Estienne Dolet: Sa vie, ses œuvres, son martyre
CHAPITRE VI.
Querelle des cicéroniens. — Erasme, Longueil, Scaliger, Floridus Sabinus.
C’est au giron maternel de sa Lutèce tant aimée, que Dolet composa son fameux dialogue latin: De l’Imitation cicéronienne, contre Didier Erasme, pour Christophe de Longueil; ouvrage qui lui valut l’inimitié d’Erasme, et plus encore,—chose étonnante, mais qui s’expliquera tout à l’heure,—celle de l’orgueilleux Jules-César Scaliger, bien que ce farouche érudit se fût montré l’adversaire d’Erasme dans la même question.
La querelle des cicéroniens et des anticicéroniens était alors à son apogée d’effervescence; or, voici l’origine de cette guerre civile dans ce qu’on appelait, à cette époque, la république des lettres. Bembo, Sadolet et Longueil, qui honoraient leur dieu Cicéron d’un véritable culte de latrie, avaient fait circuler dans l’Italie entière leur électrique enthousiasme. En tout temps, le disciple a dépassé le maître dans la carrière d’un faux système; en tout temps, la médiocrité qui singe a outré les petits travers du génie. O imitatores, servum pecus!... Bientôt les adeptes de ces savants hommes poussèrent l’absurdité du rigorisme jusqu’à n’employer dans leurs ouvrages latins que des expressions consacrées, et, pour ainsi dire, sanctifiées par l’orateur catilinaire. De la Rome capitoline et papale, où cette épidémie classique avait pris naissance, elle s’était bien vite répandue, comme une conquête nouvelle du peuple-roi, en Allemagne et dans notre vieille Gaule, une seconde fois envahie. Tout excès amène une réaction. Erasme de Rotterdam, ce Voltaire de la renaissance par l’esprit sarcastique et le bon sens implacable, se mit naturellement à la tête de la contre-révolution cicéronienne, et commença les hostilités par son Ciceronianus[64], où il maltraita surtout Christophe de Longueil, qu’il semblait regarder comme le Luther de cette réformation littéraire.
N’allez pas croire cependant que le spirituel aristarque, en vertu d’une absurde responsabilité, fît peser sur le dieu le ridicule des adorateurs. Pour lui, Marcus Tullius n’était pas en cause: il savait rendre, dans l’occasion, la plus éclatante justice au génie de ce grand homme, et le cicéronien le plus fanatique n’a jamais été plus loin qu’Erasme, lorsque, dans sa préface sur les Tusculanes, franchissant les bornes étroites de l’orthodoxie catholique, il va jusqu’à ranger Cicéron parmi les bienheureux et les saints. Lisez plutôt:
«Quid aliis accidat, nescio: me legentem sic afficere solet Marcus Tullius, præsertim ubi de bene vivendo disserit, ut dubitare non possim, quin illud pectus, unde ista prodierunt, aliqua divinitas occuparit. Atque hoc meum judicium mihi magis blanditur, quoties animo reputo, quam immensa sit, quamque inæstimabilis æterni numinis benignitas, quam quidam ex ingenio, opinor, suo nimis in angustum contrahere conantur. Ubi nunc agat anima Ciceronis, fortasse non est humani judicii pronuntiare. Me certe non admodum aversum habituri sint in ferendis calculis, qui sperant illum apud superos quietam vitam agere.»
«Que se passe-t-il dans l’esprit des autres? Je l’ignore; mais, pour mon compte, la lecture de Marcus Tullius, principalement lorsqu’il discute un point de morale, m’affecte d’une étrange manière. Je ne doute plus, dans ces moments-là, qu’une divine émanation n’ait inondé ce cœur, d’où jaillirent de si belles pensées. Et cette croyance me sourit encore davantage quand je songe à l’immense, à l’inappréciable bonté de l’Eternel, à cette bonté que certains esprits s’efforcent de restreindre, en la mesurant sans doute à l’étroitesse de leur cervelle. Où se trouve, à présent, l’âme de Cicéron? C’est sur quoi, peut-être, un jugement humain ne saurait prononcer. Néanmoins, je l’avoue, je n’aurais pas de répugnance a voter d’espoir avec ceux qui se le figurent là-haut, dans la paix et le bonheur du ciel.»
Revenons à la question cicéronienne. Longueil était mort en 1522, et, même, à cette occasion, notre Estienne lui avait consacré l’apothéose suivante, en beaux vers latins:
«Oh! que Longueil, avec sa docte parole, n’a-t-il eu, sur la Mort rapace et les Parques cruelles, l’ascendant qu’il exerça jadis, quand sa voix éloquente courba de stupeur la foule romaine! Il vivrait en pleine santé, il n’aurait point succombé sous un noir trépas; pour lui le Temps,—il en était digne!—devait sans cesse renouveler sa course. Mais que dis-je? il vit, et jamais la mort ne l’anéantira, protégé qu’il est, comme dans une citadelle, par sa gloire éclatante, par son grand nom! Il a parfait un monument plus éternel que le bronze, et dont la renommée, vaste écho qui se prolonge, a volé jusqu’aux astres; un monument qui ne croulera ni sous la série des ans, ni sous l’effort de l’autan fougueux, ni sous l’action corrosive des pluies. Tant que les constellations adhéreront à la voûte céleste, tant que l’Ourse au pas tardif, fournissant sa carrière, circulera dans l’empyrée, les peuples du couchant, ceux qui contemplent le lever du soleil, tous enfin, l’un après l’autre, décerneront à Longueil un culte d’admiration. Donc, loin d’ici les chants plaintifs du sépulcre, et les pleurs honteux que versent les vieilles femmes!»
Voici, maintenant, un échantillon du cicéronianisme de Longueil. C’est une lettre, également en latin, adressée à l’un de ses amis. Je vais la traduire tout au long; car, pour ceux qui aiment à entrer in visceribus rei, dans la partie intime d’une époque, surtout d’une époque comme le seizième siècle, un document de cette nature ne saurait être sans intérêt. J’aurais donc tort de le passer sous silence:
«Christophe de Longueil à Stéphane Théolus, salut au nom du Seigneur.
«J’ai lu, de votre jeune fils Camille, une lettre qu’il m’adresse, et qui me donne la plus haute idée de son intelligence et de son cœur. Je ne saurais vous dire tout le bonheur qu’elle m’a fait éprouver. Après en avoir achevé la lecture, je n’ai pu faire autrement que d’y répondre, courrier par courrier, et de vous féliciter, par la même occasion, vous le principal instigateur des progrès de cet enfant dans les saines études. Car sachez-le bien: de son âge, et même d’un âge plus avancé, on ne pouvait rien attendre de plus élégant, de plus correct, que cette lettre qu’il vient de m’envoyer. Je vous en conjure: qu’il marche toujours vers la science, en suivant la voie dans laquelle il est entré; et qu’il ne s’écarte jamais de cette voie salutaire, fût-ce de l’épaisseur d’un ongle (ne transversum quidem unguem digrediatur). Qu’il ait toujours Cicéron à la main, qu’il le lise, l’aime et l’admire, à l’exclusion de tous les auteurs, et qu’il n’hésite pas à contracter auprès de lui toute sorte d’emprunts, soit pour le discours parlé, soit pour le style écrit. Il abordera plus tard les autres écrivains, quand il en aura le loisir, et qu’il pourra se fier à son propre jugement. D’ici là, je le répète, qu’il ne quitte jamais Cicéron, et qu’il y puise, comme à la source la plus pure et la plus abondante du beau langage latin, toute la richesse, toute la correction possibles. Si j’avais affaire à tout autre qu’à vous, j’appuierais d’un plus grand nombre d’arguments ce système qui n’est point encore assez en crédit; mais vous connaissez, mieux que personne, toute l’absurdité, toute la grossièreté du style de ceux qui, en pareille matière, s’obstinent à écouter un autre maître que Cicéron. Je reviens donc au sujet de ma lettre: celle de votre Camille m’a tellement plu, que j’ai cru devoir vous en témoigner ma joie sur-le-champ, à vous le digne père d’un tel fils, à vous qui l’avez ainsi façonné par votre inspiration libérale. Vous n’avez plus qu’à redoubler de zèle, et qu’à maintenir ce cher élève, surtout à l’âge critique où il se trouve, dans l’excellente méthode que vous avez adoptée pour ses études. Adieu.»
Du reste, il faut le dire avant d’aller plus loin: Longueil était un des hommes les plus remarquables du seizième siècle, où le hommes remarquables ne manquaient pas. Il n’avait que dix-neuf ans, qu’on le désignait déjà pour occuper une chaire de droit à Poitiers, au mois d’octobre 1510. A cette occasion, il lui arriva dans cette ville une aventure tragi-comique, dont il nous a transmis lui-même les détails, dans une lettre à Jean de Balêne, de Beauvais. Le jeune professeur venait de commencer son discours d’ouverture: tout à coup ses élèves, presque tous plus âgés que lui, mirent l’épée au poing et fondirent sur leur nouveau maître, pour le contraindre à céder sa place à un régent gascon. Mais notre homme, conservant le plus héroïque sang-froid dans sa forteresse magistrale, terrassa sous le poids de trois énormes volumes de l’Infortiat (des in-folio du seizième siècle!) ceux des mutins qui s’étaient avancés le plus près de sa chaire. Les autres se le tinrent pour dit,
Et le combat cessa, faute de combattants.
On croirait lire le récit de la célèbre bataille du Lutrin.
Cet intrépide Longueil étant mort, comme je l’ai dit plus haut, en 1522, six ans avant la publication du Ciceronianus, la défense contre l’attaque d’Erasme lui devenait tout aussi difficile qu’elle aurait pu l’être à Cicéron lui-même, en supposant que le célèbre orateur eût été réellement impliqué dans ce bizarre procès littéraire. Qu’on se rassure, dans tous les cas: l’un et l’autre ne tardèrent pas à trouver de valeureux champions. Scaliger, en effet, lança d’abord contre Erasme une harangue[66] pleine d’injures, selon sa docte habitude; et, trois ans plus tard, notre héros à son tour vengea la mémoire de son cher Marcus Tullius, cette mémoire inviolable sur laquelle il ne pouvait supporter l’ombre même d’un outrage, en même temps qu’il entreprit de plaider la cause de son ancien ami Longueil.
Inde iræ!... Le hautain Jules-César ne put voir, sans être piqué au vif, un rival aussi jeune que Dolet courir sur les brisées de sa polémique. Jusqu’alors il régnait, entre notre Estienne et lui, je ne sais quelle liaison banale de savant à savant, qui avait eu pour médiateur un certain Arnoul Ferron[67]. Mais à partir de ce moment, cette demi-amitié fit place à la haine la plus étrange qu’il soit possible de concevoir, et Scaliger ne cessa de poursuivre son émule cicéronien par les plus absurdes diatribes, par les plus atroces calomnies[68]. Le monstrueux échantillon que l’on va lire, et pour la traduction littérale duquel j’ai dû me faire violence, donnera, j’en suis convaincu, la plus haute idée de cette noblesse de style et de cœur qui caractérisa toujours le noble[69] écrivain véronais. Par un raffinement de générosité, c’est après la mort de son adversaire qu’il publia ce morceau dithyrambique, en guise, probablement, d’oraison funèbre ou d’apothéose cicéronienne. Le voici dans toute son étendue; je l’emprunte à l’Hypercritique, page 305, colonne 2:
«Dolet!... s’écrie Scaliger en écumant, on peut bien l’appeler le chancre ou l’abcès des muses (Musarum carcinoma aut vomica). Car, outre qu’un si grand corps, suivant l’expression de Catulle, ne renferme pas même un grain de sel, l’insensé qu’il est se pose en autocrate de la poésie. Et le voilà, au gré de son caprice, incrustant dans la poix de son style les perles virgiliennes, comme pour faire croire à tout le monde que c’est son bien. Impuissant rabâcheur (ignavus locutuleius), qui, après avoir, à force de souder sa marqueterie cicéronienne, fabriqué ce je ne sais quoi de fiévreux qu’il appelle des discours[70], et que les doctes qualifient d’aboiements, a cru pouvoir se permettre la même licence aux dépens du divin trésor de Virgile! Aussi, tandis qu’il chante les Destins du très-bon et très-grand roi François Ier, il a lui-même à régler avec son mauvais destin[71]; et, ce qui était bien dû au poëte comme aux vers, seul de son temps, il subit comme athée le supplice de la flamme. Mais la flamme a beau faire, elle ne peut venir à bout de le purifier: c’est plutôt lui qui souille la flamme. Quant aux égouts, aux latrines qu’il intitule Epigrammes[72], à quoi bon vous en détailler toutes les ordures! C’est flasque, froid, insipide, et, pour tout dire, plein de cette folie furieuse qui, s’armant d’un excès d’impudence, n’a pas même reconnu l’existence d’un Dieu[73].
«En conséquence, à l’exemple d’Aristote, cette sommité de la philosophie, qui, dans son Histoire naturelle, ayant analysé, d’après toutes ses parties constitutives, l’organisme animal, fait encore mention des excréments... je veux qu’ici le nom de cet homme se lise, en sa qualité, non de poëte, mais d’excrément de la poésie!»
Que répondre à cela? Rien. Un haussement d’épaules, et passons.
Dolet, je m’empresse de le dire à sa louange,—car malheureusement il n’a pas toujours été sans reproche de ce côté-là,—Dolet se conduisit d’une tout autre manière à l’égard d’Erasme, son ancien antagoniste, lorsque ce dernier mourut, en 1536. Voici la traduction des vers qu’il adressa, dans cette circonstance, à Scaliger lui même, avec lequel sans doute il n’avait pas encore l’honneur d’être brouillé. On y remarquera, je l’espère, une certaine différence avec la prose de l’Hypercritique:
«Jadis les généraux de Rome et de Carthage se livrèrent une guerre acharnée. Tant que l’ennemi lutta plein de force et de vie, tant qu’il grinça des dents avec menace, l’assaillir de près avec le glaive, le cribler de traits, n’est-ce pas que c’était beau, n’est-ce pas que c’était grand? Eh bien! tant qu’il conserva sa force et son ardeur pour le combat, j’ai fait sentir mes traits à l’ennemi de Cicéron, au jaloux détracteur du nom français. Il est mort... je l’épargne, et mon style empoisonné ne blessera pas un cadavre. Muses, payons à ce vieillard un juste tribut d’éloges. La tombe avide l’a dévorée, cette gloire de la patrie germaine, cette gloire des savants qu’a produits l’Italie ou la France (avec toi cependant, Budé, et toi aussi, Longueil); oui, cette gloire de la patrie germaine, cette gloire des savants, la tombe avide l’a dévorée[74]!»
