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Études: Baudelaire, Paul Claudel, André Gide, Rameau, Bach, Franck, Wagner, Moussorgsky, Debussy, Ingres, Cézanne, Gauguin

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[15] Les Cahiers d'André Walter, p. 190.

[16] Ibid. p. 132.

[17] Les Cahiers d'André Walter, p. 203.

[18] Ibid. p. 145. Cf. p. 19: "La vie intense, voilà le superbe: je ne changerais la mienne contre aucune, j'y ai vécu plusieurs vies, et la réelle a été la moindre."

[19] Le Voyage d'Urien, p. 17.

[20] Le Voyage d'Urien, p. 63.

[21] Ibid. p. 65.

[22] Le Voyage d'Urien, p. 56.

[23] Les Poésies d'André Walter. (Vers et Prose. Tome VIII, p. 50.)

[24] El Hadj, (Philoctète, p. 165.)

[25] "Ce n'est pas des actes que je veux faire naître, c'est de la liberté que je veux dégager." (Paludes, p. 207.)

[26] "Avant d'expliquer aux autres mon livre, j'attends que d'autres me l'expliquent." "Et cela surtout m'y intéresse que j'y ai mis sans le savoir." (Préface de Paludes, p. 139.) Par l'interprétation que je donne ici de Paludes, je ne prétends d'ailleurs pas épuiser le sens de ce livre admirable, un des plus importants que Gide ait écrits. Je ne cherche qu'à marquer par où il se rattache à l'ensemble de l'œuvre.

[27] Paludes, p. 173.

[28] Ibid. p. 174.

[29] Paludes, p. 212.

[30] Ibid. p. 254.

[31] Pour rendre "l'existence intolérable", "il suffit qu'elle puisse être différente et qu'elle ne le soit pas." (Paludes, p. 180.)

[32] Le sujet du Prométhée mal enchaîné est extrêmement complexe et difficile à analyser. Cependant on y peut voir une peinture des effets et des répercussions d'un acte gratuit. Le Miglionnaire est essentiellement celui qui ne dépend pas de ses actions, mais de qui ses actions dépendent. Au contraire Coclès et Damoclès sont irrémédiablement prisonniers de ce qui leur arrive: ils n'ont pas la force de se maintenir distincts des événements en quoi leur vie prend forme.

[33] Paludes, p. 212.

[34] Les Nourritures Terrestres, p. 59.

[35] Les Nourritures Terrestres, p. 26.

[36] Ibid. p. 60. Cf. p. 34 "... et tu ne comprends pas que l'unique bien c'est la vie..."

[37] Les Nourritures Terrestres, p. 80.

[38] Ibid. p. 113.

[39] Les Nourritures Terrestres, p. 33. Cf. p. 37.

[40] "Tu ne sauras jamais les efforts qu'il nous a fallu faire pour nous intéresser à la vie; mais maintenant qu'elle nous intéresse, ce sera comme toute chose,—passionnément." (Les Nourritures Terrestres, p. 16). Le changement n'est pas aussi radical que ce passage semble l'indiquer: la méfiance que Gide éprouvait pour la vie s'est transformée en enthousiasme de sa propre vie.

[41] Les Nourritures Terrestres, p. 33.

[42] Les Nourritures Terrestres, p. 21.

[43] Saül, p. 130.

[44] Saül, p. 134.

[45] L'Immoraliste, p. 29.

[46] L'Immoraliste, p. 173.

[47] Ibid. p. 214.

[48] Ibid, p. 215.

[49] La générosité du Roi Candaule ne ressemble-t-elle pas à cette ouverture d'une âme trop élargie? Michel dédaigne de posséder; Candaule ne sait pas posséder. Il a je ne sais quoi de trop grand, de trop ample; il est inapte à l'avarice. Il ne peut empêcher que s'ouvre sa main, et ce qu'il y tenait s'en échappe. Il offre, il permet, il donne parce qu'il ne connaît pas cet oubli de tout le reste en quoi consiste la propriété. L'homme retombe sur ce qu'il possède, comme la nuit on se rendort dans le même creux du lit. Mais Candaule est trop clairvoyant; il ne sait pas dormir.

[50]

"Cela peut mener loin, lui dis-je.

