Estienne Dolet: Sa vie, ses œuvres, son martyre
CHAPITRE XI.
Publications diverses. — Dolet grammairien, historien et traducteur.
Iusqu’a présent, on n’a guère pu apprécier, dans notre Estienne, que le poëte ou le prosateur latin. Il me reste à le faire connaître plus en détail comme écrivain français.
En 1540, il publia la Manière de bien traduire d’une langue en aultre; d’advantage, de la punctuation de la langue françoyse; plus, des accents d’ycelle, etc. Ces trois opuscules se rattachaient, dans la pensée de leur auteur, à un ouvrage d’ensemble intitulé l’Orateur françoys, et dont les traités suivants devaient faire partie: la Grammaire, l’Orthographe, les Accents, la Punctuation, la Pronuntiation, l’Origine d’aulcunes dictions, la Manière de bien traduire d’une langue en aultre, l’Art oratoire, et, en dernier lieu, l’Art poétique.
La Manière de bien traduire est dédiée par Estienne à Guillaume du Bellay-Langey, l’un de ses plus puissants protecteurs, par une épître en prose qu’il a fait précéder des paroles suivantes: Estienne Dolet à Monseigneur de Langey, humble salut, et recongnoissance de sa libéralité envers luy.
«Je n’ignore pas, lui dit-il ensuite, seigneur par gloire immortel, que plusieurs ne s’esbaïssent grandement de voir sortir de moy ce present œuvre: attendu que par le passé j’ay faict, et fais encores maintenant profession totalle de la langue latine. Mais à cecy je donne deux raisons: l’une, que mon affection est telle envers l’honneur de mon païs, que je veulx trouver tout moyen de l’illustrer, et ne le puis mieulx faire, que de celebrer sa langue, comme ont faict Grecs et Rommains la leur; l’aultre raison est, que non sans exemple de plusieurs je m’addonne à ceste exercitation.»
A commencer, en effet, par les écrivains de l’antiquité gréco-latine, ils n’ont jamais pris, pour rendre leur pensée, d’autre instrument que leur langue maternelle. Si quelques Latins ont étudié à fond la langue grecque, c’était, avant tout, dans le but de s’approprier directement «les arts et disciplines traictées par les autheurs d’ycelle».
Quant aux modernes, déjà beaucoup d’entre eux, avant Dolet, avaient formé le généreux dessein d’illustrer leur langue natale; par exemple, en Italie: Léonard Arétin, Sannazar, Pétrarque, Bembo; et en France Budé, le grand Budé lui-même.
«Doncques, poursuit le savant typographe, non sans l’exemple de plusieurs excellents personnages, j’entreprends ce labeur, lequel (seigneur plein de jugement) tu recepvras non comme parfaict en la demonstration de nostre langue, mais seulement comme ung commencement d’ycelle. Car je sçay, que quand on voulut reduire la langue grecque et latine en art, cela ne fut absolu par ung homme, mais par plusieurs. Ce qui se faira pareillement en la langue françoyse; et peu à peu, par le moyen et travail des gens doctes, elle pourra estre reduicte en telle perfection que les langues dessus dictes.»
Comme toujours, Estienne comptait sur la postérité pour lui rendre justice et le récompenser de ce nouveau travail; témoin le passage suivant de son Epistre au peuple françoys, pièce qui fait partie du même volume:
«J’attends plus tost contentement de la postérité, que du siècle present; car le cours des choses humaines est tel, que la vertu du vivant est toujours enviée et deprimée par detracteurs, qui se pensent advantager en reputation s’ils mesprisent les labeurs d’aultruy. Mais l’homme de sçavoir et de bon jugement ne doibt regarder à tels resveurs, et plus tost s’en mocquer du tout. Ainsi faisant, je poursuivray mon effort, et attendray legitime los de la posterité, non d’aulcuns vivants par trop pleins d’ingratitude et maulvais vouloir.»
Il y a, d’après Estienne, cinq règles principales pour bien traduire:
1o Il faut que le traducteur comprenne parfaitement son texte;
2o Qu’il ait une connaissance, aussi approfondie que possible, des deux idiomes sur lesquels il opère;
3o Qu’il ne s’efforce pas de rendre absolument mot pour mot, et, pour ainsi dire, de calquer son auteur à la vitre: au contraire, «sans avoir esgard à l’ordre des mots, il s’arrestera aux sentences, et faira en sorte que l’intention de l’autheur sera exprimée, gardant curieusement la propriété de l’une et l’aultre langue.» C’est donc folie de vouloir rendre, comme aulcuns, ligne pour ligne ou vers par vers.
4o On ne doit jamais, hors le cas d’extrême nécessité, employer des mots trop approchants du latin, et, à ce titre, peu usités auparavant; mais se contenter du répertoire de la langue parlée et comprise par tout le monde. Ainsi Dolet condamne d’avance, et formellement, un des principaux côtés de la tentative de Ronsard. L’arrêt est sévère, mais il ne me surprend pas. Notre humaniste n’était pas seulement un disciple de Cicéron, c’était en même temps un compaing de Clément Marot; il avait, comme celui-ci,—son Second Enfer en fournira bientôt la preuve,—du sang de Villon dans les veines. De plus, il était intime avec Rabelais, et devait croire en conséquence que la langue gauloise de Panurge pouvait suffire amplement à tous les besoins de la pensée française. Ce n’est pas tout à fait mon avis; mais pour le moment, il n’importe.
5o Enfin, continue l’auteur de la Manière de bien traduire, on doit observer scrupuleusement les nombres oratoires, c’est-à-dire cette harmonie du style qui satisfait à la fois l’âme et l’oreille.
Le traité sur les accents renferme ce passage remarquable, où Dolet se fait le promoteur d’une réforme orthographique dont l’urgence a dû être contestée de son temps, mais qui, plus tard, a fini comme tant d’autres par passer à l’état de loi:
«Le e masculin (l’é fermé), en noms de plurier nombre, ne doibt recepvoir ung z, mais ung s, et doibt estre marcqué de son accent, tout ainsi qu’ung singulier nombre. Tu escriras doncq voluptés, dignités, iniquités, vérités; et non pas voluptez, dignitez, iniquitez, veritez... Car z est le signe de e masculin au plurier nombre des verbes de seconde personne; et ce, sans aulcun accent marcqué dessus. Exemple: Si vous aymez vertu, jamais vous ne vous addonnerez à vice, et vous esbatterez tousjours à quelcque exercice honneste... Sur ce propos, je sçay bien que plusieurs non bien congnoissants la virilité du son de l’e masculin, trouveront estrange que je repudie le z en ces mots: voluptés, dignités, et aultres semblables. Mais s’ilz le trouvent estrange, il leur procedera d’ignorance et maulvaise coustume d’escrire: laquelle il convient reformer peu à peu[107].»
Le volume se termine par ce dizain de Sainte-Marthe, Au lecteur françoys:
Comme historien, l’infatigable travailleur nous a laissé: les Gestes de Françoys de Valois, roy de France, dedans lequel œuvre on peult cognoistre tout ce qui a esté faict par les Françoys, depuis l’an mil cinq cents treize, jusques en l’an mil cinq cents trente-neuf; premierement composé en latin par Estienne Dolet, et après par luy mesmes translaté en langue françoyse[108].
L’ouvrage entier se divise en deux livres, dont le premier commence à la prise de Térouane et de Tournay par le roy d’Angleterre, en 1513, et s’arrête à la défaite de Pavie, en 1525; quant au second, il s’étend jusqu’à la mort de l’impératrice, femme de Charles-Quint, arrivée en 1539. Au recto du dernier feuillet, sur le verso duquel se place la fameuse doloire, Dolet prend ainsi congé de son lecteur:
«En tel ordre et sorte de composition, tu auras par moy descript tout ce qu’il se faira à l’advenir par les Françoys: jusques au temps qu’il plaira à Dieu faire son commandement de moy, et m’oster du monde où il m’a mys.»
Hélas! il n’était pas si loin déjà, le jour où la main de Dieu devait l’oster de ce monde, pour le transporter sans doute dans un monde meilleur!
Au début du premier livre, l’auteur explique en ces termes le motif qui l’a «induict d’intituler ce présent œuvre en latin Fata, qui en nostre langue veult aultant à dire que destinées». C’est que, nous déclare-t-il, «par sus tout ordre et pouvoir humain, ay veu advenir au roy tout ce qu’il a souffert d’infortune en aulcunes entreprinses de ses guerres». Et, quelques lignes plus loin, il ajoute: «Destinée est une fille de Dieu omnipotent, laquelle suivant le vouloir et commandement de son pere, nous cause et pourchasse tout ce que nous appellons bien et mal. Et ces deux choses, les humains les reçoipvent par ung infaillible vouloir de Dieu, lequel droictement s’appelle Destinée; car Destinée n’est rien aultre, qu’ung ordre éternel des choses. Et combien qu’à ycelle se puisse joindre quelque prudence ou vertu humaine, toutesfois c’est elle qui règne et ha tout pouvoir en noz actes.»
La destinée est donc comme le bras droit de la volonté divine; en conséquence, elle fait et défait les empires. On n’a, pour s’en convaincre, qu’à parcourir les annales des peuples de l’antiquité, celles des Romains par exemple:
«Par destinée les Rommains, après tant de fortunes et guerres, ont subjugué toutes nations estranges, et Romme a esté le chef du monde: laquelle au commencement habitoient pauvres pasteurs, et toutes gens de maulvaise vie, qui en ycelle recouroient comme en franchise, après avoir esté bannis de leur païs pour leurs forfaictz. Avec le temps, par destinée contraire, vindrent yceulx Rommains en decadence et ruine; et Romme, privée de ses tant grands triumphes, et opprimée par violateurs de la Republique, maintenant ne retient aultre chose de sa dignité que son seul nom ancien.»
Au surplus, pour mettre mes lecteurs en mesure d’apprécier, d’une manière à peu près complète, le style historique de Dolet, je vais transcrire d’un bout à l’autre son récit de la bataille de Marignan:
«Les Françoys partirent de Novarre, qui ne fut pillée par le commandement du Roy, et s’en allèrent à Bufferole. Cependant le Roy eut nouvelles qu’entre luy et les Suysses l’appoinctement avoit esté faict, conclud et accordé, moyennant certaine grosse somme de deniers, qu’il feit delivrer pour leur envoyer par le seigneur de Lautrec, lequel en eut la charge. Et comme on portoit ledict argent, les Suysses furent preschez et subornez par le cardinal de Syon, qui tenoit le party du duc Maximilian: en sorte que, contre leur foy et promesse qu’ils avoient donnée et faicte aux gens du Roy, aveuglez de l’ambition qu’ils avoient de dominer sur les roys et princes (comme ils s’attendoient bien par le moïen de ceste guerre), deliberèrent de faire ung villain et lasche tour. Qui estoit de surprendre le Roy et son armée, cependant qu’on leur portoit ce qu’il leur avoit esté promis. Et d’advantage, ils avoient deliberé de prendre l’argent du Roy, et après ce luy donner la bataille, comme ils feirent, n’ayantz aulcun esgard à justice et equité. Mais la fin miserable de leur entreprinse donne à entendre aux hommes, quelle meschanceté c’est de contrevenir à la foy compromise. Parquoy en ce lieu apprenez, traystres et violateurs de foy, comme il est desplaisant à Dieu omnipotent d’user de trahison, et esmouvoir guerre où paix est accordée.
«Le Roy fut adverty de ceste trahison, à l’heure qu’il pensoit que les Suysses comptassent son argent; et sceut la verité, qu’ilz estoient jà près de luy pour luy livrer bataille: dont il ne s’estonna. Comme ung lyon magnanime environné d’une troupe d’animaulx, bœufs, ours, loups, chiens, pour tout cela ne s’estonne, mais d’ung seul tremblement de sa hure espouvante ceste tourbe audacieuse; et s’il advient que, en derrière, par morsures clandestines il soit blessé, lors par sa force victorieuse il deffaict telle vermine: en ceste sorte le Roy, ayant enduré pour ung temps l’insolence des Suysses, et congnoissant qu’ilz s’efforçoient de le dompter, jaçoit qu’il fust jeune, se delibéra de les attendre et d’estre le premier en ce labeur. Où il ne s’espairgna, et voulut bien rabattre l’orgueil d’une nation qui se dict estre née aux armes.
«Le quatorziesme jour de septembre, mil cinq cents et quinze, environ trois ou quatre heures après mydi, les Suysses accompaignez des Millannois vindrent frapper sur l’armée de France, qui estoit au champ Saincte-Brigide, près Marignan. Les Françoys ne s’esbahirent aulcunement, et, sur touts, les adventuriers se porterent très-bien, et supplièrent le deffault des Allemands de la bande noyre, qui avoient tourné le doz, pensantz que le Roy eust intelligence avec les Suysses, et qu’on les voulust deffaire. Lesquelz incontinent après, advertiz de la verité, se misrent en debvoir et frapperent sur les Suysses: desquelz les adventuriers françoys (qui n’estoient que deux mille, ou environ) avoient deffaict une bande de quatre mille. Les aultres bandes se misrent à frapper sur la bataille où estoit le Roy, et s’attendoient bien de mectre en desarroy les Françoys, comme ilz avoient faict à Novarre, l’an mil cinq cents et treize. Mais l’artillerie besongna si bien avec les hommes, que les Suysses ne furent pas les plus fortz. Non dissemblable fureur convertit en ire deux taureaux courantz du hault d’une montaigne après une vache chaulde. L’un et l’aultre se faict guerre, front contre front, cornes contre cornes. Ainsi entrelassez se donnent plusieurs coups, se fichant les cornes dans la chair l’ung de l’autre: tant qu’on leur voirroit le col et espaules rougir de sang. Si n’est leur combat fini jusques à ce que l’ung, vaincu, fasse tel bruict par sa voix, que ciel, et terre, et lieux circunvoisins en retentissent. En telle ardeur estoient les Françoys et Suysses meslez ensemble, ne craignantz, d’ung costé et aultre, ou coups ou plaies: comme ung sanglier eschauffé ne crainct en rien la morsure des chiens, et ne daigner eviter espée ou dart du veneur.