Écoutons à présent l’illustre Bayle:
«L’emportement de ce critique contre Dolet, observe-t-il en parlant de Scaliger, a quelque chose de si outré, et, si j’ose le dire, de si brutal, qu’on ne sçauroit s’empêcher de croire qu’un ressentiment personnel dirigeoit la plume de ce grand homme.»
Bayle n’était pas le seul de cette opinion. Baillet, dans ses Jugements sur quelques poëtes, tome III, no 1279, tance le Jules-César avec la plus juste sévérité; enfin, Naudé, le célèbre bibliothécaire du cardinal Mazarin, soupçonnait pareillement dans ce misérable Scaliger une rancune particulière[75]. Mais il n’en connaissait pas l’origine.
«Je crois, dit encore Bayle, l’avoir déterrée. Dolet s’ingéra de courir sur les brisées de Scaliger; il écrivit contre Erasme en faveur de la secte cicéronienne, après que Scaliger eut soutenu cette cause. Il n’y a guère d’auteur à qui un tel procédé soit agréable. On le regarde comme un dessein affecté, ou de surpasser le premier tenant, ou de lui ôter la gloire d’être le seul qui rompe une lance. On croit même que celui qui se vient mêler du combat, prétend que la cause a été mal soutenue, et qu’elle a besoin de secours. Si tel est pour l’ordinaire le naturel des auteurs, jugez quelle fut l’indignation de Scaliger, quand il vit Dolet sur les rangs, et qu’il prétendit le surprendre dans plusieurs mauvais artifices. Il prétendit, entre autres choses, que les plus beaux ornements de sa harangue avoient été pillez par Dolet et placez dans un faux jour; et pour ce qui est des louanges que Dolet lui avoit données, il ne lui en sçavoit point de gré: elles vinrent après coup, et de trop mauvaise grâce, pour réparer la première offense.»
C’est dans une lettre de Scaliger à Ferron, que Bayle a puisé tous ces détails. Je vais la citer et la traduire, afin que rien ne manque à l’exposé du débat:
«Arbitror te Doleti vidisse Dialogum adversus Erasmum; quem non puduit, exstantibus scriptis meis, flexu alio orationis omnia mea suffurari, atque ineptissimis inurere calamistris. Itaque eædem, quæ in Orationibus, intemperiæ, stylus paulo minus asper, sed emendicatus, ut verbis potius alienis conquisitis atque corrogatis, quam oblato argumento ejus loquacitas excrescere videatur. At Cæsarem laudat, inquies: accipio. Nam te aiunt ad eum retulisse, consuleret dignitati suæ, qui temere atque stolide nimis super italico nomine ineptisset; a me integrum dialogum apparatum, quo illius ostenderem et malevolum animum cum inani gloria conjunctum, et præceps ingenium cum stupore, et impurum dicendi genus cum loquacitate, et amentem dictionem cum impudentia. Ita igitur adblanditum, ut animum meum deflecteret a proposito; ita laudasse, ut sequi potius aliorum judicium invitus, quam suum ipse libens apponere videretur.»
«Vous avez vu, je pense, le Dialogue de Dolet contre Erasme. Il n’a pas eu honte, connaissant mes écrits sur cette matière, de me les dérober tous, moyennant quelques altérations dans le tour des phrases, et de les travestir sous les plus ineptes enjolivements. Ce sont les mêmes entorses au bon sens que dans ses Discours. Le style est un peu moins rocailleux, c’est possible; mais l’auteur l’a mendié à droite et à gauche, et c’est ainsi, plutôt qu’en s’appuyant sur le fond même du sujet, qu’il est parvenu à soutenir son interminable bavardage. Mais, me direz-vous, il fait votre éloge, à vous, Scaliger. Soit! J’en découvre la raison. Vous lui avez, m’a-t-on dit, conseillé de prendre une tenue plus digne; vous avez blâmé ses sottes et téméraires divagations sur le nom italien; vous lui avez annoncé que je préparais contre lui un dialogue tout entier, dans lequel je faisais toucher au doigt sa malveillance et sa gloriole, son étourderie et sa stupidité, sa diction incorrecte et prolixe, folle et impudente. Si donc il me cajole, c’est afin de détourner le coup dont je le menace; s’il me loue, c’est à contre-cœur et en suivant la trace du jugement d’autrui, bien plus que sa propre et libre inspiration.»
Ne fais pas à ton prochain ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît à toi-même, a dit la morale avec son éternel axiome. Plusieurs écrivains ont traité Scaliger à peu près de la même façon qu’il a traité Dolet. Ce n’était que justice, après tout. Œil pour œil, dent pour dent.
«Il n’est guère de plus méchant livre, observe Ménage à propos des poésies latines du Jules-César en question; il s’y trouve à peine quatre ou cinq épigrammes qui puissent passer à la montre.»
Huet, le savant évêque d’Avranches, n’est pas moins explicite et vigoureux dans sa censure de Scaliger.
«Avec tout le mérite qu’il avoit, écrit-il carrément, et tout celui qu’il croyoit avoir, il a bien montré dans son Hypercritique qu’il n’avoit nulle délicatesse de goût, par les jugements faux qu’il a faits... Il l’a encore mieux montré par les poésies brutes et informes dont il a déshonoré le Parnasse... C’étoit un homme, à la vérité, d’un esprit vaste et élevé, mais d’un très-mauvais goût dans la poésie. Quand on n’auroit pas lu son Hypercritique, si plein de fausses vues, bien plus occupé à juger du détail des vers, et à corriger des minuties souvent de mal en pis, qu’à porter un jugement sain sur le gros des ouvrages; pourroit-on se soumettre aux décisions d’un homme qui a répandu dans le public tant de mauvais vers!»
A quoi Maittaire ajoute:
«Huetii quidem judicium tantum abest ut improbem, ut potius justissimum esse arbitrer; neque unquam animum inducam credere eum fore styli æquum judicem, qui stylo uti nescierit. At vero nil est frequentius quam in criticos incidere nullis moribus præditos, vultu elato, inverecunda fronte magistellos, qui scriptores optimos ferulæ suæ audaci subjiciunt, ipsi interim scriptionis imperitia et styli scabritie famosissimi.»
«Loin d’improuver la critique de Huet, je la trouve parfaitement juste; et jamais je n’ai pu me mettre dans la tête qu’il fût, en matière de style, un juge compétent, celui-là même qui ne sait pas écrire. Cependant, on rencontre tous les jours des Zoïles sans mœurs, des cuistres pleins de morgue et d’effronterie, qui soumettent les meilleurs écrivains à leur audacieuse férule, oubliant qu’une forme gauche et raboteuse les place eux-mêmes sur la sellette du ridicule.»
La querelle cicéronienne parut un instant s’assoupir, après que Scaliger se fut abandonné aux derniers transports de sa colère contre Erasme, dans sa seconde harangue, publiée en 1537. Tout à coup, au moment où chacun la croyait bien morte et bien enterrée, elle ressuscita, plus haineuse, plus violente, plus grossière que jamais, entre un certain Franciscus Floridus Sabinus et notre Dolet, de 1539 à 1541. Cette polémique se compose: des Subcisivorum libri tres, de Floridus; du Liber adversus Floridum Sabinum, de Dolet; et d’une dernière réplique de Floridus: Adversus Doleti calumnias, que j’ai eu déjà l’occasion de mentionner, dans une de mes notes précédentes.
Sabinus, dans sa première attaque de 1539, avait accumulé les injures personnelles contre son partner cicéronien. Celui-ci répliqua, l’année suivante, et divisa son plaidoyer en deux livres. Le premier n’est guère que la répétition du Dialogue contre Erasme; en agissant ainsi, Dolet a voulu mettre ses lecteurs à même de décider si Sabinus avait eu raison de le reprendre. Dans le second livre, qu’il a subdivisé en deux parties, il discute tour à tour le style de son adversaire, le sien propre, celui d’Erasme, de Longueil et des latinistes allemands; il cite Budé, Bembo et Sadolet, et repousse avec un emportement assez excusable toutes les calomnies, toutes les horreurs sans nom dont Sabinus s’était plu à le charger. Cela fait, il consacre la dernière partie de ce même livre à se justifier d’une odieuse imputation, celle de plagiat; puis il termine le volume par des épigrammes contre son antagoniste.
En résumé, suivant l’observation de Née de la Rochelle, Dolet se défendit assez bien d’avoir été un flatteur, un gourmand, un impie, et d’avoir jamais songé à interdire la lecture de Virgile et de Térence. Usant même de représailles, à propos du surnom de plagiaire qu’on avait prétendu lui décerner, il accusa son rival de s’être approprié tout un ouvrage d’Albert Pius, prince de Carpi, De C. Julii Cæsaris præstantia, imprimé avec d’autres écrits de Sabinus, à Bâle, chez Robert Winter, en 1540, in-4o.
Voici maintenant, comme dernier détail, un ensemble complet des différentes phases que cette longue querelle des cicéroniens eut à traverser, pendant une période de près de trente ans. C’est le cas, ou jamais, de s’écrier avec Dolet lui-même:
En 1528, Erasme publia son Ciceronianus. Scaliger y répondit d’abord par un discours imprimé à Paris, chez Pierre Vidoué, en septembre 1531, in-8o; puis Dolet publia chez Gryphius, en 1535, in-4o, son Dialogue sur l’imitation cicéronienne. Vient ensuite la seconde harangue de Scaliger contre Erasme, Paris, Vidoué, 1537. Après cela, Floridus Sabinus attaqua Dolet en 1539; celui-ci riposta en 1540, et Sabinus le combattit une dernière fois en 1541. Enfin, Pierre Ramus traita le même sujet dans son Ciceronianus, Paris, André Wechel, 1557, in-8o.
Arrêtons-nous: il faut en finir avec cette interminable bataille de mots, où trop souvent Cicéron n’était qu’un prétexte à des ressentiments d’érudits qui se gourmaient entre eux dans un latin pittoresque, digne cousin du langage des halles ou de l’idiome accentué du mardi gras. Entraîner mes lecteurs dans de nouveaux détails, ce serait abuser de leur patience. De part et d’autre, hélas! il faut bien que je le confesse, à la honte de mon seizième siècle, on combattit avec les mêmes raisons... c’est-à-dire avec les mêmes injures.
Tant de fiel entre-t-il dans l’âme des savants!
[64] Ciceronianus, sive de optimo dicendi genere. Bâle, J. Froben, 1528.
[65] Carm., IV, 1.
[66] Imprimée à Paris, chez Pierre Vidoué, en 1531, in-8o. Elle est très-difficile à trouver. Erasme ne daigna pas répondre à la grossière attaque de Scaliger: «Il attend ma réponse, disait-il, et prépare déjà une autre invective; mais je n’ai pas encore lu son livre, et je n’ai fait que le parcourir. (Lettre 372, édit. de Leyde, 1703)» Scaliger écrivit, en effet, une seconde harangue en 1537; mais Erasme la lut encore moins que la première, car il était mort l’année d’auparavant.
[67] A la suite d’une édition de l’historien Paul-Emile (De Rebus gestis Francorum, Vascosan, 1550, in-fol.), on trouve:
Arnoldi Ferroni de Rebus gestis Gallorum libri IX, usque ad Henricum II.
Cette continuation d’Arnoul Ferron se trouve encore à la suite des éditions de Paul-Emile de 1548 et 1555, in-8o, imprimée à part; et à la suite d’une autre de 1576, in-fol. Paul-Emile et Ferron ont encore été réimprimés, et probablement pour la dernière fois, à Bâle, en 1601, in-fol., avec une continuation par Jac. Henric. Petrus.
On a une traduction française de Paul-Emile, par Jean Regnart, avec la suite tirée de Ferron, Paris, Morel, 1581 et 1597, 1602, 1609, in-fol.
[68] Voy. Maittaire, vol. déjà cité, p. 29.
[69] Tout le monde sait que Scaliger avait la prétention de descendre des princes della Scala, tandis qu’en réalité il n’était que le fils du peintre Bordoni.
[70] Les harangues contre Toulouse.
[71] A la bonne heure! voilà ce qui s’appelle un jeu de mots plein d’atticisme. Il veut parler d’un poème latin de notre Estienne, intitulé: Francisci Valesii Gallorum regis Fata (Lyon, Dolet, 1539, in-4o), que Dolet lui-même, un an après, translata en langue françoyse, comme nous le verrons plus loin.
[72] Allusion aux Poésies latines de Dolet.
[73] L’examen de ses opinions religieuses trouvera plus tard sa place dans un chapitre spécial.
[74] Carm., II, 20.
[75] «Tu en oublies deux qui valoient mieux que ton Badius, sçavoir: Geoffroy Tory et Estienne Dolet, quoi que Scaliger, par je ne sçais quelle haine, ait dit du dernier.» (Dial. de Mascurat, p. 8.)
CHAPITRE VII.
Apparition des Commentaires sur la langue latine. — Dolet accusé de plagiat.
Les tracas de la polémique n’avaient pas empêché Dolet de poursuivre ses gigantesques travaux sur la langue latine. Bientôt même, cette besogne des jours et des nuits le captiva tellement, qu’il en négligea ses relations avec Budé, Emile Perrot, et les autres savants dont l’honorable amitié le soutenait et l’encourageait sans cesse dans sa rude carrière[76].
«Songeant à passer en Italie, nous apprend Hubert Sussanneau, dans la lettre qui précède son Dictionarium ciceronianum (Paris, Simon de Colines, 1536, in-8o), je m’arrêtai à Lyon, où Sébastien Gryphius me fit présider à la correction de quelques ouvrages de Cicéron, d’Horace et de saint Cyprien. Dolet vivait alors avec cet imprimeur. Tout ce que je puis dire de l’habileté et de l’érudition de ce jeune homme, c’est qu’en lui la nature surpasse l’art, et que, dans un âge encore tendre, il est, si j’ose m’exprimer ainsi, porté sur un char au milieu des louanges. Attaché dès l’enfance à la lecture de Cicéron, il composait alors des Commentaires sur la langue latine, qui, par l’admiration qu’ils m’ont causée, ont failli me faire abandonner mon propre travail.»
Les vers suivants de Vulteius (Jean Voulté) me sembleraient aussi prouver qu’à cette même époque, notre Estienne remplissait, momentanément peut-être et par complaisance, les fonctions de correcteur dans l’imprimerie gryphienne:
«Va, mon livre, fuis à Lyon sans moi; va, fuis dans cette ville, où, d’une main prompte, viendra t’accueillir ce fameux Gryphius, qui te soumettra, bientôt après, à la savante révision de Dolet. Qu’il te soit doux de passer à sa coupelle: car, une fois sorti de là, tu nargueras enfin la censure la plus rechignée, la rage des chiens de la critique, et les coups de griffe de messieurs les Zoïles.»
