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Estienne Dolet: Sa vie, ses œuvres, son martyre

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The Project Gutenberg eBook of Estienne Dolet: Sa vie, ses œuvres, son martyre

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Title: Estienne Dolet: Sa vie, ses œuvres, son martyre

Author: Joseph Boulmier

Release date: October 17, 2021 [eBook #66557]
Most recently updated: October 18, 2024

Language: French

Credits: Laurent Vogel, Hans Pieterse and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ESTIENNE DOLET: SA VIE, SES ŒUVRES, SON MARTYRE ***

Au lecteur

Table

ESTIENNE DOLET

Tiré à 500 exemplaires:

50 sur papier vergé;
4 sur papier de couleur;
446 sur papier vélin.

Tous droits réservés.


ESTIENNE DOLET
1509-1546

ÉTUDES SUR LE SEIZIÈME SIÈCLE


ESTIENNE DOLET

SA VIE
SES ŒUVRES, SON MARTYRE

PAR JOSEPH BOULMIER

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PARIS
AUGUSTE AUBRY
L’UN DES LIBRAIRES DE LA SOCIETE DES BIBLIOPHILES FRANÇOIS
RUE DAUPHINE, No 16


M.DCCC.LVII


A MONSIEUR
AMBROISE-FIRMIN DIDOT


Agréez, Monsieur, le faible mais juste hommage de mon travail sur Dolet. C’est une dédicace qui vous revient de droit. L’homme étrange et remarquable dont je me suis fait, en quelque sorte, le contemporain par une étude assidue de dix années, cet homme-là, sans parler de sa réputation comme savant, compte au premier rang parmi les gloires typographiques de ce grand seizième siècle que, vous aussi, vous savez aimer, admirer et comprendre. A ce double titre d’érudit sachant écrire et d’imprimeur dévoué à son art, il peut donc vous tendre la main avec confiance, à vous, Monsieur, qui, par un privilége héréditaire, continuez si dignement les doctes traditions des Sébastien Gryphius, des Simon de Colines, et de cette admirable dynastie des Estienne, dont vous avez pu, mieux que personne, nous retracer l’histoire et les travaux.

JOSEPH BOULMIER.

Paris, le 15 septembre 1857.

..........Seggendo in piuma,
In fama non si vien, ne sotto coltre;
Sanza la qual, chi sua vita consuma,
Cotal vestigio in terra di se lascia,
Qual fumo in aere, ed in acqua la schiuma.
Dante, Inferno, canto XXVI, v. 47-51.

«Ce n’est pas assis sur la plume, ou couché sur la soie, qu’on arrive à la gloire. Qui sans elle dissipe sa vie, laisse derrière lui moins de trace que la fumée dans l’air, et l’écume sur l’eau.»

Dante, Enfer, chant XXVI, v. 47-51.

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PROÈME[1].


T

Transportons-nous par la pensée en plein seizième siècle, en pleine renaissance grecque et latine; à cette époque d’enthousiasme, je dirais presque de fanatisme antique... Mais le fanatisme semble permis, quand la religion est si belle!

Nous sommes à Lyon. La voix multiple et confuse de la grande ville ne se fait plus entendre depuis longtemps, et minuit vibre seul aux tours imposantes de la vieille cathédrale Saint-Jean.

Remarquez-vous, au-dessus de ce quai sombre qui longe la Saône, une large et haute fenêtre, la seule qui soit encore éclairée à travers ses vitres en losange?

Que peut faire soupçonner, à l’intérieur, cette clarté mystérieuse?

Un fils malade sur qui veille en ce moment l’infatigable tendresse d’une mère? Un agonisant au chevet duquel une ou deux vieilles femmes, avec leurs voix pieuses et somnolentes, murmurent lentement les prières des morts? Ou bien, peut-être, un sombre alchimiste épiant, avec une anxiété fiévreuse, l’apparition de l’or au fond de son creuset?

Oui, justement, c’est un alchimiste; mais non pas de l’espèce vulgaire des souffleurs. C’est un de ceux qui peuvent dire avec Perse:

At me nocturnis juvat impallescere chartis[2].
«Oh! moi, j’aime à pâlir sur les feuillets nocturnes.»

Il n’a d’autre creuset qu’un robuste cerveau de penseur; et la science, l’auguste science, voilà tout l’or de ses rêves.

Pénétrons dans ce calme sanctuaire du travail. A peine entré, voici déjà qu’on respire comme un parfum studieux, comme une suave odeur de recueillement et de méditation. Jetons les yeux sur cet ameublement, d’une sévérité claustrale: d’abord, une table énorme, solidement appuyée sur de massifs pieds de chêne; au centre de cette table, à l’instar du feu sacré sur le trépied delphique, la vieille lampe des nuits dont la flamme ondule, fumeuse et noirâtre, et dont les reflets concentriques vont s’élargir et trembloter au plafond noirci. Cinq ou six chaises de bois, aux sculptures gothiques; des livres, partout des livres; quelques-uns ouverts çà et là sur la table, d’autres s’égarant pêle-mêle sur les siéges, ceux-là parsemant au hasard les carreaux; le plus grand nombre, enfin, garnissant les rayons d’une bibliothèque.

Comme partie saillante du tableau, figurez-vous maintenant un homme, assis devant la table et courbé, pour ne pas dire ployé de tout son corps sur une besogne absorbante. On pourrait le croire, de prime abord, non moins immobile que ses livres, non moins inerte que ses meubles, si le frôlement sec de sa plume, courant et criant sur le parchemin, si le mouvement brusque avec lequel, de temps en temps, il se rejette sur un in-folio pour le feuilleter, ne révélait bien vite un être vivant... un être vivant, dans le plus noble exercice de la vie, je veux dire dans le travail de la pensée.

Une calvitie précoce a dénudé presque toute la partie antérieure de son crâne[3]; son front vaste est labouré de rides; l’action, ou plutôt, si j’ose m’exprimer ainsi, l’ébullition silencieuse de l’intelligence, qui fait vivre l’âme en tuant le corps, voilà ce qui s’annonce en profonds stigmates sur cette austère et puissante figure. Ajoutez à cela, pour compléter la ressemblance, une pâleur bilieuse, une teinte de médaille romaine, que l’habitude des veilles a répandue sur ces traits fortement accentués; d’épais sourcils; un regard d’aigle, dont souvent l’étincelle s’allume au vol d’une pensée rapide; enfin, glissant parfois sur les lèvres, ce mince et caustique sourire que reproduira plus tard la bouche de Voltaire. Vous aurez alors un portrait à peu près fidèle de l’homme que je vais mettre en scène.

Cet homme a nom Estienne Dolet, d’Orléans, Stephanus Doletus Aurelius; et il appartient à l’immortelle phalange du SEIZIÈME SIÈCLE.

Ah! certes, je l’ai toujours aimé, ce siècle des géants!

Grands hommes, grandes choses; de l’énergie et du calme, de la science et de l’action, de la pensée et de la vie.

En d’autres termes, de l’encre à flots sur le papier; mais aussi, du sang à flots hors des veines, pour engraisser les sillons de l’avenir.

«Ma vie est un combat», disaient après Job, Voltaire et Beaumarchais. Dolet et ses compagnons d’armes auraient eu, cent fois plus encore, le droit de parler ainsi.

Véritablement, il n’y a rien de plus beau, dans l’histoire, que ces luttes héroïques de la plume et de l’épée, de l’âme et du bras, de la tête et du cœur, au service d’une conviction généreuse, et sous l’invincible drapeau du progrès. Lorsque Arouet, cet Attila du sarcasme, envahissait avec son armée d’encyclopédistes tout un Bas-Empire social et religieux, mille rencontres particulières atténuaient déjà la résistance et diminuaient le péril. Au pis aller, le téméraire en était quitte pour quelques mois de Bastille. Mais, du temps de notre Orléanais, c’était bien autre chose: il y allait de la corde ou du bûcher; l’homme se dressait presque seul contre tout son siècle. Duel magnifique!

Certes, s’il y a des époques où il fait bon vivre, il y en a d’autres, en revanche, où il fait beau mourir!

C’est à l’une de ces dernières qu’Estienne Dolet, l’imprimeur, eut le privilége de combattre, au nom de l’intelligence humaine, et la gloire de triompher par le martyre, sur le bûcher de la place Maubert.

Sublime époque, en effet! Cinquante ans à peine s’étaient écoulés, depuis qu’au Fiat lux de Guttemberg, la liberté, cette lumière des âmes, avait inondé les peuples d’une soudaine irradiation; et déjà, de toutes parts, le moyen âge était chassé par l’ère moderne, le chaos faisait place au monde!

Combat de la renaissance contre la routine, de la liberté contre la tradition, de l’idéalité du droit contre la brutalité du fait, voilà le seizième siècle. Il dure encore!

J’ai voulu l’exhumer du répertoire éternel, ce grand drame, dont la Providence développait alors les premières scènes; et j’ai choisi Dolet comme le héros de la pièce, parce qu’il est, selon moi, le type le plus vigoureux, la personnification la plus complète, et, pour ainsi dire, l’incarnation, le verbe de cette grande époque.

C’est le Christ de la pensée libre!

Qu’on ne s’attende point à trouver ici de l’histoire impartiale, autrement dit, impassible; une espèce de procès-verbal, sans parti pris et sans âme, où les faits s’alignent, froids et cadavéreux, comme une rangée de squelettes dans un caveau. Je ne suis pas un greffier: je suis un avocat, et Dolet est mon client.

Bien plus, je vais, dès à présent, l’avouer avec franchise: Dolet est mon homme, pour parler la bonne langue du peuple; j’épouse toutes ses haines, je m’enfièvre de toutes ses colères, je m’exalte de tous ses enthousiasmes. Enfin c’est mon ami, ce vieux mort... et je lui tends la main par dessus trois siècles.

A ceux qui consentiront à parcourir ces pages, plus d’une fois, sans doute, elles remettront en mémoire cet immortel passage des Provinciales, qu’ils doivent savoir par cœur aussi bien que moi:

«C’est une étrange et longue guerre, que celle où la violence essaie d’opprimer la vérité. Tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité, et ne servent qu’à la relever davantage. Toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour arrêter la violence, et ne font que l’irriter encore plus. Quand la force combat la force, la plus puissante détruit la moindre; quand on oppose les discours aux discours, ceux qui sont véritables et convaincants confondent et dissipent ceux qui n’ont que la vanité et le mensonge: mais la violence et la vérité ne peuvent rien l’une sur l’autre. Qu’on ne prétende pas de là, néanmoins, que les choses soient égales: car il y a cette extrême différence, que la violence n’a qu’un cours borné par l’ordre de Dieu, qui en conduit les effets à la gloire de la vérité qu’elle attaque; au lieu que la vérité subsiste éternellement, et triomphe enfin de ses ennemis, parce qu’elle est éternelle et puissante comme Dieu même[4]

Pascal a raison. Cette guerre de la force et de la justice, de l’erreur et de la vérité, ressemble, dans la genèse humanitaire, à l’antagonisme du bien et du mal, dans le système cosmologique des mages.

Elle est vieille comme le monde, opiniâtre comme la haine, terrible comme le désespoir; elle lasse parfois le bras du fort, elle angoisse le cœur du brave. Mais elle finira, tôt ou tard, par le triomphe d’Ormuzd sur Ahriman.

[1] Proœmium, προοίμιον, avant-route (πρὸ, avant; οἶμος, route.) Ce mot expressif, particulier au seizième siècle, et, comme tant d’autres, puisé par lui dans la source antique, m’a semblé parfaitement à sa place, au début de la pénible carrière que je me propose de parcourir. Préambule, préface, avant-propos, introduction, etc., n’auraient pas rendu mon idée avec la même justesse et la même énergie. C’est qu’en effet, avant de me mettre en route à la suite de mon héros, j’ai eu besoin de rassembler toutes mes forces et de me stimuler moi-même, en évoquant le spectre de la grande époque dont je vais retracer l’épisode littéraire le plus dramatique et le plus émouvant.

[2] Sat. V, v. 62.

[3] Voir plus loin, ch. VII, p. 113.

[4] Douzième Provinciale, dernier alinéa.

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ESTIENNE DOLET


CHAPITRE PREMIER.

Naissance de Dolet. — Ses premières années. — Son éducation.

L

Le plus énergique représentant de la renaissance intellectuelle en France, au seizième siècle, Estienne Dolet, l’imprimeur, l’humaniste, le cicéronien, naquit à Orléans en 1509, et peut-être le 3 août, suivant une hypothèse que je vais hasarder tout à l’heure. Par une étonnante coïncidence, nous le verrons mourir à Paris le même jour, trente-sept ans plus tard, sur la place Maubert.

Il n’existe aucun doute sur l’année précise de sa naissance: lui-même a pris soin de nous en instruire, dans une lettre-préface, datée du 22 avril 1536, qu’il adresse au célèbre helléniste Budé (Stephanus Doletus Gulielmo Budæo salutem), en tête du premier volume de ses Commentaires sur la langue latine. Dolet nous apprend, dès la première ligne, qu’il avait alors VINGT-SEPT ANS (ad septimum et vigesimum annum ætate jam provecta mea); et, plus loin, nous lisons qu’il en avait SEIZE, lorsque François Ier tomba au pouvoir des impériaux, à la bataille de Pavie, le 24 février 1525.

Quant au jour authentique où le héros de la pensée, en surgissant à l’existence, entra par cela même dans la douleur et la lutte, nul biographe, que je sache encore, n’a pris soin de relever une date si considérable. J’ai voulu, naturellement, combler cette lacune dans l’histoire d’une vie où tout intéresse, et, faute de mieux, voici ce que j’ai trouvé:

Le Laboureur, qui, dans ses Additions aux Mémoires de Castelnau[5], nous a conservé plusieurs poésies de l’époque relatives au supplice de Dolet, cite, entre autres, une pièce de vers latins de Théodore de Bèze, au bas de laquelle se lit la phrase suivante, probablement du même auteur: Stephanus Doletus, Aurelius, Gallus, die sancto Stephano sacro, et NATUS et Vulcano devotus, in Malbertina area, Lutetiæ, 3 augusti 1546. «Estienne Dolet, d’Orléans, né le jour de la fête de saint Estienne, livré au feu le même jour, à Paris, en place Maubert, le 3 août 1546.»

Ce témoignage formel d’un ami et d’un contemporain m’a paru suffisant pour déterminer, ainsi que je l’ai fait, et sans préjudice des renseignements ultérieurs qui pourront m’échoir, le jour sacré pour toute âme libre, pour tout zélateur du progrès et de la science, où notre Dolet fit son apparition dans la vie, et, plus tard, son apparition devant Dieu.

C’est lui-même, comme nous l’avons vu précédemment, qui nous fixe l’année de sa naissance, et par un soin pieux dont nous devons le remercier, c’est encore lui qui nous apprend le nom de sa ville natale. Dans une épître au cardinal de Tournon, qui se trouve au livre II, p. 61 de ses Carmina, publiés en 1538, et sortis de ses belles presses, voici comment il s’exprime:

.............Confestim allabimur alveo
Longe excurrentis Ligeris, quo vectus ad urbem,
Urbem illustrem olim, Genabum, incunabula vitæ
Prima meæ agnosco, patriasque deosculor aras.

«Incontinent, nous nous livrons au vaste courant de la Loire, qui m’entraîne vers une ville, une ville autrefois célèbre, Orléans. Berceau de mon enfance, je te reconnais et je couvre de baisers les autels de la patrie.»

Sa famille[6], honnête mais pauvre, comme presque toute la bourgeoisie de cette époque, ne put guère lui léguer d’autre patrimoine qu’un nom sans tache, un nom plébéien; et le silence obstiné qu’il garde sur ses parents ferait même croire, ou qu’il les perdit de bonne heure, ou qu’à un certain âge il en fut complètement abandonné. Voilà pourquoi, sans doute, nous le verrons achever presque toutes ses études aux frais de quelques hauts et puissants protecteurs, ou plutôt, s’il faut le dire, aux dépens de leur auguste charité.

Plus d’une fois, assurément, sa position demi-servile auprès de ces hautains Mécènes lui fit répéter la sombre exclamation de l’exilé florentin:

..........Come sa di sale
Lo pane altrui; e com’ è duro calle
Lo scender, e’l salir per l’altrui scale[7]!

«Qu’il est amer, le pain de l’étranger; et qu’il est dur à gravir et à descendre, l’escalier d’autrui!»

Une âme aussi fière, aussi réluctante à toute espèce de joug, devait, j’imagine, se plier difficilement à l’obséquieuse humblesse, à la basse reptilité que les patriciens de tous les temps semblent exiger, à titre de reconnaissance, des pauvres diables de la plèbe que leur main puissante a bien voulu tirer du néant social. Mais il y avait, dans le noble cœur de notre Estienne, une passion plus forte encore que la soif de l’indépendance personnelle: c’était l’amour de la science. Aussi, pendant les plus belles années de sa jeunesse, se résigna-t-il à l’acquérir à tout prix, cette science tant aimée... en d’autres termes, à l’arracher comme on arrache une aumône!