«Les Suysses de plus en plus assailloient les Françoys à eulx resistantz; et combien qu’ilz se sentissent les moindres, pour cela n’estoit remise leur ardeur, mais de plus en plus s’efforçoient d’entrer sur les Françoys. De l’aultre part, les Françoys tenoient bon et faisoient une merveilleuse tuerie sur leurs ennemys. Sur ce conflict la nuit survint, qui n’empescha toutesfois que d’ung costé et aultre le combat ne fust maintenu, pour ce qu’il y avoit pleine lune. Et lors il y eut grande effusion de sang: car ilz estoient tant encharnez les ungs sur les aultres, que jamais ne se departirent tant qu’ilz se peurent recongnoistre. Voire et si, entrerent au camp l’ung de l’aultre. Et pour abuser les Françoys, les Suysses, en ceste obscurité de la nuit, crioient: France! France! et neantmoins tuoient les Françoys. A la fin, chascun fut contrainct de cesser après que la lune fut couchée. Et lors chascun cherchoit son ennemy, comme ung lymier chercheroit sa proye si elle luy estoit eschappée.
«Ceste nuict là n’y eut aulcun repos en tous les deux camps. Et eust on dict que ce premier conflict estoit une flamme grande dedans laquelle on jecte une goutte d’eau qui ne la peult estaindre, mais plus tost augmenter; ou bien que c’estoit ung ulcere attainct d’ung coup d’ongle sans estre purgé de son infection; car, pour toute la tuerie precedente, l’ardeur de ces deux camps n’estoit amoindrie; mais, d’ung costé et aultre, on n’eust ouy toute la nuict que menaces de mort et d’ung combat plus cruel que devant. Ceulx qui estoient blessez esperoient se venger le lendemain sur leurs ennemys; ceulx qui estoient entiers et sans blessure enrageoient d’entrer au combat et donner coups ou en recepvoir. Et ainsi, les ungs et les aultres ne desiroient aultre chose que le retour du jour pour renouveler la bataille.
«Cependant le roy Françoys, de son costé, visitoit son camp et incitoit ses gens de guerre pour le lendemain en telles paroles:
«—Et ainsi, ainsi triumphe de son ennemy la nation françoyse (ô compaignons), et ne peult estre domptée par armes. Le Suysse est rompu, la victoire est nostre. Que tel honneur, que telle gloire ne nous soit ostée! Et si aulcune affection de renom vous esmeut, si aussi je me suis promis par vostre vertu la victoire (que jà eussions sans la nuict survenue), que demain chascun de vous se monstre couraigeux et ne se laisse surmonter. O que les Suysses sont bien gens pour vaincre et la nation françoyse et le roy des Françoys! Seriez-vous si depourveuz de cœur d’endurer telle injure?»
«Par telle maniere le roy Françoys alloit çà et là, exhortant ses bandes, incitant ceulx qui d’eulx-mesmes estoient assez enflammez. A telle exhortation, chascun augmentoit son couraige, conspirant la deffaicte universelle des Suysses, et sembloit à veoir que ce feussent tigres qui ont perdu leurs petitz. Telle beste en telle infortune est remplie de fureur et monstre bien semblant de vouloir perdre la vie pour se venger du rapteur; elle court çà et là toute enragée, aguisant ses dents et ongles à toutes heurtes, et s’il advient qu’elle rencontre le larron de sa lignée, c’est merveille de veoir la rage qu’elle exerce sur iceluy, en façon qu’elle n’est contente de le mectre en mille pieces. De telle fureur doncq estoient esprins les Françoys contre les Suysses quand ce viendroit à l’aulbe du jour pour se mectre en combat.
«De l’aultre part, les cappitaines des Suysses faisaient leur debvoir d’inciter leurs gens, et les eschauffoient par telz dictz:
«—Serons-nous à ceste heure vaincus par les Françoys sans nous venger, nous ausquelz on a tousjours attribué toute louange en faict d’armes, nous ausquelz à grand’peine l’invincible Cæsar peult resister au temps passé? Sera-t-il dict que la vertu tant excellente de noz predecesseurs preigne fin en nous? Nostre loz et renommée anticque sera elle ainsi conculquée et deprimée par nostre deffault? Nos forces ne sont encore bien attainctes au vif; les Françoys n’ont encores soustenu qu’ung commencement de bataille. Demain au matin ils congnoistront que sçavons faire, moyennant qu’ayons bon cueur et deschassions toute craincte, usantz de nostre magnanimité anticque. Noz ennemys ne nous surmontent ny par multitude ny par usage d’armes: faisons donc que de hardiesse et prouesse ilz n’aient advantage sur nous. Il n’y a aucune volonté divine à nous adversaire; ce sont touts mortelz contre lesquelz debvons combattre, nous avons aultant de mains et aultant d’armes qu’eulx. Parquoy faisons en sorte que l’on die par cy après qu’avons vaincu ung roy de France, comme les plus puissantz de touts; faisons que ce comble de louange soit adjousté à nostre renom premier. En ceste sorte toutes nations estranges craindront par cy-après d’entrer en bataille contre les Suysses.»
«Par telles exhortations les bandes des ennemys furent si fort esmeues, qu’elles ne desiroient aultre chose que ruer sur les Françoys, se persuadantz estre ung acte fort honorable que de mourir en bataille ou reporter en leur païs leurs enseignes triumphantes de la deffaicte d’ung roy. Et en telle ardeur de combattre estoit l’ung et l’aultre camp, consumant la nuict en menaces horribles, et n’attendant aultre chose que le jour pour recommencer le conflict.
«Le jour venu, tabourins, fifres et trompettes commencerent à sonner asprement des deux costés. Les Suysses encharnez sur les Françoys retournèrent hardyment au combat, faisantz grand effort sur noz gens; mais ilz furent recullez et fort endommagez par l’artillerie, qui feit merveille de bien tirer soubz la conduicte du seneschal d’Armignac, où il acquist gros honneur. Et de l’aultre part, les Françoys se voïantz les plus fortz augmentèrent leur courage, et commencèrent à entrer bien avant sur les Suysses. Comme ung loup enragé de faim, se trouvant en la troupe ou de brebis ou de chievres, avec la gueulle ouverte et son chef incliné, se repaist du sang de tel bestail, et se lave la gorge à l’occision d’icelluy; puis, par mespris, chasse devant luy le remanant des bestes vivantes, et se baigne au sang de celles qu’il voit couchées par terre: non aultrement faisoient les Françoys contre les Suysses; et d’aultant plus que lesdictz Suysses s’efforçoient de mectre en roupte les Françoys, d’aultant plus les Françoys se trouvoient resistantz et courageux au combat.
«Neantmoins, pour tout cela, l’ardeur d’ung costé et aultre ne cesse, mais s’augmente de plus en plus en combattant; et ne sçait-on en quelle part doibt incliner la victoire, tant est la fin de ce conflict douteuse. Maintenant les Suysses prennent courage, et cuident avoir surmonté les Françoys; maintenant les Françoys se pensent estre victorieux. En tel espoir, le conflict dure long temps, et n’est à presupposer que d’ung costé et aultre les cappitaines et chefz de l’armée ne feissent leur debvoir de bien instiguer leur souldarts à combattre vaillamment. Tout ainsi que si les vents s’eslievent en l’air, de couraige et force semblable combattantz entre eulx, ny les ungs ny les aultres ne se veulent montrer inferieurs; les nues tiennent bon, la mer tient bon, le conflict est doubteux long temps, et quant aux vents, chascun d’eulx pretend la victoire: en telle obstination combattoient l’ung contre l’aultre Françoys et Suysses. Mais, à la fin, Mars commença à adherer à la partie des Françoys, et delaissa les Suysses. Ce que voïantz lesdictz Suysses, et cognoissantz leur perte et desarroy, tournèrent le doz et s’enfuirent vers Millan; et n’eust esté la poulcière, jamais ne s’en fust saulvé cent. Toutefois, pour leur roupte, ils ne laissèrent de faire front en partie, et cachèrent leur fuyte le plus honnestement qu’ils peulrent, se retirantz comme ne se voulantz retirer. En la sorte qu’ung serpent se trouvant au chemin, si quelcque charrette luy passe par dessus, ou si quelcque voyageur le persecute de coups de pierre et le laisse demy mort, bien en vain allors il commence de se contourner, ouvrir ses yeulx ardentz plus que devant, et siffler à toute oultrance, haussant le col plus que de mesure; la partie blessée retarde son effort, et à la fin est contrainct, tellement quellement, trouver refuge en son pertuis et eviter l’instance du voïageur: en semblable figure les Suysses se commencèrent à retirer, et tourner le doz aux Françoys victorieux. Toutesfoys il en demeura de quinze à seize mille, tant au camp que par les chemins, en fuyant vers Cosme et Millan. Les Venitiens vindrent au secours soubz la conduicte de messire Barthelemy d’Alviane, et aussi le filz du comte Petiliane, qui donnèrent sur la queue desdictz Suysses et aultres gens qui estoient venuz avec eulx: car ils estoient sortiz de Millan trente et six mille combattantz, tant à pied qu’à cheval.
«Plusieurs princes de France et d’ailleurs, tenantz le party du roy, furent vaillamment occiz en ceste bataille et seconde journée; et entre aultres: le filz du comte de Petiliane; le seigneur de Hymbercourt; François monsieur, frère puisné du duc de Bourbon; monseigneur Charles de la Trimouille, prince de Thalemont, filz du seigneur de la Trimouille, lequel estoit aussi avec le roy. Aussi y furent occiz: le comte de Sanxerre; le seigneur de Bussy; le cappitaine Mouy, et aultres cappitaines et gens de bien. Une bande desdictz Suysses, qui s’estoient retirez à l’avant garde que conduisoit le duc de Bourbon, comme gens aveuglez, se misrent en une cassine, où ledict seigneur de Bourbon les feit tous brusler. Or, enfin, la gendarmerie de France ne cessa de les poursuivre, tant que l’haleine des chevaulx peult durer.»
Il y a, si je ne me trompe, du mouvement, du drame et de la vie, dans ce vaste tableau d’histoire nationale, dans ce récit à la Tite-Live d’une bataille épique à laquelle nous pouvons encore songer avec orgueil. N’y retrouvons-nous pas, en effet, la France militaire du seizième siècle, aussi rapide, aussi foudroyante, aussi indomptable dans son élan sur l’ennemi, que la France de nos jours? Franchement, j’aime à sentir vibrer, au cœur de mon héros, la fibre patriotique en même temps que le classique enthousiasme, et la religion du pays à côté du culte de Cicéron. Il y a place pour tout dans une grande âme! Malgré des latinismes un peu trop fréquents, la prose française de notre Estienne me paraît presque toujours à la hauteur du noble sujet qu’elle retrace. Ce vieux style, aux naïves rudesses, ne s’ajuste pas trop mal, il me semble, à la taille des hommes de fer du combat des géants.
Après l’historien, voyons maintenant le traducteur. L’échantillon suivant, précédé du texte original dont il est la reproduction, pourra suffire à faire connaître Dolet sous ce rapport. Je l’emprunte à ses Epistres familiaires de Marc Tulle Cicero, père d’eloquence latine, etc. (fol. 203, recto et verso):
«M. T. Cicero, procos., C. Marcello, Cos. design., s. p. d.
«Maxima sum lætitia affectus, quum audivi, te consulem factum esse: eumque honorem tibi Deos fortunare volo, atque a te pro tua parentisque tui dignitate administrari. Nam quum te semper amavi dilexique, tum mei amantissimum cognovi in omni varietate rerum mearum; tum patris tui pluribus beneficiis vel defensus tristibus temporibus, vel ornatus secundis, et sum totus vester, et esse debeo; quum præsertim matris tuæ, gravissimæ atque optimæ feminæ, majora erga salutem dignitatemque meam studia, quam erant a muliere postulanda, perspexerim. Quapropter a te peto in majorem modum, ut me absentem diligas atque defendas. Vale.»
«M. T. Cicero, proconsul, à C. Marcellus, consul designé, salut.
«J’ay repceu une grand’joye, quand j’ay entendu que tu estoys consul: et prie les Dieux qu’ilz te donnent bon heur en ceste office, et te facent la grâce que tu la puisses administrer selon ta dignité et reputation, et la renommée de ton père. Car si je t’ay tousjours aymé et tenu cher, pource que je t’ay trouvé amy en toutes mes fortunes; à cause aussi que j’ay repceu plusieurs plaisirs de ton père, soit pour avoir esté deffendu par luy en mes infortunes, ou aorné en ma prosperité: il est besoing que je soys et que je doibve estre tout vostre, veu mesmement que ta mère (femme de singulière gravité et bonté) a faict, pour mon salut et dignité, plus beaucoup qu’il ne se peult espérer d’une femme. Parquoy je te prie, tant que je puis, que tu m’aymes et deffendes en mon absence. Adieu.»
Dans l’Epistre au lecteur qu’il a mise en tête de ce volume, Dolet annonce, comme complément de ses travaux sur la langue française, un grand dictionnaire vulgaire dont il garantit la prochaine impression... Hélas! le malheureux comptait encore sans le bûcher de la place Maubert!... Quoique nous ayons dans le même genre l’ouvrage bien connu de Nicot, celui de notre Estienne n’en est pas moins à regretter; et tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de notre ancien idiome, partageront, j’en suis convaincu, mon sentiment à cet égard. Quand je songe à l’érudition, à l’exactitude, à la puissante méthode, à la sévère conscience qui distinguent les Commentaires sur la langue latine, quel dommage, me dis-je alors malgré moi,—et cela, du fond du cœur,—quel dommage qu’on n’ait pu avoir de la même main deux pareils volumes in-folio de Commentaires sur la langue française... c’est-à-dire sur la vieille langue gauloise de Marot, de Desperiers et de Rabelais!