En 1535, Dolet sollicita le privilége pour l’impression de ses Commentaires; mais il eut toutes les peines du monde à l’obtenir. Il lui fallut, auparavant, triompher des préventions que ses ennemis avaient fait naître, en haut lieu, contre l’ouvrage et contre l’auteur; et son ami Vulteius éclata, dans cette circonstance, en plaintes énergiques au sujet de la jalousie dont ce pauvre Estienne avait failli se voir victime.
«Personne, disait Vulteius, personne, je crois, à parler avec franchise, n’est aussi hostile au nom français qu’un Français même. Maintes fois déjà cette expérience avait été faite; mais la voici renouvelée par Estienne Dolet, jeune Orléanais, qui, pour ne rien dire de plus, a glorieusement mérité de la langue latine, dès sa plus tendre adolescence. En fournissant le reste de sa carrière, quels progrès ne fera-t-il pas faire aux lettres, grâce au divin génie qu’il doit à la nature, grâce à sa colossale patience, en face de toute espèce de travaux, grâce enfin à l’ardeur généreuse qui le pousse à l’immortalité! Eh bien! ce flambeau scientifique de notre époque, cette gloire éternelle de la France, a dû sentir les plus acerbes morsures de l’envie. En effet, dès qu’il a voulu publier ses Commentaires sur la langue latine (quel ouvrage, et qu’on devait peu l’attendre d’un jeune homme! quel monument de travail et de goût!), dès qu’il a voulu, dis-je, mettre au jour ce vaste répertoire, afin de se rendre utile aux fidèles du beau langage romain, c’est parmi ceux dont il avait le droit d’espérer le fruit le plus abondant de son labeur, qu’il a reconnu ses adversaires les plus acharnés. Ah! maudites soient-elles à jamais, toutes ces pestes de la littérature! Elles veulent enténébrer le soleil levant de la science, et ne font alors qu’en rehausser l’éclat[77].»
Aussitôt après l’obtention de son privilége, Dolet revint à Lyon, dans le courant du mois d’avril 1536, pour veiller lui-même à la correction typographique du grand ouvrage. Il venait de le confier aux presses de Sébastien Gryphius, bien digne réellement de l’honorable préférence et de l’affection peu prodiguée du savant humaniste, autant par la probité germanique de son caractère que par ses talents supérieurs dans sa noble profession.
L’Index erratorum du premier volume des Commentaires ne contient que HUIT FAUTES pour 1708 colonnes in-folio. Que l’on juge, d’après cela, de la conscience avec laquelle travaillait Gryphius.
Ce n’était pas seulement par la correction du texte, mais encore par la beauté des caractères que les éditions gryphiennes se faisaient remarquer, à cet âge d’or de la typographie. Sous ce double rapport, l’enthousiaste Voulté n’hésite pas à mettre Gryphius au-dessus même de Robert Estienne et de Simon de Colines.
«Parmi tant d’imprimeurs, nous dit-il, j’en connais trois hors ligne; le reste est une tourbe qui meurt de faim. Robert Estienne brille par la correction, Simon de Colines par la beauté des caractères. Habile d’esprit comme de main, Gryphius réunit ces deux qualités.»
Ce poëte n’était pas le seul à rendre ainsi justice au docte imprimeur. Écoutons à présent l’Horace français, Salmon Macrin, de Loudun:
«Gryphius, le plus illustre de nos illustres typographes, et le prince de ton art, par ton génie artiste, ton goût sûr, ta correction consciencieuse et sévère, l’ampleur de tes marges et leur éclatante netteté; enfin, les soins opiniâtres dont tu entoures les ouvrages qui te sont confiés, quand tu les multiplies sous tes presses laborieuses: je te recommande ce tout petit livre, dédié au meilleur, au plus grand des rois; oui, ce fruit récent de mes veilles, je te le recommande avec instance. Il ne vaut pas trois onces; mais s’il paraît sous les auspices de ton zèle habile; si, prenant l’essor de tes presses, il vole de bouche en bouche dans le monde savant, sous une forme brillante et correcte; il te devra plus qu’à Macrin, et te reconnaîtra justement pour son père, ô Gryphius, le plus illustre de nos illustres typographes, et le prince de ton art!»
Enfin, l’année 1536 vit paraître, avec toute la splendeur matérielle qu’une édition pouvait déployer à cette époque, et notamment avec un superbe titre en forme de cadre, gravé sur bois, le tome premier, depuis si longtemps attendu, des Commentaires de la langue latine[79].
Voici la description fidèle du frontispice xylographique dont je viens de parler:
En haut de la page on aperçoit Salomon, ayant à sa droite Socrate et Pythagore, à sa gauche Aristote et Platon. Le compartiment inférieur du cadre nous laisse voir Homère, agenouillé devant la classique fontaine du Parnasse; les Muses l’entourent, et l’une d’elles, Calliope, dépose sur sa tête l’immortelle couronne de laurier.
Les marges verticales représentent les principales célébrités des antiques littératures grecque et latine; à gauche: Aristide et Démosthène, Lucien et Plutarque, Cicéron et Quintilien, Pline et Aulu-Gelle, Tite-Live et Salluste; à droite: Homère et Hésiode, Euripide et Aristophane, Théocrite et Pindare, Virgile et Horace, Ovide et Lucrèce; en tout vingt personnages, dix de chaque côté.
Après leur avoir donné cette vénérable escorte, Estienne laissa partir ses chers Commentaires. L’allocution suivante, d’une tendresse toute paternelle, lui servit d’adieu à l’heure de la séparation:
«Premiers monuments de mon art, monuments premiers de ma jeunesse, paraissez enfin sous d’heureux auspices; et, fatigués d’un trop long retard, d’une trop dure captivité, livrez-vous à votre désir de voir le jour, surgissez à la vie. Que l’insolence agressive, que l’âpre sarcasme des envieux ne vous inspire aucune crainte; non! altérés de lumière, allez (la peur dénonce une âme sans énergie), allez, vous dis-je, premiers monuments de mon art, monuments premiers de ma jeunesse, et paraissez enfin sous d’heureux auspices.»
Il faut lire, dans les lettres de Dolet à François Ier, à Guillaume Budé, et dans les préliminaires de ce savant ouvrage, les détails intéressants que notre humaniste y a donnés lui-même sur ses travaux, l’exposé de l’ordre et de la méthode qu’il observa dans leur pénible rédaction. Quels hommes, que ces laboureurs du champ de la pensée, au seizième siècle! quelles natures de fer! quels prodiges de patience et d’étude! Et que nous avons bien raison de les dédaigner aujourd’hui, nous autres qui nous contentons de retourner, en la brossant un peu, leur immortelle défroque!
Le succès fut grand, l’envie plus grande encore; les aimables Zoïles que nous connaissons déjà, se déchaînèrent à qui mieux mieux contre Dolet. Floridus entre autres, dans sa rancune anticicéronienne, non content de lui jeter à la face l’accusation de plagiat, lui reprocha sur tous les tons d’avoir manqué de méthode. Savez-vous pourquoi? c’est qu’au lieu de suivre l’éternelle routine des lexicographes, au lieu d’employer leur vieux système de classification abécédaire, notre judicieux Estienne avait rangé ses mots dans l’ordre logique, en rattachant chaque série d’idées particulières à l’idée principale, à l’idée génératrice. De nos jours, la docte Allemagne aurait admiré un pareil travail. Un autre pédant en us, Jean Sturmius[81], publia que, lors de son séjour à Venise, Dolet s’était fait aider par Andrea Navagero, dont il était le commensal; et, pour tout dire, Charles Estienne lui imputa d’avoir volé, dans l’article qu’il consacrait à la navigation, l’ouvrage que Lazare de Baïf venait de faire paraître sur le même sujet[82].
De toutes ces accusations, celle de Charles Estienne était sans contredit la plus grave; aussi provoqua-t-elle, entre ce savant et notre Dolet, une polémique acharnée dont je vais tracer l’historique en quelques mots.
Christophe Richer de Thorigny, savant sénonais, ami commun de Baïf et de Dolet, vint remettre à ce dernier l’ouvrage de Baïf, De Re navali, au moment où l’on mettait sous presse le passage du second volume des Commentaires, dans lequel la même matière se trouvait traitée. Dolet parcourut avec un vif intérêt la publication consciencieuse de Baïf; mais il ne suspendit point, pour cela, l’impression de son article. Seulement, comme il voulait témoigner sa reconnaissance à Richer, il lui fit présent à son tour de son propre travail, que Richer lui promit, sans attendre qu’il l’en priât, d’envoyer à Baïf par le plus prochain courrier. La conduite de Dolet en cette occasion, comme l’observe avec raison Née de la Rochelle, ne prouve nullement qu’il ait dû prévoir ni craindre l’accusation de plagiat dont la démarche de Richer fut en partie la cause occasionnelle. En effet, dès que l’ombrageux Charles Estienne eut reçu de Baïf son élève les feuilles du second volume des Commentaires, il s’imagina tout d’abord que Dolet avait pillé le travail de Baïf, et il résolut d’en fournir immédiatement la preuve, dans un abrégé de cet ouvrage, abrégé qu’il fit imprimer exprès chez François Estienne, son frère, en 1537, in-8o. Dolet, pour se disculper, fit imprimer aussitôt séparément l’article d’où naissait l’accusation; et comme s’il eût tenu à démontrer hautement qu’il avait sous ce rapport la conscience on ne peut plus tranquille, il inséra en tête une apologie qu’il adressa carrément à Baïf lui-même, partie très-intéressée dans le procès.
«J’avoue, dit-il avec franchise, qu’en faisant mes recherches sur les noms et les parties des vaisseaux, j’ai cru devoir en expliquer plusieurs avec les propres paroles de Baïf, ou par des termes approchants. Mais je nierai toujours que ce soit un vol, à moins qu’on ne veuille stigmatiser d’une imputation pareille Budé, Erasme, Politien, Rhodiginus, le Volterran, Nicolas Perrot, et tous ceux qui composent des dictionnaires. C’est une des nécessités du métier de compilateur et de lexicographe, qu’on n’ait presque rien à tirer de son propre fonds, et qu’on se voie forcé, par conséquent, de tout emprunter aux autres.»
Le poëte a bien eu raison de s’écrier:
C’est une règle sans exception, et dont les exemples sont infinis: Dolet me semble un des plus navrants. Pauvre ouvrier de la science! on ne songea pas à lui payer son salaire avec la sympathie, cet or du cœur!... Amère, amère injustice!... Oh! que l’histoire vous juge, vous tous qui l’avez méconnu et persécuté, ce travailleur sublime! Dès l’âge de seize ans, érudit encore imberbe, il avait osé l’entreprise titanique de ses Commentaires[83]; dès l’âge de seize ans, alchimiste de gloire, il avait sué sur le grand œuvre. A vingt-six, il était chauve de la moitié du crâne, au point qu’un nommé Jean-Ange Odonus, qui avait eu occasion de le voir, lui donnait alors QUARANTE ANS[84]!
«On ne saurait croire, nous apprend tout le premier cet héroïque Estienne, on ne saurait croire combien la rédaction de mes Commentaires m’a coûté de patience, de veilles, de sueurs! combien de jours elle m’a pris, combien de nuits elle m’a dévorées! combien de fois j’ai dû m’abstenir de nourriture et de sommeil! Que dis-je? il a fallu m’interdire moi-même tout relâche, tout loisir, toute distraction; tout commerce avec mes amis, tout plaisir honnête, en un mot, l’usage même de la vie. Mais j’avais sous les yeux, comme une perspective consolante, la postérité si digne de respect; je rêvais l’éternité de mon nom!»
Cet amour de la gloire, ce noble et chaste amour, qui, dans son âme, avait triomphé de toutes les déceptions, qui toujours avait surnagé dans le naufrage de ses croyances, qui seul enfin le consolait de ses misères quotidiennes, de son martyre incessant; cet amour, dis-je, cet amour unique... il brille, il éclate, il étincelle, comme un diamant céleste, à chaque page de ses livres: par exemple, dans les nombreuses digressions de ses Commentaires, et dans le recueil si intéressant et néanmoins si peu connu de ses poésies latines. Quels beaux vers il adresse là-dessus à son ami Nicolas Bourbon, de Vandœuvre! Vous allez en juger:
En vérité, cette fois, je n’ai pas osé les traduire en vile prose; j’ai préféré les développer sous une forme rhythmique, et luttant de toutes mes forces contre l’original, j’en ai fait le sonnet que voici:
Oh! oui, science et gloire! Ce double amour électrisa, d’un bout à l’autre, une existence à la fois si courte et si pleine. Autant notre Estienne aimait la gloire, comme prix de la science, autant il aimait la science comme instrument de la gloire. C’était chez lui, de même que chez le Claude Frollo du grand poëte moderne, «une véritable fièvre d’acquérir et de thésauriser en fait de science; il semblait au jeune homme que la vie avait un but unique: savoir![86]» On eût dit, en un mot, qu’il avait arboré la devise bénédictine, cette pathétique devise que je n’ai jamais pu répéter, pour mon compte, qu’avec des larmes d’admiration et d’envie:
Immorior studiis, et amore senesco sciendi!
«Je meurs sur l’étude, et la passion du savoir me fait vieillir.»
Ne l’accusez pas de fanatisme, vous qui ne croyez à rien. Je l’ai dit au début de cet ouvrage, et je le répète: le fanatisme est une vertu quand la religion est si belle! Moi, l’obscur néophyte qui écris ces lignes, je me mettrais à genoux devant de pareils hommes: ce sont les pères de la véritable église, de cette grande église du progrès, hors de laquelle il n’y a point de salut pour le genre humain.
Je me résume avant de passer outre.
Rival de la fière Emilie du vieux Corneille, qui, selon certain docteur dont nous parle Balzac[87], était possédée du démon de la république, le brave étudiant du seizième siècle était possédé du démon de la science. Mais ce n’était pas, nous le verrons bientôt, cette science inféconde qui n’apprend que des mots et n’invente que des systèmes; cette science pédantesque et mesquine, fille, dans une nature médiocre, de la patience et de l’amour-propre; cette science postiche, enfin (permettez-moi l’expression), qui, dans plus d’un esprit, se confond avec la science véritable.
Non! c’était une autre science: celle qui cingle vers l’avenir, au fanal d’une conviction resplendissante; qui travaille, non pour une égoïste satisfaction, mais pour le bonheur de tous; qui dissipe les préjugés, éclaircit les mystères, rapproche et identifie les peuples, se marie dans une trinité sublime avec l’amour des hommes et l’amour de Dieu... la vraie science, en un mot; la science qui a du cœur!
