l’Arsenal, on voit, en regard du nom de Thrasyle, une apostille de la main de Pélisson, dans laquelle il parle ironiquement des constantes amours d’Isarn[4]. D’un autre côté, le Grand Cyrus[5] contient un récit piquant des amours inconstants de Thrasyle, où nous voyons figurer deux confidentes de Mandane (madame de Longueville), mademoiselle de Lavergne et madame d’Harambure, sous les noms d’Athalie, de Cléorite, et, sous les noms de Thrasyle et d’Hégésippe (premier historien ecclésiastique grec), Ménage et Huet.

[4] Voir B. de l’Ars., Mss. no 151, p. 615.

[5] T. VII, p. 1044 et 1090.

«La comparaison d’une pièce écrite par Ménage, que je possède, avec la relation d’une aventure au bord de la Seine, signée Isar le Pensif, ne laisse plus aucun doute sur l’identité d’Isarn et de Ménage[6]. Quoique ma pièce remonte à une époque antérieure, elle porte en elle-même, outre la ressemblance du corps de l’écriture, la preuve qu’elle est de notre auteur, qui en a conservé, dans son Dictionnaire étymologique, la définition du mot DISTRICT.

«A.-T. Barbier.»

[6] Manuscrit de Conrart. B. de l’Ars., no 151, p. 571.

M. A.-T. Barbier était fier et heureux de sa belle découverte, et je me reproche aujourd’hui de ne l’avoir pas laissé jouir paisiblement de son bonheur. Je pris fait et cause pour Isarn, et je me chargeai de défendre son identité dans le Bulletin du Bouquiniste, où il avait été sacrifié impitoyablement à ce sournois de Ménage.

«Le Ménage-Isarn de M. A.-T. BARBIER.

«Il est impossible de laisser passer, sans une réponse, sans une protestation immédiate, l’inexplicable assertion de M. A.-T. Barbier, qui prétend avoir découvert le savant Ménage sous le masque d’Isarn, «auteur du Louis d’or et de plusieurs autres compositions très-ingénieuses,» comme Ménage l’a dit lui-même dans son Dictionnaire étymologique.

«C’est chose grave que de vouloir déposséder de ses droits et de son titre d’auteur un écrivain, qui devait se croire, en vertu d’une longue et incontestable possession, à l’abri de pareille chicane littéraire: il faudrait, au moins, une preuve, sinon des preuves, pour établir un nouveau système qui donne un démenti éclatant à une opinion accréditée, confirmée par le témoignage de deux siècles.

«M. A.-T. Barbier est un bibliophile passionné, un chercheur infatigable, un obstiné feuilleteur de livres. Nous l’avons vu, pendant dix mois, dix mois entiers, s’acharner à la poursuite de son Ménage, caché sous la peau d’Isarn; nous l’avons vu, inébranlable dans ses convictions préconçues, repousser, rejeter dédaigneusement tout ce qui pouvait détruire son rêve favori. Le XVIIe siècle avait beau crier: Isarn; M. A.-T. Barbier répétait: Ménage.

«Quand M. A.-T. Barbier a publié une charmante édition des Mémoires de Hollande, qu’il attribuait à madame de Lafayette, nous avons applaudi à sa découverte, un peu problématique cependant, mais fondée, du moins, sur la déclaration formelle d’un ancien bibliographe, le rédacteur de la Bibliotheca Heinsiana. C’était peut-être un paradoxe, mais un paradoxe ingénieux, qui ne faisait tort à personne, puisque les Mémoires de Hollande ne sont pas trop indignes de l’auteur de la Princesse de Clèves, et que cet ouvrage agréable n’a jamais eu de père avoué. L’enfant est de bonne race; on en fait honneur à madame de Lafayette; soit, baptisons l’enfant!

«Il est étrange, il est cruel, au contraire, de s’attaquer à ce pauvre Isarn, à l’auteur reconnu, incontesté du Louis d’or, pour lui enlever son livre, son joli petit livre, pour lui arracher, bon gré mal gré, ses lauriers de poëte et de bel esprit, au profit de son contemporain et de son ami, le docte et pédant Ménage. Et sur quoi s’appuie l’échafaudage fragile et mal enchevêtré de ce monstrueux paradoxe? Sur un passage des manuscrits de Conrart, où l’on voit, en regard du nom de Thrasyle, une apostille de la main de Pellisson, dans laquelle ce dernier parle ironiquement des constantes amours d’Isarn. Or, Thrasyle, c’était Ménage, dans le monde des Précieuses.

«Le grand maître des autographes, le spirituel et savant M. Feuillet de Conches, nous expliquera la note de Pellisson, lorsqu’il publiera les Chroniques des Samedis de mademoiselle de Scudéry, dans la Bibliothèque elzévirienne de M. Jannet. M. Feuillet de Conches est d’autant plus autorisé à nous dire le dernier mot sur Isarn, qu’il possède, dans son admirable collection, beaucoup de lettres et de manuscrits de ce même Isarn, qui n’a jamais été et qui ne sera jamais Ménage, quoi qu’on die!

«M. A.-T. Barbier aurait mieux fait de tenir compte de l’opinion tout à fait contradictoire de son illustre parent, l’auteur du Dictionnaire des Anonymes, dans lequel Isarn est nommé deux fois comme ayant composé la Pistole parlante, ou la Métamorphose du Louis d’or (Paris, de Sercy, 1660, in-12), réimprimée sous le titre du Louis d’or, à mademoiselle de Scudéry (Paris, Loyson, 1661, in-12), et plus tard, avec le nom de l’auteur, dans le Recueil de pièces choisies tant en prose qu’en vers (La Haye, van Loom, 1714, 2 vol. in-8), publié par Bernard de La Monnoye. A.-A. Barbier n’était pas seulement un excellent bibliographe, c’était un écrivain profondément versé dans l’histoire littéraire. C’est donc lui qui se charge de répondre ici à son cousin, M. A.-T. Barbier.

«En attendant une réponse plus détaillée, nous ferons observer à M. A.-T. Barbier que Ménage n’avait aucun motif de se déguiser sous le masque d’Isarn, ou Isar le Pensif. Ménage, d’ailleurs, en sa qualité de précieux, connu, admiré, adulé sous la majestueuse dénomination du sage Thrasyle, ne se fût pas abaissé à prendre un nom de bête, car, suivant les Origines de la langue françoise de Ménage lui-même (Paris, 1650, in-4o), l’isard ou isar, est une espèce de chamois. M. A.-T. Barbier aura peut-être de bonnes raisons à nous fournir, au sujet de cette métamorphose de Ménage en chamois, métamorphose plus étrange que celle du Louis d’or du véritable Isarn.

«Nous renvoyons donc M. A.-T. Barbier au traité de la Versification françoise, par Pierre Richelet (Paris, 1671, in-12), dans lequel il est fait mention avec éloge de M. Izarn, et de son Louis d’or; nous le renvoyons aux recueils manuscrits de Conrart, où il est souvent question de M. Isarn, qui se trouve là côte à côte et face à face avec Ménage ou Thrasyle; nous le renvoyons enfin à la Pompe funèbre de Monsieur Scarron (Paris, Jean Ribou, 1660, in-12), où il verra paraître, dans le cortége démasqué des auteurs du temps, «Issare, autheur de la Pistole parlante,» entre l’habile Cassagne et l’ingénieux Perrault, auteur du Dialogue de l’Amour et de l’Amitié.

«P. S.—Dans une lettre adressée à Mlle de Scudéry, le 13 octobre 1656, Pellisson dit avoir reçu deux lettres d’Isarn, qui est encore à Bordeaux (Mss. de Conrart, in-folio, t. V). Dans une autre lettre adressée à Mlle Legendre, le 2 novembre 1656, Pellisson dit avoir dîné chez Godeau, évêque de Vence, avec Chapelain, Isarn, Mlles Robineau et de Scudéry (Bibl. de l’Arsenal, MSS. Belles-Lettres, no 145, in-fol.). Qu’en pense M. A.-T. Barbier?»

Cette note, modérément sarcastique, n’éclaira pas M. A.-T. Barbier, mais elle le mit au désespoir; loin de s’avouer vaincu, il rassembla de toutes parts une foule de renseignements plus ou moins problématiques, afin de continuer le combat, pour la plus grande gloire de Ménage. Il voulut répliquer à l’article dans lequel j’avais réduit à peu de chose son thème favori sur Isarn, et il présenta au directeur du Bulletin du Bouquiniste une argumentation si longue, si verbeuse, si obscure, tranchons le mot, si déraisonnable, que force fut à M. Aubry de refuser l’insertion de cette insignifiante polémique. M. A.-T. Barbier ne se tint pas pour battu: il eut recours au ministère de l’huissier. M. Aubry me pria de prendre la plume une dernière fois et de répondre, sous son nom, à M. A.-T. Barbier. En conséquence, on lut dans le no 38 du Bulletin du Bouquiniste (15 juillet 1858):

«BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE PAR HUISSIER.

«C’est là une nouvelle espèce de bibliographie, qui, nous l’espérons dans l’intérêt des lecteurs du Bulletin du Bouquiniste, ne se renouvellera pas souvent.

«Nous avons inséré, dans le 33e numéro (1er mai), une note de M. A.-T. Barbier, qui annonçait au monde bibliographique avoir découvert le fameux Ménage sous le masque d’Isarn. Cette note, rédigée en style sibyllin, avait tous les caractères d’un oracle: obscurité, singularité, nouveauté. Nous connaissions Ménage, nous ne connaissions guère Isarn; il était tout simple que le premier se fût incarné littérairement dans le second. D’ailleurs, M. A.-T. Barbier était sûr de son fait, comme s’il eût, d’un coup de baguette, forcé Ménage à quitter son déguisement de chamois et à reprendre son véritable nom.

«Dans le numéro 35 (1er juin), le bibliophile Jacob répondit à M. A.-T. Barbier, en style de bibliographe, et lui démontra, par des faits, des dates et des arguments sans réplique, qu’Isarn était bien Isarn, comme Ménage était Ménage, et que, même en bibliographie, il vaut mieux laisser chacun comme il est.

«M. A.-T. Barbier, qui avait employé plus d’un an à la découverte de son Ménage, caché sous la peau d’Isarn, comme le dit le bibliophile Jacob, ne voulut pas s’avouer à lui-même qu’il était dupe d’une illusion obstinée: il eut l’intention de prouver qu’il ne se trompait pas et qu’Isarn n’avait jamais existé que dans la personne de Ménage; mais, en bibliographie comme en poésie, l’intention ne saurait passer pour le fait. Deux fois, trois fois, M. A.-T. Barbier nous apporta des notes, toujours écrites en style sibyllin, mais, par cela même, trop obscures pour notre intelligence; il ne faisait que répéter sa première note, en la rendant plus confuse qu’elle n’était d’abord; du reste, pas un renseignement, pas une date, pas une preuve. La bibliographie est une science précise et claire, qui ne saurait vivre dans les ténèbres et dans le chaos. Nous attendions que la lumière se fît dans l’esprit de M. A.-T. Barbier: Fiat lux!

«M. A.-T. Barbier, qui a tant de droit à notre déférence, refusa de donner à ses idées et à ses recherches une forme plus nette et plus exacte; il exigea de nous l’insertion de sa réponse telle quelle, et, pour obtenir cette insertion, il eut recours à l’entremise d’un huissier.

«Voici la pièce curieuse que nous mettons sous les yeux des bibliographes:

L’an mil huit cent cinquante huit, le vingt-neuf juin, à la requête de M. André-Thomas Barbier, ancien bibliothécaire, demeurant à Paris, rue de Grenelle Saint-Germain, no 168,

J’ai, François-Gustave Fontaine, huissier près le tribunal civil de la Seine, séant à Paris, y demeurant, rue de Buci, no 12, soussigné;

Fait sommation à M. Auguste Aubry, libraire-éditeur du journal le Bulletin du Bouquiniste, demeurant à Paris, rue Dauphine, no 16, en son domicile, parlant à sa femme ai dit, etc.

D’insérer dans le plus prochain numéro du journal le Bulletin du Bouquiniste la réponse suivante, que le requérant entend faire à l’article intitulé le Ménage-Isarn de M. A.-T. Barbier, signé P. L. Jacob, bibliophile, publié dans le numéro, du premier juin courant, du journal susindiqué, pages 271 et 272.

AU BIBLIOPHILE JACOB.

Sur sa longue plaidoirie en faveur d’Isarn, transformé par lui en chamois, et plus honnêtement en Isarn par Sarazin, comme Ménage nous l’apprend lui-même dans le manuscrit de Conrart, en 1653 et non en 1650.

Vous prétendez qu’Isarn vive,
Trois ans avant que d’être né:
Plus malicieux que l’abbé Rive,
Vous seul l’avez imaginé.
Autrement que Ménage habile,
Vous feriez parler un lapin,
Et plus sorcier que Thrasile,
Sans y perdre votre latin.

Déclarant que, faute de satisfaire à la présente sommation, le requérant se pourvoira par les voies de droit, même par celles extraordinaires, à l’effet de l’y contraindre.

Et j’ai au susnommé, à domicile et parlant comme ci-devant, laissé cette copie.

Coût cinq francs quarante centimes.

Pour réquisition: Barbier.Fontaine.

M. A. Aubry, libraire-éditeur, rue Dauphine, no 16.

«Nous savions que M. A.-T. Barbier était un homme fort instruit, grand fureteur de livres, grand déchiffreur de manuscrits, mais nous ne savions pas qu’il fût poëte à propos de bibliographie; il sera peut-être, un autre jour, bibliographe à propos de poésie. Nous ne lui attribuerons donc pas deux ou trois fautes de prosodie, qui défigurent son joli huitain et que nous lui demandons la permission de mettre sur le compte de l’huissier, car M. François-Gustave Fontaine, huissier près le tribunal civil de la Seine, n’est pas tenu, par état, de savoir que le mot malicieux a quatre syllabes et le mot sorcier deux: son ministère n’a rien de commun avec Ménage, ni même avec Isarn.

«Nous avons prié naturellement le bibliophile Jacob de répondre à la sommation qui s’adresse à lui autant qu’à nous: il s’en est excusé, en disant qu’il aimait et estimait trop M. A.-T. Barbier pour lui causer du chagrin en lui enlevant un rêve agréable, et qu’il ne se sentait plus compétent dans un débat littéraire qui commençait en sibylle et qui finissait en huissier: desinit in piscem mulier formosa superne.

«Le bibliophile Jacob nous fait observer, d’ailleurs, que M. Cousin et la Biographie universelle se sont chargés de répondre pour lui: M. Cousin, dans son charmant ouvrage sur la Société française du XVIe siècle, qui vient de paraître, et qui a placé Isarn, l’auteur du Louis d’or, au milieu de cette société que M. Cousin connaît, comme s’il y avait vécu; la Biographie universelle, dans un article consacré à Isarn, lequel article fait partie du tome XX publié ces jours-ci et semble accuser la touche du savant M. Weiss, qui possède la correspondance inédite de mademoiselle de Scudéry.»

Les choses en restèrent là, ou, du moins, le Ménage-Isarn cessa d’égayer les amateurs qui n’avaient jamais trouvé la bibliographie plus plaisante. M. A.-T. Barbier ne me pardonna pourtant pas de lui avoir enlevé ses chères illusions à l’égard d’un pseudonyme qu’il avait créé avec tant d’efforts, et il persévéra silencieusement à poursuivre ses recherches à travers les livres et les manuscrits, qui lui montraient souvent l’ombre fugitive d’Isarn, sans laisser poindre l’oreille de Ménage. Il venait souvent à la Bibliothèque de l’Arsenal, et il avait soin de m’éviter, comme si j’eusse été son plus cruel ennemi; mais il ne manquait pas, à chacune de ses visites, de déposer, à mon adresse, chez le concierge de la Bibliothèque, une épigramme aussi bénigne, aussi innocente, qu’il pouvait la faire contre le défenseur d’Isarn. Je m’abstins de renouveler le débat, pour ne pas renouveler les chagrins de mon honorable adversaire, qui avait toujours l’épiderme très-sensible et très-irritable à l’endroit de Ménage.

Cependant je lui fis passer, un jour, par l’entremise d’un ami commun, le passage suivant d’une compilation peu connue, intitulée:... ana, ou Bigarrures calotines (Paris, J.-B. Lamesle, 1730, in-12, page 5 du troisième recueil). C’était, en quelque sorte, mettre sous les yeux de M. A.-T. Barbier l’acte de naissance et l’acte de mort du véritable Isarn.

«Isard, selon d’autres Isar, et plus communément Isarn, peu ou presque point connu dans les recueils de poésie, étoit frère d’un greffier de la Chambre de l’Édit de Castres. Il vint à Paris, en 1664, avec M. Pellisson; le même génie qu’ils avoient les intrigua avec Mlle de Scudéry qui les considéroit également du côté de l’esprit. Peut-être mettoit-elle quelque différence du côté de la personne, car celle d’Isar ne respiroit que l’amour et l’inspiroit par sa présence. Celle de Pellisson ne produisoit pas le même effet. Il étoit extrêmement laid, et la petite vérole avoit même marqué sur son visage un air presque difforme. Au contraire, Isar engageoit, par sa physionomie, par sa prestance aisée, et par les traits, le teint et les cheveux, qu’il avoit très-beaux. Cependant ces belles qualités ne détournèrent pas Mlle de Scudéry de se déclarer pour M. Pellisson. Cette préférence ne les rendit pas moins bons amis. Bien loin de se prévaloir de sa bonne fortune, Pellisson ne chercha que les occasions de témoigner son estime à Isar: il lui donna la connoissance de M. Colbert, qui le choisit pour gouverneur de son fils, M. le marquis de Seignelay, lorsque ce ministre entreprit de le faire voyager par les cours intriguées avec la France. A son retour d’Italie, d’Allemagne et d’Angleterre, Isar périt malheureusement, dans une chambre dont les laquais du marquis de Seignelay avoient emporté la clef, et cela, sans qu’Isar, qui fut attaqué de foiblesse, ait trouvé le moyen d’appeler du secours. Cet accident arriva vers l’an 1673. La société galante de Mlle de Scudéry lui fit composer ce joli impromptu, qu’un habile musicien mit sur un air:

Qu’une impatience amoureuse
Est un supplice rigoureux!
Qu’une heure qu’on attend et qui doit être heureuse
Cause de moments malheureux!

