Énigmes et découvertes bibliographiques
LES VAUX-DE-VIRE
ET
OLIVIER BASSELIN.
Avant l’édition des Vaux-de-Vire, publiée en 1811 par les soins de M. Augustin Asselin, sous-préfet de Vire, le nom d’Olivier Basselin était à peine connu, quoiqu’il eût été cité dans diverses compilations, à propos de l’origine du Vaudeville; quant aux chansons de ce poëte virois, elles étaient à peu près ignorées.
Il n’existait, en effet, que deux exemplaires de l’édition unique de ces Vaux-de-Vire, imprimée, vers 1670, à Vire même, par Jean de Cesne, et quelques copies manuscrites plus ou moins anciennes qui s’étaient conservées dans les mains des compatriotes d’Olivier Basselin. Ce fut un de ces derniers, M. Richard Seguin, qui commença le premier la résurrection d’Olivier Basselin, en réimprimant tant bien que mal une partie des Vaux-de-Vire dans son Essai sur l’histoire de l’industrie du Bocage (Vire, impr. d’Adam, 1810, in-8).
L’éveil était donné au patriotisme des habitants de Vire; un des deux seuls exemplaires de l’édition de 1670, sortant de la bibliothèque du médecin By, venait de reparaître, comme un trophée, dans la ville où il avait été imprimé; le sous-préfet de cette ville, M. Asselin, se mit à la tête d’un comité qui s’était formé spontanément pour donner une nouvelle édition des Vaux-de-Vire d’Olivier Basselin. Cette édition, faite par les soins de M. Asselin lui-même, avec le concours de ses associés virois, et imprimée à Avranches, chez Lecourt, en 1811, sous ce titre: Les Vaudevires, poésies du quinzième siècle, par Ollivier Basselin, avec un Discours sur sa vie et des notes, fut tirée seulement à 148 exemplaires, savoir:
| In‑4o | Papier vélin superfin | 11 |
| Grand carré | 13 | |
| In‑8o | Papier rose | 10 |
| Vélin | 64 | |
| Raisin | 48 | |
| Épreuve | 2 |
On lit, au verso du titre: «Cette nouvelle édition est faite aux frais et par les soins des habitants de Vire, dont les noms suivent: MM. Asselin (Auguste), sous-préfet; Corday (DE), membre du collége électoral du département; de Cheux de Saint-Clair, id.; Desrotours de Chaulieu (Gabriel), maire de la Graverie, id.; Dubourg-d’Isigny, membre du conseil d’arrondissement; Flaust, maire de Saint-Sever; Huillard d’Aignaux, premier adjoint du maire de la ville de Vire; Lanon de la Renaudière, avocat; Le Normand, receveur principal des droits réunis de l’arrondissement de Vire; Robillard, receveur des droits d’enregistrement et conservateur des hypothèques de l’arrondissement de Vire.»
C’était peu de chose que 148 exemplaires pour faire connaître les poésies d’Olivier Basselin, non-seulement à Vire et à la Normandie, mais encore à tous les amis de notre vieille littérature; c’était assez cependant pour replacer Olivier Basselin au rang qu’il devait occuper dans cette littérature où il allait figurer désormais comme chef d’école ou de genre, comme créateur du Vau-de-Vire, sinon du Vaudeville. L’édition de M. Asselin devint d’autant plus rare qu’elle était plus recherchée. Plusieurs hommes de lettres entreprirent alors concurremment de préparer une nouvelle réimpression des Vaux-de-Vire, en y ajoutant des pièces inédites qu’on attribuait encore à Basselin et qui n’étaient que des compositions de son premier éditeur, Jean Le Houx. La réputation d’Olivier Basselin n’avait pas tardé à se répandre et à s’accroître en Normandie, où l’on attendait avec impatience cette édition si lente à voir le jour après tant de promesses réitérées. M. Louis Dubois, ancien bibliothécaire, et M. Pluquet, libraire à Paris, tous deux Normands, et, comme tels, jaloux de populariser les poésies de Basselin, s’étaient occupés simultanément de cette édition qu’ils voulaient faire plus complète, plus critique et plus savante que celle de M. Asselin.
Ce fut dans ces circonstances que M. Asselin, qui se trouvait en relation avec Charles Nodier et qui appréciait la supériorité de ce grand écrivain, fit abnégation de tout amour-propre littéraire, en engageant l’illustre philologue à devenir l’éditeur d’Olivier Basselin. Cette proposition avait de quoi flatter et intéresser à la fois Charles Nodier: il s’agissait de remettre en honneur un de ces poëtes provinciaux, pour lesquels il avait toujours manifesté une sorte de fanatisme; il s’agissait aussi de rétablir un texte qui s’était altéré en passant de bouche en bouche; il s’agissait enfin d’éclaircir ce texte par des notes savantes et ingénieuses qui convenaient si bien au talent du commentateur des Fables de la Fontaine. Charles Nodier consentit donc à publier, sans doute de concert avec M. Asselin, une édition annotée des Vaux-de-Vire; il s’attacha d’abord à revoir le texte; il rédigea un certain nombre de notes grammaticales, mais on ne sait pourquoi, après quelques semaines de travail, il laissa de côté le manuscrit destiné à l’impression, et ce manuscrit, chargé de corrections et de notes autographes, appartient aujourd’hui à la Bibliothèque impériale, qui l’a reçu de moi comme un souvenir de l’illustre bibliographe.
M. Louis Dubois n’avait pas renoncé, ainsi que Charles Nodier, à mettre au jour l’édition qu’il préparait depuis dix ans, et cette édition parut en 1821, à Caen, sous ce titre: Vaux-de-Vire d’Olivier Basselin, poëte normand de la fin du quatorzième siècle, suivis d’un choix d’anciens Vaux-de-Vire, de Bacchanales et de Chansons, poésies normandes, soit inédites, soit devenues excessivement rares, avec des dissertations, des notes et des variantes. Ce volume in-8 de 271 pages, tiré à 500 exemplaires, témoignait des efforts que l’éditeur avait faits, en s’aidant des communications de M. Pluquet, pour rendre sa publication aussi satisfaisante que possible. L’édition fut accueillie avec beaucoup d’empressement, quoique le nombre des premiers souscripteurs ne s’élevât pas à plus de 121, et elle ne tarda guère à s’épuiser, malgré des critiques assez vives qui reprochaient surtout à M. Louis Dubois la lourdeur de son docte commentaire sur des chansons, et qui invitaient un nouvel éditeur à réunir les Vaux-de-Vire de Jean Le Houx à ceux d’Olivier Basselin.
M. Julien Travers, membre de la Société des Antiquaires de Normandie, répondit à cet appel et tint compte de ces critiques, lorsqu’il publia, en 1833, à Avranches, les Vaux-de-Vire édités et inédits d’Olivier Basselin et Jean Le Houx, poëtes virois, avec discours préliminaire, choix de notes et variantes des précédents éditeurs, notes nouvelles et glossaire. Cette édition in-18, tirée à 1,000 exemplaires, qui suffirent à peine aux nombreux admirateurs qu’Olivier Basselin comptait déjà en Normandie, avait été faite d’après les indications de M. Asselin et avec des matériaux fournis par cet amateur éclairé: «Restaurateur de Basselin, en 1811, dit M. Julien Travers dans sa préface, il a quelques raisons de tenir à l’édition qu’il a donnée de cet auteur; mais il a un trop bon esprit pour ne pas désirer qu’il en paraisse une meilleure encore. Telle est à cet égard son abnégation personnelle et sa ferveur pour la gloire de Basselin, qu’il m’a généreusement offert tous les moyens d’améliorer son premier travail. Ses livres, ses papiers, au moindre désir que j’en ai manifesté, ont quitté sa bibliothèque, la ville même de Cherbourg, et sont, depuis plusieurs mois, à vingt lieues de leur propriétaire. Puisse le fruit de mon zèle à préparer cette édition répondre à tant de complaisance!»
Après trois éditions également recommandables à différents titres, pour en publier une nouvelle, je ne pouvais que mettre à contribution les travaux de mes devanciers, en les combinant ensemble et en cherchant à les perfectionner. C’est ce que je me suis efforcé de faire, dans mon édition, intitulée: Vaux-de-Vire d’Olivier Basselin et de Jean Le Houx, suivis d’un choix d’anciens Vaux-de-Vire et d’anciennes Chansons normandes, tirés des manuscrits et des imprimés, avec une notice préliminaire et des notes philologiques par A. Asselin, L. Dubois, Pluquet, Julien Travers et Charles Nodier (Paris, Adolphe Delahays, 1858, in-12 de XXXVI et 288 pages).
Tous les Vaux-de-Vire et toutes les Chansons normandes, recueillis par MM. Asselin, Louis Dubois et Julien Travers, ont été scrupuleusement conservés dans cette édition, qui se divise en cinq parties: 1o Vaux-de-Vire d’Olivier Basselin; 2o Vaux-de-Vire de Jean Le Houx; 3o Chansons normandes du seizième siècle, tirées d’un manuscrit; 4o Chansons normandes anciennes, tirées de recueils imprimés; 5o Bacchanales et Chansons, tirées d’un recueil imprimé en 1616. Nous avons cru devoir adopter intégralement le choix des pièces que nos devanciers avaient jugées dignes de composer l’élite de la Muse normande; on appréciera le motif qui nous a empêché d’ajouter une seule pièce à ce choix, qu’il eût été facile d’augmenter du double, en puisant à pleines mains dans les recueils d’anciennes Chansons.
Quant aux Vaux-de-Vire d’Olivier Basselin, qui font la partie principale de notre volume, nous les avons laissés dans l’ordre systématique où M. Louis Dubois les a rangés, et nous avons respecté l’orthographe qu’il leur a donnée, en approuvant les raisons sur lesquelles il s’est fondé pour adopter cette orthographe. «Assurément, dit-il dans la préface de son édition, si nous avions le texte primitif de Basselin, il serait à propos de lui conserver sa manière d’orthographier: c’est une chose admise généralement; mais, le texte de Basselin ayant subi des changements, son style étant devenu celui de la fin du seizième siècle, il faut donner à ce style l’orthographe contemporaine, pour que l’un et l’autre soient en harmonie... Il est évident qu’il n’est pas convenable d’employer la vieille orthographe, dont a fait usage l’éditeur de 1811... Les Vaux-de-Vire ayant été composés au commencement du quinzième siècle et imprimés longtemps après, retouchés, quant aux expressions, par ceux qui les chantaient et qui voulaient les accommoder au style de leur temps, il n’est pas étonnant qu’ils offrent des disparates assez choquantes, telles que des couplets purement écrits et rimés correctement, à côté de vers remplis de fautes de toute espèce, de simples assonances au lieu de rimes, l’absence même de la rime dans plusieurs vers, des hiatus, des strophes faibles et des idées ingénieuses.» Charles Nodier a pleinement approuvé, dans ses Mélanges tirés d’une petite bibliothèque, le système d’orthographe que M. Louis Dubois crut devoir adopter dans son édition, contrairement à l’exemple de ses devanciers. «Du Houx, dit l’illustre critique, n’eut pas grand’chose à faire pour approprier les Vaux-de-Vire d’Olivier Basselin, qui étaient locaux, qui étaient célèbres dans le pays, qui étaient éminemment traditionnels: il n’eut qu’à les recueillir de la bouche des anciens du pays, ou plutôt qu’à les écrire comme il les avait appris, quand il commençait lui-même à faire des chansons. Sa leçon est donc leur leçon propre, celle que la tradition avait faite, et c’est nécessairement la bonne, car un vaudeville ne vaut rien, quand il ne vit pas dans la mémoire et qu’il ne s’accroît pas en marchant. Pour que les savants Éditeurs de Vire pussent croire nécessaire de rétablir l’orthographe de Basselin, il faudrait supposer qu’ils se croyaient sûrs d’avoir retrouvé son texte, et le texte de Du Houx n’est pas plus le texte de Basselin que l’orthographe de Du Houx n’est l’orthographe de Basselin.»
Nous n’avons donc pas admis dans notre édition l’orthographe factice que M. Asselin s’était efforcé de calquer sur les monuments de la langue du quinzième siècle; mais nous nous serions fait un scrupule de supprimer la Notice préliminaire que le premier éditeur moderne de Basselin a mise en tête des Vaux-de-Vire, car cette Notice est, en quelque sorte, le point de départ de la renommée littéraire du poëte normand, qui n’avait pas, avant l’édition de 1811, une existence bien constatée, et qui pourrait être encore aujourd’hui rejeté dans le mystérieux domaine des auteurs imaginaires. Depuis la Notice intéressante, quoique un peu vague, que M. Asselin a consacrée au chansonnier de Vire, aucun document nouveau ne s’est produit, qui puisse établir avec certitude à quelle époque vivait Olivier Basselin, et même s’il a réellement vécu.
C’est, comme nous l’avons dit, vers 1670, que Jean de Cesne imprimait à Vire un petit volume in-16, de 53 feuillets non chiffrés, sans date, intitulé: le Livre des chants nouveaux de Vaudevire, par ordre alphabétique, corrigé et augmenté outre la précédente impression. Le nom d’Olivier Basselin ne se trouve pas même dans cette édition, qui fut précédée d’une ou de plusieurs autres impressions qu’on ne connaît pas. On a prétendu, sans en fournir aucune preuve, que la première de ces impressions remontait à 1576. Quoi qu’il en soit, on a retrouvé, dans divers recueils de chansons, publiés depuis 1600 jusqu’en 1625, quelques-uns des Vaux-de-Vire attribués à Basselin, mais qui ne portent pas de nom d’auteur dans ces recueils où ils ont été imprimés d’abord sans aucune indication d’origine.
«Il est sans doute fort extraordinaire qu’il ne soit resté aucune trace des premières éditions des Vaux-de Vire, dit Charles Nodier dans ses Mélanges tirés d’une petite bibliothèque (p. 250), et que, de celle même qui a été donnée par Du Houx, on ne connaisse que deux exemplaires. On ne saurait comprendre l’acharnement qui se serait attaché à la destruction de ce petit livre si naïf, si complétement inoffensif; je dirais volontiers si décent, quand on pense que les plus obscènes turpitudes, imprimées dans le même temps, nous sont parvenues en nombre et ont échappé à la proscription dont on veut que les chansons de Basselin aient été l’objet. Je suis assez porté à croire que leur extrême rareté est plutôt le résultat assez naturel de leur popularité même, et que ces petits volumes, d’un usage si nécessaire, qu’on ne cessait probablement de les porter dans la poche que lorsque leur contenu était passé tout entier dans la mémoire, ont subi la destinée commune aux livrets éphémères du même genre, qu’on distribue incessamment dans nos places publiques, et qui disparaissent du commerce au moment même où tout le monde les sait par cœur. Je ne fais donc pas de doute qu’avec des recherches ou plus actives ou plus heureuses, on ne réussisse à trouver de nouveaux exemplaires de l’édition de Du Houx, et même des éditions antérieures, qui paraissent encore plus rares.»
Le nom d’Olivier Basselin apparaît pour la première fois sous le règne de Louis XII, dans une chanson populaire dont les premiers vers se trouvent cités à la fin d’une lettre de Guillaume Crétin, mort en 1525, et qui a été conservée presque entière dans des manuscrits qu’on dit appartenir au commencement du seizième siècle. Voici le passage de la lettre en question, adressée à François Charbonnier, secrétaire du duc de Valois, qui fut plus tard le roi François Ier: «Si monsieur de La Jaille se présente à ta veue, je te prie faire mes très-amples recommandations, et en ceste bouche finiray la presente, disant:
Et jeu sans vilenie. Fiat.»
Voici maintenant ce qui nous reste de la chanson que citait Guillaume Crétin avant l’avénement de François Ier, qui monta sur le trône en 1515:
Cette chanson, ce Vau-de-Vire, est un témoignage historique qui semblerait, jusqu’à un certain point, assigner à l’existence d’Olivier Basselin une date certaine, antérieure au seizième siècle; mais il faut dire aussi que les trois premiers vers cités par Crétin sont les seuls qu’on puisse déclarer authentiques; ceux qui suivent nous semblent avoir été composés longtemps après, dans le but de rattacher personnellement à l’auteur des Vaux-de-Vire un refrain populaire qui concernait un autre Olivier Basselin, lequel aurait vécu à la fin du quinzième siècle ou dans les premières années du seizième siècle, et qui s’était peut-être signalé dans les guerres contre les Anglais.
