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Études: Baudelaire, Paul Claudel, André Gide, Rameau, Bach, Franck, Wagner, Moussorgsky, Debussy, Ingres, Cézanne, Gauguin

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The Project Gutenberg eBook of Études: Baudelaire, Paul Claudel, André Gide, Rameau, Bach, Franck, Wagner, Moussorgsky, Debussy, Ingres, Cézanne, Gauguin

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Title: Études: Baudelaire, Paul Claudel, André Gide, Rameau, Bach, Franck, Wagner, Moussorgsky, Debussy, Ingres, Cézanne, Gauguin

Author: Jacques Rivière

Release date: July 6, 2016 [eBook #52511]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Madeleine Fournier. Images provided by the Internet Archive.

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ÉTUDES: BAUDELAIRE, PAUL CLAUDEL, ANDRÉ GIDE, RAMEAU, BACH, FRANCK, WAGNER, MOUSSORGSKY, DEBUSSY, INGRES, CÉZANNE, GAUGUIN ***

 

ÉTUDES

 

 

JACQUES RIVIÈRE

ÉTUDES

BAUDELAIRE, PAUL CLAUDEL, ANDRÉ GIDE,
RAMEAU, BACH, FRANCK, WAGNER,
MOUSSORGSKY, DEBUSSY,
INGRES, CÉZANNE,
GAUGUIN.

nrf

 

ÉDITIONS DE LA

NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

MARCEL RIVIÈRE & Cie

31, RUE JACOB, PARIS

1911


 

TABLE DES MATIÈRES


 

à mon frère Henri Alain-Fournier

Dédicace: ce livre où je parle de ceux que nous avons appris ensemble à aimer. Jacques Rivière.

IL A ÉTÉ TIRÉ A PART 15 EXEMPLAIRES SUR VERGÉ D'ARCHES NUMÉROTÉS A LA PRESSE


 

I
BAUDELAIRE

 

 

BAUDELAIRE

O vous, soyez témoin que j'ai fait mon devoir
Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte
Baudelaire.

Il est au milieu de nous. Il ne se retire pas dans les solitudes pour en revenir poète et prophète. Il ne va pas demander à la nature de le rendre divin.—Mais il est avec nous. Je l'aperçois dans la rue: il est préoccupé de ses dettes, il marche tout en calculant. Il est en train de fonder des espérances sur des articles dont le prix l'aidera à se libérer. Ou bien peut-être il médite quelque plaisanterie à l'adresse de cet ami qu'il va voir. Ou bien encore il travaille mentalement un poème, il arrange des mots qui ne vont pas bien ensemble.—Peut-être, à le fréquenter, n'eussé-je jamais connu de lui que ses fantaisies et ses humeurs. Mais il avait une âme. Il la portait parmi sa vie. Elle était présente quand survenait une souffrance ou quelque volupté. Elle était prête à tout ressentir; non pas avec dilettantisme, mais comme une pauvre âme véritable faite pour la peine et la besogne. L'âme, cette chose inconnue en nous, et qui nous épie dans toutes nos aventures! Rentré chez lui, il la laissait se délivrer. Elle parlait sagement, elle racontait ses épreuves sans déchaînement, sans éclat. Elle faisait son examen de conscience. Et voici que ce n'est plus elle seulement qui s'accuse, mais mon âme aussi et la vôtre, que nous avons pourtant contenues si soigneusement, que nous ne savions pas capables de toutes ces passions.

I

Poésie gouvernée

Tu fais l'effet d'un beau vaisseau qui prend le large[1].

Et toujours elle semble sous la barre décrire une courbe appuyée. Elle est docile et pleine. Elle vogue obéissante, avec sa fantaisie ployée. On n'y trouve jamais de ces vers qui s'empressent dans une interminable voie droite, qui s'ajoutent les uns aux autres, qui se multiplient spontanément. Mais chaque pièce est le détour pur d'un courant, la fidélité de l'eau entre des rives tournantes.

Cette poésie conduite entraîne dans son nombre tous les mots. Les plus rares y sont pris avec les plus familiers, les plus humbles avec les plus hardis. Mais, plongés dans le sûr et délicat mouvement de l'ensemble, aucun ne surprend. Etrange train de paroles! Tantôt comme une fatigue de la voix, comme une modestie soudaine qui prend le cœur, comme une démarche pliante, un mot plein de faiblesse:

Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve
Trouveront dans ce sol lavé comme une grève
Le mystique aliment qui ferait leur vigueur[2].

Ou bien:

Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures[3].

Subtile restriction qui vient diminuer la densité du vers. Choix de la petitesse. Compromis avec le silence.

Tantôt au contraire les mots les plus forts se débattent emportés, étouffés. Ils roulent sans cri. Ils ont été arrachés aux rives et se perdent dans la puissance muette et contenue du cours poétique:

Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues,
Vous me rendez l'azur du ciel immense et rond;
Sur les bords duvetés de vos mèches tordues
Je m'enivre ardemment des senteurs confondues
De l'huile de coco, du musc et du goudron[4].

Sur ses poèmes le poète ne cesse d'exercer son empire. Il les mène, lents et suivis. Il fléchit à son gré leur intention. Il les dirige par l'influence de son goût. Il aime appeler à son service les mots imprévus,—on pourrait presque dire saugrenus. Mais c'est pour réduire aussitôt leur étrangeté, pour faire couler sur elle une harmonie, pour modérer l'écart que par caprice il ouvrit[5]. Comme ceux qui se sentent parfaitement maîtres de ce qu'ils veulent dire, il cherche d'abord les termes les plus éloignés; puis il les ramène, il les apaise, il leur infuse une propriété qu'on ne leur connaissait pas.

Il est poète, c'est-à-dire qu'il façonne des vers comme un ouvrage audacieux, utile et bien calculé.


Une telle poésie ne peut pas être d'inspiration. Elle a des élans sans doute, mais qui ne sont que la délivrance de la faculté poétique en travail. Baudelaire lui-même se décrit en train d'errer et

Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés[6].

Le jaillissement des phrases qui semblent le plus spontanées, est toujours comme une subite solution, comme un éclair préparé. Et de même que la pensée qui monte, enfin déliée, s'arrache sans hâte à l'obscurité qu'elle fut, de même le jet poétique retient de sa longue virtualité une lenteur:

J'aime de vos longs yeux la lumière verdâtre[7]...

Il est solitaire comme une grande fleur. Jamais chez Baudelaire les images ne foisonnent sur place ainsi que chez les inspirés. Le poète a horreur des situations poétiques, des idées dont la simple énonciation fait bondir à l'entour les métaphores comme des flammes. Il n'aime pas à être environné et enfermé par le resplendissement de sa fantaisie. Il ne se donne rien en commençant. Mais les images naissent autour de sa parole; elles se lèvent éveillées par celle-ci; elles lui restent jointes; elles lui font un cortège discipliné. Elles montent au long d'un simple vocatif, le soutiennent, l'éclairent d'une lumière dense et sombre:

Je t'adore à l'égal de la voûte nocturne,
O vase de tristesse, ô grande taciturne[8]...

Elles sont la forme même de l'élocution, elles suivent le mouvement de la phrase, elles sont prises dans sa courbe:

Quand vers toi mes désirs partent en caravane,
Tes yeux sont la citerne où boivent mes ennuis[9].

Elles se glissent dans le dialogue; elles sont dans la question et dans la réponse:

D'où vous vient, disiez-vous, cette tristesse étrange,
Montant comme la mer sur le roc noir et nu[10]?

Et dans la Chevelure:

N'es-tu pas l'oasis où je rêve, et la gourde
Où je hume à longs traits le vin du souvenir[11]?

Chaque poème de Baudelaire est un mouvement; il ne piétine pas, il n'est pas une description immobile, exaltant par des reprises et des surenchères un thème choisi. Il est une certaine phrase, question, rappel, invocation ou dédicace qui a un sens. Il est une proposition très courte, mais appuyée d'images qui se tiennent contre elle, penchées dans la même intention:

A la très chère, à la très belle
Qui remplit mon cœur de clarté,
A l'ange, à l'idole immortelle,
Salut en immortalité!
. . . . . . . . . . . .
Sachet toujours frais qui parfume
L'atmosphère d'un cher réduit,
Encensoir oublié qui fume
En secret à travers la nuit[12].

Ces images, bien loin de nous écarter de la parole qu'elles accompagnent, au contraire nous y ramènent innombrablement. Au lieu de la développer et de l'illustrer, elles l'approfondissent, elles la replient, elles la font retentir à l'intérieur. Elles n'ont aucune destination poétique, elles ne cherchent pas à caresser notre imagination; elles sont lointaines et étudiées comme ce détour de la voix quand elle insiste[13]. Parole qui peut-être eût passé sans que je la reconnaisse. Mais les images qui l'environnent, me sont un avertissement; elles me la rendent intime, personnelle; elles la font à moi-même adressée; elles m'obligent à la subir avec toute son intention. Leur sensualité jamais n'est épanouie. Elles la gardent condensée comme une liqueur faite pour séduire le souvenir. Elles viennent ainsi tenter notre mémoire, battre le cœur avec l'insistance des vagues; elles forcent doucement nos secrets inconnus; elles réveillent notre passé inavoué; elles évoquent par leur incantation toute la vie que nous n'avons pas vécue; elles demandent la résurrection à ce qui ne fut jamais[14]. Comme une parole à l'oreille au moment où l'on ne s'y attendait pas, le poète soudain tout près de nous: "Te rappelles-tu? Te rappelles-tu ce que je dis? Où le vîmes-nous ensemble, nous qui ne nous connaissons pas? Tu les as donc approchés, ces rivages; jusque vers eux ton voyage t'a donc égaré toi aussi." Et cette voix

...... chantait comme le vent des grèves,
Fantôme vagissant, on ne sait d'où venu,
Qui caresse l'oreille et cependant l'effraie[15].

Elle chante, cette voix, et renaissent tous les adorables sourires du regret:

Mais le vert paradis des amours enfantines,
Les courses, les chansons, les baisers, les bouquets,
Les violons vibrant derrière les collines,
Avec les brocs de vin, le soir, dans les bosquets,
—Mais le vert paradis des amours enfantines,
L'innocent paradis, plein de plaisirs furtifs,
Est-il déjà plus loin que l'Inde ou que la Chine?
Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs,
Et l'animer encor d'une voix argentine,
L'innocent paradis plein de plaisirs furtifs[16]?

[1] Le Beau Navire. Les Fleurs du Mal, p. 164.

[2] L'Ennemi, p. 101.

[3] Bohémiens en voyage, p. 104.

[4] La Chevelure, p. 120.

[5] Claudel disait du style de Baudelaire: "C'est un extraordinaire mélange du style racinien et du style journaliste de son temps."

[6] Le Soleil, p. 251.

[7] Chant d'Automne, p. 173.

[8] p. 121.

[9] Sed non satiata, p. 123.

[10] Semper eadem, p. 145.

[11] La Chevelure, p. 120.

[12] Hymne, p. 227.

[13] "Le surnaturel comprend la couleur générale et l'accent, c'est-à-dire intensité, sonorité, limpidité, vibrativité, profondeur et retentissement général dans l'espace et dans le temps." (Œuvres Posthumes. Librairie du Mercure de France, p. 86.)

[14] "De la langue et de l'écriture, prises comme opérations magiques, sorcellerie évocatoire." (Œuvres Posthumes, p. 86.) "Le mystère, le regret sont aussi des caractères du Beau." (Ibid. p. 85.) "... Tocsin des souvenirs amoureux, ténébreux, des anciennes années." (Ibid. p. 84.) "Evocation de l'inspiration. Art magique." (Ibid. p. 135.).

[15] La Voix, p. 225.

[16] Mœsta et Errabunda, p. 185.

II

Cette poésie ne cherche que la confession. Baudelaire, tandis qu'il la compose, ne songe qu'à confier ses plus lourdes pensées, à les transmettre, à les donner aux autres comme une charge secrète et insupportable. Cette subtile contrainte, cette modération du caprice poétique par quoi il maintient toujours la phrase à la disposition de son âme; enfin ces longues images qui tourmentent le souvenir comme des reproches, tout est calculé pour exprimer les sentiments d'un cœur qui ne peut pas souffrir sa solitude.