Apparemment que l’auteur, qui n’avoit peut-être pas été mécontent de ces vers, qui lui servirent de déclaration auprès de l’illustre Sapho, ne voulut pas qu’elle en perdît la mémoire. Il les mêla avec d’autres poésies, dans la petite fiction qui nous reste de lui sous le titre du Louis d’or, imprimée, avec la Réponse de Mlle de Scudéry, dans le Recueil de Vitré de l’an 1666. C’est là le seul ouvrage que je sache de lui. Les auteurs qui ont décidé sur le nom d’Isarn au lieu d’Isar, l’ont sans doute confondu avec Isarn de Montauban, lieutenant de vaisseau, qui commandoit en 1682.»

M. A.-T. Barbier fut atterré, m’a-t-on dit, à la lecture de ce témoignage contemporain en faveur d’Isarn, car cet Ana, publié par l’abbé d’Allainval sous le titre de Bigarrures calotines, est certainement un ouvrage posthume de l’abbé Bordelon; il communiqua le document au savant bibliographe J. Lamoureux, qui en a fait usage dans l’article Isarn, destiné à la Nouvelle Biographie générale, et il mourut bientôt après, à la suite d’une opération douloureuse qu’il avait supportée avec un courage stoïque. Peu de semaines avant sa mort, son ardeur de bibliographie n’était pas éteinte, et comme il avait, ce jour-là, entassé autour de lui une trentaine de volumes, à la Bibliothèque de l’Arsenal, le bibliothécaire lui demanda, en le voyant se lever précipitamment pour sortir, s’il reviendrait achever la séance: «Pas aujourd’hui, dit-il gaiement; vous savez que j’ai la pierre? Le chirurgien m’attend pour me tailler.» On ne le revit plus à l’Arsenal.

Quant au Recueil de Vitré de l’an 1666, que cite l’auteur des Bigarrures calotines, il était bien connu de M. A.-T. Barbier, qui y avait trouvé de quoi appuyer son opinion relative au Ménage-Isarn; car, dans l’exemplaire que possède la Bibliothèque de l’Arsenal, le Louis d’or d’Isarn porte des corrections autographes de Ménage. C’est un recueil rare et précieux, que le savant M. Brunet ne nous paraît pas avoir signalé dans le Manuel du libraire; Ménage en fut l’éditeur et Vitré l’imprimeur; en voici le titre complet: Elogia Julii Mazarini cardinalis, a celebrioribus hujus sæculi auctoribus, gallica, italica et latina lingua conscripta, ex mandato illustrissimi domini Johannis Baptistæ Colbert (Parisiis, e typographia regia, 1666, in-folio). Vendu une livre huit sous, à la vente de Lancelot, en 1741.... O Isarn! ô Ménage! ô A.-T. Barbier!


LES PREMIERS
MÉMOIRES DE SANSON.


En l’an de grâce 1862, un habile éditeur parisien annonçait, à grand renfort de réclames, la prochaine apparition des Mémoires de Sanson et de sept générations d’exécuteurs (1688-1847), et ce nouvel ouvrage, qui promettait d’intéressantes révélations sur l’histoire de la guillotine, était attendu avec une vive impatience. Aujourd’hui qu’il est entièrement publié, on peut dire que la curiosité des lecteurs avides d’émotions terribles et horribles a été satisfaite, et que les metteurs en œuvre de ces sanglants Mémoires ont fait preuve d’un incontestable talent.

Mais, en 1862, on avait encore le droit de se demander quels étaient ces Mémoires et quelle parenté ils pouvaient avoir avec ceux qui avaient paru, plus de trente ans auparavant, sous ce titre: Mémoires pour servir à l’histoire de la Révolution française, par Sanson, exécuteur des jugements criminels pendant la Révolution (Paris, au Palais-Royal, galerie d’Orléans, no 1, 1830, 2 vol. in-8; tome Ier, de 24 feuilles 1/4; tome II, de 29 feuilles 1/4. Imprimerie de Cosson). Telle fut la question que M. l’abbé Dufour crut devoir poser dans les Annales du Bibliophile, du Bibliothécaire et de l’Archiviste, en déclarant qu’il avait inutilement cherché partout, même à la Bibliothèque impériale, ces premiers Mémoires, cités dans toutes les bibliographies, traduits en allemand et devenus introuvables en France. Il supposait donc que lesdits Mémoires n’existaient pas, ou, du moins, qu’ils avaient été anéantis par quelque cause ignorée, aussitôt après leur mise en vente. Bien plus, il en concluait que les nouveaux Mémoires, qu’il voyait annoncés avec fracas, ne devaient être qu’une seconde édition des Mémoires imprimés déjà eu 1830.

Le devoir d’un bibliographe est de répondre à toutes les questions qui sont de sa compétence, et je répondis sur-le-champ à l’enquête bibliographique, que le savant abbé Dufour, ancien élève de l’École des chartes, avait ouverte dans les Annales du Bibliophile, que rédigeait alors avec autant d’esprit que d’érudition mon jeune collègue M. Louis Lacour.

Les Annales du Bibliophile ont disparu et sont déjà oubliées. Ma réponse à M. l’abbé Dufour mérite-t-elle de leur survivre? On en jugera, si l’on veut prendre la peine de la lire.

«Voici, en peu de mots, la solution aussi complète que possible de la question bibliographique, que M. l’abbé Val. Dufour a proposée aux lecteurs des Annales du Bibliophile. Je n’ai eu qu’à interroger mes propres souvenirs, qui remontent déjà fort loin, hélas! pour réunir tous les renseignements nécessaires sur un ouvrage très-curieux et très-intéressant, qui a erré longtemps le long des quais de la Seine, comme une ombre au bord de l’Achéron, et qui n’est pas devenu, ce me semble, un livre introuvable, malgré l’oubli trop injuste dans lequel il est tombé depuis trente ans.

«Il faut reconnaître, cependant, que les Mémoires de Sanson, publiés par le libraire Mame en 1830, sont aujourd’hui assez rares; ils le seront davantage, quand on s’avisera de les rechercher et de les conserver comme ils le méritent, car une grande partie de l’édition a été brûlée dans l’incendie de la rue du Pot-de-Fer en 1835, et le reste s’est dispersé à tous les vents, en passant par les étalages des bouquinistes.

«Si M. l’abbé Dufour eût demandé ce livre dans un ancien cabinet de lecture, au lieu d’aller le demander à la Bibliothèque impériale, il l’aurait rencontré, plus ou moins sali et maculé par l’usage, peut-être chargé d’annotations manuscrites, car les exemplaires des Mémoires de Sanson qui franchirent le seuil des cabinets de lecture y trouvèrent de nombreux lecteurs. Mais il faut bien le constater, ils furent repoussés avec dédain, à leur apparition, par la plupart des cabinets de lecture.

«Si M. l’abbé Dufour avait consulté la Bibliographie de la France, il n’aurait pas eu de doute relativement à l’existence des premiers Mémoires de Sanson, lorsque la liste officielle des publications faites en 1830 eût mis sous ses yeux les deux articles suivants:

«No 1017. Mémoires pour servir à l’histoire de la Révolution française, par Sanson, exécuteur des jugements criminels pendant la Révolution, tome Ier, in-8 de 24 feuilles 1/4, imprimerie de Cosson, à Paris. A Paris, au Palais-Royal, Galerie d’Orléans, no 1.

«No 2623. Mémoires... Tome second, in-8 de 29 feuilles 1/4, imprimerie de Cosson. Même adresse de libraire.

«J’entrerai maintenant dans quelques détails littéraires et bibliographiques sur ces Mémoires, en reproduisant d’une manière plus explicite les faits relatés dans une note que je me souviens d’avoir écrite à l’occasion de cet ouvrage, qui figurait dans la bibliothèque de mon ami Armand Dutacq. Voy. le Catalogue de cette bibliothèque, 1857, in-8.

«Dans les derniers mois de 1829, le libraire Mame, qui avait publié avec un prodigieux succès les Mémoires apocryphes de Mme du Barry, d’une Femme de qualité, du cardinal Dubois, etc., reçut la visite d’un libraire, que je ne nommerai pas, lequel venait lui offrir de publier de compte à demi les Mémoires du Bourreau. Il y eut des pourparlers à ce sujet; mais, comme le libraire, qui se disait possesseur du manuscrit, avait des prétentions exorbitantes et refusait de communiquer ce manuscrit, l’affaire fut rompue. Mame avait reculé devant le danger que présentait la publication d’un pareil livre avec un pareil titre, car l’exécuteur des hautes œuvres alors en fonctions n’eût pas manqué de protester contre la mise en circulation d’un ouvrage anonyme, dont la responsabilité lui eût été attribuée. Je ne sais par quelle circonstance L’Héritier de l’Ain, qui venait d’achever la composition des fameux Mémoires de Vidocq, s’aboucha directement avec Mame, pour publier les véritables Mémoires de Sanson.

«On avait persuadé à Sanson, qui était encore exécuteur des arrêts de la justice criminelle à cette époque, après avoir rempli son terrible ministère pendant tout le cours de la Révolution, qu’il devait à son tour écrire des Mémoires et raconter à la postérité les plus douloureux épisodes de l’histoire révolutionnaire. Sanson était un excellent homme, honnête, loyal et presque naïf. Je ne fais que répéter le jugement que j’ai entendu porter sur son compte par L’Héritier de l’Ain, qui le connaissait particulièrement. Quoi qu’il en soit, les choses furent promptement décidées: Sanson signa un traité de librairie, par lequel il autorisait Mame à éditer les Mémoires qui seraient composés sous son nom, par des écrivains qu’il choisirait ou qu’il adopterait, en leur communiquant des notes et des matériaux. Mame, avec qui j’étais en rapport d’affaires et qui me témoignait beaucoup de confiance, me proposa de me charger de la rédaction de ces Mémoires, de concert avec L’Héritier de l’Ain. Je ne pus accepter son offre, car j’étais occupé à d’autres travaux urgents. Or, Mame voulait que le premier volume des Mémoires de Sanson fût rédigé et imprimé immédiatement, avant la publication rivale qu’on annonçait déjà dans la librairie sous le titre de Mémoires du Bourreau.

«Honoré de Balzac, qui s’était fait connaître avantageusement par sa Physiologie du mariage, publiée par Levavasseur, avait obtenu plus de succès encore avec les Scènes de la vie privée, que Mame réimprimait en ce moment pour la seconde fois. Mame le pria de devenir le collaborateur de L’Héritier de l’Ain pour les Mémoires en question, et Balzac, non sans avoir hésité et même refusé, accepta les offres de son éditeur. C’était pour lui une affaire d’argent, et il éprouva un regret poignant, lorsqu’il dut livrer pour les Mémoires de Sanson deux nouvelles qu’il avait préparées pour le cinquième volume des Scènes de la vie privée: La Messe expiatoire et Monsieur de Paris. La première de ces nouvelles fit l’introduction des nouveaux Mémoires, et je me rappelle que Mame jugeait bien ce morceau, en déclarant que c’était un chef-d’œuvre. Quant à la seconde nouvelle, elle fut destinée à former la moitié du premier volume, que L’Héritier de l’Ain commençait à rédiger un peu à l’aventure.

«Il y eut, à l’occasion de cette mise en œuvre des Mémoires de Sanson, un grand dîner chez l’auteur responsable. Quoique je n’aie pas assisté à ce dîner extraordinaire, j’ai su, de la bouche de Mame, tout ce qui s’y était passé. Balzac, L’Héritier de l’Ain et quelques autres gens de lettres avaient accompagné Mame, qui était leur introducteur dans la maison du vieux Sanson. Le dîner fut d’abord froid et silencieux; les convives semblaient gênés et inquiets; on mangeait et on buvait peu, bien que la chère ne laissât rien à désirer. Mais, lorsqu’on eut mis sur le tapis le sujet de la réunion, la conversation s’anima, et Sanson donna carrière à ses lugubres confidences. Balzac l’interrogeait, Balzac le forçait à fouiller dans les coins les plus sombres de sa mémoire.

«Sanson racontait avec une sorte de candeur les horribles faits et gestes de sa jeunesse: il raconta ainsi l’exécution des Girondins, celle de Charlotte Corday, celle de Robespierre, etc. Il ne parlait pas de Louis XVI ni de Marie-Antoinette. Balzac lui demanda impitoyablement de retracer les derniers moments de ces augustes victimes. Sanson pâlit et se tut, des larmes coulèrent sur ses joues, et, d’une voix solennelle, il ordonna d’apporter la relique. Une boîte d’acajou, fermée à clef, fut placée sur la table entre les bouteilles vides. Il l’ouvrit avec émotion, et tous les assistants, qui se penchaient pour voir ce que renfermait cette boîte mystérieuse, y virent briller une lame d’acier: «Voici le couteau qui a fait tomber deux nobles têtes, dit Sanson qui fondait en larmes. Ce couteau est sacré, et tous les jours je m’agenouille devant lui, en priant pour les saints martyrs de la France, le Roi et la Reine.»

«Cette scène produisit une telle impression sur l’auditoire, que plusieurs des convives furent obligés de sortir de table, et l’un d’eux s’évanouit. Balzac avait conservé de ce dîner un souvenir saisissant, qu’il ramenait souvent dans ses entretiens, et il faisait passer dans l’âme de ses auditeurs les sentiments de terreur et de pitié, qu’il avait emportés lui-même de la maison de Sanson: «Cet homme-là, disait-il, m’a fait assister en réalité aux horreurs de la place de la Révolution.»

«Depuis ce dîner mémorable, il cessa de travailler aux Mémoires de Sanson. Il avait fourni au premier volume, outre l’introduction et l’épisode dramatique qu’il appelait Monsieur de Paris (c’était la désignation du bourreau de Paris, dans la famille de Sanson), un petit nombre de pages marquées au coin de son talent, et la touchante anecdote du Mouchoir bleu, qu’il avait entendu raconter par Becquet et que Becquet écrivit depuis à sa manière pour la Revue de Paris. Le premier volume des Mémoires de Sanson parut chez un libraire du Palais-Royal, qui avait consenti à servir de prête-nom à Mame, et, le même jour, on mit en vente, chez les principaux libraires, les Mémoires de l’Exécuteur des hautes œuvres, pour servir à l’histoire de Paris pendant la Terreur, in-8o. Lombard de Langres était l’auteur de ce dernier ouvrage, auquel il n’avait pas osé mettre son nom; Lombard de Langres, ancien membre du tribunal de cassation, ancien ambassadeur extraordinaire en Hollande!

«Eh bien! les Mémoires de Sanson n’eurent pas plus de vogue que les Mémoires de l’Exécuteur des hautes œuvres: les libraires et les cabinets de lecture semblaient s’être coalisés pour repousser également ces deux ouvrages. On en vendit seulement quelques exemplaires. Mame ne se découragea pas; il avait foi dans le mérite réel de cette composition historique; il espérait que les volumes suivants vaincraient le mauvais vouloir de la librairie et l’indifférence du public. Mais L’Héritier travaillait lentement ou ne travaillait pas: il fallait lui arracher son manuscrit page à page, et tous les jours Mame allait solliciter la paresse de cet écrivain, qui lui livrait trois ou quatre feuillets de copie en échange d’une pièce d’or, qu’il dépensait presque aussitôt de la façon la moins édifiante, car L’Héritier logeait en garni dans une maison de tolérance, rue des Boucheries-Saint-Germain. C’est ainsi que fut composé le second volume des Mémoires de Sanson. Le troisième était sous presse, quand la révolution de Juillet donna le coup de grâce à cette triste entreprise de librairie.

«Mame se vit obligé de reprendre presque tous les exemplaires des deux premiers volumes, qu’il avait cédés conditionnellement à différents libraires, entre autres à Lecointe: ces volumes étaient invendables, d’après l’opinion de la librairie. Il en vendit pourtant un nombre à un libraire, qui renouvela les titres en 1834, mais qui ne parvint pas à se défaire de sa marchandise. L’édition à peu près entière (on avait tiré 4,500 exemplaires) était en dépôt dans les magasins de papier et les ateliers de brochure de la rue du Pot-de-Fer, quand un incendie, qui dévora en 1837 la moitié des livres que la librairie parisienne avait fabriqués depuis trente ans, anéantit tout ce qui restait de cette édition, en l’empêchant de tomber chez l’épicier.

«Je me plais à répéter que l’ouvrage dont M. Dufour s’est préoccupé, sans pouvoir en apprécier la valeur littéraire, n’est pas indigne d’exciter sa curiosité et de fixer son intérêt. Le premier volume, comme je l’ai dit plus haut, compte au moins trois cents pages qui appartiennent à Balzac et qui ne sont pas les moins remarquables de celles qu’il a écrites de main de maître. L’histoire des amours de la fille du bourreau de Versailles avec le fils du bourreau de Paris est un petit roman fort original, qui tient à la fois de l’idylle et du genre horrible. Quant à l’introduction, je la considère comme une des meilleures créations «du plus fécond des romanciers.»

«On n’eut pas la peine d’oublier les Mémoires de Sanson, qui n’avaient jamais fait le moindre bruit dans le monde. On ignorait assez généralement leur existence. Ils n’avaient fait que passer et disparaître. Je conseillai souvent à Balzac, qui rassemblait ses œuvres complètes, de reprendre possession de tout ce qu’il avait enfoui dans ce livre mort-né et enterré: «Ce sont des perles tombées dans la boue, lui disais-je; elles n’ont rien perdu de leur éclat, ramassez-les, et, après les avoir lavées, placez-les dans votre écrin.» Il suivit mon conseil à demi, et il retravailla l’introduction des Mémoires de Sanson, pour la faire reparaître avec son nom dans un keepsake: elle est à présent dans ses œuvres. Mais il ne se décida pas à faire rentrer dans les Scènes de la vie privée ce Monsieur de Paris, qu’il se reprochait toujours d’avoir ôté de son cadre pour le jeter aux gémonies: «Ce sera l’affaire des éditeurs de mes œuvres posthumes, disait-il; mais, en vérité, il y a conscience de laisser un pareil ouvrage là où j’ai eu la folie de le mettre: cela peut s’appeler abandonner son enfant dans la rue.»