Au recto du dernier feuillet des Epistres familiaires, je découvre, à propos de notre savant imprimeur, un renseignement curieux, et que j’aurais grand tort de passer sous silence. Le voici; je ne saurais mieux terminer ce chapitre:
«Ce present Œuvre fut achevé d’imprimer, le XXVIII d’apvril 1542, à Lyon, chés Estienne Dolet, pour lors demeurant en rue Mercière, à l’enseigne de la Dolouëre d’or.»
[107] Ramus a donné, dans sa Grammaire françoyse (Paris, André Wechel, 1572, in-8o), la liste des grammairiens qui, avant lui, ont essayé de réformer l’abus de nostre escripture. Voici le passage en entier; on verra que Dolet y tient sa place:
«Je commenceray par la Grammaire gaulloyse ou françoyse anciennement celebrée par nos druydes, par nos roys Chilperic et Charlemagne, nagueres comme revoquée des enfers par le grand roy Françoys, traictée en diverses façons par plusieurs autheurs. Jacques Sylvius, qui est decedé en la profession royalle de medecine, la presenta à la royne Leonor à son advenement, et tascha de reformer l’abus de nostre escripture, et faire qu’elle convint à la parolle, comme appert par les characteres lors figurés par Robert Estienne, et pratiqués par toute la Grammaire. Geoffroy Tory, maistre du pot cassé, lors imprimeur du roy, en mit en lumière quelque traicté. Dolet en a composé quelque partie, comme des poins et apostrophes; mais la conduicte de ceste œuvre plus haulte et plus magnifique et de plus riche et diverse estoffe est propre à Loys Megret, combien qu’il n’ayt point persuadé entierement à ung chascun touchant l’orthographe. Jacques Pelletier a debatu subtillement ce poinct d’orthographe, en ensuivant, non pas les characteres, mais le conseil de Sylvius et de Megret. Guillaume des Autels l’a fort combattu, pour deffendre et maintenir l’escripture vulgaire. Lors, esmeus d’une si louable entreprise, nous en fismes aussi quelque coup d’essay, tendants à demonstrer que nostre langue estoit capable de tout embellissement et aornement, que les aultres ayent jamais eu. Les plus recens ont evité toute controverse, et ont faict quelque forme de doctrine chascun à sa fantaisie. Jean Pilot, Jean Grenier, Anthoine Caucie en latin; Robert Estienne en latin et en françoys; Joachim du Bellay, le vray Catulle des Françoys, a mis en lumiere une Illustration de la langue françoyse. Depuis, Henry Estienne a escrit la Conformité du langaige françoys avec le grec; et ne doubte point (s’il s’adonne à ceste estude) qu’il ne nous donne ung aussi riche Tresor de la langue françoyse, comme il nous a donné de la langue grecque. Nagueres J. A. de Baïf a doctement et vertueusement entreprins le poinct de la droicte escripture, et l’a fort esbranlé par ses vives et pregnantes persuasions.»
[108] On a, dans le même genre, d’un contemporain de Dolet, Guillaume Paradin de Cuiseaux:
Histoire de nostre temps (depuis l’avénement de François Ier jusqu’en 1558). Lyon, de Tournes ou Michel, 1558, in-16.
Cet ouvrage de Paradin n’est point sans mérite. Comme Dolet, l’auteur l’écrivit d’abord en latin, et en publia plus tard la traduction et la continuation en français.
CHAPITRE XII.
Ses relations avec Budé, Rabelais, Marot, Salmon Macrin
et Jean de Tournes. — Savait-il le grec?
Encore une digression: mais avec Dolet, il n’y a guère moyen de procéder autrement. D’ailleurs, elle achèvera de donner toute sa ressemblance au portrait multiple que j’essaye de tracer.
A la page 169 du volume déjà cité qui renferme les deux Harangues contre Toulouse, je trouve la lettre suivante, adressée à mon héros par le célèbre helléniste Guillaume Budé, par celui qu’Erasme surnommait hautement le Prodige de la France:
«Quod tu mihi in eleganti et tersa epistola tua operam, studium, curam, defers officiose et ingenue, id vero gratum mihi atque jucundum, per (inquam) gratum fuit, ut debuit; velimque ut existimes eo me animo erga te esse, ut pares officii vices refundere tibi statuerim, ad eumdemque modum benignitatis egregiæque voluntatis atque obsequiosæ, idque sine vaniloquentiæ fuco: tametsi doctrinam tuam ex litteris tuis suspicari et judicare, non etiam institutum vitæ et conditionem cognoscere potui. Vale, et quod a me contendisse litteris tuis videre, ut amicorum meorum numero te adscribam, hujus epistolæ fide abstulisse te tibimet ipse sine cunctatione sponde. Parisiis, nono cal. febr.»
«Dans votre lettre élégante et châtiée, vous mettez à mon service votre zèle, votre affection et votre dévouement. Cette déférence officieuse et ingénue m’a été douce, oui, bien douce, comme de raison. A votre tour, soyez convaincu d’une chose: c’est que j’ai la ferme intention de vous rendre la pareille; de vous traiter, en un mot, avec la même bienveillance et la même courtoisie, toute vanterie à part. Un mot seulement: votre lettre me laisse soupçonner et apprécier en vous un homme instruit, sans toutefois qu’elle puisse me faire connaître votre genre de vie et votre condition. Adieu; et quant à ce que vous semblez réclamer de moi par votre correspondance, à savoir que je vous compte au nombre de mes amis, ma présente lettre vous garantira, sans l’ombre d’un doute, l’accomplissement de vos vœux à cet égard. Paris, 23 janvier (1533).»
Comme on le voit par l’avant-dernière phrase, Budé manifestait le désir de connaître, d’une façon plus intime et plus personnelle, son jeune et docte correspondant. Dolet s’empressa de le satisfaire, et en lui répondant de Toulouse le 20 avril suivant, il lui raconta de point en point toutes les particularités de son enfance, de son éducation, de son voyage et de son séjour en Italie. Il lui fit part en même temps de ses chères études, de ses travaux assidus sur Cicéron, de son culte pour ce grand homme, auquel il associait, en raison de la pureté de leur style, Salluste, César, Térence et Tite-Live. Cette confiance, cette franchise juvénile flatta sans doute l’austère Budé; notre Estienne, un jour peut-être en sa vie, s’était montré habile et prudent. Plus d’une fois, par la suite, il dut se ressentir de la sympathie puissamment protectrice qu’il avait eu le bonheur et l’adresse de conquérir ce jour-là. Ce fut donc vraisemblablement pour faire acte de reconnaissance, comme aussi, je n’en doute pas, dans le but d’avouer loyalement son devancier et son initiateur, qu’il dédia plus tard, en 1536 et en 1538, ses Commentaires sur la langue latine à l’auteur des Commentaires sur la langue grecque, dont la première édition avait paru chez Robert Estienne, en 1529, in-folio.
Passons au sublime abstracteur de quintessence, au très-véridique chroniqueur du grand Gargantua et de Pantagruel son fils, à cet Homère bouffon dont notre imprimeur, en bon et féal compaing qu’il était, publia l’Iliade en l’an de grâce 1542[109]. Bon an, bonne œuvre.
C’est à Lyon que Dolet le cicéronien avait fait connaissance avec le joyeux Panurge, grand amateur aussi, malgré sa nature gauloise, de la belle langue romaine du siècle d’Auguste. Estienne, entre autres souvenirs d’amitié, lui a consacré trois de ses Poésies latines (I, 56; II, 14; IV, 18). La deuxième de ces pièces est une courte réponse à cinq distiques latins, dans lesquels Rabelais envoyait à notre humaniste la recette jusque alors perdue du Garum, espèce de saumure antique. La dernière et la plus originale fait parler en ces termes le cadavre d’un pendu, qui s’applaudit d’être disséqué publiquement par le docte François, médecin à l’hôpital de Lyon:
«La Fortune, dans sa fureur, avait juré par le Styx et par le sombre Orcus, d’amasser tous les maux, tous les opprobres sur ma tête. Tandis qu’elle poursuit son but, et qu’elle redouble d’efforts pour assouvir sur moi sa haine infernale, en un clin d’œil me voici plongé dans un cachot; et je n’en sors, pauvre diable! que pour grimacer au bout d’une potence. Mais voyez un peu le caprice du Destin! En un clin d’œil, j’avais péri d’une mort violente: en un clin d’œil aussi, j’obtiens ce qu’à peine l’on oserait demander au grand Jupiter. Publiquement exposé dans une vaste enceinte, je sers de sujet à une merveilleuse dissection; un médecin, véritable prodige de science, explique avec une lucidité sans égale l’habileté, l’artiste symétrie que notre mère la Nature a déployées dans la composition du corps humain. Un nombreux amphithéâtre contemple ma dissection, et admire en moi le chef-d’œuvre de Dieu. Pends-toi, Fortune! Je nage dans les honneurs, moi que tu as voulu servir en pâture aux corbeaux, moi dont tu as prétendu faire le jouet des vents.»
Ami de Rabelais, et consultant volontiers à son exemple, comme on le verra tout à l’heure quand je parlerai de Jean de Tournes, l’oracle infaillible de la dive Bacbuc, Dolet ne pouvait manquer de se lier au même titre avec Clément Marot, cet autre héritier de Villon, cet autre enfant de la vieille Gaule, magna parens virûm! D’ailleurs, on le devine aisément, il y avait entre eux accord parfait de goûts et d’opinions, communauté de hardiesses compromettantes, et, pour ainsi dire, affinité d’humeur buissonnière, sauf, j’en conviens, un peu plus d’entregent de la part de Marot. Quoi qu’il en soit, Estienne a consigné, dans ses Commentaires et surtout dans ses Poésies latines[110], des preuves nombreuses de l’amitié qui l’unissait au gracieux trouvère du seizième siècle. Je trouve, par exemple, au second volume des Commentaires, colonne 403, la digression suivante, qui m’a semblé valoir la peine d’être citée et traduite, ne fût-ce que pour l’énergie du style et la noblesse des sentiments qu’elle exprime:
«Gallicæ linguæ primas partes tenuit nostra ætate Clemens Marotus, poeta versu scribendo felicissimus atque præstantissimus: in quo si quid desideres, Fortunam tantum secundam desideres, quæ virum tantum indigne omni semper injuria contumeliaque affecit, et casibus acerbissimis jactavit. Sed quis litterarum amans et Virtutis studio deditus, Fortunæ invidia non exagitatur? Quis doctus simul, et felix? Quis simul virtutis laude clarus, et fortunæ bonis cumulatus? At omnis calamitatis una est consolatio, vel merces potius maxima, posteritatis pollicitatio atque exspectatio. Virtutis prolem omni contumelia premant, flagitiose vexent, a patria ablegent, misere apud exteros exsulare cogant nefaria Fortunæ mancipia. Facile hominum stultorum conatus, facile invidiam, facile injurias ferunt, qui proposito posteritatis præmio oblectantur, et sua jam gloria defruuntur vivi, longe majore post mortem cumulandi: at corpore et nomine prorsus, ut pecora, exstinctis, a quibus tam nefarie jactati aliquando fuerint.»
«Au premier rang des écrivains qui savent manier la langue française, se place de nos jours Clément Marot, poëte de la veine la plus heureuse et la plus brillante. Je ne vois en lui qu’une chose à désirer, l’appui de la Fortune; elle n’a jamais cessé de poursuivre indignement ce grand homme, elle s’est plu à l’accabler d’outrages et d’amères persécutions. Mais où est l’amant des lettres, le zélateur de la Vertu, qui ne soit pas en butte à l’envie de la Fortune? Peut-on être à la fois savant et heureux, illustre par son mérite et favorisé des biens de ce monde? N’importe! tout malheur porte avec lui son unique consolation, que dis-je? sa haute récompense: la promesse et l’attente de la postérité. C’est en vain que les misérables esclaves de la Fortune infligent aux clients de la Vertu les affronts les plus sanglants, les avanies les plus ignominieuses; c’est en vain qu’ils les proscrivent, qu’ils les condamnent aux tortures de l’exil. On brave aisément les efforts des sots, leurs jalousies et leurs injustices, quand on a devant soi le prix de la lutte, la douce perspective de l’avenir; quand on jouit déjà d’une gloire vivante, en attendant l’immortalité d’outre-tombe; quand on sait, enfin, qu’ils meurent comme des brutes, qu’ils disparaissent, corps et nom, tous ces lâches bourreaux de la pensée!»
En 1536, maître Clément s’était vu rappeler de son exil par François Ier, et, de retour à Paris, avait reçu de ce prince le plus aimable accueil. Dolet s’empressa d’en féliciter son ami, par la pièce de vers que l’on va lire:
«Assez longtemps la cruelle Fortune t’a fait servir de jouet à ses caprices: espère et prends courage. Le ciel n’est pas toujours assombri par les nuées, et l’on y voit reparaître enfin la lumière des beaux jours. Sur la mer profonde, ne pèse pas à jamais l’horrible nuit des tempêtes. Toi non plus, tu ne seras pas continuellement en proie aux morsures de l’envie, et condamné à ramper dans une longue indigence. Il te relèvera, pauvre opprimé, cet homme en qui nous voyons la bonté, la clémence même, le roi de France! Espère, te dis-je, espère. Il sait, d’une main riche en largesses, faire pleuvoir sur le mérite les biens et les honneurs. Avec un tel prince, peux-tu rien espérer, rien désirer en vain?»