Quant au mutisme absolu de Dolet à l’endroit de sa famille, il a été largement suppléé par d’officieux généalogistes, qui ont imaginé pour notre héros une naissance des plus originales. A les entendre, il était fils naturel de François Ier. Bayle, qui mentionne ce petit conte de fées, en refusant d’y croire, bien entendu (Maittaire et le Duchat ont eu le bon sens de suivre cet exemple), Bayle, dis-je, cite en marge à ce propos le Patiniana, p. 22, édition de Paris. Les lecteurs curieux de semblables anecdotes, pourront encore trouver cette fable dans les Mémoires historiques, politiques et littéraires, d’Amelot de la Houssaye, t. II, p. 233. Au surplus, pour leur éviter la peine de la chercher jusque-là, voici les propres paroles de cet écrivain:

«On disoit en ce temps-là (et je connois des gens qui le disent encore) qu’il étoit fils naturel du roi François Ier et d’une Orléanoise nommée Cureau; et qu’il ne fut point reconnu, à cause du commerce que l’on dit au roi que cette demoiselle avoit eu avec un seigneur de la cour.»

Tout cela est charmant d’imagination, et ce serait une bonne fortune pour un romancier; mais ce n’est fondé, par malheur pour le biographe, sur aucune vraisemblance historique. D’abord, l’écrivain que je viens de citer suppose que François Ier était déjà roi lorsque Dolet naquit; première erreur, car Dolet naquit en 1509 et François Ier ne monta sur le trône qu’en 1515. Ensuite, l’auguste Valois, né en 1494, comme chacun sait, n’aurait eu, dans l’hypothèse qui nous occupe, que quinze ans lors de la naissance de Dolet, ce qui constitue une paternité bien précoce... même pour un prince. L’histoire s’est déjà montrée assez libérale envers François Ier, quand elle a cru devoir le gratifier du surnom de Père des lettres: il est inutile d’en faire encore le père des littérateurs.

Quoi qu’il en soit, après avoir puisé dans sa ville natale, jusqu’à l’âge de douze ans, les éléments d’une robuste éducation du seizième siècle, le jeune Orléanais vint à Paris[8], centre intellectuel, foyer de la pensée française, alors comme à présent.

C’était en l’an de grâce 1521. Tout d’abord l’enfant s’enthousiasma de Cicéron[9]; et ce docte fanatisme ne fit que s’accroître, plus tard, avec les progrès du laborieux étudiant. Bientôt, en effet, l’admiration fit place à l’amour, à un véritable amour... Dolet fut avare et jaloux; il eut tout l’égoïsme de la possession. Marcus Tullius devint son bien, son trésor, sa maîtresse; il l’enferma tout entier dans sa mémoire, il le réchauffa chaque jour dans son cœur. Grande et sainte passion que nous ne pouvons plus comprendre, nous autres beaux fils, enfants d’un siècle frivole, descendants bâtards de ces sublimes ouvriers de la science, dont toutes les journées de travail comptaient quatorze heures, et qui souvent, au bout de leur tâche, ne recevaient d’autre salaire que la persécution et la mort! Nous avons oublié, pour longtemps peut-être, que le bien dire a pour corollaires le bien penser, le bien vivre, le bien mourir!

En 1525, assidu disciple, notre Estienne suivait à Paris le cours d’éloquence latine de Nicolas Bérauld[10] et bientôt après, en 1526, il prenait son essor vers l’Italie, vers la terre sainte où se dirigent, dans un éternel pèlerinage, les poëtes et les savants, les artistes et les penseurs.

Qu’allait-il faire, dans ce pays classique du beau? Dolet, sans doute, n’était point étranger aux divines jouissances de l’art; et ce qui le prouve, c’est son goût pour la musique, dont je parlerai dans l’occasion[11]. Mais les chefs-d’œuvre plastiques des grands maîtres, bronzes, marbres ou toiles, n’étaient pas, il faut en convenir, ce qui l’attirait avec le plus de force. Non moins altéré que le cerf des psaumes, qui s’élance haletant vers l’eau fraîche des fontaines:

Quemadmodum desiderat cervus ad fontes aquarum, etc.[12],

l’avide étudiant courait vers l’Italie, comme à la source de l’antique savoir. Pour Dolet, avant d’être la patrie de Raphaël, l’Italie était la terre natale de Cicéron.

[5] Paris, 1659, in-fol., t. I, p. 356.

[6] «J’ignore, dit en note Née de la Rochelle, p. 2 de sa Vie de Dolet, quel degré de parenté il y avoit entre notre imprimeur et Matthieu Dolet, clerc ou plutôt commis du greffe criminel du parlement de Paris. Suivant le continuateur de Nicole Gilles, t. II de ses Annales, feuillet 128 verso (Paris, Oudin Petit, 1551, in-fol.), ce Matthieu Dolet avoit lu devant le peuple les lettres de grâce accordées par François Ier à Jean de Poitiers, chevalier, seigneur de Saint-Vallier, qui avoit été condamné à avoir la tête tranchée, le 17 février 1523, vieux style. Le 16 août 1603, un Léon Dolet, avocat, fut élu échevin de Paris. Voyez les Antiquités de Paris, par Malingre, 1640, in-fol., p. 690. Un Jacques Dolet, aussi avocat, posséda la même dignité, le 16 août 1623. Ibid., p. 692.»

[7] Dante, Paradiso, XVII, v. 58-60.

[8] Genabi duodecim annos liberaliter educatum exepit Parisiorum Lutetia, ubi primarum litterarum rudimenta posui.

«Au sortir d’Orléans, où j’avais reçu jusqu’à ma douzième année une éducation libérale, Paris m’accueillit dans son sein, et c’est là que je commençai mon initiation littéraire.»

(Orat. sec. in Thol., p. 105.)

Et ailleurs (Comment., t. I, col. 938):

Genabum, præclarum Galliæ oppidum, in quo et natus, et ad duodecimum annum adolescens educatus sum, Ligerim fluvium tangit.

«Orléans, célèbre ville de France, dans laquelle j’ai reçu le jour, et dans laquelle, enfant, j’ai poussé mon éducation jusqu’à ma douzième année, est baignée par les eaux de la Loire.»

[9] Tum artibus omnibus quibus ætas puerilis ad humanitatem informari solet, operam diligenter dedi, politioribusque disciplinis memetipsum quinquennio excolui, Ciceronis lectioni interim semper deditus.

«Ensuite, j’appliquai mon zèle à tous les exercices qui développent la pensée du jeune âge; pendant cinq ans, je cultivai mon intelligence par l’étude, et je m’adonnai dès lors assidûment à la lecture de Cicéron.»

(Orat. sec. in Thol., p. 105.)

[10] Nicolaus Beraldus, quo præceptore, annos natus sedecim, rhetorica Lutetiæ didici.

«Nicolas Bérauld, sous la direction duquel, à l’âge de seize ans, j’ai appris la rhétorique à Paris.»

(Comment. sur la langue lat., t. I, col. 1157.)

Nicolas Bérauld naquit à Orléans en 1473, et mourut en 1550. Comme on le voit, le maître survécut à l’élève. Bérauld fut aussi précepteur du cardinal Odet de Coligny, de l’amiral son frère, et de Châtillon. Erasme, dans plusieurs endroits de ses ouvrages, reconnaît, par de chaleureux éloges, l’hospitalité courtoise avec laquelle il fut accueilli de Bérauld, lorsqu’il passa en 1500 par Orléans, pour se rendre en Italie.

[11] V. plus loin, ch. IV.

[12] Psalm. XLI, v. 1.

Cul-de-lampe
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CHAPITRE II.

Son séjour en Italie. — Simon de Villeneuve. — Jean du Bellay-Langey. — Amours avec une Vénitienne. — Son talent comme poëte latin. — Opinion de Buchanan et de Scaliger à cet égard.

L

Le jeune humaniste s’arrêta trois ans à Padoue; pendant ces trois années il travailla, comme on travaillait alors, je veux dire en doublant les jours par les nuits. Bientôt ses progrès furent immenses, grâce à la direction savante de Simon de Villeneuve[13], avec lequel il contracta dès lors l’amitié la plus étroite. Il composa même, en l’honneur de ce maître chéri, plusieurs poésies latines, entre autres la pièce 33, qu’il lui adresse au IIe livre de ses Carmina, p. 89. Il eut la douleur de le perdre en 1530, et cette cruelle circonstance lui dicta encore trois pièces de vers, qui font partie du même recueil, p. 154 et suivantes. Je vais citer et traduire la première de ces pièces; elle prouvera que notre caustique savant avait du cœur au milieu de sa science, et c’est assez rare pour qu’on le remarque en passant:

O mihi quem probitas, quem vitæ candor amicum
Fecerat; o stabili fœdere juncte mihi;
O mihi quem dederat dulcis Fortuna sodalem,
O mihi crudeli morte perempte comes:
Jamne sopor te æternus habet, tenebræque profundæ,
Tecum ut nunc frustra carmine mœstus agam?
Quod nos cogit amor, surdo tibi forte canemus:
Sed nimii officii non pudet esse reum.
Chare, vale, quem plus oculis dileximus unum,
Et jubet, ut mage te semper amemus, amor.
Tranquillæ tibi sint noctes, somnusque quietus;
Perpetuoque sile, perpetuoque vale.
Et, si umbris quicquam est sensus, ne sperne rogantem:
Dilige, perpetuo cui quoque charus eris[14].

«O toi, qu’une vie toute de probité, toute de candeur, avait fait mon ami; toi qui m’étais lié d’une chaîne indissoluble, et que la Fortune, dans un de ses jours de clémence, m’avait donné pour frère; compagnon qu’une mort cruelle m’enlève, eh quoi! te voilà plongé dans une éternité de sommeil, dans un abîme de ténèbres! C’est donc en vain qu’à présent je te consacre mes tristes vers: ce chant de ma tendresse te trouvera sourd, peut-être; mais, dans un devoir, il n’y a pas de honte à pécher par excès. Adieu, cher!... toi que j’aimais uniquement, que j’aimais plus que mes yeux, et que cet amour m’ordonne d’aimer toujours davantage. Que tes nuits soient tranquilles, que ton sommeil soit calme; jouis d’un silence éternel, d’un éternel bonheur. Et, si les ombres conservent un peu de sentiment, ne méprise pas ma prière: aime qui, en retour, t’aimera sans fin.»

Ce touchant hommage ne suffisait point encore à la piété filiale de notre Estienne; il fit à son cher Villeneuve l’épitaphe suivante, qui fut, par ses soins, gravée sur une table de bronze. Je la transcris, dans sa teneur exacte, en l’accompagnant aussi d’une traduction:

SALVE . VIATOR.
ET . ANIMVM . HVC . PAVLVM . ADVERTE.
QVOD . MISERVM . MORTALES . DVCVNT.
FELICISSIMVM . CITO . MORI . PVTO . QVAMOBREM.
ET . MIHI . MORTVO . MORTEM . GRATVLARE.
ET . QVESTV . ABSTINE.
MORTE . ENIM . MORTALIS . ESSE . DESII.
VALE.
ET . MIHI . QVIESCENTI . BENE . PRECARE.

«Salut, voyageur, et détourne un peu ton attention sur cette tombe. Ce que vous autres mortels regardez comme un malheur, mourir jeune, je le regarde, moi, comme le bonheur suprême. Félicite-moi donc d’être mort, et abstiens-toi de me plaindre; car, par la mort, j’ai cessé d’être mortel. Adieu, et souhaite-moi un bon repos.»

On sent déjà dans ces quelques lignes, mornes et glaciales comme le bronze qu’elles couvraient, cet incurable dégoût du monde, cet amer mépris de la vie, cette sombre et froide aspiration vers le repos du néant, qui forme un des traits distinctifs du caractère de ce malheureux Dolet, et dont nous retrouverons plus d’une fois l’expression navrante dans ses poésies latines et dans son Second Enfer.

Comme on le voit, la mort de Villeneuve l’affecta profondément... Ah! c’est que l’absence éternelle du seul être que l’on aimât au monde laisse autour du cœur un vide bien affreux!... L’aspect, sans cesse présent, des lieux mêmes où l’on a vécu deux dans un, où l’on a senti, pensé, travaillé ensemble, fait de la douleur une plaie toujours vive, toujours saignante.

Ne pouvant plus vivre d’une vie semblable, Dolet songea sérieusement à quitter Padoue et l’Italie, pour rentrer en France. Mais, cédant aux amicales instances de Jean du Bellay-Langey[15], alors chargé d’une mission politique à Venise, il consentit à rester dans cette dernière ville en qualité de secrétaire de l’ambassadeur. Là, pendant toute une année, l’infatigable travailleur suivit les leçons de Battista Egnazio[16], qui expliquait à ses nombreux auditeurs le de Officiis, de Cicéron, et le fameux poëme de Lucrèce de Rerum natura.

Il prit aussi, vers la même époque, des leçons d’un autre genre, et, puisqu’il faut l’avouer, d’une nature très-peu cicéronienne.

«Un jour, dit Athanase Christopoulo[17], l’Anacréon de la Grèce moderne, un jour qu’à la sortie de l’école, je retournais au logis vers l’heure du dîner, mon livre à la main et d’un pas fort lent, je rencontre Amour qui me dit:—Quelle espèce de leçon étudies-tu?—Maître, j’étudie l’art poétique; je l’étudie avec beaucoup de peine, voilà trois ans entiers, et je ne sais pas encore former un seul hémistiche.—Hé, mon cher! c’est la faute de ton maître, qui ne suit pas la vraie méthode. Viens avec moi, et je t’enseignerai tous les secrets de l’art en moins d’un instant. Toutefois, avant de commencer mes leçons, j’exige de ta part une récompense: laisse-moi prendre un doux baiser sur tes lèvres, afin que nous devenions bons amis.—Voici ma bouche, ô mon maître! baise-la autant que tu voudras. Aussitôt il me saisit, prend le salaire convenu, couvre ma bouche de baisers... et je deviens son poëte.»

Même chose advint à notre Estienne. Il fit rencontre du malin dieu d’amour, au sortir d’une des plus graves leçons d’Egnazio. En d’autres termes, au beau milieu de ses labeurs d’humaniste, il sut trouver le temps de s’enamourer d’une jeune Vénitienne, qui portait le doux et traître nom d’Eléna[18], et qui inspira plus d’une fois la verve latine du jeune savant.

A la mort de cette maîtresse adorée, notre homme se consola comme tous les poëtes... par des vers. Il consacra, en effet, à la giovinetta trois pièces qui forment la 40e, la 41e et la 42e du Ier livre de ses poésies latines.

«O ma muse, s’écrie-t-il dans la première, celle qui naguère t’encourageait avec tant de grâce à la douce élégie amoureuse, lorsque je sentais mon pauvre cœur se fondre tout entier au feu pénétrant de Vénus; cette belle Eléna, mes délices, mes amours... eh bien! devenue la proie du sombre Averne, elle maudit désormais l’impudique élégie qui retrace, dans ses brûlantes peintures, les jeux folâtres des amants; elle m’en demande une autre, plus décente, et dont les yeux soient baignés de larmes...»

La dernière pièce est une épitaphe, que l’abbé Goujet a trouvée très-profane, et qui n’est, selon moi, que bizarre, prétentieuse et dénuée, par malheur, de tout sentiment vrai. Au surplus, je vais mettre le lecteur à même d’en juger:

Quid mirare meum tumulum turgere, viator,
Ac ita me sola posse tumere negas?
Hoc mirare magis: tumulus quam condit et arctat.
Post mortis vulnus, duplicis esse animæ.
Persolvi, fateor, naturæ, et vulnere mortis
Occubui: constat quemque perire semel.
Sed nec mirandum est tumulum turgescere, nec me,
Post mortis vulnus, duplicis esse animæ.
Nam me sollicitus qui totam ardebat amator,
Pars animæ nostræ, vita vel ipse mea;
Hic mecum certe est, et, quam mihi tollere dira
Mors animam cupiit, continet ipse sua:
Nec tantum retinet, luci sed reddere primæ
Vult, et in amplexus me relevare suos.
Id dum conatur, tumulus turgescit ab imo,
Ac, ut spectare est, plus satis inde tumet[19].

«Pourquoi t’étonner, passant, de voir s’enfler ma tombe? Seule, dis-tu, je ne puis produire ce résultat? Voici de quoi t’émerveiller davantage: celle qu’enferme ce tombeau, même après la blessure que la mort lui a faite, a doublé son âme. J’ai payé, je l’avoue, mon tribut à la nature, et j’ai succombé sous l’atteinte du trépas: il est constant que chacun doit périr un jour ou l’autre. Mais il ne faut pas t’étonner que mon sépulcre s’enfle, et qu’après la blessure de la mort, j’aie deux âmes au lieu d’une. Car l’amant qui brûlait pour moi, cette part de mon âme, ma vie, pour mieux dire... eh bien! il est là, confondu avec moi. Cette âme que l’affreuse mort a voulu me ravir, il la recueille dans la sienne. Et non-seulement il la conserve, mais il veut la rendre à sa primitive lumière; il veut, enfin, me relever de la tombe et me rouvrir ses bras. A ce noble effort, mon tombeau surgit d’orgueil, et, comme tu le vois, s’enfle d’une manière surnaturelle.»