«Armand Dutacq, l’ami fidèle de la gloire littéraire de ce grand écrivain, s’était promis de restituer à Balzac ce qui, dans les Mémoires de Sanson, appartient à Balzac: il avait donc fait réimprimer, dans le feuilleton du Pays, l’épisode du Mouchoir bleu et le roman de Monsieur de Paris (reproduit déjà dans le Journal des femmes et dans un grand nombre d’autres journaux de Paris et des départements), sans les signer, toutefois, du nom de l’auteur; mais ce nom était inscrit dans toutes les pages et à toutes les lignes. Il est probable que ces deux morceaux seront tôt ou tard recueillis, suivant le vœu du défunt, dans ses œuvres posthumes.

«N’est-il pas probable, aussi, que les premiers Mémoires de Sanson seront réimprimés, quand on en aura constaté l’importance historique et littéraire? Mais qui osera revendiquer la propriété de cet ouvrage? Sont-ce les héritiers de Sanson ou ceux du libraire Mame? Sont-ce les héritiers de Balzac ou ceux de L’Héritier de l’Ain? La moralité de la fable intitulée Le Coq et la Perle s’appliquera probablement à ce livre rare, sinon introuvable:

Un ignorant hérita
D’un manuscrit qu’il porta
Chez son voisin le libraire.
«Je crois, dit-il, qu’il est bon,
Mais le moindre ducaton
Serait bien mieux mon affaire.»

«Je vous parlerai une autre fois d’un livre de la même époque, non moins curieux que les Mémoires de Sanson, méritant mieux que ceux-ci l’épithète d’introuvable, et plus digne aussi de l’attention de M. l’abbé Val. Dufour: ce sont les Mémoires du Père Lenfant, confesseur du roi, Mémoires publiés aussi par Mame et détruits, comme ceux de Sanson, dans l’incendie de la rue du Pot-de-Fer.»

Dans une livraison postérieure des Annales du Bibliophile, M. le docteur A. Chereau, qui fait autorité parmi les bibliographes, a bien voulu m’interroger, au sujet d’une réimpression des Mémoires de Sanson, publiée à la même adresse en 1831, mais sortant d’une autre imprimerie: Paris, à la librairie centrale de Boulland, Palais-Royal, galerie d’Orléans, no 1.—De l’imprimerie d’Hippolyte Tilliard, rue de la Harpe, no 78; 1831, in-8. Tome Ier, de 24 feuilles 1/8, dont 4 formant la préface et paginées I-LXVII; tome II, de 28 feuilles 1/8. J’ai dû envoyer ma réponse au journal, mais elle n’y a pas été insérée, ce me semble. Je racontais, en m’efforçant de raviver mes souvenirs, que Mame, l’éditeur des Mémoires de Sanson, avait cédé, en 1831, toute l’édition de ces Mémoires au libraire Boulland, qui en avait été le vendeur, sans y mettre son nom; mais cette édition était encore en consignation dans les magasins de l’État, qui prêta 10 ou 12 millions à la librairie, sur dépôt de livres, vers la fin de l’année 1830. Il est probable que Boulland fit réimprimer à ses frais l’ouvrage qu’il espérait continuer par l’entremise de Balzac, qui était depuis longtemps en relations d’affaires avec lui et qui, en lui vendant un roman historique intitulé: la Bataille d’Austerlitz, lui en avait livré les premiers chapitres. Je me rappelle que Boulland s’efforça, par des annonces et des prospectus, de galvaniser les Mémoires de Sanson, qui se vendirent alors beaucoup mieux qu’ils ne s’étaient vendus dans la nouveauté. Cependant il serait possible que cette nouvelle édition ne fût qu’un rhabillage de la première, à l’aide de nouveaux titres. On aurait, dans ce cas, réimprimé seulement les dernières pages des deux volumes, pour y changer quelques phrases qui promettaient la suite de l’ouvrage. Je m’étonne pourtant que Beuchot n’ait pas signalé, selon son habitude, cette métamorphose de l’édition originale.

Au reste, l’heure du succès n’avait pas sonné pour les Mémoires de Sanson, qui faisaient assez honteuse figure à côté des Mémoires de Madame du Barry et des Mémoires d’une Femme de qualité. Lombard de Langres ne réussit pas davantage avec ses Mémoires de l’Exécuteur des hautes œuvres, et il en fut pour ses frais de guillotine, à l’époque où la place de Grève, théâtre ordinaire des exécutions capitales, n’avait point encore été purifiée par le sang des héros de juillet 1830.


TABARIN
ET
LE BIBLIOPHILE TABARINESQUE.


Auguste Veinant était un vrai bibliophile, mais un bibliophile solitaire, inquiet, jaloux et quinteux. Je l’ai suivi bien des fois, le long des quais, les yeux plongés dans les boîtes des bouquinistes; j’ai feuilleté, avant ou après lui, les bouquins qui méritaient d’attirer son attention; je me suis rencontré aussi avec lui chez les libraires qui s’occupent de librairie ancienne, mais je ne lui ai jamais adressé la parole; je ne le saluais pas même et je respectais son incognito, comme il respectait le mien. Il n’existait entre nous, je l’avouerai, aucun autre atome crochu que celui de la bibliographie. Je me plaisais pourtant à rendre justice à cette passion exclusive des livres, qui avait été l’unique affaire de sa vie, et je lui savais un gré infini d’avoir fait réimprimer à un petit nombre d’exemplaires, sans notes et sans études littéraires il est vrai, une foule de pièces rares et singulières, qu’il avait déterrées, avec le flair d’un chien de chasse, dans les immenses nécropoles des bibliothèques publiques.

En 1858, il se décida, non sans peine et sans regret, à publier, dans la Bibliothèque elzévirienne de M. Jannet, une édition des œuvres de Tabarin, à laquelle il travaillait depuis vingt ans, et que les amateurs attendaient avec une juste impatience. Cette édition, bien supérieure aux éditions originales et bien plus complète aussi, parut sous le pseudonyme de Gustave Aventin, anagramme du nom d’Auguste Veinant; elle fut reçue très-favorablement et elle trouva de nombreux acquéreurs. L’éditeur avait lieu d’être pleinement satisfait de son succès.

Mais il arriva que M. Colombey avait préparé simultanément une nouvelle édition de Tabarin, pour la Bibliothèque gauloise de M. Delahays, et que cette édition parut bientôt sous le pseudonyme de M. d’Harmonville, avec une Lettre anonyme, dont l’auteur n’était autre que le savant bibliographe M. Gustave Brunet de Bordeaux, et qui traitait à fond toutes les questions historiques et bibliographiques relatives à Tabarin et à ses œuvres. M. Auguste Veinant m’attribua non-seulement cette édition, mais encore la Lettre anonyme que M. d’Harmonville y avait jointe; il s’indigna, il s’irrita, il m’accusa hautement de concurrence déloyale, car il regardait comme sa propriété le chapeau de Tabarin, et il finit par condenser toute sa bile dans un article intitulé: De Tabarin et de ses nouveaux éditeurs, et signé: un Bibliophile tabarinesque. C’était une déclaration de guerre en forme, qu’il m’adressait par l’intermédiaire du Bulletin du Bibliophile (13e série, octobre 1858, p. 1262).

Je ne répondis pas d’abord, je ne voulais pas répondre, espérant que mon antagoniste, mieux informé, s’excuserait de m’avoir attaqué le plus gratuitement du monde et reconnaîtrait hautement mon innocence à l’endroit de Tabarin. Il n’en fit rien, et mon silence l’eût autorisé à croire que je me cachais sous le manteau de M. d’Harmonville. On me conseilla, on me pria de rompre le silence et de mettre la plume au vent contre le Bibliophile tabarinesque.

Voici la réponse, que le Bulletin du Bibliophile se chargea de publier pendant le carnaval de 1859, et qui fit quelque bruit dans le camp de Tabarin.

Mon cher Techener,

Je m’étais promis de ne pas répondre à votre Bibliophile tabarinesque, qui m’a cherché noise à propos de Tabarin; mais on me dit que mon silence tendrait à justifier les allégations bibliographiques et autres de cet amateur; sur ce, je prends la plume et vous adresse... une fable de La Fontaine, avec commentaire ad hominem.

LE LOUP ET L’AGNEAU.

L’Agneau, c’est moi, si vous voulez bien le permettre; le Loup, c’est le Bibliophile tabarinesque, un vrai loup, que nous voyons sous la peau du renard dans les Fables de La Fontaine:

Un Agneau se désaltérait
Dans le courant d’une onde pure.

Je venais de lire justement un admirable livre, plein de la plus douce et de la plus saine philosophie, les Mélanges littéraires de M. Silvestre de Sacy, et point ne songeais, je vous jure, à Tabarin, quoique deux éditions des œuvres tabariniques eussent paru presque simultanément dans la Bibliothèque elzévirienne et dans la Bibliothèque gauloise, pour la plus grande joie des bibliophiles.

Un Loup survient à jeun, qui cherchait aventure,
Et que la faim en ces lieux attirait.

Le Bibliophile tabarinesque, le Loup, avait besoin de mordre sans doute; c’est là un besoin naturel chez les loups. Voilà pourquoi notre homme allait chercher aventure dans le pays de la bibliographie, où l’on rencontre tant d’agneaux innocents et paisibles.

—Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage?
Dit cet animal plein de rage.
Tu seras châtié de ta témérité.

Le Loup, en m’interpellant ainsi, faisait semblant de croire que j’étais l’éditeur du Tabarin de la Bibliothèque gauloise, et que je me cachais sous le pseudonyme de M. d’Harmonville; il fallait bien au Loup un prétexte bon ou mauvais, pour me montrer les dents.

—Sire, répond l’Agneau, que Votre Majesté
Ne se mette pas en colère;
Mais plutôt qu’elle considère
Que je me vas désaltérant,
Dans le courant,
Plus de vingt pas au-dessous d’elle,
Et que, par conséquent, en aucune façon,
Je ne puis troubler sa boisson.

Oui, monseigneur le Loup, j’en atteste M. d’Harmonville lui-même, qui est un de nos jeunes écrivains les plus accrédités, j’en atteste aussi l’auteur anonyme de la Lettre qui termine l’édition du Tabarin de la Bibliothèque gauloise, j’en atteste le bibliographe excellent, qui ne se nomme pas, mais qui se fait assez connaître dans les pages si remarquables de cet appendice, je suis absolument étranger à ladite édition, laquelle ne fait tort à personne, excepté aux bibliophiles qui ne l’ont pas encore achetée.

—Tu la troubles! reprit cette bête cruelle.

C’est-à dire, reprit le Loup, que l’édition de la Bibliothèque gauloise trouble le succès de la Bibliothèque elzévirienne. Le Loup continue:

Et je sais que de moi tu médis l’an passé.

Les agneaux ne médisent pas des loups: ils voudraient pouvoir oublier que les loups existent.

—Comment l’aurais-je fait, si je n’étais pas né?
Reprit l’Agneau: je tette encor ma mère!

Ici la fable s’éloigne légèrement de la réalité, quoique la morale soit la même dans l’une et l’autre. L’Agneau, autrement dit votre serviteur, est né bibliographe depuis près d’un demi-siècle, mais il tette encore sa mère, en style figuré, qui signifie que je ne suis pas sevré du lait de la Bibliographie, et que je m’en abreuve toujours avec bonheur, sans pouvoir me détacher du sein de ma nourrice. C’est là une figure de rhétorique qui passera, si l’on veut, sur le compte de Tabarin.

—Si ce n’est toi, c’est donc ton frère?

Le Bibliophile tabarinesque veut que M. d’Harmonville soit très-proche parent de l’imperturbable bibliographe que j’ai l’honneur de vous présenter comme un autre moi-même.—Mon frère? l’Agneau réplique, dans la fable:

Je n’en ai point!

J’en ai deux, au contraire, qui valent mieux que moi, et dont l’un est tout simplement l’auteur de la plus belle tragédie de notre époque: Le Testament de César. Je puis jurer qu’il n’a jamais lu Tabarin. Le Loup ne se laisse pas convaincre par de bonnes et honnêtes raisons:

C’est donc quelqu’un des tiens?
Car vous ne m’épargnez guère,
Vous, vos bergers et vos chiens.
On me l’a dit; il faut que je me venge.

Le commentateur hasardera timidement une simple conjecture: Vous, ce sont les bibliophiles; vos bergers, ce sont certainement les libraires qui vendent de beaux livres; et vos chiens, ce seraient donc les bouquinistes. Voici le dénouement du drame:

Là dessus, au fond des forêts,
Le Loup l’emporte, et puis le mange,
Sans autre forme de procès.

A l’heure qu’il est, ce terrible Loup s’imagine que le pauvre Agneau demande grâce, pendant qu’on le déchire à belles dents. Assez d’Agneau, assez de Loup, s’il vous plaît.

Le Bibliophile tabarinesque, qui s’est mis en grands frais pour découvrir, après plus de deux siècles d’oubli, quel pouvait être le Tabarin de la place Dauphine, aurait eu moins de peine et aurait mieux réussi à savoir quel était M. d’Harmonville, quel était l’auteur de la Lettre à moi adressée au sujet de Tabarin. Il faut avoir du flair, quand on veut dépister les anonymes et les pseudonymes qui ont échappé aux poursuites infatigables du savant Barbier. Or, le flair, chez notre Bibliophile tabarinesque, est complétement perverti et gâté par ce qu’il nomme le parfum tabarinique. Je suis sûr que, s’il se mettait en peine de deviner quel est le principal docteur de la Bibliotheca scatologica, il ne manquerait pas de trouver que ce doit être le poëte chrétien Venantius Fortunatus.

Ah! M. le Bibliophile tabarinesque, vous supposez que le rôle de bibliographe consiste surtout à réimprimer, à petit nombre, sans notes et sans travaux littéraires, quelques livrets rarissimes, pour les vendre fort chers aux amateurs? C’est là, je l’avoue, une œuvre modeste et utile, dont le pauvre Caron vous a donné l’exemple, avec une persévérance assez mal récompensée; mais la bibliographie, il faut bien vous le dire, a des vues plus désintéressées et plus honorables; la bibliographie est une science remplie de ténèbres et de mystères impénétrables; c’est, en quelque sorte, un sphinx qui ne dit jamais son dernier mot aux Œdipes les plus ingénieux et les plus érudits. Consolez-vous donc de n’avoir pas deviné que Tabarino, canaglia milanese, était un type de farceur dans l’ancien théâtre italien, comme Harlequino, comme Pantalone, et tant d’autres qui devaient leurs noms à certaines particularités de costume ou de caractère; que le type tabarinique fut importé en France par quelque bateleur, qui le mit en vogue sur les tréteaux de la place Dauphine, et que différents auteurs, Antoine Gaillard sans doute, Chevrol peut être, ont recueilli, arrangé et publié, sous le nom générique de Tabarin, des facéties analogues à celles que l’illustre bouffon débitait pour l’ébaudissement des badauds.

Soyez Bibliophile tabarinesque, si c’est votre vocation et votre plaisir, mais ne vous mêlez pas de jouer au bibliographe, sous peine de perdre la partie; ce jeu-là demande non-seulement des connaissances spéciales, ce que je vous accorde volontiers, mais encore du bon sens et de l’art, ce que Boileau exige même en matière de chanson. Vous avez mal fait de vous en prendre à un bibliophile, qui ne vous regardait pas de travers, comme les boucs des Bucoliques, torvis tuentibus hircis, et qui vous eût laissé de grand cœur vous ébattre dans les prés fleuris de Tabarin; vous avez mal fait de vous attaquer à M. d’Harmonville, qui est un rude champion et qui a pour lui l’avantage, puisque vous lui avez donné le droit de repousser vivement une injuste agression; vous avez mal fait surtout de vous attaquer aussi à un bibliographe anonyme, qui vous traduira un jour ou l’autre en justice bibliographique.

Le résumé de ce débat, c’est que le Tabarin de la Bibliothèque elzévirienne se vend aussi bien que le Tabarin de la Bibliothèque gauloise, et que les éditeurs de l’une et de l’autre devraient se féliciter mutuellement d’avoir compris que la vieille gaieté de nos pères n’était pas encore morte en France. Elle mourra bientôt, hélas! mais pas avant que les deux éditions tabariniques soient épuisées.

Sur ce, mon cher Techener, je n’essayerai pas de lever le masque du Bibliophile tabarinesque, vu que nous sommes en carnaval.

Votre tout dévoué,

P. L. Jacob, bibliophile.

«P.S. Une autre fois, je parlerai du Catalogue Pixerécourt, de Corneille de Blessebois, et de l’amiral Tromp, que le Bibliophile tabarinesque a fait intervenir d’une manière assez déplacée dans la question. Il n’est pas possible de cacher plus de malice sous le fameux chapeau de Tabarin.»

Cette lettre venait à peine de voir le jour, lorsque le pauvre Auguste Veinant mourut, au milieu de ses livres, le 4 mars 1859. Je me reprocherais de l’avoir écrite, si je pouvais supposer qu’il l’eût connue in extremis. Un bibliophile tel que lui avait droit à une autre oraison funèbre. La notice bibliographique, qui figure en tête du Catalogue des livres rares et précieux de sa bibliothèque (Paris, L. Potier, 1860, in-8) devra donc être consultée par les personnes qui liront mon épître. C’est là qu’on trouvera un bon portrait d’Auguste Veinant... avant la lettre.


NOTICES
SUR
QUELQUES LIVRES RARES.

LA MORALITÉ
DE
L’AVEUGLE ET DU BOITEUX
ET LA FARCE DU MUNIER.