Science! progrès! liberté!... Ces trois mots désignent une seule et même chose; et toutes les fois que la science n’est pas un progrès, toutes les fois que la science n’est pas une liberté, cette science-là n’est que de l’érudition. C’est un chaos; ce n’est plus un monde!
[76] Voy. sa lettre à Guillaume de Scève, en tête de son Dialogue sur l’imitation cicéronienne.
[77] C’est ainsi que Voulté s’exprime, dans sa dédicace au cardinal de Lorraine, en tête de ses Epigrammes latines, imprimées à Lyon, chez Gryphius, en 1536.
[78] Salmonii Macrini Juliodunensis, etc. Odarum libri sex, ad Franciscum regem... Lyon, Séb. Gryphius, 1537, in-8o. La pièce citée se trouve au verso du premier feuillet.
[79] Dolet nous apprend lui-même, avec la plus honorable franchise, qu’il dut beaucoup, en cette circonstance, à la collaboration intelligente et dévouée de son ami Bonaventure Desperiers, cujus opera fideli et accurata in primo Commentariorum suorum tomo usus est.
[80] Cette pièce se trouve également dans les Carmina, I, 35.
[81] Voy. sa préface, en tête de la réimpression des Formulæ latinarum locutionum Doleti, 1576, in-8o. Ce qu’il ajoute, néanmoins, est un peu plus équitable:
«Je n’examine pas, dit-il en parlant de Dolet et de ses Commentaires, d’où il les a tirés; mais certainement ils ont été utiles aux amateurs de l’éloquence et des bonnes lettres; et plût à Dieu que Naugerius, ou Dolet, ou quelque autre eût pu les achever! Nous aurions ainsi à notre disposition le répertoire complet de la langue latine, habilement distribué dans un ordre lumineux.»
[82] En 1536, in-4o. L’impression fut achevée le 31 août.
Jacques Thomasius a recueilli, dans son traité De Plagio litterario, Suobaci, 1692, in-4o, toutes les accusations de plagiat dirigées contre Dolet. Voy. les nombres 409, 410, 411, 412, 225. Les réflexions qu’il ajoute sont généralement hostiles à notre savant.
[83] C’est ce qu’il nous apprend lui-même dans sa lettre à Budé, lettre dont j’ai déjà parlé précédemment.
[84] J’emprunte cette particularité curieuse à la lettre, du reste fort malveillante pour Dolet, que cet Odonus adresse de Strasbourg à Gilbert Cousin, en date du 29 octobre 1535, et qui nous a été conservée par Niceron.
[85] Carm., I, 68.
[86] Notre-Dame de Paris, liv. IV, ch. II.
[87] Celui du dix-septième siècle, bien entendu.
CHAPITRE VIII.
Mouvement intellectuel de la renaissance,
d’après les Commentaires.
Grand et bizarre ouvrage, que ces deux in-folio de Commentaires sur la langue latine! On s’attend à n’y trouver qu’un immense désert, un Sahara d’érudition; et l’on est tout surpris d’y rencontrer çà et là, comme autant de vertes oasis, de piquantes digressions sur les hommes et les choses du seizième siècle. On y voit se dérouler, notamment, tout un panorama du vaste mouvement scientifique et littéraire de la renaissance, tableau d’autant plus précieux qu’il est tracé, d’une main ferme, par un témoin oculaire, et même par un homme qui pouvait dire à juste titre: Et quorum pars magna fui!
Avant d’aborder cette citation d’un si haut intérêt, qu’on me permette ici quelques réflexions préliminaires.
Quelques années à peine s’étaient écoulées depuis l’immense découverte du Mayençais Guttemberg, ce Christophe Colomb du progrès et de la liberté; quelques années à peine!... et déjà l’Europe du moyen âge, la vieille cathédrale gothique, assaillie par tous les vents du ciel, ébranlée dans ses fondements séculaires, tremblait, craquait, menaçait ruine. Filia Babylonis misera!... le jour de Dieu s’était levé; la grande prostituée féodale voyait arriver sur elle, sombres et silencieux, les Attilas de la science, les vengeurs des Albigeois et des Jacques, les implacables démolisseurs de l’antique Pandémonium. Qu’ils étaient beaux à voir, ces héros de la sainte bataille, brandissant la plume en guise de glaive, et traînant à l’assaut du vieux Louvre leur formidable machine de guerre... le pressoir de Strasbourg, qui distillait, rouge comme du sang, le vin généreux de la pensée!... Vandales providentiels, ils s’avançaient lentement vers leur but mystérieux, guidés, dans la nuit de leur époque, par l’étoile de la justice divine. C’était comme une invasion, par représailles, de la pensée dans la matière, de la civilisation dans la barbarie. L’antiquité pullulante, semée par millions d’exemplaires sur un sol vierge et chaud, germait, s’épanouissait, fructifiait au centuple. Avant-garde de cette armée de l’intelligence, les gothiques incunables, débordant par myriades de la presse, comme d’une nouvelle officina gentium, marchaient en pionniers hardis au défrichement de l’ignorance. L’avenir se dévoilait, le ciel de la pensée s’ouvrait aux regards, dans toute la splendeur de son soleil, dans toute la hauteur de son azur infini; des perspectives jusqu’alors inconnues fascinaient les âmes.
Mais la forme antique devait encore pour un temps, parvenue en quelque sorte à sa période de classicisme moderne, dominer tous ces bégayeurs novices, et leur imposer en souveraine ses salutaires exigences; en attendant que la pensée européenne, moins timide, moins tâtonneuse, moins enfant pour tout dire, se fût creusé dans l’argile romaine et grecque un moule plus exact, plus vrai, plus national.
Oui, cette tyrannie provisoire du latin était nécessaire, inévitable, je dirais presque providentielle. Le monde romain, considéré dans son organisme extérieur, en d’autres termes, comme un vaste corps politique et social, était mort depuis longtemps, ou, pour parler plus juste, s’était transformé: car, en vertu de cette métempsycose par laquelle revivait, sous la forme chrétienne et sous le nom de Saint-Empire, l’âme de ce grand corps éteint, c’est à cette cosmopolite animation que les nationalités européennes, encore à l’état d’embryon pour la plupart, empruntaient sans le savoir leur existence parcellaire; c’est là que nos braves communes du moyen âge, ces vaillants municipes chrétiens, retrouvaient dans la nuit du labyrinthe le fil sauveur de leurs traditions perdues; c’est là que les bourgeois de nos bonnes villes reprenaient, avec l’âme de leurs pères gaulois, Vercingétorix et Indutiomar, l’audacieuse raison des légistes romains, et revêtaient en quelque sorte, comme une vieille cuirasse héréditaire, la constance d’efforts de la ville aux sept collines, luttant contre les hostilités environnantes, d’abord pour se défendre, plus tard pour envahir.
Cependant, si l’esprit persistait, le corps avait disparu. Mais le monde romain littéraire, mais l’idiome sacré de Brutus et de Cicéron s’était perpétué, éternisé de lui-même; phénix rajeuni de siècle en siècle, on le voyait s’essorer vers l’avenir, du milieu même des bûchers qu’allumaient chaque jour l’ignorance et le fanatisme. Imperium sine fine dedi! Cet oracle de Jupiter Optimus-Maximus avait dit vrai: grâce au latin, grâce aux héroïques souvenirs qu’il réveillait sans cesse dans les âmes, côte à côte de la catholicité chrétienne grandissait une catholicité païenne, de jour en jour plus envahissante. En face de l’aristocratie féodale, qui signait encore avec le pommeau de son épée[88], se formait d’un bout de l’Europe à l’autre la sainte république des lettres. Anglais, Allemands, Français ou Italiens, Vivès, Erasme, Budé, Thomas Morus, tous les hommes de cœur, toutes les intelligences d’élite, n’avaient plus qu’une patrie et ne parlaient plus qu’une langue: ils étaient citoyens de la ville éternelle.
Ainsi, vis-à-vis de la Rome papale s’élevait silencieusement la Rome de l’avenir, la Rome des idées. Durant une grande partie du moyen âge, ces deux sœurs, ou plutôt ces deux rivales, vécurent soi-disant en assez bonne intelligence. Il y avait bien de temps à autre quelques brouilleries peu profondes, comme à l’époque d’Abailard et de l’abbé de Clairvaux; mais ces passagers symptômes d’une mutuelle antipathie n’aboutissaient guère qu’au triomphe de l’élément chrétien sur cet audacieux ferment païen, si réluctant, si révolutionnaire, et qui montait, montait toujours... Operta tumescere bella.
Il n’en fut plus de même au seizième siècle: le plébéianisme gallo-romain, représenté par Erasme et Luther, osa, par un beau jour, en face de la Rome patricienne et papale, se retirer sur le mont Aventin. Dès lors, scission complète: d’un côté, l’on tient à ses priviléges, à ses acquêts séculaires, aux mille petites douceurs de son fructueux statu quo; de l’autre, on marche tout droit de la renaissance à la réforme, de la réforme à la philosophie, et de la philosophie à la révolution.
N’était-ce pas, du reste, avec une fierté déjà républicaine et révolutionnaire que les géants de l’érudition, les chevaliers de l’exégèse, les héroïques glossateurs du quinzième et du seizième siècle opposaient au latin de l’Église et des Pères le latin de Cicéron et de Brutus, la langue des Catilinaires et de l’antique liberté romaine aux sauvages barbarismes de la scolastique, au patois brutal de la tyrannie intellectuelle?
Je cède maintenant la parole à Dolet:
«Les lettres, de nos jours, s’épanouissent avec splendeur: heureuse et brillante floraison, dont je m’applaudis pour elles! Les études littéraires sont cultivées avec des efforts si grands et si universels, que, pour atteindre à la gloire des anciens, une seule condition nous manque: je veux dire l’antique liberté des esprits, et la perspective de la louange au bout de la carrière des arts. Ce qui nous manque aussi, c’est l’amour, la libéralité, la courtoisie des puissants envers les doctes; c’est la faveur des Mécènes, comme stimulant du génie, comme aiguillon des studieux labeurs; c’est une tribune où l’éloquence puisse trôner au grand jour; une sorte de sénat romain, une république, en un mot, qui fasse rayonner la palme aux yeux du talent, et décerne des éloges capables à la fois d’électriser les natures les moins littéraires, et d’enflammer de plus en plus les intelligences privilégiées. Au lieu de ces encouragements à la culture des arts, trop souvent l’essor de l’étude est entravé par le mépris qu’elle rencontre chez bien des gens, et le rire qui poursuit les champions du progrès. Au terme d’une carrière studieuse, nulle récompense, que dis-je? nul espoir! C’est une vie tout entière à traîner sans honneur; il faut dévorer mille affronts, se courber sous la tyrannie, sous l’insolence des barbares; et souvent même, pour vos jours en danger, la littérature est un redoutable guet-apens[89]. Néanmoins, ces vices de notre époque n’ont pas relégué si loin de l’Europe le progrès intellectuel, qu’on ne rencontre, sur tous les points, des cœurs brûlants de ce noble amour. Ah! sans doute, elle a été sans trêve et sans merci, la lutte qui, depuis un siècle, se livre à la barbarie du moyen âge, et souvent la victoire a chancelé, grâce aux forces prodigieuses dont disposaient les barbares; mais enfin, le succès a couronné la phalange du progrès. Au premier rang, voici Laurent Valla, qui, soutenu dans sa vigoureuse attaque par les centuries de ses contemporains, ouvre une brèche dans les bataillons ennemis. Mais ce n’est là, pour ainsi dire, qu’un premier engagement de troupes légères; en définitive, on a combattu de loin plutôt que de près. La brèche est ouverte, sans que les deux ailes de l’armée barbare soient assez fortement ébranlées par l’assaillant. Alors, au moment où, malgré leur prouesse, Valla et ses compagnons d’armes succombent déjà sous les chefs de l’obscurantisme, accourent pour les soutenir Ange Politien, Hermolaüs Barbarus, Pic de la Mirandole, le Volterran, Cœlius Rodiginus, Sabellicus, Crinitus, Philelphe, Marsile Ficin; et toute cette illustre génération que nous venons de passer en revue, fond à la fois sur la barbarie, qui se ralliait d’heure en heure et recouvrait ses forces. Les armes de l’éloquence à la main, ces grands hommes déploient à la rescousse toute la bravoure qui les anime... Hélas! morts au champ d’honneur, ils ne font que heurter les hordes barbares sans les anéantir. L’aile gauche des ennemis a disparu, mais la droite survit tout entière au combat. Soudain, de tous les points de l’Italie, de l’Allemagne, de l’Angleterre, de l’Espagne et de la France, la pensée fait partir en même temps ses foudres de guerre. Ils tombent sur la barbarie encore debout, et dont la crête superbe se dresse toujours contre eux; ils l’ébranlent, la renversent... Victoire! elle abandonne ses mains aux fers, et se laisse traîner en triomphe. L’Italie, qui n’a jamais cessé d’être la métropole de l’éloquence, et le sol fécond où le génie prend racine pour s’élever jusqu’au ciel, l’Italie fournit d’abord son contingent, chefs d’élite, orateurs célèbres, athlètes vingt fois couronnés dans l’arène littéraire: c’est Pierre Bembo, Jacques Sadolet, Baptiste Egnatius (dont j’ai suivi les leçons dans ma jeunesse, lorsqu’il expliquait le traité des Devoirs, de Cicéron, et le poëme de Lucrèce), André Navagérius, Romulus Amazéus, Nicolas Léonicène, Lampride et Lazare Buonamico. Viennent ensuite trois poëtes: Jovien Pontanus, Jérôme Vida et Actius Sincérus Sannazar. Quels hommes! que de louanges ils méritent! de quel éclat resplendissent leurs noms parmi les doctes! Immédiatement après eux, intrépides aux rangs divers que la science leur assigne, tombent sur la barbarie le cardinal Adrien, Bartholomeo Ricci, Marius Nizolius, Hortensius Appianus; et, avec eux, un médecin des plus célèbres, Jean Manardo, André Alciat donne à son tour: dès sa première adolescence, transfuge du camp barbare des légistes, il se retrempe au baptême de la littérature, et maintenant il brille parmi les zélateurs de l’éloquence. Ce héros n’est pas seul au combat; accompagné d’Emile Ferretti et d’Othon Bosio, il marche avec un redoublement de courage. Voilà donc, avec tous ses illustres capitaines (je ne parle point des vélites et des jeunes soldats, dont le nom encore obscur brillera dans son temps), la belle phalange que l’Italie fait sortir de son sein. Ardente et studieuse émule, la Germanie, à son tour, donne le signal et