—J'y compte bien, reprit Ménalque." L'Immoraliste, p. 162.

[51] L'Immoraliste, p. 72. Cf. p. 169: "Mais, sitôt dans la rue, mon inquiétude prit une force nouvelle; je la repoussai, luttai contre elle, m'irritant contre moi de ne pas mieux m'en libérer. Je parvins ainsi peu à peu à un état de surtension, d'exaltation singulière, très différente et très proche à la fois de l'inquiétude douloureuse qui l'avait fait naître, mais plus proche encore du bonheur."

[52] "Le sentiment tragique de ma vie, si violent, douloureux presque." L'Immoraliste, p. 77.

[53] L'Immoraliste, p. 136.

[54] Ibid. p. 256.

[55] Avant même qu'il n'en souffrît, Michel déjà disait: "Je me sentais brûler d'une sorte de fièvre heureuse, qui n'était autre que la vie." L'Immoraliste, p. 76.

[56] Les Nourritures Terrestres s'achèvent par une phrase troublée qui fait pressentir cette découverte: "Sanglot; lèvres serrées; convictions trop grandes; angoisses de sa pensée. Que dirais-je? choses véritables.—Autrui—importance de sa vie; lui parler..." p. 206.

[57] L'Immoraliste, p. 185.

[58] Ibid. p. 186.

[59] L'Immoraliste, p. 187. Cf. 236: "La société des pires gens m'était compagnie délectable."

[60] Amyntas, p. 105. Epigraphe du Renoncement au voyage.

[61] Amyntas, p. 255.

[62] "Ce n'est rien d'autre, j'imagine, qu'un Monet dut aller y prendre. L'analyse de son métier, de son œil; la connaissance la plus simple de chaque ton en soi, etc..." Amyntas, p. 99.

[63] "Je sais que, certains jours d'enfance, .... ma tristesse parfois s'est soudain échappée de moi, tant elle se sentait comprise et reçue en le paysage—et qu'ainsi devant moi je la pouvais délicieusement regarder." Les Nourritures Terrestres, p. 150.

[64] Amyntas, p. 255–256.

[65] "On trouve à l'origine de La Porte Etroite, si étonnant que cela paraisse, une intention de satire: la satire du sacrifice de soi." C'est ce que nous apprend Henri Ghéon à la fin d'un très intéressant article, intitulé: La Porte Etroite et sa fortune, qui parut dans le Tome XXI de Vers et Prose.—La Porte Etroite reprend, en le précisant, le sujet du vague roman esquissé dans Les Cahiers d'André Walter.

[66] La Porte Etroite, p. 57.

[67] La Porte Etroite, p. 59. Cf. p. 190: "C'était par un clair soir d'automne où jusqu'à l'horizon sans brume on distinguait bleui chaque détail, dans le passé jusqu'au plus flottant souvenir."

[68] Voir surtout le chapitre VI et la promenade à Orcher. Il faudra mille subterfuges pour que Jérôme et Alissa reprennent l'habitude l'un de l'autre. Jérôme n'obtiendra qu'à force de diversions, de pouvoir dire: "Déjà diminuait cette crainte que souvent je sentais en elle, cette contraction de l'âme qu'elle craignait en moi." (p. 169.)

[69] La Porte Etroite, p. 170. Cf. p. 63: "La vie avec elle m'apparaît tellement belle que je n'ose pas ... comprends-tu cela? que je n'ose pas lui en parler." Et plus loin: "J'ai peur que cet immense bonheur, que j'entrevois, ne l'effraie!"

[70] La Porte Etroite, p. 204.

[71] Ibid. p. 228.

[72] La Porte Etroite, p. 241. Jérôme, lui aussi, connaît "ce charme plus puissant ... que celui de l'amour". Quand Alissa l'a quitté pour la dernière fois, il reste "longtemps pleurant et sanglotant dans la nuit."

"Mais la retenir, mais forcer la porte, mais pénétrer n'importe comment dans la maison, qui pourtant ne m'eût pas été fermée, non, encore aujourd'hui que je reviens en arrière pour revivre tout ce passé ... non, cela ne m'était pas possible, et ne m'a point compris jusqu'alors celui qui ne me comprend pas à présent." (p. 206.)