La Moralité de l’Aveugle et du Boiteux, qui a tous les caractères d’une farce, et qui diffère de la plupart des moralités proprement dites, en ce qu’elle ne met pas en scène des personnages allégoriques, se trouve à la suite du Mystère de saint Martin, dans un manuscrit de la Bibliothèque impériale, provenant du duc de la Vallière et décrit dans le Catalogue des livres de la bibliothèque de ce célèbre amateur, t. II, p. 418, no 3362. Ce manuscrit est certainement l’original de l’auteur, qui l’avait fait pour la représentation du Mystère, joué publiquement à Seurre, en Bourgogne, le lundi 10 octobre 1496. Il contient, outre le Mystère de saint Martin, la Moralité de l’Aveugle et du Boiteux, la Farce du Munyer, et «les noms de ceux qui ont joué la Vie de monseigneur saint Martin.» Le Mystère est encore inédit, mais la Moralité et la Farce qui le suivent ont été publiées, en 1831, par les soins de M. Francisque Michel, dans la collection des Poésies gothiques françoises (Paris, Silvestre, in-8). M. Francisque Michel a publié aussi séparément le curieux procès-verbal de la représentation, qui termine le volume et qui offre la signature de l’auteur lui-même, André de la Vigne.

André de la Vigne était un des poëtes les plus renommés de son temps. Il s’est fait connaître surtout par un grand ouvrage d’histoire, en vers et en prose, qu’il a composé en collaboration avec Octavien de Saint-Gelais, évêque d’Angoulême: le Vergier d’honneur de l’entreprise et voyage de Naples, imprimé pour la première fois à Paris, sans date, vers 1499, et souvent réimprimé depuis. Ce fut sans doute à cet ouvrage et à l’amitié de son collaborateur épiscopal, que le pauvre André ou Andry de la Vigne dut l’honneur d’être nommé orateur du roi de France Charles VIII et secrétaire de la reine Anne de Bretagne. Il avait été, auparavant, secrétaire du duc de Savoie.

Mais ces charges de cour ne l’avaient pas mis au-dessus du besoin: il était toujours dénué d’argent, quoique couché sur l’État de la maison du roi et de la reine. Dans les poésies qui accompagnent son Vergier d’honneur, il ne craint pas d’avouer sa profonde misère. Ainsi, lorsqu’il prenait seulement le titre de secrétaire du duc de Savoie, il disait à ce prince:

Comme celluy que ardant desir poinct,
Humble de cueur, desirant en Court vivre,
Affin, chier sire, de venir à bon poinct,
Raison m’a fait composer quelque livre,
Lequel couste d’argent plus d’une livre,
Et pour ce donc qu’à mon fait je pourvoye,
Secourez-moy, ou l’hospital m’abaye!
Cent jours n’y a que j’estoye bien en poinct,
Hardy et coint, pour ma plaisance ensuivre:
A ce coup-cy, n’ay robbe ne pourpoinct,
Resne, ne bride, cataverne, ne livre:
Là, Dieu mercy, si ne suis-je pas yvre,
En faisant livre, duquel argent je paye:
Secourez-moy, ou l’hospital m’abaye!

Le duc de Savoie le secourut sans doute, et André de la Vigne n’alla point à l’hôpital, mais il n’en devint pas plus riche, lorsqu’il s’intitula orateur du roi et secrétaire de la reine. Voici un rondeau qu’il adresse à Charles VIII:

Mon très-chier sire, pour m’advancer en Court,
De plusieurs vers je vous ay fait present;
Si vous supplie de bon cueur en present
Qu’ayez regard à mon argent très-court.
Les grans logis, où Rongerie trescourt,
M’ont fait d’habits et de chevaux exempt,
Mon très-chier sire!
Mon esperance, pour ce, vers vous accourt,
Que vous soyez de mes maux appaisant,
Car escu n’ay, qui ne soit peu pesant,
Et, qui pis vault, je plaidoye en la Court,
Mon très-chier sire.

Ce poëte royal recevait pourtant des gages modiques, qui lui étaient fort inexactement payés, comme tous ceux des officiers et domestiques de l’hôtel du roi; il était donc forcé d’avoir recours, pour vivre, à tous les expédients poétiques qui pouvaient suppléer à l’insuffisance de sa pension. Il célébrait par des pièces de vers tous les événements mémorables, et il adressait, au roi ou à la reine, aux princes ou aux grands seigneurs, ces poésies de circonstance, pour obtenir quelques présents; il rimait des ballades en l’honneur de la sainte Vierge, et il les envoyait au Palinod de Caen, au Puy de Rouen, et aux différents puys d’amours, établis dans les principales villes de France, pour remporter des prix de gaie science; il composait des mystères, des moralités et des farces, qu’il faisait représenter et dont il était lui-même un des acteurs.

Nous croyons donc qu’il avait figuré dans la confrérie des Enfants-sans-souci, du moins à l’époque où il dirigea la représentation solennelle du Mystère de saint Martin dans la ville de Seurre. Aucun de ses ouvrages dramatiques ne fut imprimé, de son vivant, du moins avec son nom. Le manuscrit, qui renferme un Mystère, une Moralité et une Farce, appartient incontestablement au répertoire des Enfants-sans-souci ou de la Mère-Sotte, car les représentations scéniques de ces deux troupes de comédiens se distinguaient du théâtre pieux de la confrérie de la Passion, en ce qu’elles se composaient, à la fois, d’un Mystère, d’une Moralité et d’une Farce.

La Moralité de l’Aveugle et du Boiteux, comme nous l’avons dit plus haut, s’écarte entièrement du genre ordinaire des moralités, qui étaient consacrées à des allégories morales, souvent très-obscures, toujours très-froides et quelquefois très-ennuyeuses. On y voit, de même que dans un ancien fabliau, dont il existe de nombreuses imitations, un aveugle et un boiteux s’aider mutuellement et secourir de la sorte leurs infirmités: le boiteux met ses yeux au service de l’aveugle, lequel prête ses jambes au boiteux. Mais tout à coup ces deux mendiants sont guéris, malgré eux, miraculeusement, par la grâce de saint Martin, et ils se désolent ensemble, l’un d’avoir recouvré la vue, l’autre de retrouver l’usage de ses jambes; car ils perdent, avec leurs infirmités, le droit de demander l’aumône et de vivre aux dépens des âmes charitables.

Il y a, dans cette petite pièce, des idées comiques, des mots plaisants, des vers naturels, en un mot une franche allure de gaieté gauloise; mais le style d’André de la Vigne n’est ni correct ni élégant; on y rencontre aussi trop d’insouciance de la prosodie, qui, pour n’être pas encore fixée, était déjà devinée et comprise par les oreilles délicates. On peut supposer qu’André de la Vigne avait écrit d’autres pièces de théâtre, qui ne sont pas venues jusqu’à nous.

Au reste, la représentation solennelle donnée à Seurre, en 1496, par la confrérie des Enfants-sans-souci ou par celle de la Mère-Sotte, prouve que ces deux confréries théâtrales avaient des maîtres de jeux, lesquels parcouraient la France, en s’arrêtant de ville en ville, pour y faire jouer leurs pièces avec le concours des habitants, qui non-seulement leur fournissaient des acteurs et des spectateurs, mais encore qui se chargeaient de tous les frais de mise en scène, de décors et de costumes. Ainsi, André de la Vigne avait lui-même monté cette représentation, en qualité d’auteur et de maître du jeu.

La Farce du Munyer fut représentée également à Seurre, en 1496, après le Mystère de saint Martin, et la Moralité de l’Aveugle et du Boiteux.

Le sujet de cette Farce très-divertissante se retrouverait probablement dans les fabliaux des trouvères. C’est un petit diable, nommé Berith, que Lucifer envoie sur la terre pour faire son apprentissage, et qui a promis de rapporter à son maître une âme damnée. Or, ce diable novice ne sait où prendre l’âme au sortir du corps d’un pécheur. Lucifer, qui partage l’opinion de certains philosophes goguenards ou naïfs du moyen âge, apprend à Berith que tout homme qui meurt rend son âme par le fondement. Muni de cette savante instruction, le chasseur d’âmes va se mettre en embuscade dans le lit d’un meunier, qui est à l’agonie et qui se confesse à son curé: il attend le dernier soupir du mourant, et reçoit précieusement dans son sac ce qui s’échappe du derrière de ce larron. Lucifer, en ouvrant le sac, n’y trouve pas ce qu’il y cherchait: il en conclut que les meuniers ont l’âme infecte, et il ordonne à ses diables de ne lui apporter jamais âmes de meuniers.

André de la Vigne a encadré ce sujet bouffon et fantastique, où l’âme immortelle est traitée avec assez d’irrévérence, dans une scène de mœurs populaires, où sont représentées les amours du curé avec la meunière et les querelles du mari avec sa femme. Cette Farce est un petit chef-d’œuvre de malice et de joyeuseté. On y remarque des traits d’un excellent comique.

La Farce du Munyer, qui est encore pour nous si plaisante, devait produire sur les spectateurs un merveilleux effet de rire inextinguible, à une époque où les meuniers, à cause de leurs fourberies et de leurs vols dans la manutention des farines, avaient fourni au conte et à la comédie un type traditionnel d’épigrammes et de plaisanteries[7]. Le public accueillait avec des éclats de grosse gaieté ce personnage matois et narquois, dont il disait proverbialement: «On est toujours sûr de trouver un voleur dans la peau d’un meunier.» Cette disposition railleuse et agressive des gens du peuple à l’égard des meuniers, devint pour ceux-ci une sorte de persécution permanente, que le Parlement de Paris dut faire cesser, en défendant, sous peine de prison et d’amende, d’injurier les meuniers dans les rues ou de les poursuivre par des quolibets.

[7] Voy. le Tracas de Paris, par François Colletet; pag. 235 et suiv. du recueil intitulé: Paris burlesque et ridicule, édition de la Bibliothèque Gauloise (Paris, A. Delahays, 1859, in-12).

Nous ne doutons pas que le meunier de la Farce du quinzième siècle ne se soit transformé, au dix-septième siècle, en Pierrot enfariné, sur les tréteaux du pont Neuf et de la place Dauphine.


LA
CONDAMNACION DE BANCQUET.


Cette singulière moralité, qu’on peut regarder comme un des chefs-d’œuvre du genre, se trouve dans un recueil fort rare, dont la première édition est intitulée: La Nef de santé, avec le Gouvernail du corps humain et la Condamnacion des bancquetz, à la louenge de diepte et sobrieté, et le Traictié des Passions de l’ame. On lit, à la fin du volume, in-4o gothique de 98 ff. à 2 colonnes: Cy fine la Nef de santé et la Condampnacion des bancquetz, avec le Traicté des Passions de l’ame. Imprimé à Paris, par Anthoine Verard, marchant libraire, demeurant à Paris. Au-dessous de la marque de Verard: Ce present livre a esté achevé d’imprimer par ledit Verard le XVIIIe jour de janvier mil cinq cens et sept. Ce recueil contient quatre ouvrages différents: la Nef de santé et le Gouvernail du corps humain, en prose; la Condamnacion de Bancquet, et le Traicté des Passions de l’ame, en vers.

On compte, au moins, quatre éditions, non moins rares que la précédente: l’une, imprimée à Paris, le XVIIe jour d’avril 1511, par Michel Lenoir, libraire, pet. in-4o de 96 ff. à 2 colonnes, avec fig. en bois; l’autre, imprimée également à Paris, vers 1520, par la veufve feu Jehan Trepperel et Jehan Jehannot, pet. in-4o goth. à 2 colonnes, avec fig. en bois; l’édition de Philippe Lenoir, sans date, que cite Du Verdier, n’a pas été décrite par M. Brunet, qui s’étonne avec raison de ne l’avoir jamais rencontrée; en revanche, M. Brunet cite une autre édition, avec cette adresse: A Paris, en la rue neufve Nostre Dame, à l’enseigne sainct Jehan Baptiste, près Saincte Genevieve des Ardens.

Ce recueil, malgré ses cinq éditions bien constatées, est si peu connu, que La Croix du Maine ne l’a pas compris dans sa Bibliothèque françoise, et qu’Antoine du Verdier, dans la sienne, ne fait que le mentionner incomplétement parmi les ouvrages anonymes. De Beauchamps, dans ses Recherches sur les théâtres de France, et le duc de la Vallière, dans sa Bibliothèque du Théâtre françois, ne l’ont pas oublié cependant: ils le citent avec exactitude, en nommant l’auteur Nicole de la Chesnaye. C’est le nom, en effet, qui figure en acrostiche dans les dix-huit derniers vers du prologue de la Nef de santé.

Cet auteur, poëte, savant et moraliste, qui était médecin de Louis XII, serait absolument ignoré, si l’abbé Mercier de Saint-Léger n’avait pas écrit cette note, sur l’exemplaire qui appartenait à Guyon de Sardière et que nous avons vu dans la bibliothèque dramatique de M. de Soleinne: «Ce Nicolas de la Chesnaye doit être le même que Nicolaus de Querqueto, dont du Verdier (t. VI, p. 181 de l’édit. in-4) cite le Liber auctoritatum, imprimé à Paris aux dépens d’Antoine Verard, en 1512, in-8. A la fin de cette compilation latine de Querqueto, on trouve un acrostiche latin, qui donne Nicolaus de la Chesnaye, et à la fin du prologue de la Nef de Santé, imprimée dès 1507, aussi aux dépens de Verard, il y a un acrostiche qui donne les mêmes noms: Nicole de la Chesnaye.» On ne sait rien de plus sur Nicole ou Nicolas de la Chesnaye.

Le prologue en prose, que nous croyons devoir réimprimer ici, nous apprend seulement que l’acteur avait été requis et sollicité par plus grand que soy, de mettre la main à la plume et de rédiger en forme de moralité son ouvrage diététique autant que poétique. On peut supposer que Nicole de la Chesnaye, qui a dédié son recueil à Louis XII, désigne ce roi et la reine Anne de Bretagne, en disant qu’il a été contraint de se faire poëte, non-seulement pour complaire à aucuns esprouvez amys, mais pour obéir à autres desquelz les requestes lui tiennent lieu de commandement. Voici ce prologue, où l’on voit que, si cette Moralité avait été faite pour la représentation, elle n’était pas encore représentée sur eschaffaut, c’est-à-dire en public, lorsqu’elle fut publiée en 1507 et peut-être auparavant.

Comment l’Acteur ensuyt en la Nef de Santé la Condamnacion des Bancquetz, à la louenge de diette et sobrieté, pour le prouffit du corps humain, faisant prologue sur ceste matiere.

«Combien que Orace en sa Poeterie ait escript: Sumite materiam vestris qui scribitis aptam viribus. C’est-à-dire: «O vous qui escrivez ou qui vous meslez de copier les anciennes œuvres, elisez matiere qui ne soit trop haulte ne trop difficile, mais soit seullement convenable à la puissance et capacité de vostre entendement.» Ce neantmoins, l’acteur ou compositeur de telles œuvres peut souventesfois estre si fort requis et sollicité par plus grand que soy, ou par aucuns esprouvez amys, ou par autres, desquels les requestes lui tiennent lieu de commandement, qu’il est contraint (en obeyssant) mettre la main et la plume à matiere si elegante ou peregrine, que elle transcede la summité de son intelligence. Et, à telle occasion, moy, le plus ignorant, indocte et inutille de tous autres qui se meslent de composer, ay prins la cure, charge et hardiesse, à l’ayde de Celuy qui linguas infantium facit disertas, de mettre par ryme en langue vulgaire et rediger par personnages, en forme de moralité, ce petit ouvrage, qu’on peut appeller la Condampnacion de Bancquet: à l’intencion de villipender, détester et aucunement extirper le vice de gloutonnerie, crapule, ebrieté, et voracité, et, par opposite, louer, exalter et magnifier la vertu de sobrieté, frugalité, abstinence, temperence et bonne diette, en ensuyvant ce livre nommé la Nef de santé et gouvernail du corps humain. Sur lequel ouvrage, est à noter qu’il y a plusieurs noms et personnages des diverses maladies, comme Appoplexie, Epilencie, Ydropisie, Jaunisse, Goutte et les autres, desquels je n’ay pas tousjours gardé le genre et sexe selon l’intencion ou reigles de grammaire. C’est à dire que, en plusieurs endrois, on parle à iceux ou d’iceux, par sexe aucunesfois masculin et aucunesfois féminin, sans avoir la consideracion de leur denominacion ou habit, car aussi j’entens, eu regard à la proprieté de leurs noms, que leur figure soit autant monstrueuse que humaine. Semblablement, tous les personnages qui servent à dame Experience, comme Sobrieté, Diette, Seignée, Pillule et les autres seront en habit d’homme et parleront par sexe masculin, pour ce qu’ilz ont l’office de commissaires, sergens et executeurs de justice, et s’entremettent de plusieurs choses qui affierent plus convenablement à hommes que à femmes. Et pource que telles œuvres que nous appellons jeux ou moralitez ne sont tousjours facilles à jouer ou publiquement representer au simple peuple, et aussi que plusieurs ayment autant en avoir ou ouyr la lecture comme veoir la representacion, j’ay voulu ordonner cest opuscule en telle façon qu’il soit propre à demonstrer à tous visiblement, par personnages, gestes et parolles, sur eschauffaut ou aultrement, et pareillement qu’il se puisse lyre particulierement ou solitairement, par manière d’estude, de passe-temps ou bonne doctrine. A ceste cause, je l’ay fulcy de petites gloses, commentacions ou canons, tant pour elucider ladicte matiere, comme aussi advertir le lecteur, des acteurs, livres et passaiges, desquels j’ay extraict les alegations, histoires et auctoritez, inserées en ceste presente compilacion. Suffise tant seulement aux joueurs prendre la ryme tant vulgaire que latine et noter les reigles, pour en faire à plain demonstracion quand bon semblera. Et ne soit paine ou moleste au lisant ou estudiant, pour informacion plus patente, veoir et perscruter la totallité tant de prose que de ryme, en supportant tousjours et pardonnant à l’imbecilité, simplicité, ou inscience du petit Acteur.»

Cette Moralité, dont nous attribuons l’idée première à Louis XII lui-même, fut certainement représentée par la troupe des Enfants-sans-souci et de la Mère Sotte, car le sujet allégorique qu’elle met en scène devint assez populaire, pour être reproduit en tapisseries de haute lice, tissées dans les manufactures de Flandre et destinées à orner les châteaux et hôtels des seigneurs. Voyez, dans le grand ouvrage de MM. Achille Jubinal et Sansonnetti: les Anciennes Tapisseries historiées, le dessin et la description d’une tapisserie en six pièces, qui représente la Moralité de la Condamnation de Banquet; mais cette tapisserie, que M. Sansonnetti a découverte à Nancy, ne provient pas des dépouilles de Charles le Téméraire, mort en 1475, comme M. Jubinal a essayé de le démontrer dans une notice savante et ingénieuse.