Ne serait-il pas plus logique de reconnaître, comme d’ailleurs on l’a fait, l’auteur des Vaux-de-Vire dans un autre Olivier Bisselin, homme très-expert à la mer, qui fit imprimer à Poitiers, chez Jean de Marnef, en 1559, à la suite des Voyages de Jean Alfonse, un opuscule portant ce titre: «Tables de la declinaison ou l’esloignement que fait le soleil de la ligne équinoctiale chascun jour des quatre ans; pour prendre la hauteur du soleil à l’astrolabe; pour prendre la hauteur de l’estoille tant par le triangle que par l’arbaleste; pour prendre la hauteur du soleil et de la lune, et autres estoilles de la ligne équinoctiale et des tropicques; déclaration de l’astrolabe, pour en user en pillotage par tout le monde.» Notre Olivier Basselin, dont le nom est écrit Bisselin par La Croix du Maine, et Bosselin par Du Verdier, a pu être à la fois chansonnier et pilote: son Vau-de-Vire XXVI, que les éditeurs modernes ont intitulé le Naufrage, raconte sans doute un épisode de sa vie maritime:
Il y a un autre Vau-de-Vire, le Voyage à Brouage, dans lequel Olivier Basselin se représente lui-même dans l’exercice de ses fonctions de pilote et de caboteur:
Ces deux Vaux-de-Vire, où la personnalité de l’auteur se trahit avec une sorte de complaisance, nous permettent de croire qu’Olivier Basselin était, en effet, homme expert à la mer, comme on le dit d’Olivier Bisselin, à la fin de son livre, achevé d’imprimer à la fin du mois d’apvril en l’an 1559, et probablement sous les yeux de l’auteur. Il faut remarquer, en outre, que, dans le Vau-de-Vire III, intitulé: les Périls de mer, où le chansonnier s’adresse à un compagnon marinier, on remarque plusieurs expressions empruntées à l’art nautique; que, dans le XXXIXe, le poëte avoue qu’il hait naturellement l’orage et la tourmente; et que, dans le LIVe, qui commence ainsi:
il a l’air de dire adieu à son métier de pilote.
Dans tous les cas, l’homme expert à la mer, qui faisait imprimer un de ses ouvrages en 1559, ne saurait être le même Olivier Basselin dont le nom figurait déjà dans une chanson populaire, avant 1515, et qui avait été mis à fin par les Anglais. A plus forte raison, serait-il impossible de faire remonter Olivier Basselin et ses Vaux-de-Vire au règne de Charles VI ou de Charles VII. Ce paradoxe littéraire, que M. Asselin a essayé de soutenir dans sa Notice, et que MM. Louis Dubois et Julien Travers ont repris avec une imperturbable assurance, tombe de lui-même, non-seulement devant les faits et les dates, mais encore devant le texte même des Vaux-de-Vire attribués à Olivier Basselin.
Ces Vaux-de-Vire sont évidemment du milieu ou de la fin du seizième siècle; ils ont été rajeunis par Jean Le Houx, qui les a recueillis le premier, si toutefois il ne les a pas composés lui-même, sous le nom d’Olivier Basselin, nom très-connu en Normandie à cause de l’ancienne chanson qui se chantait du temps de Guillaume Crétin. Au reste, Jean Le Houx a rassemblé tout ce qu’on savait, par tradition, de la vie d’Olivier Basselin, dans ce Vau-de-Vire qu’il adresse à Farin du Gast:
Il est aisé de voir que les Anglais, dont parle Jean Le Houx dans ce Vau-de-Vire en l’honneur d’Olivier Basselin, étaient les créanciers, contre lesquels ce bon buveur eut à se défendre pendant sa vie employée à boire et à chanter. On est allé jusqu’à prétendre que Basselin avait péri glorieusement en combattant les Anglais qui saccageaient les côtes de la Normandie; mais il faut simplement supposer, d’après la chanson de Le Houx, que les Anglais, qui firent si grand’ vergogne au pauvre chanteur virois, étaient ses propres parents, entre autres ce Raoul Basselin, qu’on accuse de l’avoir mis honteusement en curatelle dans sa vieillesse. Ce qu’il y a de mieux prouvé dans la biographie du bonhomme Olivier, c’est qu’il n’a fait que boire tant qu’il a chanté, et qu’il a chanté tant qu’il a bu.
Olivier Basselin, comme buveur, comme chansonnier, comme pilote, comme foulon, devait être bien connu à Vire. Les souvenirs qu’il y avait laissés s’étaient conservés par tradition jusqu’au commencement du siècle dernier.
On lit ce qui suit dans les Mémoires pour servir à l’histoire de la ville de Vire, par Leroy, lieutenant particulier au bailliage de Vire (manuscrit in-fol., Bibl. de l’Arsenal, Hist., no 346): «Le plus ancien et le plus fameux autheur de Vire, dont on ait connoissance, est Ollivier Basselin. Il fit et composa des chansons à boire, que l’on appela Vaux-de-Vire, qui ont servy de modèle à une infinité d’autres que l’on a fait depuis, auxquelles on a donné par corruption le nom de Vaudevilles. Il étoit originaire de Vire et faisoit le mestier de foulon en draps. Ménage, dans ses Étymologies, et, après luy, les autheurs du Dictionnaire universel de Trévoux, se sont trompés, quand ils ont dit que ces chansons furent premièrement chantées au Vaux de Vire, qui est le nom d’un lieu proche de la ville de Vire, car il est certain qu’il n’y a jamais eu proche Vire aucun lieu de ce nom-là. Il est bien vray que Olivier Basselin demeuroit dans le moulin dont il se servoit pour fouler des draps, situé proche la rivière de Vire, au pied du costeau, qu’on appelle les Vaux, qui est entre le château de Vire et le couvent des cordeliers; qui sert à sécher les draps, et où les habitants de Vire vont se promener; et, parce que Ollivier Basselin chantoit souvent ses chansons en ce costeau, on leur donna le nom de Vaux-de-Vire, qui est composé de deux mots, sçavoir de Vaux, qui est le nom du costeau où on les chantoit, et de Vire, sous lequel il est situé; ces chansons, étant composées vers la fin du quinzième siècle, se sentoient un peu de la dureté du stille et de l’obscurité des vers de ce temps-là. Jean Le Houx, dit le Romain, vers la fin du seizième siècle, les corrigea et les mit en l’état que nous les avons à présent. Les prestres de Vire, pour lors fort ignorans, n’aprouverent pas son ouvrage et luy reffuserent l’absolution, et, pour l’obtenir, il fut obligé d’aller à Rome, ce qui luy acquist le surnom de Romain.»
Cependant la célébrité locale d’Olivier Basselin ne s’étendit pas même par toute la Normandie: «Sentant le prix de la liberté, dit le savant Lanon de la Renaudière, article Basselin dans la Biographie universelle de Michaud, il ne sortit point de son vallon. Ce fut pour ses voisins qu’il composa ses rondes joyeuses: elles amusaient un auditoire peu difficile, que le poëte réunissait sur le sommet du coteau qui dominait son moulin. La tradition est muette sur sa vie. On ignore même l’époque de sa mort.» Sa renommée ne s’effaça pourtant pas dans la mémoire de ses compatriotes, qui chantaient encore ses chansons deux siècles après lui.
Bernard de la Monnoye, l’auteur des Noëls bourguignons, curieux qu’il était d’étudier les poésies populaires de nos anciennes provinces, chercha sans doute les Vaux-de-Vire de Basselin, sans les découvrir; mais il connaissait du moins le nom de ce vieux poëte normand: «Il y a eu, sous Louis XII, et peut-être sous Louis XI, dit-il dans ses notes sur la Bibliothèque françoise de la Croix du Maine, un Olivier Basselin, foulon à Vire, en Normandie, prétendu inventeur des chansons appelées communément vaudevilles, au lieu qu’on devroit, dit Ménage, après Charles de Bourgueville dans ses Antiquités de Caen, les nommer vaudevires, parce qu’elles furent premièrement chantées au Vaudevire, nom d’un lieu proche de la ville de Vire; étymologie que je ne puis recevoir, le mot vaudeville étant très-propre et très-naturel pour signifier ces chansons qui vont à val de ville, en disant vau pour val, comme on dit à vau de route et à vau l’eau, outre qu’on ne saurait me montrer que vaudevire ait jamais été dit dans ce sens.
«Charles de Bourgueville est le premier qui a imaginé cette origine, et ceux qui l’ont depuis débitée n’ont fait que le copier. Je ne dis pas qu’Olivier Basselin, ou, comme Crétin l’appelle, Bachelin, n’ait fait de ces sortes de chansons, et que son nom ne soit resté dans quelque vieux couplet; mais, les vaudevilles étant aussi anciens que le monde, il est ridicule de dire qu’il les a inventés[11].»
[11] La Monnoye avait deviné juste; dès la fin du quinzième siècle, on trouve le mot vaul de ville, employé par Nicolas de la Chesnaye, dans sa moralité de la Condamnacion de Bancquet. Voy. mon Recueil de farces, soties et moralités du quinzième siècle (Paris, Ad. Delahays, 1859, in-12, p. 316). C’est dans une note de l’auteur ainsi conçue: «Ici dessus sont nommez les commencements de plusieurs chansons, tant de musique que de vaul de ville, et est à supposer que les joueurs de bas instrumens en sçauront quelque une qu’ils joueront prestement devant la table.» Il faut remarquer qu’aucun de ces commencements de chansons n’appartient au Recueil des Vaux-de-Vire d’Olivier Basselin. Ce passage, que personne n’avait encore signalé, nous permet de fixer définitivement le sens et l’origine du mot vaudeville: on appelait chanson de Vaux-de-Ville un refrain populaire qui courait par la ville.
L’opinion de La Monnoye fit autorité et fut reproduite dans diverses compilations, jusqu’à ce que la réimpression des poésies d’Olivier Basselin eut constaté que les Vaux-de-Vire existaient en même temps que les Vaudevilles, qui ont été définis en ces termes par Lefebvre de Saint-Marc dans une note sur le fameux vers de Boileau:
Le Français, né malin, créa le vaudeville:
«Sorte de chansons faites sur des airs connus, auxquelles on passe toutes les négligences imaginables, pourvu que les vers en soient chantants, et qu’il y ait du naturel et de la saillie[12].»
[12] Œuvres de Boileau, édit. de 1747, t. II, p. 60.
Les Vaux-de-Vire d’Olivier Basselin remplissent toutes conditions du genre; ils se recommandent, d’ailleurs, par leur incontestable ancienneté et leur vieille réputation normande; ils sont certainement les premiers types de la chanson bachique en France. Qu’Olivier Basselin et Jean Le Houx ne fassent qu’un seul et même poëte, peu importe: ce n’est pas Horace, ce n’est pas Anacréon, c’est un bon biberon qui chante le cidre et le vin, avec une gaieté toute gauloise, dans la bonne langue vulgaire qu’on parlait en Normandie vers la fin du seizième siècle.
LA MUSE FOLASTRE.
La Muse folastre est, sans contredit, le plus rare des recueils du même genre qui ont été imprimés et réimprimés avec une sorte de concurrence libertine dans les vingt premières années du dix-septième siècle.
C’est cependant celui dont on a fait peut-être le plus grand nombre d’éditions. On peut aussi le considérer comme le premier de tous les recueils analogues et le prototype du genre.
La plus ancienne édition paraît être celle de Tours, 1600, in-16, qui est citée dans la Biblioth. Stanleiana, no 346, mais qu’il n’a pas été donné aux bibliographes français de voir de leurs propres yeux et de décrire de visu.
Le Manuel du libraire (5e édit.), auquel nous empruntons ce renseignement, nous offre la nomenclature de toutes les éditions qui ont passé de loin en loin dans les catalogues de vente et que l’illustre doyen de la bibliographie, M. Jacques-Charles Brunet, a probablement citées, sans les avoir vues toutes dans le cours de sa longue carrière de bibliographe et de bibliophile. Voici cette nomenclature avec quelques additions:
Le premier (le second et le troisième) livre de la Muse folastre, recherchée des plus beaux esprits de ce temps. Rouen, 1603, 3 tom. en 1 vol. in-24.
Cette édition porte, sur le titre, qu’elle est augmentée, ce qui constituerait l’existence d’une édition antérieure.
—Lyon, 1607, 3 part. in-12.
—Paris, Jean Fuzy, 1607, 2 part. en 1 vol. in-12 de 116 et 185 p.
Cette édition, qui contient les trois livres en deux parties, est «de nouveau revue, corrigée et augmentée.»
—Rouen, Claude Le Villain, 1609, 3 vol. in-24.
—Lyon, Barthélemy Ancelin, imprimeur ordinaire du roy, 1611, 3 part. in-12 de 81, 60 et 58 feuillets.
Cette édition, qui présente quelques différences avec les éditions de Rouen que nous avons eu l’occasion d’examiner, n’est pas, comme on pourrait le croire, incomplète des feuillets 73, 74, 76, 78 et 80 dans la première partie. Il y a eu sans doute des cartons exigés dans la pièce A la louange des cornes, et ces cartons ont donné lieu à un numérotage fautif: ainsi le feuillet 73, portant la signature N, n’a pas de chiffraison et compte pour les deux feuillets 73 et 74 supprimés; les feuillets chiffrés 77 et 79, avec les signatures N 3 et N 7, comptent également pour les feuillets absents 77, 78, 79 et 80. Les réclames de tous ces cartons indiquent qu’il n’y a pas de lacune dans le texte.
—Rouen, Claude Le Villain, 1615, 3 part. in-24.
—Rouen, Daniel Cousturier, sans date, in-16.
—Jene, de l’imprimerie de Jean Beitman, 1617, 3 part. in-24.
—Rouen, Nicolas Cabut, 1621, 3 vol. in-24 de 142 et 144 p.
Le premier volume contient 72 feuillets chiffrés; le second et le troisième, chacun 71 feuillets non chiffrés. Cette édition est une reproduction textuelle des éditions de Claude Le Villain, mais mieux imprimée.
—Troyes, Nicolas Oudot, sans date, 3 vol. en 1 vol. in-24 ou in-32.
M. J.-C. Brunet dit que cette édition, plus belle que les éditions de Rouen, a dû paraître vers 1620.
—Ibid., id., 1640, 3 part. in-16.
Aucune de ces éditions n’est accompagnée d’un privilége du roi.
«Ce charmant petit volume, dit Viollet-le-Duc dans la seconde partie du Catalogue des livres composant la Bibliothèque poétique, contient une grande quantité de pièces que je n’ai jamais trouvées ailleurs, bien différent en cela d’une foule de recueils qui se répètent les uns les autres. Quelques-unes sont imitées du latin de Gilebert, de l’italien de Bembo; d’autres sont d’auteurs inconnus, tels que Bouteroue, de l’Ecluze, Vaurenard, Blenet, de la Souche, etc., et qui ne sont pas réellement plus mauvais que beaucoup de leurs confrères en réputation.»
Cette dernière phrase de Viollet-le-Duc n’exprime pas du tout sa pensée; il a voulu dire que ces auteurs inconnus ne sont pas plus mauvais que des poëtes de la même époque qui ont eu de la réputation et qui en gardent quelque chose. Au reste, le sieur de Bouteroue n’est pas un poëte inconnu, comme l’a dit Viollet-le-Duc, et l’on chercherait en vain parmi les poëtes du temps ce Vaurenard, dont l’épitaphe est signée R. F. dans la Muse folastre.
On ne voit pas que la Muse folastre, quoique dépourvue de la sauvegarde d’un privilége du roi, ait été comprise dans les poursuites judiciaires qui furent dirigées en 1617 contre Théophile et ses amis N. Frenicle et Guillaume Colletet, éditeurs du Parnasse satyrique. Il est vrai que cette Muse folastre ne renfermait pas de vers de Théophile, que le Parlement avait mis en cause comme athée.
L’éditeur de la Muse folastre ne se nomme pas, mais il est permis de le reconnaître dans un des auteurs du recueil, Paul de l’Écluse, qui y a inséré sous son nom, folio 6 de la 2e partie (édit. de Lyon, 1611), une élégie sur la mort d’un perroquet; folio 49 de la 3e partie, le Bocage de Simphalier, dédié à Monsieur Bertrand, advocat, et sous ses initiales P. D. L., cinq pièces dans la seconde partie du volume.