Mais ce ne sont pas des épanchements; ce n'est pas une sincérité bavarde. Elle est multiple, sévère et souriante. Chaque poème est le doux corps précis d'un sentiment unique. Les vers se posent sur lui, comme un vêtement qui le ferait vivre. Ils l'animent à cette existence seule qu'il pouvait avoir. Et dès qu'il palpite, ils l'abandonnent[1].

Ainsi le poète éveille tout le monde merveilleux de ses passions; toutes sont là. Elles ont des visages divers; et peut-être certains ne s'accordent pas. Mais elles regardent ensemble vers moi. Je les reconnais toutes.—Sur toutes passe la modération de l'ironie, comme une lumière. Baudelaire connaissait cette clairvoyance du cœur qui n'admet pas tout à fait ce qu'il éprouve, qui ne sait pas sentir sans arrière-pensée. Si vigilante est sa sincérité qu'elle traduit jusqu'à l'intelligence qui la trouble. C'est un suspens, une hésitation de l'âme, un regard de modestie. Le poète plaint un peu sa crédulité, il révoque doucement en doute son sentiment. Il sourit.

Pourtant ce n'est pas par une sèche curiosité de soi qu'il est mené; ni par le désir d'une analyse impartiale. Il ne se décrit que pour se faire des complices. Il se donne à nous afin que nous nous donnions à lui. Il ne nous permet pas de ne pas lui ressembler. Ses passions sont si véritables, elles tiennent si fortement à son cœur qu'elles gagnent le nôtre et qu'il faut que nous les reconnaissions en nous.

Tant de désirs, tant de remords qui se cachaient en moi. Pourquoi me les fussé-je avoués, puisque je savais ne les pouvoir calmer? Et soudain, froissant toute ma discrétion, faisant s'évanouir mon hypocrisie, s'élance un vers si nu, si pur, si déplacé, qu'il me touche comme une offense[2]. C'est la vérité jaillissant de l'âme. C'est une sorte de délivrance affreuse. C'est un aveu si sévère qu'il accuse et laisse blessé: il faudra que je l'entretienne avec désespoir dans mes moments secrets:

—Voilà que j'ai touché l'automne des idées[3]...
—J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans[4]...
—Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres:
Adieu, vive clarté de nos étés trop courts[5]!...

Et ce vers chargé de tout le remords du monde:

Le Printemps adorable a perdu son odeur[6]!

Vers si parfaits, si mesurés que d'abord on hésite à leur donner tout leur sens; un espoir veille quelques instants, un doute sur leur profondeur. Mais il ne faut qu'attendre. Dans mon souvenir peu après je les retrouve vibrant encore comme des flèches.

Et parmi cette sincérité, dont il importerait qu'au plus tôt je me débarrasse, circule l'ironie murmurant: "Je sais toutes les réponses, je sais bien toutes les justifications. Je ne suis dupe de rien. Cependant il faut subir cette amertume. Il n'y a rien qui puisse délivrer ton cœur de tant de vérité."


C'est ainsi que je reçois, sans m'en pouvoir défendre, tous les sentiments qu'il plaît à cette grande âme de verser en moi. Quels sont-ils? Ils sont si vivants qu'ils restent d'abord confondus. Je ne les reconnais que bien longtemps après les avoir soufferts. Alors seulement j'aperçois qu'ils sont différents au point de se contredire.

D'abord un regret immense, un souvenir informe et violent, le mal de l'exil.

.... Ame aux songes obscurs,
Que le réel étouffe entre ses quatre murs[7].

Il y a des ciels qui raniment soudain au fond du cœur l'image des belles patries perdues:

Tu rappelles ces jours blancs, tièdes et voilés,
Qui font se fondre en pleurs les cœurs ensorcelés[8].

Le "spleen" ou "l'ennui", cette passion sourde et désespérée que chassent ou ramènent les températures, n'est pas une simple mélancolie poétique, une tristesse ordinaire. Mais l'âme se révolte soudain; elle ne peut plus vivre dans cette banlieue terrestre avec le poids de son imperfection:

Ah! Seigneur! donnez-moi la force et le courage
De contempler mon cœur et mon corps sans dégoût[9]!

Impossibilité d'être là. Une mémoire tourmente l'âme déchue[10]. Elle s'afflige à la pensée de la dignité d'où elle se voit descendue:

Une Idée, une Forme, un Etre
Parti de l'azur et tombé
Dans un Styx bourbeux et plombé
Où nul œil du Ciel ne pénètre;
Un Ange, imprudent voyageur
Qu'a tenté l'amour du difforme,
Au fond d'un cauchemar énorme
Se débattant comme un nageur[11].

Peu à peu le poète sent s'agrandir sa douleur. Elle cesse de lui être personnelle. Toute la plainte du monde passe en son cœur. Il est travaillé par le remords du paradis perdu. Il est en proie à la réminiscence[12]. Il revoit confusément cette forme parfaite que l'univers a dépouillée pour jamais et qu'il s'efforce pourtant de ressaisir. A la longue le souvenir qui vient le visiter dans son abîme, se fait plus précis. Ainsi qu'au naufragé la consolation des longs mirages, le paradis terrestre s'étend au fond de sa mémoire[13]. Il est svelte et nu comme les arbres clairs des Iles; il est semblable à la mer tiède et domptée des beaux climats, où les navires circulent, voluptueusement appuyés au flanc des vagues:

J'irai là-bas où l'arbre et l'homme pleins de sève
Se pâment longuement sous l'ardeur des climats;
Fortes tresses, soyez la houle qui m'enlève!
Tu contiens, mer d'ébène, un éblouissant rêve
De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts[14].

Parfois, séduit par un espoir moins fort, c'est d'une voix plus basse, avec une sorte de regret sans révolte, que le poète appelle son bonheur:

Dis-moi, ton cœur, parfois, s'envole-t-il, Agathe,
Loin du noir océan de l'immonde cité,
Vers un autre océan où la splendeur éclate,
Bleu, clair, profond, ainsi que la virginité?
Dis-moi, ton cœur, parfois, s'envole-t-il, Agathe?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Comme vous êtes loin, paradis parfumé,
Où sous un clair azur tout n'est qu'amour et joie,
Où tout ce que l'on aime est digne d'être aimé!
Où dans la volupté pure le cœur se noie!
Comme vous êtes loin, paradis parfumé[15]!

Pourtant, si l'atteignait notre amour:

Tout y parlerait
A l'âme en secret
Sa douce langue natale.
Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté[16].

C'est ainsi que le poète est tourmenté par le désir immense de la perfection. Il se souvient des origines. Tantôt, porté par quelque heureuse humeur jusqu'aux confins du paradis, il le contemple de près, il l'anime des yeux, il oblige toutes ses merveilles à fleurir. Puis tantôt, il le perd de vue et l'invoque plaintivement dans l'obscurité de l'univers. Mais jamais il ne l'oublie, jamais ne le quitte la pensée de ce qui est complet, satisfaisant, éternel[17].


Cependant quelle dilection pour la réalité défaillante, incertaine, périssable! Aussi fort que l'amour du parfait, l'amour de ce à quoi il manque[18]. Avec la contemplation de l'immuable, la pensée du mortel, un respect infini pour toutes les choses imparfaites, une admiration sans paroles, un silence devant elles, souffrantes, mutilées, exténuées. Ce n'est pas simplement de la pitié, ni l'appel sur elles de la miséricorde divine, mais une considération pleine d'amour, la dévotion d'un cœur que la faiblesse emplit d'extase.

Le poète parle avec une tendresse pénétrée des moindres existences, des objets eux-mêmes. Il semble qu'il n'ose les toucher. Il met toute sa précaution à les soulever. Il les enveloppe dans ses vers avec émerveillement. Il sent tout le prodige qu'il y a à ce qu'ils soient tels et non pas autres. Il se complaît à décrire des appartements, à dire la couleur des tentures, l'odeur qu'exhalent les meubles. Avec révérence il évoque le désordre que le passé lentement au fond des armoires compose:

Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans,
De vers, de billets doux, de procès, de romances,
Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances[19].

Il parlera des choses les plus horribles et la violence de son respect lui donnera une subtile décence. Avec une image chaude et funèbre, mais délicate comme l'hommage d'un amour que la mort ne décourage pas, doucement il montre dans une chambre inconnue la tête coupée d'Une Martyre[20].

Semblable aux visions pâles qu'enfante l'ombre
Et qui nous enchaînent les yeux,
La tête, avec l'amas de sa crinière sombre
Et de ses bijoux précieux,
Sur la table de nuit, comme une renoncule,
Repose...

A tout ce qui est, à tout ce qui, privé de perfection, vit pourtant, le poète étend son admiration muette et triste. Il épouse toute misère, il est prêt à recevoir tout sentiment. Dans l'infinité des souffrances il n'en est aucune qui le trouve distrait. Mais il n'est là que pour les aimer. Trop de respect en lui pour qu'il s'indigne. Il garde cette impartialité terrible que donne un immense amour de la vie:

Loin du monde railleur, loin de la foule impure,
Loin des magistrats curieux,
Dors en paix, dors en paix, étrange créature,
Dans ton tombeau mystérieux;
Ton époux court le monde, et ta forme immortelle
Veille près de lui quand il dort;
Autant que toi sans doute il te sera fidèle,
Et constant jusques à la mort[21].

Chaque vers du Crépuscule du Matin, sans cri, avec dévotion, éveille une infortune:

Les maisons çà et là commençaient à fumer.
Les femmes de plaisir, la paupière livide,
Bouche ouverte, dormaient de leur sommeil stupide;
Les pauvresses, traînant leurs seins maigres et froids,
Soufflaient sur leurs tisons et soufflaient sur leurs doigts,
C'était l'heure où parmi le froid et la lésine
S'aggravent les douleurs des femmes en gésine.
Comme un sanglot coupé par un sang écumeux
Le chant du coq au loin déchirait l'air brumeux;
Une mer de brouillards baignait les édifices,
Et les agonisants dans le fond des hospices
Poussaient leur dernier râle en hoquets inégaux.
Les débauchés rentraient, brisés par leurs travaux[22].

Poésie pleine d'amour. Elle se partage entre tous les malheurs; elle accompagne chacun dans sa mansarde. Elle le devine, proche ou lointain, à travers les murs. Elle assiste toute la ville qui souffre et mène sa tâche. Elle

.... refait le lit des gens pauvres et nus[23].

Mais la pitié qui la tient est si violente qu'elle se tait[24].


Dans ces vers mesurés, que semblait guider une âme tranquille et artificieuse, pouvions-nous discerner de quels sentiments extrêmes nous ferait à la fin complices l'audience que nous leur prêtions? Mais il est trop tard pour échapper. Les plus grandes passions se sont insinuées en nous, si grandes, si vastes, si complètes, que les voici contradictoires. C'est toute notre âme avec la violence insoupçonnée de ses amours diverses que Baudelaire nous a rendue à nous-mêmes sensible. Il est possible que le don soit lourd et qu'il faille du courage pour le supporter. Cette poésie ne rassure pas; elle ne verse pas d'illusions. Mais elle s'adresse à ceux pour qui rien n'est plus beau que de connaître son cœur, que de le sentir peser en soi. Souvent j'écouterai la voix de cet ange savant et désespéré.

1910.

[1] Voir Semper eadem et Recueillement.

[2] "Le propre de la Confession, dit Péguy, ... est de montrer de préférence les pièces invisibles, et de dire surtout ce qu'il faudrait taire." (Victor-Marie, Comte Hugo, p. 14.)

[3] L'Ennemi, p. 101.

[4] Spleen, p. 199.

[5] Chant d'Automne, p. 172.

[6] Le Goût du Néant, p. 205.

[7] Sur Le Tasse en prison, p. 236. Cf. L'Irréparable, p. 168.

Pouvons-nous étouffer le vieux, le long Remords,
Qui vit, s'agite et se tortille,
Et se nourrit de nous comme le ver des morts,
Comme du chêne la chenille?
Pouvons-nous étouffer l'implacable Remords?