Si la Moralité de Nicole de la Chesnaye est plus courte et moins embrouillée que la plupart des Moralités de la même époque, le sujet n’en est pas moins compliqué. On en jugera par ce simple aperçu: Trois méchants garnements, Dîner, Souper et Banquet, forment le complot de mettre à mal quelques honnêtes gens, qui ont l’imprudence d’accepter leur invitation d’aller boire et manger chez eux. Ce sont Bonne-Compagnie, Accoutumance, Friandise, Gourmandise, Je-bois-à-vous, et Je-pleige-d’autant. Au milieu du festin, une bande de scélérats, nommés Esquinancie, Apoplexie, Epilencie, Goutte, Gravelle, etc., se précipitent sur les convives et les accablent de coups, si bien que les uns sont tués, les autres blessés. Bonne-Compagnie, Accoutumance et Passe-Temps, échappés du carnage, vont se plaindre à dame Expérience et demandent justice contre Dîner, Souper et Banquet. Dame Expérience ordonne à ses domestiques, Remède, Secours, Sobresse, Diète et Pilule, d’appréhender au corps les trois auteurs du guet-apens.

C’est alors que commence le procès des trois accusés, par-devant les conseillers de dame Expérience, savoir: Galien, Hypocras, Avicenne et Averroys. Laissons Mercier de Saint-Léger continuer l’analyse de la Moralité, dans la Bibliothèque du Théâtre françois, publiée sous les auspices du duc de La Vallière: «Expérience condamne Banquet à être pendu; c’est Diette, qui est chargé de l’office du bourreau. Banquet demande à se confesser: on lui amène un beau père confesseur; il fait sa confession publiquement, il marque le plus grand repentir de sa vie passée et dit son Confiteor. Le beau père confesseur l’absout, et Diette, après lui avoir mis la corde au cou, le jette de l’échelle et l’étrangle. Souper n’est condamné qu’à porter des poignets de plomb, pour l’empêcher de pouvoir mettre trop de plats sur la table; il lui est défendu aussi d’approcher de Dîner plus près de six lieues, sous peine d’être pendu, s’il contrevient, à cet arrêt.»

Il résulte de ce jeu par personnages, qui justifie parfaitement son titre de Moralité, que le banquet ou festin d’apparat, où l’on mange et boit avec excès, est coupable de tous les maux qui affligent le corps humain: il doit donc être condamné et mis hors la loi. Quant au souper, on lui permet de subsister, à condition qu’il viendra toujours six heures après le dîner. C’est là le régime diététique, qui fut suivi par Louis XII jusqu’à son mariage en troisièmes noces avec Marie d’Angleterre: «Le bon roy, à cause de sa femme, dit la Chronique de Bayard, avoit changé du tout sa manière de vivre, car, où il souloit disner à huit heures, il convenoit qu’il disnast à midy; où il souloit se coucher à huit heures du soir, souvent se couchoit à minuit.» Trois mois après avoir changé ainsi son genre de vie, Louis XII mourut, en regrettant sans doute de n’avoir pas mieux profité des leçons de la Moralité, composée et rimée naguère par son médecin.

Cette Moralité est très-curieuse pour l’histoire des mœurs du temps aussi bien que pour l’histoire du Théâtre; on y voit indiqués une foule de détails sur les jeux de scène, les costumes et les caractères des personnages. Elle est écrite souvent avec vivacité, et l’on y remarque des vers qui étaient devenus proverbes. Les défauts du style, souvent verbeux, obscur et lourd, sont ceux que l’on reproche également aux contemporains de Nicole de la Chesnaye. Quant à la pièce elle-même, elle ne manque pas d’originalité, et elle offre une action plus dramatique, plus pittoresque, plus variée, que la plupart des Moralités contemporaines; c’est bien une Moralité, mais on y trouve, au moins, le mot pour rire, et l’on peut en augurer que le médecin de Louis XII était meilleur compagnon et plus joyeux compère que Simon Bourgoing, valet de chambre du même roi et auteur de la Moralité intitulée: l’Homme juste et l’Homme mondain, avec le jugement de l’Ame dévote et l’exécution de la sentence.


LE VERGIER AMOUREUX.


Ce singulier ouvrage, qui n’a pas de titre imprimé dans le seul exemplaire qu’on en connaît, pourrait bien avoir été publié sous le nom de la Forest des sept pechez mortels, plutôt que sous celui du Vergier amoureux. Ce dernier titre lui a été donné par l’ancien possesseur, qui s’est mépris peut-être sur le véritable objet de cette allégorie mystique. Au reste, l’exemplaire que possède la Bibliothèque impériale publique de Saint-Pétersbourg, et qu’on dit unique, pourrait bien ne pas être complet. En voici la description:

C’est un petit in-folio de 10 ff. non chiffrés, qui ont été remontés avec soin et dont les signatures ne sont pas régulières. Ainsi, les deux premiers feuillets ne portent aucune signature; le troisième est signé a. n.; le quatrième, b. n.; le cinquième, c. n.; le sixième n’est pas signé; le septième et le huitième sont signés e. n. et f. ij; les feuillets 9 et 10 n’ont pas de signature. Le texte se compose de vers français, imprimés en gothique sur 2 colonnes, pour accompagner les arbres généalogiques des Vices et des Vertus. Plusieurs pages sont remplies par des gravures en bois, sans autre texte que les inscriptions qui font partie de ces gravures; le dernier feuillet, dont le recto est blanc, est imprimé à longues lignes, en partie, et ne contient que de la prose; toutes les pages sont encadrées au moyen d’une réunion plus ou moins ingénieuse de petites gravures en bois, empruntées à diverses éditions du temps et surtout aux livres d’heures.

Le premier feuillet, dont l’encadrement est plus large et mieux orné que celui des autres feuillets, commence par ces vers imprimés en tête de la première colonne, au-dessus de la marque de l’imprimeur:

Gaspard Philippe m’a voulu imprimer
En apetant que vices soient repris:
Si vous supply ne veuillez deprimer
Ceste euvre cy, car povez extimer
Qu’il l’appete vendre à competent pris:
Bon marché faict, ainsi qu’il a apris:
Aussi l’Acteur faict protestacion
Qu’il se submet à la correction
De tous lecteurs et aux donnans escout,
Car on cognoist à sa condition,
Qu’il apete faire Raison par tout.

Il résulte de ces vers, que Gaspard Philippe est l’imprimeur du livre, et que l’Acteur, qui ne se nomme pas, avait pour devise: Raison partout. Cette devise est, comme on sait, celle de Mère Sotte ou de Pierre Gringore.

La marque de Philippe Gaspard se compose de l’écusson de cet imprimeur, avec son monogramme, suspendu à un arbre entre deux dauphins couronnés.

Le poëme débute ainsi:

Revisitez la forest, gens mondains,
Et en vueillez les branches bien eslire,
En redoubtant, craignant hazars soubdains:
Gardez de user de vos langaiges vains,
Lorsque viendres pour en ce vergier lire,
Et par ainsi vous eviteres l’ire
Du Createur: laissant vostre folie,
Que vostre esprit grosses branches deslie,
Qui empeschent par la forest passer:
Fuyez orgueil: temps est que on se humilie,
Car on ne scait quant on doit trespasser.

On voit que la seconde strophe avait fourni à l’ancien propriétaire du livre (le comte de Suchtelen, bibliophile russe) le titre qu’il lui a imposé; en voici le commencement:

C’est le vergier amoureux, delectable,
Forest de reconciliation,
A tous humains doctrine veritable,
Très utille, louable, prouffitable
A en faire la recordation...

Au verso du second feuillet, est représenté l’arbre généalogique de l’Orgueil, avec cette légende: Orgueil, racine de tous vices; en regard, au recto du second feuillet, l’arbre généalogique de l’Humilité, avec cette légende: Humilité, racine de toutes vertus. Le verso du second feuillet et le recto du troisième comprennent l’arbre d’Orgueil avecques sa sequelle; le verso du troisième feuillet et le recto du quatrième, l’arbre d’Avarice avecques sa sequelle, et ainsi de suite pour les cinq autres péchés mortels. L’arbre, dont chaque rameau offre une inscription morale en prose, a pour base un sujet, où le péché mortel est mis en scène avec beaucoup d’originalité: à droite et à gauche de l’arbre sont imprimés des quatrains moraux qui renferment des conseils pour se préserver du péché en question.

Le huitième feuillet, signé F.ij, représente la Tour de Sapience, fondée sur Humilité, mère de toutes les vertus. Cette tour, précédée de quatre colonnes morales, savoir: conseil, prudence et diligence; stabilité, force et repos; miséricorde, justice et vérité; moralité, tempérance et mundicité, est élevée sur sept degrés, qui sont oraison, compunction, confession, pénitence, satisfaction, aulmosne, jeûne. Cette fameuse tour a quatre fenêtres, nommées: discrétion, religion, dévotion, contemplation, et cinq guérites ou guettes, au-dessus des créneaux ou défenses: ces guérites s’appellent: Tutelle aux bons, Vengeance aux mauvais, Jugement aux mauvais, Discipline aux fidelles, et Increpation aux mauvais.

Au verso du feuillet 8, est l’image de l’angel Cherubin avec cette légende, que nous reproduisons textuellement: Cherubin a six elles soit leu par le nombre assigné a chascune deux: l’image de l’angel Seraph est au recto du feuillet 9, avec cette légende que nous copions aussi textuellement: Seraph a six elles soit leu par le nombre assigné a ung chascun.

Au verso de ce feuillet 9, une grande gravure en bois, d’un assez bon style, représente Jésus-Christ dans sa gloire, entre sa mère et saint Jean-Baptiste agenouillés, venant juger les vivants et les morts. On lit, d’un côté du souverain juge: Venes bieneurez possider mon paradis, et de l’autre: Allez mauditz damnes au feu eternel.

Le dernier feuillet, imprimé en rouge et en noir, commence par cet intitulé: S’ensuit la forme de soy confesser instructive pour adresser les penitens ignorans à faire confection (sic) entiere. C’est un tableau qui met en regard les différentes manières de pécher, par cogitacion, par locucion, par optacion et par obmission. Cette page, destinée à faciliter un examen de conscience, se termine par une prière.

Au-dessus, à l’angle droit du feuillet, dans un cadre ménagé entre divers petits sujets, gravés en bois, on lit cette suscription, imprimée en rouge, de haut en bas: Imprimé à Paris, par Gaspard Philippe. A côté de cet encadrement, il y a un écusson, représentant un arbre qui paraît être l’emblème de l’imprimeur; cet écusson, surmonté de la tiare pontificale et des clefs de saint Pierre, se trouve placé entre l’écusson de France et l’écusson de Bretagne mi-parti de France.

Une devise latine: Immoderata ruunt, qu’on remarque au-dessus de l’adresse de l’imprimeur, paraît être une allusion aux querelles de Louis XII contre le pape Jules II.

Ce livre rare, qui n’a jamais été décrit, provient de la bibliothèque du comte de Suchtelen, savant amateur russe, dont le blason gravé est collé en dedans de la reliure en maroquin qu’il avait fait exécuter.

On a relié, dans le même volume, deux feuillets, imprimés en gothique, à deux colonnes, avec quelques titres en rouge, et dont le verso est blanc, ce qui fait supposer que ces impressions étaient destinées à être collées sur des écriteaux dans les couvents. L’un porte cet intitulé: Prologus venerabilis Hugonis de Sancto Victore, de fructu carnis et spiritus; l’autre: Frater Nicholaus de Pratis divi Victoris cenobita devoto formule hujus exploratori gratias in presenti et gloriam in futuro. Cette lettre latine est suivie de vers latins du même moine de l’abbaye de Saint-Victor: De feliciore dogmatis hujus exortu carmen. Ces deux feuillets, qui ne portent pas de nom d’imprimeur, sont encadrés avec des sujets et des ornements en bois. On peut supposer, avec beaucoup de probabilité, qu’ils sont également sortis des presses de Gaspard Philippe, qui fut reçu libraire-imprimeur en 1502, et qui exerçait encore à Paris en 1512.


LA RÉCRÉATION
ET
PASSE-TEMPS DES TRISTES.


Les bibliographes et les biographes, qui se suivent et qui se ressemblent trop par malheur, répètent avec la plus confiante unanimité que Guillaume des Autels est l’auteur du recueil intitulé: la Récréation et passe-temps des Tristes.

Il ne tenait qu’à nous de nous conformer humblement et aveuglément à l’avis de nos devanciers sur cette question littéraire, qui n’a pas encore été controversée ni discutée; mais, après avoir jeté les yeux sur ce recueil, qui est fort rare et qui mériterait, à ce titre seul, d’être réimprimé, s’il n’était pas d’ailleurs très-joyeux et très-récréatif, nous nous sommes promis de prouver aux plus incrédules que Guillaume des Autels était, soit comme auteur, soit comme éditeur, bien étranger à cette publication facétieuse.

Guillaume des Autels, originaire de Charolles, en Bourgogne, où il naquit vers 1529, a composé divers ouvrages en vers, entre autres: Amoureux Repos (1553), Repos de plus grand travail (1550), etc. Ces ouvrages n’ont aucun rapport de genre, de forme ni de style avec la Récréation et passe temps des Tristes. La Monnoye, dans une note sur son article dans la Bibliothèque françoise de Du Verdier, l’a très-bien jugé en disant de lui: «La fantaisie d’imiter Ronsard, et le désir de paroître plus savant qu’il ne l’étoit, le rendirent obscur, souvent inintelligible, dans la plupart de ses écrits, et l’éloignèrent toujours du simple et du naturel.»

Au contraire, le recueil de poésies récréatives, qu’on lui attribue si mal à propos, tient, et au delà, les promesses de son titre: Récréation et passe-temps des Tristes. Ce sont des épigrammes ou de petites pièces courtes et vives, sur des sujets libres, plaisants ou galants, écrites la plupart dans la langue claire, précise et animée, de l’école marotique. Un grand nombre de ces pièces, dignes de l’Anthologie grecque ou de Martial, appartiennent en propre à Clément Marot lui-même, ainsi qu’à Saint-Gelais et à leurs imitateurs: Bonaventure des Periers, Victor Brodeau, Lyon Jamet, Saint-Romard, Germain Colin, etc. Quant à Guillaume des Autels, il n’y brille que par son absence.

Comment donc et pourquoi s’est-on avisé de mettre ce charmant recueil sur le compte d’un poëte si lourd, si ennuyeux, si pédant et si solennel?

La Bibliothèque françoise de La Croix du Maine, aussi bien que celle du sieur Du Verdier, ne font aucune mention de la Récréation des Tristes, dans leurs articles sur Guillaume des Autels. Il faut descendre jusqu’à la Bibliothèque des Auteurs de Bourgogne, par l’abbé Papillon, c’est-à-dire en 1742, pour trouver cette mention exprimée en termes amphibologiques; l’auteur comprend, dans la liste des ouvrages de Guillaume des Autels, «la Récréation des Tristes, recueil de pièces, imprimé in-16, à Lyon. On lui attribue, ajoute-t-il, ce recueil, dans lequel il y a de l’esprit.» Aussitôt l’abbé Goujet, qui préparait alors son édition du Grand Dictionnaire de Moréri, dans laquelle sont fondus tous les suppléments publiés à part (1749, 10 vol. in-fol.), consacra un long article à Guillaume des Autels, qui n’avait obtenu que huit lignes dans les éditions précédentes; on lit dans cet article: «Récréation des Tristes, recueil de pièces en vers, imprimé in-16, à Lyon. On lui attribue ce recueil, dans lequel il y a de l’esprit.» L’abbé Goujet n’avait donc fait que répéter textuellement la phrase de l’abbé Papillon, sans prendre la peine de recourir à plus amples informations. Dans sa Bibliothèque françoise (t. XII, publié en 1748), qu’il faisait imprimer concurremment avec le Moréri, il avait modifié légèrement la phrase que lui fournissait la Bibliothèque des Auteurs de Bourgogne: «On attribue encore, dit-il (page 353 du t. XII), à des Autels la Récréation des Tristes, recueil de pièces en vers, dans lesquelles il y a quelque génie, et qui a été imprimé à Lyon, in-16, sans date.»

L’abbé Goujet eût été bien embarrassé de produire cette édition, sans date, imprimée à Lyon, qui n’a jamais existé, puisqu’elle n’est citée dans aucun catalogue. Il n’y a réellement que deux éditions, l’une de Paris, 1573, et l’autre de Rouen, 1595.

Nous hasarderons une conjecture au sujet du quiproquo qui a fait attribuer à Guillaume des Autels un ouvrage qu’il est impossible de lui laisser. On lui attribue, avec plus de probabilité, puisqu’on peut s’appuyer à cet égard sur l’autorité de La Croix du Maine et de Du Verdier, un petit livre facétieux en prose, intitulé: Mitistoire barragouyne de Fanfreluche et Gaudichon, trouuée depuis n’aguere d’une exemplaire escrite à la main, à la valeur de dix atomes, pour la recreation de tout bons franfreluchistes (Lyon, par Jean Dieppi, 1574, in-16). Quelqu’un aura extrait de ce titre la phrase suivante, qui est devenue elle-même un titre séparé: la Récréation de tous bons franfreluchistes; et quelque autre, renchérissant sur l’erreur ou l’ignorance de son devancier, a vu naturellement dans ce titre imaginaire, qu’il a supposé défiguré, la Récréation des Tristes.

Rien n’est plus fréquent que de pareilles métamorphoses de mots et de titres, dans l’histoire de la bibliographie.