Je ne découvre qu’une chose à retenir dans toute cette prosopopée tumulaire: Hic mecum certe est! «Il est là, confondu avec moi!» Ce trait me rappelle les vers de Ronsard:

En sa tombe repose honneur et courtoisie,
Et la jeune beauté qu’en l’âme je sentois,
Et le flambeau d’Amour, ses traicts et son carquois,
Et ensemble mon cœur, mes pensers et ma vie[20]!

Ou ceux de Millevoye:

Ici dort une amante à son amant ravie:
Le ciel vers lui la rappela.
Grâces, vertus, jeunesse, et mon cœur, et ma vie...
Tout est là[21]!

Il n’est guère possible, en l’absence de tout renseignement positif, de se représenter au juste, caractère et figure, cette mystérieuse ondine de l’Adriatique. Je puis seulement, pour contenter un peu la curiosité de mes lecteurs, mettre sous leurs yeux certaine peinture catullienne que notre Estienne adresse à son ami Vulteius[22], au sujet de la maîtresse qu’il lui faudrait. Une induction assez naturelle nous permettra peut-être d’en conclure que la jeune Vénitienne remplissait les conditions exigées. Écoutons parler cet original de Dolet:

Amicam volo non nimis decoram,
Ne vultu moveat procos salaces;
Eamdem volo sat tamen decoram,
Ne me a se arceat, et fuget coactum
Deformi nimium et nigrante vultu.
Eamdem volo comitate plenam,
Facundam, improbulam in toro: at modestam
Torum extra. Sit et illa tota facta
Ad meum ingenium: quod ipse nolim,
Nolit; sed velit id, velim quod ipse.
Talem, blanda Venus, volo, da amicam[23].

«Une maîtresse?... oui... j’en veux une: mais pas trop belle, de peur que sa beauté ne remue la lubricité des galants. Pourtant, je la veux assez belle, pour que son aspect hideux, son visage noir et difforme, ne me fassent pas fuir à tous les diables. Je la veux, en outre, pleine d’amabilité, charmante dans la conversation, folâtre dans le tête-à-tête, réservée hors de là. Qu’elle soit faite au moule de mon caractère; qu’elle veuille ce que je voudrai, et ne veuille pas ce que je ne voudrai pas non plus. Douce Vénus, accorde-moi une maîtresse dans ce genre-là, et je serai content.»

Maître Estienne n’était pas dégoûté, comme on voit. Au surplus, tout cela nous prouve que, payant tribut à jeunesse, il trempa d’abord ses lèvres dans la coupe de Circé, pour parler le style de son temps. Mais son âme était trop altérée d’infini, pour étancher sa soif à cette source impure; et puis, il avait un coup d’œil trop perçant, pour ne pas découvrir bientôt la lie au fond du vase. Pareil à l’Hercule antique, il se trouva placé, un beau jour, entre la double sollicitation de la volupté et de la vertu[24], de Vénus l’enchanteresse et de Minerve la sainte. Il prit le parti des héros, il se décida pour Minerve. Dès lors, il ne rechercha plus d’autres faveurs que celles de la science, cette austère maîtresse, toujours belle, toujours jeune, toujours fidèle. Il exprime lui-même, avec son énergie coutumière, la ferveur de sa conversion, dans une boutade originale dont le titre est ainsi conçu: Venerem a se aufugere jubet, ce qui veut dire en français familier: Il envoie promener Vénus. La pièce est vraiment trop curieuse pour ne pas être citée in extenso, texte et traduction:

Frustra, Venus, mihi jecur tentas novo
Igne: ad tuas obdurui
Flammas; nihil tecum mihi isto tempore
Commune certe est. Impetus
Cæcæ juventæ dum ferebat, et calor
Ætatis effrenæ, tuis
Plus forte, quam castum decebat, parui
Jussis; fuit gratum improbo
Amore vinci. At alter ignis jam occupat,
Diu nimis qui canduit
Incendio tuo; alter ignis me occupat,
Ignis pudicæ Palladis,
Sanctusque litterarum amor, decens amor;
Mihi furit, furit mihi
Ille in medullis Palladis decens amor.
Quem nec pharetratus puer,
Nec tu dolis ullis repelles, ut locum
Spurcis relinquat lusibus.
Abi in malam crucem, dea impudica; abi,
Mortalium pestis fera.
Quod nunc nisi actutum uspiam te conferas,
Ac desinas lacessere,
Erit tibi res cum cruento Gorgonis
Vultu, quem habet tectum ægide
Pallas. Quid? an vim numinis tanti feres,
Imbellis et mollis dea[25]?

«A quoi bon, Vénus, attaquer mon cœur par un nouveau feu? Je me suis endurci contre tes flammes. Certes! je n’ai plus rien, à présent, de commun avec toi. Tant que m’emportaient la fougue d’une aveugle jeunesse et la chaleur d’un âge sans frein, j’ai peut-être, plus qu’il ne convenait à la chasteté, servi sous ton empire: il m’était doux d’être vaincu par ce coquin d’Amour. Mais aujourd’hui je sens qu’un autre feu me maîtrise, moi qu’embrasa trop longtemps ton incendie; un autre feu me maîtrise, le feu sacré de la pudique Pallas. Ni ton enfant porte-carquois, ni toi-même par aucune ruse, rien ne pourrait le chasser de mon âme, lui faire céder la place aux sales polissonneries. Va te faire pendre, déesse impudique; va, cruelle peste des mortels. Si tu ne décampes sur l’heure, pour t’en aller au diable; si tu ne cesses de me harceler, tu auras affaire au sanglant visage de la Gorgone, que tient caché sous son égide... qui?... Pallas!... Eh bien! tiendrais-tu jamais tête à si grande divinité, toi, lâche et flasque déesse?»

O mon noble Estienne! tu avais raison, tu avais cent fois raison dans ta généreuse colère. Ames artistes, mâles natures, qui, comme lui, voulez vivre de la grande vie de l’intelligence, répétez, répétez sans cesse un pareil anathème. Oui! répétez sans cesse, avec le géant scientifique du seizième siècle:

Arrière la volupté terrestre et ses amorces fallacieuses! Arrière l’amour terrestre et ses spasmes énervants, et ses furieux désirs, toujours inassouvis! Arrière tout ce désespoir, arrière tout ce néant! Abi in malam crucem, dea impudica!

Sur ce globe de boue, dans ce monde de misères et de déceptions,—soyez-en tous bien convaincus, jeunes hommes qui pouvez me lire,—il n’y a qu’une passion qui soit digne des grands cœurs: c’est le culte de la pensée, la religion de l’étude, l’amour saint du travail!

Poursuivants aveugles de l’introuvable moitié de votre âme, il n’y a qu’une maîtresse, ici-bas, qui ne trahisse jamais ses adorateurs: c’est la science!

Amour de la science! amour sublime et divin! tu es le seul, et je dis vrai, qui s’accroisse avec le temps; le seul qui, dans l’objet aimé, fasse découvrir tous les jours des perfections nouvelles; le seul enfin, sur la terre, où l’on n’arrive jamais au bout de la jouissance et de l’illusion[26]!

On trouvera peut-être, à ce propos, que je mets beaucoup trop de chaleur dans mon style d’historien. Une simple page de biographie, me diront certains lecteurs, ne doit pas s’écrire absolument sur le ton d’un dithyrambe. Je le sais. Mais j’ai le malheureux défaut de penser avec le cœur, plus souvent encore qu’avec la tête. Après tout, on ne peut exiger de moi qu’une chose, amplement suffisante à elle seule, pour donner sa raison d’être au présent travail: je veux dire, l’exactitude la plus scrupuleuse dans le narré des faits. Cette chose-là, je puis la garantir d’avance, autant que dix années d’études sur Dolet me donnent le droit de parler ainsi. Quant au reste, appréciation plus ou moins calme des événements que je raconte, sympathie plus ou moins vive pour mon héros, tout cela me regarde... d’autant plus qu’il sera toujours facile de n’en prendre que ce qu’on voudra.

Les pièces de vers que j’ai citées plus haut ont, à mes yeux du moins, une franchise d’allure, un primesaut d’expression, en un mot, une originalité bien rare parmi les poëtes latins modernes. Il me semble qu’elles peignent leur homme des pieds à la tête; on y retrouve Dolet tout entier; c’est bien là son caractère âpre, brusque et hardi. Malgré cela, le croirait-on? son talent poétique a été complétement nié par quelques écrivains, entre autres Buchanan et les deux Scaliger, Jules-César surtout. Pour commencer par Buchanan, il a décoché, ou plutôt asséné à notre Estienne les deux épigrammes suivantes... qui ressemblent à des épigrammes, comme des massues ressemblent à des flèches. Voici la première:

Carmina quod sensu careant, mirere, Doleti?
Quando qui scripsit carmina, mente caret.

«Pourquoi s’étonner que les vers de Dolet manquent de sens? L’auteur en avait-il?»

Et voici la seconde, d’un genre aussi fort:

Verba Doletus habet (quis nescit?) splendida: verum
Splendida nil præter verba Doletus habet.

«Dolet, personne ne l’ignore, a des mots splendides: mais... c’est tout.»

Comme c’est méchant!

Au surplus, je dois laisser au lecteur à décider, d’après les vers latins de Dolet que j’ai déjà transcrits, et d’après ceux que je transcrirai encore toutes les fois que l’occasion s’en présentera, si réellement il a manqué de sens, lui aussi bien que sa muse, et si vraiment il n’avait pour tout bagage que des mots splendides. Passons au terrible autocrate de l’empire littéraire, Scaliger Ier, dit Jules-César! Si nous voulons bien l’en croire sur parole, Dolet a faussé, corrompu, vicié l’iambe latin (Doletus iambos vitiavit). Aussi, déchaîne-t-il à ses trousses l’iambe lui même, l’iambe personnifié. Gare à toi, pauvre poëte!

Age, age, age, Iambe, Iambe, tete suscita:
Pete, cæde, rape, trahe, contrucida, dissipa.
Adsum, minaci luridum metum manu,
Et angue cinctam flammeo linguam gerens.
Sic me Doletum vividum, et sævum, et trucem,
Elanguidum fecisse? nec micam salis
Tuæ indidisse inconditæ farragini?
Ille exsul abs te factus, et tuis procul
Ineptiis asello ineptioribus,
Redeo tibi hostis acer, edicens: Canis,
Ne me lacessas. Namque de nugis tuis
Quod sentiant emunctiores judices,
Quibus acre acetum tersit anfractum aurium,
Audire par est. Ii furentem insaniam,
Atrum sine igne ac luce te fumum vocant,
Et corticem medullæ inanis putridum.
At te catelli, barde, mirantur tui,
Linguntque purulenta carcinomata,
Lactuca labias ut habeat pares sibi.

«Allons, allons, allons, Iambe, Iambe, réveille-toi: attaque, frappe, saisis, entraîne, tue, anéantis. Me voici! d’une main menaçante, je porte avec moi la crainte livide, et un serpent de feu s’entortille autour de ma langue. Moi si vif, si fougueux, si farouche, est-il possible, Dolet, que tu m’aies énervé à ce point-là! Quoi! tu n’as pas même fourré un grain de sel dans ton incroyable salmigondis! Je m’étais exilé loin de toi, loin de tes inepties plus ineptes que toute la bêtise de l’âne; mais je te reviens, ennemi plus acharné que jamais, et je te dis: Chien, laisse-moi tranquille! Car veux-tu savoir ce que pensent de tes balivernes les juges dont le goût est le plus fin, dont l’oreille est la plus délicate? Écoute... Folie furieuse, fumée noire sans feu ni lumière, voilà comment ils t’appellent; ils te nomment encore écorce pourrie vide de moelle. Dogue stupide! tu n’as pour admirateurs que les roquets de ta suite; ceux-là viennent lécher tes abcès purulents, en vertu du principe: Qui se ressemble s’assemble.»

Que l’on prononce entre Scaliger et Dolet[27]: c’est tout ce que je puis dire, car il me répugnerait de discuter sérieusement une critique formulée en termes semblables. Ce ne sera pas la dernière fois, du reste, que nous aurons à surprendre le gracieux Aristarque en flagrant délit de mensonge, d’injustice et d’animosité brutale.

[13] Simon Villanovanus latini sermonis puritatem, atque artem rhetoricam Doletum docuit.

«Simon de Villeneuve a enseigné à Dolet la pureté du style latin et l’art de la rhétorique.»

(Comment., t. I, col. 1178.)

[14] Carm., IV, 2.

[15] Et non Jean de Langeac, comme l’ont dit presque tous les biographes de Dolet, à l’exception du moins inexact, Née de la Rochelle. Voici la source de cette erreur:

Dolet nomme généralement ce personnage Langiacus, ou même Langiachus. Mais il est impossible que le Joannes Langiacus, dont il fut secrétaire à Venise, ne soit pas le Joannes Langiachus, episcopus Lemovicensis, dont il a raconté l’ambassade à la suite de son traité de Officio legati, 1541, in-4o. Le prétendu Jean de Langeac ne pouvait donc être évêque de Limoges en 1541, puisque alors Jean du Bellay en occupait le siége. Aussi, tout ce que Dolet adresse à Joanni Langiaco, doit-il s’entendre de Jean du Bellay-Langey, que l’historien de Thou appelle Joannes Bellaius Langæus.

Jean du Bellay, né en 1492, mort à Rome le 16 février 1560, «estoit, dit Brantôme, un des plus sçavans, éloquens, sages et advisés de son temps; un des plus grands personnages en tout, et de lettres et d’armes, qui fust». Il fut successivement évêque de Bayonne, de Paris, de Limoges, archevêque de Bordeaux, enfin, évêque du Mans. On parla même un instant de l’asseoir sur le trône pontifical, après la mort de Marcel II. Il était cardinal depuis 1535. C’est Jean du Bellay qui, joignant ses efforts à ceux du célèbre helléniste Budé, parvint à obtenir de François Ier la création du collège de France. Rabelais fit quelque temps partie de sa maison, en qualité de médecin.

[16] Baptistam Egnatium, quem Officia Ciceronis et Lucretium interpretantem Venetiis juvenis audivi.

«Battista Egnazio, dont je fus l’auditeur à Venise, dans ma jeunesse, à l’époque où il expliquait Lucrèce et le traité de Cicéron sur les Devoirs

(Comment., t. I, col. 1156.)

Egnazio, en latin Egnatius, dont le véritable nom était Giovanni-Battista Cipelli, naquit à Venise vers 1478, et mourut dans la même ville le 4 juillet 1553. Ses leçons attiraient une foule d’auditeurs de tous les pays; on en comptait chaque jour jusqu’à cinq cents et davantage.

[17] Athanase Christopoulo Caminaris naquit, dans le siècle dernier, à Castorie, en Macédoine, ou, suivant d’autres, à Janina, en Epire. Il prit Anacréon pour modèle, sans toutefois le copier servilement. Ses poésies ont obtenu un succès national.

[18] Il l’appelle en latin Helena; mais, comme traducteur, j’ai préféré suivre l’orthographe italienne.

[19] Carm., I, 42.

[20] Amours de Marie.

[21] Œuvres de Millevoye, Paris, Furne, 1833, 2 vol. in-8o (t. I, p. 188).

[22] Jean Voulté, dit Vulteius, poëte latin et professeur à Toulouse, naquit à Reims vers le commencement du seizième siècle. Il mourut le 30 décembre 1542, tué par un homme qui avait perdu un procès contre lui. Ce misérable, pour se venger, le fit tomber dans un guet-apens, et lui porta un coup mortel dans la mamelle gauche. Vulteius avait pris pour modèle Jean Second, auquel il est resté bien inférieur. J’aurai souvent à parler de lui dans le courant de mon travail.

[23] Carm., I, 19.

[24] Voir, dans les Mémoires de Socrate, par Xénophon, le fameux apologue de Prodicus.

[25] Carm., II, 56.

[26] Écoutez encore, à cet égard, la grave parole d’un maître, de celui que Chateaubriand a surnommé l’Homère de l’histoire:

«L’étude sérieuse et calme n’est-elle pas là?... Avec elle on traverse les mauvais jours sans en sentir le poids, on se fait à soi-même sa destinée, on use noblement sa vie. Voilà ce que j’ai fait et ce que je ferais encore, si j’avais à recommencer ma route; je prendrais celle qui m’a conduit où je suis. Aveugle et souffrant sans espoir et presque sans relâche, je puis rendre ce témoignage, qui de ma part ne sera pas suspect: il y a au monde quelque chose qui vaut mieux que les jouissances matérielles, mieux que la fortune, mieux que la santé elle-même, c’est le dévouement à la science.»

(Augustin Thierry, Dix Ans d’études historiques, préface.)

[27] Ses vers latins, suivant la remarque de Bayle, ont paru dignes à Gruter d’être insérés dans les Délices des poëtes français; et, ajoute ce judicieux critique, «s’ils ne sont pas excellents, ils sont encore moins dans le degré d’imperfection où Jules-César Scaliger les représente».

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CHAPITRE III.

Retour en France. — Dolet à Toulouse. — Son premier emprisonnement et son expulsion.