[8] Ciel brouillé, p. 160.

[9] Un Voyage à Cythère, p. 321.

[10] "Il a chanté, disait Claudel, la seule passion que le xixe siècle pût éprouver avec sincérité: le remords."

[11] L'Irrémédiable, p. 242.

[12] "Volupté saturée de douleur et de remords." (Œuvres Posthumes, p. 93.)

[13]

Derrière les décors
De l'existence immense, au plus noir de l'abîme
Je vois distinctement des mondes singuliers.
(La Voix, p. 225.)

Comparez:

Mais les ténèbres sont elles-mêmes des toiles
Où vivent, jaillissant de mon œil par milliers,
Des êtres disparus aux regards familiers!
(Obsession, p. 204.)

Et:

Promenant sur le ciel des yeux appesantis
Par le morne regret des chimères absentes.
(Bohémiens en voyage, p. 104.)

Dans les Posthumes on lit (p. 86): "Il y a des moments de l'existence où le temps et l'étendue sont plus profonds, et le sentiment de l'existence immensément augmenté."

[14] La Chevelure, p. 119. Comparez Parfum exotique, p. 118.

Une île paresseuse où la nature donne, etc.

[15] Mœsta et Errabunda, p. 184 et 185.

[16] L'Invitation au voyage, p. 167.

[17] S'adressant à sa Muse malade (p. 98), il dit:

Je voudrais qu'exhalant l'odeur de la santé
Ton sein de pensers forts fût toujours fréquenté,
Et que ton sang chrétien coulât à flots rythmiques

Comme les sons nombreux des syllabes antiques,
Où règnent tour à tour le père des chansons,
Phœbus, et le grand Pan, le seigneur des moissons.

[18] Je songe, dit-il:

A quiconque a perdu ce qui ne se retrouve
Jamais! jamais! à ceux qui s'abreuvent de pleurs...
(Le Cygne, p. 260.)

Comparez:

Pauvre grande beauté! Le magnifique fleuve
De tes pleurs aboutit dans mon cœur soucieux.
(Le Masque, p. 115.)

[19] Spleen, p. 199. Comparez le poème:

Je n'ai pas oublié, voisine de la ville, etc. (p. 282).

[20] p. 309 et 310.

[21] Une Martyre, p. 311.

[22] Crépuscule du Matin, p. 290 et 291.

[23] La Mort des pauvres, p. 340.

[24] Sans doute il est impossible de ne pas tenir compte d'un assez grand nombre de poèmes révoltés; la révolte est le sujet même de certains.—Baudelaire s'engage si fort dans le parti de l'imparfait qu'il finit par se tourner contre la perfection. Il repousse l'image de ce qui est pur, immobile, inflexible. On le voit préférer cette ardeur accablée qui nous dévore à la dureté impassible de l'idéal:

Car j'eusse avec ferveur baisé ton noble corps,
Et depuis tes pieds frais jusqu'à tes noires tresses
Déroulé le trésor des profondes caresses,

Si, quelque soir, d'un pleur obtenu sans effort
Tu pouvais seulement, ô reine des cruelles!
Obscurcir la splendeur de tes froides prunelles.

(Une nuit que j'étais près d'une affreuse Juive, p. 133.)

Même il se complaît dans cette préférence de la faiblesse. Elle devient une sorte de culte du mal, une attitude appliquée, le satanisme.

Mais ne nous a-t-il pas donné assez de chefs-d'œuvre pour que nous puissions oublier quelques vers de mauvais goût sur le charme du crime et les vertus de Beelzébuth? Erreurs dont au reste la responsabilité pour une grande part incombe aux contemporains du poète.

 


 

II
DES PEINTRES

 

 

INGRES

"C'est un auteur difficile", disait Maurice Denis. D'abord il semble froid. Tout dans ces toiles est si parfaitement défini. Ingres ne nous demande jamais de le deviner, de reprendre sa tâche, de la compléter avec notre regard; il a tout achevé avant nous; il ne confie rien à notre invention; il nous laisse passifs. On dirait qu'il nous dédaigne un peu, que, parlant à des gens qui ne sont pas de son métier, il leur refuse le droit de collaborer, même pour une part infime, à son œuvre. Il y ajoute lui-même avec soin je ne sais quel vernis qui en interdit l'interprétation.

Aussi sommes-nous d'abord devant ses tableaux pleins d'un contentement glacé. Voici qui est juste et louable, mais à la façon d'une belle sentence rendue par un juge incorruptible. Cette couleur, jamais on ne la trouve défaillante. Elle est nette, elle est découpée avec exactitude par ses limites; à chaque objet elle est départie avec propriété. Les reflets eux-mêmes et les transparences sont scrupuleusement établis.—Aucune vibration; et non plus cette terne et dense profondeur qu'inventa plus tard Cézanne. La peinture du Bain Turc est admirable; mais on ne la voit pas tant elle est terminée; et la hardiesse de ces nus, l'un tout vert, l'autre tout orangé, se dissimule sous la perfection du détail. Même quand la couleur force l'attention, c'est par une sorte d'acidité immobile. Les tons tiennent la toile; ils occupent, inflexibles, sa surface; ils ne faiblissent nulle part, nulle part ne s'évanouissent; ils restent.

Cependant nous ne tardons pas à sentir que quelque chose en nous de plus profond s'est en silence à ces chefs-d'œuvre intéressé: le corps, la vie sensible; un enchantement tout bas nous entraîne, une secrète et forte volupté. Un appel vraiment nous est adressé, nous ne sommes plus exclus, répudiés, mais au contraire demandés, emmenés, séduits. Car Ingres par son dessin est le plus sensuel des peintres. Sous cette couleur tranquille il faut voir enfin les lignes délicieuses qui se dévident. On les suit avec tout son être, on les goûte jusqu'au fond de soi avec une aspiration suave. Elles ravissent jusqu'à faire perdre la pensée.


Le dessin d'Ingres a toute la vie que dans sa couleur nous n'apercevons pas; il tient compte du mouvement des objets; non pas qu'il le traduise par des hésitations et de l'indéfini; mais il cherche à le remplacer. Il exprime la fluidité des choses en y substituant sa merveilleuse justesse décidée.

La peinture est un moyen d'empêcher les choses de bouger.—Tout être vivant rayonne; il permet à sa forme de s'en aller de lui, elle se détache incessamment de lui comme un beau fantôme vite dissipé; et par chacun de ses gestes il délie de doux cercles invisibles qui se propagent. Le trait d'Ingres recueille partout cette grâce émanée; il l'arrête sitôt qu'elle quitte le corps, il lui laisse un peu de place, il attend son essor, puis tout de suite le contient, l'apaise. Partout il a prévenu l'onde; il lui interdit de passer jusqu'à se défaire; à toutes celles qui viennent il impose son exquise limite; il les captive et s'en augmente, il prend dans sa fixité leur mouvante vertu, il s'anime de leur évanouissement en lui.

C'est pourquoi ce trait est si simple; toujours il se ramène à des droites et à des courbes. En effet il ne s'applique pas sur la forme, il ne la serre pas avec ignorance; il la décrit au moment où, séparée un peu de l'objet, déjà elle en oublie les retraits et les saillies. Comme dans une rivière, autour d'un plongeon confus, les ondes à mesure qu'elles s'écartent se régularisent, de même le contour des choses, sitôt qu'il les quitte, retrouve les profils idéaux de la géométrie. Le dessin d'Ingres est fait de quelques lignes parfaites. Autour du corps elles sont posées comme des arcs légers et de délicats cerceaux; elles l'entourent ainsi qu'un bras, il est au milieu d'elles comme empêché parmi les cercles de sa grâce. Elles s'ouvrent tout auprès de lui, pareilles à l'amour quand il nous tient sans parler contre sa poitrine. Elles lui déconseillent, en le baisant de leur courbe, de s'avancer plus loin.

De la même façon s'expliquent ces déformations si hardies et pourtant invisibles. Il faut que le trait précède partout le mouvement afin de l'enfermer; il faut qu'il aille tout de suite jusqu'au bout du geste pour l'arrêter. Rien ne saurait le contenir; il dépasse doucement la mesure, mais c'est pour l'imposer. Le bras de Thétis se déroule sur la poitrine de Jupiter comme une immense tige qu'achève la haute fleur de la main; il est aussi long dans l'espace qu'il le serait dans le temps. A toute expansion il faut que le trait satisfasse. Aussi est-il partout au plus loin; avec une intelligence admirable il s'écarte, il se sépare un peu trop du centre, il feint de l'oublier, il le perd de vue; mais c'est ainsi qu'il lui garde toute la forme attachée. Il se laisse emmener un peu, il dérive un instant; mais il tourne soudain et le voici maître avec suavité du mouvement qu'il semblait suivre.—A le considérer d'un œil critique on peut trouver le dessin souvent trop large; la forme qu'il comprend ne saurait qu'avec peine le toucher partout à la fois. Il omet de compenser par un rentrant la saillie du côté opposé; le bras que dans le Bain Turc cette femme arrondit au-dessus de sa tête ne tire pas sa poitrine ni son ventre, ne les oblige pas à s'effacer et la tête renversée d'Angélique, qui fait se gonfler son cou, cependant laisse sa gorge emmenée par le geste contraire de ses longs bras captifs. C'est que le trait veut envelopper toute la diverse effusion du corps, il accompagne de toutes parts la chair heureuse qui se répand et, pour la définir à la fois partout, il s'abandonne à une belle et sage contradiction.—Nous comprenons maintenant la raison de cette couleur exacte qui d'abord nous gênait. Elle est si unie, si achevée, qu'elle efface d'abord, puis, à un regard plus attentif, accuse l'écartement des lignes. Elle conduit de l'un à l'autre bord de la forme; avec son modelé parfait et sans surprise elle rejoint doucement les extrémités trop distantes et montre en silence l'étendue de leur séparation; elle mène les yeux sans les arrêter à tous les éloignements; elle est à la place du mouvement apaisé et garde de lui je ne sais quelle faculté de liaison.

D'ailleurs les différentes parties du trait n'ont aucun besoin d'être rendues compatibles; le trait ne les recueille pas tour à tour et ne se compose pas de leur addition. A dire le vrai, il n'a pas de parties; bien qu'il cède à la fois à des expansions opposées, il est unique, il va seul et pur, il passe par tous les points et les justifie en les touchant. Il n'existe qu'entier, il est clos, il est à lui-même revenu, et tous les détours de son trajet il les tient à la fois en lui sans effort réunis. Sa présence est toute l'explication qu'il donne.—En effet ce n'est pas avec une lente patience et place par place qu'Ingres fixe le mouvement des corps et de l'objet qu'il peint; mais avec une décision passionnée, et par une élection sublime, il le remplace d'un seul coup. Tout de suite il aperçoit la forme qui tient lieu de toutes les autres; elle est étrange, il est difficile d'en rendre compte. Mais qu'y faire? Elle est juste. Il trouve du modèle que son animation rend divers et composé, la soudaine, la délicieuse simplicité. Il la trouve au-delà de ce qu'il voit, il la démêle en lui-même avec volupté. Et son trait chante son plaisir: il monte, il se déroule d'un seul jet, il empêche en se jouant tout autre d'être possible, il s'élance comme un doux cri parfait. Il est complet et radieux comme Vénus Anadyomène; il est posé sur la mer et il se tient, respirant à peine, joyeux de se sentir nu et de partout tendrement égal au bonheur.


L'exquise gravité alanguie du portrait de Mme Panckoucke, cette grâce finie ..., on dirait une source appuyée à tous les bords de sa vasque.

1911.