Au reste, on avait vu paraître, avant la Récréation des Tristes, un recueil du même genre, intitulé: Consolation des Tristes (Rouen, Robert et Jean du Gort, 1554, in-16), que La Monnoye, dans une note sur Du Verdier, conjecturait devoir être une réimpression du Boute-hors d’oisiveté, publié en 1553, à Rouen, par les mêmes libraires. Le titre de Récréation et passe-temps des Tristes peut avoir été imaginé aussi pour rappeler un recueil de poésie, qui avait eu du succès et qui était encore estimé en librairie, sinon en littérature, quoique d’un genre plus grave et moins divertissant: le Passe-temps et songe du Triste, composé en ryme françoise (Paris, Jehannot, sans date), in-8, goth.

Quoi qu’il en soit, le recueil, dont M. Gay a publié une édition nouvelle destinée aux vrais pantagruélistes et non aultres, est une compilation mieux choisie et plus complète que divers recueils analogues, imprimés, sous des titres variés, à Paris, à Lyon et à Rouen, de 1530 jusqu’en 1573. Voici l’indication de ces recueils, tous presque également rarissimes et curieux, qui se trouvent refondus dans la Récréation et passe-temps des Tristes:

1. Petit traicté contenant la fleur de toutes joyeusetez en epistres, ballades et rondeaux fort recreatifz, joyeux et nouveaulx. Paris, par Antoine Bonnemere, pour Vincent Sertenas, 1535, in-16.—Réimprimé, avec des augmentations, sous le titre suivant:

Recueil de tout soulas et plaisir, pour resiouir et passer temps aux amoureux, comme epistres, rondeaux, balades, epigrammes, dixains, huictains, nouuellement composé. Paris, Jean Bonfons, 1552, pet. in-8.

Et sous cet autre titre:

Fleur de toute joyeuseté, contenant epistres, ballades et rondeaux joyeulx et fort nouveaulx, sans nom et sans date, in-8, goth.

2. Recueil de vraye poësie françoyse, prinse de plusieurs poëtes les plus excellens de ce regne. Paris, imp. de Denys Janot, 1544, pet. in-8.—Réimprimé sous le titre suivant:

Poësie facecieuse extraite des œuvres des plus fameux poëtes de nostre siecle. Lyon, par Benoist Rigaud, 1559, in-16.

3. Le Paragon de joyeuses inventions de plusieurs poëtes de nostre temps, ensemble la conviction de la chaste et fidelle femme mariée. Rouen, Robert Dugort, sans date, in-16.—Réimprimé sous le titre suivant:

Le Tresor des joyeuses inventions du Paragon de poësie, contenant epistres, ballades, rondeaux, dizains, huictains, epitaphes et plusieurs lettres amoureuses fort recreatives. Paris, veuve Jean Bonfons, sans date, in-16.

4. La Fleur de poësie françoyse, recueil joyeulx, contenant plusieurs huictains, dixains, quatrains, chansons et aultres dictez de diverses matieres, mis en notte musicalle par plusieurs autheurs et reduictz en ce petit livre. Paris, Alain Lotrian, 1543, pet. in-8.

5. Traductions de latin en françois et inventions nouvelles, tant de Clément Marot que des plus excellens poëtes de ce temps. Paris, Étienne Grouleau, 1554, in-16.

Ces différents recueils, qui ne sont que des pots-pourris de petites pièces facétieuses rassemblées sans ordre, ont été vraisemblablement formés par les libraires eux-mêmes. En 1573, Guillaume des Autels était sans doute à Paris depuis quatorze ou quinze ans, puisqu’il publiait dans la capitale, chez André Wechel et Vincent Sertenas, des poésies de circonstance, écrites dans le goût de Ronsard; mais il eût dédaigné de descendre des hauteurs poétiques de la Pléiade, pour s’amuser à ramasser des épigrammes en style marotique. Il faut avouer que les Passe-temps de Baïf, qui paraissaient alors aux applaudissements de la cour de France, n’avaient pas trop d’analogie avec la Récréation et le passe-temps des Tristes.

Voici la description des deux éditions connues de ce dernier recueil:

La Recreation et passe-temps des Tristes, pour resjouyr les melencoliques, lire choses plaisantes, traictans de l’art de aymer, et apprendre le vray art de poësie. Paris, Pierre l’Huillier, rue Sainct-Jacques, à l’enseigne de l’Olivier, 1573, in-16 de 96 ff., sign. A-Miiij, avec une figure sur le titre et une autre en tête de la Comparaison de l’amour à la chasse du cerf, folio 85.

La Recreation et passe-temps des Tristes, traictant de choses plaisantes et recreatives touchant l’amour et les dames, pour resjouir toutes personnes melancholiques. Rouen, Abraham Cousturier, libraire, tenant sa boutique près la porte du Palais, 1595, in-16.

Cette édition ne diffère de la première que par l’addition d’une innombrable quantité de fautes grossières, de non-sens, de vers faux et altérés, et par la suppression d’une douzaine de pièces dirigées contre les moines ou sentant l’hérésie[8].

[8] M. Gay, qui a fait réimprimer à cent exemplaires la Récréation et passe-temps des Tristes, n’a eu connaissance que tardivement de la première édition; il a pu toutefois en reproduire le texte avec fidélité, mais il n’a pas remis à leur place les pièces qui manquent dans l’édition de 1595; il les a réunies à la fin de la réimpression, à partir de l’épigramme de Frère Lubin, page 169; on a ainsi sous les yeux ces épigrammes qui n’avaient pas trouvé grâce devant la censure rouennaise.

Ces deux éditions, que la Bibliothèque impériale, nous assure-t-on, ne possède pas, se trouvent à la Bibliothèque de l’Arsenal (Belles-lettres, nos 18115 et 9310); la première provient de la collection du marquis de Paulmy, et la seconde, de celle du duc de La Vallière (no 15429 du Catal. La Vallière-Nyon).


VASQUIN PHILIEUL
ET
SON POËME SUR LES ÉCHECS.


Ce petit livre est une des innombrables impressions du seizième siècle, qui ont disparu, sans laisser d’autre trace qu’une simple indication, souvent erronée et toujours incomplète, dans les ouvrages de bibliographie.

Nous l’avons cherché inutilement dans les catalogues des plus riches et des plus curieuses bibliothèques, car notre oracle, notre guide, le Manuel du libraire, dans son avant-dernière édition, du moins, avait passé sous silence le nom de Vasquin Philieul, qui est certainement l’auteur de ce poëme rarissime sur le jeu des échecs.

Il paraît que les bibliographes du dix-huitième siècle, qui en font mention, n’avaient pas même eu la chance de le voir, puisqu’ils ne savaient pas bien si c’était ou non une traduction du poëme latin de Vida, ainsi que le fameux poëme de Louis des Masures, Tournisien: Guerre cruelle entre le Roy blanc et le Roy maure (Paris, Vincent Sertenas, 1556, in-4); car l’abbé Goujet le signale seulement, en ces termes, dans sa Bibliothèque françoise (t. VIII, p. 99):

«Du Verdier, dans sa Bibliothèque, dit que Vasquin Philieul, de Carpentras, a traduit en vers le poëme des Échecs (de Vida) et que cette traduction a été imprimée à Paris, in-4, mais sans marquer le temps de l’impression. La Croix du Maine parle de ce poëme des Échecs, composé par Philieul et imprimé en caractères françois, l’an 1559, à Paris, sans désigner si c’est ou non une traduction de Vida. N’ayant pu trouver cet ouvrage, je ne puis vous le faire mieux connaître.»

L’annotateur de la Bibliothèque françoise de La Croix du Maine, Rigoley de Juvigny, n’était pas mieux instruit que l’abbé Goujet, lorsqu’il disait, dans une note de son édition publiée en 1772: «La Croix du Maine aurait dû nous apprendre de quel auteur Vasquin Philieul a traduit le poëme du Jeu des Échecs, si c’est de Vida ou d’un autre.» Rigoley de Juvigny n’avait pas remarqué que Du Verdier, en deux endroits différents de sa Bibliothèque françoise (à l’article de Vasquin Philieul et à l’article de Louis des Masures), dit positivement que le poëme du Jeu des Échecs est une traduction du poëme de Vida.

Cette traduction aurait paru d’abord à Paris, suivant Du Verdier, qui cite une édition que nous ne connaissons pas: «Il a mis aussi en rime françoise, dit-il, le Jeu des Échecs, décrit en vers latins par Hiérôme Vida, Crémonnois, imprimé à Paris, in-4.» La seule édition dont l’existence soit bien constatée, puisque la bibliothèque de l’Arsenal en possède un exemplaire (no 14637 du Catalogue La Vallière-Nyon), a été indiquée par La Croix du Maine, qui dit à l’article de Vasquin Philieul: «Il a écrit et composé en vers françois le Jeu des Échecs, imprimé à Paris, chez Philippe Danfrie et Robert Breton, l’an 1559, de caractères françois.»

Le nom de l’auteur n’est pas sur le titre de cette édition, qui serait la seconde, si la note bibliographique de Du Verdier est exacte; mais le distichon de Jean Gryphe, jurisconsulte, en l’honneur de Vasquin, ne nous laisse pas de doute à l’égard d’une attribution littéraire que confirment amplement les témoignages de La Croix du Maine et de Du Verdier. La dédicace à François d’Agoult (l’imprimé porte de Gaout, ce qui doit être une faute d’impression), seigneur de Sault, ne nous donne aucun détail sur l’auteur; mais nous y voyons que ce seigneur avait autrefois enseigné à Vida lui-même le jeu des échecs, que le grand Crémonnois a chanté pour rendre hommage à son maître.

Aucune biographie, excepté la Biographie générale de MM. Didot, n’ayant accordé à notre poëte amateur du jeu des échecs une notice de quelques lignes, nous croyons devoir réparer cette omission le plus succinctement possible.

Suivant La Croix du Maine, il se nommait Vasquin Phileul ou Philieul, et il était docteur en droit; Du Verdier le fait, en outre, chanoine de Notre-Dame des Doms. Son père, Romain Philieul, en latin Filiolus, fut notaire à Carpentras et publia la première édition latine des Statuts du Comtat Venaissin (Statuta Comitatus Venayssini. Avenio, 1511, in-4, goth.). Vasquin Philieul, quoique originaire de Carpentras, a dû successivement résider à Avignon, à Paris, à Alais (Gard) et à Lyon, de 1548 à 1565. «Il florissoit à Lyon l’an 1561, disait La Croix du Maine en 1584: je ne sçay s’il est encore vivant.» Il mourut vers 1582, à Avignon, où il remplissait les fonctions de juge de la Cour temporelle, suivant la Biographie du Dauphiné, par Barjavel.

Son premier ouvrage avait paru à Avignon, chez Barthélemy Bonhomme, sous ce titre, que Du Verdier a recueilli, sans nous donner la date de l’édition in-8: Œuvres vulgaires de François Petrarque, contenant quatre livres de madame Laure d’Avignon, sa maistresse, en sonnets et chants, et les Triomphes d’Amour, de Chasteté, de Mort, de Renommée, du Tems et de la Divinité. Cette traduction en vers français des poésies de Pétrarque fut réimprimée à Paris, par Jacques Gazeau, en 1548, sous ce titre différent: Laure d’Avignon, au nom et adveu de Catherine de Medicis, royne de France, extraict du poëte florentin Françoys Petrarque, et mis en françoys, in-16 de 119 ff., caractères italiques. La Croix du Maine suppose une troisième édition, imprimée à Lyon, en 1555, par Barthélemy Bonhomme.

Un sonnet de Jean Chartier[9], qui termine le volume, semble annoncer que le recueil avait été publié par les soins de ce personnage, et ses éloges protestent d’avance contre les critiques de Du Verdier, qui déclare, en passant, que les vers de Philieul sont rudes et mal rendus.

[9] Jean Chartier, natif d’Apt, avocat-général du roi au parlement de Provence, a traduit différents ouvrages du grec, du latin et de l’italien. Voyez son article dans la Bibliothèque françoise de Du Verdier.

L’abbé Goujet, dans sa Bibliothèque françoise (t. VII, p. 330), confirme le jugement rigoureux de Du Verdier: «Mais, ajoute-t-il, je crois que l’affection de ce bibliothécaire pour Jérôme d’Avost, son ami (qui a traduit également en vers les sonnets de Pétrarque), avoit encore plus de part, dans cette décision, que l’amour de la vérité.» Rigoley de Juvigny, dans ses notes sur La Croix du Maine, ne partage pas l’opinion de l’abbé Goujet à l’égard de Philieul: «C’était moins le talent que l’usage du monde qui lui manquoit, dit-il, car on trouve quelques morceaux de sa traduction fort heureusement tournés.»

«Cet auteur, né à Carpentras, dit l’abbé Goujet (Bibl. franc., t. VII, p. 329), avait toujours vécu loin du centre de la politesse et du bon goût. Aussi ne se loue-t-il pas plus qu’il ne doit, lorsqu’il dit, dans son épître dédicatoire à la reine Catherine de Médicis, à qui il adresse sa traduction en vers des Sonnets, Chansons et Triomphes de Pétrarque, qu’il n’avoit

Ni digne engin, ni pouvoir, ni science.»

Voici le commencement de cette épître:

De tout mon cœur, Royne qui n’as esgale,
Prix et appuy de la fleur lisliale,
J’ay tousjours eu espoir et volunté
M’offrir devant ta haulte majesté,
Pour veoir si point, quand le Ciel le voudroit,
Sçaurois par moy la servir quelque endroit.

Nous ignorons si ce fut cette épître qui valut au poëte traducteur de Pétrarque un canonicat à Notre-Dame des Doms. Quoi qu’il en soit, c’est à Alais ou plutôt à Auson, près des bords du Gard, qu’il rima sa traduction, comme l’indiquent ces derniers vers du Jeu des Échecs:

Voilà le tout, que, fasché d’un hasard,
J’en sceus chanter, gardant nostre maison,
Au bruit de l’eau transversant sur l’Auson.

Il possédait donc une maison dans cette petite localité, où les habitants du pays vont encore prendre les eaux d’une fontaine thermale, qui était dès lors renommée. On peut supposer que les malades qui prenaient les eaux (Or maintenant que Mars plus ne nous fasche, disait Vasquin Philieul) se récréaient à jouer aux échecs, et que le vieux seigneur de Sault, qui dut être un des premiers joueurs de son temps, se plaisait à leur donner des leçons, suivant les préceptes de Vida, que Philieul traduisit à sa requête. Il y aurait donc, à en croire Du Verdier, une première édition in-4, faite à Paris, de la traduction rimée de Philieul; mais nous n’avons trouvé que l’édition in-8 de 1559, en caractères de civilité.

Vasquin Philieul traduisit ensuite de l’italien de Paolo Jovio les Dialogues des devises d’armes et d’amours, avec un discours de Loys Dominique sur le même sujet, auquel on a ajouté les devises heroïques et morales de Gabriel Simeon (Lyon, Guillaume Rouville, 1561, in-4, avec fig.). Il traduisit encore du latin, d’après l’édition donnée par son père: Statuts de la Comté de Venaissin (Avignon, 1558, in-4), et d’après un ouvrage de Christophe de Mandric, docteur en théologie, de la Compagnie de Jésus, un Traité de souvent recevoir le saint Sacrement de l’Eucharistie, imprimé à Avignon par Pierre Roux en 1565, et réimprimé depuis à Paris, par Thomas Brumen, sous le titre de Traicté de la fréquente communion. Du Verdier ne nous en dit pas davantage sur notre chanoine, qui avait appris, du très-magnanime et très-puissant seigneur François d’Agoult, la science du jeu de Palamède, et qui se livrait, sans doute, dans ses vieux jours, à cet honnête passe-temps, qu’il avait décrit en vers rudes et surtout obscurs, sous l’inspiration de ce fameux joueur d’échecs.


LE SIEUR DE CHOLIÈRES
ET SES OUVRAGES.


Les Neuf Matinées et les Après-disnées du seigneur de Cholières sont rares; mais son ouvrage intitulé la Guerre des masles contre les femelles est beaucoup plus rare encore; on ne le voit figurer que dans un petit nombre de catalogues, entre autres ceux de Barré, de Gaignat, de Méon, de Chardin, de Bignon, de Monmerqué, de Veinant, etc. L’exemplaire, décrit dans ce dernier catalogue, s’est vendu 131 fr., et le prix du livre ne s’arrêtera pas là. C’est un petit in-12 de 8 feuillets prélim., y compris le titre, de 143 feuillets chiffrés et d’un feuillet non chiffré pour l’extrait du privilége. Il faut remarquer qu’il y a deux feuillets chiffrés 93, entre lesquels sont intercalés trois feuillets qui ne portent pas de numérotage: néanmoins les signatures se suivent sans interruption. Le privilége, en date du 22 mars 1586, est délivré au libraire-éditeur, Pierre Chevillot, pour six années consécutives. On peut donc considérer comme une édition nouvelle l’édition de Paris, Gilles Robinot, 1614, in-12, avec un privilége daté de 1587. Cette édition se trouvait chez Nodier et chez Bignon.

La Guerre des masles contre les femelles est un ouvrage du même genre et du même style que les Neuf Matinées et les Après-disnées; il renferme, comme ces deux recueils, des dialogues plaisants, facétieux et philosophiques sur des matières diverses et notamment sur des sujets joyeux. On peut dire que le livre de Rabelais a été la source où le seigneur de Cholières puisait à pleines mains, quand il était dans ses bonnes. C’est un galant compère qui sait par cœur son Gargantua et son Pantagruel, en manière d’évangile. Maître François n’a pas eu peut-être d’imitateur plus digne de lui. On ne s’explique pas comment tous les biographes se sont mis d’accord pour traiter ce spirituel et amusant pantagruéliste avec le plus impitoyable dédain. Nous gagerions, à coup sûr, qu’ils ne l’avaient jamais lu, ou bien qu’ils n’étaient pas capables de l’apprécier.