précipite ses braves au combat. A la voix de la patrie, Jean Reuchlin prend les armes avec Rodolphe Agricola, et tous deux s’associent pour la grande guerre Didier Erasme de Rotterdam, leur disciple, écrivain plus fort en verbiage[90], il est vrai, qu’en solide éloquence, mais qui, cependant, par son avalanche de livres, n’a pas été le moins actif promoteur de la cause littéraire. Incontinent accourt Philippe Mélanchthon, le premier entre les Germains. Derrière lui se pressent Ulric Hutten, Béatus Rhénanus, Simon Grynée, Henri Glaréanus, Martin Dorp, Conrad Goclénius, Héobanus Hessus, Jacques Mycille, Jean Oporinus, Jacques Omphalius, Ulrich Zazius, Viglius Zuichémus, Charles Sucquet, Cop de Bâle et Léonard Fuchsius. Tous brûlent d’affranchir du joug de la barbarie, les uns l’art oratoire, les autres la poétique, ceux-ci la science du droit civil, ceux-là, enfin, la médecine. En Angleterre, la barbarie voit s’armer contre elle Cuthbert Tunstall, Thomas Linacre, et Thomas Morus, aussi heureusement partagé, quant aux succès littéraires, que malheureusement accablé, en dernier lieu, par l’injustice de la fortune. De l’Espagne s’avancent Louis Vivès et Antoine de Lébrixa; soldat de la science plus courageux que bien armé, celui-ci fait place à Coclés Ninivite, que j’ai failli passer sous silence, et qui, le premier, attaque la barbarie à coups de traits et la provoque au combat. La France, enfin (je la place au dernier rang, pour que la calomnie ne m’accuse pas d’un nationalisme partial), la France ne veut point paraître manquer seule à cette sublime croisade; aux troupes étrangères de l’Italie, de l’Allemagne, de l’Angleterre et de l’Espagne, elle joint ses phalanges qui ne sont pas les moins nombreuses. Voici paraître, comme chef de file, Guillaume Budé, également profond dans les littératures grecque et latine; immédiatement après lui marche le Fèvre d’Estaples, couvert, ainsi que d’un bouclier, par l’escorte de la philosophie. A Christophe de Longueil (peu m’importe que, dans sa jeunesse, blessé par ses concitoyens, il ait voulu renier son pays natal pour une patrie étrangère: réellement il était Français); à Christophe de Longueil, dis-je, et à Simon de Villeneuve, est confiée la mission d’étendre plus au loin les frontières de la langue latine, d’accomplir avec zèle cette noble tâche, et, sur le cadavre de la barbarie vaincue, de rétablir l’éloquence dans sa dignité première. Aussitôt ce désir de la patrie connu, à Budé, à le Fèvre, à Longueil, à Villeneuve, s’adjoignent comme compagnons d’armes Jean Dupin, Nicolas Bérauld (sous la direction duquel, à l’âge de seize ans, j’ai appris la rhétorique au sein de Lutèce), Germain Brice, Lazare de Baïf, Pierre Danès, Jacques Tusanus, Salmon Macrin, Nicolas Bourbon, Guillaume du Maine, Jean Voulté, Orontius Finéus le Dauphinois, et Pierre Gilles. Arrivent ensuite, pour grossir leurs rangs, nos jurisconsultes français, coalisés en masse contre les barbares: Pyrrhus Angleberméus d’Orléans, Pierre de l’Estoile, son compatriote, Gui Brelé, Jean de Boysson le Toulousain, Guillaume Scève de Lyon, Claudius Cantiuncula, Emile Perrot et Michel de l’Hospital. Du fond de leurs écoles, les médecins à leur tour s’élancent dans la mêlée: voici accourir Symphorius Campégius, Jacques Sylvius, Jean Ruel, Jean Cop, François Rabelais et Charles Paludanus. Recruté partout, cet escadron de la science fait sur le camp de la barbarie une charge si vigoureuse, que la vaincue lui cède jusqu’à son dernier pouce de terrain. L’Italie, depuis longtemps, l’a vue tourner le dos; l’Allemagne, battre en retraite; l’Angleterre, s’échapper; l’Espagne, s’enfuir, et la France, disparaître sous les sifflets. Pas une ville, en Europe, qui ne soit délivrée de l’horrible monstre: plus que jamais, les lettres sont cultivées; la sève de l’étude circule dans toutes les branches de l’art, et le monde, sortant du chaos intellectuel, marche, avec l’aide et sous l’impulsion de la littérature, à la conquête de la justice et de la vérité. Maintenant les hommes ont appris à se connaître; maintenant leurs yeux s’ouvrent à la lumière universelle, tandis qu’auparavant, couverts de ténèbres, ils se fermaient dans une complète et déplorable cécité; maintenant, enfin, l’on peut dire qu’ils diffèrent véritablement des brutes, tant la culture des arts a développé leur intelligence! tant leur langage, c’est-à-dire ce qui trace entre eux et les animaux la ligne de démarcation la plus profonde, a conquis de splendeur et de correction! N’ai-je donc pas raison d’applaudir au triomphe des lettres, puisqu’elles ont recouvré leur gloire antique, et que par elles (noble privilége!) la vie humaine se voit prodiguer les jouissances? Ah! si seulement l’envie de certains barbares, étrangers à toute espèce d’éducation, ne s’acharnait plus contre les lettres et contre leurs fidèles; si notre sol était purgé de toutes ces pestes humaines, que pourrait-on souhaiter encore pour le bonheur de notre âge? Mais enfin elle tombera de vieillesse, la tyrannie des pervers; et cette jeunesse qui, de nos jours, se transfigure au sein du progrès et de la science, grandissant avec la dignité des lettres, renversera leurs ennemis du haut rang qu’ils occupent, entrera dans la carrière des fonctions publiques et dans le conseil des rois, et, marchant à la tête des affaires, prendra partout en main les rênes d’une intègre administration. Ce n’est pas tout: comme elle aura grandi avec les lettres, elle voudra les voir étendre dans toutes les âmes leurs racines vigoureuses, ces saintes lettres! dont la voix austère nous préserve du vice, engendre dans nos cœurs l’amour de la vertu, ordonne aux rois d’appeler et de retenir auprès d’eux les zélés observateurs de la justice et de l’équité; en même temps qu’elle leur prescrit de fuir et d’éloigner comme un poison, les âmes gangrenées, les vils flatteurs, les flagorneurs rampants, les entremetteurs de voluptés dont fourmillent les cours. Oh! alors, que manquera-t-il à Platon pour le bonheur de sa république? Il n’y admet que des princes philosophes, ou, du moins, qui aiment les philosophes et recourent à leurs conseils. Eh bien! ce jour-là, nul ne regrettera dans les princes une sagesse absente; on verra qu’ils n’ont rien de plus cher, de plus agréable que le commerce des sages; magnifique idéal, que réaliseront enfin la culture des lettres, l’amour des bonnes études et des saintes disciplines, qu’un enthousiasme électrique propage, à l’heure qu’il est, dans tous les cœurs et dans toutes les intelligences[91].»
Vous venez d’entendre, chantés par une voix contemporaine, l’invocation, en quelque sorte, et les premiers épisodes de cette grande Iliade qui s’appelle LE SEIZIÈME SIÈCLE. Vers le même temps, merveilleuse coïncidence! un poëte chanta la première croisade catholique. Rien d’étonnant: la mélodieuse octave du Tasse, d’un fou de génie, devait célébrer, dans un de ses plus beaux accès, la folie du moyen âge, la folie de la croix. Ici, au contraire, c’est un érudit qui célèbre en prose latine, en larges périodes cicéroniennes, l’austère et sérieuse croisade de la science. C’est un martyr de la pensée qui entonne, en plein glossaire, au cœur même d’un volumineux in-folio sur la vieille langue latine, l’hymne retentissant de la liberté moderne, le dithyrambe électrisant du progrès et de l’avenir. Quand, uni à ses compagnons d’armes, il soulevait avec eux la pierre du sépulcre où, depuis tant de siècles, étouffait la pensée humaine... lui aussi, lui surtout, il aurait eu le droit de s’écrier avec enthousiasme: Canto l’armi pietose! je chante la guerre sainte, la délivrance du grand tombeau!
Ivre encore de ses classiques souvenirs, le généreux humaniste en verse le reflet brûlant et sympathique sur l’immense tableau qu’il retrace. On croirait entendre Hérodote, l’Homère de l’histoire, chanter les Thermophiles, Léonidas et les Trois-Cents. La voyez-vous, l’innombrable armée des barbares? Elle couvre l’Europe entière; horde noire de l’obscurantisme, elle enténèbre de ses traits le ciel de l’intelligence humaine. Tant mieux! répondent les héros, nous combattrons à l’ombre. Tout à coup, au milieu du chaos, Guttemberg a proféré son FIAT LUX! le cri de guerre a retenti; les braves s’élancent à la rescousse. Oh! la lutte est longue, terrible, inexorable; bien des vaillants succombent au champ d’honneur. Mais les vengeurs remplacent les morts; sur tous les points la barbarie est refoulée, le moyen âge est vaincu... la pensée triomphante plane sur le monde!
[88] En plein seizième siècle, ou pleine renaissance, le connétable Anne de Montmorency disait à qui voulait l’entendre qu’un noble dérogeait en s’instruisant!
[89] Encore un arrière-goût du bon temps où notre humaniste étudiait le droit à Toulouse! Dolet tenait ferme dans ses rancunes.
[90] Je n’ai pas besoin de le dire: ce n’est point précisément à Dolet qu’il faut s’en rapporter au sujet d’Erasme, son adversaire dans la question cicéronienne.
[91] Comment., t. I, col. 1156, 1157, 1158.
CHAPITRE IX.
Meurtre forcément commis par Dolet. — Résultats de cette malheureuse affaire.
Ce n’était point assez que l’injustice humaine tourmentât, comme nous l’avons vu, l’existence laborieuse de notre Estienne; une sorte de fatalité jalouse[92] ne tarda pas à se mettre de la partie. Le 31 décembre 1536, il luy advint, dit une des pièces[93] de son procès, une fortune et malheur de commectre homicide en la personne d’un peintre nommé Compaing[94]. Ennemi mortel de Dolet, cet homme avait voulu l’assassiner; mais, non moins habile à tenir l’épée qu’à manier la plume, aussi calme, aussi impavide que le juste d’Horace, l’étudiant orléanais se défendit avec tant de vigueur et de sang-froid, que l’assassin tomba victime de son propre guet-apens. Dolet raconte lui-même cet événement tragique et ses suites, dans une épître au cardinal de Tournon, qui forme la première pièce du deuxième livre de ses Poésies latines. Je vais la traduire en entier, car elle abonde en détails curieux:
«De sa double face, dit l’humaniste, Janus contemplait à la fois deux années, l’une sur son déclin, l’autre prête à naître, quand tout à coup je me vois attaqué par un ennemi félon, qui me porte l’épée à la gorge. Alors moi, je résiste à l’agresseur qui menace mes jours, et j’étends mort à mes pieds celui qui s’efforçait de me détruire par le fer.
«Mon Dieu! j’étais cependant tout aux Muses; et brûlant d’illustrer un jour ma patrie par des écrits immortels, je concentrais mon âme sur ce noble idéal. Mais à qui le sort jaloux fait-il grâce?
«Connue sous le nom de Lugdunum, une ville antique s’élevait dans la Gaule; elle couronnait le front d’une colline au pied de laquelle, à la suite d’un incendie, Plancus, chef des armées romaines, la rebâtit en la tournant vers le nord. La Saône, au milieu d’elle, traîne ses eaux lentes; d’un autre côté, le Rhône la presse d’une ceinture humide; puis, retardant leur cours, ces deux beaux fleuves, par une large embouchure, se plongent dans le sein l’un de l’autre. Riche, populeuse, superbe d’architecture, à ses enfants, aux étrangers, à tous, elle s’ouvre comme le temple du commerce.
«C’est dans un lieu si célèbre que s’écoulait ma vie studieuse, lorsqu’une cruelle attaque me contraignit d’opposer la force à la force, et de chercher mon salut dans le meurtre. Aussitôt, un nombreux détachement du guet s’élance à ma poursuite; sans tenir compte de mon innocence, on veut m’ensevelir dans les ténèbres d’une prison: mais il est toujours facile à un homme de cœur d’échapper aux embûches de ces lâches ribauds. Protégé par une escorte d’amis, je sors de la ville au point du jour; et d’abord je vole en Auvergne, malgré l’âpre froidure qui régnait alors, malgré toute la fureur des vents déchaînés.
«Au loin m’apparaissent, comme des rois en cheveux blancs sur un trône de montagnes, de vieux ornes couverts de neige; à travers les vallons (spectacle sublime!) un torrent fougueux se précipite en imitant la voix sonore de la tempête, et, frappant le sol avec le bruit de la grêle qui tombe, court ensuite inonder les campagnes.
«Déjà, parmi les hautes forêts de l’Auvergne, l’Allier superbe, enflant ses ondes, déploie sous mes yeux toute l’étendue de son cours. L’idée me vient aussitôt d’accélérer mon voyage, en me servant de cette rivière; je m’embarque. Sous l’impulsion des rames, le bateau glisse plus rapide que les vents; à droite, à gauche, villes, campagnes, tout fuit en arrière, tandis que ma nef agile sillonne le long ruban des eaux.
«Mais l’implacable hiver s’attarde en ces contrées; du fond à la surface, pour ainsi dire, le froid condense la rivière; la glace refuse tout passage aux avirons, heurte, à chaque instant, notre frêle embarcation qui bondit sous la secousse, et, de distance en distance, nous oblige à nous arrêter. Lancée par un arc bien tendu, d’abord la flèche du Parthe fend avec vigueur l’air environnant, puis, rencontrant un arbre, elle se plonge dans sa printanière chevelure, s’amortit à travers le feuillage, et finit par tomber mourante. Ainsi se ralentit, au milieu des glaçons, notre petit navire qui, tout à l’heure encore, devançait les flots à la course. Alors, enflammé par mes promesses, le batelier redouble de courage; il lutte, il se roidit des deux mains, il s’ouvre une large issue, et la glace brisée cède enfin aux innombrables coups de rame qui la dispersent. Incontinent, nous nous livrons au vaste courant de la Loire, qui m’entraîne vers une ville, une ville autrefois célèbre, Orléans. Berceau de mon enfance, je te reconnais, et je couvre de baisers les autels de la patrie.
«De là, renvoyant mon bateau, je franchis la plaine à franc étrier; le roi! voilà le seul but de ma course. Je me dirige donc vers la grande et populeuse Lutèce, où l’on me dit que je trouverai François Ier, à qui le ciel a confié les destinées de la France. O soleil, toi dont les regards embrassent le monde, que peux-tu voir de meilleur, de plus auguste, de plus clément?