D

De retour en France avec du Bellay, vers 1530, Dolet poursuivit avec un redoublement d’activité ses chères études cicéroniennes. Déjà nous le voyons recueillir les matériaux qui l’aidèrent depuis à rédiger ses deux immenses volumes de Commentaires sur la langue latine, prodige effrayant de patience et d’érudition.

Absorbé dans cet énorme travail, il avait fini par oublier totalement le soin de son avenir. Ses amis, plus positifs, y songèrent à sa place. Langey, le premier, lui conseilla l’étude du droit, comme un moyen plus direct et moins chanceux que la littérature, d’arriver à une position dans le monde. Humblement docile à des conseils qui lui paraissaient dictés par la sagesse, et ne pouvant prévoir ce qui l’attendait pour les avoir suivis, le pauvre Dolet s’arracha, en soupirant, à ses bienheureux tête-à-tête avec l’antiquité latine, et se rendit à Toulouse, dans le courant de l’année 1531. Le prélat, son protecteur, lui fournit tous les secours pécuniaires dont il pouvait avoir besoin dans cette nouvelle phase de son existence[28].

Toulouse possédait, à cette époque, une école de droit d’une célébrité littéralement européenne. On y voyait affluer, comme à une métropole de lumières, des étudiants de toute langue et de toute patrie. Le concours d’une multitude aussi peu homogène avait nécessité l’établissement d’un certain nombre de sociétés, que composaient respectivement ceux d’une même nation[29]. Les Français et les Aquitains s’étaient organisés d’abord de cette manière; les Espagnols, et successivement tous les autres étrangers, ne tardèrent pas à suivre cet exemple. Une fois ces différentes associations constituées, chacune d’elles s’était choisi un jour pour fêter le saint qui lui servait de patron. De plus, toutes avaient leur chef: à lui seul était dévolu le droit de convocation; il était chargé de défendre, en toute occurrence, les intérêts et les priviléges de ses compatriotes; en un mot, il était leur conseil vivant, leur tribun du peuple, leur défenseur toujours sur la brèche. Par une réminiscence entièrement romaine, les assemblées se faisaient par centuries; et des questeurs, nommés à la pluralité des voix, exigeaient des membres de chaque centurie la cotisation à laquelle ils s’étaient engagés. Le jour de la fête du saint patron, un orateur, élu dans le sein de la société, prononçait un discours, dans lequel il célébrait la mémoire des sociétaires que la mort avait fait disparaître dans le courant de l’année. C’était encore un souvenir de l’âge antique. Songeant à payer un tribut de gloire à leurs compagnons d’armes, aux jeunes braves qu’ils avaient vus succomber à leurs côtés ou à leur tête, sur le champ de bataille de la science, ces héroïques écoliers s’étaient rappelé, sans doute, le discours de Périclès en l’honneur des Athéniens morts pendant la guerre du Péloponnèse.

Ah! je le déclare sans crainte, lorsqu’à la solennelle revue un de ces conscrits de la pensée faisait défaut à l’appel, l’orateur chargé de l’éloge funèbre aurait pu répondre à sa place, comme plus tard on répondait au nom de la Tour d’Auvergne: «Mort au champ d’honneur!»

De telles réunions, comme on le pense bien, éveillèrent vivement l’attention soupçonneuse du pouvoir. Aussi, le parlement de Toulouse saisit-il, avec un empressement inflexible, l’occasion de quelques légers désordres dont les étudiants s’étaient rendus coupables, pour proscrire en masse leurs associations.

Je vous laisse imaginer si, à cette nouvelle inattendue, l’irritation fut grande parmi toutes ces jeunes têtes! Les Français, surtout, se signalèrent par leurs énergiques protestations, par leur véhémence oppositionnelle. Au mépris des sévères injonctions du parlement, ils continuèrent, comme par le passé, l’observance exacte de leurs statuts.

Sur ces entrefaites, notre Estienne arrivait à Toulouse. Sa réputation naissante, la vigueur déjà connue de son caractère, le firent accueillir avec enthousiasme par ses bouillants compatriotes. Presque aussitôt, il fut élu d’une voix unanime orateur de la nation de France: distinction aussi honorable que périlleuse! Impatient de la justifier de prime abord et d’une manière éclatante, il prononça publiquement, le 9 octobre 1532, un discours dont la hardiesse ne tarda pas à lui devenir fatale. Dans cette verte harangue, le jeune et intrépide orateur exaltait les Français avec un patriotisme dithyrambique; tandis qu’en sens contraire, il accusait Toulouse de barbarie, et frondait avec emportement l’acte arbitraire du parlement de cette ville.

«A moins de vivre exilé à l’autre bout du monde, s’écriait-il dans son audacieuse catilinaire, personne n’ignore quelle affluence de jeunes gens et d’hommes de tout âge l’étude du droit attire à Toulouse, des pays les plus divers et les plus éloignés. Et puisque, arrachés des bras qui leur sont chers, ils se trouvent en présence de visages étrangers, puisqu’ils ont quitté le toit natal pour des demeures inconnues, et la société des humains pour celle des barbares (au fait, pourquoi hésiterais-je à les stigmatiser du nom de barbares, ceux qui préfèrent la sauvagerie primitive à la libre pensée qui crée l’homme?); enfin, puisqu’ils ont émigré d’amis à ennemis, le consentement unanime des dieux immortels et des hommes n’approuve-t-il pas que l’amour de la patrie, que cette tendresse réciproque qui date du berceau, s’établisse entre eux de Français à Français, d’Italien à Italien, d’Espagnol à Espagnol? N’ont-ils pas le droit, au nom de cet amour éternel, de s’unir, de s’embrasser, de ne former respectivement qu’un seul corps? Non!... Car là-dessus le parlement s’inquiète, Toulouse tout entière est en ébullition. De là viennent ces tragédies dont nous sommes les héros, de là ces décrets officiels qui nous poursuivent, de là ces sentences prétoriennes qui nous accablent. Et quel est notre crime, après tout? Notre crime, c’est de nous unir, de vivre ensemble comme bons compagnons, de nous secourir mutuellement comme frères. Dieux immortels! dans quel pays sommes-nous? Chez quelles gens vivons-nous? La grossièreté des Scythes, la monstrueuse barbarie des Gètes, ont-elles fait irruption dans cette ville, pour que les pestes humaines qui l’habitent, haïssent, persécutent et proscrivent ainsi la sainte pensée[30]

Ce devait être un curieux spectacle que de voir le fougueux humaniste s’agiter sur son estrade, au milieu d’une assemblée silencieuse et stupéfaite; que de l’entendre dérouler, en périodes cicéroniennes, en phrases d’une sonorité toute latine, son acerbe et nerveuse invective. Un témoin oculaire, Simon Finet (Finetius), ami intime de Dolet, nous rendra en quelques mots l’effet inouï que dut produire une pareille scène:

«Comme orateur, écrit-il à Cottereau[31], leur ami commun, notre Estienne est hors de pair. Son débit fait succéder tour à tour la douceur et la gravité; geste éloquent, physionomie expressive, organe d’une souplesse variée comme le sujet, il a tout pour lui. A quoi bon insister là-dessus? Vous l’avez entendu vous-même, tonnant du haut de sa tribune; et vous savez aussi bien que moi quel silence d’admiration planait alors sur tout l’auditoire![32]»

Redoublant d’énergie et de colère, à mesure qu’il avançait dans son discours, s’enivrant pour ainsi dire de ses propres paroles, et comme fouetté sans cesse par le bruit des applaudissements, Dolet continuait en ces termes:

«Ne reconnaissez-vous pas, à cette marque, la grossièreté manifeste, la méchanceté scandaleuse de ces gens-là? Ce foyer de mutuel amour que la nature avive sans cesse dans nos cœurs, ils ont voulu l’éteindre; cette fraternité que les dieux mêmes nous inspirent, ils ont voulu l’étouffer; ce droit de libre réunion que toutes les sympathies nous accordent, ils ont voulu l’anéantir! S’il faut proscrire impitoyablement toute association d’étrangers, pourquoi donc, en vertu d’un arbitraire et d’une tyrannie semblables, ces mêmes associations ne sont-elles point prohibées à Rome et à Venise? Bien au contraire, à Venise comme à Rome, Français, Allemands, Anglais, Espagnols, Dalmates et Tartares, ceux mêmes dont la croyance est diamétralement opposée à la nôtre, Turcs, Juifs, Arabes ou Mores, enfin les représentants de toutes les races du monde, conservent intactes leurs lois et leurs franchises nationales, et se réunissent librement et sans blâme. Malgré la divergence radicale des opinions religieuses, les nations que nous appelons barbares observent envers nous le même droit des gens: les Turcs[33], notamment, laissent les chrétiens s’assembler entre eux sans la moindre opposition; ils ne font violence à personne; ils souffrent que les étrangers s’organisent à part, et leur permettent de se régir eux-mêmes d’après une législation spéciale. Il n’en est pas ainsi des magistrats toulousains: nous pratiquons avec eux la même religion; nous vivons soumis au même gouvernement; nous parlons à peu près la même langue[34]. Eh bien! toutes ces considérations ne les empêchent pas de nous traiter en étrangers, que dis-je? en ennemis! et de nous interdire, contre toute justice divine et humaine, le privilége de l’association, le bonheur de l’amitié. Qui ne verrait dans de semblables actes des hallucinations de gens ivres plutôt que de sobres décisions, des accès de folie furieuse plutôt que des oracles de sagesse? Qu’ils nous produisent donc, ces superbes autocrates qui s’arrogent une autorité absolue dans l’empire du droit, soit une loi des Douze Tables, soit un article des coutumes provinciales, soit un sénatus-consulte emprunté aux cinquante livres des Pandectes ou au volumineux recueil de Justinien, soit un plébiscite, soit un décret prétorien, soit un rescrit de jurisconsulte, soit enfin un édit royal, qui jamais ait prohibé une amicale et honorable corporation[35]

En s’exprimant de la sorte, l’étudiant orléanais apportait le premier fagot à l’horrible bûcher qui devait le dévorer plus tard. Il y eut contre l’audacieux un déchaînement terrible de la part des amours-propres de province qu’il avait si rudement froissés. Toutes ces laves méridionales débordèrent. Un certain Pierre Pinache (Petrus Pinachius)[36], orateur de la nation d’Aquitaine, se leva lorsque Dolet eut fini de parler, et riposta par un discours aussi violent pour le moins que celui de notre humaniste.

Il défendit, avec cette pieuse fureur dont l’apologiste du bourreau, Joseph de Maistre, a donné tout à la fois la définition et l’exemple, avec cette rage sainte qui n’a pas de nom, l’honneur attaqué des magistrats et des citoyens de Toulouse, et s’efforça de justifier le sénat auguste dont l’irrévérent Estienne avait tenté d’infirmer l’arrêt.

Dolet répliqua, cela va sans dire; il prit corps à corps ce malencontreux Pinache; il le tordit, il le terrassa sous son ironie implacable.

«Tu m’as posé, lui répondait-il entre autres choses, cette question vraiment triomphante: Qui donc s’avise d’attaquer les décrets de notre parlement? Qui donc ose assumer sur sa tête la responsabilité d’un tel attentat? En parlant ainsi, tu as cru me tenir au pied du mur, et me fermer à jamais la bouche. Redoublant alors de haine et de fureur, tu m’as en quelque sorte accusé de haute trahison, de lèse-majesté divine et humaine; et tu as gracieusement conclu, soit à me faire décapiter, soit à me précipiter du haut d’un roc, soit à me coudre dans un sac et à m’envoyer au fond de ta Garonne. Attends, mon brave! je vais te rendre la pareille; seulement, je serai plus humain, plus chrétien que toi. Je te le demande à mon tour, qui donc se pose en défenseur du parlement? Qui donc prétend venger l’honneur de ce noble corps? C’est toi, terrible Pinache!... Approche, valeureux champion! Viens me terrifier sous le double éclair de tes yeux caves et féroces; tourne contre moi ta face de bête fauve, ta barbe de satyre velu; déchire-moi de ta bouche impudente, couvre-moi de ta bave impure; et, pour en finir d’un seul coup, fais-moi traîner dans les cachots de cette bonne ville. C’en est fait! mon arrêt de mort est prononcé; voilà le licteur, voilà le bourreau, voilà l’instrument du supplice... N’est-ce pas à pouffer de rire? Regardez-le bien: nouveau Fabius, enlevé à sa charrue des enfers, il va rétablir les affaires de Toulouse, non plus par la sage temporisation du Cunctator, mais par l’effronterie de sa langue de vipère; nouveau Marcus Tullius, il va sauvegarder contre mon complot catilinaire l’amplitude et l’autorité du sénat. Va, Pinache! pour prix d’un tel exploit, les comices par centuries t’élèveront à la dignité de consul: à toi le triomphe, à toi la statue d’or du Forum. Courage, intrépide Gascon! frappe, redouble, achève-moi. La postérité tombera de stupeur aux pieds de ta gloire; l’admiration du monde entier te portera jusqu’aux cieux; ton nom brillera d’une auréole immortelle, et jamais l’oubli jaloux n’obscurcira de sa rouille tes nobles efforts[37]

Ce pauvre diable de Pinache avait eu, à ce qu’il paraît, la malheureuse idée de reprocher à Dolet le fanatisme de sa religion cicéronienne. Il aurait mieux fait de se taire.

«Je rirais de bon cœur de toutes tes inepties, lui rétorqua son adversaire avec sa voix cinglante et moqueuse, si je n’avais à rire, avant tout, de la plus grosse, de la plus énorme: je veux parler de la stupidité incroyable avec laquelle, en voulant rabaisser mon mérite littéraire, tu n’as fait que l’exalter par delà toutes mes espérances. Tu as cru m’écraser sous une mortelle injure, en m’appelant un religieux imitateur de Cicéron. Dieux immortels! c’est le plus beau jour de ma vie, que ce jour où ton illustre témoignage me garantit enfin cette gloire, objet de ma plus fervente ambition, dès mon enfance; ce beau rêve, que ma pudeur d’écrivain, que la conscience de mon faible talent me défendaient encore de croire réalisé. Ah! je suis au comble de la joie! Tu m’as accordé le seul but de mes désirs, de mes études, de mes labeurs. De ton propre aveu, mon style paraît calqué sur celui de Cicéron; c’est-à-dire (je n’en demande pas davantage) que je reproduis une ombre de cette perfection souveraine, sans que je prétende, pour cela, rivaliser d’éloquence avec un homme qu’il est bien permis d’admirer, qu’il est tout à fait loisible d’imiter, mais à la taille duquel il est impossible de jamais atteindre[38]

Désespérant de vaincre Estienne, en continuant de le combattre avec l’arme de la parole, Pinache, pour être plus sûr d’avoir raison, le dénonça au parlement comme séditieux et luthérien; en un mot, si l’on veut bien me permettre d’employer ici l’expression moderne, il le représenta comme un révolutionnaire dangereux. Tout ce que la jalousie littéraire, stimulée par la haine la plus implacable et la vanité la plus profondément blessée, peut ourdir d’ignoble en fait d’artifices et de calomnies, fut mis en œuvre par cet homme et ses acolytes contre l’imprudent Dolet.

Ces lâches menées aboutirent au résultat que chacun pouvait prévoir. Un beau jour, l’orateur de la nation de France se vit appréhendé au corps et conduit dans les prisons de Toulouse, par ordre du juge-mage Dampmartin, le 25 mars 1533.

La Monnoye assurait d’abord que Dolet, à cette occasion, avait été honteusement promené par les carrefours de Toulouse; et il citait, à l’appui de son assertion, la strophe suivante de Dolet lui-même, dans la pièce qu’il adresse au juge-mage Dampmartin:

Nullum me scelus in vincula conjici
Poscebat, neque per compita turpiter
Duci, ut qui impius ense
Patris foderit ilia.

«Aucun crime n’exigeait que je fusse jeté dans les fers, ni conduit ignominieusement par les carrefours, comme un misérable qui aurait creusé, à coups de poignard, le sein de son père.»

On ne tarda pas à faire sentir au savant dijonnais l’erreur dans laquelle il était tombé; c’est lui-même qui nous l’apprend, avec sa franchise et sa rondeur bourguignonnes:

«Un illustre Orléanois, dit-il, a pris de là occasion de m’écrire que l’endroit de l’ode citée ne marquoit nulle autre injure faite à Dolet, que d’avoir été honteusement conduit par les rues en prison, ce que deux lettres du même auteur à Jacques de Minut, premier président au parlement de Toulouse, confirmoient; dans la première desquelles s’étant plaint de son emprisonnement à ce magistrat, il en obtint un prompt élargissement, dont il le remercia par la seconde, sans que dans l’une ni dans l’autre il ait fait la moindre mention de cette ignominieuse promenade dont j’ai parlé.»

L’auteur de l’article Dolet, dans la Biographie universelle, est allé bien plus loin que La Monnoye, à propos de supposition gratuite et de fantaisie anecdotique. Sans prendre la peine d’en fournir aucune preuve, il affirme gravement que Dolet fut conduit dans les grandes rues de Toulouse, pour y faire amende honorable. Et c’est ainsi que l’on écrit l’histoire... dans la Biographie universelle.