 

CÉZANNE

Cézanne n'était pas le maladroit sublime que tend à nous représenter une certaine légende. Ses aquarelles révèlent au contraire une habileté si vertigineuse que seule peut-être l'égale la virtuosité des Japonais: sur la feuille blanche toute l'ossature d'un paysage s'indique par quelques touches colorées d'une exactitude telle qu'elle fait parler les vides intermédiaires, arrache au silence de chacun une signification.—Quand Cézanne peint à l'huile, sa main tressaille de la même adresse, mais il la contient: il se méfie; il redoute de se substituer à sa sincérité; il impose à son pinceau une lenteur fidèle. L'application le possède comme une passion: il se penche dévotement, il se tait pour mieux voir; il emprisonne la forme qu'il copie dans le cercle de son attention; et, comme elle bouge, il respire mal tant qu'il ne l'a pas captée. A chaque instant le trait veut bondir, s'abandonner à son élan. Mais Cézanne le ramène avec entêtement, l'oblige à se maintenir acharné. Ainsi, si l'on croit voir en cette peinture des hésitations, elles ne signalent pas l'impuissance d'une main trop fruste et trop mal exercée pour suivre avec précision le contour des objets, mais uniquement le scrupule d'une patience occupée sans cesse à modérer les écarts d'une dextérité trop frémissante.

Jamais rien pour le spectateur. Cézanne n'invite pas le regard; il ne fait pas signe; il ne s'adresse pas; il peint en solitude et ne se soucie pas qu'on s'intéresse aux images qu'il fabrique dans la peine et dans l'adoration. Il n'a affaire qu'aux choses et n'a d'autre inquiétude que de les dire comme il faut. D'elles son amour est si violent qu'il tremble de respect; il est frappé de vénération devant elles, et c'est tenu par une modestie brûlante, qu'il travaille à les représenter.—De là cette sévérité si émouvante: sévérité que répand sur tout ce qu'il touche l'amour. Ces toiles ont une ampleur serrée. On sent qu'elles ont été peintes dans une bondissante immobilité et d'une âme que l'excès de son transport rendait timide.


Dans un paysage de Cézanne on remarque d'abord la verticalité; le tableau pèse vers le bas; chaque chose est descendue à sa place; elle y a été déposée avec soin; elle occupe son alvéole; elle embrasse de toute sa force sa situation. Cézanne avait l'amour de la localité, il comprenait avec quelle ferveur les objets adhèrent à l'endroit qui leur est donné; et il éprouvait, à transcrire sur la toile la place respective de chacun, une volupté dont on lit encore la trace dans cet appuiement imperceptiblement prématuré de la touche qui, avant de saisir le point de son assiette définitive, se donne la joie de tâtonner un peu. Etablissement souverain et application de la chose à son lieu, comme sur la table pèsent les bras du paysan qui joue aux cartes.—On comprend que la composition ne soit jamais arbitraire. En effet elle n'est pas inventée, mais elle est obtenue par la fidèle distribution des parties: les touches ont été placées respectueusement l'une à côté de l'autre: et voici qu'à la dernière tressaille le visage du tableau, suscité à force de minutieuse déférence pour chaque détail; la vie se retrouve, l'organisation est présente sans avoir été cherchée, les traits se rejoignent et animent de leurs affinités l'exactitude isolée des éléments.


Non moins que leur situation, de ces toiles m'émeut la durée. La même pesanteur maintient les choses dans le temps qui les maintenait dans l'espace: elles subsistent, elles sont attachées à leur propre permanence. La couleur en effet n'est pas celle que la lumière parsème, répand comme une eau sur les choses; elle est immobile, elle vient du fond de l'objet, de son essence; elle n'est pas son enveloppe, mais l'expression de sa constitution intime; c'est pourquoi elle a la dense sécheresse de la flamme et garde dans l'apparence cette intériorité de ce qui se nourrit de soi-même: le terne flamboiement des tons, il semble que Cézanne l'ait obtenu en enlevant aux surfaces cette fluidité brillante où jouent les variations et les glissements de l'atmosphère; il a gratté pour découvrir sous les instants la durée. Sans doute il sait saisir les accidents les plus subtils, la limpidité sèche de l'air sur les rochers, la circulation inquiète des nuages. Mais toujours il les subordonne à l'essentiel; il y a quelque chose sur quoi passe le passager et que traverse l'éphémère. Aussi surprend-on tous ses paysages en train de durer. Ils sont tout penchés au long de leur journée; ils n'attendent rien; ils se sont si bien pénétrés de l'uniforme mouvement du temps qu'ils se laissent porter par lui; ils sont confiés à la dérive des heures; et dans la nuit ils maintiendront leur obscure présence.

Les figures comme les paysages donnent cette impression de persister. Dans les admirables nus de femmes, la lourdeur de l'après-midi suspend les gestes en grappes aux branchages. Dans les portraits ce n'est pas quelque surprise d'attitude qu'inscrit Cézanne, mais l'ardente grandeur du repos. La couleur des vêtements brûle à force d'être splendide; mais toujours au moment d'éblouir, de scintiller en ruisselant, elle s'arrête et débouche dans la matité. Le ton a été établi par superpositions successives, avec lenteur et calcul, il ne lui reste plus à revêtir que son brillant; mais s'il consentait à cette suprême richesse, peut-être l'étoffe s'animerait-elle d'un mouvement, peut-être les plis tendraient-ils à se draper et tout le personnage se camperait-il en une pose. Il ne faut pas.—Dans tous les portraits de Madame Cézanne je lis l'ineffable confiance de la lassitude.


Il n'est peut-être pas de plus grand peintre que Cézanne. J'ai la faiblesse de regretter parfois qu'il n'ait été que peintre, que dans son œuvre l'homme n'intervienne jamais que comme serviteur des choses, qu'il ne fasse sentir sa présence que par sa dévotion et son souci de s'effacer. Mais ne faut-il pas que son abdication vienne réparer l'impertinence de tous ceux qui s'établissent en intrus et s'exposent au milieu de leurs tableaux?

1910.

 

UNE EXPOSITION DE HENRI MATISSE

Lucide tourment de trop comprendre. Un beau peintre, savant et sensible, se trouve paralysé par sa clairvoyance. Tout de suite il aperçoit ce qu'il va faire et comment il le fera: l'œuvre est devant ses yeux, présente et parfaite. C'est pourquoi il évite de la réaliser; sa conception est d'abord si claire qu'il lui semble, en prenant ses pinceaux, qu'il va se répéter, et le tableau qu'il peint s'applique à différer de celui qu'il imaginait.—Les grands artistes sont en face de leur œuvre comme d'une étrangère; ils n'en prévoient pas du premier coup toutes les démarches; ils l'épient se développer; ils la découvrent peu à peu passionnément. Matisse veut imiter cette ignorance merveilleuse, que sa trop nette conscience lui refuse; il espère la créer en lui artificiellement, en s'écartant de ce que lui impose sa nécessité intime, en choisissant une voie qui ne soit point celle qu'éclaire d'abord la perspicacité de sa vision. Mais, par ce geste de volontaire aveuglement, il échappe en même temps à sa spontanéité; il n'est plus poussé par rien, et l'on est gêné de ne sentir en ses toiles la dictée d'aucune obligation.

La gratuité de cette peinture se décèle à son caractère abstrait. Matisse peint à part des choses; non pas sans les regarder, mais en se retirant d'elles à quelques pas. Il recueille la sensation qu'elles lui donnent, l'emporte et, s'étant éloigné, la déplie soigneusement; elle est ample toujours, car il sait voir et le monde est pour lui le déroulement d'une étoffe épaisse et chargée. Mais parmi cette sensualité l'esprit s'insinue; il défait sa richesse contractée; il la clarifie, il l'épure, il l'articule, il la distille jusqu'à faire évanouir tout ce qui est lourd, trouble et charnel, tout ce qui manque à être rare. Puis, lentement, avec une complaisance protectrice, il recompose des images toutes dépouillées et subtilisées, toutes abstraites, bien qu'y tressaille encore parfois quelque lambeau de la sensation primitive.—Il est des peintres qui transposent d'un seul coup, sans l'analyser, leur sensation et qui en cherchent tout de suite dans un jet coloré l'équivalent plastique; il en est d'autres qui travaillent en plein isolement des choses, n'imitant sur la toile que les fantômes de leur pensée. Matisse se distingue des uns et des autres: il puise dans la réalité la matière de spéculations picturales. De cette sorte d'abstraction découlent, joints dans une même conséquence, les qualités et les défauts de sa peinture.

La couleur de Matisse brille d'une splendeur intellectuelle. Elle a l'éclat muet de ces éblouissements qui naissent soudain dans l'esprit. Elle n'est pas dense comme les choses; elle ne pèse pas; mais elle recouvre la toile de sa minceur mate, elle répand en une fine couche sa nette et violente richesse. Elle est immobile comme la pensée dont elle imite le fixe éclair; elle ne palpite pas parce que rien n'est pris sous elle qui respire; elle est un extrait étincelant et inerte. Le meilleur témoignage de son origine artificielle, c'est sa rareté sans faiblesse; elle ne cesse jamais d'être incomparable et Matisse préfère laisser des blancs plutôt que de les combler sans trouvailles. Ainsi se déroule, toujours parfaite et inanimée, cette couleur qui ne souffre pas de se laisser troubler par la terne effusion du réel.—Les Natures Mortes sont les meilleurs de ces tableaux: en effet le sujet déjà en est abstrait: les objets sont choisis et groupés selon leur importance picturale; et par cette adaptation préalable du modèle à sa future image, l'arbitraire est atténué. De plus dans les Natures Mortes, Matisse, l'ayant préparée à son gré, s'abandonne à sa sensation avec plus de confiance; il se laisse aller à la transcrire plus textuellement, il est gagné par la volupté que recèlent les choses; sa couleur se fait plus sourde, plus lourde, plus gorgée de matière.

Cependant il n'est sensuel que par accident, presque malgré lui. Quand il dessine, il redevient tout abstrait. Son dessin ne s'attache pas aux objets; il ne les déforme pas non plus pour les rendre plus expressifs; il n'est ni réaliste, ni lyrique: il se comporte à la façon d'une idée. Une idée est d'abord une certaine forme vide; on ne discerne pas son contenu; elle est l'attitude de l'indistinct; mais peu à peu elle se précise, c'est-à-dire qu'elle se multiplie intérieurement, que des détails, au dedans d'elle, viennent commenter sa généralité. De même dans la conformation du châssis ou de la feuille de papier qu'il adopte, Matisse, tout de suite, démêle une indication, dont son dessin va être le développement. En effet, le dessin naît peu à peu sous l'influence du cadre; il s'enroule au centre dans la position que lui suggèrent les dimensions extérieures; les lignes se compensent, se rappellent, expriment, chacune à un degré différent de complexité, le thème d'ensemble et font servir leur dissemblance elle-même à accentuer la même idée. C'est une variation complaisante; avec volupté les traits de fusain inscrivent les correspondances et les balancements, rythment l'équilibre, répètent les droites en courbes parentes. Ainsi le tableau s'imite lui-même en se multipliant au-dedans. Mais ses détails les plus particuliers toujours dérivent du schème initial et ils en gardent le caractère abstrait.—Souvent ce dessin atteint une grâce sévère et exquise, comme dans La Coiffeuse ou dans La Musique. Souvent aussi il a l'absurdité de la logique; n'étant pas embarrassé ni retenu par la réalité, il déploie une gratuite barbarie, comme dans le Nu à l'écharpe blanche.

Mais même quand il est beau, il ne suffit pas à rendre belle la toile; en effet jamais à sa qualité les qualités de la couleur ne s'unissent. Matisse semble vouloir n'employer que séparément sa couleur et son dessin: il refuse de les concilier en un tableau complet; pas une fois il n'a réalisé une œuvre pleine.—C'est qu'il ne veut peindre que les aboutissements; il néglige tout ce qu'un sujet a de commun avec les autres, il attend, pour intervenir, jusqu'au dernier moment, celui de la divergence; il faut, avant qu'il pose la première touche, que tout le passé d'abord ait été sous-entendu. Nous découvrons ici l'erreur où l'engage son abstraction. Comme il travaille à part des choses, il ne voit en elles que les invitations à la diversité: chaque spectacle tend à différer de tous les autres; Matisse épouse sa tendance, la prolonge en lui-même jusqu'à la séparation effective.—Une toile est pour lui non pas une image de la réalité, mais une spéculation plastique; aussi faut-il la rendre aussi solitaire que possible, sans précédent et sans analogie. C'est pourquoi elle sera poussée tout entière dans un sens; c'est pourquoi le peintre ne lui consacrera qu'une partie de ses moyens.—La diversité de ces tableaux déconcerte, parce qu'elle est la diversité de la parcimonie, non celle de la richesse.