Deux ans plus tard, c’est-à-dire en 1538, Marot chargea le savant typographe, à peine installé, de faire paraître une édition exacte et complète de ses œuvres. A cette occasion, il lui écrivit une espèce de lettre-préface où il l’appelle son cher amy Dolet. Cette lettre se retrouve dans les éditions de 1542 et 1543, in-8o, sorties également des presses de notre Estienne. Je vais en extraire les passages les plus intéressants:
«Clement Marot à Estienne Dolet, salut.
«Le tort que m’ont faict ceulx qui par cy-devant ont imprimé mes œuvres, est si grand et si outrageulx, cher amy Dolet, qu’il a touché mon honneur et mis en danger ma personne: car par avare convoytise de vendre plus cher et plus tost ce qui se vendoit assez, ont adjousté à ycelles miennes œuvres plusieurs aultres qui ne me sont rien; dont les unes sont froidement et de maulvaise grâce composées, mectant sur moy l’ignorance d’aultruy, et les aultres toutes pleines de scandale et sedition... Ce que je n’ay peu sçavoir et souffrir tout ensemble. Si ay-je jecté hors de mon livre, non-seulement les maulvaises, mais les bonnes choses qui ne sont à moy ne de moy, me contentant de celles que nostre muse nous produict... Et après avoir reveu le vieil et le nouveau, changé l’ordre du livre en mieulx, et corrigé mille sortes de faultes infinies procedantes de l’imprimerie, j’ay conclud t’envoïer le tout, affin que soubz le bel et ample privileige qui, pour ta vertu meritoyre, t’a esté octroyé du roy, tu le fasses (en faveur de nostre amytié) r’imprimer, non-seulement ainsy correct que je le t’envoie, mais encores mieulx: qui te sera facile, si tu y veulx mettre la diligence esgalle à ton sçavoir...»
Il donne ensuite cet avis aux lecteurs debonnaires:
«De tous les livres qui, par cy-devant, ont esté imprimés soubz mon nom, j’advoue ceux-ci pour les meilleurs, plus amples et mieulx ordonnés; et desadvoue les aultres comme bastards ou comme enfantz gastés. Escript à Lyon, ce dernier jour de juillet, l’an mil cinq centz trente et huict.»
Jusque alors, comme vous voyez, tout allait bien entre Marot et Dolet; des deux parts, on faisait assaut de compliments. Cette même année 1538, les Commentaires du second avaient reçu du premier, aussitôt après leur apparition, l’accueil de fête, le bouquet flatteur que voici:
Plus tard, les deux intimes se brouillèrent à mort; j’ignore à quel sujet, mais ce fut probablement au milieu ou vers la fin de l’année 1543: car Dolet, qui publia cette année, comme je l’ai dit tout à l’heure, une édition in-8o des œuvres de Marot, y parle encore de celui-ci dans les termes les plus affectueux.
Mais tout changea, quand l’amour-propre froissé, mettant la haine et le mépris à la place de l’affection et de l’estime, eut séparé pour jamais ces deux natures également susceptibles. Je ne crois pas, cependant, que Marot se soit montré le plus acharné, dans le duel d’injures qui sans doute eut lieu à cette occasion. Maître Clément n’était pas un homme de fiel et de rancune; il se contenta de porter une ou deux bottes à son adversaire, puis il le laissa tranquille et passa son chemin.
En effet, parmi les épigrammes de ce poëte, j’en ai trouvé deux, pas davantage, qui se rattachent à sa querelle avec Dolet. La première, intitulée Contre l’inique, est adressée à Antoine Dumoulin[112], Masconnois, et à Claude Galland. Voici en quels termes:
La seconde, imitée de Martial, est ainsi conçue:
Marot n’a pas eu de bonheur dans sa prophétie, suivant une remarque spirituelle de son éditeur Lenglet-Dufresnoy. Bien des opinions peuvent se formuler sur le compte de Dolet; mais, à coup sûr, on ne dira jamais qu’il n’a pas fait de bruit à sa mort.
C’est probablement par l’intermédiaire de Marot, leur ami commun, que Dolet fut mis en relation avec l’Horace français, Salmon Macrin de Loudun, l’un des plus célèbres poëtes latins modernes du seizième siècle. On a déjà vu précédemment, au chapitre X, avec quelle chaleur d’enthousiasme Macrin salua l’apparition des poésies latines de Dolet. Ce n’était pas le premier témoignage de sa sympathie pour le courageux savant. En 1537, il inséra (p. 37) dans le volume de ses Hymnes, publié chez Robert Estienne, une assez longue pièce hendécasyllabique (Ad Poetas gallicos, Aux Poëtes de la France), où il associa notre humaniste à quatre autres héritiers de la muse antique, Germain Brice, Dampierre, Nicolas Bourbon et Jean Voulté, pour leur rendre à tous les cinq un hommage collectif, et les prier de l’admettre, lui sixième, dans leur poétique phalange. Voici, du reste, les vers de Macrin, suivis, comme toujours, de la traduction française:
«Brice, Dampierre, Bourbon, Dolet, et toi, Vulteius, auteur d’un récent ouvrage; poëtes riches en bien dire, en nombres élégants, âmes heureuses et dignes d’honneur; vous dont notre France est glorieuse et qu’elle oppose avec une noble audace aux nations ausoniennes, quelle récompense obtiendrez-vous de la patrie? Quels décrets vous dresseront un piédestal à la hauteur de votre génie charmant, célèbres fils de la Muse? car c’est grâce à vos soins, à vos veilles, à votre insigne érudition, que cette France, naguère encore barbare et sans culture, se polit en dépouillant ses mœurs agrestes; c’est par vous qu’elle défie l’Attique elle-même, la Grèce tout entière, les doctes arrière-neveux de Rémus, et qu’elle ne se croit pas inférieure à l’Italie. Il est beau, sans doute, de défendre son pays, d’écraser sous les armes l’agression étrangère, d’enceindre les villes de hautes murailles, de trôner au-dessus d’un attelage blanc comme la neige, d’ériger des arcs de triomphe et d’orner çà et là de superbes trophées en y fixant les dépouilles des vaincus; il est beau de construire des cirques, d’élever des temples, de bâtir des citadelles, de faire passer des aqueducs à travers une ville, et de répandre avec une largesse chevaleresque, sur ceux-ci, sur ceux-là, homme par homme, le congiarium ou les donativa. Oh! voilà qui est grand, je l’avoue; et pour soutenir le contraire, Brice, Dampierre, Bourbon, Dolet, et toi, Vulteius, auteur d’un récent ouvrage, il faudrait avoir les fibres du cœur pétrifiées. Eh bien! avec la longueur du temps, toutes ces gloires se lézardent; exposées aux chutes, aux ruines, elles s’écroulent au sinistre contact de la foudre. Mais le brillant panégyrique des poëtes, mais la Muse abreuvée du nectar de l’Hymète, voilà ce qui supportera sans cesse l’assaut des années, ce qui ne périra jamais; tant que le dôme céleste allumera ses étoiles d’or, tant que l’été redoublera ses ardeurs excessives et que les fleuves se précipiteront dans la vaste mer... Oui, les artistes des louanges poétiques et ceux qu’avec une fanfare sonore le clairon sacré des bardes a exaltés pour jamais, ceux-là sont transfigurés, ceux-là sont immortels. Ils braveront la série des ans; œuvres et poëtes vivront dans l’éternité. Donc, puisque l’enthousiasme aonien me transporte, admettez-moi dans vos chœurs à titre d’ami; appelez-moi, sixième, dans votre sainte phalange. Si j’obtiens cette juste faveur, mon front sublime ira toucher les astres, et je ne changerai pas ma gloire contre les richesses de Crassus, Brice, Dampierre, Bourbon, Dolet, et toi, Vulteius, auteur d’un récent ouvrage.»
Estienne voulut acquitter sa dette et répondre de son mieux à la courtoisie de cet excellent Macrin. Bonne pensée, comme toutes les pensées du cœur. Elle lui inspira la pièce suivante, qui forme la huitième du second livre de ses Carmina de 1538:
«Harcelé par une légion d’ennuis que je m’efforçais bravement de mettre en fuite, le hasard veut, cher Macrin, que je rende visite à Robert Estienne. Là, quelle faveur du sort! je tombe sur un volume de tes vers, encore chaud des étreintes de la presse; tu devines alors ma joie soudaine. D’abord je me sens ravi par la merveilleuse élégance de ton style et par cette grâce poétique inconnue même aux anciens; ensuite je m’applaudis de voir la gloire française s’élever jusqu’au ciel sous ton heureuse impulsion. Oh! mon ivresse était bien naturelle; un instant j’ai pu bannir mes chagrins, oublier mes angoisses, et c’est à toi, cher Macrin, que j’ai dû ce bonheur!»
Parmi tous ces compaings de notre Estienne, je n’aurai garde d’oublier un de ses plus célèbres confrères, l’imprimeur Jean de Tournes. Né à Lyon en 1504, mort de la peste, dans la même ville, en 1564, cet habile typographe avait fait, avant 1540, son apprentissage dans les doctes ateliers de Sébastien Gryphius, et c’est là sans doute qu’il connut Dolet. Comme preuve de la bonne amitié qui dès lors s’établit entre eux, je trouve dans les Poésies latines de celui-ci (II, 36) la pièce suivante, adressée ad Joannem Turnœum et Vincentium Piletum combibones suos (A Jean de Tournes et à Vincent Pilet, ses camarades de bouteille):
«En quelque lieu que tu sois, Bacchus, viens, porte ici tes pas, et amène avec toi toutes les Charites. Les ennuis décamperont à l’aspect de ta sainte divinité; ils décamperont devant toi, ces ennuis si peu propices aux festins, si antipathiques aux assemblées de buveurs. Que le chant, les jeux, la danse, ébranlent la maison: au diable les visages sévères, les fronts lourds de gravité! Combattons avec cœur, en héros, le verre à la main. Vive la joie! c’est l’ordre du jour. Arrière les conseils prudents et sobres: qu’ici la folie soit reine, et que chacun se fonde dans une douce ivresse. A toi, Lyæus, joyeux père, à toi de nous procurer ce bonheur; viens nous échauffer de ta flamme puissante; viens, te dis-je, Lyæus, père des bons compagnons! Nous t’immolerons cent boucs, nous célébrerons en ton honneur les Bacchanales; tout ce que le vin, ta liqueur, enfante de génie, nous te le réservons sans fraude!»
Au dire de la Monnoye (dans son édition de Baillet, t. I, p. 372), «il ne paroît point par les œuvres de Dolet, qu’il ait sçu le grec. Ses prétendues versions de l’Hipparchus de Platon, et de l’Axiochus, ont été faites d’après les interprétations latines qu’il en avoit trouvées».
Maittaire, qui reproduit en note (vol. cité, p. 82) cette assertion du savant dijonnais, la combat au moyen d’un argument plus spécieux que solide, en invoquant l’autorité de La Croix du Maine et de Du Verdier, tous deux probablement versés dans la langue grecque.
«C’est pourquoi, dit Née de la Rochelle, je crois devoir le renforcer: 1o par cet aveu de Dolet, qui nous dit, dans une Epistre au peuple françoys imprimée avec sa Manière de bien traduire, que «la lecture des langues latine et grecque estoit son estude principale»; 2o par le privilége qui lui fut accordé par François Ier «pour l’impression des livres en lettres latines, grecques, italiennes et françoyses, qu’il auroit composez en ces langues, ou traduictz, deument reveuz, amendez, illustrez, annotez», etc.; 3o en affirmant qu’il lui auroit été impossible d’entendre et de traduire les ouvrages de Cicéron sans savoir la langue grecque, puisque cet orateur a fait un usage fréquent de mots grecs, ou composés par lui du grec, qu’il a inséré dans ses ouvrages un assez grand nombre de vers et de passages grecs, et qu’il en a traduit ou imité une plus grande quantité: ainsi Dolet auroit été arrêté à chaque ligne de sa traduction des Lettres familières et surtout des Tusculanes de Cicéron, où cet auteur traite de tant de matières curieuses et philosophiques; 4o en rétorquant l’argument qu’on pourroit tirer de ce qu’il n’a point imprimé de livres grecs, car je n’ai vu aucun ouvrage italien qui soit sorti de ses presses: pourroit-on nier cependant qu’il ait su cette langue, après un séjour de quatre ans et plus en Italie?»
A la suite du recueil des Poésies latines de Dolet, on trouve, comme je l’ai déjà dit, un certain nombre de vers grecs et latins, composés en son honneur par quelques-uns de ses amis. Honoré Veracius, entre autres, lui consacre deux petites pièces grecques, dont voici la première:
«Bon grammairien, bon poëte, si quelqu’un l’est aujourd’hui, c’est à coup sûr Dolet, bon grammairien, bon poëte.
«Brillant historien, doux chanteur, si quelqu’un l’est aujourd’hui, c’est à coup sûr Dolet, brillant historien, doux chanteur.
«Savant astronome, orateur disert, si quelqu’un l’est aujourd’hui, c’est à coup sûr Dolet, savant astronome, orateur disert.»
Je partage encore, à cet égard, l’opinion de Née de la Rochelle: ce serait se moquer d’un savant, que de lui adresser, ou, si l’on veut, de lui asséner des compliments de cette force, dans une langue qu’il ne comprendrait pas. Dolet comprit si bien, qu’il répondit à Veracius. Cette réponse est même plus modeste qu’on ne le croirait. La voici:
«Les éloges dont tu m’accables me sont doux à entendre, j’en conviens; car il est toujours agréable d’être loué par un homme que chacun loue. Mais qu’il me serait bien plus doux, bien plus agréable, de voir les dieux, fléchis par tes prières, me départir à profusion les glorieuses faveurs pour lesquelles tu m’accables d’éloges, toi qui les réunis toutes dans un degré souverain de perfection!»
Concluons maintenant que, sans être un helléniste de la force de Guillaume Budé, Dolet néanmoins savait encore assez de grec pour comprendre et traduire Platon, non-seulement à l’aide de telle ou telle version latine, ainsi que la Monnoye l’affirme sans aucune espèce de preuve, mais directement et sur le texte original.