Les Meslanges poétiques, qui font suite à la Guerre des masles contre les femelles, ne sont pas, comme l’a dit ou plutôt répété de confiance l’auteur d’une très-bonne note bibliographique imprimée à la fin des Neuf Matinées (édit. J. Gay), un composé de vers pris dans les œuvres de Ronsard, d’Amadis Jamin et de Mme des Roches. Ces Meslanges appartiennent exclusivement au sieur de Cholières, et se rapportent à l’histoire de ses amours avec Aris, Marzine et Callirée. On y voit que le sieur de Cholières était toujours amoureux et quelquefois poëte. On doit s’étonner de n’y pas découvrir plus de détails intimes sur sa personne et sur sa vie. Voici seulement quelques vers de l’élégie finale, qui nous apprennent que l’auteur avait les cheveux gris à l’époque où il célébrait ses amours:

Car, moy, qui des amours ay passé la saison,
Qui ay morne le sang, le sens demy grison,
Dès longtemps sa beauté mon ame avoit blessée,
Et le traict seulement estoit en ma pensée.
J’estois de la servir soigneux et curieux:
Aussi bien que les rois, les pauvres ont des yeux.

L’abbé Goujet, dans sa Bibliothèque françoise, et Viollet-le-Duc, dans sa Bibliothèque poétique, ont oublié d’accorder un souvenir au sieur de Cholières.

La dédicace de la Guerre des masles contre les femelles est adressée «à madamoiselle Penthasilée de Malencorne, infante d’Inebile, dame de la Croulée, la Houssée, etc.,» laquelle damoiselle est sortie tout armée de l’imaginative de l’auteur. Cette croustilleuse dédicace à la reine des Amazones porte cette date: «De Saincte-Bonne-lez-Marignon, ce premier jour d’aoust 1587.» Nous supposons que cette localité est également imaginaire; car Saincte-Bonne-lez-Marignon paraît être la patrie des bonnes femmes en mariage.

Au reste, on ne sait rien sur le sieur ou seigneur de Cholières, si ce n’est qu’il était avocat à Grenoble. La publication de ses trois ouvrages, en 1585, 1587 et 1588, nous permet de dire qu’il était venu à Paris alors et qu’il y resta trois ans pour se faire imprimer. Son premier ouvrage, les Neuf Matinées, fut dédié à monseigneur messire Louys de la Chambre, chevalier, conseiller du roi en son conseil d’État, cardinal et abbé de Vendôme, grand prieur d’Auvergne, etc. Mais l’auteur, dans la préface des Après-disnées, qui n’ont pas de dédicace, nous raconte que messire Louys de la Chambre ne voulut prendre sous ses auspices les Neuf Matinées: «Ma muse, dit-il, avoit esclos le frère de ces Après-disnées, son nom ne peut estre ramenteu: son parrain a esté si vilain, que, pour l’exemple de quelques honnestetez, il a désavoué son filleu, lequel de toutes parts j’estoie prié de loger, et bien mieux qu’il n’a rencontré.» Voilà pourquoi le sieur de Cholières crut devoir publier ces Après-disnées, sans aucun nom de protecteur. On n’y retrouve pas même, comme dans les préliminaires des Neuf Matinées, une épître laudative en prose du sieur Félicien Valentin, un de ses plus fidèles amis, deux sonnets du seigneur de Montessuyt, un sonnet de I. D. C., son singulier et ancien ami, un autre signé A. Diane ou Ange, ce qui représente certainement un pseudonyme de l’auteur.

Faut-il accepter de confiance les dates de la naissance et de la mort du sieur de Cholières, telles que nous les donne le Dictionnaire biographique universel et pittoresque (Paris, Aimé André, 1834, 4 vol. gr. in-8), dates qui ne se trouvent dans aucune autre biographie? Suivant ce Dictionnaire, que nous sommes loin de dédaigner, Nicolas de Cholières serait né en 1509 et mort en 1592. Il devait être très-vieux en 1587, puisqu’il dit dans l’avis aux liseurs de ses Après-disnées: «Si je vis encore quelques années, vous verrez que je ne suis simple prometteur, ains que, sans estre gascon, je suis plus prompt à excuser in terminis habilibus, qu’à promettre.» Il promettait, à cette époque, un livre intitulé les Partis amoureux, livre qui n’a jamais paru.

Mais on a publié, après sa mort sans doute, un autre ouvrage, qui lui est attribué dans quelques biographies, quoiqu’il ait été imprimé sous le nom de Colières, mais qui est certainement de lui. Cette erreur de nom s’explique par la prononciation ordinaire du nom de Cholières. L’auteur, d’ailleurs, n’était plus là pour empêcher qu’on estropiât son nom. Voici le titre de cet ouvrage, plus rare encore que les précédents, car nous ne l’avons rencontré que dans les Catalogues Courtois et La Vallière-Nyon:

«La Forest nuptiale, où est representée une variété bigarrée, non moins esmerveillable que plaisante, de divers mariages, selon qu’ils sont observez et pratiquez par plusieurs peuples et nations estranges, avec la maniere de policer, regir, gouverner et administrer leur famille.» Paris, Pierre Bertault, 1600, in-12 de 12 feuillets préliminaires non chiffrés et de 144 feuillets chiffrés.

Le privilége est remplacé par une approbation des docteurs régents en la Faculté de théologie, certifiant «avoir lu et visité le livre intitulé la Forest nuptiale, composé par le sieur de Colières, auquel n’avons trouvé ny aperceu chose qui puisse empescher qu’il ne fust imprimé et mis en lumière.» Cette belle approbation est datée du 8 mai 1595 et signée I. Ardier. L’avant-discours de l’auteur et le sonnet qui le suit portent pour signature ce pseudonyme: A. Diane ou Ange, que nous avons déjà remarqué au bas d’un sonnet dans les pièces préliminaires des Neuf Matinées. Voici le sonnet, assez peu intelligible, de la Forest nuptiale:

AU LISEUR.
SONNET DE L’AUTEUR.
Te fasches-tu, liseur, pour veoir des mariages
Icy tant bigarez? Quoi? la diversité
Te devroit resjouir? Voir de mainte cité
Et de peuples divers les nuptiaux usages!
Tu veois le bien, le mal: quicte les badinages
Des polygamies: suis la pudicité
Où te guide le train que ceux ont limité,
Qui, à droit, sont tenus pour prudens et pour sages.
Joignant le blanc au noir, tu peux appercevoir
La naïfve blancheur: hé! pour te faire voir
Le lustre nuptial, je t’ay des bigareures
Dressé, comme j’ay peu: si quelque traict deffaut,
Sans trop t’effaroucher, liseur, il ne te faut
Qu’abaisser sans rigueur les trop hautes coutures.
A. Diane ou Ange.

En dépit de l’approbation des docteurs en théologie, le sieur de Cholières, qui avait déjà consacré un curieux chapitre au mariage dans ses Après-disnées, revient gaillardement à ce sujet qu’il connaissait, comme il le dit, experto crede Roberto, et il entasse, sur le compte des Babyloniens, des Turcs, des Moscovites et de la plupart des peuples étrangers, une foule de descriptions peu ou point décentes sur les usages nuptiaux. Il a soin de laisser de côté les chapitres de la France, de l’Angleterre et d’autres pays de l’Europe: a beau parler, qui vient de loin: «Puisque le mariage est tant à priser, dit-il malignement dans son avant-propos, j’inférerai qu’il m’est loisible, voire honneste, d’entamer propos, qui, quoy que diametralement ne passe par la ligne du milieu, par reflexion neantmoins, se rapproche au centre nuptial.» On peut dire qu’il était là dans son centre. La Forest nuptiale est du domaine rabelaisien et n’a rien de commun avec la Sylva nuptialis de Nevizanus.


LES
AMOURS FOLASTRES ET RÉCRÉATIVES
DU FILOU ET DE ROBINETTE[10].

[10] Dediez aux Amoureux de ce temps, par l’un des plus rares esprits. A Bourg en Bresse, par Jean Tainturier, 1629, in-16 de 84 pages.


Le savant auteur du Manuel du Libraire, en décrivant ce petit livre dans la dernière édition de son admirable ouvrage, l’a qualifié ainsi: «Roman comique, peu connu.» En effet, on ne l’avait pas vu passer dans les ventes publiques, avant celle de Charles Nodier, où un charmant exemplaire, relié en maroquin vert par Kœhler, ne fut vendu que 62 francs, parce qu’on ne connaissait pas encore les Amours folastres et récréatives du Filou et de Robinette, dans le monde des bibliophiles.

Mais Charles Nodier le connaissait bien, ce curieux roman comique et satirique, et il eût certainement consacré, à un livret dont il savait tout le prix, une de ces notes que lui seul pouvait faire, si la mort lui eût laissé le temps de terminer lui-même le Catalogue de sa bibliothèque. M. G. Duplessis, qui fut le continuateur de ce Catalogue posthume, n’a pas remplacé la note que nous regrettons, par cette vague indication: «Joli exemplaire d’un petit roman presque introuvable et d’une gaieté un peu libre.»

Ce roman était si peu connu que Lenglet-Dufresnoy ne l’avait pas cité dans sa Bibliothèque des romans. Plus tard, il figurait dans l’immense collection de romans français formée par le duc de la Vallière (voyez le no 10236 du Catalogue de Nyon) et le marquis de Paulmy. Mais ce dernier, qui avait pris la peine de lire ou de feuilleter la plupart de ces romans, s’était montré fort injuste à l’égard de cette histoire divertissante, qu’il a inscrite dans son Catalogue manuscrit avec un jugement dont nous appellerons, en invitant les amateurs de notre littérature gauloise à décider la question: «Ce petit roman est rare et mauvais.»

Espérons, pour l’honneur littéraire du marquis de Paulmy, qu’il avait confié l’examen de ce petit roman à un de ses secrétaires, Mayer, Contant d’Orville ou Legrand d’Aussy, qui étaient chargés de préparer des notices pour la Bibliothèque universelle des romans, ou pour les Mélanges tirés d’une grande bibliothèque, et qui s’acquittaient souvent de cette tâche avec aussi peu de goût que de conscience. Quoi qu’il en soit, la Bibliothèque de l’Arsenal possède deux exemplaires de ce volume rarissime.

Quel en est l’auteur, que le titre proclame l’un des plus rares esprits de son temps? Nous regrettons de ne l’avoir pas découvert, malgré nos recherches. Cependant nous avions pensé d’abord à Marcelin Allard, né en Forez, qui avait publié en 1605 la Gazette françoise, recueil bizarre et amusant, lequel renferme beaucoup de détails sur les mœurs de sa province, assez voisine de la Bresse; mais il n’est pas sûr que Marcelin Allard ait vécu jusqu’en 1629. Nous ne pouvions oublier que le savant Claude-Gaspard Bachet, sieur de Méziriac, et le poëte Nicolas Faret, l’un et l’autre originaires de Bourg en Bresse, étaient aussi contemporains du Filou et de Robinette; mais l’histoire littéraire n’a jamais soupçonné que l’auteur de l’Honnête homme et le traducteur des Épîtres d’Ovide eussent fourvoyé leur muse décente dans le genre trivial et facétieux. Nous nous sommes donc rejetés sur Charles Sorel, qui, n’étant pas encore historiographe de France, ne se faisait pas scrupule de composer ou de faire imprimer des romans gaillards sous le pseudonyme du comédien Moulinet, sieur du Parc. On peut constater, il est vrai, beaucoup d’analogie entre le Francion et les Amours folastres et récréatives du Filou et de Robinette: l’esprit gaulois, mélangé de naïveté et de malice, que Sorel mettait alors dans ses livres, se retrouve au même degré dans les deux ouvrages qui sont à peu près du même temps, car la première édition de la Vraie Histoire comique de Francion est de 1622. Dès l’année 1613, Sorel avait fait paraître les Amours de Floris et de Cléonthe, qui ne valent peut-être pas les Amours du Filou et de Robinette.

Une objection se présente tout d’abord, que nous n’avons pas résolue. Comment le Parisien Charles Sorel aurait-il fait imprimer un de ses ouvrages à Bourg-en-Bresse? Passe encore s’il eût été Bressan ou Forésien. De plus, n’est-il pas singulier que le second livre imprimé à Bourg-en-Bresse soit justement un petit roman comique, assez libre, dans le genre de ceux qu’on appréciait surtout à la cour et que les beaux esprits de ce temps ne se lassaient pas de produire? Le premier livre imprimé à Bourg-en-Bresse, deux ans auparavant, chez le même Jean Tainturier, est la traduction des Épistres d’Ovide en vers françois, avec un commentaire fort curieux, par Claude-Gaspard Bachet, sieur de Méziriac. On sait combien cette édition est rare; on peut supposer que l’auteur ne l’avait fait imprimer que pour ses amis. Or le sieur de Méziriac, ami de Racan, de Malherbe et des poëtes en renom à cette époque, avait passé plusieurs années à Paris dans leur société, avant de revenir se fixer en Bresse, dans sa ville natale, où il s’était marié richement et où il menait le train d’un grand seigneur. Son commentaire sur les épîtres d’Ovide ne prouve pas seulement son érudition; il donne la mesure et le ton de son esprit galant, délicat et agréablement caustique. Ce n’est pas dire que nous dussions lui attribuer, un peu à l’aventure, la composition des Amours du Filou et de Robinette, mais il avait certainement introduit l’imprimerie à Bourg-en-Bresse et fait venir dans cette ville Jean Tainturier pour imprimer ses propres ouvrages. On peut donc croire avec assez de vraisemblance qu’il ne fut pas étranger à l’impression ou à la réimpression de ce roman comique, qu’un de ses amis, Charles Sorel peut-être, lui avait envoyé de Paris pour le divertir.

L’éditeur, dans sa dédicace aux Amoureux de ce temps, ne nomme pas l’auteur, qui a voulu garder l’anonyme; mais il déclare que cet auteur était grandement versé aux discours amoureux, c’est-à-dire déjà connu par d’autres ouvrages traitant de matières amoureuses; en outre, il promet de s’occuper d’un commentaire destiné à éclaircir l’obscurité de cette œuvre importante. Voilà bien le commentateur Claude-Gaspard Bachet, sieur de Méziriac. On doit induire, de ce passage, que le roman des Amours du Filou et de Robinette faisait allusion à des faits et à des personnages véritables, de même que la plupart des romans d’amour qu’on publiait alors.

Il faut d’abord remarquer les trois petites figures gravées en bois, qu’on voit sur le titre de l’édition originale. Celle du milieu représente évidemment Robinette, tenant un bouquet qui semble être le prix de la lutte entre deux amoureux rivaux: elle est vêtue à la mode du temps, les cheveux frisottés en buisson, avec la grande collerette ou guimpe tuyautée et godronnée, le corsage plat et ouvert par devant, à manches étroites et à épaulières bouffantes; la robe à cerceaux en tonnelle, de couleur bariolée; la ceinture ou cordelière tombant jusqu’aux pieds. A la droite de Robinette, on reconnaît le Filou, à la flûte dont il joue pour attendrir «cette belle nymphe de cuisine,» comme l’appelle l’auteur du roman; il est habillé dans le goût de la cour: le justaucorps boutonné sur la poitrine et serré autour des reins, les manches collantes sur le poignet et bouffantes en haut du bras, les chausses de soie dessinant la jambe jusqu’au-dessus du genou, et l’ample haut-de-chausses à crevés de satin. Il n’a pas de coiffure et l’on ne distingue pas sa fameuse moustache. Le rival du Filou est placé à la gauche de Robinette, qui lui tourne le dos. Ce rival ne peut être que l’illustre Gueridon, qu’on mettait toujours à côté de Robinette dans les chansons, dans les ballets, dans les estampes, avant qu’il eût été supplanté par le Filou. Gueridon paraît avoir le costume de province: le chapeau de feutre à larges bords, le pourpoint flottant sur les cuisses, avec les chausses lâches sans canons et sans jarretières. Il porte tristement sous son bras une cornemuse, que la flûte du Filou a rendue silencieuse et inutile.

Qu’est-ce que Gueridon? Qu’est-ce que le Filou? Qu’est-ce que Robinette?

Ce sont trois types comiques, inventés ou mis en scène, d’après des personnages réels, sous la régence de Marie de Médicis, vers 1611. On lit, dans le Discours sur l’apparition et faits pretendus de l’effroyable Tasteur, imprimé à Paris en 1613: «On ne parle plus ni du Filou, ni de la vache à Colas. Robinette est censurée. On ne dit plus mot du Charbonnier.» M. Édouard Fournier, qui a réimprimé cette curieuse pièce dans son recueil des Variétés historiques et littéraires (t. II, p. 38), dit, dans une note, que «Robinette censurée fait allusion aux chansons et pasquils assez licencieux de Robinette et Gueridon, de Filou et Robinette.» Gueridon n’étant pas en cause, nous n’avons pas à nous en préoccuper ici.

Quant au Filou, voici la note que notre savant ami M. Édouard Fournier lui consacre à propos de ce passage du Discours sur l’apparition du Tasteur: «Ce mot de filou n’était pas encore le nom d’une espèce; c’était celui d’un type de bandit à la mode, dont la barbe épaisse et hérissée avait mis en vogue ce que l’on appelait les barbes à la filouse. Dix ans après, le nom s’est étendu à l’espèce tout entière. Dans un arrêt du Parlement du 7 avril 1623, il est parlé des hommes hardis se disant filous. Toutefois Filou se maintient comme type jusqu’en 1634. Voy. notre tome 1er, page 138.» M. Édouard Fournier renvoie son lecteur à cette phrase du Rolle des presentations faictes au grand jour de l’eloquence françoise: «S’est présenté Gilles Feneant, sieur de Tourniquet, l’un des ordinaires de la maison du Roy de bronze, fondé en procuration du Filou et de Lanturelu.» Mais il n’a pas jugé à propos de chercher, dans une note, par quel motif l’auteur de la pièce imprimée en 1634 a fait intervenir ici le Filou et Lanturelu, lorsque ces deux héros de la chanson n’étaient plus à la mode: leurs deux noms se sont offerts naturellement à l’esprit de l’auteur, qui évoquait le Roi de bronze, lequel n’est autre que la statue de Henri IV sur le Pont-Neuf, car le Pont-Neuf avait été le théâtre principal de la gloire du Filou et de Lanturelu, à l’époque où la chanson populaire associait ces deux noms dans ses joyeux refrains.