Les noms de plusieurs poëtes sont imprimés en toutes lettres, au bas des pièces qu’ils ont fournies au recueil ou bien que l’éditeur leur a empruntées sans leur aveu: Z. Blenet, dit Belair, de la Souche, C. Brissard et Beroalde de Verville. Les trois pièces qui portent la signature de ce célèbre écrivain tourangeau sont intitulées: le Pallemail, l’Alchemiste et le Jeu du volant ou gruau. Les deux dernières sont données mal à propos au sieur de Bouteroue dans les éditions de Rouen.
Les autres auteurs ne sont désignés que par leurs initiales: sept pièces signées R. F.; deux pièces, G. N.; deux, A. C. Chacun des anonymes représentés par les initiales suivantes: F. R. D., A. C. B., P. C., F. G. L., A. F. B., B. A., ne figure que par une seule pièce dans le recueil. On peut supposer cependant que le même poëte est désigné par les initiales A. C. et A. C. B. (Blaisois?), de même que les initiales F. R. D. (Dunois?) semblent ajouter seulement une qualification d’origine au nom propre de F. R.
Il serait bien difficile de retrouver les véritables noms que cachent ces initiales. Quant aux pièces qui n’offrent aucune espèce de signature, nous ignorons également à qui elles appartiennent.
On rencontre, dans la première partie du recueil, les Folastries de Pierre de Ronsard non imprimées en ses œuvres, dont le texte ne diffère pas sensiblement de celui qui a été imprimé à part, en 1553 et 1584, sous le titre de Livret des folastries. La Muse folastre a recueilli, au folio 64, une neuvième folastrie qu’elle n’attribue pas positivement à Ronsard.
Nous avons reconnu, dans la 2e et la 3e parties, diverses Mascarades qui ne sont que des extraits de ces curieux ballets de cour, dansés au Louvre et à l’Arsenal en présence de Henri IV, et dont les titres seuls ont été conservés dans les Recherches sur les théâtres en France, par Beauchamps.
CHANSONS FOLASTRES ET PROLOGUES
TANT SUPERLIFIQUES QUE DROLATIQUES
DES COMÉDIENS FRANÇOIS.
Il ne s’est conservé qu’un seul exemplaire de ce recueil, qui fut sans doute imprimé à grand nombre; mais les exemplaires se sont détruits, par l’usage, dans les mains du peuple, qui les avait achetés à la porte du théâtre. L’exemplaire qui est venu jusqu’à nous par un heureux hasard faisait partie de la bibliothèque du marquis de Paulmy; il se trouve à la bibliothèque de l’Arsenal (Belles-lettres, nos 8802 et 8803).
Ce sont deux petits volumes in-12, de format étroit et allongé. Le premier, dont le titre, reproduit ci-dessus, offre ces mots: revus et augmentés de nouveau par le sieur de Bellone (Rouen, Jean Petit, 1612, avec permission), se compose de 76 feuillets non chiffrés, avec les signatures Aii—Fv; le second, dont le titre porte: Par Estienne Bellonne, Tourangeau (ibid., 1612), contient 144 pages numérotées. Chaque volume est terminé par le mot: FIN. On doit en conclure qu’ils ont paru séparément, l’un après l’autre, et que le succès du premier volume a donné naissance au second. Il est probable que l’édition s’est écoulée à Rouen et en Normandie, et que peu d’exemplaires sont arrivés à Paris, d’autant plus que cet ouvrage, imprimé avec permission, est une contrefaçon des Fantaisies de Bruscambille.
Le sieur Bellonne ou de Bellone, qui osa le publier sous son nom, n’en était pas l’auteur. Nous avons tout lieu de croire que cet Étienne Bellone, Tourangeau, fut un comédien de la troupe de Rouen. Il s’était fait connaître par une tragédie en cinq actes: les Amours de Dalcméon et de Flore, suivie de Meslanges poétiques (Rouen, Raphaël du Petit-Val, 1610, petit in-12 de 58 p.); réimprimée à Rouen, chez le même libraire, en 1621, pet. in-12, et comprise dans le Théâtre des tragédies françoises (ibid., id., 1615, petit in-12). La Bibliothèque du Théâtre françois (Dresde, Groell, 1768, 3 vol. in-8, t. Ier, p. 538) donne une analyse de cette tragédie, avec quelques citations; le Catalogue de la Bibliothèque dramatique de M. de Soleinne (no 947) cite aussi ces vers, que déclame Dalcméon, au moment de périr, pour faire ses adieux à sa maîtresse absente:
Nous supposons que la troupe des comédiens de Rouen avait adopté l’usage des prologues et des chansons joyeuses, que les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, à Paris, faisaient entendre à leur public, avant que le spectacle commençât. Dans l’origine, sans doute, ces prologues se débitaient, ces chansons se chantaient sur des tréteaux, en dehors du théâtre, pour attirer la foule. Plus tard, ce fut sur la scène même, qu’un acteur comique venait faire ce qu’on nommait l’avant-jeu, en préludant ainsi à la tragédie et même à la farce par des chants et des bouffonneries qui égayaient le spectateur et lui donnaient à rire jusqu’au lever du rideau. Le prologue XI du tome premier débute ainsi: «Messieurs, avant que ce théâtre soit remply, comme vous attendez, je veux vous entretenir familierement, suivant ma coustume.» Dans le prologue VI du second livre, la tragédie qu’on va représenter est annoncée en ces termes: «Toutes ces diversitez, diversement amassées, promettent que la Fortune qui s’empare aujourd’hui de nostre theastre, pour y représenter les plus furieux actes de la tragedie, décoche ordinairement les traicts de son ire sur les choses les plus hautes, les plus patentes et solides. En quoy, messieurs, vous remarquerez, s’il vous plaist, que de tout ce qui est compris sous l’archande céleste, il n’y a rien qui se puisse dire exempt de revolutions et vicissitudes, puisque les choses qui semblent estre icy bas immuables souffrent les secousses du temps et l’inconstance de la fortune. Nostre tragedie, un peu plus relevée que mes paroles, vous en donnera telle preuve, que je n’allongerai point davantage le fil de cet ennuyeux discours. Voicy desjà l’un de nos acteurs, qui, ravi de l’attention que nous tenons de vos courtoisies, vous vient apporter les arrhes de ma promesse. Et, moy, je me retirerai contant et redevable à vostre favorable silence.»
On se rendra compte des motifs qui avaient amené l’introduction des prologues facétieux à l’Hôtel de Bourgogne, en se figurant ce que devait être l’aspect de la salle avant la représentation; voici en quels termes un zélé catholique dénonçait le scandale, en 1588, dans ses Remontrances très humbles au roy de France et de Pologne, Henry troisiesme de ce nom, sur les desastres et miseres du royaume: «En ce cloaque et maison de Sathan, nommée l’Hostel de Bourgogne, dont les acteurs se disent abusivement confrères de la Passion de Jesus-Christ, se donnent mille assignations scandaleuses, au préjudice de l’honnesteté et pudicité des femmes et à la ruine des familles des pauvres artisans, desquels la salle basse est toute pleine et lesquels, plus de deux heures avant le jeu, passent leur temps en devis impudiques, jeux de cartes et de dez, en gourmandise, en ivrognerie, tout publiquement: d’où viennent plusieurs querelles et batteries.»
«On doit donc supposer, disais-je dans une notice sur l’ancien Théâtre en France, que, malgré la surveillance du sergent à la douzaine ou du sergent à verge, la police des mœurs n’était pas et ne pouvait pas être bien faite, à l’intérieur de la salle: dans le parterre (parquet), où personne n’était assis, où les spectateurs formaient une masse compacte et impénétrable; dans les couloirs et les escaliers, qui n’étaient pas toujours déserts et silencieux pendant les représentations, et qui ne furent éclairés qu’à la fin du dix-septième siècle... Quant à la salle de spectacle, elle n’était éclairée que par deux ou trois lanternes enfumées, suspendues avec des cordes au-dessus du parterre, et par une rangée de grosses chandelles de suif allumées devant la scène, qui devenait obscure, quand le moucheur ne remplissait pas activement son emploi.»
Les prologues et les chansons folâtres ne furent imaginés que pour occuper le public et lui faire prendre patience jusqu’à ce que la pièce commençât; ces chansons et ces prologues, accompagnés d’une pantomime expressive, provoquaient le gros rire des spectateurs, la plupart grossiers et immoraux, par des indécences et des turpitudes qui faisaient fuir les honnêtes gens; mais, du moins, ils ne laissaient pas de loisir à des actes de débauche qui se commettaient auparavant dans tous les coins de la salle: une fois la tragédie commencée, on ne riait plus, mais on écoutait et on se tenait tranquille. Il va sans dire que les femmes de bonne vie et mœurs n’assistaient pas ordinairement aux représentations, surtout quand on jouait des farces qui étaient encore plus infâmes que les prologues.
Ce fut probablement un comédien champenois, le sieur Deslauriers, qui inventa ces prologues. Son nom de théâtre était Bruscambille. Il faisait partie de la troupe de l’Hôtel de Bourgogne, et, par conséquent, de la Confrérie de la Passion. Ce Deslauriers devait être quelque écolier libertin, qui avait quitté les bancs du collége pour monter sur les planches, car ses ouvrages sont remplis de citations latines qui prouvent que les écrivains de l’antiquité lui avaient été familiers. Les prologues facétieux, qu’il mimait sur le théâtre, furent imprimés pour la première fois en 1609, sous la foible conduite de quelque particulier, avec ce titre: Prologues non tant superlifiques que drolatiques, nouvellement mis en vue, avec plusieurs autres discours non moins facecieux (Paris, Millot, 1609, in-12). Le sieur Deslauriers désavoua cette édition comme subreptice et se décida enfin à publier lui-même ses Prologues tant sérieux que facecieux, avec plusieurs galimatias (Paris, J. Millot, 1610, in-12), et ses Fantaisies (Paris, Jean de Bordeaulx, 1612, in-8o), qui furent réimprimés dix ou douze fois dans l’intervalle de peu d’années.
Étienne Bellone puisa dans ces deux recueils les éléments de celui qu’il fit paraître, sous son nom, à Rouen, après avoir probablement essayé sur la scène l’effet des prologues qu’il empruntait de préférence à Bruscambille, et des chansons qu’il choisissait dans les recueils normands. Ainsi, on reconnaît, dans le premier volume, cinq ou six prologues de Bruscambille: le Prologue en faveur du mensonge (Prol. III), le Prologue facecieux sur un chapeau (Prol. XII), les prologues du Privé, du Cul, de l’Estuy du cul, des Cocus et de l’Utilité des Cornes, des Parties naturelles des hommes et des femmes, de la Folie (Prologue des Fols), etc.; dans le second Livre: le Prologue facecieux de la laideur (Prol. III), les prologues sur le Nez (Prol. IV), de la Teste, etc. Bellone ne fait aucun changement notable aux œuvres de Bruscambille, pour déguiser son plagiat; il se borne à un petit nombre de coupures, et il modifie à sa guise l’orthographe de l’auteur original.
Quant aux chansons, on les retrouverait toutes certainement dans les nombreux recueils qui paraissaient alors à Rouen, et qui se copiaient les uns les autres. Deux de ces chansons mériteraient les honneurs d’un commentaire; l’une (Chanson IX du 1er volume) a servi de type à notre chanson de Cadet-Roussel; l’autre (Chanson XII du même tome) est une imitation de cette vieille chanson populaire, avec laquelle on a bercé notre enfance et dont voici le refrain:
Étienne Bellone a remplacé le moine par un valet, ce qui dénature le caractère de l’ancien fabliau. Nous avons aussi reconnu une chanson d’Olivier Basselin dans la chanson XV du tome Ier:
Messieurs, voulez-vous rien mander? etc.
Mais le dernier couplet, que Bellone a peut-être ajouté de son cru, manque dans les manuscrits et les anciennes éditions de Basselin.
Au reste, toutes les chansons, qui sont mêlées aux prologues dans le recueil de Bellone, ont été réimprimées à la suite du Recueil des plus beaux airs, accompagnés de chansons à danser, ballets, chansons folastres et bacchanales, autrement dites Vaudevire (Caen, Jacques Mangeant, 1615, 3 part. in-12), avec ce titre particulier pour la troisième partie: Recueil des plus belles chansons des Comédiens françois et recueil de chansons bachanales.
Le premier livre des Chansons folastres offre, sur son titre, la marque d’un libraire de Rouen; mais le titre du second livre est orné d’une gravure en bois, qui paraît avoir été faite exprès pour le recueil d’Étienne Bellone et qui n’a rien de commun avec les marques typographiques des libraires et imprimeurs de ce temps-là.
Cette gravure, très-grossièrement taillée, représente l’intérieur d’une salle, au fond de laquelle on voit une porte et une fenêtre garnie de petits vitraux. Le plancher semble figurer un dallage en échiquier noir et blanc. C’est sans doute une décoration de théâtre. Dans cette salle est un homme barbu, coiffé d’un chapeau de feutre et portant une longue robe, boutonnée par devant, avec une ceinture bouclée autour des reins. Les manches serrées de son pourpoint sortent des fausses manches pendantes de sa robe. On dirait un costume d’alchimiste. Cet homme est gravement occupé à sous-peser une espèce de récipient en verre, dans lequel sont trois têtes humaines.
Ces trois têtes ont les yeux tout grands ouverts et paraissent vivre; elles donnent évidemment des portraits qui devaient être ressemblants, car leurs traits sont bien caractérisés. La tête qui est de face se distingue par une physionomie naïve et goguenarde à la fois; la figure est maigre et longue, avec une barbe en pointe. A droite, une figure à double menton affecte un air somnolent et inerte; à gauche, une figure grimaçante et narquoise, au nez retroussé et aux yeux clignotants. Qu’est-ce que ces trois têtes et ces trois portraits, sinon l’image symbolique du procédé qu’Étienne Bellone avait mis en œuvre pour composer son recueil des Chansons folastres et Prologues tant superlifiques que drolatiques des Comediens françois?
Les comédiens français, auxquels Étienne Bellone avait emprunté la matière de son recueil, étaient les trois amis et compagnons de théâtre, Gaultier Garguille, Gros Guillaume et Turlupin.
La tradition de l’Hôtel de Bourgogne veut que ces comédiens aient été trois boulangers, originaires de Normandie, qui se nommaient Hugues Guéru, Robert Guérin et Henri Legrand. Ils montèrent ensemble sur les tréteaux, vers 1600, et ils restèrent toujours unis, formant un trio comique qui valait à lui seul toute la troupe de l’Hôtel de Bourgogne. Turlupin et Gros Guillaume débitaient des prologues facétieux en prose, et Gaultier Garguille chantait des chansons joyeuses.
Voici comment Beauchamps a dépeint, d’après le témoignage de Sauval, ces trois farceurs, dont la gravure nous a d’ailleurs conservé plus d’un portrait. On les reconnaîtra facilement sur le frontispice du second livre des Chansons folastres:
Gros Guillaume. «Ce fut toujours un gros yvrogne... Son entretien étoit grossier, et, pour être de belle humeur, il falloit qu’il grenouillât ou bût chopine avec son compère le savetier dans quelque cabaret borgne... Il étoit si gros, si gras et si ventru, que les satyriques de son temps disoient qu’il marchoit longtemps après son ventre... Il ne portoit point de masque, mais se couvroit le visage de farine.»
Turlupin. «Il étoit excellent farceur; l’habit qu’il portoit à la farce étoit le même que celui de Briguelle... Ils étoient de même taille; tous deux faisoient le zani et portoient un même masque... Ses rencontres étoient pleines d’esprit, de feu et de jugement... Quoiqu’il fût rousseau, il étoit bel homme, bien fait et avoit bonne mine.»
Gaultier Garguille. «Quant il chantoit ses chansons sur le théâtre, il se surpassoit lui-même... Il avoit le corps maigre, les jambes longues, droites et menues, un gros visage bourgeonné. Aussi, ne jouoit-il jamais sans masque, et pour lors avec une barbe longue et pointue, une calotte noire et plate, des escarpins noirs, des manches de frise rouge, un pourpoint et des chausses de frise noire; il représentoit toujours un vieillard de farce: dans un si plaisant équipage, tout faisoit rire en lui; il n’y avoit rien, dans sa parole, dans son marcher ni dans son action, qui ne fût très-ridicule... Enfin il ravissoit, et personne de sa profession n’étoit plus naïf ni plus achevé.»