Revenons à notre héros. Le voilà donc entre les mains de messieurs de la justice. Pauvre Estienne! c’est alors que commence pour lui cette longue série d’emprisonnements qui a fait dire à l’un de ses innombrables ennemis, à François Floridus, que la prison était la patrie de Dolet[39].

Sa situation menaçait de devenir critique. Il avait violemment attaqué, dans son dernier discours, les superstitions plus que puériles de la population toulousaine, en s’écriant avec toute son audace de jeune homme:

«Cette ville, qui s’arroge avec tant d’ineptie le monopole de la vraie foi; cette ville absurde, qui se pose en flambeau du catholicisme, examinons, en passant, jusqu’à quel point sa prétention est fondée à cet égard...

«J’invoque ici votre assentiment sincère, continuait-il en faisant un appel direct à ses auditeurs, et je ne crois pas que vous songiez à me démentir, quand je vous dirai que Toulouse en est encore aux plus informes rudiments du culte chrétien, et qu’elle est même entièrement adonnée aux ridicules superstitions des Turcs. Comment qualifier, en effet, cette cérémonie qui a lieu tous les ans, le jour de la fête de saint Georges, et qui consiste à faire neuf fois le tour de l’église sur des chevaux lancés au galop?... Que pensez-vous de cette croix qu’à de certains jours on plonge dans la Garonne, comme pour amadouer un Eridan, un Danube, un Nil quelconque, ou le vieux père Océan? Que signifient ces vœux adressés au fleuve, soit pour en obtenir un cours paisible, soit pour se préserver d’une inondation? Que veulent dire, en été, quand la sécheresse fait désirer la pluie, ces statues de saints, ces magots de bois pourri, que des enfants promènent par la ville?... Et cette ville, si honteusement ignare en fait de religion véritable, cette ville ose imposer à tous un christianisme de sa façon, et traiter d’hérétiques les libres esprits qui n’en veulent pas[40]!...»

De tout cela, il était résulté pour l’étudiant une accusation de luthéranisme, et c’est à quoi, sans doute, il a fait plus tard allusion dans ses Commentaires, t. 1, col. 20, où il s’exprime ainsi:

«Les Toulousains (que les dieux les maudissent, eux et toutes les pestes humaines qui leur ressemblent!) les Toulousains se sont déchaînés auprès du roi, contre le discours dans lequel je tançais leurs superstitions. Ils saisissaient là une superbe occasion de me calomnier, moi, Dolet; mais leur malveillance et leurs criminels efforts ont été facilement reconnus par le roi, grâce à la finesse de son jugement, à son équité souveraine, à la justice toute particulière dont il fait preuve envers les innocents. Il n’a donc pas voulu que leur inique délation fût cause de ma perte. Qui ne serait pas, en effet, écrasé par la fausse accusation des envieux, si le pouvoir ne couvrait les innocents de son égide, et ne veillait à leur honneur et à leur salut? Qui ne serait pas sans cesse sous le coup d’un fléau, qui n’aurait pas toujours sur la tête une calamité suspendue, si la prudence et la sagesse de ceux qui nous gouvernent ne confondaient les viles intrigues des méchants?»

Hélas! on le verra bientôt, l’égide du pouvoir ne protégea pas longtemps notre malheureux Dolet; le sceptre sauveur ne tarda pas à se changer en massue.

Du reste, Estienne avait pressenti lui-même la dénonciation dont il vient de nous parler. En voici la preuve:

«Personne de vous ne l’ignore, disait-il aux auditeurs de son second discours, la révolution dont Luther s’est fait récemment le promoteur dans le sein de la république chrétienne, a soulevé partout de violentes animosités; c’est au point que, vis-à-vis du plus grand nombre, elle ne peut avoir pour fauteurs que des esprits turbulents, et poussés par une détestable manie d’innovation. Vous savez aussi que, plus on s’élève au-dessus du vulgaire par l’intelligence et par le cœur, par le génie et par la science, plus cet ignoble vulgaire est prompt à vous suspecter de luthéranisme. Saisissant cette occasion d’assouvir leur haine contre les studieux et les doctes, que d’érudits illustres les furies de Toulouse n’ont-elles point cherché à faire périr! A cette assertion de ma part, je vois déjà les sycophantes de cette ville grincer des dents contre moi, et couver à mon sujet mille pensées de haine; j’entends déjà leurs atroces menaces; je les sens, je les devine autour de moi, préparant dans l’ombre mon exil ou ma mort[41]

L’année d’auparavant, un drame horrible s’était accompli à Toulouse, et une accusation de luthéranisme, analogue à celle qui pesait alors sur Dolet, en avait été l’occasion et le prétexte. Un savant professeur, Jean Caturce, de Limoux, compromis dans sa ville natale à la suite de certains discours qu’il y avait tenus, en 1531, le jour de la Toussaint, avait pris le parti de se retirer à Toulouse, où il obtint presque aussitôt une chaire de droit. La veille du jour des Rois de l’année 1532, quelques amis l’invitèrent à manger avec eux le gâteau traditionnel. Il accepta, mais à une condition; c’est qu’au lieu de crier, suivant l’habitude en pareille circonstance: Le roi boit! ses compagnons de table feraient entendre cette formule, beaucoup plus chrétienne, suivant lui: Jésus-Christ règne dans nos cœurs!

Il exigea, en outre, qu’avant de se séparer, toutes les personnes qui avaient pris place à ce banquet épiphanique d’un nouveau genre, portassent, à tour de rôle, une espèce de toast édifiant. Le sien lui coûta la vie. Parmi les convives, se trouvaient à son insu des affidés de la police toulousaine, qui, au sortir de là, coururent le dénoncer comme luthérien. Caturce, arrêté presque immédiatement, témoigna d’abord quelque faiblesse; il parla même un instant de rétractation. Mais il ne tarda pas à rougir de sa pusillanimité, et maintint hardiment la profession de foi évangélique qui l’avait fait décréter de prise de corps. En conséquence, il fut brûlé vif comme hérétique, sur une des places publiques de Toulouse, au mois de juin 1532.

Je ne surprendrai personne, en ajoutant que la religion officielle ne gagna rien à cet auto-da-fé: au contraire. Caturce était chéri de ses élèves. Plusieurs d’entre eux, témoins de son supplice, furent vivement frappés de l’héroïsme qu’il déploya dans ses derniers moments, et se convertirent à la doctrine pour laquelle ils avaient vu leur régent mourir avec tant de constance.

Rabelais fait allusion à ce tragique événement, dans son Pantagruel, liv. II, ch. V, où il nous dit, en parlant de son héros:

«De là vint à Toulouse, où apprint fort bien à dancer et à jouer de l’espée à deux mains, comme est l’usance des escholiers de ladicte Université; mais il n’y demoura guieres, quand il veit qu’ils faisoient brusler leurs regents touts vifs comme harencs soretz, disant: Jà Dieu ne plaise que ainsi je meure, car je suis de ma nature assez altéré sans me chauffer d’advantaige!»

Voilà bien Rabelais. C’était Dolet le verre en main: in vino... prudentia. Dolet, au contraire, malheureusement pour lui, c’était Rabelais moins son masque bachique.

En effet, comme s’il eût voulu porter au comble l’exaspération des Toulousains à son égard, comme s’il eût pensé que les braves gens n’étaient pas encore assez montés contre lui, le téméraire étudiant les souffleta, pour ainsi dire, dans sa seconde harangue, avec l’apologie de Caturce leur victime. Je vais reproduire tout au long cette nerveuse tirade, en la faisant précéder de son texte; on y reconnaîtra, plus que jamais, cette belle prose latine du martyr cicéronien de la place Maubert, si franche, si spontanée, si profondément empreinte du caractère de l’homme, dans ses accents heurtés et ses rudes négligences:

«Dixisset multa audacter, pleraque esset non moderate locutus, omni scelere coopertus esset, hæreticorum supplicio plectenda admisisset, quem vivum comburi in hac urbe vidistis (nomen mortui prætereo, igne quidem consumpti, sed hic adhuc invidiæ flamma flagrantis): an tamen pœnitenti via ad sanitatem salutemque præcise intercludi debuit? Numquid scimus cujusvis esse hominis errare et labi, nullius nisi insipientis perseverare? An post discussam illius caliginem, dilucescere mox posse diffidendum erat? Quare ex erroris vortice voragineque emergenti, et se ad portum frugemque bonam recipere cupienti, non omnium consensu data est navem inhibendi facultas? Fuit hæc ultima illius vox, et a pontificis sententia, et a senatus judicio capitali provocatio: quam quis probabilem acceptamque haberi debuisse jure ullo inficietur? Profuit tamen nihil post erratum in viam redire voluisse, nec, quæ portus pœnitenti esse solet, mutatio consilii, vitam illi incolumem ab iniquorum immanitate servare potuit. Immemor suo more humanitatis, cujus nunquam particeps fuit, Tholosa, insatiabilem suam crudelitatem exercuit in eo lacerando atque vexando; et in opprimendo exstinguendoque animum explevit, ac oculos pavit suos: hac opinione gloriaque præpostere et absurde superba, se quidem esse in officio, atque adeo ad religionis nostræ dignitatem obnixe incumbere, dum summa injuria pro summo jure utatur, ac, qui in levem aliquam erroris suspicionem ceciderint, aut invidiose criminis alicujus insimulentur, eos aspere crudeliterque vexet, et Christum potius ejurare quam resipiscere, cruciatibus adigat!...[42]»

«Vous avez tous vu brûler vif, ici même, dans cette ville, un malheureux dont je passe le nom sous silence. La flamme du bûcher a dévoré sa dépouille mortelle, mais celle de l’envie s’acharne encore après sa mémoire. Admettons qu’il ait poussé trop loin l’audace de ses discours, qu’il ait presque toujours manqué de modération dans son langage, qu’il ait été scélérat des pieds à la tête, et qu’il ait mérité mille fois le supplice des hérétiques. Devait-on, néanmoins, à l’heure où il faisait acte de repentir, lui fermer brusquement la route vers des idées plus saines, et couper en quelque sorte devant lui le pont du salut? Ne savons-nous pas que tout homme est sujet à l’erreur et à la chute, mais aussi que nul, à part l’insensé, ne persévère dans une faute qu’on lui a fait apercevoir? Une fois dissipées les ténèbres qui enveloppaient son âme, devait-on désespérer d’y voir renaître le jour? Au moment où il s’efforçait de remonter hors du gouffre moral qui l’avait englouti, où il aspirait à rentrer au port de la vérité religieuse, pourquoi n’a-t-il pas eu, du consentement de tous, le droit d’y ancrer son navire? C’est là, du reste, la dernière parole qu’il ait fait entendre lui-même, sa protestation contre la sentence ecclésiastique, son appel de l’arrêt du parlement qui le condamnait à la peine capitale. Pourrait-on soutenir, sans violer toute justice, qu’un tel recours n’était ni fondé ni valable? Mais c’est en vain qu’après son erratum, il a voulu revenir à la bonne voie: la résipiscence, ce port ordinaire du repentir, n’a pu lui sauver la vie; les bourreaux ont accompli leur iniquité. Sourde, suivant sa coutume, à la voix de l’humanité que, du reste, elle n’a jamais entendue, Toulouse a satisfait son insatiable cruauté en déchirant cette victime: il lui a fallu cette proie pour assouvir sa rage, ce supplice pour repaître ses yeux! Dans son absurde jactance, dans son orgueil à contre-temps, elle s’est même vantée d’avoir agi conformément au devoir, et d’avoir maintenu avec zèle la dignité de notre religion. Elle n’a pas vu qu’elle prenait la souveraine iniquité pour la souveraine justice, et qu’en poursuivant avec cette atroce barbarie des infortunés sur qui planait un léger soupçon d’erreur, ou qui se trouvaient victimes d’une envieuse délation, elle les poussait, à force de tortures, non point à se repentir, mais à renier le Christ!...»

Cet anathème lancé au fanatisme religieux, ce long cri d’une indignation vibrante et sympathique, joint aux railleries précédentes contre les superstitions locales, devait achever de représenter Dolet comme un suppôt de Satan, comme un véritable fils de Bélial. Il fut donc réputé décidément, par les bonnes gens de Toulouse, hérétique damnable, luthérien au premier chef, en dépit de toutes ses protestations catholiques. Être luthérien, dans une pareille ville et à une pareille époque, c’était être pour le moins athée ou esprit fort; c’était sentir furieusement la hart ou le fagot. Après les hardiesses inouïes dont il avait émaillé sa seconde harangue, Estienne pouvait parfaitement s’attendre à la mesure de sûreté dont il se vit l’objet, de la part des magistrats toulousains. Heureusement que cette fois sa détention ne fut pas trop longue; il en fut quitte à bon marché. Au bout de quelques jours, il fut relâché par le crédit de Jacques de Minut, premier président du parlement de Toulouse, qui, à ce qu’il paraît, céda en cette circonstance aux chaleureuses sollicitations de Jean Dupin (Joannes Pinus)[43], évêque de Rieux, un des plus dévoués protecteurs de Dolet. Entrons, à cet égard, dans quelques détails.

Le troisième jour de son incarcération, c’est-à-dire le 28 mars 1533, Estienne écrivit au président la lettre suivante:

«Unum jam atque alterum diem hic occludor, nulli neque culpæ affinis, neque criminis cujuspiam gravioris accusatus. Me miserum! existimationi meæ dum animose servio, litteris dum contendo, ad obtrectatorum maledicta dum respondeo, ecce tibi, in carcerem conjicior. Fraudi mihi est, quod cum ornamento, tum præsidio esse debuerat, immodicum virtutis studium. At vero tu quando litteratis omnium cupidissime hactenus adfuisse visus es, obstestor te, Doleto ne desis, et hoc nomine tibi me obligari velis. Ipsum illud quæ abs te suo jure postulent, nulla sunt mea in te officia: observantia certe ea est, cui non id protinus negandum censeas. Prohibeor animi perturbatione ne plura hoc tempore scribam. Ad extremum, obsecro te etiam atque etiam vehementer, hanc nobis molestiam dele, si quidem tanta tua est in eloquentiæ studiosos benevolentia, quantum esse arbitror, prædicantque passim ad unum omnes. Hoc si a te impetrem, studiis nostris non parum consules, et tuæ humanitatis laudem augebis plurimum. Ego tanti beneficii tui memoriam sempiternam præstabo, tibique me mancipio et nexu proprium esse perpetuo profitebor. Vale. Datum Tholosæ, in carcere regio.»

«Me voici en prison depuis deux jours, et pourtant je ne me sens coupable d’aucune faute; nulle prévention grave ne s’élève contre moi. Malheureux que je suis! au moment où je défends ma réputation en homme de cœur, où je combats, la plume à la main, où je réponds aux diatribes de la calomnie, voilà qu’on me plonge au fond d’un cachot. J’ai vu se tourner contre moi la chose même qui devait m’illustrer, que dis-je? me défendre, mon amour sans bornes pour la vertu. Ah! je vous en conjure, vous qui, entre tous, avez chaudement appuyé jusqu’à ce jour les amis des lettres, n’abandonnez pas le pauvre Dolet, et daignez, à ce titre, m’enchaîner à vous par les liens de la reconnaissance. Sans doute, je n’ai pas le moindre service personnel à faire valoir auprès de vous; dans cette occasion, je ne puis invoquer que mon profond respect, et puissiez-vous en tenir compte! Dominé par le trouble de mon âme, je ne puis vous en écrire davantage. Un mot encore, cependant. Je vous en prie, je vous en supplie de toutes mes forces, tirez-moi de ce mauvais pas, s’il est vrai que votre sympathie pour les zélateurs de l’éloquence est aussi grande que je l’imagine, et que tout le monde le déclare, sans exception. Si j’obtiens de vous cette grâce, vous serez le sauveur de mes études, et vous augmenterez encore votre réputation de bonté. Quant à moi, j’éterniserai la mémoire d’un si grand bienfait, et je me reconnaîtrai à jamais votre obligé, votre fidèle serviteur. Adieu. Écrit à Toulouse, dans la prison du roi.»

Dupin soutint cette requête, en adressant de son côté à Jacques de Minut la chaude recommandation que l’on va lire:

«Ego nisi plane compertum haberem, quantopere bonis artibus et præclaris hominum ingeniis studiisque faveas, non scriberem ad te, nec rogarem ut Stephanum Doletum, juvenem rara et excellenti quadam ingenii bonitate præditum, commendatum haberes, eumque in suis periculis summo isto tuo et æquissimo patrocinio defendendum susciperes: quod tamen minime factum iri despero, si hominis doctrinam et eximiam eruditionem cognoveris. Scio enim: te non minus quam me delectabit singularis et incredibilis ejus ingenii dexteritas. Sic habet in promptu, sic velut in numerato linguam latinam possidet, ut ad quamcumque rem si verterit, ad eam potissimum et natus et aptus videatur... Cœperant nuper, inter hunc et Aquitanum nescio quem rhetorem, contentiones litterariæ quædam intercedere, quibus primum ego gaudebam, quod ita utriusque et ali ingenium, et augeri facundiam putabam... Verum, ut video, longe secus accidit. Nam illi factiosis partium suarum studiis incensi, facile a litteris ad arma prosilierunt. Sed in quibus nihil adhuc, ut audio, injuriæ acceptum sit. Doletus tamen conjectus est in carcerem, communique suorum invidia laborat et premitur, atque etiam gravissimo crimine contempti senatus in discrimen vocatur. De quo nolim tecum pluribus agere, ne tibi molestiam afferam. Amicus iste noster, qui ad te litteras meas tulit, faciet te de ea re quam copiosissime certiorem.»