«Je l’aborde et lui présente mes humbles hommages; puis, je lui raconte en ces termes le malheur déplorable dont le sort m’avait rendu victime:
«O roi plein d’amour pour la justice, c’est au nom de cette justice même qu’en toute sécurité je m’adresse à toi. Je l’avoue, j’ai privé quelqu’un de la vie; mais un danger pressant m’a contraint à cette violence. S’il est vrai qu’en cela j’aie suivi la loi salutaire de notre mère suprême, la nature; s’il est vrai, d’un autre côté, que le droit civil autorise une défense personnelle, ma requête est juste: fais-la triompher, en m’accordant ma grâce. Oui, l’accident est fatal, j’en conviens; le premier, il m’a convaincu que nous sommes tous, au même titre, le jouet des vicissitudes humaines. Mon bras n’était pas fait à l’œuvre du sang. Eh bien! malgré tout, il m’a fallu frapper un ennemi et devoir mon salut à des armes cruelles. Grâce, je t’en conjure! grâce, ô mon roi! Si ton glaive légal anéantit justement le coupable, tourne vers l’innocent un regard de mansuétude, et sauve celui qu’a voulu perdre la fatalité.
«Le roi se laisse fléchir: sa voix m’ordonne de me retirer sans crainte. Pallas, accompagnée des neuf vierges de la double montagne, m’accueille au sortir de l’audience, et félicite avec transport son cher nourrisson.
«Arrive l’heure d’un banquet préparé par les soins de mes doctes confrères en Apollo. Chacun prend place; au nombre des convives se font remarquer tous ceux qu’à bon droit l’on nomme les flambeaux de la France: entre autres Budé, le plus grand de tous, Budé, cette gloire encyclopédique; Bérauld, l’heureux Bérauld, qui fait envier son génie supérieur et sa facile éloquence; Danès, qui s’est illustré dans toutes les branches de l’art littéraire; Tusanus, qu’une justice honorable a surnommé bibliothèque parlante; Macrin, ce favori de Phébus, habile à manier tous les rhythmes; Bourbon, non moins riche en verve poétique; Dampierre, et, près de lui, ce jeune Vulteius qui fait concevoir au monde savant de si hautes espérances; Marot, ce Virgile français qui déploie dans ses vers un divin trésor d’imagination; Rabelais, enfin, cette grande illustration médicale, cette renommée de si bon aloi, François Rabelais, qui, du seuil même de Pluton, rappellerait les morts à l’existence et les rendrait à la lumière.
«Sur tous les points, une vaste conversation s’engage; on passe en revue les doctes compagnons d’armes, les gloires contemporaines qui fleurissent aux rives étrangères. Erasme, Mélanchthon, Bembo, Sadolet, Vida, Jacques Sannazar, voilà ceux qui, tour à tour, sont loués à pleine voix.
«Déjà s’épanouit à l’horizon l’aurore du lendemain; je songe à quitter Paris, je hâte mon retour à Lyon. Mon itinéraire est tout tracé; je le prends à travers les beaux lieux qu’arrose la Seine, à travers ce champ de bataille de César, où resplendirent tant de fois les aigles invaincues.
«J’arrive enfin; me voilà de nouveau dans ce vieux Lugdunum que partage en deux l’Arar au long cours. Alors, écoutez les avis que me donnent les Muses:—Jouis, me disent-elles, jouis désormais en toute sûreté de ta première liberté d’âme, et poursuis jusqu’au bout ta studieuse carrière. Que l’insolent sarcasme des détracteurs ne brise pas ton élan; non! marche à la conquête de ton immortalité; marche, et fais attester aux siècles futurs qu’un fils de la France a vécu sous le nom de Dolet, et qu’il a vécu, brûlant sans cesse d’un noble amour pour l’idéal le plus sublime!—
«Après m’avoir stimulé de la sorte, elles retournent à leur grotte de la double montagne. Docile aux belles paroles des Castalides, je laisserai des œuvres dignes de moi; tu peux en être sûre, ô postérité!»
L’événement dont notre héros vient d’achever le récit, fut encore pour sa muse latine l’objet de plusieurs pièces de vers, qui se lisent à la suite l’une de l’autre, dans le deuxième livre de ses Carmina. C’est ainsi qu’en vertu d’une prosopopée oratoire, il introduisit le chœur des Muses, plaidant au pied du trône, avec une tendresse pathétique, la cause de leur cher nourrisson.
«Grâce pour Estienne! s’écriaient d’une seule voix les saintes Aonides; grand roi! sois exorable à nos vœux; laisse retourner le savant à ses études, le poëte à ses inspirations.»
«En revanche, ajoutait le docte chœur dans la pièce immédiatement suivante, tu entendras bientôt, dans un style élégant et plein d’élévation, le récit des événements qui ont signalé notre époque[95].»
Vulteius, ayant appris à Toulouse la position critique de Dolet, se hâta d’en prévenir Jean Dupin, leur commun protecteur, cet excellent évêque de Rieux avec lequel nous avons déjà fait connaissance. L’épître n’est rien moins que cicéronienne sous le rapport du style, je suis forcé d’en convenir; mais elle respire le plus rare dévouement, et cela vaut mieux, à mon avis, que d’élégantes périodes à la Bembo. Elle prouve, en même temps, que si notre Estienne avait eu le malheur ou le tort de s’attirer bien des haines implacables, il avait toujours su conserver, d’autre part, de bonnes et solides amitiés. Je vais donc en traduire les passages les plus intéressants.
«La rumeur publique, écrit ce brave Vulteius, m’avait appris depuis quelque temps la mésaventure d’Estienne Dolet; les lettres de mes amis ne tardèrent pas à me confirmer cette fâcheuse nouvelle. Ma première pensée fut aussitôt d’abandonner Toulouse et mes études, pour me rendre au plus vite à Lyon. J’avais hâte de prouver ma fidélité inébranlable à un vieil ami dans le malheur, de mettre à sa disposition mes conseils et ma bourse, et de lui offrir spontanément tout ce qu’il est en droit d’attendre d’un homme qui se reconnaît, à tant de titres, son débiteur et son obligé. Je voulais surtout, dans le cas où ce pauvre Dolet, succombant sous les coups de l’envie, accablé par ses lâches calomniateurs, ne trouvant personne autour de lui pour lui tendre la main, se serait vu déclaré coupable de meurtre, et, comme tel, forcé de s’expatrier (chose que je redoutais plus que tout au monde, et pour lui-même, et pour son pays, et pour la littérature); je voulais, dis-je, l’accompagner à son départ, acquittant de la sorte une promesse que j’avais faite depuis longtemps... Pouvais-je, en effet, consentir à me séparer d’un homme si docte, d’un ami si rare, l’ornement et le flambeau de la France?... Espérons, cependant, que tout ira pour le mieux; espérons qu’il ne sera condamné ni au gibet, ni à la prison, ni à l’exil, ni à d’autres supplices, et que, bien au contraire, il pourra revenir, plus alerte et plus joyeux que jamais, à ses études interrompues. Puisse-t-il achever ce second volume des Commentaires, dans lequel il s’absorbait tout entier, à l’instant même où un affreux malheur est venu fondre sur lui! Puisse-t-il attaquer ensuite cette Histoire contemporaine depuis longtemps promise, et y déployer toute la gravité, toute l’élégance de son style! Puisse-t-il faire paraître, avec le temps, son livre sur l’Opinion, ouvrage assurément aussi agréable que nécessaire! Puisse-t-il mettre au jour de nouvelles poésies, empreintes de cette grâce et de cette véhémence que tout le monde lui reconnaît! Puisse-t-il, enfin, terminer les nombreux travaux qu’il nous annonce, ce génie divin, si infatigable au labeur, si puissamment rompu dès le berceau à toutes les difficultés de l’étude, que (sans prétendre pour cela ravaler aucun mérite ni aucune gloire) je me demande s’il est possible qu’un autre homme atteigne jamais à cette hauteur!»
Un autre ami de Dolet, Finetius, dans une lettre à Cottereau que j’ai déjà citée au chapitre V du présent ouvrage, s’exprimait avec un égal enthousiasme sur le compte de notre cher cicéronien.
«Je n’admire pas seulement, disait-il, un jeune homme de tant de mérite: j’ai l’intime conviction, pourvu que Dieu lui prête vie, de le voir un jour surpasser l’admiration générale. Que ne doit-on pas attendre de ses viriles années, puisque au début même de l’adolescence, non content de se maintenir à la hauteur des espérances qu’il a fait naître, il s’élève encore, à force d’éloquence et de courage, au-dessus de son âge, que dis-je? au-dessus même d’un âge plus avancé! Je ne prétends point l’exalter ici par une stupide apothéose; je n’irai point crier par-dessus les toits, comme un louangeur mercenaire, qu’il a parcouru en triomphateur le cercle entier des connaissances humaines; j’attesterai simplement que, pour tout ce qui tient à la science des bonnes disciplines, à la faculté de bien dire, il n’a rien négligé de ce qui peut affermir ses pas dans cette noble carrière.»
On a remarqué sans doute, au commencement de cette citation, les mots que j’ai soulignés: Pourvu que Dieu lui prête vie. Dolet n’était pas le seul, cette parenthèse en est la preuve, que poursuivît le pressentiment de sa lugubre fin.
Cette fois cependant, le roi lui fit grâce, comme on l’a vu plus haut; mais la haute clémence du protecteur des lettres n’empêcha pas instantanément l’action des lois contre notre Estienne. Bon gré, mal gré, l’humaniste dut se rendre en prison. Seulement, armé de l’ïambe latin, qu’il maniait parfois avec toute la nerveur d’Archiloque, il soulagea plus tard, dans une violente invective, sa profonde rancune contre le juge qui l’avait décrété de prise de corps.
«Non! s’écria-t-il en s’adressant à ce personnage, non! ce n’est point un accès de folie, ce n’est point un élan de haine qui a pu m’entraîner au meurtre d’un homme. C’est au nom d’une loi formelle de la nature que j’ai repoussé la force par la force; en un mot, j’étais dans mon droit, lorsque en homme de cœur j’ai brisé l’affreuse attaque d’un sicaire. Et voilà pourquoi tu me fais incontinent plonger dans un cachot, jeter dans les fers? Voilà pourquoi tu prétends, au moyen d’une charmante pendaison, me voir la pâture des mouches, des vers et des corbeaux? Va! telle n’est pas la destinée que me réserve Pallas, dans son cœur maternel. Souffre donc que j’aie fait ce que la nature tolère et même conseille; ou bien avoue franchement que, sous ta face d’homme, vivent incarnés en toi des milliers de tigres, ou je ne sais quoi de plus monstrueux, de plus atroce encore que des tigres. En avouant de la sorte ta cruauté inouïe, tu rendras hommage à la vérité[96].»
C’était déjà le second emprisonnement que notre Estienne avait à subir. Il ne comptait pas, il est vrai, sa première et courte détention dans les geôles de Toulouse; mais il lui fallut bien, à cette fois, prendre la peine de compter. Le pauvre savant ne put s’arracher aux griffes de ces voraces justiciers du seizième siècle, qu’après mainte sollicitation désespérée, mainte anxieuse requête, adressée coup sur coup, soit en vers, soit en prose, au cardinal de Tournon, établi par François Ier régent du royaume, tandis que ce prince marchait lui-même à la tête de ses armées.
Je me suis demandé plus d’une fois s’il n’eût pas mieux valu, pour Dolet, succomber alors, en toute sève, en pleine gloire, sous les coups de son lâche agresseur; et si la Providence n’avait pas été cruellement injuste envers cette grande victime, en la réservant pour cette mort atroce et ignominieuse qui, dans la suite, fut son partage. Mais non! j’avais tort: il fallait que la pensée eût son martyr; il fallait que la foi du progrès eût son confesseur, son athlète victorieux, couronné de la palme des élus; il fallait, en un mot, que l’horrible flamme du bûcher de la place Maubert se reflétât de siècle en siècle, sanglante et indélébile, sur les fronts maudits des inquisiteurs, sur les faces de Caïn de tous ces impuissants bourreaux de l’intelligence!
[92] Fati invidia, comme il l’appelle lui-même.
[93] Retrouvées par M. A. Taillandier dans les registres criminels du parlement de Paris, et publiées chez Techener, en 1836.
[94] Dans les pièces déjà citées, on le désigne tantôt sous l’appellation de Guillaume Compaing, tantôt sous celle de Henry Guillot, dict Compaing.
[95] Il tint parole, ou à peu près, au moyen de ses Fata Regis, ouvrage que j’ai déjà mentionné.
[96] Carm., II, 5.
CHAPITRE X.
Dolet imprimeur. — Son mariage. — Naissance de son fils Claude. — Premières productions de sa presse.
Quelque temps après cette funeste aventure du meurtre de Compaing, Dolet parvint à obtenir un privilége de dix ans, qui lui bailloit licence, au nom du roi, «d’imprimer ou de faire imprimer tous les livres par luy composez et traduicts, et aultres œuvres des autheurs modernes et anticques, qui par luy seroient deuement reveus, amendez, illustrez ou annotez, soit par forme d’interprétation, scholies, ou aultre déclaration, tant en lettres latines, grecques, italiennes, que françoyses.»
Ce document est daté de Moulins, le 6 mars 1537, et signé par le roy, monseigneur le cardinal de Tournon présent. Ce prélat avait été l’introducteur de Dolet auprès de François Ier, et en avait dit à ce prince trop plus de bien, comme nous l’apprend Estienne lui-même. Nous verrons dans la suite à quoi aboutirent ces bienveillantes dispositions de l’Éminence.
C’était, du reste, comme on le voit, un privilége très-avantageux pour le temps; mais les circonstances ne permirent pas à Dolet d’en faire immédiatement usage. Il dut, avant tout, sortir de prison; puis, une fois libre, il lui fallut achever la publication du second volume de ses Commentaires, in-folio de 1716 colonnes (sans compter 32 feuillets de pièces liminaires), qui parut en 1538, après avoir pris naissance, comme son frère aîné, sous les admirables presses de Sébastien Gryphius[97].
Outre ces deux premiers volumes, notre infatigable Estienne en promettait un troisième et dernier, où, comme il le disait lui-même, en tête du 1er livre de ses Poésies latines, à son ami Claude Cottereau (plus tard le parrain de son petit filz Claude, ainsi que nous le verrons tout à l’heure), «il se réservait de donner toute la mesure de son génie, toute celle de son jugement, en fait de style et d’éloquence». Sa mort cruelle et prématurée l’empêcha de réaliser ce cher projet; j’imagine seulement que l’on peut regarder comme des fragments de cette œuvre colossale,
ses Formulæ latinarum locutionum, et ses Observationes in Terentii Andriam et Eunuchum, ouvrages publiés, le premier en 1539, et le second en 1540.