Il suffit de jeter les yeux sur le titre du second livre des Chansons folâtres, pour se rendre compte de ce qu’a signifié, dans l’origine, l’expression proverbiale de trois têtes dans un bonnet.
LA SATYRE MÉNIPPÉE
DE
THOMAS SONNET, SIEUR DE COURVAL.
Les œuvres de Courval-Sonnet en vers et en prose méritent les honneurs d’une nouvelle édition, après plus de deux siècles d’oubli, et nous avons lieu de croire qu’elles vont être réimprimées successivement, de manière à former quatre ou cinq petits volumes. Courval-Sonnet est un satirique, imitateur de Régnier, et, quoiqu’il soit loin d’avoir le talent poétique de son modèle, il ne manque pas de verve et d’énergie. De plus, ses satires renferment beaucoup de détails de mœurs et peuvent servir à l’histoire de la société française sous les règnes de Henri IV et de Louis XIII.
L’abbé Goujet, dans sa Bibliothèque françoise (t. XIV, p. 298 et suiv.), le marquis du Roure, dans son Analectabiblion (t. II, p. 138), et Viollet-le-Duc, dans sa Bibliothèque poétique (p. 408), ont accordé à notre poëte virois une mention assez peu favorable, tout en reconnaissant que l’intérêt des sujets bourgeois qu’il s’est plu à traiter dans ses satires, rachetait amplement l’insuffisance de sa poésie et la grossièreté de son langage.
On ne sait presque rien de sa vie. Né à Vire en 1577, il était fils de Jean Sonnet, sieur de la Pinsonière, avocat, et de Madeleine Le Chevalier d’Agneaux, parente des deux frères d’Agneaux, traducteurs de Virgile en vers français. Quoique de famille noble, il se fit médecin, et, malgré son horreur pour le mariage, il avait épousé une demoiselle de la maison d’Amfrie de Clermont, qui lui donna plusieurs enfants. Il paraît avoir quitté sa ville natale, par suite des contrariétés que lui avait attirées la publication de sa Satyre Ménippée, et il vint alors se fixer à Paris, où il exerça la médecine, en composant des vers. Un Avis au lecteur, imprimé dans la première édition de la Satyre Ménippée, nous apprend qu’il avait déjà en portefeuille la plupart des satires qui ne parurent que douze et quinze ans plus tard. Cet Avis au lecteur annonce aussi des poésies d’amour et de différents genres, qui n’ont jamais vu le jour.
La Satyre Ménippée fut son début et lui acquit aussitôt une grande réputation littéraire, du moins à Vire et en Normandie. Cette satire a été réimprimée séparément cinq ou six fois. La première édition, que les bibliographes n’ont pas citée et qui semble même avoir échappé aux recherches du savant auteur du Manuel du libraire, est la suivante:
Satyre Menippée, ou Discours sur les poignantes traverses et incommoditez du mariage: où les humeurs et complexions des femmes sont vivement représentées, par Thomas Sonnet, sieur de Courval, docteur en médecine, natif de Vire, en Normandie. Paris, Jean Millot, 1608, in-8 de 52 feuil. chiffr., y compris le titre et le portrait. Ce portrait, gravé par Léonard Gautier et daté de 1608, est très-beau. On y lit à l’entour: Thomas Sonnet, sieur de Courval, docteur en médecine, âgé de 31 ans... Ses armes sont dans le haut, et ce quatrain est gravé au-dessous:
Le privilége du roi est du 14 de juin 1608.
La seconde édition est intitulée:
Satyre Menippée, ou Discours sur les poignantes traverses et incommoditez du mariage, auquel les humeurs et complexions des femmes sont vivement représentées, par Thomas Sonnet, docteur en médecine, gentilhomme virois; seconde édition reveuë par l’autheur et augmentée de la Timethelie ou Censure des femmes et d’une Defense apologetique contre les censeurs de sa Satyre. Paris, Jean Millot, 1609, in-8 de 91 feuillets, y compris le titre, le portrait, et les deux derniers feuillets non chiffrés.
Les deux pièces ajoutées dans cette édition ont chacune un titre particulier, ce qui constate qu’elles avaient déjà paru à part. Voici le premier titre: Thimetelie, ou Censure des femmes, satyre seconde, en laquelle sont amplement decrites les maladies qui arrivent à ceux qui vont trop souvent à l’escarmouche soubs la cornette de Venus, par Thomas Sonnet, sieur de Courval. Paris, J. Millot, 1609.
Le titre de la troisième pièce est ainsi conçu: Defence apologetique du sieur de Courval, docteur en medecine, gentilhomme virois, contre les censeurs de sa Satyre du mariage. Ibid., id., 1609.
Dans quelques exemplaires, on trouve à la suite une pièce intitulée: Responce à la Contre-satyre, par l’auteur des Satyres du mariage et Thimethelie (sic). Imprimé à Paris, 1609, in-8 de 28 pages, y compris le titre.
Cette seconde édition de la Satyre Menippée offre beaucoup de changements, qu’il serait trop long d’énumérer; les trois premiers vers ont été corrigés ainsi:
Dans les pièces apologétiques qui précèdent la Satire, on ne trouve plus une pièce de vers latins signée Ph. Pistel, ni un sonnet de L. le Houx, avocat, l’éditeur et l’émule d’Olivier Basselin. On peut en conclure que ces deux poëtes virois s’étaient brouillés avec Courval-Sonnet.
La troisième édition de la Satyre Menippée porte le même titre. Elle a paru aussi chez Jean Millot, en 1610. Elle forme un volume in-8 de 8 feuillets prélim. et de 73 pages, y compris le portrait, gravé par Léonard Gautier, tout à fait différent du précédent. Thomas Courval, sieur de Sonnet, y est représenté à l’âge de trente-trois ans. On peut lui attribuer les quatre vers qui sont gravés au-dessous de ce portrait:
La Thimethelie, avec un titre à part daté de 1610, comprend 2 feuillets non chiffrés et 38 pages. La Defence apologétique, avec titre, a 41 pages, 1 feuillet blanc et 4 feuillets non chiffrés.
La quatrième édition, imprimée à la suite des Satyres (Paris, Robert Boutonné, 1621), porte ce titre: Satyre Menipée (sic) sur les poignantes traverses du mariage, par le sieur de Courval, gentilhomme virois. Paris, Rolet Boutonné, 1621, in-8 de 101 pages, non compris le titre et le privilége des Œuvres satyriques, daté du 25 février 1621. Dans cette édition, toutes les pièces liminaires, les préfaces et les dédicaces ont disparu, ainsi que le portrait.
La cinquième édition, faite, dit-on, loin des yeux de l’auteur, paraît être la plus complète de toutes, sinon la plus correcte; elle contient les quatre parties, avec des titres particuliers, sous une seule pagination. Voici le titre général:
Satyre Menippée contre les femmes, sur les poignantes traverses et incommoditez du mariage, avec la Thimethelie ou Censure des femmes, par Thomas Sonnet, docteur en medecine, gentilhomme virois. Lyon, Vincent de Cœursilly, 1623, in-8 de 12 feuillets non chiffrés et de 193 p.
Le titre particulier de la Satyre Menippée, qui forme un second titre pour le volume, est orné d’un portrait de l’auteur, gravé sur cuivre. Charles Nodier, dans le Catalogue de ses livres, en 1844, a remarqué cette particularité, qu’il a considérée mal à propos comme résultant d’un renouvellement de titre. C’est à tort qu’on a prétendu que cette édition était plus incorrecte que les autres. Le privilége du roi est remplacé par un consentement pour le roi, signé de Pomey, et daté de Lyon, ce 15 mai 1623.
Nous ne voyons pas, en effet, que la Satyre Menippée ait été réimprimée à part depuis 1623, quoique Courval-Sonnet ait vécu au moins jusqu’en 1631, et qu’il soit resté l’ennemi irréconciliable du mariage.
La sixième édition, que les bibliographes n’avaient pas devinée sous le titre trompeur qui la déguise, offre un remaniement complet de la Satyre Menippée, avec tant d’additions, de suppressions et de variantes, qu’on pourrait presque la considérer comme un ouvrage nouveau. C’est pourtant l’auteur lui-même qui a eu la malheureuse idée de métamorphoser ainsi son œuvre, pour la réunir à la quatrième édition de son recueil de satires, intitulé: les Exercices de ce temps, contenant plusieurs satyres contre les mauvaises mœurs (Rouen, Guill. de La Haye, 1626, in-8o de 209 p.).
La Satyre Menippée qu’on a de la peine à reconnaître dans la Suite des Exercices de ce temps, contenant plusieurs satyres contre le joug nuptial et fascheuses traverses du mariage, par le s. D. C. V. (le sieur de Courval, Virois. Rouen, Guill. de La Haye, 1627), commence à la page 117 du volume; mais elle est précédée d’une page blanche et d’un titre séparé, qui ne comptent pas dans la pagination et qui doivent avoir été intercalés après coup. Courval-Sonnet a divisé ici sa Satyre Menippée en sept satires, sans rien changer à l’ordre primitif de la composition: 1o Contre le Joug nuptial; 2o Contre affection et diversité des humeurs et temperamens des mariez; 3o le Hasard des cornes, espousans belle femme; 4o le Desgout, espousans laide femme; 5o la Riche et Superbe; 6o la Pauvre et Souffreteuse; 7o Censure des femmes. La septième satire se termine par l’énumération des sujets divers que le poëte se proposait de traiter dans d’autres satires qui n’ont pas été publiées. La Satyre Menippée, ainsi transformée ou défigurée, a reparu dans plusieurs réimpressions rouennaises des Exercices de ce temps (1645, 1657, etc.), et s’est trouvée naturellement ajoutée aux éditions complètes des Œuvres satyriques du sieur de Courval-Sonnet, qui avait cessé enfin de corriger et de remanier son ouvrage de prédilection contre le joug nuptial et les poignantes ou fâcheuses traverses du mariage.
LE
PARNASSE DES MUSES.
Le savant et vénérable M. Jacques-Charles Brunet, dans la dernière édition de son Manuel du libraire, ce chef-d’œuvre inestimable de bibliographie et de critique littéraire, a donné une excellente notice sur les éditions du Parnasse des Muses, depuis celle de 1627, Paris, Ch. Hulpeau, jusqu’à celle de 1635, Paris, Ch. Sevestre. On trouvera dans cette notice la description détaillée de l’édition de 1633, Paris, Sevestre, qui a été réimprimée textuellement dans le joli volume que nous avons sous les yeux[13].
[13] Le Parnasse des Muses ou Recueil des plus belles chansons à danser, recherchées dans le cabinet des plus excellens poëtes de ce temps. Dédié aux belles Dames. Deuxième édition. Paris, Ch. Hulpeau, 1628, in-12. Réimpression faite pour une société de bibliophiles, à cent exemplaires numérotés. Bruxelles, imprim. de A. Mertens, 1864.
M. J.-C. Brunet n’a pas négligé de dire que les deux éditions datées de 1633, l’une publiée par Ch. Hulpeau, l’autre par Ch. Sevestre, sont, à proprement parler, deux recueils différents sous un titre analogue. On pourra donc réimprimer maintenant le recueil de Ch. Hulpeau, sans craindre de faire double emploi. Il faut considérer les libraires Hulpeau et Sevestre comme ayant exploité, en concurrence, sous le même titre, un genre de livre qui avait la vogue alors et qui trouvait de nombreux acheteurs parmi le peuple.
Suivant M. J.-C. Brunet, Ch. Hulpeau, qui est nommé dans le privilége de la première édition de 1627, serait l’éditeur, le compilateur du recueil. Nous ne partageons pas son opinion: le libraire Ch. Hulpeau, appartenant à une ancienne famille de libraires qui ont exercé à Paris depuis 1555, n’eût pas dit, de lui-même, dans la Dédicace aux Dames, qu’il les suppliait de prendre ces chansons à danser, «de la main d’un, chez qui la melancholie ne trouva jamais place;» il n’eût pas dit non plus aux Enfants de Bacchus: «Compagnons, il me semble qu’après avoir donné contentement aux Dames, il est aucunement raisonnable de s’en donner à soy-mesme, et comme nous sommes tous enfans d’un si bon père...» Un libraire eût encouru certainement les reproches de sa corporation, s’il s’était déclaré, en ces termes, ami du vin et de la joyeuseté.
Nous sommes plutôt tenté de croire que l’éditeur du recueil était un de ces chanteurs des rues, un de ces bateleurs de carrefour, qui avaient surtout élu domicile à la place Dauphine, devant la Samaritaine et au bout du Pont-Neuf. Le frontispice représente, en effet, deux comédiens, en costume de théâtre, la batte au côté, le tour des yeux noirci au charbon et le visage chargé de verrues postiches.
M. le marquis de Gaillon a consacré un charmant article aux anciens recueils de chansons françoises, et particulièrement au Parnasse des Muses, dans le Bulletin du bibliophile, année 1860, p. 1172 et suiv. Il fait ressortir avec infiniment de goût et d’esprit tout ce qu’il y a de curieux et d’intéressant dans ces recueils que les amateurs se disputent au poids de l’or. L’exemplaire de l’édition de Sevestre a été vendu 616 francs, à la vente Solar.
Charles Nodier faisait le plus grand cas de tous ces recueils de chansons populaires, et il distinguait, entre tous, le Parnasse des Muses. Il avait conseillé à M. Techener de le réimprimer dans sa collection de Joyeusetez. Il attachait beaucoup de prix, sous le rapport de la langue et de l’histoire des mœurs, à ces naïves et charmantes compositions, qui sont la véritable poésie du peuple. «Nul genre de littérature, dit M. le marquis de Gaillon, n’est plus populaire en France que la chanson et n’y a été plus heureusement cultivé; on peut même dire qu’elle y vient sans culture, y étant dans son terrain naturel.»
M. le marquis de Gaillon fait remarquer que les recueils de chansons, publiés avant le Parnasse des Muses, appartiennent originairement à la Normandie. Le Parnasse des Muses est un recueil parisien. En effet, si quelques chansons qui y figurent peuvent avoir été composées à Caen, à Avignon, à Abbeville[14], il est question de Paris dans beaucoup d’autres. Ici, ce sont les filles de Vaugirard[15]; là, c’est la pâtissière du pont Saint-Michel, qui était une voisine du libraire Ch. Hulpeau[16]; ailleurs, nous nous trouvons
ou bien à Passi, à Montmartre, aux Gobelins[18], etc.
[14] En revenant d’Avignon (page 119 de la 1re partie).
En m’en revenant de Caen (page 133, ibid.).
Guillot chevaleton.
Des premiers d’Abbeville (p. 15 de la 2e part.).
[15] Page 112 de la 1re partie et 14 de la seconde.
[16] Page 85 de la 1re partie.
[17] Page 22 de la 2e partie.
[18] Page 88 de la 2e partie.
Les chansons du Parnasse des Muses offrent tous les genres de la chanson, depuis la ronde villageoise, avec refrain et onomatopée, jusqu’à la romance amoureuse et langoureuse. Plusieurs pièces viennent sans doute, en droite ligne, de la chambre du roi ou de la reine, car nos rois de France aimaient la chansonnette et ne dédaignaient pas de la chanter. La plupart de ces chansons, qui roulent sur le même sujet, c’est-à-dire sur l’éternel passe-temps des hommes et des femmes, sont pleines de verve et de gaieté; quelques-unes pourraient passer pour des chefs d’œuvre dans leur genre.
Nous n’avons remarqué qu’une seule chanson qui fît allusion aux événements du temps, dans ces vers:
[19] Page 9 de la 2e partie du Concert des Enfants de Bacchus.
Nous n’en signalerons que deux en patois, l’une en patois des environs de Paris[20], l’autre en patois auvergnat[21]. On en trouvera seulement deux ou trois, dans lesquelles le mot brave l’honnêteté; mais il en est peu, néanmoins, qui puissent se chanter aux concerts du mois de Marie.
LE
BANQUET DES MUSES
DE
JEAN AUVRAY.