Ce fut peut-être aussi sur le Pont-Neuf que le Filou se fit connaître par ses exploits de pince et de croc, qui valurent à son nom l’honneur de devenir synonyme de voleur. «Il y avoit desja quelques années que le Filou estoit roy de Paris, écrivait en 1629 l’historiographe de ses Amours folastres et récréatives, et s’en estoit retiré après y avoir acquis une renommée universelle.» Il devait probablement cette renommée à des vols et à des escroqueries, qui n’avaient pas eu pour lui une issue malheureuse, car nous ne voyons pas qu’il ait été pendu ni même envoyé aux galères, ce que la chanson n’eût pas manqué de raconter par la voix des Chantres du Pont-Neuf. «Je suis ce Filou, dit-il lui-même en se recommandant à Robinette, je suis ce Filou, dont la gloire jadis tant publiée a effacé le renom de toutes les plus belles âmes de son temps.» Le mot filou se trouve pour la première fois, avec la signification de pipeur ou voleur, dans les Curiositez françoises, d’Antoine Oudin (Paris, A. de Sommaville, 1640, in-8). Antoine Oudin, secrétaire et maître de langues du roi, avait pu entendre souvent à la cour ce mot-là, qui y était en usage depuis trente ans environ. «Il n’y a pas trente ans que le mot de filou a été mis en usage,» disait Jean Bourdelot, dans un Traité de l’étymologie des mots françois, qu’il laissa manuscrit à l’époque de sa mort, en 1638. Ménage, qui a recueilli cette particularité dans ses Origines françoises, publiées en 1650, ajoute: «Ce mot fut ensuite donné à ceux qui volent la nuit et tirent la laine.»

L’étymologie du mot a donné lieu à bien des suppositions plus ou moins plausibles: les uns dérivaient filou du grec φιλήτης[Greek: philêtês], qui veut dire voleur; les autres, du flamand fyil, signifiant vaurien; ceux-ci, du vieil allemand fillen, dans le sens de frapper ou battre; ceux-là, de l’italien figliuolo, pris en mauvaise part. Du Cange, en invoquant un ancien texte latin que Caseneuve avait cité déjà dans ses Origines françoises, constate que la basse latinité, antérieurement au douzième siècle, s’était approprié le mot fillo dans le même sens que filou, qui paraît en être sorti. Cette expression, que les Actes de Saint-Gall (de Casibus S. Galli) emploient au pluriel: fillones, suggère au savant et judicieux Du Cange cette définition: «Nebulones cujusmodi sunt, quos nostri inde fortean filous vocant: Verberones. Kero monach. Verbera, Fillo, Verberum, Filloum, Fillonokertu

Il est certain que filou, qui conserve à peu près la forme et l’l’assonance du mot bas-latin ou tyois fillo, se prenait d’abord dans l’acception de mauvais garçon et de vagabond; mais ce mot-là impliquait encore un genre de fourberie impudente, que caractérise tout spécialement une épigramme de Theodulphus, rapportée dans les Analecta de Mabillon; ce distique, qui n’a pas été oublié dans le Glossarium ad scriptores infimæ latinitatis, nous semble bien convenir au personnage du Filou, tel que le dix-septième siècle l’avait fait paraître:

Ecce nugax labiis Filo quidam certa susurrans;
Nunc joca, nunc fletus, nunc quoque turpe canit.

Ce personnage, dont l’original existait sans doute et qui semble être le type du lenon parisien à cette époque, était sans doute peint d’après nature dans une chanson du Pont-Neuf, que nous n’avons pas retrouvée, mais qui est mentionnée dans une facétie en vers de l’année 1614: Estreine de Pierrot à Margot. Pierrot exige qu’une bonne chambrière sache

Dire Prominon Minette,
Ou quelque autre chansonnette,
Comme seroit Laridon,
Le Philoux ou Gueridon...

Au reste, le portrait physique et moral du Filou est esquissé d’une manière très-vive et très-plaisante dans une facétie du temps, que M. Édouard Fournier a réimprimée dans le t. II de ses Variétés historiques et littéraires, et que nous allons citer ici en entier, comme une pièce à l’appui de notre opinion sur le personnage réel ou allégorique du Filou. Cette facétie, intitulée la Moustache des Filoux arrachée, se trouvait dans un précieux recueil formé par le duc de la Vallière et détaillé dans le Catalogue de sa bibliothèque en 3 volumes, sous le no 3913; mais le Catalogue ne nous a pas appris en quelle année ladite pièce aurait été imprimée à Paris, et nous ne savons si le sieur du Laurens, qui s’en déclare l’auteur, est le même que Jacques du Lorens, à qui l’on doit un volume de satires souvent réimprimé alors. M. Édouard Fournier n’a pas éclairci ces deux points, et nous ne sommes pas éloigné de croire que le titre de la pièce doit être ainsi restitué: la Moustache du Filou arrachée, par le sieur du Lorens.

Muse et Phebus, je vous invoque.
Si vous pensez que je me mocque,
Baste! mon stil est assez doux;
Je me passeray bien de vous.
Je veux conchier la moustache,
Et si je veux bien qu’il le sçache,
De cet importun fanfaron
Qui veut qu’on le croye baron,
Et si n’est fils que d’un simple homme.
Peu s’en faut que je ne le nomme.
Il se veut mettre au rang des preux
Par une touffe de cheveux,
Et se jette dans le grand monde
Sous ombre qu’elle est assez blonde,
Qu’il la caresse nuict et jour,
Qu’il l’entortille en las d’amour,
Qu’il la festonne, qu’il la frise,
Pour entretenir chalandise,
Afin qu’on face cas de luy:
Car c’est la maxime aujourd’huy
Qu’il faut qu’un cavalier se cache,
S’il n’est bien fourny de moustache.
S’il n’en a long comme le bras,
Il monstre qu’il ne l’entend pas,
Qu’il tient encor la vieille escrime,
Qu’il ne veut entrer en l’estime
D’estre un de nos gladiateurs,
Mais plustost des reformateurs,
Et qu’avec son nouveau visage
Il prétend corriger l’usage,
Ce qu’il ne pourroit faire, eust-il
Glosé sur le Docteur subtil.
L’usage est le maistre des choses;
Il fait tant de métamorphoses
En nos mœurs et en nos façons,
Que c’est le subject des chansons.
Quiconque ne le veut pas suivre
Fait bien voir qu’il ne sçait pas vivre.
Les roses naissent au printemps;
Il faut aller comme le temps.
Le sage change de méthode:
On lui voit sa barbe à la mode,
Et ses chausses et son chapeau;
En ce différant du bedeau,
Qui porte, quelque temps qu’il fasse,
Mesme bonnet et mesme masse;
Son habit fort bien assorty,
Comme une tarte my-party,
Toutesfois sans trous et sans tache.
Il n’entreprend sur la moustache
De nostre baron prétendu,
De peur de faire l’entendu
Et en quelque façon luy nuire,
Car c’est elle qui le fait luire,
Qui fait qu’il se trouve en bon lieu
Et qu’il disne où il plaist à Dieu;
Car il n’a point de domicille,
Et s’il ne disnoit point en ville,
Sauf votre respect, ce seigneur
Disneroit bien souvent par cœur.
Bien que pauvreté n’est pas vice,
Ceste moustache est sa nourrice,
Son honneur, son bien, son esclat.
Sans elle, ô dieux! qu’il seroit plat,
Ce beau confrère de lipée,
Avecque sa mauvaise espée
Qui ne degaine ny pour soy,
Ny pour le service du roy!
Quoiqu’il ait eu mainte querelle,
Elle a fait vœu d’estre pucelle,
Comme son maître le baron
Fait estat de vivre en poltron,
Je dis plus poltron qu’une vache,
Nonobstant sa grande moustache,
Qui le fait, estant bien miné,
Passer pour un déterminé,
Capable, avec ceste rapière,
De garder une chenevière.
Il tient que c’est estre cruel,
Que de s’aller battre en duël.
Qu’on le soufflette, il en informe,
Et vous dit qu’il tient cette forme
D’un postulant du Chastelet,
Qui n’avoit pas l’esprit trop let,
Et le monstra dans une affaire
Qu’il eut contre un apotiquaire
Pour de prétendus recipez
Où il y en eust d’attrapez.
La loy de la chevalerie,
C’est l’extreme poltronnerie.
Il fait pourtant le Rodomont
A cause qu’il fut en Piedmont,
Ou, que je n’en mente, en Savoye,
D’où vient ce vieux habit de soye,
Qui mérite d’être excusé,
Si vous le voyez tout usé;
Il y a bien trois ans qu’il dure.
Fust-il de gros drap ou de bure,
Aussi bien qu’il est de satin,
Il eust achevé son destin.
Mais sa moustache luy repare
Tout ce que la Nature avare
Refuse à son noble desir;
C’est son délice et son plaisir,
C’est son revenu, c’est sa rente,
Bref, c’est tout ce qui le contente,
Et fait, tout gueux qu’il est, qu’il rit,
Qu’avec grand soin il la nourrit;
Qu’il ne prend jamais sa vollée,
Qu’elle ne soit bien estallée;
Que son poil, assez deslié,
D’un beau ruban ne soit lié,
Tantost incarnat, tantost jaune.
Chacun se mesure à son aune;
Il y a presse à l’imiter.
Les filoux osent la porter
Après les courtaux de boutique;
Tous ceux qui hantent la pratique,
Laquais, soudrilles et sergens,
Quantité de petites gens
Qui veulent faire les bravaches,
Tout Paris s’en va de moustaches.
Ils suivent leur opinion
Contre la loy de Claudion.
Vous n’entendez que trop l’histoire...
Nos gueux s’en veulent faire à croire
En se parant de longs cheveux.
Pensez qu’au temple ils font des vœux
Et prières de gentils-hommes.
O Dieux! en quel siècle nous sommes!
Qu’il est bizarre et libertin!
Quant à moy, j’y perds mon latin
Et suis d’advis que l’on arrache
A ce jean-f..... sa moustache.
Le mestier n’en vaudra plus rien,
Nostre baron le prévoit bien:
C’est ce qui le met en cervelle.
La sienne n’est pas la plus belle.
Il sent bien que son cas va mal.
Je le voy dans un hospital,
Ou qui se met en embuscade
Pour nous demander la passade.
Il peut réussir en cet art,
Car il est assez beau pendart
Pour tournoyer dans une église;
Mais je luy conseille qu’il lise,
S’il veut estre parfait queman,
Les escrits du brave Gusman,
Dit en son surnom Alpharache.
Bran! c’est assez de la moustache.

Voilà un portrait achevé, auquel le petit roman des Amours folastres ajoutera pourtant quelques coups de pinceau.

Nous ne dirons plus rien sur le Filou, si ce n’est que le recueil de la Vallière, que nous avons indiqué plus haut et qui serait aujourd’hui, dit-on, à la Bibliothèque impériale, donne les titres de plusieurs pièces qui concernent les filous en général: Regles, statuts et ordonnances de la caballe des Filous, reformez depuis huit jours dans Paris: ensemble leur police, estat, gouvernement et le moyen de les connoistre d’une lieue loing sans lunettes, in-8;—la Blanque des illustres Filous du royaume de Coquetterie, Paris, 1655, in-12, etc. Dans son Recueil de diverses pièces comiques, gaillardes et amoureuses (Paris, 1671, in-12), César Oudin de Préfontaine a décrit l’Assemblée des filoux et des filles de joie, de manière à prouver que le nom de filou était devenu synonyme de marlou, souteneur de filles. Cependant marlous et filous n’en étaient pas moins des voleurs de nuit, à cette époque, puisque Mlle de Scudéry adressa contre eux un Placet au Roi, en vers, pour se plaindre de leurs mauvais procédés nocturnes à l’égard des amants, qu’ils dévalisaient dans les rues de Paris: un poëte anonyme composa alors le Placet contraire présenté au Roi par les Filoux.

Une autre pièce pourrait bien se rapporter plus spécialement au Filou de Robinette: l’Estrange Ruse d’un filoux habillé en femme, ayant duppé un jeune homme d’assez bon lieu, sous apparence de mariage, in-8. Enfin, n’y aurait-il pas quelque analogie entre le Filou et ce Courtizan grotesque, qui fut l’objet de tant de sarcasmes facétieux en vers et en prose dans le genre de la pièce suivante: Coq à l’asne sur le mariage d’un Courtisan grotesque, 1620, in-8?

Passons maintenant à Robinette, qui n’était pas moins célèbre que le Filou et qui avait existé aussi réellement. Cette «personne si recommandable à la postérité,» quoique l’auteur des Amours folastres la qualifie de nymphe de cuisine, devait être particulièrement connue à la cour de France, «en laquelle, dit-il, la bonne fortune avoit fait une dame extremement fameuse en reputation, qui se nommoit Robinette, de qui le nom voloit desja par tout l’univers, et sans l’assistance de laquelle il ne se fait point de belle entreprise à Paris, qu’elle n’y soit meslée... Tous les meilleurs poëtes estoient employez à faire des vers à sa louange, et les meilleurs balladins ne composèrent point de ballets, qu’elle n’y fust appellée; bref, elle estoit chantée, publiée et proclamée unanimement de tout le monde; et celuy s’estimoit malheureux, de qui le nom de Robinette ne venoit à la bouche.»

Il y avait aussi une chanson populaire relative à Robinette, chanson dont le commencement est mentionné dans les Amours folastres:

Appelez Robinette,
Qu’elle vienne un peu ça bas, etc.

On découvrirait certainement cette chanson dans les recueils du temps. Il y avait, en outre, beaucoup de pièces volantes en prose et en vers, dont Robinette était l’héroïne, en compagnie du Filou ou de Gueridon. Une de ces pièces porte pour titre: les Folastres et joyeuses Amours de Gueridon et Robinette: ensemble les missives envoyées de Provence à Chastellerault par ledit Gueridon à Robinette, avec leur heureuse rencontre à la Foire Saint-Germain (Paris, 1614, in-8). Ce titre rappelle celui du ballet, qui fut dansé à la cour, le jeudi 23 janvier de cette même année 1614: Ballet des Argonautes, où estoit representé Guelindon dans une caisse comme venant de Provence et Robinette dans une gaisne comme estant de Chastellerault (Paris, Fleury Bourriquant, 1614, in-8).

L’introduction de Gueridon ou Guelindon et de Robinette dans le ballet des Argonautes n’est pas trop raisonnable, mais ces deux personnages étaient alors tellement à la mode, que la magicienne Circé n’avait pu se dispenser de les faire venir de Provence et de Châtelleraut; le poëte de ballet a mis dans leur bouche des vers qui, tout vagues qu’ils soient, font partie essentielle de notre sujet:

GUELINDON AU ROY.
Grand Roy, de qui la gloire avec l’âge s’accroît,
Il est vray que mon nom sur les autres paroît,
Et que tous en leurs chants me font un sacrifice;
Mais je promets pourtant, en foy de Guelindon,
Que, s’il s’offre jamais un sujet de service,
Je rendray mes effects plus cognus que mon nom.
GUELINDON A LA ROYNE.
Royne, à qui nos raisons consacrent des autels,
Lassé de me voir croistre en couplets immortels,
Et de parler tousjours ou des uns ou des autres,
Je viens sous une feinte à vous me retirer,
Pour ne parler jamais que pour vous admirer,
Et faire tous efforts pour adorer les vostres.
GUELINDON AUX DAMES.
Ce fameux Guelindon qu’icy je représente,
Pour s’estre trouvé seul avec une servante,
Luy mit incontinent l’honneur à l’abandon;
Mais, si j’avois de vous ce qui pourroit me plaire,
Je jure, par la foy d’un autre Guelindon,
Que j’en ferois bien plus et me sçaurois mieux taire.
ROBINETTE AU ROY.
Comme une fille abandonnée,
J’ay couru le long d’une année,
Sans pouvoir trouver de support;
Mais, vous obligeant mon servage,
Je ne sçaurois en meilleur port
Me mettre à l’abry du naufrage.
ROBINETTE A LA ROYNE.
Grande Royne, qui tous les ans,
Ou par aumosnes, ou par présens,
Mariez tant de pauvres filles,
Faites-moy cette charité:
Si je ne suis des plus gentilles,
Je n’ay pas moins de volonté.
ROBINETTE AUX DAMES.
Je suis Robinette en habit,
Mais si, d’un changement subit,
Sans vous tromper à mon visage,
Vous me vouliez prendre à l’essay,
Je monstrerois bien que je sçay
Comme il faut frotter le mesnage.

Cette dernière strophe semblerait faire allusion à l’aventure de ce filou, habillé en femme, qui avait dupé un jeune homme sous apparence de mariage, aventure qui ne nous est connue que par le titre de la pièce indiquée plus haut. Néanmoins Robinette, la véritable Robinette, et ici le ballet des Argonautes et le roman des Amours folastres semblent d’accord, était vraisemblablement une servante de Châtellerault, une belle nymphe de cuisine, une lavandière, d’une pruderie ridicule, qui avait fait de la vertu avec l’un, mais qui s’était abandonnée avec l’autre, épisode galant et grotesque, qu’un procès scandaleux avait peut-être divulgué et que la chanson racontait à tous les coins de Paris et de la France.

Nous ne chercherons pas à prêter une étymologie quelconque au nom de Robinette. Dès le treizième siècle, on voit figurer le nom et le personnage de Robin dans une farce ou jeu-parti d’Adam de la Hale; mais alors Robin est mis en scène à côté de Marion. Longtemps après, Robin est encore le héros naïf et joyeux des épigrammes libres de Clément Marot, dans lesquelles Margot a remplacé Marion. Plus tard Gueridon succède à Robin, et Margot devient Robinette; si les noms changent, les types et les caractères restent les mêmes. Quant au Filou, c’est peut-être une lointaine réminiscence de l’Homme armé, qui se montre déjà dans le jeu de Robin et Marion, et qui vient troubler les amours de ces pauvres pastoureaux en battant l’un et en caressant l’autre, ce que Collé a si plaisamment représenté dans sa chanson de Cadet et Babet. Malgré l’ancienneté évidente de ces types populaires, nous ne jugeons pas nécessaire de rechercher, comme l’a fait Borel dans son Thresor des antiquitez françoises, si le Filou ne descendrait pas en droite ligne du poëte Villon, qui avait laissé en héritage son nom aux voleurs, comme le Filou a laissé le sien aux coupeurs de bourse.


Chargement de la publicité...