«Si je ne savais parfaitement combien vous êtes favorable aux bonnes études et aux esprits d’élite qui les cultivent, je ne me permettrais pas de vous écrire; je ne vous recommanderais pas Estienne Dolet, jeune homme d’une intelligence rare et supérieure; je ne vous prierais pas de le défendre, au milieu de ses périls, par votre suprême et très-équitable patronage. Pourtant, je ne désespère en aucune façon de vous voir accéder à ma demande, quand vous connaîtrez la science et l’érudition hors ligne de mon protégé. Car, je le sais d’avance: vous ne serez pas moins charmé que moi de sa singulière et incroyable dextérité d’esprit. Il dispose en maître de la langue latine, à tel point qu’il semble né pour tout ce qu’il veut en faire... Il s’est élevé dernièrement, entre lui et je ne sais quel rhéteur aquitain, une discussion littéraire qui m’a réjoui d’abord, dans la pensée qu’ils y trouveraient l’un et l’autre un moyen d’exercer leur talent et d’augmenter leur éloquence... Mais, à ce que je vois, il en est résulté tout autre chose. Entraînés par les passions factieuses qui animent leurs partis respectifs, ces jeunes gens ont bientôt quitté le champ clos des lettres pour courir aux armes. Par bonheur, j’apprends que, jusqu’à ce jour, il n’y a pas eu de malheur à déplorer à la suite de tout cela. En attendant, Dolet a été mis en prison, victime solidaire chargée de payer pour tous. Il est même sous le coup d’une imputation très-grave, puisqu’on l’accuse d’avoir manqué de respect envers le parlement. Assez sur ce chapitre: je craindrais de vous importuner. L’ami commun qui vous remettra ma lettre, vous donnera en même temps les plus amples détails sur cette affaire.»

Je ne m’étonne pas de la sympathie courageuse que ce docte prélat fit paraître alors pour notre Estienne. Il y avait entre eux comme une solidarité de persécution. Écoutons parler Dolet:

«Jean Dupin, nous dit-il à la page 60 de son second discours, cet homme que tout recommande à l’estime et à l’affection des gens de bien, vertu, sagesse, élévation de caractère, avait reçu d’Erasme de Rotterdam une lettre dans laquelle ce savant le priait de lui prêter, pour quelques mois, un manuscrit grec de Josèphe, trouvé dans la bibliothèque de Philelphe, et que sa vétusté rendait presque illisible. Aussitôt Dupin est accusé d’hérésie; sa lettre est interceptée, et le voilà contraint d’en faire lecture en plein parlement. Pour les vautours en robe noire, ce grand nom d’Erasme était une promesse de proie opime, et Dupin était sérieusement atteint et convaincu d’une correspondance avec lui. Donc, lecture est faite de l’épître: la besogne n’était pas facile, surtout en présence de barbares comme ceux-là. Enfin, leur grossière intelligence parvient à démêler, tant bien que mal, qu’Erasme demandait à Dupin son manuscrit de Josèphe. Rien de plus, rien de moins; pas un mot qui sente l’hérésie; tout est calculé, prudent, circonspect. Dieux immortels! quel désappointement pour nos sycophantes! Les loups du prétoire se voient arracher leur victime d’entre les dents. Absous par eux, bien à contre-cœur, du soupçon d’hérésie, Dupin s’abandonne à un rire inextinguible, en présence de toutes ces figures allongées.»

Quant à Jacques de Minut, Dolet nous a transmis, dans ses lettres, divers témoignages de sa gratitude envers ce digne président. Du reste, la plupart des savants ses contemporains l’honoraient comme leur protecteur, et le chérissaient comme leur père. Giovanni-Battista Egnazio (Joannes-Baptista Egnatius), dont j’ai eu déjà l’occasion d’entretenir mes lecteurs au début de ce travail, lui a fait hommage de ses trois livres: De Romanorum principibus, réimprimés par notre Estienne lui-même, en 1541, à la suite de son édition de Suétone, Argelati, dans sa Bibliothèque des écrivains milanais, lui consacre un article, col. 929, et nous apprend qu’il mourut le 6 novembre 1536. En 1538, Dolet lui composa, dans ses Poésies latines, IV, 16, l’épitaphe suivante:

Vivus satis diu innocentibus et sontibus
Ego jura dixi: quæ domus Plutoniæ
Umbris Rhadamanthus jura dicat, noscere
Tandem libuit. Tu, si libet, eo me sequere.

«Assez longtemps j’ai vécu, rendant la justice aux innocents et aux coupables; enfin, j’ai voulu voir comment Rhadamanthe s’en acquittait envers les ombres. Passant, si le même désir te sollicite, viens me retrouver.»

Après la mise en liberté d’Estienne, ses ennemis ne se tinrent pas pour battus. Leur désappointement devint de la fureur, et leur fureur tourna bientôt à la frénésie. Ils soudoyèrent des assassins contre la victime qui leur échappait, firent courir à son sujet d’infâmes libelles, et promenèrent sur un char, dans les rues de Toulouse, un cochon revêtu d’un écriteau, qui portait en grosses lettres le nom de DOLET[44].

Plusieurs écrivains, entre autres Niceron, se sont amusés à noircir le caractère de notre savant, à le représenter comme un être fielleux et vindicatif. Certes, je crois qu’on le serait à moins!

Lui-même avait prévu cette accusation, et il y a répondu, suivant moi, d’une manière victorieuse, dans la lettre déjà citée, qu’il adresse à Guillaume Budé, son ami, en tête du premier volume de ses Commentaires sur la langue latine. Voici le passage:

«Tu vero non dubitas, sciuntque certo omnes qui meam lenitatem norunt, si quid in eos ardentius conscripsi, non ferendis injuriis mihi stomachum, qui antea hebetabat, præter sententiam fuisse exacutum. Incalui forte impotentius, atque non sine iratioris animi (id quod inepte inimici mihi objiciunt) specie, sed quem incenderat læsa violataque patientia. Quare æquo animo ferant, qui innocentem ignominiis onerarunt, ac perditis profligatisque sententiis jugularunt, justo et mihi in calamitate relicto solo styli oratoriæque exercitationis præsidio, meum me dolorem ab eis inustum ulcisci contendisse.»

«Vous ne doutez pas, et tous ceux qui connaissent la douceur de mon caractère le savent parfaitement, que si j’ai mis trop d’ardeur dans ma polémique, c’est que d’intolérables injures avaient, contre toute attente, exaspéré mon humeur si calme auparavant. Je me suis peut-être échauffé sans trop de retenue, et en laissant paraître (suivant le reproche inepte de mes ennemis) un esprit trop irrité; mais ma patience avait été réellement poussée à bout. Qu’ils en prennent donc leur parti, ceux qui m’ont abreuvé d’ignominies malgré mon innocence, et qui m’ont comme égorgé dans un infâme guet-apens judiciaire: il ne me restait, dans mon malheur, que ma plume, que mon talent oratoire; c’est avec cela que j’ai cherché à me venger, en les stigmatisant à mon tour du fer chaud de la douleur.»

En présence de l’atroce acharnement de ses persécuteurs, Dolet se réfugia dans une campagne assez éloignée de la ville, pour se mettre à l’abri de leurs embûches. Mais, avant son départ, il ne put résister à un mouvement de vengeance, et les perça, l’un après l’autre, des flèches acérées de l’épigramme. Il s’en prit d’abord à Pinache[45], son ennemi intime: Ab Jove principium... puis au juge-mage Dampmartin[46], enfin à Gratien du Pont, sieur de Drusac[47]. Ce Drusac venait de composer les Controverses du sexe masculin et féminin, publiées pour la première fois, sans nom d’auteur, à Toulouse, chez Jacques Colomiez, 1534 (in-fol., caract. goth.). Il se permettait, dans cet ouvrage, toute sorte de blasphèmes contre la plus belle moitié du genre humain. Comme un courtois chevalier, Dolet prit en main la défense des dames, et tonna de toutes ses foudres épigrammatiques contre ce crime de lèse-beauté.

Les clientes ne pouvaient manquer de récompenser l’avocat. Il paraît, effectivement, que notre Estienne gagna sa cause auprès d’elles, car un ami lui écrivait, le 5 juin 1533:

«Sachez que vous êtes regretté à Toulouse, et que ceux qui vous aiment sont fâchés de votre éloignement, à commencer par les dames les plus honnêtes et de la plus haute condition, auprès desquelles vous avez trouvé grâce, en faveur de vos épigrammes contre le Drusac.»

Celui-ci, bien entendu, n’en devint que plus ardent à la vengeance. Mettant aussitôt son influence aristocratique au service de son ressentiment personnel, il obtint du parlement un arrêt qui défendait à Dolet de rentrer dans Toulouse, et même, probablement, de séjourner plus longtemps dans l’étendue de la juridiction parlementaire[48].

La protection puissante du président Bertrandi[49], protection qu’il devait à l’amitié de Hugues Salel[50], lui fut dans ce cas absolument inutile. Il fut obligé de partir au plus vite. Le malheureux étudiant se mit donc en chemin pour Lyon, accompagné de son Pylade, le brave Finetius: mais tant de tracasseries, tant de persécutions, tant de tortures physiques et morales, n’avaient pu que réagir d’une manière funeste sur sa santé déjà peu robuste. Ce n’est pas tout: la chaleur d’un été torride, les fatigues d’un voyage incommode, que son état maladif lui rendait plus pénible encore, toutes ces causes réunies lui redonnèrent une fièvre dont il se croyait débarrassé. Ce fut au point qu’il se trouva forcé d’interrompre sa route et de s’arrêter quelques jours au Puy en Velay. Néanmoins, faisant effort sur lui-même, il se remit en marche et finit par arriver à Lyon, le 1er août 1533, anéanti de lassitude, brisé de désespoir et conservant à peine un souffle de vie!

C’est alors, sans doute, qu’il fit entendre à son ami Cottereau ce cri de douleur furieuse: Expetendam esse mortem, Il faut souhaiter la mort; chant lugubre, aux strophes tourmentées comme son âme, poésie rauque et stridente, rivale du pleur éternel des damnés:

Cum morte vitam quis nisi plane iners,
Et mente nulla, vel stupidum pecus,
Mutare nolit? Quis levari
Corpore, quis miserum arbitretur?
An usque eo insanimus, ut opprimi
Semper velimus carcere squalido?
Aut, ut carina austro furente,
Hic variis subigi procellis?
Heu! heu! nimis ridendum hominum genus!
Quid non mali adfert posterior dies?
Quid non molestiæ, ac acerbæ
Sollicitudinis undique addit?...

«Changer la vie contre la mort... qui n’accepterait?... à part l’être absolument inerte, l’idiot, le stupide bétail. Être soulagé de ce corps, qui donc, mais qui donc s’en trouverait malheureux?

«En sommes-nous à ce degré de folie, qu’il nous plaise d’étouffer sans cesse dans une prison fangeuse; ou, comme la nef sous l’autan furieux, d’être ici-bas le jouet de mille tempêtes?

«Hélas! hélas! trop ridicule humanité!... Quel mal n’apporte point un jour à l’autre? Que de souffrances, que d’horribles angoisses ne vient-il point ajouter à la somme de nos misères?...»

Et plus loin, dans la même pièce:

Nunc ergo vitam quo, insipiens, cupis?
Quo corpus optas omnibus obvium
Morbis, malisque? Quo precare
Perpetuas tibi, stulte, pœnas?
Ne mortis horre spicula, quæ dabit
Sensu carere; vel melioribus
Locis tegi, et statu esse læto,
Elysii est nisi spes inanis[51].

«Insensé! pourquoi te cramponner à la vie? pourquoi t’attacher à un corps que toutes les douleurs ont choisi pour cible? pourquoi souhaiter, misérable fou, l’éternité de ton supplice?

«Ne tremble pas ainsi devant l’aiguillon de la mort: elle te donnera le bonheur, si l’espoir de l’autre monde n’est pas un rêve; sinon, tu lui devras le repos du néant!»

Mors dabit sensu carere... Voilà probablement une des phrases qui ont dû faire traiter ce pauvre Dolet d’athée et de matérialiste. Mais a-t-on jamais eu le droit d’interpréter comme une conviction formelle le blasphème involontaire d’un cœur saignant et torturé? Le Christ lui-même, du haut de sa croix, ne s’est-il pas écrié dans une heure d’angoisse: Mon Dieu! mon Dieu! pourquoi m’as-tu abandonné?

[28] On en trouvera la preuve dans les lettres et les poésies qui suivent ses Orationes in Tholosam, p. 136 à 139 et 204.

[29] J’emprunte ce détail et ceux qui vont suivre au discours préliminaire de Simon Finetius, sur les Orationes Doleti in Tholosam.

[30] Doleti in Thol. orat. prima, p. 6 et 7.

[31] J’aurai souvent à parler de ce personnage dans le cours de mon travail, et je vais dès à présent le faire connaître à mes lecteurs.

Claude Cottereau naquit à Tours, au commencement du seizième siècle. Il s’acquit une grande réputation comme jurisconsulte, et, par la suite, ayant embrassé l’état ecclésiastique, obtint un canonicat à Notre-Dame de Paris, où il mourut vers 1560. Outre sa science du droit, il possédait à fond le grec, le latin et même l’hébreu.

Dans sa jeunesse, il avait composé l’ouvrage suivant:

De Jure et Privilegio militum libri tres, et de Officio imperatoris liber unus. «Du droit et privilége des soldats, trois livres; et du devoir du général, un livre.»

Il en confia le manuscrit à Dolet, qui l’imprima en 1539, in-fol., et le dédia, par une belle épître latine, au cardinal Jean du Bellay.

[32] Lettre de Simon Finet à Claude Cottereau (Simon Finetius Claudio Cotteræo salutem), en tête des Orationes duæ in Tholosam.

[33] On le voit: ces pauvres Turcs n’ont jamais eu, vis-à-vis des giaours, l’intolérance farouche que tant de bonnes âmes leur supposent chrétiennement. Le fait curieux que Dolet invoque à l’appui de sa thèse, reçoit, des événements auxquels nous avons assisté naguère, un véritable cachet d’actualité.

[34] Les Toulousains parlaient la langue d’oc; Estienne était un enfant de la langue d’oil. A l’époque où ce discours fut prononcé, la différence, je dirais presque l’hostilité entre les deux dialectes, devait encore se faire sentir très-fortement.

[35] Orat. prima in Thol., p. 9 et 10.

[36] Niceron prétend que ce Pinache était Toulousain; mais Dolet l’appelle Gascon (In Petrum Pinachium Vasconem, p. 129 des Carmina), et Simon Finet le qualifie de même, dans sa préface aux deux harangues contre Toulouse.

[37] Orat. sec. in Thol., p. 33 à 36.

[38] Orat. sec. in Thol., p. 33 à 36.

[39] Dans un opuscule latin publié à Rome en 1541, in-8o, et qui porte le titre suivant: Adversus Doleti calumnias, «Contre les calomnies de Dolet». Il en sera question plus loin, quand je parlerai de la querelle des cicéroniens.

[40] Orat. sec. in Thol., p. 56 à 58.

[41] Orat. sec. in Thol., p. 54 à 56.

[42] Orat. sec. in Thol., p. 54 à 56.

[43] Dolet lui adresse une ode alcaïque, qui forme la 51e pièce du livre II de ses Poésies latines. Voyez aussi l’épitaphe de ce même Dupin, ibid., IV, 15. Du reste, elle n’offre rien de bien remarquable.

[44] Voir la correspondance qui suit les deux Discours contre Toulouse.

[45] In Petrum Pinachium Vasconem, Carm., III, 23 et 24.

[46] In Dampmartin, judicem Tholosanum, ibid., III, 22.

[47] Ibid., III, 14, 15, 16, 17, 18, 19 et 20.

Voici, du reste, un échantillon de la manière dont Dolet traita Drusac, à propos de son livre des Controverses:

Si tuum quisquam neget esse librum
Utilem, prorsus temere loquatur:
Nempe tergendis natibus peraptus
Dicitur esse.
Nemo nec jurat piperi tegendo
Commodum, aut scombris, quibus officinæ
Par tuo servant operi volumen
Uno obolo emptum.

Ce latin-là, surtout dans la première strophe, n’est vraiment pas à traduire. On me permettra donc, pour cette fois, de déroger à mes habitudes.

[48] Dolet fut remplacé, comme orateur de la nation de France, par un nommé Thomassin. (Vol. cité, p. 93; Maittaire, Ann. typ., t. III, part. 1, p. 31 et 32.)