Ce n’est pas ici le lieu de traiter à fond une des questions les plus complexes et les plus difficiles de l’histoire littéraire, en essayant de débrouiller et d’éclaircir les renseignements aussi confus que contradictoires que nous possédons sur Jean Auvray et sur ses ouvrages. Il faudrait plus de temps et plus d’espace que nous n’en avons, pour établir d’une manière logique et certaine la biographie et la bibliographie de ce poëte normand, car bibliographes et biographes sont loin de s’entendre, au sujet de l’auteur du Banquet des Muses.
En effet, le sieur Auvray, à qui l’on doit ce recueil célèbre de poésies scurriles et comiques, comme il les qualifie lui-même dans sa dédicace à maître Charles Maynard, conseiller du roi en ses Conseils d’État et privé, et président, en sa Cour du Parlement de Rouen, est-il le même que le sieur Jean Auvray, qui a composé un grand nombre de poésies saintes et mystiques, entre autres le Thrésor sacré de la Muse saincte, la Pourmenade de l’Ame dévote, le Triomphe de la Croix?
Le sieur Auvray, chirurgien de son état, que ses amis proclament: poeticæ nec non chirurgicæ disciplinæ hujus temporis facile princeps, en tête de son Banquet des Muses, est-il le même que maître Jean Auvray, avocat au Parlement de Normandie, auteur de plusieurs tragédies, entre autres l’Innocence découverte, Madonte, Dorinde, etc., etc.?
Le sieur Auvray, qui n’existait plus en 1628, quand son ami et compatriote, David Ferrand, libraire de Rouen, publia ses Œuvres sainctes, suivant le vœu du défunt, est-il le même que le sieur Auvray qui, au dire des bibliographes, dédiait à la reine, en 1631, ses tragédies de Madonte et de Dorinde?
Enfin, faut-il croire, avec Beauchamps (Recherches sur les Théâtres de France, 2e part. de l’édit. in-4o, p. 82), que l’auteur de Madonte et de Dorinde mourut avant le 19 novembre 1633? Ou bien, faut-il accepter le témoignage de l’éditeur des Œuvres sainctes, qui déclare, dans les termes les moins ambigus, que le poëte était mort avant cette publication, c’est-à-dire avant l’année 1628?
Ce sont là autant de petits problèmes historiques et bibliographiques, devant lesquels s’est arrêté le savant auteur du Manuel du libraire, qui se contente de les signaler en invitant les biographes à les résoudre. Cette solution définitive se trouvera sans doute dans la notice que Guillaume Colletet a consacrée à Jean Auvray et qui figure parmi les Vies des Poëtes françois, cette précieuse compilation encore inédite que les amis des lettres désespèrent de voir paraître et dont le manuscrit original est conservé à la Bibliothèque du Louvre.
En attendant, nous pouvons dire, sans crainte d’être démenti par Guillaume Colletet, que Jean Auvray s’occupa de théâtre, de poésie satirique et licencieuse, dans sa jeunesse, avec beaucoup de verve, de talent et de libertinage, mais qu’il ne publia lui-même qu’un seul de ces ouvrages de littérature profane, sa tragédie de l’Innocence découverte (in-12, sans titre; privilége du 20 janvier 1609). Il avait fait une foule de pièces folâtres ou gaillardes qui couraient le monde et qu’il ne prit pas la peine de recueillir en volume. D’ailleurs, en 1611, il s’était amendé et converti, comme il nous l’apprend lui-même dans les stances de l’Amant pénitent, qui font partie du Thrésor sacré de la Muse saincte (Amiens, impr. de Jacq. Hubault, 1611, in-8o):
Après cette conversion très-sincère, Jean Auvray ne composa ou plutôt n’avoua que des poésies d’un genre sérieux, empreintes d’une sorte d’exaltation religieuse; telles sont les Stances présentées au roi durant les troubles de 1615, la Complainte de la France, en 1615, etc., qui semblent un peu dépaysées au milieu du Banquet des Muses. Auvray avait été avocat, avant de devenir chirurgien; il avait habité Paris, avant de retourner en Normandie et de se fixer à Rouen; il avait vécu dans la société des poëtes et des comédiens débauchés, avant de mener une vie honnête et presque exemplaire, en exerçant la médecine et la chirurgie dans la capitale de la Normandie. Il ne pensa plus à la poésie que pour envoyer au Palinod de Caen et au Puy de la Conception, de Rouen, des poëmes et des chants royaux sur le Saint-Sacrement et sur la Sainte Vierge. Cependant il n’avait pas brûlé ses manuscrits, quoiqu’il eût abjuré ses péchés de jeunesse.
Il mourut vers 1622, et son exécuteur testamentaire, le libraire David Ferrand, raconte ainsi cette mort édifiante:
David Ferrand, suivant la volonté de Jean Auvray, publia ses Œuvres sainctes, qui parurent presque simultanément:
Les Poëmes d’Auvray, præmiez au Puy de la Conception. Rouen, David Ferrand, 1622, pet. in-8o.
La Pourmenade de l’Ame devote accompagnant son Sauveur, depuis les rues de Jérusalem jusqu’au tombeau. Rouen, David Ferrand, 1622, pet. in-8o.
Le Triomphe de la Croix, poëme d’Auvray. Rouen, David Ferrand, 1622, pet. in-8o.
Epitome sur les vies et miracles des bienheureux pères SS. Ignace de Loyola et François Xavier. Rouen, David Ferrand, 1622, pet. in-8o.
Mais David Ferrand avait trouvé aussi, dans les papiers de Jean Auvray, les poésies satiriques, libres et autres, que l’auteur s’était toujours abstenu de publier, mais dont la plupart avaient déjà paru, sous son nom ou anonymes, dans le Parnasse des plus excellens poëtes de ce temps (Paris, Mat. Guillemot, 1607-1618, 2 vol. in-8o) et dans des recueils du même genre. David Ferrand se garda bien de détruire ces vers, qui n’appartenaient pas aux œuvres saintes; il les réunit, il les publia, sous le titre de Banquet des Muses, et il réimprima plus d’une fois ce volume, en vertu d’une permission tacite qui lui tenait lieu de privilége du roi.
Le Banquet des Muses, quoique réimprimé au moins trois fois, est excessivement rare, et presque tous les exemplaires qui sont parvenus jusqu’à nous, en passant sous les fourches caudines de l’Index, ont été plus ou moins mutilés par la censure de la librairie ou par les scrupules des lecteurs. L’édition originale de 1623 est encore plus rare que celles de 1627 ou 1628 et de 1636.
Cette édition de 1623, d’après laquelle a été faite la réimpression récente que nous avons sous les yeux, forme un volume in-8o de cinq feuillets préliminaires, de 368 pages, et de 32 pages pour les Amourettes qui le terminent. On a supprimé, dans les éditions de 1628 et de 1636, les vers latins signés L. A. et les sonnets de J. de Pozé, Blaisois, et de R. Guibourg, adressés à l’auteur, ainsi que deux petites pièces assez innocentes: Tombeau de Rud’ensouppe (page 144) et Sur une fontaine tarie (page 32 des Amourettes). Mais on y a ajouté, en compensation, à la suite des Amourettes, les Stances funebres sacrées à la memoire de messire Claude Groulard, chevalier, sieur de Lecourt, conseiller du roy en ses Conseils d’Estat et privé, et son premier président en sa Cour de Parlement de Normandie. Ces deux éditions de 1628 et de 1636 se composent de quatre feuillets préliminaires et de 408 pages, après lesquelles on a réimprimé l’Innocence découverte, tragi-comédie, en 57 pages.
Le succès qu’obtinrent simultanément le Banquet des Muses et les Œuvres sainctes d’Auvray conseilla aux libraires de Paris de rechercher les ouvrages inédits de ce poëte, que le libraire de Rouen avait négligés ou qui n’étaient pas entre ses mains. Voilà comment Antoine de Sommaville fit paraître successivement, en 1630, un livre, qu’il disait avoir recouvert, intitulé les Lettres du sieur Auvray, et, en 1631, les Autres Œuvres poëtiques du sieur Auvray (in-8o de 82 p.), et les tragi-comédies de la Madonte et de la Dorinde, dédiées l’une et l’autre à la reine et qui auraient dû être imprimées, en 1609, avec l’Innocence découverte.
On réimprimera peut-être un jour les Autres Œuvres poétiques du sieur Auvray, mais nous croyons que ce petit recueil n’est pas, du moins en totalité, l’œuvre de l’auteur du Banquet des Muses, car on y remarque des Stances sur la réduction de la Rochelle en 1628, et l’épitaphe du baron de Thiembronne, qui mourut en seize cent trente. Nous attribuerons donc ledit recueil, sauf quelques pièces, à un fils de Jean Auvray, lequel serait aussi l’auteur d’un ouvrage en prose: Louis le Juste, panegyrique, par Auvray (Paris, 1633, in-4o).
Quant à l’auteur du Banquet des Muses, c’est un poète de l’école de Regnier et qui ne lui est pas inférieur: «Voilà où Auvray est vraiment supérieur, dit Viollet-le-Duc dans sa Bibliothèque poétique, après avoir cité une pièce tirée du Banquet des Muses; c’est dans les petits vers faciles, vifs, pleins d’originalité et de verve, et dont l’expression est neuve et pittoresque. Dans le grand vers, il est moins original, quoiqu’on y reconnaisse encore son allure franche et son style nombreux.» Le Banquet des Muses s’adresse donc aux fins gourmets de la langue et de la gaieté gauloises.
LES
DÉLICES DE VERBOQUET.
Le recueil de Verboquet, que les bibliographes classent parmi les facéties, est un des ouvrages de cette catégorie les plus rares et les plus recherchés par les bibliophiles. On le voit figurer aujourd’hui dans les bonnes collections d’amateurs, mais il manquait dans la plupart des célèbres bibliothèques du dix-huitième siècle; il était alors presque inconnu, sinon dédaigné, et les exemplaires qui avaient pu rester intacts entre les mains du peuple, pour lequel le livre avait été compilé et imprimé, échappaient encore à la curiosité des bibliophiles.
Ce livre a eu pourtant un grand nombre d’éditions, depuis celles de 1623, qui paraissent être les premières. Voici la liste des éditions que nous trouvons citées dans les catalogues et qui ne sont pas toutes mentionnées dans le Manuel du libraire:
Les Délices de Verboquet le Généreux. Imprimé en 1623, in-12. Catal. de Dufay et de comte d’Hoym. Il y a des exemplaires qui portent: Se vend au logis de l’auteur.
Les Délices joyeux et récréatifs, par Verboquet le Généreux, livre très-utile et nécessaire pour réjouir les esprits mélancoliques. Rouen, Besoigne, 1625, in-12 de 258 pages et la table.
Les Délices joyeux et récréatifs, avec quelques apophthegmes, nouvellement traduits d’espagnol en françois, par Verboquet le Généreux. Rouen, Jacques Besongne, 1626, in-12.
Les Délices ou Discours joyeux, récréatifs, avec les plus belles rencontres et les propos tenus par tous les bons cabarets de France, par Verboquet le Généreux. Paris, de l’imprimerie de Jean Martin et de Jean de Bordeaux, 1630, 2 tom. en 1 vol. in-12.
La seconde partie est intitulée: Les Subtiles et Facétieuses Rencontres de I.-B., disciple du généreux Verboquet, par luy pratiquées pendant son voyage, tant par mer que par terre. Paris, 1630. Cette seconde partie a été depuis réimprimée avec la première, quoiqu’elle ne soit probablement pas du même auteur.
Les Délices ou Discours Joyeux, etc. Lyon, Pierre Bailly, 1640, 2 part. en 1 vol. in-12 de 258 pages et la table, et de 71 pages. Il y a des exemplaires, sous la même date, avec le nom de Nicolas Gay.
—Les mêmes. Troyes, Nicolas Oudot, 1672, in-12.
—Les mêmes. Troyes, veuve Oudot et J. Oudot fils, sans date, pet. in-8.
Nous serions fort embarrassé de deviner quel est ce Verboquet le Généreux, qui contait si bien dans les bons cabarets de France et qui devait résider à Rouen, puisque son livre fut imprimé d’abord dans cette ville et qu’il se vendait chez l’auteur. Mais, après avoir lu ce petit livre pour la première fois, nous avons été beaucoup moins curieux de découvrir le véritable nom du compilateur qui s’était caché sous le pseudonyme de Verboquet. Il faut bien le dire, quoiqu’on trouve au verso du titre un quatrain de l’Autheur à son livre, cet auteur, quel qu’il soit, n’a eu que la peine de s’approprier les contes les plus gras et les plus gaillards, qu’il a choisis dans les conteurs du seizième siècle et surtout dans Bonaventure des Periers.
Aucun bibliographe ne s’était encore avisé de faire cette belle découverte, et les bibliophiles ne songeaient guère à chercher les meilleures histoires de Verboquet dans les Nouvelles Récréations et joyeux devis de Bonaventure des Periers. Faut-il supposer que Jacques Pelletier, à qui on attribue une partie de ces joyeux devis, ait lui-même repris son bien et formé un recueil des contes qui lui appartenaient? Dans cette hypothèse, le manuscrit de Jacques Pelletier aurait été imprimé, longtemps après sa mort, par un ami de la joie, par un comédien, un bateleur de campagne, qui ne soupçonnait pas l’origine des contes qu’il publiait sous le nom de Verboquet. Ce nom de Verboquet rappelle assez le pseudonyme de Philippe d’Alcripe, sieur de Neri en Verbos, l’auteur déguisé de la Nouvelle Fabrique des excellents traits de vérité.
Nous n’avons pas l’intention de remonter à la source de tous les contes plaisants que contiennent les Délices de Verboquet; mais, pour prouver que nous n’accusons pas à la légère le plagiaire effronté de Bonaventure des Periers, nous indiquerons quelques-un des contes que Verboquet le Généreux a copiés le plus fidèlement du monde.
D’un mary de Picardie, qui retira sa femme de l’amour par une remonstrance qu’il luy fit. Voy. les Nouv. Récréat. et joyeux devis, édit. de La Monnoye, 1735, in-12, t. I, p. 93.
De la vefve qui avoit une requeste à présenter et la bailla au conseiller laïc à la présenter. Voy. tom. II, p. 86.
D’une jeune fille qui ne vouloit point un mary, parce qu’il avoit mangé la dot de sa femme. Voy. II, p. 89.
De l’invention d’un mary pour se venger de sa femme. Voy. t. III, p. 109.
Du basse-contre de S. Hilaire de Poictiers, qui accompara les chanoines à leurs potages. Voy. t. I, p. 47.
De l’enfant de Paris, nouvellement marié, et de Beaufort qui trouve moyen de jouir de sa femme, nonobstant sa soigneuse garde. Voy. t. I, p. 185.
De Madame la Fourrière qui logea le gentilhomme au large. Voy. t. II, p. 1.
Il est probable, cependant, que plusieurs des contes de Verboquet sont de son cru, et nous lui laisserons volontiers pour sa part les plus libres et les plus grossiers. Il est permis aussi de supposer que, s’il les débitait en public du haut de ses tréteaux, il les assaisonnait à sa manière, en y ajoutant des grimaces et des gestes capables d’en relever encore le haut goût.
Quant aux Subtiles et facétieuses Rencontres de J. B., disciple du généreux Verboquet, qui ont été pendant longtemps inséparables des Délices, il faudrait en faire honneur à un autre auteur ou compilateur, qui a rassemblé, sous ce titre, des anecdotes et des bons mots plus ou moins innocents. C’était une brochure qu’on vendait dans les foires et les marchés, pour quelques sous, et cette brochure a été cent fois plus répandue que le volume des Délices. On la réimprima sans cesse jusqu’en 1715. A cette époque, un censeur, qui se nomme Passart dans ses approbations, mais qui n’est autre que l’abbé Cherrier, l’auteur du Polissonniana, avait été désigné par le lieutenant de police pour examiner les livres populaires qui sortaient des presses de Paris, de Troyes, de Rouen et de Lyon. Le censeur supprima ce qu’il avait «trouvé de mauvais» dans ce recueil, et motiva ainsi une Approbation du chancelier, en date du 28 octobre 1715. Depuis lors, toutes les réimpressions qui furent faites à Troyes ont reproduit le texte épuré par ordre du ministre de la justice.