Si Matisse consentait à s'enfermer dans l'obligation des choses, s'il voulait attendre de sa soumission son originalité, peut-être l'obtiendrait-il plus précieuse. Les objets réels ne revêtent leur différence qu'après avoir patiemment ressemblé à tous les autres. Il leur faut longtemps se confondre avant d'arriver à se distinguer. Mais aussi leur individualité n'est-elle pas simplement de surface et, dans l'aspect unique qui naît à la fin sur leur visage, c'est leur profondeur qui aboutit, c'est tout leur être qui s'exprime.

1910.

 

UNE EXPOSITION DE GEORGES ROUAULT

Voici un peintre que n'inquiète aucune littérature. Elève du plus métaphysicien des maîtres, de Gustave Moreau, il veut oublier toutes les leçons de sagesse et d'abstraction qu'il a reçues, pour n'être plus qu'un grossier, fiévreux et puissant artisan. On ne rira pas des images brusques qu'il façonne, si l'on sait voir toute la science ouvrière qu'elles décèlent; elles sont un produit de la connaissance la plus étroite, la plus retorse et la plus sûre de la matière plastique.

Rouault est aux prises avec la forme comme avec quelqu'un. Il se débat avec elle dans une lutte interminable qui jamais ne devient un triomphe. Il ne cesse d'être auprès d'elle en inquiétude et en sursaut. C'est qu'il ne la voit pas immobile et parfaite, toujours prête à se laisser caresser, attitude docile à toutes les empreintes. La forme qu'il considère n'est pas ce contour des choses que l'on constate avec la paume de la main. Elle est cachée sous l'enveloppe, elle est repliée au centre de l'être, toute farouche. Rouault d'abord s'attache au modèle, le circonvient d'un travail obéissant, le sollicite de toute son application. Mais ce n'est que pour le provoquer au jaillissement. Et soudain voici s'échapper le geste vif et secret qu'il épiait, la détente intérieure. La forme est devant lui frémissante, fuyante, semblable à une bête levée qui détale, qui va avoir disparu tout de suite.

Il faut la saisir. Rouault prend de la matière pour l'y fixer, tandis qu'elle bondit. Sans bouger il la poursuit, il cherche à se rendre maître de sa fuite en l'imitant avec les mains. Mais la matière résiste; elle est toute pleine de prédispositions confuses, d'exigences mal avouées. Elle n'est pas une ductile indifférence où la forme d'un seul coup, fluide, puisse se tracer. Pour la vaincre il faut, en la violentant, lui obéir. Passionnément Rouault la bouleverse, cherchant à mettre au jour celle de ses attitudes spontanées par laquelle elle mimera le mieux la figure disparaissante. Il cerne cette figure, il lui coupe la retraite en renforçant autour d'elle de tous les côtés à la fois, comme des barrières, les grandes lignes naturelles de la matière. De là ces traits qui ne suivent pas la forme avec exactitude et continuité, mais qui, à force de se redoubler, de se reprendre et de se traverser, la captent parmi leur enlacement innombrable. C'est pourquoi l'image chez Rouault semble toujours appelée du fond de la toile avec des doigts fiévreux; elle n'est pas tranquillement posée sur le papier, mais elle lui est arrachée par les balafres du dessin. Sans doute elle est parfois un peu disloquée et grimaçante, ses contours n'arrivent à être justes que par des répétitions et des surcharges. Du moins la figure représentée n'a-t-elle rien d'une silhouette crayonnée à plat sur une page d'album; avec ses écrasements et ses jets, avec ses déformations violentes, elle est inébranlable; car elle puise comme par des racines une profonde solidité dans la matière où elle est attachée et dont elle emprunte la massive organisation.

Cependant nous exigerons désormais de Rouault une manière plus stricte. Tant de ferventes études veulent aboutir à une réalisation définitive. Il faut que leur auteur se fasse assez fort pour envelopper la forme, sans qu'elle cesse de tressaillir, d'un dessin de plus en plus serré. Guys, loin de le diminuer, augmentait le frémissement de ses figures en arrêtant leurs traits avec scrupule.—Déjà Rouault nous donne des céramiques qui sont des pièces achevées: la plénitude de ces nus assis au milieu de sourds paysages éclatants conseille d'attendre du peintre d'équivalentes beautés. Il éclairera de visages les puissants corps de femmes qu'il sait si bien dresser; il établira les fonds plus nettement: jusqu'ici il semble les obtenir en dispersant rageusement la matière colorée et en se servant de sa distribution spontanée pour représenter les divers plans du paysage. Il se rendra maître plus complètement de sa couleur et, l'employant avec plus de décision, il donnera un sens plus précis à ces grandes teintes soufrées dont traîne la lueur au fond de ses Compositions Décoratives.

1910.

 

GAUGUIN

Enchanteur, magicien, sophiste.

Platon.

Je le vois tel qu'il s'est peint. Sa grande figure ironique sous le bonnet dont il est coiffé, c'est celle d'un aventurier qui serait magicien. Elle est pénétrée de je ne sais quelle force mêlée de sagacité. Il est l'homme qui a découvert les secrets naturels et, parce qu'il sait s'en servir, voici dans ses traits l'intelligence comme un sourire. Il aime les choses parce que, de les comprendre, il les domine. Et, se sentant seul à posséder cet empire, il semble se taire avec connaissance.

Gauguin ouvre des paysages. Tout doucement il les fait éclore, il les laisse monter selon leur sève, pleins de suavité. Il ne les invente pas. Simplement il les dénoue et conduit leur développement avec la science du magicien. La nature, sous le pouvoir de ses yeux, prend de l'ordre. Elle se dispose spontanément. Elle devient un grand jardin vierge et soigné: les feuillages ne cessent pas d'être luxuriants, mais il semble qu'une main mystérieuse veuille plier les branches à quelque accord. Tout s'organise comme sous une insaisissable incantation. Ainsi naît un Paradis tempéré. La sagesse le parcourt, unit toutes ses parties, chante ainsi qu'un oiseau dans ses arbres, et imite tendrement sur les roses rivages les hautes vagues, courbes et calmes, de son océan de tulle bleu.


C'est dans le dessin d'abord que je démêle cet enchantement de la modération.

Parmi les tableaux de Gauguin la forme humaine s'élève pleine et droite. Le plus souvent elle est debout, dans l'attitude des végétaux et des êtres qu'inspire la nature. Cette verticalité n'est pas, comme chez Cézanne, imposée par la pesanteur, par l'appel du sol. Elle est le jet de la sève terrestre qui grandit sans détour. Un élan ingénu dresse doucement les corps.

Mais ils ne bondissent pas; ils sont sans exubérance. Ils jaillissent sans hâte. Aucune rondeur: les courbes des hanches et des épaules s'atténuent en droites; sinon elles pourraient, comme des ressorts ployés, suggérer la détente, projeter le corps au delà de lui-même. La forme ne monte qu'afin d'occuper sa place; elle s'arrête aussitôt qu'elle y est parvenue; plus rien en elle ne tend à se prolonger. Il semble qu'elle mette de l'amour à s'enfermer en elle-même. Elle s'incurve légèrement à son sommet. Le crayon suit avec volupté la close ligne de sa perfection. Le seul geste dont l'ascension ne soit par rien terminée, celui de l'homme qui cueille des fruits, il s'exténue dans le calme. Il a je ne sais quoi d'achevé, de comblé.

Ce repos, cette passivité des attitudes viennent de ce qu'elles n'ont pas besoin pour s'unir de s'incliner les unes vers les autres, de se rapprocher ni de se nouer. Une composition semble planer, invisible, au-dessus d'elles. L'accord descend sur elles et les tient ensemble. Il leur suffit d'être justes. Elles reçoivent leur sens d'en haut comme si on leur imposait les mains. De longs gestes tranquilles passent entre elles, comme ondulent des plantes dans un courant. Ils les enlacent sans les attirer, rien qu'en les désignant les unes aux autres. On peut trouver fruste d'abord le dessin large des membres: il est fait de deux lignes que mène un parallélisme sommaire. Mais si les nœuds des muscles sont dissimulés, c'est pour que rien ne détourne les yeux d'accompagner le mouvement. Toutes les simplifications, loin de chercher la barbarie, ne sont que pour l'aisance. Il y a une liaison si suave qu'elle oblige à s'apercevoir qu'on est en paix.—Parfois même ce n'est aucun geste saisissable qui allie les attitudes, mais seulement une certaine allure de l'immobilité. Par une certaine façon qu'a chaque forme de se tenir solitaire, elle rend d'elle toutes les autres responsables.

Tant d'harmonie ne peut qu'être préméditée. Gauguin n'a pas la patience crédule de Cézanne. Il n'attend pas d'obtenir des objets, à force de les copier, un accord. Dans ses paysages des lignes flexibles traversent les champs et de leur sinuosité horizontale enchaînent les arbres aux arbres. Pourtant aucune violence n'est faite à la nature. La composition se contente de l'éveiller; elle descend vers les choses, elle les touche en silence, comme on avertit de la main quelqu'un d'endormi. Puis elle les laisse se lever librement. Elle ne fait que les assister de sa présence multiple, que solliciter leur développement par sa délicatesse invisible.

Le magicien évoque les beaux fantômes vivants.


Comment discerner à quel moment la couleur de Gauguin quitte la couleur des choses pour devenir artificielle? Le passage est insensible. Par une transformation subtile elle cesse peu à peu d'être naturelle; elle se fait silencieusement merveilleuse; elle s'ouvre à l'enchantement.

Elle est sourde et fleurie. Elle s'étend en flaques claires mais comme voilées par l'absence du soleil. Ce n'est pas la profondeur de l'objet qu'elle exprime, mais son visage plein de sourire dans la diaphanéité de l'ombre. Chaque nuance s'épanouit largement, avec quiétude; elle déborde jusqu'à s'étaler et sitôt se tient muette. Elle est vive pourtant. Souvent une touche brille au cœur du tableau; mais l'ensemble est si contenu que d'abord on ne la voit pas. C'est comme une luciole dans le feuillage. Puis, soudain, voici qu'elle veillait.

En même temps qu'il atténue sa couleur, mettant je ne sais quel suspens à sa floraison, Gauguin la répartit avec soin sur la toile. De tous les tons éparpillés en multiples flocons à la surface de l'objet qu'il copie, il opère le discernement; puis il condense chacun. Leur diversité confondue se rassemble peu à peu en larges taches dont chacune représente, réuni, un des aspects épars du modèle. C'est le contraire du procédé impressionniste. Dans le contour d'un arbre les feuillages se distribuent en quelques masses colorées qui se juxtaposent sagement. On sent une volupté de la couleur à s'arranger ainsi à l'intérieur des objets, à se disposer suivant leur forme. Sur la déclivité du terrain, ce rose pourtant ne dépasse pas sa limite; il s'arrête en un remous frangé.

Mais les tons par lesquels les objets se laissent envahir, ne leur sont pas étrangers. Ce n'est pas un accord préconçu de nuances qui s'impose au tableau et remplace les teintes naturelles. Gauguin use seulement de son pouvoir sur les choses; il leur persuade de se laisser détourner légèrement de ce qu'elles sont. Il appelle leurs tons du sein du désordre; il les tente avec subtilité, il les invite à se reformer. Il invoque en silence les éléments dispersés et les rejoint par une sorte d'influence, ainsi qu'en soufflant sur des braises on les ranime en une seule flamme.

A ce moment naît l'accord du tableau. Toutes les diverses couleurs, sous l'inspiration cachée, consentent un pacte. Les objets ont été amenés doucement à se correspondre; leurs visages délicats et différents sont tournés vers moi. Je reconnais chacun, je goûte longuement sa nuance agrandie et je sens avec délice comment elle est confirmée en ce même moment à l'autre extrémité du tableau par une touche imperceptible qui l'imite, dissimulée. Délicatesse des rappels secrets! Souvenir parmi les feuilles du ton le plus exposé! Jardin des balancements!