[49] Voyez, dans les Poésies latines, une petite pièce: Ad Joannem Bertrandum, præsidem primarium senatus Tholosani; «A Jean Bertrandi, premier président du parlement de Toulouse.» III, 26.

[50] Dolet l’en remercie, dans les termes suivants:

«Il y avait longtemps que j’étais tourmenté d’un violent désir; je voulais connaître un personnage qui, tout à la fois affable et grave, sût par là conquérir en même temps l’estime et l’amour. Et voilà justement le bonheur que je te dois: tu m’as acquis l’amitié d’un homme plus facile, et avec cela plus imposant que le reste des mortels. Que nous sommes heureux l’un et l’autre, toi, de m’avoir procuré ce bienfait, et moi, de l’avoir reçu!»

Carm., II, 44.

[51] Carm., I, 15.

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CHAPITRE IV.

Épisode littéraire. — Dolet aux Jeux floraux.

A

Avant de quitter Toulouse pour ne plus y revenir, avant de secouer à jamais sur cette ville inhospitalière la poussière de nos sandales, mentionnons dans un chapitre à part certain épisode littéraire dont elle fut le théâtre, et qui se rattache encore à notre héros. Ce sera, du reste, si l’on veut, un temps d’arrêt, un moment de repos, une halte qui nous permettra de respirer, au milieu du voyage assez souvent pénible que nous entreprenons à la suite de cette existence aventureuse.

Tout le monde connaît Clémence Isaure et les Jeux floraux dont elle passe pour avoir été la fondatrice. Au concours de 1496, une dame de Villeneuve la célébra en ces termes:

Reina d’amors, poderosa Clamença,
Que si de vos mos dictats an un laus,
Aurai la flor que de vos pren naissença.
Reine d’amour, souveraine Clémence,
Si grâce à vous mes vers sont couronnés,
J’aurai la fleur qui de vous prend naissance.

Deux ans après, nous rencontrons un autre lauréat du gai savoir, dont le triomphe est annoncé de la manière suivante:

Causo per laquel mosseu Bertrand de Roaix gasanhet l’églantina novella, que foë dada per dona Clamença, l’an 1498. «Cause pour laquelle monsieur Bertrand de Roaix gagna l’églantine nouvelle donnée par dame Clémence, l’an 1498.»

En 1530, Jean de Boysson, professeur de droit à Toulouse, avec qui nous ferons connaissance dans le chapitre suivant, célébra également, en vers latins et français, l’institution de la belle Isaure.

Notre Estienne, à son tour, stimulé sans doute par cet exemple d’un ami, se laissa tenter par la même ambition. En 1532, c’est-à-dire, selon toute apparence, antérieurement à ses démêlés avec Pinache, Drusac et consorts, il concourut aux Jeux floraux, armé de dix poésies latines, que, plus tard, il inséra l’une après l’autre, dans son recueil déjà cité de 1538.

La première est adressée aux Muses (Ad Musas: quo carmine usus est Tholosæ in publico litterario certamine, quum illic versu contenderet). En servant féal, il se recommande à ses dames, avant de se lancer dans le tournoi littéraire:

Musæ, sacra cohors, cohors beata,
Cœlorum altitonantium alma proles,
Quæ doctos niveo sinu fovetis,
Per quas arte coli licet, quibusque
Invitis nihil assequatur ullus;
Huc conferte pedem, sacræ sorores,
Musæ, sacra cohors, cohors beata,
Optanti mihi ferte opem rogatæ.
Non vos jam pigeat virentis Hæmi
Saltus, aut Aganippidi amnis undas,
Rupisve Aoniæ specus latentes
Nostra linquere flagitatione.
Vestri me comitem juvate cœtus,
Vestræ me socium artis adjuvate,
Et cinctum bene laureis corollis
Fontis Castalii irrigate lymphis:
Ut, qua pulcher Apollo voce cantat,
Et qua concinitis deo canenti,
Dum per tempora flava crine sparso,
Spectato ordine ducitis choreas,
Hic nunc carmina non inepta fundam,
Andino eloquio elegantiora,
Catullique jocis venustiora.
O si subsidio redibo vestro
Auctus plus reliquis honore victor,
O quam, Jupiter! efferam dearum
Nomen Pieridum, decusque Phœbi!
Papæ! quam celebrabo diligenter
Parnassi memoranda festa montis!
Huc conferte pedem, sacræ sorores,
Musæ! vestra labella mollicella,
Roris plena, tenella, delicata,
Nostris horridulis modo admovete;
Vestra ut quo linit ora melle Pitho,
Fauces aridulas meas eodem
Humectet dea nobilis liquore.
Quod si hæc vota minus pudica quisquam
Morosus putat, atque forte ocellos
Vestros hispida barba nostra terret,
Nec vos oris odor juvat virilis,
Adspirate tamen, sacræ sorores,
Adspirate animo novi poetæ,
Et vestrum mihi pellat exta numen:
Quod me tam faciet cito disertum,
Quam sum ipse ingenio rudi atque agresti[52].

«Muses, troupe sacrée, cohorte bienheureuse, race féconde des cieux haut-tonnants, c’est vous qui réchauffez les doctes dans votre sein plus blanc que la neige; c’est par vous que l’on arrive à la perfection de l’art, et sans votre aveu nul ne peut l’atteindre. Divines sœurs, portez ici vos pas; Muses, troupe sacrée, cohorte bienheureuse, contentez mon désir, exaucez ma prière en me prêtant votre appui.

«Ne craignez pas d’abandonner, à ma requête, les verdoyants sommets de l’Hémus, les ondes de la source Aganippide ou les grottes mystérieuses de la roche Aonienne.

«Aidez en moi le compagnon de votre assemblée, l’associé de votre art; ceignez mon front d’un noble laurier, abreuvez-moi des eaux Castaliennes; donnez-moi la voix d’Apollon quand il chante, lui, ce dieu si beau! donnez-moi celle dont vous répondez à la sienne, alors que, dispersant autour de vos tempes votre blonde chevelure, vous conduisez vos chœurs dansants de manière à charmer tous les regards. C’est ainsi que j’épancherai des chants limpides, d’une élégance plus que virgilienne, d’une grâce à rivaliser avec la sémillance de Catulle.

«Oh! si, protégé par vous, je sors vainqueur de la lutte, par Jupiter! comme j’exalterai, célestes Piérides, votre nom et la gloire de Phébus! Avec quel zèle je célébrerai les fêtes mémorables du Parnasse!

«Divines sœurs, portez ici vos pas; Muses, daignez approcher de ma bouche un peu rude vos lèvres pleines de rosée, vos lèvres si douces, si tendres, si délicates! La reine de la persuasion, Pitho, les a trempées de son miel; que cette noble déesse humecte de la même liqueur mon gosier trop aride.

«Un censeur morose blâmera peut-être ces vœux peu réservés; peut-être encore ma barbe inculte effraiera vos yeux charmants, et vous aurez peur de respirer mon haleine virile. Souriez cependant, divines sœurs, aux efforts d’un poëte novice, et faites vibrer mon âme sous votre inspiration. En un clin d’œil, elle rendra mon esprit aussi disert qu’il est rude et grossier.»

Dans la seconde pièce, Dolet implore sur le même ton l’assistance de Phébus; dans la troisième, il célèbre les juges du concours; la quatrième est un panégyrique de Clémence Isaure; la cinquième, que je vais citer et traduire, parce qu’elle ne manque pas d’une certaine grâce, d’une certaine couleur antique, n’est autre chose, comme on pourra le voir, qu’une espèce de bouquet à Cloris, galamment adressé aux beautés toulousaines (ad puellas Tholosæ: quod in eodem certamine recitatum est). Écoutons le jeune humaniste:

Sat vos, jam sat hiems, satque superque acris hiems domi
Tristes detinuit: segnitiem expellite, virgines.
Nunc expellite curas, maciem quæ ingenerant genis,
Et tetro ora colore inficiunt, membraque turpiter
Fœdant. Vos sat hiems, satque superque acris hiems domi
Tristes detinuit: segnitiem expellite, virgines.
Nunc, quum parturiunt vere novo agri, omnis et arboris
Frondes dum foliis luxuriant, ac viridi coma,
Ornatæ bene vultumque sinumque, abjicite otium,
Et gressu celeri ad rura volate obsita floribus.
Nam, quæ vos dea Diana tuetur sinus integri,
Non abstrusa latet sub salebrosis specubus modo;
Jamdudum caput eduxit in auras placido Jove;
Per silvas vaga sternit jaculis fulmineos apros;
Festas ordine pulchro choreas cum strepitantibus
Ducit virginibus: quas ubi sudor nimius rigat,
Immensaque siti guttur hiat, non gelidi procul
Sunt fontes, quibus exstincta sitis labra minus coquat,
Et lymphis liceat proluere artus tepidos adhuc.
Tum stratæ viridis tegmine sub fagi, avium omnium
Cantus dulcisonos auribus acri studio hauriunt,
Et, quo luget Ityn mater amœno strepitu, notant,
Certantque canentes, ut Olympus modulis tonet;
Thyrsis tempora cingunt, hederæ serta levi manu
Intexunt hyacintho vario, et purpureis rosis.
Nec vos tanta movent, ut libeat ruri agere, et chorum
Dianæ comitari, hæ modo quem deliciæ juvant?
Indulgete jocis, vitam hilarem ducite, dum licet,
Fertque ætas, et ad id vos vocat anni facies nova[53].

«Assez et trop longtemps l’hiver, l’âpre hiver vous a retenues tristement captives; secouez sa langueur, ô jeunes vierges! Bannissez les soucis qui creusent les joues, assombrissent le front, enlaidissent tous les membres. Oui, assez et trop longtemps l’hiver, l’âpre hiver vous a retenues tristement captives; secouez sa langueur, ô jeunes vierges!

«A l’heure où la terre enfante, fécondée par le souffle du renouveau; où partout les arbres se parent d’un luxuriant feuillage, d’une verte chevelure; ornez, vous aussi, votre visage et votre sein. Alerte! volez, d’un pas rapide, à travers la campagne fleurie. Diane, la chaste déesse qui vous protège, ne se cache plus au fond des grottes rocailleuses; elle a montré sa tête charmante, elle respire enfin sous un beau ciel calme! Errante au milieu des bois, elle arrête sous ses traits la course foudroyante des sangliers; entourée de ses nymphes, elle conduit avec grâce leurs danses bruyantes et joyeuses. Vienne la sueur qui les inonde, la soif qui les dévore: tout près d’elles sont de fraîches fontaines, pour étancher leur soif brûlante, pour baigner leurs membres accablés de chaleur.

«Puis, étendues sous le vert abri d’un hêtre, elles savourent, d’une oreille attentive, les doux concerts d’un millier d’oiseaux; elles étudient la plaintive romance dont Philomèle les ravit, et, chanteuses rivales, font retentir aussi de leurs modulations les échos de la voûte céleste. Le feuillage du thyrse environne leurs tempes; d’une main légère elles tressent en guirlandes variées l’hyacinthe et la rose purpurine.

«Et tant de séductions ne vous décideraient pas à vivre de la vie des champs, à devenir les suivantes de Diane, à partager avec elle les délices qui l’enchantent? Allons, livrez-vous aux jeux folâtres, faites-vous une existence joyeuse. Vous en avez le loisir; votre âge le permet, et le sourire de la jeune saison vous y invite.»

Les cinq autres pièces comprennent: un Eloge de Paris, que j’aurai occasion de citer à la fin du chapitre suivant; une nouvelle invocation; deux odes en l’honneur de la Vierge; enfin, un dernier appel à la Muse (Ad Musam: quod carmen ultimum fuit recitatum in certamine).

Dolet en fut pour ses frais poétiques, j’ai tout lieu de le croire[54]. Vainqueur, il n’eût pas manqué de nous apprendre son triomphe, car je dois convenir que la modestie était son moindre défaut. Maintenant, je ne m’étonnerais pas que les poésies couronnées ne fussent réellement inférieures aux vers latins qu’on vient de lire. Nous savons tous qu’une semblable anomalie n’est pas absolument sans exemple dans les annales des concours académiques. Églantine d’or ou souci d’argent,—le nom pas plus que la chose n’y fait rien,—il faut parfois se baisser pour cueillir ces fleurs-là. Certaines originalités, particulières au vrai talent, effarouchent des juges pudiques, amoureux quand même de la vulgarité coulante; et l’on est souvent tenté de répéter avec Horace: Aurea mediocritas!

Quoi qu’il en soit, le souvenir de son échec aux Jeux floraux dut entrer pour une forte dose dans la rancune de Dolet contre une ville barbare. Quand les harangues antitoulousaines firent explosion, c’étaient des armes chargées depuis longtemps.

[52] Carm., III, 27.

[53] Carm., III, 31.

[54] Voulté semble faire allusion, dans les vers suivants, à cette déconvenue de son ami:

O Clementia, te quænam dementia cepit,
Hæredem ingratam constituisse domum?
Recta fuit forsan, sed non tua facta voluntas;
Munera, ni demens, hæc tua nullus habet....

«O Clémence! quel accès de folie t’a fait choisir pour héritière une maison ingrate? Je veux bien que tes intentions aient été bonnes, mais on ne s’y est jamais conformé; tes couronnes ne tombent que sur les têtes sans cervelle....»

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CHAPITRE V.

A Lyon. — Sébastien Gryphius. — Publication des deux harangues contre Toulouse. — Voyage à Paris. — Science, poésie et musique.

L

Le principal but de notre humaniste, en s’arrêtant à Lyon, était d’y faire imprimer ses deux discours contre Toulouse, avec les épigrammes latines dont il accablait ses ennemis. Faible et malade comme il l’était encore, il lui fallut cependant différer l’exécution de ce cher projet de vengeance[55]. Sa première visite, en arrivant, fut pour le célèbre imprimeur Sébastien Gryphius[56], à qui son ami Jean de Boysson[57] l’avait chaudement recommandé. Gryphius le reçut avec une cordialité touchante[58], et voulut même, à toute force, le faire loger dans sa maison. Profondément ému d’un accueil aussi patriarcal, surtout après les orages qu’il venait de traverser, Dolet remercia ce digne homme avec effusion; mais, par un louable sentiment de délicatesse, il refusa de lui être à charge. Une docte et solide amitié s’établit alors entre ces deux hommes, si bien faits pour se comprendre malgré la profonde différence de leurs caractères; amitié dont notre Estienne ne se départit jamais, et dont il a laissé dans ses œuvres de nombreux monuments[59].

Bientôt après, tandis qu’il rétablissait à l’air pur de la campagne sa santé défaillante, les harangues vengeresses, échappées d’une presse clandestine[60], coururent un beau jour dans les mains d’un public avide. Comme il pouvait y avoir du danger pour Dolet dans une publication de cette nature, ce ne fut pas en son propre nom qu’elle eut lieu; Simon Finetius, un de ses fidèles, avec qui déjà nous avons fait connaissance, prétendit, dans une lettre-préface adressée à Claude Cottereau, leur ami commun, s’être permis de dérober les manuscrits de l’auteur et les avoir édités à son insu. Mais j’ai de fortes raisons pour soupçonner, dans cet innocent manège, un de ces officieux mensonges que l’amitié hasarde en pareil cas, sans encourir pour ce fait la damnation catholiquement réservée à tout péché mortel. Au surplus, le lecteur en jugera; je vais traduire ici les paroles mêmes de ce bon Finetius.