Voilà donc notre cicéronien débarrassé de sa rude besogne des Commentaires. C’est alors, enfin, qu’il fut loisible au savant de s’abandonner à tout son zèle pour le triomphe de la science et la diffusion des lumières. Mais, cette fois, dans la sainte ferveur qui dévorait son âme, l’artisan du progrès intellectuel ne se contenta plus de penser et d’écrire: à son tour, il voulut avoir en main l’outil sublime de la pensée, ce glaive de justice, ce tonnerre à mille carreaux qui s’appelait (autrefois) la PRESSE.
Il se fit donc imprimeur. En d’autres termes, comme il le disait lui-même à François Ier, «se trouvant à repos avec mesnaige et famille (car il venait de prendre femme[98]; j’oubliais, Dieu me pardonne! d’en parler à mes lecteurs), il avoit voulu travailler pour mectre et rediger par escript quelques œuvres par lui inventez et composez, et aussi pour amender et corriger à l’imprimerie aulcuns livres utiles qui en avoient besoing, affin qu’il peust, avec ce peu d’intelligence et d’industrie que Dieu luy avoit presté, gaigner quelque honneste moyen de vivre, et aulcunement subvenir et aider à la décoration des bonnes lettres et sciences. En quoy faisant, il avoit mis ensemble quelque peu d’argent, avec lequel et l’aide de ses amis, il, despieça, leve quelques presses d’imprimerie, et soubz ycelles imprime et faict imprimer plusieurs beaulx livres, tenant boutique de librairie[99].»
Du reste, sa boutique, comme il l’appelle, se trouva bientôt parfaitement achalandée. «J’ay publicquement», dit-il encore à François Ier, dans une épître en rimes, qui fait partie de son Second Enfer:
C’est bien! le voilà compagnon d’armes des Alde, des Gryphius, des Froben, de tous ces héroïques typographes du seizième siècle. Alors, debout et fier, la main sur sa presse belliqueuse, il s’écria, d’une voix plus que jamais retentissante:
Malheur!... ce cri de guerre de sa pensée, les obscurantistes l’entendirent; l’exclamation vibrante avait ébranlé le sol jusqu’au plus creux de leurs repaires. La bande entière en frémit, et, du milieu de leurs trous fétides, les hiboux s’apprêtèrent, en dépit du soleil, à fondre sur l’aigle isolé.
Du reste, le pauvre Estienne avait toujours eu le pressentiment de sa fin cruelle. On peut s’en convaincre, d’abord, en lisant certain passage de son Second Enfer que je citerai tout à l’heure, et de plus, l’endroit suivant de la lettre à Budé qui précède le tome second des Commentaires sur la langue latine:
«Je nourris de plus hauts projets, y disait-il, et après ce labeur de mes Commentaires, j’ai depuis longtemps l’intention d’aborder l’histoire contemporaine. De cette manière, la jeunesse amante des lettres aura trouvé dans mon zèle un concours utile. La patrie, à son tour, ne me reprochera pas d’avoir gaspillé mes studieux loisirs en barbouillages insipides et superflus. C’est ainsi que, jeune homme et vieillard (SI TOUTEFOIS UNE MORT PRÉMATURÉE NE M’ÉTOUFFE), j’aurai, selon mes vœux, consacré ma vie au plus honorable, au plus noble travail.»
Ensuite, un autre indice de cet instinct prophétique, dont toute sa vie fut empoisonnée, se tire de l’emblème qu’il avait adopté pour les productions de sa presse, en vertu d’un usage alors universel chez ses doctes confrères. L’enseigne typographique de notre malheureux imprimeur est allusive à son nom de Dolet; c’est une doloire (espèce de hache) tenue par une main qui sort d’un nuage. L’instrument est suspendu, comme le glaive de Damoclès; on le voit prêt à frapper le tronc noueux d’un arbre qui s’étale horizontalement sur le sol, pareil au condamné dans l’attente du coup mortel. Le tout s’encadre dans la légende suivante:
SCABRA ET IMPOLITA AD AMVSSIM
DOLO ATQVE PERPOLIO.
Je polis et repolis
Le raboteux des écrits.
George Sabinus, un des ennemis de Dolet, s’empara de cette légende dans un distique latin, où il s’efforça de ridiculiser le savant typographe, au moyen du facile et stupide jeu de mots que vous allez voir:
«Si Dolet, avec sa doloire, polit tout avec tant de soin, pourquoi ne polit-il pas aussi ses vers rocailleux?»
Presque toujours, notre Estienne imprimait cette marque à la fin de ses éditions; mais alors, au lieu de la devise précédente, il y plaçait ces mots:
DVRIOR EST SPECTATÆ VIRTVTIS
QVAM INCOGNITÆ
CONDITIO.
De la vertu, soumise à des luttes sans nombre,
Le sort est bien plus dur au grand jour que dans l’ombre.
Ou bien, quand il s’agissait d’une publication française:
PRÉSERVE-MOY, O SEIGNEVR,
DES CALVMNIES DES
HOMMES.
Si l’on veut se convaincre maintenant de la conscience, ou plutôt (le mot n’est pas trop fort) de la religion que Dolet dut apporter dans son sacerdoce typographique, on n’a qu’à lire le passage suivant, que j’emprunte au tome Ier des Commentaires, colonne 266. Ce passage, écrit avec la rudesse habituelle de notre bilieux humaniste, à une époque où il ne songeait pas encore à s’établir comme imprimeur, explique la correction scrupuleuse qui distingue tous les ouvrages édités par Estienne, et qui le place au premier rang parmi ses doctes rivaux du seizième siècle:
«Quels animaux bâilleurs et dormants, s’écriait-il, que tous ces manœuvres de la typographie! Que de lourdes bévues ils commettent, ces ivrognes, lorsqu’ils sont occupés à cuver leur vin! Que de changements effrontés ils se permettent, même (ce qui est extrêmement rare) lorsqu’ils ont une imperceptible teinture des lettres! Aussi, je vous défie bien de tomber sur un livre sorti de leurs presses, qui ne fourmille des fautes les plus grossières. Soyons juste cependant: personne de vous n’ignore qu’Alde Manuce le Romain a pris vivement à cœur la correction typographique. On peut en dire autant de Josse Badius et de Jean Froben, morts tous deux il n’y a pas longtemps. Enfin, le même zèle se fait remarquer dans l’imprimeur allemand Sébastien Gryphius, et dans les imprimeurs français Robert Estienne et Simon de Colines. Que d’éloges n’ont pas mérités leurs nobles travaux! Mais c’est en vain qu’ils ont redoublé d’efforts et multiplié leur active surveillance: le ramas ivre des goujats secondaires qui les entourent n’en a pas moins empêché les fidèles amants des lettres de recueillir le fruit complet de leurs généreux labeurs.»
«J’augmenterai, dit-il encore dans sa belle préface latine en tête du livre de Cottereau, De Jure militiæ, j’augmenterai de toutes mes forces les richesses littéraires. J’ai résolu de m’attacher les mânes sacrés des anciens par l’impression scrupuleuse de leurs œuvres, et de prêter mon travail et mon industrie aux écrits contemporains. Mais autant j’accueillerai les vrais chefs-d’œuvre, autant je dédaignerai les insipides barbouillages de quelques vils écrivailleurs qui sont la honte de leur siècle[100].»
Maittaire le caractérise en ces termes: Typographus brevis ævi, eruditionis haud vulgaris, indefessæ industriæ. «Ce fut un typographe d’une courte vie, mais d’une érudition non vulgaire et d’une activité infatigable.»
«Si tous ceux qui s’adonnent à cet art (l’imprimerie), observe noblement dans son mauvais style Née de la Rochelle, ne l’exerçoient point sans avoir au préalable acquis toutes les connoissances dont il est certain que Dolet étoit orné quand il s’y appliqua, on ne verroit point sortir journellement de dessous la presse une foule de productions dangereuses et inutiles, qui déshonorent l’art, l’artiste et l’auteur, et avilissent à la fois l’homme de lettres, l’imprimeur et le libraire.»
Dolet, ainsi que je l’ai dit plus haut, s’était marié très-peu de temps avant d’embrasser la sainte profession dont il comprenait si bien, lui, tous les devoirs. Son imprimerie, sa muse et sa femme (ces trois parts égales de son cœur, cette indivisible trinité de son amour) enfantèrent toutes les trois presque en même temps. En 1538, on vit paraître les deux premières productions qui soient sorties de ses presses: d’abord, son Cato christianus, petite brochure de 38 pages in-8o, en réponse au cardinal Sadolet, qui lui avait reproché de ne jamais parler de religion dans ses livres; et, quelque temps après, le recueil original et bizarre de ses Poésies latines. L’année suivante, c’est-à-dire au commencement de 1539, naquit son petit filz Claude, qui fut tenu sur les fonts par Claude Cottereau, de Tours, célèbre jurisconsulte du seizième siècle, un des intimes du père, comme nous l’avons déjà vu plusieurs fois.
Dolet chanta la naissance de cet enfant, dans un poëme latin qui a pour titre: Genethliacum Claudii Doleti, Stephani Doleti filii, etc. L’auteur l’a fait précéder d’une courte lettre en prose, où il rend compte en ces termes à son ami Cottereau de la pensée morale qui lui a dicté cette élucubration paternelle:
«Regum morem non ignoras. Solent, prole illis nata, actutum nuntios quovis gentium mittere, gratulationem sibi undique ambitiosius aucupari, reges externos ad lustricum diem evocare, nova tum superbia, luxuque, quanto maximo possunt, splendidius circumfluere. Nos vero qua natum nobis filium pompa excipiemus? Litteraria sane: quando regia magnificentia non licet. Agedum, carmine Orbi significemus, susceptam nobis sobolem. Quæ ut suo statim ortu omnibus sit utilis, nataque auspicato videatur, argumentum nobis versus scribendi dedit, quo universam juventutem ad communis prudentiæ præcepta breviter informamus. Itaque placuit, istiusmodi pompa prolem a me excipi, me digna, proli honorifica, omnibus fructuosa. In qua commentatione, paucis ea perstrinximus, quæ ad sapienter, recte, et feliciter vivendum pertinere sumus arbitrati, sive interiora animi bona spectes, sive exteriora consideres. Hoc ipsum otioli nostri oblectamentum tibi dicatum volo, tum quod puero ad sacrum lavacrum tollendo præfueris, tum quod talem institutionem a philosophiæ, cui totus deditus es, normis non abhorrentem unus omnium cupidissime videaris amplexurus...»
«Tu n’ignores pas la coutume des rois. Un fils leur naît-il? à l’instant même, ils dépêchent des estafettes aux quatre points cardinaux; leur vanité quête partout des félicitations, ils convoquent les rois étrangers à la cérémonie du baptême, et redoublent, en cette circonstance, d’orgueil, de luxe, de splendeur. Et nous, avec quelle pompe accueillerons-nous le fils qui nous est né? Elle sera toute littéraire, attendu que la magnificence royale nous est interdite. Çà donc! signifions en vers au monde entier qu’un rejeton vient d’entrer dans notre famille. Nous voulons que, dès sa naissance, il soit utile à tous, et que d’heureux auspices planent sur son berceau; pour cela, nous avons songé à consigner, dans un court poëme, des préceptes capables de guider vers la prudence commune la jeunesse en général. C’est avec cette pompe qu’il nous a plu de recevoir notre fils: elle est digne de nous, honorable pour lui, profitable pour tous. Dans cet opuscule, nous effleurons en peu de mots tout ce qui nous a paru se rapporter à la sagesse, à la rectitude, au bonheur de la vie, soit au point de vue des biens intérieurs de l’âme, soit relativement aux avantages extérieurs. Tel qu’il est, ce léger amusement de notre part, nous avons cru devoir t’en faire hommage. N’est-ce pas toi qui as tenu l’enfant sur les fonts sacrés? D’ailleurs, comme une instruction de cette nature ne s’écarte pas trop des maximes de la philosophie à laquelle tu as voué toute ton âme, il nous a semblé qu’entre tous tu devais l’accepter avec joie et comme à bras ouverts...»
L’année même de son apparition (1539), ce poëme de Dolet fut traduict en langue françoyse par ung sien amy, qu’on croit être Claude Cottereau, le parrain du nouveau-né[101]. Cette traduction n’est le plus souvent qu’une diffuse paraphrase, ainsi que Maittaire l’a fort bien remarqué longtemps avant moi. Je m’en servirai néanmoins, concuremment avec le texte original, dans les deux ou trois citations que je vais faire du Genethliacum, ou, comme dit le translateur, de l’Avant-Naissance[102] de Claude Dolet.
L’auteur convoque d’abord Apollon et les neuf Muses autour du berceau de son enfant:
Entre autres conseils que notre Estienne prodigue ensuite à son cher petit Claude avec une sollicitude vraiment paternelle, il l’exhorte à s’armer d’avance d’un indéfectible courage contre les attaques de l’envie, et se vante d’en avoir lui-même triomphé jusqu’alors:
Ailleurs, fidèle aux idées sombres dont il avait depuis si longtemps l’habitude, en face de ce jeune berceau Dolet prévoit déjà la tombe, et sa bouche laisse tomber une à une ces paroles austères:
Je reviendrai bientôt, dans un chapitre spécial, sur la partie philosophique et religieuse de l’Avant-Naissance. Parlons un peu maintenant du recueil des Poésies latines de Dolet (Carminum libri quatuor), qui parut, comme je l’ai dit plus haut, en 1538, et qui fut la seconde production de ses presses.
Ce volume lui fait honneur, ainsi que toutes les éditions qui suivirent, par la pureté du texte, la beauté des caractères et l’éclatante largeur des marges.
Voici la préface adressée à Claude Cottereau:
«Stephanus Doletus Claudio Cotterœo salutem.
«Post longum diuturnumque laborem, quem in edendo primo et secundo meorum linguæ latinæ Commentariorum tomo consumpsi, antequam ad tertii tomi (quo mei omne ingenii, et in eloquentia judicii, documentum servo) editionem progrederer, suaviorum Musarum jocis oblectare me visum est. Visum vero id est, non tam oblectationis causa, quam nonnullorum obtrectatorum frangendorum nomine, qui maledicendi ansam eo in me arripiunt, quod Commentariis conscribendis tempus tantum dederim: perinde quasi majora præstare nequeam, et ad mediocria vel vulgaria sim solum ipse natus. Verum hic stultam obtrectatorum petulantiam acerbius insectari non constitui. Me igitur his suaviorum Musarum intermissis ad tempus jocis oblectare visum est: quibus te etiam mecum oblectari et volo et cupio. In eo autem carminis iambici genere si quis me reprehendat, quod in secunda, quarta et sexta sede, iambum, dactylum, anapæstum, tribrachum, pyrrhichium, et spondæum interdum indifferenter locem, quisquis is est, is id me, non sine antiquorum omnium poetarum, exemplo et imitatione, facere me intelligat, a reprehensioneque abstineat: nec me id facere in aliis versus iambici sedibus aut miretur, aut calumnietur. Etenim doctis omnibus usitatum est. Ad hæc jejuni ingenii et puerilis esse sciat, nimia grammaticarum in re ejusmodi præceptionum observatione in obscuritatem incidere, rem ob oculos prima lectione non ponere. Id quod facere semper conati sumus, in posterumque perpetuo conabimur, laudem summam ex facilitate in re omni aucupantes. Vale. Ludguni, calendis junii M D XXXVIII.»