M. Charles Nisard n’a pas oublié Verboquet, dans sa curieuse Histoire des livres populaires, ou De la littérature du colportage (Paris, Amyot, 1854, in-8, t. I, p. 280-81); mais il a été bien sévère et même bien cruel pour le Disciple de ce généreux Verboquet: «On ne sait pas, dit-il, quel était ce Verboquet; on suppose qu’un comédien de province se cachait sous ce pseudonyme, pensant qu’on irait bien l’y découvrir, comme on découvre, au parfum qu’elle exhale, la violette cachée dans les herbes. Malheureusement, rien n’est plus inodore, rien n’est plus incolore que ces facétieuses rencontres; rien n’est moins salé, plus plat ni plus niais. C’est à faire dormir debout. Il est vraiment inconcevable que ce recueil ait eu de la célébrité.» M. Charles Nisard ne parle, bien entendu, que du Disciple; quant au maître, à Verboquet, dont les Délices n’avaient pas été réimprimés depuis deux siècles, il n’a pas eu à s’en occuper dans son ouvrage sur les livres modernes du colportage; mais s’il eût ouvert le petit volume du généreux conteur, il y aurait reconnu çà et là la touche fine et spirituelle et le style gaulois de Bonaventure des Periers.
L’ABUS
DES
NUDITEZ DE GORGE.
En tête de la première édition de ce curieux traité, l’Imprimeur le présente, dans l’Avis au lecteur, comme «l’effet du zèle et de la piété d’un gentilhomme françois, qui, passant par la Flandre, et voyant que la plupart des femmes y ont la gorge et les épaules nues et approchent en cet estat du tribunal de la Pénitence et même de la sainte Table,» fut tellement scandalisé, qu’il promit d’envoyer dans ce pays, à son retour en France, un écrit où il ferait voir l’abus et le déréglement de cette coutume. Or, l’imprimeur de la première édition: De l’Abus des nuditez de gorge (Bruxelles, 1675, in-12), est François Foppens, qui avait alors des relations fréquentes avec les écrivains français, et qui se chargeait de publier les ouvrages qu’ils n’eussent pas osé faire circuler d’abord en France. La Belgique fut, pendant le dix-septième siècle, une sorte de terrain neutre de la littérature et de la librairie françaises.
Il est donc certain que l’auteur de ce petit livre était un Français, sinon un gentilhomme. Ce n’est pas à dire que ce fut Jacques Boileau, docteur en Sorbonne, grand vicaire et official de l’église de Sens, frère puîné du grand satirique Boileau-Despréaux. Jacques Boileau, qui a publié une Histoire des Flagellants, une Histoire de la Confession auriculaire, un Traité des Attouchements impudiques, choisissait de préférence les sujets scabreux et difficiles; mais, ordinairement, il écrivait en latin, quoiqu’il fût très-capable d’écrire en fort bon français. On lui demanda, un jour, pourquoi cette persistance à user de la langue latine: «C’est, répondit-il, de peur que les évêques ne me lisent: ils me persécuteraient.» Ainsi, rien ne prouve que Jacques Boileau soit réellement l’auteur de l’Abus des nuditez de gorge, traité écrit en excellent français, mais dont nous ne connaissons pas de texte latin, manuscrit ou imprimé.
On a essayé de chercher un autre auteur à qui pouvoir attribuer ce petit ouvrage, réimprimé à Paris en 1677 (jouxte la copie imprimée à Bruxelles, à Paris, chez J. de Laize de Bresche, in-12), et augmentée, dans cette édition, de l’Ordonnance de MM. les Vicaires généraux de l’archevesché de Toulouse, le siége vacquant, contre la nudité des bras, des épaules et de la gorge, et l’indécence des habits des femmes et des filles, en date du 13 mars 1670. On a cru découvrir, sous ce pseudonyme d’un gentilhomme français, un ecclésiastique moins connu que l’abbé Boileau, le sieur de Neuilly, curé de Beauvais, que l’histoire littéraire ne mentionne nulle part. Enfin, M. le marquis du Roure a remarqué, dans un exemplaire de l’ouvrage en question, ce nom signé à la main au-dessous du titre: de la Bellenguerais. «Si l’auteur n’est point l’abbé Boileau, dit-il dans son Analectabiblion, ne serait-ce pas ce gentilhomme? Sub judice lis est.» Le savant Barbier, dans son Dictionnaire des anonymes, s’en est tenu à Jacques Boileau: tenons-nous-y à son exemple, jusqu’à plus ample informé.
Constatons seulement qu’au moment même où le traité de l’Abus des nuditez de gorge paraissait à Bruxelles, un moraliste, de la même espèce, qui s’est caché sous le pseudonyme de Timothée Philalèthe, faisait paraître à Liége, chez Guillaume-Henri Stréel, un opuscule théologique de la même famille, intitulé: Traité singulier de la modestie des habits des filles et femmes chrestiennes (1675, in-12).
Le traité de l’Abus des nuditez de gorge, dont il existe une troisième édition, imprimée à Paris en 1680, fut composé par un homme qui savait écrire, qui vivait au milieu du grand monde, et qui aborde en face, avec une délicatesse presque galante, le sujet épineux qu’il a choisi entre tous. Cet anonyme, assez peu austère, malgré les semblants de rigorisme qu’il se donne, avait à cœur, on le voit, de se faire lire par les dames. Il reproduit sans doute la plupart des admonitions religieuses que Pierre Juvernay avait adressées aux pécheresses de la mode, trente ans auparavant, dans un fameux Discours particulier contre les femmes desbraillées de ce temps, mais il s’exprime toujours avec convenance et politesse; quelquefois on croit entendre Tartufe disant à Dorine:
La comédie de Molière fut publiée à Paris, à la fin de 1673, une année avant la publication de l’Abus des nuditez de gorge. Il faut reconnaître qu’à cette époque, comme du temps de Pierre Juvernay, la mode n’autorisait que trop les plaintes et les reproches des moralistes, en France aussi bien qu’en Belgique: les femmes étaient toujours aussi débraillées que Pierre Juvernay les avait vues, en se signant, comme s’il eût vu le diable. C’était seulement à la cour et dans les assemblées de la belle aristocratie, que l’immodestie des habits avait de quoi blesser les regards innocents et scandaliser les consciences timides; mais les ecclésiastiques mondains, les prélats illustres, les abbés musqués, qui fréquentaient cette société élégante et polie, ne prenaient pas garde à ces audacieuses nudités, que le peuple laissait avec mépris aux grandes dames, et qu’il poursuivait parfois de ses huées chez les bourgeoises. Le savant Thomas Dempterus, passant, un jour, dans les rues de Paris, avec sa femme «qui montroit à nu la plus belle gorge et les plus blanches épaules du monde,» se vit entouré par la populace, qui les insulta en leur jetant de la boue, et qui leur aurait fait un mauvais parti, s’ils ne se fussent réfugiés dans une maison. Bayle, après avoir raconté le fait, ajoute: «Une beauté ainsi étalée, dans un pays où cela n’étoit point en pratique, attiroit cette multitude de badauds.»
Le peuple, il est vrai, était moins scrupuleux dans les Pays-Bas, où les bourgeoises, et même les femmes du commun, découvraient leur gorge, sans être exposées à faire émeute sur leur passage. On peut supposer que le petit livre du Gentilhomme français n’eut aucune action comminatoire sur la mode des nudités de gorge, mode des plus anciennes, qui pourra bien durer jusqu’à la fin du monde.
LES DEUX MUSES
DU
SIEUR DE SUBLIGNY.
M. le comte de Laborde, dans l’inappréciable recueil qu’il a simplement intitulé Notes, et qui n’a été imprimé qu’à un très-petit nombre d’exemplaires, pour faire suite à son bel ouvrage du Palais Mazarin (Paris, A. Franck, 1846, gr. in-8), s’est occupé le premier des gazettes en vers du dix-septième siècle, depuis celle de Loret jusqu’à celle de Subligny; personne, avant lui, pas même le savant auteur du Manuel du libraire, n’avait traité ce curieux sujet. Mais, comme il n’a pas connu la Muse de la cour de Subligny, et qu’il n’a pas eu entre les mains un exemplaire complet du même poëte gazetier, je vais essayer de remplir une lacune qui existe dans son beau travail bibliographique.
Il faudrait, ce me semble, distinguer les gazettes en vers, par leurs différents formats; ce fut Loret qui adopta d’abord le format in-folio pour les lettres en vers hebdomadaires de sa Muse historique. Ses continuateurs, Robinet, Mayolas, etc., restèrent fidèles au même format. Scarron inaugura le format in-4o, en publiant, simultanément avec Loret, les Épîtres en vers burlesques, qui furent continuées par d’autres rimeurs, sous les titres de: Muse héroï-comique et de Muse royale. Plus tard, après un silence de quelques années, Subligny voulut reprendre la publication des gazettes en vers dans le format in-4o, sous le titre de Muse de la cour; mais il attribuait sans doute à son format le peu de succès qu’il avait obtenu, car il essaya de populariser sa Muse dauphine dans le format in-12. Les gazettes en vers n’étaient faites que pour l’aristocratie et ne pouvaient prétendre à une vogue populaire; aussi, le format in-12 fut-il le tombeau de ces gazettes, qui étaient nées in-folio, qui avaient vécu in-4o, et qui mouraient in-12.
On ne sait rien de Subligny, si ce n’est qu’il avait été avocat au Parlement et qu’il était devenu comédien. On ignore même quel est le théâtre où il avait paru. Il resta l’ami de Molière, qui lui joua deux ou trois pièces sur le théâtre du Palais-Royal, entre autres la Folle Querelle, comédie satirique contre Racine et son Andromaque. Racine, vivement blessé des épigrammes qu’on lui avait décochées dans cette comédie, s’obstina toujours à croire que Subligny n’était que le prête-nom de Molière. Au reste, comme l’auteur de la Folle Querelle signait ses ouvrages: T. P. de Subligny, on peut supposer que ce nom de Subligny était un sobriquet de comédie.
Mais nous n’avons pas à nous occuper des ouvrages de Subligny: ni de son recueil d’histoires françaises galantes et comiques, réunies sous le titre de la Fausse Clélie, dont la première édition, de 1672, est introuvable; ni de sa traduction des Lettres portugaises, qu’il avait accommodées, d’après les originaux de Mariane Alcaforada, à la prière du sieur de Guilleragues; ni du roman des Aventures ou Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière, que son amie la comtesse de la Suze se laissait volontiers attribuer. Il ne s’agit ici que de Subligny gazetier en vers, ou plutôt de ses deux gazettes qui parurent périodiquement, à Paris, depuis le 15 novembre 1665 jusqu’au 5 avril 1667.
De Subligny s’appliqua d’abord, en 1665, à calquer la Muse historique de Loret, pour le genre, et la Muse burlesque de Scarron, pour le format, en publiant la Muse de la cour, gazette en vers libres, qui paraissait toutes les semaines par cahiers de huit pages. Chacun des premiers cahiers se termine par un extrait du privilége du roi accordé à Alexandre Lesselin, imprimeur-libraire, demeurant à Paris, au coin de la rue Dauphine, devant le Pont-Neuf, pour réimprimer, vendre et débiter, par tous les lieux du royaume, les Épistres en vers sur toute sorte de sujets nouveaux, tant en feuilles volantes que recueil, sous le titre de Muse de la cour. L’auteur des Épîtres n’est pas nommé dans le privilége.
Il ne parut que neuf cahiers in-4, formant ensemble 92 pages, sans titre général, du 15 novembre 1665 au 25 janvier 1666. Cette partie de l’ouvrage de Subligny doit être fort rare; nous ne l’avons trouvée dans aucun catalogue. La première semaine est dédiée aux Courtisans; la seconde, à monseigneur le Dauphin; la troisième, au duc de Valois; la quatrième, à Mademoiselle; la cinquième, au duc d’Orléans; la sixième, à monseigneur le Prince; la septième, à monseigneur le Duc; la huitième, à mademoiselle Boreel, fille de l’ambassadeur de Hollande; la neuvième, à madame de Bartillat; la dixième, au cardinal Orsini, et la onzième «à monseigneur de La Mothe-Houdancourt, archevêque d’Auch, commandeur des ordres du Roy et grand aumônier de feu la Reyne mère, contenant ce qui s’est passé à la mort de cette grande reyne.» De Subligny, comme on le voit, cherchait un Mécène; il le trouva, dans l’intervalle du 25 janvier au 17 mai 1666, car il obtint la permission de dédier ses feuilles hebdomadaires au Dauphin, qui n’avait pas encore cinq ans!
L’imprimeur-libraire Alexandre Lesselin fit renouveler son privilége, en date du 14 avril 1666, pour établir qu’il aurait le droit de publier la Muse de cour, dédiée à monseigneur le Dauphin; mais l’auteur ne fut pas encore nommé dans ce privilége. Ce fut seulement à partir de la quatrième semaine, qu’il signa de son nom toutes les feuilles de sa gazette en vers. Le premier numéro, daté du 27 mai 1666, n’est qu’une dédicace au Dauphin; le dernier de la publication in-4, daté du 24 décembre 1666, complète un volume de 252 pages, auquel le libraire ajouta plus tard ce titre: La Muse de cour, dédiée à monseigneur le Dauphin, par le sieur D. S. (Paris, Al. Lesselin, 1666, in-4). Ce volume doit être d’une grande rareté, car nous ne l’avons vu cité nulle part.
De Subligny n’était pas satisfait de son libraire, avec lequel il n’avait traité que pour les feuilles volantes de l’année 1666: dès le mois d’octobre de cette année, il se mettait en mesure de confier sa publication à un nouveau libraire et de faire réimprimer, dans un autre format et avec son nom, le recueil des numéros parus et à paraître, du 27 mai au 24 décembre 1666. Dans ce privilége nouveau, qui lui fut accordé en son nom seul, à la date du 11 octobre, il est dit que: «Nostre cher et bien amé le sieur de Subligny nous a fait remonstrer qu’il a composé certaines Lettres en vers libres, adressées à nostre très-cher et très-amé fils le Dauphin, desquelles il est sollicité de faire un recueil, pour les donner ensemble au public sous le titre de la Muse dauphine, nous suppliant de luy accorder nos lettres sur ce nécessaires: A ces causes, désirant traiter favorablement ledit exposant, sur la relation qui nous a esté faite de son mérite et de sa capacité, et afin qu’il soit responsable des choses qu’il mettra dans lesdites Lettres en vers, nous luy avons permis, etc.» En vertu de ce privilége du roi, qui supprimait le précédent accordé à l’imprimeur-libraire Alexandre Lesselin, de Subligny transporta son droit à Claude Barbin, marchand libraire, «pour en jouir, suivant l’accord fait entre eux.»
Au moment même où Alexandre Lesselin réunissait en recueil, avec titre général, les 31 numéros publiés par lui jusqu’au 24 décembre, Claude Barbin les faisait réimprimer sous ce titre: Muse dauphine, adressée à monseigneur le Dauphin, par le sieur de Subligny (Paris, chez Cl. Barbin, au Palais, sur le second perron de la Sainte-Chapelle, 1667, in-12, de 6 feuillets préliminaires pour le titre, la dédicace à mademoiselle de Toussi, l’avis du libraire et l’errata, et de 206 pages; plus, le privilége et deux feuillets). Dans cette seconde édition, l’auteur avait fait un petit nombre de changements à son ouvrage, en corrigeant quelques vers et en supprimant çà et là différentes nouvelles qu’on peut supposer avoir déplu, outre plusieurs passages relatifs au mode de publication par cahiers, qui étaient distribués tous les jeudis sous une couverture plus ou moins luxueuse. Un de ces passages supprimés nous apprend, par exemple, que la Muse de la cour, du jeudi 19 août, avait dû paraître habillée en broderie, c’est-à-dire couverte sans doute d’un papier doré à fleurs et à ramages. Voici des vers qu’on ne trouve que dans l’in-4, à la fin du numéro de la douzième semaine:
Quant aux nouvelles qui ont été retranchées dans la réimpression in-12, elles sont peu nombreuses et peu importantes; on en jugera par celle-ci, qui terminait, avec deux autres également supprimées, le cahier du jeudi 9 septembre:
Une suppression plus considérable et plus compréhensible, c’est celle d’un supplément au cahier du 30 septembre, intitulé: Suite burlesque de la Muse de la Cour, du lendemain du jeudy 30 septembre 1666 de la XIXe semaine, à monseigneur le Dauphin, contenant des particularitez du grand embrasement de la ville de Londres. Ce supplément ne formait que quatre pages, imprimées à deux colonnes et chiffrées 153-156. C’était, en quelque sorte, une imitation des extraordinaires de la Gazette et du Mercure galant. On pourrait presque supposer que de Subligny n’était pas l’auteur de cette Suite burlesque et qu’il en désapprouva fort l’invasion dans sa Muse de la cour; de là sans doute sa brouille avec Alexandre Lesselin, qui se permettait de lui donner un collaborateur, à son insu et malgré lui: c’est, en effet, dans les premiers jours du mois d’octobre, que de Subligny sollicita un privilége du roi en son propre nom et le céda, après l’avoir obtenu, au libraire Claude Barbin.