Après cela, quand on traduit un auteur grec, il n’a jamais été défendu, que je sache, de s’appuyer un peu sur les interprètes latins. Le droit au bâton est un des priviléges du voyage à pied.
[109] V. plus loin, à ma Bibliographie dolétienne, un épisode relatif à cette édition de Rabelais.
[110] I, 23, 24, 28, 58, 70; II, 21, 22, 23; III, 4.
[111] Carm., II, 22.
[112] C’est Antoine Dumoulin, suivant La Croix du Maine, qui a recueilli et rassemblé, dans les dernières éditions faites de son temps, les œuvres de Clément Marot.
[113] Carm., I, 15.
CHAPITRE XIII.
Nouvelle arrestation. — Il est sauvé par Pierre du Chastel. — On brûle ses livres.
Vne femme qu’on aime, un enfant qu’on élève, de joyeulx compaignons, frères de science et de cœur, qu’on accueille à son foyer du soir; tout cela, c’est le bonheur, le bonheur calme et vrai. Mais il était dit que ce malheureux Dolet ne compterait jamais un jour paisible, un seul jour à marquer, comme les anciens, de la blanche pierre des Thraces, meliore lapillo. Il paraît qu’en le voyant établir ses presses, «les aultres maistres imprimeurs et libraires de la ville de Lyon auroient prins une grande jalousie et secrette envie, voyant qu’il commençoit à honnestement proffiter, et que, par succession de temps, il pouvoit grandement s’augmenter; et tant à ceste occasion que pour avoir soustenu les compaignons imprimeurs, au procès meu entre lesdict maistres et eulx, yceulx maistres, auroient conceu haine mortelle et inimitié capitale contre luy, et se seroient ensemble bandez pour conspirer sa ruine[114].»
Le procès dont il vient de parler fut, sans doute, celui qui surgit à Lyon, vers 1538, entre les maistres imprimeurs et leurs compaignons, parce que ces derniers s’étaient bandez ensemble pour constraindre les maistres imprimeurs de leur fournir plus gros gages et nourriture plus opulente. Cette coalition des ouvriers imprimeurs occasionna l’édit du 28 décembre 1541[115].
Mais ce n’était rien encore que cette haine mortelle et inimitié capitale des maistres imprimeurs: la monacaille du temps gardait à notre pauvre Estienne une rancune bien autrement terrible. Elle n’avait pas oublié (ces gens-là n’oublient jamais!) la grêle d’épigrammes[116] dont il avait criblé le capuchon; elle sentait toujours au cœur, comme une gangrène corrosive, la blessure que notre courageux savant lui avait faite, en foudroyant dans ses Commentaires le sacrilége complot des sorbonistes contre l’art typographique[117]. Et puis, comment lui pardonner les sobriquets indécents dont il avait affublé tous les membres de cette auguste Sorbonne, dans son édition de Rabelais[118]? N’avait-il pas, en outre, imprimé les Œuvres de maistre Clément Marot, cet infâme qui mangeait du lard en plein vendredi, sans craindre une indigestion providentielle? Que dis-je? n’était-il pas lui-même «reprins d’avoir mangé chair en temps de karesme, et aultres jours prohibez et deffenduz par saincte Eglise[119]?» N’était il pas accusé d’avoir dit, à ce propos, «qu’il pouvoit aussy bien manger de la viande, comme le pape le vouloit constraindre à manger du poisson[120]?» Enfin, pour combler la mesure des attentats, ne publiait-il pas la saincte Escripture en langue vulgaire?...
Traduire la Bible dans l’idiome des masses! admettre le menu peuple, aussi bien que les Scribes et les Pharisiens, à l’examen sur pièces de la vérité catholique!... Haro, haro sur l’impie!...
Provisoirement, on dénonça Dolet à la sainte inquisition. Frère Matthieu Orry, inquisiteur, et maistre Estienne Faye, official et vicaire de l’archevêque et comte de Lyon, rendirent, le 2 octobre 1542, une sentence par laquelle ils déclaraient bel et bien «le dict Estienne Dolet maulvais, scandaleux, schismaticque, hereticque, fauteur et deffenseur des heresies et erreurs, et comme tel, le delaissoient reaulment au bras seculier[121]».
Le bras séculier, c’était tout simplement la mort... et quelle mort!... la corde ou le feu!
J’y songe: avant d’aller plus loin, un mot sur ce digne frère Matthieu Orry.
Dans le procès, on l’appelle Oroy; mais le véritable nom de ce révérend personnage était, à ce qu’il semble, Orry. Il avait été promu à la charge d’inquisiteur de la foi, par des lettres patentes du 30 mai 1536; et il fut confirmé dans ces pieuses fonctions par un édit de Henri II, du 22 juin 1550[122].
C’est ce même Orry que Rabelais a baptisé quelque part nostre maistre Doribus. Voici, sur l’interrogatoire que cet homme fit subir à Dolet, une épigramme contemporaine, digne assurément de sortir de l’oubli dans lequel la plupart des biographes mes prédécesseurs ont cru devoir la laisser[123].
Revenons à Dolet. En présence de son bûcher qui s’élevait déjà, ou peu s’en fallait, le pauvre imprimeur s’adressa de rechef à la clémence royale; il protesta de toutes ses forces, «que, en tous et chascun les livres qu’il avoit composez et imprimez, tant de luy que après les aultres, et en ceulx ès quelz il avoit mis seulement les epistres liminaires, il n’avoit entendu ni entendoit qu’il y eust aulcune erreur ou chose mal sentant de la foy, et contre les commandements de Dieu et de nostre mère saincte Eglise... Et quant à ce qu’il avoit esté trouvé mangeant chair ès jours prohibez et deffenduz par l’Eglise, ce avoit esté par le conseil du medecin, à cause d’une longue maladie qu’il avoit, et par permission expresse de l’official et des ministres de saincte Eglise, ne entendant par cela aulcunement avoir scandalisé ne contempné les institutions d’ycelle, qu’il approuve et veult entièrement ensuivre comme filz d’obédience[124]».
Tout ce bel acte de contrition, plus ou moins sincère, n’empêcha pas notre homme de croupir QUINZE MOIS dans les cachots de saincte Eglise; il ne dut, en dernier lieu son salut et sa liberté qu’à l’intercession généreuse de Pierre du Chastel, alors évêque de Tulle.
Ce digne prélat, suivant l’expression de Bayle, relança d’une manière très-raisonnable, et même très-énergique, en cette occasion, certain cardinal (celui de Tournon, à ce qu’il paraît) qui lui faisait un crime de sa compatissance évangélique.
«Comment! lui disait ce haut et puissant personnage, vous qui tenez rang de prélat dans l’Église orthodoxe, vous osez, à l’encontre de tous ceux qui ont à cœur l’intérêt de la religion, prendre fait et cause pour des misérables qui, non-seulement sont infestés de la peste luthérienne, mais qui encore se mettent sous le coup d’une accusation d’athéisme!»
A cela du Chastel répondit, avec l’accent de la plus noble indignation:
«J’ai pour moi l’exemple du Christ, des apôtres et de tous ceux qui, par leur sang, ont cimenté l’édifice de notre sainte Église. Il m’apprend, cet exemple, que le véritable rôle d’un évêque et d’un prêtre de Dieu consiste à détourner l’esprit des rois de la barbarie et de la cruauté, pour le porter à la mansuétude, à la clémence, à la miséricorde. Vous donc, qui m’accusez d’oublier mon titre de prélat, sachez, monseigneur, que je puis, à plus juste titre, rétorquer cette accusation contre vous. Nous sommes deux ici, d’opinion contraire. Eh bien! l’un remplit le devoir d’un prélat: c’est moi; l’autre fait le métier d’un bourreau: c’est vous![125]»
En présence d’une intervention aussi chaleureuse, le roi, vivement ému, ne put se dispenser de faire grâce. Toutefois, les pièces du procès de Dolet prouvent que, dans cette occasion, le parlement résista longtemps aux ordres formels de ce prince. En effet, les lettres de rémission sont du mois de juin 1543. Mais on prétendit que l’impétrant n’était pas en règle, relativement à l’affaire de Compaing, et qu’il avait faussement annoncé l’entérinement des lettres, du mois de février 1536, portant rémission de cet homicide. Il obtint alors du roi, le 1er août 1543, des lettres ampliatives qu’il croyait de nature à lever tout obstacle; mais il eut beau faire, le parlement ne se rendit pas encore. Bref, il fallut une seconde fois l’injonction expresse de François Ier, et de nouvelles lettres, en date du 21 septembre, pour que l’élargissement fût définitivement ordonné. Encore n’eut-il lieu que le 13 octobre suivant.
Estienne échappa donc, par un miracle de plus, aux bêtes féroces du prétoire.
N’importe: à défaut de l’auteur, et en attendant qu’on pût le reprendre, on se vengea sur les livres. Par un arrêt[126] du parlement de Paris, en date du 14 février 1543, les treize ouvrages dont je vais donner la liste, presque tous imprimés par Dolet, et quelques-uns composés par lui, furent «condamnez à estre bruslez, mis et convertis ensemble en cendres, comme contenant damnable, pernicieuse et hereticque doctrine.» C’étaient:
- «Les Gestes du Roy;
- «Epigrammes de Dolet;
- «Cato crispian (chrétien);
- «L’Exhortation à la lecture de la saincte Escripture;
- «La Fontaine de vie[127];
- «Les cinquante-deux Dimanches, composez par Fabre Stapulense (Lefèvre d’Estaples);
- «Les Heures de la compaignie des Penitentz (Lyon, Dolet, 1542, in-16);
- «Le Chevalier chrestien[128];
- «La Manière de se confesser d’Erasme[129];
- «Le Sommaire du vieil et du nouveau Testament, imprimé par ledict Dolet en françoys (vers 1542);
- «Les Œuvres de Mélanchthon;
- «Une Bible de Genève;
- «Calvinus, intitulé: Institution de la religion chrestienne, par Calvin.»
La souveraine Court, dis-je, condamna ces différents livres «à estre brûlez, au parvis de l’eglise Notre-Dame de Paris, au son de la grosse cloche d’ycelle eglise»; le tout, bien entendu, «à l’edification du peuple et à l’augmentation de la foy chrestienne et catholicque[130]!»
Ridiculam stultorum nationem! pour parler comme notre martyr lui-même; ridicule nation d’insensés! stupide ramas de fanatiques! Vous espériez donc brûler, en même temps que ces quelques livres, la pensée, l’incombustible pensée qu’ils renfermaient? vous espériez donc anéantir, en même temps que l’encre et le papier, le dieu caché sous ces matérielles espèces?... Oh! pauvres gens! que vous me faites pitié!... Cette pensée que vous prétendiez asservir, Spartacus victorieux, elle a brisé vos entraves; cette pensée que vous prétendiez rendre muette, parole irrésistible, elle a crevé vos bâillons; cette pensée, enfin, que vous prétendiez étouffer dans l’oubli, Christ éternel, sublime Rédempteur du genre humain, du milieu de son sépulcre factice elle s’est élancée vers l’avenir, terrassant à force de splendeur les soldats de Caïphe et de Pilate!... Et maintenant, elle plane, triomphante, sur vos tombes à jamais inconnues... Des livres d’Estienne le martyr, elle a passé dans la conscience des peuples; de l’âme d’Estienne le martyr, elle a passé dans l’âme de Voltaire. En un mot, elle a fait le dix-huitième siècle, elle a fait la Révolution française; Esprit-Saint des temps modernes, elle a changé, renouvelé la face du vieux monde, RENOVAVIT FACIEM TERRÆ!...
[114] Procès d’Estienne Dolet, p. 7.
[115] V. Fontanon, t. IV, p. 467, et le Rec. gén. des anc. lois franç., t. XII, p. 763.
[118] V. le Ducatiana, t. I, p. 178.
[119] Procès, p. 11.
[120] Procès, p. 15.
[121] Procès, p. 5.
[122] V. le Rec. gén. des anc. lois franç., t. XII, p. 503, et t. XIII, p. 173.
[123] A l’exception de Joly, dans son Supplément au Dictionnaire de Bayle.
[124] Procès, p. 14.
[125] J’emprunte ces curieux détails à la p. 62 de la Vie de Pierre du Chastel, écrite en latin par Pierre Galland, professeur de grec et d’éloquence au Collége Royal (Collége de France). Cet ouvrage a été publié, pour la première fois, par Etienne Baluze, en 1674, in-8o.
[126] Rapporté tout au long dans le recueil qui a pour titre: Collectio judiciorum de novis erroribus, in-fol., t. II, 1re part., p. 133 et 134.
[127] Ouvrage imprimé vers 1542. Du Verdier en cite une édition de Lyon, Jacques Berjon, 1549, in-16.
[128] Version française, attribuée à Dolet, de l’Enchiridion militis christiani, d’Erasme.
[129] Traduction également attribuée à Dolet.
[130] Procès, p. 31.
CHAPITRE XIV.
Quatrième emprisonnement. — Évasion originale. — Cinquième et dernière arrestation.
Dolet est libre encore une fois; le voilà de retour auprès de sa femme, de son enfant, de son cher Cicéron. Va-t-il enfin (qu’on me pardonne cette vieille métaphore), va-t-il enfin, sorti d’une lutte orageuse, entrer dans le port du calme et du bonheur? Non! la haine et l’envie ne lâcheront pas ainsi leur proie; la persécution s’acharnera jusqu’au bout sur cette fière victime... Estienne Dolet, d’Orléans, ne se reposera que dans la tombe!
disait-il lui-même, dans une de ses Poésies latines, comme inspiré par un morne pressentiment.