«Estienne Dolet à Claude Cottereau, salut.
«Après ce long, cet éternel travail que m’a coûté la publication du premier et du second volume de mes Commentaires sur la langue latine; avant d’aborder la rédaction du troisième, où je me propose de donner toute la mesure de mon génie, toute celle de mon jugement en fait de style et d’éloquence, il m’a paru bon de me récréer aux jeux plus doux des Muses. En cela même, mon but est moins de me divertir que d’écraser certains détracteurs qui s’emparent, comme d’une bonne fortune pour leur méchanceté, du temps énorme que m’a pris la composition de mes Commentaires. A les entendre, je ne pourrais aspirer plus haut; une compilation vulgaire est seule à ma portée. Mais que m’importe, après tout? Laissons dans l’ombre la sotte effronterie de mes envieux; en tirer une vengeance acerbe, ce n’est point ici mon affaire. Il m’a donc paru bon de m’interrompre quelque temps pour me délasser à ces doux jeux des Muses; partage-les maintenant, je t’en prie, je le désire. Quant au système de vers ïambiques adopté par moi, si quelqu’un me blâme de placer indifféremment au second, au quatrième et au sixième pied, un ïambe, un dactyle, un anapeste, un tribraque, un pyrrhique ou un spondée, quel qu’il soit, il lui faut comprendre qu’en cela j’imite l’exemple de tous les anciens poëtes, et s’abstenir ici d’une censure sans fondement. Qu’il ne s’étonne pas ensuite et ne me cherche pas chicane si je n’en fais pas de même aux autres pieds du vers, car c’est l’usage de tous les doctes. En outre, il saura qu’il est d’un esprit puérilement étroit d’outrer en pareille matière le scrupule grammatical, et de tomber par là dans l’obscurité. L’idée doit sauter aux yeux à la première lecture. C’est à quoi je me suis toujours appliqué, c’est à quoi je m’appliquerai sans cesse à l’avenir, dans l’attente que cette clarté soutenue me comblera de gloire. Adieu. Lyon, calendes de juin M D XXXVIII.»
Dolet semble avoir pressenti les tempêtes qu’allait soulever contre lui sa fière et violente personnalité, largement étalée à chaque page de ce curieux volume. Il les brave d’avance, en tête de son recueil, dans la pièce liminaire qu’on va lire:
«Je te vois d’ici, Zoïle: tu vas pouffer de rire, tantôt quand je me traiterai moi-même de grand poëte, tantôt quand je me vanterai de réussir dans tous les rhythmes. Ris si tu veux, tu feras une chose déjà faite. Moi tout le premier, j’ai ri de mon outrecuidance; elle n’est guère passible après tout que du rire de Démocrite. Mais toi, joins ton animosité à toutes les haines que soulève ma gloire, et saisis ce prétexte d’aboyer contre moi. De quelle façon, vous autres, pensez-vous me terrifier par vos aboiements? De la même façon que les roquets de Malte épouvantent le lion ou le sanglier, que le cousin microscopique fait peur à l’éléphant des Indes, et les faibles pies au puissant épervier.»
Ce volume des Carmina comprend quatre livres, à la suite desquels se lisent différentes pièces de vers grecs et latins, composés en l’honneur de Dolet par quelques-uns de ses amis: Salmon Macrin, Nicolas Bourbon de Vandœuvre, Honoré Veracius, Jean Voulté, Godefroi Beringius. Le premier livre débute par un hommage à François Ier. Etienne lui consacre en peu de mots son offrande poétique, et le prie d’accueillir avec bonté, sinon ce léger présent, au moins le cœur qui l’offre. Vient ensuite une ode plus étendue, où le poëte recommande au Protecteur des lettres les Muses, qui seules empêchent un grand homme ou un grand peuple de mourir. Mais cédons encore la parole au savant humaniste:
Deux ans plus tard, en 1540, Dolet traduisit lui-même cette pièce en vers français, sous le titre de Cantique au Roy mesmes, en tête de son essai historique intitulé les Gestes de Françoys de Valois, roy de France, etc. Notons ici que, pour Estienne, cantique était tout bonnement la traduction du mot grec ᾠδή. Ode n’avait pas encore été mis en circulation par Ronsard.
Voici le morceau:
Il me semble avoir parfaitement peint, de sa propre palette et comme en face d’un miroir, son caractère indépendant, capricieux et fantasque, sa bizarre humeur aux allures de chèvre, dans la petite pièce suivante, qu’il adresse à son livre, quelques pages plus loin:
«Mon livre, si d’aventure un médisant cherche à mordre sur toi, tantôt parce que ton langage est trop libre et trop lascif, tantôt parce qu’il est trop chaste, trop sévère, et qu’il semble en divorce avec la grâce et la gaieté; réponds à ce Zoïle, ou à toute autre mauvaise langue, que je suis un homme à varier d’heure en heure, et que mon caractère versatile se prête à tous les genres de vie. Suis-je un stoïcien? suis-je un disciple d’Epicure? Ma foi! c’est selon. Vivre libre, à mes yeux c’est vivre!»
Le morceau qui vient après nous donne la preuve immédiate de cette humeur changeante. Par une de ces inconséquences naturelles au cœur de l’homme, raillant cet amour d’une gloire posthume qui, dans mainte autre occasion, lui a dicté de si belles, de si nobles pages, Dolet déclare ouvertement à son ami Pierre Danès, qu’il tient à jouir d’une réputation actuelle et vivante:
«Vivant et voyant, c’est ainsi que je veux jouir de ma gloire. La belle avance, quand on est mort, que d’avoir eu du talent au bout de sa plume, ou du cœur dans ses actions! Homère, Virgile, Démosthène, Cicéron, foulent à cette heure les allées du bocage élysien; leurs oreilles sont rebattues du bruit des châtiments qu’infligent aux misérables ombres les farouches Euménides. Combien grande ici-bas est leur gloire, et combien leur nom répandu, voilà ce qu’ils ignorent; ou s’ils le savent, absorbés qu’ils sont par de plus enivrantes délices, ils négligent ces jouissances terrestres. C’est donc avec raison que, vivant et voyant, je veux jouir de ma gloire. Oui, tant qu’il y a moyen, goûtons un plaisir mortel. Peut-être, après ma mort, en aurai-je un plus délectable à savourer; mais en attendant, vive celui qu’on a sous la main!»
Les épigrammes contre les moines ne sont pas la partie la moins curieuse de ce curieux volume. En voici un échantillon:
«La race des encapuchonnés, ce bétail à tête basse, a toujours à la bouche le refrain suivant: Nous sommes morts au monde. Et pourtant, il mange à ravir, ce digne bétail; il ne boit pas trop mal; il ronfle à merveille, enseveli dans sa crapule; il procède avec conscience à sa besogne vénérienne; en un mot, il se vautre dans la fange de toutes les voluptés. Est-ce là ce qu’ils appellent, ces révérends, être morts au monde? Il s’agit de s’entendre: morts au monde, ils le sont assurément; mais parce qu’on les voit, ici-bas, fatiguer la terre de leur masse inerte, et qu’ils ne sont bons à rien... qu’à la scélératesse et au vice!»
Si les encapuchonnés en question n’étaient pas contents de ce petit morceau, il faut avouer qu’ils étaient bien difficiles.
Dolet, comme on vient de le voir, avait contre eux une profonde rancune. Le passage suivant des Commentaires (t. I, col. 266) en fournira, j’en suis sûr, une explication plus que satisfaisante:
«Je ne saurais, y disait-il en 1536, deux ans avant de s’établir imprimeur, je ne saurais déguiser sous un lâche silence l’infamie de certains monstres à face humaine, qui, voulant frapper au cœur notre avenir littéraire, ont pensé qu’il fallait, de nos jours, anéantir l’art typographique. Que dis-je? pensé! N’ont-ils pas conseillé cet horrible meurtre à François de Valois, roi de France; c’est-à-dire, à l’unique appui des lettres et des littérateurs, à leur partisan le plus chaud, à leur père le plus aimant? Et quel motif ont-ils fait valoir? Un seul: c’est qu’à les entendre, l’erreur luthérienne trouvait, dans la littérature et dans l’art typographique, un trop docile instrument de vulgarisation. Ridicule nation de crétins (ridiculam stultorum nationem)! Comme si, par elles-mêmes, les armes étaient chose pernicieuse et fatale, et comme s’il fallait les supprimer, à cause des blessures qu’elles font et de la mort qu’elles donnent! Avec quoi donc se défendent les braves? avec quoi défendent-ils leur patrie? N’est-ce pas avec les armes? Sans doute, on en fait parfois un usage inique et criminel; mais quels sont-ils, les dignes champions qui se permettent cet usage? Et! c’est vous, précisément, c’est l’iniquité, le crime!
«Heureusement que l’abominable, le monstrueux complot de la Sorbonaille, de ce ramas d’ivrognes et de sophistes, s’est vu briser par la sagesse et la prudence de Guillaume Budé, ce soleil scientifique de notre âge, et de Jean du Bellay, évêque de Paris, prélat hors ligne, autant par sa vertu que par sa haute dignité.»
Imprudent Dolet! Encore un fagot qu’il apportait lui-même d’avance à son bûcher depuis longtemps en préparation!
Pour en revenir une dernière fois à ses Poésies latines de 1538, voici de quelle manière Salmon Macrin leur souhaita la bienvenue:
«Paraissez enfin, doctes vers du docte Dolet; soyez à jamais dans toutes les mains, et passez du vieillard au jeune homme. Vous le méritez au plus haut point, entre toutes les œuvres des poëtes qui vivent actuellement, ou de ceux qui ont existé depuis le siècle de Virgile. Vivez comme vous êtes dignes de vivre, c’est-à-dire éternellement, et faites vivre de même le nom de votre poëte. D’ordinaire, les ruisseaux enfants d’une source vive ont un cours perpétuel; eh bien! quoi de plus vif que votre source?»
Le bon Macrin prophétisait juste. Rien n’a pu la tarir, cette source d’une généreuse pensée! Grossie plus tard par les mille affluents des nobles cœurs et des grandes intelligences, elle est devenue torrent, torrent irrésistible! Elle a entraîné le moyen âge, avec toutes ses barbaries féodales; elle a fait large place au dix-huitième siècle, à ce Nil fécondant de la civilisation moderne, qui, quoi qu’on en dise, a roulé tant d’idées et d’avenir dans ses flots profonds!
[97] «In lucem prodit, retardatus quidem diu multis et fortunæ et hominum injuriis; sed authoris constantia foras ita semper protrusus, ut contra omnem fortunæ hominumque invidiam jam tandem publico fruatur.» (Comment., t. II, Epist. ad Bud.)
«Il paraît enfin ce second volume des Commentaires, longtemps retardé par les mille injustices de la fortune et des hommes; mais la constance de l’auteur l’a toujours poussé en avant, hors de sa retraite, si bien qu’aujourd’hui, bravant cette double envie des hommes et de la fortune, le voilà en possession de son public.» (Comment., t. II, Lettre à Budé.)
[98] Aucuns l’en blâmèrent; mais son ami Claudin de Touraine (Claude Cottereau) approuva le grand heur de ce mariage, «lequel, dit-il, combien que plusieurs (peu congnoissantz ton esprit et jugement) ayent trouvé estrange, pource que par là cuydoient ta fortune (quant aux biens) estre troncquée ou pour le moyns retardée de beaucoup, je l’ay toutesfoys tousjours trouvé bon et louable... Ces raisons doncques sont apparentes, que non follement et sans jugement tu t’es marié, mais pour le plus hault bien... soit pour vivre entre les hommes sans reproche de paillardise, soit pour augmenter le bien litteral par tes labeurs assiduz.»
[99] Procès d’Estienne Dolet, Techener, 1836, p. 7.
[100] Voir encore, à ce propos, la dédicace du De Moribus in mensa servandis, qui lui est adressée par Guillaume Durand, l’éditeur. Ce dernier le complimente sur la beauté de ses caractères et le choix des ouvrages qu’il reproduisait à l’aide de ses presses.
[101] L’épître liminaire du traducteur nous offre, dans un de ses passages, cette énumération curieuse des poëtes français contemporains:
«La composition latine de Dolet meritoit trop plus excellent traducteur que moy; comme pourroit estre ung Maurice Sceve (petit homme en stature, mais du tout grand en sçavoir et composition vulgaire), ung seigneur de Sainct-Ambroise (chef des poëtes françois), ung Heroët, dict la Maison-Neufve (heureux illustrateur du hault sens de Platon), ung Brodeau aisné et puisné (tous deux honneur singulier de nostre langue), un Sainct-Gelais (divin esprit en toute composition), ung Salel (poëte aultant plus excellent que peu congneu entre les vulgaires), ung Clement Marot (esmerveillable en doulceur de poésie), ung Charles Fontaine (jeune homme de grande esperance), ung petit Moyne de Vendosme (sçavant et eloquent, contre le naturel et coustume des moynes), ou quelques aultres, etc.»
[102] Marot, en 1536, s’était déjà servi de cette expression bizarre, dans un opuscule intitulé: Avant-Naissance du troisième enfant de Mme la duchesse de Ferrare. Voy. l’édit. in-4o de ses Œuvres, par Lenglet-Dufresnoy, t. I, p. 189.
[103] Le rhythme de cette pièce est curieux; je crois même, sauf erreur, qu’il ne manque pas d’une certaine grâce. On le rencontre deux ou trois fois dans Marot. Dolet, à son tour, en a fait usage dans le Cantique au Roy que je citerai tout à l’heure, et dans un autre Cantique qu’il composa, prisonnier à la Conciergerie, sur sa désolation et sa consolation. (V. plus loin, ch. XV). D’où je concluerais assez volontiers qu’il est lui-même l’auteur des vers à l’occasion desquels j’écris cette note, et peut-être de toute la traduction française de son Genethliacum. Il a beau l’attribuer à ung sien amy; j’y retrouve à chaque instant, et d’une manière trop évidente, son style habituel en fait de poésie française, ses procédés ordinaires de versification, et jusqu’à ses rhythmes favoris.
[104] Carm., I, 4.
[105] Carm., I, 5.
[106] Carm., I, 17.