La réimpression in-12 ne contient rien de nouveau, à l’exception de la dédicace à mademoiselle de Toussi, fille de la maréchale de la Mothe-Houdancourt, née Louise de Prie, qui était gouvernante du Dauphin et qui avait pris sous sa protection la Muse de la cour. Cette dédicace, signée T. P. de Subligny, ne nous dit rien sur l’auteur, ni sur sa gazette en vers: c’est un entassement d’éloges hyperboliques à l’adresse de madame la Gouvernante et de sa fille. Dans l’Avis au lecteur, le libraire, ou plutôt l’auteur, sous le nom de son libraire, apprend au public que la Muse de la cour avait fait du chemin dans le monde, et que le roi la considérait assez, «pour lui donner une audience favorable toutes les semaines,» et que, si elle avait dû changer de nom, «tel a esté le plaisir du Roy.» Le libraire annonçait, en outre, que ce petit recueil, destiné à la ville de Paris, comme l’édition in-4o l’avait été au Louvre, pourrait être augmenté, tous les jeudis, de deux feuilles, qui seraient vendues ensemble et séparément, «tant pour la commodité de ceux qui veulent porter ces ouvrages, que pour les envoyer avec plus de facilité dans les païs estrangers.» Chaque année formerait ainsi un volume: «Je ne doute pas que ce nouveau Mercure ne soit bien reçu.» Le Mercure galant n’ayant commencé à paraître qu’en 1672, il ne peut être question ici que des périodiques publiés en Hollande sous le titre de Mercure.
Claude Barbin ne tint pas sa promesse, ou, du moins, il renonça, dès que le volume fut mis en vente, à la continuation hebdomadaire qu’il annonçait. C’est un autre libraire, Pierre Lemonnier, imprimeur, comme l’était le premier éditeur, que de Subligny chargea de faire paraître, tous les jeudis, un cahier de la Muse dauphine, composé de douze pages pet. in-12, à partir du jeudi 3 février 1667. Cette publication n’alla pas au-delà de la neuvième semaine, c’est-à-dire du jeudi 7 avril, et ces neuf cahiers, comprenant seulement 120 pages, furent mis en vente avec ce titre: La Muse dauphine, par le sieur de Subligny (Paris, chez Pierre Lemonnier, rue des Mathurins, au Feu divin, 1667). Cette suite, bientôt interrompue, de la Muse dauphine, est tellement rare, qu’on pourrait supposer que l’auteur lui-même l’a fait disparaître. Il suffit de parcourir les neuf cahiers de 1667, pour s’expliquer les motifs qui ont motivé le retrait du privilége accordé à de Subligny. Ce poëte-comédien, privé de toute espèce de sens moral, ne se faisait aucun scrupule d’insérer des nouvelles scandaleuses, racontées en style égrillard, dans une publication dédiée au Dauphin. On jugera du ton peu convenable de ces nouvelles, d’après ce récit d’une aventure de carnaval, arrivée chez une demoiselle Bourgon, qui avait donné le bal dans l’île Saint-Louis.
On ne s’étonnera donc pas que la gouvernante du Dauphin ait retiré son patronnage à de Subligny, et que la Muse dauphine ait cessé de paraître. Claude Barbin avait cédé toute l’édition de l’année 1666 à son confrère Thomas Jolly, qui fit réimprimer des titres à son nom. Mais les exemplaires à l’adresse de ce libraire ne contiennent ni l’Avis du libraire au lecteur, ni la dédicace à mademoiselle de Toussi. On s’explique pourquoi la maréchale de la Mothe-Houdancourt ne voulut pas que ce recueil, plein d’anecdotes assez lestes, continuât à se vendre au Palais, dans la salle des Merciers, sous les auspices d’une de ses filles.
La collection complète de la Muse de la cour et de la Muse dauphine n’existe probablement que dans la Bibliothèque de l’Arsenal, car les catalogues que nous avons consultés ne nous ont offert que la réimpression de la Muse dauphine, faite pour Barbin en 1667. Viollet-le-Duc, qui avait un exemplaire de cette réimpression, ne connaissait ni la Muse de la cour de 1665, ni la continuation pour l’année 1667: «La Muse dauphine, dit-il dans sa Bibliothèque poétique, est une suite à la gazette de Loret; elle commence le jeudi 3 juin 1666 et se continue sans interruption jusqu’au 24 décembre de la même année. Subligny, comme Loret, donne, avec les nouvelles politiques, des bruits de ville, etc. Il est certes beaucoup meilleur écrivain que son prédécesseur, il a même de l’esprit; mais qu’il est loin de la naïveté et du naturel de ce bon Loret!»
M. le comte de Laborde, qui a fait des recherches si patientes sur les gazettes en vers du dix-septième siècle, n’a pas connu l’existence de la Muse de la cour, publiée en 1665, ni des neuf numéros de la Muse dauphine publiés en 1667. M. Louis Moland, qui s’est attaché, dans son édition des Œuvres complètes de Molière, à reproduire tous les témoignages contemporains relatifs aux comédies de l’auteur du Tartufe, et notamment ceux que les gazettes en vers pouvaient lui fournir, n’a pas eu sous les yeux la Muse de la cour, de 1665, car il eût recueilli, dans sa notice préliminaire sur l’Amour médecin, un passage intéressant, qu’on lit dans le numéro de la troisième semaine. Le voici:
M. le comte de Laborde remarque, avec raison, dans la Muse dauphine de Subligny, un ton plus littéraire et une tournure plus poétique que dans les autres Muses qui l’avaient précédée; mais les gazettes en vers avaient fait leur temps, et Subligny, malgré son esprit, fut obligé de quitter la place aux gazettes en prose. Peut-être devait-il s’accuser lui-même d’avoir manqué de tact et de savoir-vivre dans ses feuilles hebdomadaires, qui s’adressaient spécialement à la famille royale et aux personnes de cour. On pardonnait à Loret ses platitudes souvent grossières, en faveur de sa naïveté; on pardonnait tout à Scarron, en raison des priviléges du genre burlesque. Les temps étaient changés, la cour devenait plus délicate et plus hautaine, sinon plus austère, et les grosses bouffonneries de Scarron lui eussent été aussi intolérables que les naïfs bavardages de Loret. Les malices de Subligny n’avaient pas chance d’être plus goûtées, et pourtant Ch. Robinet, sous le nom de J. Laurent ou Laurens, persista jusqu’en 1678 à se faire le continuateur pâle et insipide de la Muse historique.
LE POLISSONNIANA
DE
L’ABBÉ CHERRIER.
Ce petit livre, que son titre seul avait fait proscrire des bibliothèques dans le siècle dernier (on ne le trouve guère que dans deux ou trois catalogues, notamment dans celui de Falconnet), ne méritait pas, à coup sûr, sa mauvaise réputation. Nous l’avons, Dieu merci, innocenté depuis vingt-cinq à trente ans, et les plus honnêtes bibliophiles n’ont pas dédaigné de l’admettre dans leurs collections.
Leber fut le premier à le réhabiliter, en lui accordant cette note honorable dans le Catalogue raisonné des livres imprimés, des manuscrits et des estampes, qu’il avait recueillis avec amour (Paris, Techener, 1839, in-8, t. I, no 2434): «Le plus plein, le plus court et, partant, le meilleur de tous les recueils de quolibets. C’est, d’ailleurs, un des moins communs et peut-être le plus innocent de la famille. Trompé par le titre, l’amateur de drôleries y chercherait bien inutilement ce qu’il aurait cru y trouver en l’achetant. On l’attribue à l’abbé Cherrier.»
Charles Nodier n’avait pas manqué de lui donner place dans sa dernière Collection de livres; mais il ne vécut point assez longtemps pour nous dire ce qu’il en pensait, dans la Description raisonnée de cette jolie Collection (Paris, Techener, 1844, in-8, no 948). G. Duplessis suppléa au regrettable silence du collectionneur, en écrivant cette note: «Il faut être bien hardi pour donner un pareil titre à son livre; il faudrait être bien spirituel pour se faire pardonner cette hardiesse. L’auteur de celui-ci a-t-il rempli cette seconde condition? J’affirmerai, du moins, qu’il a fait quelques efforts à cet égard, et j’ajouterai qu’il n’a pas toujours été aussi hardi que son titre.»
Viollet-le-Duc n’éprouva donc aucun embarras à exprimer une opinion conforme à celle de Nodier et de Leber, lorsqu’il eut fait figurer le Polissonniana dans la seconde partie de sa Bibliothèque poétique (Paris, J. Flot, 1847, in-8, p. 197): «Le volume, dit-il, tient tout ce que promet le titre, et, de plus, des calembours en grande quantité. Alors on appelait cela des espèces de bons mots, des allusions, des équivoques; le nom n’était pas encore trouvé, mais bien la chose, témoins les Jeux de l’inconnu.
«Ce recueil, sauf l’obscénité en moins, est fait à l’imitation du Moyen de parvenir. Ce sont des espèces de dialogues, ou plutôt des défis, entre plusieurs amis, à qui fera le plus de pointes, à qui dira le plus de billevesées, de bêtises, tranchons le mot; mais il y en a de bien bonnes, d’excellentes, et on trouve réuni, dans ce livre, à peu près tout ce qui a été dit de mieux en ce genre. Le volume, du reste, est fort rare et attribué à Cl. Cherrier, abbé et censeur de la police, mort en 1738.»
Changez le titre du livre, et vous avez un ana presque irréprochable au point de vue de la morale et de la décence. C’est le chef-d’œuvre de la bouffonnerie et de la grosse bêtise; c’est, en quelque sorte, le répertoire de la gaieté naïve du peuple de Paris; c’est aussi le dévergondage de l’esprit français entre deux vins.
Cet ana était tout à fait oublié depuis plus de trente ans, quand le libraire André-Joseph Panckoucke s’en empara et le refondit dans l’Art de désopiler la rate (1754, in-12), qui fut réimprimé cent fois, sans que personne ait encore dénoncé le larcin.
Le Polissonniana avait paru pour la première fois en 1722, sous la rubrique d’Amsterdam, chez Henry Desbordes, in-12 de 140 p., non compris le titre. Nous pouvons dire avec certitude qu’il fut imprimé à Paris, peut-être avec une permission tacite. On le réimprima trois ans après, et toujours clandestinement, dans la même ville (Amsterdam, Henry Schelte, 1725, in-12). Ces deux éditions renferment un autre ouvrage du même genre, lequel avait été publié, dix ans auparavant, sans nom d’auteur: l’Homme inconnu, ou les Équivoques de la langue, dédié à Bacha Bilboquet (Dijon, Defay, 1713, in-12). Ce second ouvrage obtint, longtemps après, les honneurs d’une nouvelle édition également anonyme: Équivoques et bizarreries de l’orthographe françoise (Paris, Gueffier, 1766, in-12).
L’auteur de ces deux opuscules était Claude Cherrier, qui prenait la qualité d’abbé et qui, sous le pseudonyme de Passart, fut, pendant plus d’un demi-siècle, censeur, pour le lieutenant de police, non pas des livres que publiait la librairie parisienne, mais de toutes les feuilles volantes, de tous les canards et bilboquets, qu’on imprimait à Paris, à Rouen, à Lyon, à Troyes, etc., et qui se vendaient, par l’intermédiaire des colporteurs, dans les rues, dans les marchés et dans les foires. L’abbé Cherrier remplissait très-consciencieusement son rôle de censeur, et, malgré ses sympathies naturelles pour tout ce qui était salé, poivré et épicé, en fait de littérature populaire, il n’hésitait pas à refuser son approbation aux facéties trop libres et trop joyeuses.
Il n’avait pas été toujours aussi sévère, et plus d’une fois il eut à se repentir de son indulgence à l’égard de cette littérature de colportage. Ainsi, en 1699, il avait approuvé l’impression d’un livre intitulé: le Chapeau pointu de Merinde. Le comte de Pontchartrain écrivit, à ce sujet, au lieutenant de police Voyer d’Argenson, le 24 mars 1700: «Le roy a esté estonné de voir que vous ayez permis l’impression d’un tel livre. En effet, si vous l’avez, vous verrez, en plusieurs endroits, et particulièrement pages 12 et 25, qu’il y a des maximes aussi dangereuses que celles qui estoient dans la Correction fraternelle. S. M. veut donc sçavoir comment vous vous estes laissé surprendre en donnant cette permission et qui est l’approbateur que vous aviez commis pour examiner ce livre.» L’abbé Cherrier fut vigoureusement tancé et promit d’être plus circonspect à l’avenir.
Notre abbé censura les brochures de la Bibliothèque Bleue, jusqu’à sa mort, que les biographes fixent au mois de juillet 1728. Il devait avoir alors plus de quatre-vingts ans. Dans les derniers temps de sa vie, il avait été chargé d’examiner les pièces du Théâtre de la Foire, avant l’impression, et, tout en admirant les équivoques licencieuses qu’il rencontrait dans les opéras-comiques en vogue, il ne laissait rien passer de trop ordurier. Nous avons sous les yeux, parmi les manuscrits de la Bibliothèque de l’Arsenal, sa correspondance autographe avec le lieutenant de police, au sujet des suppressions qu’on pouvait demander aux auteurs des spectacles forains. Une partie de cette correspondance inédite a paru dans la Correspondance littéraire, de M. Ludovic Lalanne, par les soins du savant M. Guessard.
On comprend que, comme censeur de police, l’abbé Cherrier ne devait pas, ne pouvait pas avouer le Polissonniana. Le livre n’était pourtant pas en lui-même répréhensible, et le titre, qui nous effaroucherait aujourd’hui, n’avait point alors le sens que nous lui donnerions maintenant. Le mot polisson était nouveau dans la langue de la bonne compagnie, car on ne le trouve pas encore dans les dictionnaires, à cette époque. On ne l’employait que familièrement, pour caractériser un homme qui se servait volontiers du langage du peuple et qui ne reculait pas plus devant la licence de la pensée que devant la crudité de l’expression. On avait d’abord donné ce nom qualificatif de polisson à des gueux qui erraient par bandes, à moitié nus, à moitié ivres, et qui ne se faisaient pas faute de blesser la vue autant que les oreilles des passants. «Les polissons, dit Dulaure, en copiant Sauval, dans son Histoire de Paris (Paris, Guillaume, 1824, in-8, t. VII, p. 147), les polissons allaient de quatre à quatre, vêtus d’un pourpoint sans chemise, d’un chapeau sans fond, le bissac sur l’épaule et la bouteille sur le côté.»
L’abbé Cherrier a mis en scène, comme dans le Moyen de parvenir, huit personnes d’érudition, qui s’assemblent, après boire, pour faire assaut de polissonneries, c’est-à-dire de boutades plaisantes et grotesques: «Les turlupinades, les quolibets, les rébus, les fausses pensées, les jeux de mots et autres dictions, que vous appelerez, si vous voulez, polissonneries, ne valent rien, quand on les donne pour bonnes; mais elles sont bonnes, quand on les donne comme ne valant rien.» Telle est la définition de ces dialogues entre huit polissons qui portent des noms de guerre: «Gelois, Mixame, Azore, Blanir, Pindor, Fruisque, Verion et Hilare.»
Nous avons eu la patience de chercher à deviner l’énigme de ces noms, que l’auteur n’a pas forgés au hasard et qui doivent avoir une signification relative. Ainsi, l’abbé Cherrier paraît s’être caché lui-même sous le nom de Gelois: «Vous ne laissez pas d’être aimable, lui dit Mixame, quoique vous approchiez du septuagénaire, car l’amour s’est caché sous les rides de votre front.» Mais que voudrait dire Gelois? Est-ce l’anagramme de Gelosi, surnom des membres d’une célèbre académie vénitienne à la fin du seizième siècle? Pindor pourrait bien être aussi l’anagramme de Pirond ou Piron. Quant à Hilare, c’est le mot latin hilaris, qui s’est francisé et qui représente un ami du gros rire. Blanir, Fruisque, Verion, sont évidemment des locutions du jargon ou de l’argot réformé, mais nous sommes fort en peine de découvrir le sens ou plutôt l’idée que l’auteur y attache. Ce sont des polissons qui possèdent toutes les finesses du Polissonniana.