A peine le malheureux commençait-il à respirer, que voici déjà nouvel esclandre. On saisit en 1544, aux portes de Paris, deux ballots de livres, portant sur l’enveloppe, en lettre assez grosse et lisable, le nom bien connu de DOLET. C’était encore un mauvais tour de ses ennemis: les deux ballots en question se composaient, l’un d’ouvrages imprimés à Lyon, chez notre Estienne; et l’autre, d’écrits prohibés, sortis des presses calvinistes de Genève; le tout, comme dit Dolet, conduict par grand’ruse et praticque, afin de mieux prouver qu’il était l’auteur de ce double envoi.
L’injustice et la prévention ne sont jamais bien difficiles à convaincre; il n’en fallut pas davantage pour motiver l’ordre d’un quatrième emprisonnement. Le 5 ou le 6 janvier 1544, en pleine réunion de famille, au moment où, suivant son expression naïve, il s’apprêtait à crier: Le roy boit! la main brutale des gens du roy vint arracher notre pauvre imprimeur à sa femme, à son petit Claude, à ses bons amis, à son féal compagnon de veilles, Marcus Tullius, et, pour tout dire, à sa chère ville de Lyon, où, de si bon cœur, il aurait voulu consumer sa vie:
Heureusement qu’il avait appris, dans son existence de cachots, ung million de bien bons tours, pour faire pièce aux geôliers:
Le troisième jour de son incarcération, notre homme eut l’inappréciable bonheur de rencontrer la clef des champs; et cela, grâce au stratagème le mieux combiné, le plus spirituel qu’il soit possible de voir. Comme il en fait lui-même, dans son Second Enfer, un récit poétique très-amusant et très-détaillé, je crois, en conscience, que mes lecteurs ne perdront pas beaucoup à laisser là ma prose, pour écouter un peu le vieux style de maistre Estienne. Laissons-le donc parler, dans son bizarre et piquant langage du seizième siècle:
Mon naturel est d’apprendre tousjours,
dit-il au roi;
Dolet se réfugia bien vite en Piémont, où, caché dans une retraite studieuse, il ne tarda pas à composer les neuf épistres de son Second Enfer[132]. La première et la plus longue s’adresse à François Ier[133]; c’est là qu’Estienne a consigné le récit de son évasion. Le noble poëte, après s’être lavé des lâches imputations de ses envieux, termine en demandant la vie; mais il la demande pour achever en paix la tâche patriotique et sublime qu’il s’impose depuis si longtemps; mais il la demande avec une grandeur d’âme, avec une dignité de style et de cœur qui, véritablement, fait pleurer d’admiration. Vivre je veulx! s’écrie-t-il,
Souvent aussi, dans ce curieux volume, il passe du grave au doux, du plaisant au sévère. On n’a qu’à parcourir, pour s’en convaincre, son épître à la duchesse d’Estampes, alors maîtresse du roi. C’est la quatrième du recueil. Hélas! dit-il à cette haute et puissante dame, avec une familiarité passablement originale, en la suppliant de hâter l’heure si désirée de sa délivrance,
Mais en général, dans ces requêtes singulières, c’est l’indignation qui déborde; une indignation vibrante et généreuse, qui chasse bien loin la prière servile et parle plus haut que la prudence. Dolet ne songe plus alors à pénétrer de clémence et de compassion l’oreille sourde, l’âme insensible de ses juges; dans ces moments-là, le style de l’audacieux humaniste, au lieu de se teindre à l’eau rose, se fait rouge de colère, en quelque sorte; rouge comme le sang qui jaillit, en pleine artère, d’un cœur blessé par le couteau du lâche!... Que me veult-on? demande-t-il à la souveraine et venerable Court du Parlement de Paris:
Puis le pauvre poëte ajoute, sur un ton pathétique:
Et là-dessus, interrogeant avec une profonde sévérité de philosophe et de vrai chrétien, lui, l’athéiste, comme on l’appelait, tous ces abuseurs de la peine de mort, tous ces dévorateurs de chair humaine, qui, de son temps, faisaient si peu de cas d’une existence d’homme, d’une créature de Dieu, le saint martyr poursuit en ces termes navrants:
[132] Ce titre annonce un Premier Enfer; mais cet ouvrage, qui devait raconter l’emprisonnement de 1542, ne fut jamais publié. Voici, maintenant, l’origine de ces bizarres appellations de Premier et de Second Enfer:
Marot, prisonnier en 1525, décrivit sa captivité sous le nom d’Enfer. Depuis ce temps-là, l’Enfer de Marot signifia prison; et Dolet ne crut pouvoir mieux faire que d’emprunter cette énergique expression de son ami, maistre Clément.
[133] Les huit autres sont dédiées:
- 1o A très-illustre prince, monseigneur le duc d’Orléans;
- 2o A monsieur le cardinal de Lorraine;
- 3o A madame la duchesse d’Estampes;
- 4o A la souveraine et vénérable Court du Parlement de Paris;
- 5o Aux chefs de la justice de Lyon;
- 6o A la royne de Navarre, la seule Minerve de France;
- 7o A monseigneur le reverendissime cardinal de Tournon;
- 8o A ses amys.
[134] L’Axiochus est apocryphe: les uns l’attribuent à Eschine, les autres à Xénocrate. Voir plus loin, à ma Bibliographie dolétienne.
[135] Procès, p. 36.
CHAPITRE XV.
Cinquième et dernière arrestation.
Estienne, je l’ai dit plus haut, avait trouvé un refuge en Piémont: le malheureux n’aurait jamais dû quitter cet asile. Mais, hélas! il se promettait un si favorable succès des épîtres du Second Enfer, qu’il devança l’assurance officielle et positive de sa grâce. Il eut donc l’imprudence de revenir secrètement à Lyon, pour imprimer ces différentes pièces, en même temps que la traduction française de deux dialogues: l’Axiochus[134] et l’Hipparchus, qu’il attribuait à Platon. Infortuné Dolet! un motif, d’une attraction plus puissante encore que tout cela, le ramenait malgré lui sur le sol d’une patrie marâtre; un motif respectable et touchant, à désarmer, si la chose eût été possible, l’horrible acharnement de ses bourreaux; en un mot, à trouver grâce devant l’enfer même, si, comme dit Virgile, l’enfer savait pardonner:
Il voulait revoir, embrasser encore une fois sa femme et son cher petit Claude; il avait hâte aussi de retrouver les enfants de sa plume, cette autre famille sur le sort de laquelle il n’était pas moins inquiet. C’est lui-même qui nous apprend toutes ces particularités intimes:
«Retournant dernièrement de Piedmont avec les bandes vieilles, dit-il au roy très-chrestien dans la dédicace en prose de son Second Enfer, pour avec ycelles me conduire au camp que vous dressez en Champaigne; l’affection et amour paternelle ne permist que, passant prez de Lyon, je ne misse tout hazard et danger en oubly, pour aller veoir mon petit fils et visiter ma famille. Estant là quatre ou cinq jours (pour le contentement de mon esprit) ce ne fut sans desployer mes thresors, et prendre garde s’il y avait rien de gasté ou perdu. Mes thresors sont non or ou argent, pierreries et telles choses caducques et de peu de durée, mais les efforts de mon esprit, tant en latin qu’en vostre langue françoyse; thresors de trop plus grand’conséquence que les richesses terriennes. Et pour ceste cause, je les ay en singulière recommandation. Car ce sont eulx qui me feront vivre aprez ma mort, et qui donneront tesmoignage que je n’ai vescu en ce monde comme personne ocieuse et inutile.»
Dolet n’eut pas longtemps à jouir des embrassements de sa femme, des caresses de son petit fils, de la société de ses vieulx livres et de la révision de ses chers manuscrits. A peine arrivé, nous le voyons déjà ressaisi par les soins de maistre Jacques Devaulx, messager ordinaire de Lyon, qui réclame, à ce propos, mille escuz d’indemnité, tant pour la fuyte industrieuse du dict Dolet, dont il avoit la charge, que pour l’avoir reprins et amené à grands frais, prisonnier en la Conciergerie du Palais, à Paris[135].
Le 4 novembre 1544, la Faculté de théologie étant assemblée, lecture fut faite, en sa présence, d’une proposition françoyse (propositio gallica), extraite d’un ouvrage de Platon, qu’ung certain Dolet (quidam Doletus) avait traduit de latin en français. Cette proposition était ainsi conçue: Après la mort, tu ne seras plus rien du tout. Elle fut jugée hérétique, et conforme à l’opinion des saducéens et des épicuriens. En conséquence, l’examen de ce livre fut commis à des «députés en matière de foi», deputatis in materia fidei... Pardon de ce latin catholique!
Voici le résultat de leur béate censure:
«Quant à ce dialogue mis en françoys, intitulé Acochius (les braves gens voulaient dire Axiochus), ce lieu et passage, c’est à sçavoir: Attendu que tu ne seras plus rien du tout, est mal traduict, et est contre l’intention de Platon, auquel n’y a, ni en grec, ni en latin, ces mots: Rien du tout[136].»
Le texte de Platon est ainsi conçu:
«Σωκράτης. Ὅτι περὶ μὲν τοὺς ζῶντας οὐκ ἔστιν, οἱ δὲ ἀποθανόντες οὐκ εἰσίν· ὥστε οὔτε περὶ σὲ νῦν ἐστίν, οὐ γὰρ τέθνηκας, οὔτε εἴ τι πάθοις, ἔσται περὶ σέ· ΣY ΓÀΡ ΟΥΚ ἜΣΕΙ.»
σὺ γὰρ οὐκ ἔσῃ.
Ce que Dolet traduisit de la manière suivante:
«Socrates. Pour ce qu’il est certain que la mort n’est point aux vivantz, et quant aux deffunctz, ilz ne sont plus: doncques la mort les attouche encores moins. Pour quoy elle ne peult rien sur toy, car tu n’es pas encores cy prest à deceder; et quand tu seras decedé, elle n’y pourra rien aussi, attendu que tu ne seras plus rien du tout.»
En supposant même qu’Estienne eût fait un contresens dans sa traduction, était-ce une raison suffisante pour brûler le traducteur? Le pensum me semble un peu sévère! Et que serait-ce donc, s’il n’y avait pas eu d’erreur? Tu enim non eris; telle est, littéralement, la version latine du passage de l’auteur grec. Lorsqu’il ajouta: Rien du tout, il est de la dernière évidence qu’au lieu d’altérer le sens du texte, Dolet ne fit que le développer, en lui donnant une extension qu’il comportait implicitement. L’habile humaniste connaissait beaucoup mieux la juste valeur des expressions, que les théologiens ignares qui se mêlaient de le juger... et de le condamner.
Trois monosyllabes: RIEN DU TOUT! Voilà pourtant ce qui a fait brûler un homme!... Oh! l’aimable époque, le bon vieux temps! Et que le sieur Louis Veuillot doit être bien venu, de prétendre nous y ramener!
Cette fois, pas un ami, pas un protecteur, si puissant qu’il fût, n’osa plus intercéder en faveur du malheureux Estienne; et le parlement de Paris porta contre la victime un arrêt définitif de condamnation, dont je vais transcrire l’article principal:
«La dicte Court a condamné le dict Dolet prisonnier, pour reparation des dicts cas, crimes et delicts, à plain contenuz au dict procès contre lui faict; à estre mené et conduict par l’executeur de la haulte justice en ung tumbereau, depuis les dictes prisons de la dicte Conciergerie du Palais, jusques en la place Maubert; où sera dressé et planté, en lieu plus commode et convenable, une potence; à l’entour de laquelle sera faict ung grand feu, auquel, après avoir esté soublevé en la dicte potence, son corps sera jecté et bruslé avec ses livres, et son corps mué et converty en cendres; et a declairé et declaire tous et chascun les biens du dict prisonnier acquis et confisquez au Roy... Et ordonne la dicte Cour, que, auparavant l’execution de mort du dict Dolet, IL SERA MIS EN TORTURE ET QUESTION EXTRAORDINAIRE pour enseigner ses compaignons[137].»
Entouré de ces cannibales du seizième siècle, que fait notre héroïque Dolet?... Il entonne son chant de mort... Écoutez:
de Paris, l’an 1546, sur sa désolation
et sur sa consolation.
Brave Estienne! Il tient parole, comme vous allez voir.
CHAPITRE XVI.
Supplice de Dolet.
Le 3 août 1546, le fatal tombereau le conduisit au supplice.
«Quand Dolet, dit à ce propos Jacques Severt dans son Anti-Martyrologe, sermocinoit près du brasier, il cuidoit d’abondant preschotter, et s’imaginoit que la populace circonstante lamentoit en regret de sa perte. Dont, pour toute prière, il profera ce vers latin:
«Non! ce n’est pas Dolet lui-même qui s’afflige, mais cette foule pieuse.»
«Sur quoy à l’instant, du contraire, luy fut sagement respondu par le lieutenant criminel, sis à cheval (dans le Patiniana, p. 38, par le docteur qui l’accompagnait pour le convertir):
«Non! ce n’est pas cette foule pieuse qui s’afflige, mais Dolet lui-même.»
Je ne sais, en vérité, pourquoi la plupart des biographes d’Estienne, qui cependant ne lui ont pas épargné les contes, ont si facilement révoqué en doute cette curieuse anecdote. Il est possible, je le veux bien, qu’on l’ait inventée après coup; il est possible, en un mot, qu’elle ne soit pas vraie: mais, à mon avis, elle est parfaitement vraisemblable; elle est tout à fait dans le goût de l’époque, dans le caractère français de tous les temps, et surtout dans celui de Dolet. Il n’y avait que lui pour trouver un calembour pareil en face du bûcher, comme il n’y avait qu’un lieutenant criminel pour lui répondre aussi sagement que le déclare maître Jacques Severt.