«Verrez-vous un crime dans ma façon d’agir, écrit-il à Cottereau, ou plutôt ne sera-ce pas à vos yeux un titre de gloire? Voici le fait en peu de mots: prononcez en toute justice. Estienne Dolet, vous n’êtes pas sans le savoir, m’est uni par l’amitié la plus intime. Contraint par les menaces, et plus encore par le crédit pernicieux de je ne sais quel misérable, à quitter la ville de Toulouse, il se réfugia, sous ma conduite, dans celle de Lyon. Il se proposait d’y publier tout ce qu’il avait écrit contre Toulouse, et ce qu’il avait adressé dans cette conjoncture, soit en prose, soit en vers pleins d’élégance, à différentes personnes; il voulait, en un mot, armé d’un style de fer, se venger des outrages et des avanies qu’il avait eues à subir de la part des Toulousains. Mais à peine étions-nous arrivés, qu’une grave indisposition dont il n’était pas encore bien remis le reprend de plus belle, et finit même par dégénérer en fièvre quarte. Vous savez, mieux que personne, de quelle hauteur, de quelle fermeté d’âme il est doué; par quel stoïque dédain la trempe énergique de son caractère se révèle en face des malheurs qui viennent l’assaillir, et quel héroïsme il oppose à la souffrance. Cependant, il se lasse de cette lutte sans trêve contre l’injustice du sort; il renonce à publier ses écrits, et n’a plus qu’une chose en tête, c’est de soigner, le plus tranquillement possible, sa convalescence. Mais moi, je n’ai pu souffrir que cette maladie importune reculât plus longtemps la réparation due à l’honneur de mon ami; je n’ai pu voir ses infâmes persécuteurs se targuer plus longtemps de leur impunité. Apprenez donc à quelle résolution je me suis arrêté, pour défendre la réputation d’un homme que j’aime, et décidez ensuite quelle part d’éloge ou de blâme il doit m’en revenir. Vous connaissez comme moi les deux discours qu’il a prononcés à Toulouse, au milieu d’une affluence d’auditeurs telle, que nul orateur de nos jours ne peut se flatter d’en avoir jamais réuni de semblable. Vous savez, en outre, qu’il n’y traitait point un sujet en l’air, mais un thème réel et que les circonstances avaient eu soin de lui fournir. Eh bien! ces deux discours, je les ai secrètement dérobés à leur auteur; je les ai enrichis, toujours furtivement, de deux livres supplémentaires, composés d’épîtres latines qui cadrent à merveille avec les discours en question; puis, comme une proie si riche redoublait mon avidité, j’ai recueilli, par la même occasion, deux livres de ses poésies latines, et j’ai publié le tout à l’insu et sans l’avis de l’auteur

La même tactique se reproduit dans la lettre suivante d’un certain Chrysogon Hammonius, insérée après celle de Finet, toujours en guise de précaution oratoire:

«Le hasard, dit ce nouveau compère, m’appelait hier chez l’imprimeur. Là, je rencontre Simon Finetius, un ami intime de Dolet. Intrigué par le trouble et l’émotion que je remarquais sur son visage, je lui demande aussitôt ce qui l’amenait chez notre typographe. Il s’agit d’un trésor que je veux porter à la connaissance du public, me répond ce jeune homme, qui n’est pas médiocrement versé dans la science des bonnes lettres. En même temps, il me montre les deux discours de Dolet. Que j’encoure toute la haine des dieux, si, jamais de ma vie, j’ai rien lu de plus docte, de plus élégant! Il les avait, disait-il, dérobés à Dolet, et son dessein était de les faire servir à la gloire de son ami... Utile et généreux larcin, que j’ai couvert de ma plus vive approbation, en conseillant avec instance à Finetius de se donner tout le monde pour complice... Je renonce à vous exprimer la colère avec laquelle notre auteur accueillera cette édition subreptice de ses œuvres, et la grave responsabilité qu’il fera peser sur nous. Mais, quelle que puisse être sa fureur, on n’en jouira pas moins de cette aubaine inespérée.»

L’aventure de Toulouse avait complètement dégoûté Dolet de l’étude du droit. Résolu de revenir à ses premières amours, à son cher Marcus Tullius, il quitta Lyon et se rendit à Paris, où il arriva le 15 octobre 1534[61]. Il venait d’atteindre ses vingt-cinq ans. Avec quelle ivresse de bonheur il dut saluer la grande ville, après plus de trois années d’une absence angoisseuse! C’était le théâtre de ses jeunes études; c’était, en quelque sorte, sa mère scientifique, l’alme nourrice qui avait abreuvé son enfance du lait des bonnes lettres. Aussi l’aimait-il d’un cœur filial, comme l’atteste un brillant éloge qui fait partie de ses poésies latines, et dont mes lecteurs, sans doute, ne trouveront pas mauvais que j’insère ici le texte et la traduction:

Diva, quæ turmam gubernas virginum Libethridum,
Tuque dux collis virentis semper, ô vatum pater,
Sume age argutam chelyn, atque a sede Parnassi huc pedem
Confer, et chordis novos cantus move, et carmen novum.
Oppido huic assurge, quod turres superbæ muniunt,
Amne quod pulchro Sequana undosa præterlabitur,
Et quod ingens ambitus muro tuetur triplici;
Ver quod æternum, serenique aura cœli temperat,
Ac diei auctor fovet Titan amico sidere.
Non sua huic urbi Lyæus, non Cybele munera,
Non Napææ floridos campos negarunt, nec comas
Arborum, quæ vim caloris sublevent, dum fervidus
Sol magis candet, sitique agri dehiscunt aridi.
Huic simul, quæ fontibus præsunt, puellæ Naiades
Fontium huic urbi dederunt non lutosos alveos.
Hanc sibi Musæ domum olim vindicarunt, artium
Nobilem cultu, bonique æquique servantissimam,
Atque eo illustrem senatu, qui Catonum moribus
Tetricis non cedat, aut cuivis severo judici.
Plura quid dicam? quibus floret viris non barbara,
Aut agresti mente, sed quos ipsa Pallas sub specu
Aonis fovit velut charos alumnos molliter?
Heu! quam Athenæ cesserint fama libenter, si decus
Hujus urbis sentiant astris poli addi! Quam libens
Roma cedet nomine excelso et vetusta gloria,
Si fretum terramque laude hujus crepare exaudiat[62]!

«Déesse, qui gouvernes l’essaim des vierges Libéthrides, et toi, souverain de la colline toujours verte, ô père des poëtes! allons, prends en main ta lyre sonore, et, de ton trône du Parnasse abaissant ici tes pas, éveille sur tes cordes une mélodie nouvelle, entonne un chant nouveau. Rends hommage à cette ville que fortifient de superbes tours, que la Seine aux riches ondes traverse de son beau fleuve, qu’une vaste enceinte protège d’un triple mur; enfin, qu’embellit un printemps éternel, qu’un ciel serein caresse de ses brises, et que Titan, le père du jour, échauffe de son astre ami.

«Bacchus et Cybèle ont, à l’envi, comblé ce séjour de leurs bienfaits; les Napées l’entourent de champs fleuris et d’arbres chevelus qui tempèrent la force de la chaleur, quand le soleil blanchit d’intensité, et que les guérets altérés se crevassent de sécheresse. A cette ville encore, celles qui président aux sources, les jeunes Naïades, ont donné des fontaines dont le lit n’est jamais fangeux.

«C’est elle que les Muses ont, depuis longtemps, élue pour demeure; elle qu’embellit la culture des arts, l’exacte observance de la justice; elle, enfin, qu’illustre un parlement dont la conduite rigide lutterait avec celle de Caton, ou de tout autre juge encore plus sévère.

«Que dire de plus? La peindrai-je florissante en hommes, non d’un esprit barbare et grossier, mais que Pallas elle-même, sous sa grotte Aonienne, a doucement réchauffés dans son sein, comme de chers nourrissons?

«Ah! qu’Athènes lui céderait volontiers la palme, en la voyant surgir, constellation nouvelle, au ciel de l’histoire! Que volontiers Rome inclinerait devant elle son grand nom, sa vieille gloire, si elle entendait la terre et l’océan retentir de tant d’illustration!»

L’auteur anonyme du Calendrier des bergères, vieux poëme du quinzième siècle, avait déjà fait, en ces termes, le panégyrique de la célèbre capitale:

O Paris, souveraine et digne
Source de science divine,
Comme saincte Théologie,
De réale Philosophie,
Et sept Arts libéraux ensemble
Tu as l’honneur; et si me semble
Qui veult ses sciences avoir,
En toy les doibt venir sçavoir.
De tout pays, de toute terre
Viennent à toy, Paris, acquerre
Honneur et science, loingtains
Estrangiers, comme tes prouchains.
Tu as en toy, c’est vérité,
La grand’mère Université
Pour science et honneur comprendre,
Tant que chascun en veult apprendre...
Excellente cité heureuse,
Paris, de tout bien plantureuse,
N’as-tu tous tes plaisants souhaicts?
Belles églises, beaulx palais;
Sainct-Innocent et le Grand-Pont,
Qui de beaulté honneur te font;
Tu as surtout le noble lieu,
Nostre-Dame, avec l’Hostel-Dieu.

N’en doutons pas: notre Estienne, de retour enfin dans son cher Paris, a dû ressentir quelque chose de cet enthousiasme naïf et sincère. Pouvait-il prévoir la dernière caresse que lui réservait cette mère si tendre... le baiser des flammes catholiques, en place Maubert, à deux pas de Nostre-Dame, le noble lieu!

Il me semble voir le jeune humaniste, à cette époque décisive de sa vie. Fatigué par une veille laborieuse, il vient de s’assoupir malgré lui devant sa lampe qui s’épuise à son tour, devant sa table de travail encombrée de livres et de manuscrits; sa main sèche et nerveuse a laissé retomber la plume qui, tout à l’heure encore, écrivait une page de plus des Commentaires sur la langue latine; une foule d’images confuses passent et repassent à l’horizon vague de ses rêves.

En ce moment, deux femmes surgissent: l’une, blonde et souriante; l’autre, brune et sévère.

«Jeune homme, lui dit celle-ci, te voilà maintenant au seuil de ta destinée virile. Je suis ta mère, enfant! je suis la Science... Viens avec moi.

«Guidé par mon flambeau, tu pénétreras sans crainte les lointaines ténèbres du passé; tu comprendras le présent, tu devineras l’avenir; tu sonderas les profondeurs de l’océan, et le cœur humain, plus profond encore; tu passeras la grande revue des générations éteintes, qui toutes défileront sous tes yeux, avec leurs lois, leurs mœurs, leurs langues, leurs sentiments et leurs actes, leurs passions et leurs pensées, leurs préjugés et leurs misères; comme Archimède, enfin, tu saisiras le monde entre les deux branches de ton compas, et tu entreras de vive force dans l’immense secret de Dieu!»

«Jeune homme, reprend d’un ton suave l’autre apparition, écoute-moi plutôt, car je suis à moi seule la vérité et la vie. Je suis ta sœur, ô mon frère! je suis la Poésie... Viens avec moi.

«Ne va point pâlir sur de vieux in-folio, sur une lettre morte. Mon livre est bien plus beau que celui de la Science; car il s’intitule la nature, le printemps, la jeunesse, la femme, l’amour, l’éternelle splendeur! Au lieu de t’ensevelir, vivant cadavre, dans le sépulcre nauséabond de l’étude; laisse-toi conduire, de ma main blanche et douce, à l’ombre des vertes feuillées qui frissonnent, aux marges des frais ruisseaux qui chantent; viens, te dis-je, viens écouter et reproduire les grandes voix du ciel et de la terre, les ineffables harmonies d’en haut, les délicieux soupirs d’en bas. Savoir n’est rien, sentir est tout!»

Il hésite, le savant; il hésite, le poëte. Il regarde, l’une après l’autre, les deux fées qui le sollicitent. L’une est si jolie! l’autre est si belle! Mais, au bout d’une seconde, l’éclair de la décision vient illuminer son mâle visage.

«Oh! s’écrie-t-il dans un fervent transport. Dieu me préserve de choisir entre vous! Toutes deux vous êtes saintes, et toutes deux je vous aime. Je me sens le cœur assez vaste pour vous y loger ensemble, pour y enfermer à jamais votre double amour. Comme le démon de l’Evangile, je m’appelle Légion! Votre culte fraternel m’accompagnera jusqu’à la tombe; jusqu’au dernier moment je chanterai, jusqu’au dernier moment j’étudierai. Et c’est ainsi que j’atteindrai l’heure, l’heure salutaire et divine, où, dégagé de mon enveloppe périssable, affranchi de la terre et des hommes, je serai poëte avec les anges, et savant avec Dieu!»

O quando sancta se dabit,
Quæ nescit hostem patria!

Dolet tint parole: il fut fidèle toute sa vie à ce double culte, à cet amour sacré de la poésie et de la science. Une troisième sœur, la Musique, vint également prendre place dans cette grande âme. C’était la seule distraction qu’il se permît, en même temps que les vers latins ou français, pour faire trêve à ses absorbantes préoccupations de philologue; et c’est lui-même qui nous a transmis cette curieuse confidence, avec son habituelle chaleur de style. Écoutons-le parler:

«Chacun vante son plaisir. Et moi, n’en ferai-je pas autant pour le mien, surtout quand il est si honnête, si pur, si cher à tout esprit d’élite? Oh! si, j’en parlerai... Quel est donc ce bonheur qui m’enivre? La table? l’ivresse? le luxe effréné des vêtements? la danse? le jeu? l’amour? Pas le moins du monde. La musique, l’harmonie, voilà ma seule volupté. Quoi de plus propre, en effet, à remuer comme à calmer les âmes? Quoi de plus efficace pour éteindre le feu de la colère, ou pour en accroître l’intensité? Quoi de plus convenable pour distraire l’esprit d’un homme de lettres? Le jeu, le vin, la table, l’amour, ce sont là des passe-temps dont je m’abstiendrai sans peine, ou dont je n’userai, du moins, qu’avec modération. Mais il n’en est pas de même de la musique; elle seule, entre toutes les jouissances d’ici-bas, me séduit, me captive, me plonge dans un océan d’extases! Je lui dois ma vie, je lui dois tous mes studieux efforts. Ah! soyez-en bien convaincus: je n’aurais pu supporter, comme je l’ai fait, le travail assidu, colossal, immense de mes Commentaires, si la musique, avec sa voix tantôt imprégnée d’une douceur qui me charmait, tantôt vibrante d’une énergie dont j’étais enflammé, ne m’eût rappelé sans cesse à ma rude tâche de glossateur, au moment même où un accès de dégoût me la faisait rejeter bien loin[63]

[55] Voir la première harangue, p. 125, 126 et 127.

[56] Son nom allemand était Greyff; il eut raison de lui donner une forme latine, afin de le rendre un peu plus euphonique. Natif de Reutlingen, en Souabe, Gryphius mourut à Lyon en 1556, et survécut par conséquent dix années à notre Dolet. Un poëte contemporain, Charles Fontaine, lui consacra le ridicule quatrain que voici:

La grand’griffe qui tout griffe,
A griffé le corps de Gryphe;
Le corps de ce Gryphe, mais
Non le los, non, non, jamais.

[57] Trompé sans doute par le nom latin Joannes Boyssonæus, Née de la Rochelle appelle ce personnage Jean Boyssonnée; mais, dans la correspondance qui suit les deux Discours contre Toulouse, il est appelé partout Joannes a Boyssone, que j’ai cru devoir traduire Jean de Boysson. C’est à Jean de Boysson que Dolet adresse le troisième livre de ses Poésies latines, et la première des pièces qui le composent. Rabelais le mentionne également dans son Pantagruel, III, 29.

Il paraît que ce Jean de Boysson eut aussi maille à partir avec les bonnes gens de Toulouse. «Je ne passerai pas sous silence, dit Estienne (Orat. II, p. 59), la conduite infâme des Toulousains envers Jean de Boysson, le plus estimable des hommes, mais atteint et convaincu de deux grands crimes, la science et la fortune. Les lâches délateurs qui dévoraient des yeux cette fortune, l’ont circonvenu de mille calomnies, au sujet de son prétendu manque de respect envers la religion. Innocent, ils l’ont fait condamner; ils lui ont extorqué une amende énorme.»

[58] «Je suis allé voir Sébastien Gryphius, écrivait quelque temps après notre Estienne à Jean de Boysson, et je l’ai salué de votre part; c’est un homme tout à fait serviable et bien digne de l’amitié des savants. Il a montré beaucoup de sensibilité quand je lui ai parlé du bonheur que vous aviez eu de recouvrer votre emploi.»

[59] Il lui dédie, en ces termes, le quatrième livre de ses poésies:

«Estienne Dolet à Sébastien Gryphius, salut.

«Dans le quatrième livre de mes Poésies, ma tâche principale consiste à donner aux vertueux des témoignages de leurs vertus après leur mort. C’est aussi le but que, dans ta louable ardeur, tu poursuis avec moi par ton art, quand les chefs-d’œuvre de l’antiquité, en même temps que les ouvrages qui feront vivre la gloire de nos contemporains, sortent si beaux de tes presses, pour passer à la postérité la plus lointaine. Voilà pourquoi j’ai voulu te dédier ce quatrième livre, qui atteste en nous un double effort si honorable, et où l’amitié, qui depuis longtemps nous unit, trouve un gage éternel. Adieu. Lyon, calendes de mai M D XXXVIII

Suit une toute petite pièce de trois vers, dont voici la traduction:

«D’autres ont le vice à cœur; qu’ils fassent assaut de vice. Nous, que la vertu seule a séduits, luttons de vertu. Voilà mon duel avec toi.»

[60] Elles parurent sous ce titre: Stephani Doleti Orationes duæ in Tholosam, etc., sans nom d’imprimeur, sans désignation de lieu ni d’année. Mais une lettre de Chrysogon Hammonius, un des amis de Dolet, nous apprend qu’elles furent imprimées chez Gryphius.

[61] Voir à ce propos Maittaire, Ann. typogr., t. III, part. 1, p. 32 et 33; et la lettre de Dolet à Guillaume de Scève, au-devant du dialogue Sur l’imitation cicéronienne.

[62] Carm., III, 32. La pièce est adressée ad Ægidium Jordanum.

[63] Comment., t. II, col. 1294.

Dolet se vante aussi, à la page 170 du même volume, de son habileté comme nageur:

«Aliquando, in loco ubi cum Arare Rhodanus immiscetur, proxime urbem Lugdunum, ad ædem divi Laurentii, quum hos Commentarios Lugduni excudi curaremus, animi gratia natavimus; litteras enim, et natare scimus, si quisquam alius.»

«Dans le temps que je m’occupais de faire imprimer à Lyon les présents Commentaires, je me suis livré plus d’une fois au plaisir de la nage, tout près de cette ville et de l’église de Saint-Laurent. Car il en est pour moi de la natation comme de la science des lettres: je les possède l’une et l’autre autant qu’homme du monde.»

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