L’abbé Cherrier, que nous nommerons le créateur du calembour et le précurseur du brillant marquis de Bièvre, avait signé la dédicace de son premier opuscule: l’Homme inconnu, d’un pseudonyme qui semble analogue à celui de Gelois, tiré de Gelosi: Chimérographe, académicien des jeux Olympiques.
VARIA.
LIVRES A L’INDEX EN 1774.
Nous avons plusieurs recueils assez volumineux offrant la nomenclature de tous les livres qui, depuis le seizième siècle jusqu’à nos jours, ont été mis à l’index par le Saint-Siége apostolique, et signalés ainsi à l’animadversion de tous les fidèles. Ce fut seulement vers 1540, que la Cour de Rome eut l’idée de séparer ainsi le bon grain de l’ivraie, dans un temps où des ouvrages en tous genres étaient plus ou moins infectés du poison de la Réformation. Depuis ce premier Index, rédigé à la hâte et encore peu étendu, de nombreux suppléments sont venus sans cesse augmenter la liste des livres interdits sans rémission, et l’on peut dire que la réunion de tous ces livres formerait aujourd’hui une bibliothèque considérable, très-curieuse et même assez bien choisie. Il faut constater cependant que l’autorité civile, du moins en France, n’a pas accepté les yeux fermés l’Index ultramontain, et que dès le commencement du dix-septième siècle une foule d’ouvrages, marqués du sceau de la réprobation papale, étaient fort honorablement approuvés par les bons esprits de France et souvent réimprimés avec privilége du roi.
Mais il y eut dès lors un Index spécial, préparé au point de vue de la politique monarchique, des libertés de l’Église gallicane, et de l’honnêteté française; index variable de sa nature, et continuellement modifié par l’administration et par les magistrats. Cet Index purement civil, confié exclusivement au syndicat de la corporation des libraires, n’a jamais été mis au jour, sans doute parce qu’il se modifiait suivant les circonstances. Le temps et l’usage se chargeaient d’innocenter tel ouvrage qui avait été d’abord dénoncé à la police et condamné par les tribunaux. Il serait utile, pour l’histoire littéraire, de refaire cet Index de la Librairie, par ordre chronologique, et de montrer par là les inexplicables changements de l’opinion, en ce qui concerne les délits vrais ou prétendus de la pensée et de la presse. Mais où retrouver les éléments de cet Index, à partir du procès criminel intenté aux poëtes Théophile, Frenicle et Colletet, en 1623, à l’occasion du Parnasse satirique? Le savant Gabriel Peignot nous a donné deux volumes de Dictionnaire raisonné, seulement pour les livres condamnés au feu; il faudrait au moins quatre volumes pour les livres condamnés tacitement et supprimés par la police, jusqu’à la Révolution de 89.
En attendant que ce grand travail bibliographique s’exécute, nous publierons ici une liste assez longue des ouvrages qui furent retirés par les experts-syndics de la Librairie et détruits, sinon vendus sous le manteau, lors de la vente publique des livres de feu M. de Rochebrune, commissaire au Châtelet de Paris. Ce digne commissaire, qui figure plusieurs fois d’une manière plaisante dans les journaux de Bachaumont, était un excellent homme, un peu naïf et crédule, mais très-ami des livres et des gens de lettres. Sa bibliothèque s’était enrichie naturellement dans les expéditions de saisie qu’il eut à faire pendant quarante ans à Paris: il avait ramassé de la sorte beaucoup de livres très-rares et très-singuliers, qu’il lisait à ses heures pour se délasser des fatigues du commissariat; il tenait aussi certains volumes suspects, imprimés ou manuscrits, de la munificence des auteurs, qu’il avait conduits à la Bastille, ou au For-l’Évêque, ou au Châtelet, avec une déférence et une politesse dont les patients lui savaient gré, d’autant plus qu’elles ne faisaient pas partie obligée de son ministère. M. de Rochebrune était même lié intimement avec Piron, Collé, Vadé, et quelques autres de même joyeuse humeur. Il fut regretté au Parnasse, dans les tavernes et chez les libraires.
Mussier fils, qui avait sa librairie sur le quai des Augustins, au coin de la rue Gît-le-Cœur, fut choisi pour dresser le catalogue des livres de M. de Rochebrune; la vente devait avoir lieu dans la maison mortuaire, rue Geoffroy-l’Asnier. Mussier fils mit à part les ouvrages défendus, les recueils de gravures obscènes, les livres trop licencieux, les poésies trop érotiques. Nous voulons bien croire que tout cela fut brûlé impitoyablement, quoique la vente en fût alors très-facile par l’entremise des colporteurs qui exerçaient le commerce secret de la librairie. Ensuite le libraire disposa les cartes de son Catalogue; mais, au moment de l’impression, ces cartes furent soumises à un nouveau contrôle d’experts qui marquèrent à l’encre rouge une centaine d’articles, qu’on ne pouvait pas même exposer, par leurs titres, au scandale de la publicité. La place que ces articles occupaient est restée en blanc dans le Catalogue où les experts ont laissé figurer une quantité d’ouvrages aussi et plus dangereux que ceux qu’ils supprimaient. Parmi ces derniers, dont nous publions la liste telle que les experts l’ont rédigée, on remarquera bien des livres, qui aujourd’hui ne scandalisent personne, et auxquels la police ne se soucie plus de donner la chasse dans les catalogues de la librairie de luxe ou de la librairie à bon marché.
Voici cette liste curieuse, qui servira désormais à remplir les lacunes que les bibliographes regrettaient de trouver dans le célèbre Catalogue du commissaire Rochebrune.
NOTE DES LIVRES ET MANUSCRITS PROHIBÉS ET RETIRÉS.
- Histoire du Christianisme, ou Réflexions sur la Religion chrétienne, in-4, Mss.
- Les Princesses malabares, ou le Célibat philosophique, in-12.
- L’Existence de Dieu, par l’idée que nous en avons, in-8, XVIIIe siècle, Mss.
- Dieu et l’Homme, 1771, in-12, br.
- Système de la Religion naturelle, in-4, Mss.
- Doutes sur la Religion, dont on a cherché l’éclaircissement de bonne foi, in-4, Mss.
- Recherches de la Religion, 1760, in-12.
- La Religion chrétienne analysée.—Doutes sur la Religion, in-8, Mss.
- La Religion du Médecin, de Brown, 1668, in-12.
- L’Évangile de la Raison, in-8, br.
- Lettres de Trasibule à Leucippe, in-4, Mss.
- Histoire de l’état de l’homme dans le Péché originel, 1731, in-12.
- Le Chemin du Ciel ouvert à tous les hommes, in-8, Mss. maroq.
- Extrait des Pensées de Jean Meslier, in-8, Mss.
- Sermons des Cinquante, in-8, Mss.
- Sermons du curé de Cotignac, in-4, Mss.
- Les Doutes, in-4, Mss.
- Recueil sur les matières les plus intéressantes, par Albert Radicati, in-8.
- L’Antiquité dévoilée par ses usages, 1766, 3 vol. in-12, br.
- Discours sur la liberté de penser et de raisonner. Londres, 1718, in-12.
- Les Trois Imposteurs, in-8, Mss.
- Questions et Lettres sur les miracles, in-8, br.
- David, ou l’Homme selon le cœur de Dieu, 1768.—Saül et David, tragédie, 1760, in-12, br.
- L’Arétin, ou Paradis des Histoires de la Bible, 2 vol. in-12, br.
- Lettres iroquoises, 1755, in-12.
- Recueil de Pièces concernant le saint Nombril de Châlons, in-8, Mss.
- Taxes de la Chancellerie romaine, ou la Banque du Pape, 1744, in-12.
- Le Contrat social, par J.-J. Rousseau, 1762, in-12, br.
- L’Asiatique tolérant, in-12, br.
- Entretiens des Voyageurs sur mer, 4 vol. in-12.
- Apologie de la Révocation de l’Édit de Nantes et de la Saint-Barthélemy, 1758, in-8.
- Avantages... du mariage des Prêtres, 2 vol. in-12.
- La Philosophie du bon sens, 2 vol. in-12.
- Principes de philosophie morale, ou Essais sur le mérite et la vertu, 1745, in-12.
- Le Monde, son Origine et son Antiquité.—De l’Ame et de son Immortalité, 1751, in-8.
- Histoire d’Ema, 1752, in-12.
- Histoire naturelle de l’Ame, trad. de Charpp, 1745, in-12.
- Œuvres de la Mettrie, 2 vol. in-12.
- De l’Esprit, in-4.
- Lettres sur les Sourds et Muets.—Lettres sur les Aveugles, 2 vol. in-12.
- Lettres philosophiques de Voltaire, avec plusieurs pièces libres, 1747.—La Fille de joie, 1751, maroquin.
- L’École de l’Homme, etc. 3 vol. in-12, en un relié.
- Les Mœurs, 1748, in-12.
- Le Cosmopolite, ou le Citoyen du monde, 1753.—Margot la Ravaudeuse, in-12.
- Le Bonheur, poëme en six chants, 1773, in-12, br.
- Méditations philosophiques, in-8, Mss.
- Pensées philosophiques, 1746, in-12.—Pison, etc.
- Questions sur l’Encyclopédie, 1770, 9 vol. in-8, br.
- Mes Pensées. Qu’en dira-t-on? 1751, in-12.
- Œuvres de J.-J. Rousseau, 10 vol. in-8, br.
- Philosophie de la Nature, 1770, 3 vol. in-12, br.
- Lettres sur les Ouvrages philosophiques brûlés le 18 août 1770, br.
- L’Art de faire des garçons, 2 vol. in-12. (A cause de la reliure.)
- La Pucelle de Voltaire, 1762, in-8.
- La Dunciade, ou la Guerre des Sots, 2 vol. in-8, br.
- Meursii Elegantiæ latini sermonis, 1657, in-12.
- L’Académie des Dames, figures, in-12, maroq.
- Angola, 2 vol. in-12.
- Le Berceau de la France, in-12.
- La Berlue, 1759, in-12.
- Les Bijoux indiscrets, 2 vol. in-8, fig.
- Le B..... (Bidet), histoire bavarde, 1749.
- Candide, 1761, in-12, br.
- Canevas de la Pâris, ou Mémoires pour l’histoire du Roule, in-12.
- Cléon, rhéteur cyrénéen.—Le Canapé couleur de feu, in-12, maroq.
- Le Cousin de Mahomet, 2 vol. in-12.
- L’École de la Volupté.—Essai sur l’esprit et les beaux esprits.—Politique du Médecin, de Machiavel, in-12.
- La Fille de Joie, 1751.—Mlle Javotte, 1758, in-12.
- Histoire du prince Apprius, in-12.
- Histoire de la Brion, de la comtesse de Launay.—Vénus dans le cloître, ou la Religieuse en chemise, in-12.
- Hipparchia, histoire grecque, in-12, maroq.
- L’Homme au Latin, ou la Destinée des Savants, 1769, in-8.
- Le Huron, ou l’Ingénu, 2 vol. in-12.
- Les Lauriers ecclésiastiques.—Mémoires pour la Fête des Fous, in-8.
- Margot la Ravaudeuse.—L’Art d’aimer et le Remède d’amour, in-8, maroq.
- La Messaline, in-12, br.
- La Princesse de Babylone, in-8, br.
- Les Reclusières de Vénus, in-8.
- Le Sopha, 2 vol. in-12.
- Tanzaï et Néardané, 2 vol. in-12.
- La Tourière des Carmélites.—L’Origine des C..... sauvages, in-12, br.
- Le Moyen de parvenir, 2 vol. in-12.
- Le Cabinet satirique, in-8, maroq.
- La Légende joyeuse, ou les Leçons de Lampsaque, in-12.
- Pièces libres de Ferrand.—Nocrion, conte allobroge.—Tourière des Carmélites, in-12, maroq.
- Poésies galantes latines et françaises, 2 vol. in-12, et un volume italien.
- Passe-temps des Mousquetaires, in-12.
- Le Balai, poëme, in-8.
- Aventures de Pomponius, 1724, in-12.
- Mémoires pour..... l’Histoire de Perse, 1746, in-12.
- Amours de Zeokinizul, roi des Kofirans, in-12.
- La Dernière Guerre des Bêtes, 1758, in-12.
- Mémoires de Mme de Pompadour, 2 vol. in-12.
- L’Espion chinois, 3 vol. in-12, br., 1765.
- Mémoires de M. de T....., maître des requestes, in-8, Mss.
- Jean danse mieux que Pierre, in-12.
- Les Jésuites en belle humeur, 1760, in-12.
- Histoire de la Bastille, 5 vol. in-12, br., figures.
- Histoire amoureuse des Gaules, 5 vol. in-12.
- Extrait du Dictionnaire de Bayle, 2 vol. in-8, br.
- Analyse de Bayle, 4 vol. in-12.
Cette liste est intéressante; on y voit figurer des ouvrages peu édifiants, il est vrai, mais très-littéraires, tels que le Moyen de parvenir, le Cabinet satirique, etc., qui se trouvent souvent décrits dans la plupart des catalogues de vente imprimés à cette époque. On y rencontre naturellement quelques écrits hétérodoxes de Voltaire, de Fréret, du baron d’Holbach, de J.-J. Rousseau; mais on peut supposer que la qualité du propriétaire de cette bibliothèque fut pour beaucoup dans la proscription des livres, qu’on n’a pas voulu laisser vendre sous la garantie du nom d’un commissaire au Châtelet de Paris. C’est ainsi que, dans ces derniers temps, le Conseil de l’instruction publique s’est ému du Catalogue des livres plus que légers qui composaient la bibliothèque de feu Noël, ancien inspecteur de l’Université, et a exigé l’épuration de cette bibliothèque avant la vente. Quoi qu’il en soit, les experts désignés à l’effet d’épurer aussi le Catalogue des livres de M. de Rochebrune n’ont pas pris garde à certains ouvrages plus hardis et plus scabreux que ceux qu’ils retranchaient. Nous citerons les suivants qui sont restés à leur place dans le Catalogue.
- Nos 2270. Contes très-mogols. Paris, 1770, in-12.
- 2319. Aventures philosophiques. Tonquin, 1766, in-12.
- 2334. Cela est singulier, histoire égyptienne, 1752, in-18, imprimé sur papier bleu.
- 2353. Giphantie. Babylone, 1760, in-12.
- 2374. Histoire et Aventures de dona Rufine. Paris, 1751, in-12.
- 2383. Kanor, conte traduit du sauvage. Amsterdam, 1750, in-12.
- 2387. Les Libertins en campagne. Au Quartier-Royal, 1710, in-12.
- 2389. Lucette, ou les Progrès du libertinage. Londres, 1765, 3 vol. in-12.
- 2425. Mille et une Fadaises, contes à dormir debout. 1742, in-12.
- 2433. Les Nouvelles Femmes. Genève, 1761, in-8.
- 2435. La Nuit et le Moment, ou les Matinées de Cythère. Londres, s. d., in-12.
- 2436. On ne s’y attendait pas. Paris, 1773, 2 vol. in-12.
- 2443. Le Plaisir et la Volupté, conte allégorique, 1752, in-12.
- 2447. Psaphion, ou la Courtisane de Smyrne. 1748, in-12.
- 2458. Les Sonnettes, ou Mémoires du marquis de... 1751, in-12.
- 2460. Tant mieux pour elle. In-12.
- 2464. Les Têtes folles. Paris, 1753, in-12.
- 2372. Zéphirine, ou l’Époux libertin, anecdote volée. Amsterdam, 1771, in-8.
Ce sont précisément ces petits romans de galanterie transcendante que les censeurs de l’Université ont supprimés dans le Catalogue de feu Noël, sans doute parce qu’ils les connaissaient bien: experto crede Roberto. Les experts de 1774 n’avaient pas probablement la science infuse en ces sortes de matières. L’échantillon que nous avons donné du Catalogue de Rochebrune suffira pour prouver que ce joyeux commissaire était digne d’être l’ami de Crébillon fils et du chevalier de Mouhy.