Peut-être en certaines toiles trop de fleurs, une richesse trop épanouie.... Le tableau de Gauguin que j'aime le plus, c'est ce grand panneau[1], cet étrange Paradis méditatif, intitulé: "Que sommes-nous? D'où venons-nous? Où allons-nous?" Il renferme des parties de clair-obscur, des enveloppements. La tiède nuit tahitienne baigne le paysage. Et n'est-ce pas elle qui se tient dans le fond comme une femme voilée par l'ombre et retirée?

1910.

[1] Appartient à M. Frizeau.

 


 

III
PAUL CLAUDEL

 

 

PAUL CLAUDEL, POÈTE CHRÉTIEN

Certes le nom de Cœuvre ne
s'éteindra point dans les âges.

(Paul Claudel, La Ville).

I

Seules les paroles du poète sont dignes de lui être adressées. Et quelles diraient mieux le mystère de son génie? Il ne faut que l'entendre parler, que livrer notre cœur à son murmure: déjà nous sommes initiés au secret de l'univers; avant d'avoir compris le contenu de ses mots, nous sentons éclore en nous une explication ineffable de toutes choses. Le sens du monde nous est révélé: "Nous sommes accordés à la mélodie de ce monde." Ce n'est pas que nous pensions pouvoir désormais assigner à chaque effet sa cause, ni que nous ayons conquis la raison mathématique de la nature; mais c'est une conscience, une certitude, une pénétration de tout en profondeur: "La paix en nous peu à peu succède à la pensée."

Il y a en effet dans le mot une secrète vertu dont le poète sait se rendre maître. Le mot est plus qu'un signe conventionnel. Il est, prononcé, un rythme qui reproduit le rythme constitutif de l'objet désigné. Il est la forme essentielle de l'objet copiée par l'attitude physique de celui qui le dit[2]. Par lui le poète évoque directement la chose, la rend présente, sensible, lui restitue l'existence:

Proférant de chaque chose le nom,

Comme un père tu l'appelles mystérieusement dans son principe, et selon que jadis

Tu participas à sa création, tu coopères à son existence[3]!

Il peut ainsi expliquer le monde, non point en en donnant des raisons, mais en le suscitant par sa voix dans son ordre vrai, en le re-présentant à nos yeux sous sa forme authentique. Il "légifère"; il ordonne aux êtres de surgir en les appelant et il fait sentir leur relation profonde. Les mots qu'il prononce n'ont pas une signification abstraite, qu'il faille extraire et qui rende compte logiquement de l'univers; mais, étant les choses concrètes elles-mêmes, ils exhalent par leur simple arrangement un sens. Ce sens est le sens du monde, c'est-à-dire sa direction, son intention, sa fin. Et il pénètre en nous, enveloppé dans les images sensibles, sans que nous sachions comment:

Le son des paroles et leur sens, fondus en une phrase commune,

Ont de si subtils échanges et de si secrets accords, que l'âme recueillie sur l'esprit

Aperçoit que l'idée pure ne se refusera pas à un attouchement délectable.

Telles sont, ô Cœuvre, les noces où tu nous convies[4].

Comment oser briser cette si parfaite union du verbe et de l'idée, comment séparer l'art de la doctrine, la poésie de sa signification? Pour parler dignement de Claudel il faudrait tout dire à la fois et présenter son œuvre entière d'un seul coup, dans sa somptuosité, dans sa complexité infinie et dans son unité profonde. Mais mieux vaudrait se taire. Et puisqu'il s'agit ici d'expliquer, il faut bien se résoudre à dissocier ce que le génie créa inséparable.

[1] La Ville. L'Arbre, p. 346.

[2] Voir Traité de la Co-naissance au monde et de soi-même. Art Poétique, p. 119–120, surtout 122 en bas, 123.

[3] Les Muses. Bibliothèque de l'Occident, p. 24. La pagination des Muses est la même dans les Cinq Grandes Odes suivies d'un Processionnal pour saluer le siècle nouveau.

[4] La Ville. L'Arbre, p. 411.

 

II
L'ART

La première preuve de cette unité que nous allons avoir à violer, est que l'art de Claudel dépend étroitement de sa doctrine et ne peut guère sans elle se comprendre. En effet il est essentiellement naturel, c'est-à-dire qu'il est l'expression directe de la nature, sa voix, la phrase qu'elle prononce dans le silence et que le poète, ayant surprise, publie: car le poète

Or ce qu'est en son essence la nature, c'est la doctrine qui nous l'apprend. Sachons au moins tout de suite, pour mieux saisir le caractère de l'art, que la nature est sans cesse primitive et son progrès toujours continu, que le monde est à chaque instant nouveau et qu'il se développe sans hiatus, à la façon d'un rouleau qu'on déplie.

Primitivité perpétuelle: en effet il y a sans cesse entre tous les êtres un accord, une harmonie, une correspondance, une composition. Tous les êtres sont dans un rapport étroit de situation, mais qui n'est jamais le même à deux instants différents. Chacun suit sa voie, dont la direction varie sans cesse et qui l'approche et l'écarte tour à tour de tous les autres. Les fils de la trame s'entre-croisent en mille façons diverses et jamais l'étoffe ne reproduit le même dessin. La face du monde change incessamment. Pour tout battement de l'horloge sidérale les êtres sont dans une relation unique, première, primitive: "A chaque trait de notre haleine, le monde est aussi nouveau qu'à cette première gorgée d'air dont le premier homme fit son premier souffle[2]."

Continuité: la vie a des phases, non des "tranches"; son travail et sa trame sont continus; il n'y a pas de péripéties. Les péripéties s'obtiennent par des raccourcis artificiels; en supprimant plusieurs termes intermédiaires on produit le choc de deux événements, qui est essentiellement ce qu'on nomme: péripétie. Mais dans la vie les événements ne s'entrechoquent pas; ils se développent, ils s'enchaînent, chacun naît d'un autre. La nature se déploie, se déplie lentement et continûment,—explication progressive de l'être.


L'Art de Claudel est primitif et continu. Le poète lui-même dit son Art Poétique fondé sur "la métaphore" c'est-à-dire "le mot nouveau, l'opération qui résulte de la seule existence conjointe et simultanée de deux choses différentes[3]." La métaphore est la notation de la nouveauté, car elle est la notation d'un rapprochement fugitif jamais encore réalisé, une coïncidence première surprise et fixée. Faire une métaphore (μετα-Φέρω), c'est exprimer la rencontre de deux êtres dont les voies dans le reste du temps divergent, c'est enregistrer leur com-position instantanée dans l'accord infini. La métaphore vulgaire unit, de façon artificielle, deux termes ressemblants. Celle de Claudel saisit de deux termes différents la conjonction naturelle, la juxtaposition spontanée. Elle est, non un procédé, mais une constatation, une description, une inscription. Et cette inscription est toujours d'un rapport non encore perçu, d'une relation première, de celle qui caractérise essentiellement l'instant total, parce que, jamais produite, elle ne se reproduira jamais. La métaphore est l'expression de la perpétuelle primitivité du monde; elle en est l'incessante modulation. Aussi n'est-elle jamais répétée et fleurit-elle à chaque vers, nouvelle.

Le jaillissement intarissable des métaphores donne à la poésie de Claudel cette sensualité naïve et neuve, qui est une effusion et un éblouissement perpétuels et qui fait apparaître les choses mêmes dans leur réalité et leur présence. C'est aussi que Claudel pense avec des images, avec ses sens. Sa pensée même, comme toute pensée primitive et véritablement profonde, est sensuelle. Elle n'est pas un extrait de sensations, une sorte de parfum subtil mais fugitif obtenu en distillant des milliers de fleurs. Elle est lourde et réelle et prise encore dans les choses. Son travail n'est pas la combinaison mécanique de termes abstraits, mais il est semblable à celui de la germination, pénible, obscur et lent et à tâtons; il aboutit, lui aussi, à un épanouissement qui, comme la floraison, est tout imprégné de couleurs, tout dégouttant de lumière et de beauté. Aussi la langue de Claudel ne procède-t-elle pas par images appliquées à la pensée, mais elle est la pensée elle-même se développant en mots, la chaîne des images premières telles qu'elles surgissent en une sensibilité non corrompue. Ces images ne sont pas uniquement visuelles; nous les percevons par tous nos sens à la fois; elles montent, grandissent, nous enveloppent, nous communiquent leurs vibrations, et, tandis qu'elles baignent tout notre corps d'un flot sensuel, elles déposent dans notre âme leur secrète signification. On n'a qu'à les accueillir pour comprendre, car elles nous pénètrent de toutes parts en même temps, proférant en plusieurs façons simultanées la même vérité. Toutes les paroles, comme elles ont une lumière et un son, ont une consistance, une odeur et un goût:

... Le poète dans sa bouche, sans parler différencie les paroles à leur saveur[4].

La sensualité de Claudel peut être dite à plusieurs dimensions: aussi donne-t-elle aux choses leur profondeur et leur volume, l'intégrité de la vie.

Mais pour la subir, pour éprouver sa puissance, il faut avoir gardé sa spontanéité et sa simplicité primitives, ou savoir les restaurer en soi; il faut posséder encore le merveilleux don puéril de comprendre par images, de saisir les idées par l'illustration, de ne pas séparer l'idée de ses formes sensibles. Car sinon qu'entendra-t-on au langage de celui qui est:

... Comme un animal dans le milieu de la terre, comme un cheval lâché qui pousse vers le soleil un cri d'homme[5].


Ce ne sont pas seulement les mots et les métaphores de Claudel qui sont naturels, c'est aussi leur arrangement, leur distribution rythmique, leur mesure, le vers. Ce vers est calqué sur un rythme naturel, le plus primitif que l'homme puisse percevoir, sur le rythme respiratoire:

O mon fils! lorsque j'étais un poète entre les hommes,

J'inventai ce vers qui n'avait ni rime ni mètre,

Et je le définissais dans le secret de mon cœur cette fonction double et réciproque

Par laquelle l'homme absorbe la vie, et restitue, dans l'acte suprême de l'expiration,

Une parole intelligible[6].

Le vers est le mouvement le plus essentiel de l'être humain, celui par quoi il vit et profère sa vie. Il manifeste ainsi à chaque instant, par sa longueur et sa mesure même, l'état profond de qui le prononce: car comme l'amplitude du rythme respiratoire varie avec la qualité de l'émotion, il se dilate et se contracte tour à tour: il suit le contour de la sensibilité intime: par ses ondulations il en trahit fidèlement les moindres vicissitudes. Quel dégoût inquiet et las dans les premiers mots de Cébès[7]!

Me voici,

Imbécile, ignorant,

Homme nouveau devant les choses inconnues,

Et je tourne ma face vers l'Année et l'arche pluvieuse, j'ai plein mon cœur d'ennui!

Comme ces vers retombent avec accablement! L'haleine manque de courage pour se soutenir.—Et l'étouffement, l'oppression, l'angoisse haletante et entrecoupée de l'Empereur soudain plongé dans les ténèbres inférieures!

Ah! ah! oh! oh! où, où

Suis-je?

Absorbé,

Englouti, enfoncé! la Noirceur noire

Me touche la face et je fais corps avec son épaisseur[8].

Enfin quelle ample sérénité dans les longs vers que déploie la voix du Récitant pour décrire le Séjour des Sages!

Gravés sur la paroi de pierre, ces mots antiques Caché-dans-le-pli-de-l'épaule

Indiquent au seul élu le chemin.

Car la grande Montagne, comme un joyau, dans le pli de son cou, recèle l'asile de paix[9].

La coupe du vers correspond non à des nuances d'âme, mais aux oscillations profondes de l'être total, spirituel et corporel. Claudel a compris l'union étroite, l'interpénétration de l'âme et du corps, et il a trouvé le rythme dont ils sont, l'une et l'autre, en même temps animés. Son vers est ce rythme, le plus naturel, le plus essentiel qui soit; il se soulève et s'abaisse avec la poitrine dont les mouvements reproduisent à leur tour les pulsations intérieures de l'être. La vie naît et meurt sans cesse: la parole suit son alternatif et perpétuel battement.