On s’est appuyé sur une lettre[138] écrite de Paris par un certain Florent Junius, le 23 août 1546, pour assurer qu’à son dernier moment, notre Estienne s’était repenti de ce qu’on appelle ses erreurs. Cette lettre porte, en effet, qu’après avoir terminé les apprêts du supplice, l’exécuteur avertit le patient de songer à son salut, et de se recommander à Dieu et aux saints. Comme Dolet ne se pressait guère, et qu’il continuait toujours à marmotter quelque chose, cet homme lui déclara qu’il avait ordre de lui parler de son salut devant tout le monde (plaisant directeur de conscience!). «Il faut, lui disait-il encore, que vous invoquiez la sainte Vierge et saint Estienne, votre patron, de qui l’on célèbre aujourd’hui la fête (on la célébrait d’une façon peu commune, il faut en convenir!); et si vous ne le faites pas, je vois bien ce que j’aurai à faire.»
Qu’est-ce donc que l’homme de la justice humaine avait à faire, dans le cas où la victime aurait refusé de se soumettre à ses injonctions? Un retentum qui suit l’arrêt, va nous l’apprendre. Ce retentum est ainsi conçu:
«Et neantmoins est retenu in mente Curiæ (dans l’intention de la Cour), que, où le dict Dolet fera aulcun scandale, ou dira aulcun blasphème, la langue luy sera coupée, et sera bruslé TOUT VIF[139].»
Voilà qui nous explique à merveille la prétendue conversion d’Estienne; il aura trouvé, sans doute, qu’il lui suffisait d’être simplement pendu, et de n’être brûlé du moins qu’après sa mort. Conformément au formulaire du bourreau confesseur, il récita donc en latin la courte prière que voici:
«Mi Deus, quem toties offendi, propitius esto; teque Virginem Matrem precor, divumque Stephanum, ut apud Dominum pro me peccatore intercedatis.»
«Mon Dieu, vous que j’ai tant offensé, soyez-moi propice; et vous aussi, Vierge Mère, je vous en conjure, ainsi que saint Estienne: intercédez là-haut pour moi, pauvre pécheur!»
Il avertit ensuite les assistants, toujours sans doute par crainte du retentum, et soufflé par le pieux bourreau, de lire ses livres avec beaucoup de circonspection, et protesta plus de trois fois qu’ils contenaient bien des choses qu’il n’avait jamais entendues[140].
Un instant après, il était, suivant la teneur de sa sentence, pendu d’abord et brûlé ensuite, sur cette place Maubert de sinistre mémoire[141].
Il avait alors, jour pour jour, trente-sept ans accomplis.
Ce drame épouvantable eut un profond retentissement dans le seizième siècle. Un poëte contemporain, qui malheureusement est resté anonyme, fit au pauvre Estienne l’épitaphe suivante, rapportée par le Laboureur:
Théodore de Bèze, à son tour, chanta dans une belle pièce d’hendécasyllabes latins l’apothéose de Dolet, son ancien ami. Suivant la coutume de l’époque, il fit usage d’une allégorie antique, empruntée à la mythologie païenne:
En voici la traduction, vers pour vers, en décasyllabes français:
C’était vraiment une magnifique idée, selon moi, que de comparer en ces termes l’Hercule de la pensée avec l’Hercule de la force; mais ce dernier me semble encore le moins admirable. L’Alcide moderne domptait des monstres bien plus dangereux: les préjugés! Il attaquait des tyrans bien plus terribles: l’ignorance et le despotisme!
Lui mort, on perd complètement la trace de son fils, Claude Dolet. «Ce jeune infortuné, dit avec émotion Née de la Rochelle (p. 63 et 64), excite la compassion et arrache des larmes. Victime innocente et plus à plaindre de la fureur des ennemis de Dolet, que devint-il après la mort de son malheureux père? Forcée par un préjugé qui existe encore, de cacher son malheur, sa mère lui chercha peut-être, loin de la ville qui le vit naître, un asile où ils pussent vivre ensemble, ignorés, tranquilles, et à couvert de la persécution des faux dévots et des défenseurs trop zélés de la religion catholique. Il est certain néanmoins que cet enfant, destiné à paroître avec éclat dans le monde littéraire, fut perdu pour lui, ou qu’il déroba tellement son nom à la curiosité du vulgaire, que personne n’a plus parlé de son existence, ni même de sa mort.»
Maittaire, le savant et laborieux auteur des Annales typographiques, termine en ces termes chaleureux, auxquels je m’associe de tout mon cœur, la notice pleine de conscience et de recherches qu’il a consacrée à notre Dolet:
«Jam tandem calamitosæ Stephani Doleti vitæ finem imposui: quo (si breve annorum spatium, magnam eruditionem, latinæ præsertim linguæ peritiam, operosos in re litteraria labores, crebras quas cum multis habuit concertationes, et plurima quæ a studiis animum subinde avocabant impedimenta, perpendamus) vix alius fuit fortunam magis aut secundam meritus, eut adversam expertus.»
«Enfin, j’arrive au bout de cette douloureuse carrière d’Estienne Dolet. Si l’on considère le court espace d’années qu’il a vécu, sa vaste érudition, son habileté, notamment dans la langue latine, ses pénibles travaux littéraires, ses fréquents démêlés avec une foule d’ennemis, en un mot, les mille obstacles qui, à chaque instant, détournaient son esprit de l’étude; peu d’hommes, on en conviendra, auront mérité plus de bonheur, et rencontré plus d’infortune!»
[138] V. Almeloveen (Amœnitates theologico-philologicæ, Amst., 1694), et Bayle (Dict. hist.), art. Dolet.
[139] Procès, p. 37.
[140] Florent Junius affirme qu’un homme qui assistait d’office à l’exécution, lui raconta toutes ces choses.
[141] De tout temps, en France, on s’est montré curieux des rapprochements dus au hasard. On a donc remarqué, à l’occasion du supplice de notre martyr, que la place Maubert était de la paroisse Saint-Etienne, que Dolet s’appelait Etienne, et qu’il fut brûlé le 3 août, jour de l’Invention de saint Etienne, son patron.
[142] Théodore de Bèze, qui avait fait imprimer cette pièce à Paris, en 1548, parmi le recueil des poésies latines de sa jeunesse (Juvenilia), la retrancha plus tard dans les éditions de 1567 et 1569, in-8o, et cela, dit-on, pour ne pas se mettre en mauvaise odeur auprès de ses coreligionnaires. La lâcheté humaine est de tous les temps!
CHAPITRE XVII.
Examen de ses opinions religieuses.
Longtemps on put appliquer à l’héroïque cicéronien ce qu’autrefois, par une sorte d’intuition personnelle et prophétique, il avait dit lui-même du malheureux Caturce, son devancier dans le martyre: «La flamme du bûcher a dévoré sa dépouille mortelle, mais celle de l’envie s’acharne encore après sa mémoire[143].» Catholiques et protestants, suivant la remarque de Maittaire[144], se déchaînèrent à l’envi contre l’infortuné Dolet; trouvant en cela, comme l’observe Bayle, un centre d’unité, les uns et les autres parurent enfin s’entendre pour le stigmatiser après sa mort du double surnom d’athée et de matérialiste. Déjà, au chapitre VI, p. 94 du présent ouvrage, nous avons entendu Scaliger soutenir bravement, dans sa généreuse invective contre un adversaire qui ne pouvait plus lui répondre, que cette souillure d’impiété avait sali jusqu’au feu de la place Maubert!... A l’occasion d’un poëme historique de notre Estienne, intitulé, comme nous l’avons vu précédemment, Francisci Valesii Fata (les Destins de François de Valois), un certain Binet (Binetus), composa les deux distiques suivants:
«Ce Dolet qui naguère nous a retracé les Destins de François Ier, n’a pas prévu, le malheureux! son propre destin; il aurait dû suivre la trace du Christ et ne pas vivre en athée, destiné à périr dans un foyer dévorant.»
André Frusius, autre plaisant en us de la même époque, s’avisa (p. 40 de ses Epigrammes) de jouer en ces termes sur le nom de la victime, rapproché du verbe latin dolere, souffrir... C’est une terrible chose, que l’esprit des savants:
«Hier encore, tu soutenais avec joie que l’âme devait périr; tu vois maintenant qu’elle est immortelle... O Dolet, quelle douleur!»
Je lis dans les Mémoires de Michel de Castelnau, publiés par J. le Laboureur (Paris, Pierre Lamy, 1660, 2 vol. in-fol.), t. 1, p. 355 et 356:
«Philibert Babou, dit de la Bourdaisière, cardinal, successivement evesque d’Engoulesme et d’Auxerre, parle ainsi de nos premiers huguenots, en deux lettres originales du 23 may et du 13 juin, lesquelles je croy estre de l’année 1562, et qu’il escrivit de Rome à Bernardin Bochetel, evesque de Rennes, ambassadeur du roy auprès de l’empereur:
«..... S’ils sont huguenaulx, je ne m’esbays pas s’ils sont traistres, pour n’avoir jamais veu un seul homme de bien de ceste nouvelle religion, et de très-meschants un monde; me souvenant avoir veu en ma jeunesse Dolet un des premiers, qui, commençant par assez légères opinions et de peu d’importance, tomba en peu de temps ès plus execrables blasphemes que j’ouys jamais...»
Voici maintenant l’opinion que Calvin prêtait à notre Estienne, au sujet de l’immortalité de l’âme. Elle se trouve à la page 78 de son livre de Scandalo (Genevæ, in officina Jo. Crispini, 1551, in-8o):
«Agrippam, Villanovanum (id est Servetum), Doletum et similes vulgo notum est tanquam Cyclopas quospiam Evangelium semper fastuose sprevisse. Tandem eo prolapsi sunt amentiæ et furoris, ut non modo in Filium Dei exsecrabiles blasphemias evomerent, sed quantum ad animœ vitam attinet, nihil a canibus et porcis putarent se differre.»
«C’est une chose vulgairement notoire qu’Agrippa, Servet, Dolet et consorts, ont toujours, nouveaux Cyclopes, outragé l’Evangile de leurs fastueux mépris. Ils ont même glissé si avant sur cette pente de folie furieuse, que, non contents de vomir contre le Fils de Dieu d’exécrables blasphèmes, ils ont, relativement à la vie de l’âme, déclaré qu’ils ne différaient en rien des chiens et des pourceaux.»
Enfin, un écrivain catholique cité par Bayle, Prateolus (Elench. Hœret.), parlant des athées, associe Estienne Dolet avec Diagoras, Evhémère, Théodore et autres philosophes que l’antiquité reconnaissait généralement pour avoir nié l’existence de Dieu.
Le bon Maittaire, avec cette loyale naïveté d’un savant qui n’a jamais vécu qu’avec les livres, cherche en vain à s’expliquer les motifs de cette odieuse imputation d’athéisme, lancée contre la mémoire de Dolet par l’animosité commune des protestants et des catholiques[145]. La fin de ce chapitre donnera, je l’espère, le mot probable d’une énigme qui ne laisse pas que d’être curieuse.
Je vais, à mon tour, essayer de résoudre cette question si longtemps controversée des opinions religieuses ou irréligieuses de Dolet. Elle se résume en deux chefs principaux, qu’il s’agit d’examiner successivement:
1o Était-il protestant?
2o Était-il athée?
Estienne se chargera lui-même de répondre à la première partie de l’accusation. A la page 55 de ses Harangues contre Toulouse, il proteste en ces termes de son orthodoxie catholique:
«Je vous prie donc et vous conjure d’être bien persuadés que, loin de suivre en quoi que ce soit cette inique et impie obstination des hérétiques, il n’y a rien de pire et qui soit plus haïssable et plus condamnable à mes yeux que ce désir des novateurs à la règle; la seule religion qui me plaise est celle qui nous a été apportée et transmise depuis tant de siècles par ces saints et pieux héros de notre croyance. Je ne saurais donc approuver en rien ces nouvelles opinions qui ne sont nullement nécessaires; je n’observe que celle dont nos pères ont jusqu’à ce jour pratiqué les rites.»
Et il termine ainsi son dialogue, De l’Imitation cicéronienne, contre Erasme et pour Christophe de Longueil:
«La méprisable curiosité des luthériens a porté une cruelle atteinte à la dignité de la religion; ces hérétiques ont fourni le prétexte de mépriser les choses les plus connues; en place des divines institutions qu’ils ont renversées, ils en ont introduit de purement humaines; ils ont aiguisé l’esprit des ignorants et des brutes.»
Ce fut sans doute pour corroborer de son mieux cette double profession de foi, qu’au nombre des pièces présentées par lui au concours des Jeux floraux, il inséra les deux odes suivantes en l’honneur de la Vierge, odes qu’il dédia plus tard à son ami Salmon Macrin, en les réimprimant dans son recueil de 1538:
«Bienveillant modérateur du Parnasse, m’abandonneras-tu, Phébus, moi ton poëte, à l’heure où je consacre à Marie, cette gloire du ciel, une sainte couronne de louanges?
«Et vous, divines sœurs, que l’ombre printanière de l’Hélicon protége contre les regards enflammés du soleil, souffrirez-vous, ô Muses, qu’en poursuivant un si grand but, j’aboutisse au ridicule?
«Assez longtemps vous avez aidé les poëtes à chanter les horribles tumultes de Mars, ou, par contre, à retracer les jeux de Vénus dans leurs vers efféminés.
«Qu’un plus grave sujet ressorte aujourd’hui de vos chants, et que votre lyre sonore élève jusqu’aux cieux l’honneur de Marie.
«Aux lieux où le soleil se lève dans son effrayante splendeur, aux lieux où il se plonge sous les flots de la mer occidentale, partout on adore Marie, partout on révère sa divine puissance.
«Aux bords du Rhin et de l’Ebre, comme aux plages que baignent les Palus-Méotides, on reconnaît, on célèbre à genoux son saint nom.
«A son moindre signe le firmament allume tous ses feux, la mer houleuse et folle comprime sa grande voix.