Le même rythme naturel anime le drame tout entier. Chaque drame est un vers du poème immense de la vie: il est un souffle plus lent, un plus ample soupir. Il se développe avec la continuité du mouvement respiratoire. Il a la marche insensible de la nature; il n'est point fait de péripéties, mais seulement de progrès et d'épanouissements; il grandit sans secousses par une croissance imperceptible mais incessante: on dirait qu'il s'augmente intérieurement, qu'il se nourrit de la simple durée, que le temps est sa substance profonde. Ici le dénouement n'est pas la solution arbitraire d'une complication arbitraire: il est le déliement spontané dans le temps d'un nœud formé par la vie elle-même: il est le temps se simplifiant naturellement, par sa progression même. Tête d'Or est une tentative de l'homme pour s'élever seul, sans autre secours que sa force terrestre. Mais cette tentative, ce n'est pas un coup de foudre qui la brise. Dieu ne descend pas du ciel pour frapper le téméraire: nul coup de théâtre. Simplement:

..... notre effort arrivé à une limite vaine

Se défait lui-même comme un pli[10].

De même le coup de fusil de L'Echange, par quoi le drame se dénoue, n'est pas une intervention subite de l'extérieur: il est attendu et nécessité; il est prévu par Marthe, annoncé par Lechy, pressenti par Laine lui-même: c'est qu'il est fatal, impliqué par le drame, intérieur, pour ainsi dire, au drame.—Enfin quels merveilleux et naturels épanouissements que les dénouements du Repos du Septième Jour, de La Ville, de La Jeune Fille Violaine, de Partage de Midi! Partout, tant le progrès est continu et insensible, le drame semble éclore. On dirait même que, sur le point de s'achever, il s'alentit encore en s'élargissant; c'est le repos suprême, l'explication terminale, le moment où tout se recueille et se défait dans la paix, où déjà aussi germe et s'élabore secrètement, naissant de la dé-composition du premier, un nouveau drame. Ainsi la poitrine, après l'expiration, reste un instant en suspens, avant de s'emplir d'un autre souffle.

C'est que le drame ne peut subsister ni se comprendre seul; il lui faut le complément des autres drames, il a besoin d'eux pour reproduire intégralement la phrase immense de la nature. Il n'y a pas entre les différentes actions d'interruption véritable: elles s'enchaînent comme les vers d'un même poème, comme les respirations d'un même être: chacune en une autre prend naissance, en une autre va mourir; chacune est une journée: et le soleil, dont l'occultation distingue les journées, les réunit aussi par la continuité de sa toujours neuve présence. Aucun drame ni ne commence ni ne finit: ni exposition, ni dénouement définitif: tous les débuts poursuivent la tragédie immémoriale: l'angoisse de Cébès est ancienne déjà, et cette femme qu'enterre Simon, son rôle vient de se terminer: ce sont des passions depuis longtemps ardentes qu'apportent Avare et Lambert sur la terrasse de La Ville.—D'autre part, quand s'achève L'Echange, Thomas Pollock se lève et dit simplement:

La journée est finie et une autre est commencée[11]...

Enfin c'est bien la pérennité de l'Action tragique, la perpétuité du drame universel que suggèrent les derniers mots de La Jeune Fille Violaine:

L'année change, et de nouveau se levant du noir hiver, cramoisi, tout d'or,

De nouveau le nouveau soleil se peint sur les fleuves chargés de glaçons[12].


Un mouvement profond, primitif et continu anime la nature et, semblable au geste respiratoire, la soulève tour à tour et l'abaisse. Il échappe, par sa lenteur sacrée, à nos petites et impatientes observations. Claudel, qui s'est posé ...

sur le pouls même de l'Être[13],

fut assez religieux pour percevoir l'ampleur de ce rythme et le rendre sensible en l'insufflant à ses drames. Du même coup il leur a communiqué la direction essentielle, l'intention, le sens de la nature: il leur a fait exprimer clairement ce que la nature énonce d'une voix secrète. Son art s'est trouvé proférer spontanément une doctrine, qui est l'explication de l'univers, la révélation du grand mystère du monde.

[1] Les Muses. Bibliothèque de l'Occident, p. 25.

[2] Connaissance du Temps. Art Poétique, p. 40–41.

[3] Connaissance du Temps. Art Poétique, p. 46.

[4] La Ville. L'Arbre, p. 417.

[5] La Ville. L'Arbre, p. 360.

[6] Ibid. p. 425.

[7] Tête-d'Or. L'Arbre, p. 5.

[8] Le Repos du Septième Jour. L'Arbre, p. 274.

[9] Le Repos du Septième jour. L'Arbre p. 323.

[10] Tête-d'Or. L'Arbre, p. 164.

[11] L'Echange. L'Arbre, p. 247.

[12] La Jeune Fille Violaine. L'Arbre, p. 535.

[13] Les Muses. Bibliothèque de l'Occident, p. 9.

 

III
LA DOCTRINE

Par la façon dont elle est manifestée, nous pressentons déjà ce que peut être la doctrine de Claudel. Elle n'est pas une construction philosophique, un système dont les parties soient distinctes et les unes les autres se compensent, constituant un équilibre architectonique. Car elle n'est pas une explication imposée après coup à la nature. Mais elle se produit à chaque instant dans sa totalité et chaque fois elle est plus complexe et plus une. C'est le mystère du génie, au lieu de s'exposer en trois points, de s'exprimer toujours entièrement et de s'agrandir en se répétant, en se recommençant sans cesse. La logique vraie n'est pas l'enchaînement de propositions séparées, mais la croissance, le grossissement, l'enrichissement perpétuels d'une seule vérité, en quoi toutes les autres peu à peu semblent éclore. Aussi la doctrine de Claudel est-elle indécomposable, inexplicable. Comment analyser cette révélation que nous sentons peu à peu naître en nous dans sa perfection et dans son unité? L'Arbre est un: il croît en même temps dans tous les sens. Comment décrire en phrases successives son expansion multiforme et simultanée? Je ne l'oserais pas si Claudel lui-même, dans l'Abrégé de toute la doctrine chrétienne, n'avait donné à sa pensée une forme déductive. Pour rendre absolument exacte l'interprétation, il faudra se souvenir sans cesse que le procédé analytique, nécessaire à l'exposition, change l'aspect de la doctrine et lui fait perdre la force qu'elle a dans sa concentration et dans sa plénitude.

LE MONDE

Pour voir le monde selon sa vérité, "nous ne chercherons point à comprendre le mécanisme des choses de par-dessous, comme un chauffeur qui rampe sur le dos sous sa locomotive. Mais nous nous placerons devant l'ensemble des créatures, comme un critique devant le produit d'un poète, goûtant pleinement la chose, examinant par quels moyens il a obtenu ses effets, comme un peintre clignant des yeux devant l'œuvre d'un peintre, comme un ingénieur devant le travail d'un castor[1]". Nous voyons le volume de la réalité se dérouler continûment, nous constatons "une relation constante entre certains motifs, comme d'une fleur à sa tige, du bras avec la main[2]". Cela nous fait croire que tout s'enchaîne nécessairement, qu'"il n'y pas d'effet sans cause", qu'à chaque effet est assignée une cause véritablement productrice et créatrice, que le monde est soumis à des lois qui en déterminent rigoureusement le cours. C'est là l'illusion du savant qui cherche "à comprendre le mécanisme des choses de par-dessous". Evitons-la. Que le monde nous apparaisse dans sa spontanéité. La cause, les lois sont des moyens de simplification, des procédés utiles pour "se retrouver dans le dictionnaire de la nature[3]". "Elles n'ont pas en elles-mêmes de force génératrice et de valeur obligatoire[4]".

Qu'est donc le monde, s'il n'est pas une machine montée au principe et qui marche par la détente progressive d'un ressort interne? Pour le savoir, cessons de considérer les choses comme isolées, et chaque objet comme n'ayant de rapport qu'à une cause antécédente qui le produirait. Le monde, vu dans l'instant, est un tableau dont chaque trait et chaque nuance est en relation avec tous les autres traits, toutes les autres nuances. Le monde est un accord, une harmonie infiniment complexe, dont toutes les notes s'évoquent mutuellement et se contrepèsent. En effet "nous ne pouvons définir une chose, elle n'existe en soi que par les traits en qui elle diffère de toutes les autres[5]". Définir un objet, c'est tracer sa limite, dire ce qu'il est en disant tout ce qu'il n'est pas, tout ce qui lui manque. De même être c'est n'être pas telle et telle chose:

Toute chose est en ce qu'elle diffère[6].

Donc toute chose a besoin de toutes les autres pour exister; elle n'a point une cause particulière, mais des causes. Elle a pour causes tout l'univers coexistant. Car la cause "... n'est point positive, elle n'est point incluse au sujet. Elle est ce qui lui manque essentiellement. Et que manque-t-il plus essentiellement à l'individu que d'être total[7]"? De cette indigence et de cette exigence de tout être, qui, manquant du monde entier, le réclame et le postule, résulte, par l'interdépendance de tous les termes, l'harmonie universelle. Un équilibre s'établit, une correspondance générale s'organise; le monde se compense dans une unité ineffable, combinant un dessin, un accord, un chiffre.

Mais ce dessin a une perspective, cet accord poursuit sa résolution, ce chiffre tend à se dé-composer, à se dé-nouer. Le monde n'est pas immobile, il fuit, il coule intarissablement. La concordance de toutes choses est une coopération, c'est-à-dire qu'elle est une relation constante entre des mouvements, des actions, qu'elle se prolonge, se propage et se développe dans le temps. Ou plutôt le temps est lui-même ce déroulement de l'accord instantané et n'est pas autre chose: "Il ne nous suffit pas de saisir l'ensemble, la figure composée dans ses traits, nous devons juger des développements qu'elle implique, comme le bouton la rose, attraper l'intention et le propos, la direction et le sens. Le temps est le sens de la vie[8]". Il est le mouvement du monde: et, comme tel, il est double: il y a un temps pur et uniforme, celui qui s'inscrit dans les signes célestes ou sur nos horloges terrestres et qui, régulier, procède par révolutions totales et recommencements; il y a aussi un temps réel, qualitatif, qui est le progrès des êtres vivants et la modification continue de leurs rapports: celui-ci ne recommence jamais, il est autre chose que la reproduction périodique "du jour, du mois et de l'année, il est l'ouvrier de quelque chose de réel, que chaque seconde vient accroître, le Passé, ce qui a reçu une fois l'existence[9]". Le temps pur est rempli et compté par les existences particulières; car ses périodes, pour être distinguées et nombrées, doivent contenir chacune une combinaison unique, irreproductible des éléments vivants: "Sous ce qui recommence, il y a ce qui continue. De cette durée absolue notre vie est, de la naissance à la mort, une division[10]". Chaque être a sa tâche prescrite, son morceau de temps à spécifier: "Je sais que j'ai été construit pour mesurer telle portion de la durée. Au-dessous des choses qui arrivent, je suis conscient de cette partie confiée à mon personnage de l'intention totale... J'apparais et je cesse à la place et à l'instant que le commande le dessin et le dessein à quoi je suis nécessaire[11]". Il est donc quelque chose qui s'élabore, une œuvre immense à quoi tous sont attelés; le temps est une coopération de tous les êtres, c'est-à-dire un drame. La vie est un drame:" Le temps passe, dit-on, oui: il se passe quelque chose, un drame infiniment complexe aux acteurs entremêlés, que l'action même introduit ou suscite... J'y ai moi-même mon entrée et ma sortie; mes répliques sont stipulées. Là, toute chose, tout être est son nom propre, son poids spécifique dans le milieu où il est immergé, sa valeur totale en tant que signe du moment où l'action arrive[12]".