«Vierge féconde, elle a enfanté le Fils de Dieu, le guide éternel de notre salut; elle nous a ramenés tous des ténèbres de l’enfer à l’atmosphère de la vie.
«N’est-ce pas elle aussi qui retient loin de nous la fureur et les menaces du ciel haut-tonnant? elle qui détourne de nos têtes le souffle mortel du courroux divin?
«Cueillez donc, enfants, cueillez à pleines mains des fleurs dans la campagne qu’inonde le soleil, dépouillez la tige de l’hyacinthe, pour embellir les autels de la Vierge.
«Entrelacez en guirlandes de neige le lis et le troëne, mariez l’amarante à l’amome, pillez les herbes odorantes qui rappellent les vives senteurs de l’Arabie.
«Et quand, jonché de fleurs, le temple saint exhalera mille parfums, que cette prière commune vienne frapper l’oreille attentive de la Mère de Dieu:
«—O voie de bonheur et d’espérance ouverte aux pieux élans, soulagement infaillible des malheureux qui plient sous le fardeau de leurs fautes, repos toujours prêt, rade toujours sûre pour les vaisseaux qu’a fatigués la tempête!
«Par le fruit de ton chaste amour, par le nom de ton bienheureux Fils, par ce sein qui jadis allaita l’enfance d’un Dieu;
«Par ton nom, divine souveraine, par toi-même, Vierge compatissante à nos plaintes, exorable à nos prières, par les riantes pelouses que foulent tes pieds;
«Viens, Reine du ciel, viens à nous comme une vivante promesse de félicité; Vierge pieuse, accueille de ton plus doux sourire les vœux du peuple qui crie jusqu’à toi.
«Éloigne de nous la guerre et la peste; que la blonde Cérès soit vaincue en richesse par le dieu de la vigne, et que la vendange regorge sous nos pressoirs.
«Une prière encore; quand la cruelle Atropos aura coupé la trame de nos jours, que le haut Olympe nous ouvre ses portes, et que le saint porte-clefs nous admette dans l’immense palais des cieux.»
«Quel déficit de gloire pour les plus grands poëtes, s’ils ont le malheur de traiter en méchants vers un sujet insignifiant, sans pouvoir même venir à bout de cette besogne mesquine et vulgaire!
«En revanche, qu’il déchoit peu de sa réputation, celui qui chancelle en marchant vers un but trop élevé, et qui, trahi par ses forces, succombe sous une tâche impossible!
«Quand Virgile chante les infortunes de Priam, on pardonne volontiers à sa muse épique de s’affaisser parfois sur elle-même, et de s’avouer vaincue.
«On n’aime, on n’admire pas moins, dans l’Iliade, le génie d’Homère, pour tel ou tel obstacle que ce roi des poëtes n’a pu franchir.
«Et l’on refuserait de m’épargner le sarcasme, à moi qui, pour célébrer la Vierge, la Mère du Christ, ne trouve aucune ressource dans ma veine stérile; à moi dont un pareil sujet écrase l’impuissance!
«Elle, la Reine des cieux!... ni la célèbre Pallas, ni Apollon lui même, ni l’Hélicon tout entier avec le chœur des Muses, ne sauraient l’exalter dignement!»
Je ne voudrais pas, avec tout cela, donner mon héros pour meilleur catholique qu’il ne l’était en réalité; ce serait dépasser le but que je me propose d’atteindre. Dolet, comme beaucoup d’autres n’a pu manquer d’être séduit par cette douce et poétique figure de la Vierge, que le sec protestantisme n’a jamais voulu comprendre: mais en général il évite, autant que possible, de s’engager dans le labyrinthe des mystères; ce ferme et sévère esprit s’en tient, par une préférence instinctive, aux plus hautes généralités de la religion universelle; et quant à la partie explicite et spéciale du dogme adopté par l’Église romaine, il se garde bien, sous ce rapport, de formuler nettement sa pensée philosophique. Tout à l’heure, on verra pourquoi.
Passons au second chef d’accusation. Il se subdivise en deux autres, qui s’impliquent mutuellement; autrement dit, on a prétendu que Dolet avait nié:
1o L’immortalité de l’âme;
2o L’existence de Dieu.
J’avoue franchement qu’il a fourni lui-même plus d’un prétexte à la première de ces deux terribles imputations. On doit se rappeler, notamment, cette phrase un peu scabreuse, que j’ai déjà citée dans le courant de mon travail. (V. plus haut, ch. III, p. 59):
«Ne tremble pas devant l’aiguillon de la mort; elle te donnera le bonheur de ne plus rien sentir.»
Mais je l’ai dit et je le répète: un cri de douleur n’est pas une preuve, un blasphème n’est pas un aveu; c’est le mensonge déchirant arraché par la torture morale! En mainte autre circonstance, Dolet a proclamé hautement et dans les plus nobles termes le grand principe de l’immortalité de l’âme. Écoutons-le, par exemple, dans sa réponse aux lâches personnalités de l’Italien Sabinus, qui, lui aussi, l’avait accusé de matérialisme, à propos d’une question purement littéraire:
«Ausus es graviorem aliam notam nobis inurere, Italis propriam, Gallis incognitam: sane de animæ mortalitate sensum... Animam, inquis, corpori superstitem non credit Doletus... At quis meus inter omnes sermo, nisi pius, nisi castus, nisi Dei honore plenus? Quod meum exstat scriptum, quod vel tenuissimam impietatis (impietatem voco de animæ interitu opinionem) bono alicui suspicionem concitet? Et vita quam degimus, non plane christiana?...»
«Tu as eu l’audace de m’imprimer un autre stigmate encore plus honteux, un stigmate inhérent aux Italiens, mais inconnu des Français, le sentiment de la mortalité de l’âme... Dolet, dis-tu, ne croit pas que l’âme survive au corps... Mais quel est mon langage, au su de tout le monde, sinon pieux, chaste et plein de respect pour la Divinité? Existe-t-il un seul écrit de ma main, qui puisse faire naître chez les bons esprits le plus léger soupçon d’impiété (j’appelle impiété l’opinion qui suppose la mort de l’âme)? Ma vie, enfin, n’est-elle pas absolument chrétienne?...»
Dans son Genethliacum Claudii Doleti, traduit, comme nous l’avons vu, par son ami Cottereau, sous le titre d’Avant-Naissance de Claude Dolet, voici de quelle manière il s’exprime, relativement à cette grave question de l’âme, en s’adressant à son fils au berceau; je me sers à la fois du texte latin et de la traduction, ou plutôt de la paraphrase française:
On remarquera sans doute que, sur la fin de cette tirade, le traducteur paraphraste ajoute à la pensée de son auteur, en parlant du mystère de la Rédemption dont celui-ci ne dit pas un mot; car, ainsi que j’en ai déjà fait l’observation, c’est un parti pris chez Estienne de se renfermer dans l’expression générale du sentiment religieux, sans jamais se déclarer positivement pour tel ou tel article formel du dogme catholique.
Abordons, à présent, l’accusation d’athéisme.
Depuis dix ans que je m’occupe de Dolet, je crois avoir lu avec une certaine attention à peu près tout ce qui est sorti de sa plume. Eh bien! je l’affirme sans crainte: je n’ai pas trouvé chez cet homme si indignement traqué par la calomnie contemporaine, une phrase, un mot, qui, même avec l’interprétation la plus malveillante, puisse faire croire qu’il ait nié, ou simplement mis en doute l’existence de Dieu. Bien au contraire, j’ai rencontré çà et là dans ses livres une foule de passages d’où jaillissent, pour ainsi dire, les plus vifs élans vers la toute-puissance et la toute-bonté divines.
C’est ainsi qu’à la page 1328 du second volume de ses Commentaires, il adresse aux Dieux la prière suivante, pour détourner de sa tête un fléau depuis longtemps prévu, celui de la justice humaine:
«Superi, rerum omnium præpotentes Superi, hanc mihi unam, hanc unam largimini felicitatem, ut mea nunquam existimatio, mea nunquam salus, mea nunquam vita (fortunæ bona, ut caduca et inania, curis vestris digna non censeo, neque vos pro iis prece ulla velim obtundere) ex judicum pendeat sententiis. Bonis omnibus abundasse, felicitate omni cumulatus, voluptate omni in vita colliquisse mihi sane quidem videbor, si hoc precibus a vobis assequor. Quod ut assequar, tanto vos opere flagito, quam ingenue ex animoque omnia vobis accepta refero, quam studiose vestra suspicio numina, quam vestram in omni re intueor et admiror potentiam.»
«Grands Dieux, souverains ordonnateurs de toutes choses, accordez-moi ce bonheur, cette unique félicité. Je ne vous parle pas des biens de la fortune: caduques et vides, je les crois indignes de vos soins, et ce n’est pas pour eux que je voudrais vous importuner de la moindre prière. Mais faites que mon honneur, mon salut, ma vie, ne dépendent jamais d’une sentence de juge. Ah! certes, si j’obtiens de vous l’accomplissement de mes vœux à cet égard, ce sera la plus riche abondance, la jouissance la plus vive, la plus entière volupté de mes jours. Cette faveur, je vous la demande avec autant d’instance, que je mets de franchise et de cœur à vous rapporter tout, de zèle à reconnaître vos suprêmes volontés, d’admiration à contempler en tout et partout votre éternelle puissance!»
Le croirait-on? Ses ennemis l’accusèrent de paganisme, pour avoir, dans cette prière, remplacé Dieu par les Dieux. Ils appelèrent hérésie ce qui n’était qu’une élégance latine, une tournure cicéronienne. Personne n’aurait dû s’y tromper; mais la haine voit trouble en plein midi.
Ailleurs, dans le Genethliacum déjà cité, Dolet recommande en ces termes, à son jeune fils, la croyance en Dieu, comme la plus sûre et la plus salutaire de toutes:
Ce que l’Avant-Naissance reproduit ainsi:
J’en viens, maintenant, à la question que s’est posée Maittaire, sans pouvoir ou sans vouloir la résoudre. Pourquoi les catholiques et les protestants du seizième siècle ont-ils, d’une voix presque unanime, taxé Dolet d’athéisme?
Je m’explique facilement cette imputation haineuse, de la part des premiers. Ce qu’ils détestaient dans le pauvre Estienne, ce n’était pas, au fond, le traducteur prétendu athée de l’Axiochus (l’accusation d’athéisme ne fut alors qu’un prétexte sournoisement saisi); c’était l’homme qui osait proclamer, avec suffisante probation des docteurs de l’Eglise, la nécessité de traduire les Sainctes Lettres en langue vulgaire, et mesmement en la françoyse; l’homme qui essayait d’introduire dans le sanctuaire, jusqu’alors fermé aux profanes, l’esprit d’indépendance et d’examen; l’homme qui prétendait donner à l’autorité de la parole divine la sanction de la liberté humaine; l’homme, enfin, qui voulait que l’on pût dire: Je pense! avant de s’écrier: Je crois!
Mais alors, objectera-t-on peut-être, Dolet devait avoir pour lui toutes les sympathies du protestantisme. Pourquoi donc, à l’exemple des catholiques, les luthériens et les calvinistes de l’époque ont-ils déployé tant d’acharnement contre lui?
C’est qu’avant tout, Estienne Dolet l’humaniste, Estienne Dolet le cicéronien, était un homme de l’antiquité, un esprit logique et sincère. Profondément hostile aux tendances moyen âge de l’Église catholique, il n’éprouvait pas une moins grande répugnance pour cette réforme qui, au bout du compte, n’en était pas une. Ce n’était pas vers Luther ou Calvin qu’il marchait; c’était ailleurs, bien plus loin, du côté de Voltaire. A quoi bon, en effet, s’arrêter à moitié de la route? Aïeul intellectuel des vrais réformateurs, des francs révoltés du dix-huitième siècle, Dolet avait raison deux siècles trop tôt. Contemporain de Diderot,
mais, à coup sûr, il ne serait pas mort sur le bûcher de la place Maubert.
En un mot, et Maittaire l’avoue lui-même[148], à une époque où le christianisme se fractionnait en tant de sectes divergentes qui se brûlaient et se damnaient mutuellement, notre Estienne, également antipathique à Rome et à Genève, ne voyant que tyrannie et corruption d’un côté, qu’ambition et hypocrisie de l’autre, que fanatisme atroce des deux parts, aima mieux, je l’ai déjà dit, s’en tenir aux vérités générales et inattaquables, que de prendre lâchement parti pour telle ou telle faction religieuse. Ce n’était donc ni un protestant, ni un catholique, encore moins un athée; c’était,—et, quoi qu’en puissent dire certaines gens, le titre est glorieux pour tout homme qui veut être vraiment homme,—c’était un LIBRE PENSEUR.
[143] V. plus haut, ch. III, p. 45.
[144] «Male apud multos cum papistas tum protestantes, quoad suam de religiosis rebus opinionem, audit Doletus.» (Vol. cité, p. 101.)
«Auprès de beaucoup, papistes ou protestants, une mauvaise réputation s’attache à Dolet, relativement à ses opinions en matière religieuse.»
[145] «Nec satis adhuc potui comperire, quid in causa fuerit, ut sinistram hanc famam consequeretur.» (Vol. cité, p. 101.)
«Je n’ai pas encore pu me rendre compte du motif qui lui a valu cette sinistre réputation.»
[146] Carm., III, 34.
[147] Carm., III, 35.
[148] «Quum autem tunc maxime temporis id accidisset infortunii per nimiam perversorum hominum aut superstitionem aut licentiam, ut religio misere in varias sectas scinderetur, maluit intra generaliores terminos se tutum continere, quam ad quas potius partes accederet, disertis verbis enuntiare.»
«A cette époque malheureuse et perverse, la superstition d’un côté, la licence de l’autre, avaient introduit dans la religion la déplorable anarchie des sectes. Dolet crut voir plus de sûreté à se maintenir dans les termes généraux, qu’à s’enrôler hautement dans un parti ou dans l’autre.»