Essayons de mieux comprendre l'essence de ce drame et le rôle à l'homme dévolu, comment se joue cette partie et à quel titre chacun s'y trouve engagé: "Nous ne naissons pas seuls. Naître, pour tout, c'est co-naître. Toute naissance est une connaissance[13]". Toute chose apparaît au jour en même temps qu'une foule d'autres avec lesquelles elle est en étroite union et qui déterminent sa place et le sens de son évolution. Elle connaît ces complémentaires en leur co-naissant.—Mais comment le pourrait-elle, si elle n'était de même nature qu'eux, si tous les objets n'avaient une essence commune? Cette essence est le mouvement. "Tout est mouvement[14]" et n'est que mouvement. L'esprit, comme la matière, est un mouvement: tous deux dans leur fond,—bien qu'aucun d'eux ne soit l'auteur de l'autre,—sont homogènes. Or le mouvement qui fait chaque objet, rencontre d'autres objets, c'est-à-dire d'autres mouvements, qui résistent et l'arrêtent; il est forcé de se replier sur lui-même au contact des êtres voisins et, comme il ne peut cesser, il devient vibration, va-et-vient à l'intérieur d'une certaine limite que tracent les présences externes et qui est une forme: "La vibration, c'est le mouvement prisonnier de la forme[15]". Chaque objet étant dans son essence un mouvement circonscrit, c'est-à-dire une vibration, travaille à créer sa forme: "Tout mouvement a pour résultat la création ou le maintien d'un état d'équilibre. Cet équilibre, dans le domaine de la matière, que ce soit organisée ou brute, ne se trouve que dans l'établissement d'une forme ou figure de composition[16]". Et les formes particulières, en s'agrégeant les unes aux autres par leurs "différences organiques[17]" arrivent à constituer la forme générale de l'univers, ce dessin complexe et un, en qui chacune trouve sa raison d'être, sa justification. Ainsi il n'y a rien d'inerte dans le monde. Les êtres matériels eux-mêmes travaillent à l'œuvre commune: ils sont dans un perpétuel effort. Chacun tâche à construire et à maintenir sa forme; et tous, ils s'appuient, ils s'arc-boutent les uns sur les autres pour construire et maintenir la forme totale. Et c'est en se co-naissant ainsi mutuellement qu'ils se connaissent; car ils s'éprouvent engagés dans une même besogne: la constitution de la face de l'univers. Tel est le premier aspect du drame et ses premiers acteurs.

Cependant les choses ont un rôle en un certain sens purement passif. Elles sont des formes fixes et stables, non point immobiles intérieurement, puisqu'elles sont vibration, mais toujours semblables à elles-mêmes, incapables de développement.—Les êtres organisés au contraire sont des formes actives, des formes changeantes, des formes qui se développent et qui, plus ou moins, s'adaptent. L'animal "n'existe plus par une simple limitation opposée du dehors, il se fait du dedans lui-même[18]". Il crée sans cesse sa forme, il la renouvelle continuellement, en consumant les aliments qu'il s'assimile:" Il se conserve en se détruisant[19]". Il lui est ainsi permis de se détacher de la source du mouvement et de se mouvoir spontanément parmi les êtres immobiles: "De même que le cercle ou le polygone s'insèrent suivant leur forme sur un plan, de même dans la nature, la bête conduit sa forme animée[20]".

Mais l'homme a plus et mieux à faire. L'animal est construit pour un certain développement; il est né pour co-naître à un certain nombre d'objets qui sont indispensables au maintien de sa forme. Il n'a que la connaissance sensible[21], qui l'informe seulement des objets particuliers, lui faisant savoir s'ils lui sont ou non utiles: "Il reconnaît les parties auxquelles il correspond, le petit monde autour de lui avec qui il a à s'aboucher. Adaptées d'avance, les choses lui fournissent le moyen d'exercer telle forme du mouvement particulier qu'il fournit[22]". "L'animal apporte une série toute prête de déclenchements à des touches prédéterminées. Mais l'homme a été fabriqué pour s'arranger avec tout[23]". En effet il co-naît selon le général, il connaît le général. En tout il sait discerner et extraire les éléments essentiels à son développement. Grâce à la connaissance intelligible, il peut "se "retrouver" partout[24]", s'adapter à toute condition de vie.—Cependant sa place dans l'univers est loin d'être indifférente. Quand il rentre en lui-même, il s'aperçoit qu'il a, lui aussi, un rôle particulier à remplir, qu'une fonction très précise lui est assignée. Les choses attendent de lui la conscience; elles exigent tacitement que leur effort obscur, leur co-naissance deviennent en lui une connaissance claire, une image. La matière invoque le secours de l'esprit: "Et voici que la vie a tressailli dans son sein. Voici végéter le visage[25]"! L'homme se fait "le signe commun" de "tous les objets dont il a connaissance[26]", "l'image passante du moment où ils peuvent souffrir entre eux ce lien[26]". Il les relie en les symbolisant, "il fait la somme[26]", il exprime chaque instant de l'univers. Il fait plus que l'exprimer, il l'aide à être, à passer, à s'écouler[27]. Il donne le signal de se déclencher à des séries de mobiles; il met en marche des stabilités; il fait passer à l'acte tout ce qui attend: "Il est des choses l'image comprenante, et consommante, l'hostie intelligible en qui elles sont consommées[28]". En quelque sorte il crée l'univers dans une partie de sa durée; il provoque, en com-prenant les choses dans son intelligence, la représentation d'une scène du drame. "Chaque homme a été créé pour être le témoin et l'acteur d'un certain spectacle, pour en déterminer en lui le sens[29]".

Nous saisissons maintenant à quel titre l'homme est impliqué dans la tragédie universelle et quelle est la spéciale importance de son rôle. Il co-naît à un certain arrangement du monde, dont le développement et la résolution doivent être son œuvre et celle de ses contemporains. Il est chargé de jouer, en collaboration avec les autres intelligences, une certaine représentation.


Il doit donc garder scrupuleusement sa place dans les évolutions du chœur. Sa présence dans la voie, qui lui est indiquée par son instinct et son tempérament, est essentielle à la perfection du drame. Le plus grand crime, le seul crime qu'il puisse commettre est de s'en écarter, de se départir de son personnage, de violenter ses goûts et ses tendances, de refuser son rôle:

Quand les Parques ont déterminé,

L'action, le signe qui va s'inscrire sur le cadran du Temps comme l'heure par l'opération de son chiffre,

Elles embauchent à tous les coins du monde les ventres

Qui leur fourniront les acteurs dont elles ont besoin,

Au temps marqué ils naissent.

Non point à la ressemblance seulement de leurs pères, mais dans un secret nœud

Avec leurs comparses inconnus, ceux qu'ils connaîtront et ceux qu'ils ne connaîtront pas, ceux du prologue et ceux de l'acte dernier[30].

Cependant il en est d'assez égarés pour ne pas vouloir observer la mesure et se tenir à leur place. Louis Laine et Thomas Pollock prétendent mépriser ces liens profonds qui les unissent à leurs partenaires: ils tentent d'échanger leurs femmes. C'est Lechy Elbernon qui leur inspire le crime: Lechy, la mutation personnifiée, le symbole de l'inconstance, du désordre, du dérèglement, de la désertion, du divorce; actrice aux multiples visages, erreur et séduction:

Et je m'en vais de lieu en lieu, et je ne suis pas une seule femme, mais plusieurs, prestige, vivante dans une histoire inventée[31]!

Le poison de Lechy corrompt Louis Laine; il réveille en lui ce vieil instinct de liberté, de désobéissance à la vie, qui dort au cœur de tout homme. Voici qu'il va livrer sa femme à Thomas Pollock contre une poignée de dollars, sa femme, Marthe, Douce-amère, celle désignée pour le suivre partout, pour peser bien fort à son bras tout le long de sa route et de sa journée, pour lui "redemander" l'âme que "sa mère lui a donnée[32]". Marthe, le supplie avec indignation, lui montrant qu'à tout homme une femme est donnée pour l'accompagner toujours, et l'embarrasser, et augmenter et partager sa douleur:

Et l'homme n'a point d'autre épouse, et celle-là lui a été donnée, et il est bien qu'il l'embrasse avec des larmes et des baisers[33].

S'en séparer, c'est troubler l'ordre de la vie, c'est briser la mesure du chœur. Et tout échange, tout divorce sont punis. Marthe le sait bien quand elle implore la justice de l'Univers[34]. Laine le comprend à la fin: et voici qu'il court, hagard, cherchant la place qu'il a perdue, ne pouvant plus la reprendre.

Malheur à moi parce que je suis dans le grand monde comme un homme égaré et perdu[35]"!

Il s'est mis hors la loi; il faut qu'il disparaisse; la vie va reprendre son impassible régularité; sans violence, sans saccade, avec la sûreté lente des besognes inévitables, elle va disperser la folle tentative humaine:

Tout est vain contre la vie, humble, ignorante, obstinée[36].

L'échange est le crime essentiel; mais il est aussi le crime impossible; car il ne peut subsister. Ainsi qu'au fond de la nuit anxieuse un des veilleurs de Tête d'Or l'avait compris:

... Toutes choses sont incommutables[37]!

Il faut donc obéir à sa voie, tenir sa partie, suivre sa route, accomplir sa journée. Quelle joie vaut celle d'acquiescer à cette ineffable cérémonie, dont nous sommes les protagonistes? Chacun a son volume à dérouler. Voici Violaine; en elle est éclose

La vocation de la mort comme un lys solennel[38].

Sans pitié pour son bonheur terrestre, avec une confiance divine, elle se jette en Dieu, ne s'épargnant aucune douleur, accueillant fidèlement tout martyre. Mais voici Mara aussi, qui sait bien que sa route est avec Jacques Hury, et qui s'acharne à le rejoindre malgré lui, et qui met son courage à le suivre désespérément; tous les crimes qui se trouvent sur sa voie, qu'elle doit commettre pour accomplir sa vie avec rigueur, elle les assume sans hésitation et, quand elle a tué Violaine, elle pense:

Je ne pouvais pas faire autrement. Il le fallait[39].

Jacques, amèrement trompé par Mara, détourné par elle de Violaine, comprend cependant qu'il a fait son devoir en vivant sa vie auprès de cette femme; ce qui importe ce n'est pas le bonheur de son amour, mais l'accomplissement exact de son rôle, sa signification, sa voix dans le chant total et l'universelle harmonie; si cette voix doit être douloureuse, elle n'en est pas moins nécessaire:

... Mais moi,

La tâche à faire, je l'ai encore devant moi, le devoir à épuiser, la rançon avec tous les termes à solder.

Ainsi faisant vie de tout comme un arbre qui pousse, ce n'est nulle part aucune douceur que je chercherai,

Mais l'utilité essentielle, car dans l'action est la vie et la jouissance est une pourriture[40].

Enfin Anne Vercors, en conduisant fortement; sa vie par la voie assignée, en quittant sans hésitation sa famille et ses biens, quand il sent que son devoir l'appelle en Amérique, découvre que le bonheur n'est pas un bien extérieur, qu'il faille capter, mais qu'il se retrouve dans l'accomplissement strict de la tâche prescrite, dans la collaboration librement acceptée à l'œuvre universelle. Ce n'est pas le bien-être qu'il faut espérer, c'est la satisfaction dans la lassitude, c'est l'abandon de tout l'être épuisé au repos, c'est le calme de la journée finie, c'est la paix:

La paix, pour qui la connaît, la joie

Et la douleur y entrent pour des parts égales[41].

Elle est dispensée, au moment suprême, à ceux qui furent des acteurs fidèles et scrupuleux du drame. Elle est refusée à ceux qui voulurent se dérober à leur mission, se dépouiller de leur personnage.

C'est qu'aucun geste n'est indifférent; chacun a sa valeur dans l'ensemble et pèse sur tout le reste.—Le Monde ne se développe pas par un enchaînement simplement mécanique; il n'est pas une machine fonctionnant avec une nécessité indifférente; les philosophes suppriment toute intention dans les choses; sous prétexte de science, ils excluent toute fin extérieure à la Nature: Aussi devant eux: "Voici l'automate éternel dansant indéfiniment[42]"!—Mais ils se trompent. Le monde a besoin que tous les êtres qui le composent coopèrent librement à son développement et travaillent sans cesse à le constituer. Car il est quelque chose qui se fait dans une intention, qui a une fin extérieure. Cette fin, qui est aussi son origine, c'est Dieu.

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