[73] La Porte Etroite, p. 219. Cf. Les Nourritures Terrestres, p. 85 "Nous usions nos splendides jeunesses attendant le bel avenir, et la route y menant ne paraissait jamais assez interminable."

[74] "Si bienheureux qu'il soit je ne puis souhaiter un état sans progrès." La Porte Etroite, p. 221. "J'aimais l'étude du piano parce qu'il me semblait que je pouvais y progresser un peu chaque jour..." et la suite. Ibid. p. 220.

[75] Nouveaux Prétextes, p. 172. "A propos d'un article sur la Porte Etroite."

[76] "C'est par noblesse naturelle, non par espoir de récompense que l'âme éprise de Dieu va s'enfoncer dans la vertu." (p. 185.)

[77] "... Sans doute il a déjà pu reconnaître que, plus le devoir qu'on assume est ardu, plus il éduque l'âme et l'élève." (p. 121.)

[78] La Porte Etroite, p. 166.

[79] Ibid. p 205.

[80] Avec Isabelle, Gide entreprend la peinture des autres vies; mais d'abord il ne s'exerce qu'aux visages. Point d'âmes vraiment profondes dans ce roman; mais Gide n'y a travaillé que les corps; il s'est employé à bien décrire l'aspect sensible de ses personnages, à les détacher physiquement de lui-même.—Isabelle est une expérience, ou plutôt une sorte de preuve que Gide se donne à lui-même: il l'écrit pour se convaincre qu'il est capable de tracer le décor d'un roman et de dessiner l'apparence des héros.

[81] Isabelle, p. 114.

[82] Isabelle, p. 128.

[83] "Celle-ci (Madame de Saint-Auréol) me faisait face, de sorte que je voyais de dos Isabelle qui, prosternée, gardait sa pose d'Esther suppliante; tout à coup je remarquai ses pieds: ils étaient chaussés en pou-de-soie couleur prune, autant qu'il me sembla et que l'on en pouvait juger encore sous la couche de boue qui recouvrait les bottines; au-dessus, un bas blanc, où le volant de la jupe, en se relevant, mouillé, fangeux, avait fait une traînée sale... Et soudain, plus haut que la déclamation de la vieille, retentit en moi tout ce que ces pauvres objets racontaient d'aventureux, de misérable. Un sanglot m'étreignit la gorge; et je me promis, quand Isa quitterait la maison, de la suivre à travers le jardin." (p. 138–139.)

ÉLOGE D'ANDRÉ GIDE

D'abord je vis et cela est magnifique.

A. G.

En achevant ce portrait d'André Gide, je sens que je n'ai pas réduit les hostilités dont j'avais entrepris de le défaire. Beaucoup diront sans doute: "Nous voyons bien de cette âme l'unité. Mais comme elle nous paraît timide et mal résolue! Que ses hésitations sont peu naturelles! Et ce détachement dont vous parlez, n'est-ce pas une sorte d'incapacité?"

Peut-être leur reproche semblera juste. Pourtant il ne l'est pas. Songeant à satisfaire ceux que gênaient l'indécision et la plasticité d'André Gide, je me suis attaché surtout à marquer la suite de ses sentiments et la fidélité à soi-même de son âme. Or cette âme ne se demeure fidèle que par une sorte de privation; d'un livre à l'autre elle ne se ressemble que par une certaine douce manière de refuser, elle ne garde que sa timidité, elle n'emmène que sa délicatesse séparée. Ainsi ai-je été conduit à insister surtout sur son défaut.

Pour la faire aimer il eût fallu montrer ce qu'elle avait de positif. Il n'y a pas en elle que cet isolement. Sa timidité n'est que le signe de ses richesses; elle les cache, mais elle les implique. Derrière son hésitation il faut voir ce qui la commande, toutes ses pensées et toutes ses passions.

Je voudrais, avant de finir, expliquer, puisque je suis de ceux qui l'aiment, pourquoi j'aime cette âme.


Il est certains esprits très puissants dans lesquels on devine des régions éteintes, sombres. Il y a en eux des points insensibles, des parties que ni la caresse ni l'offense ne sauraient émouvoir. La profondeur de leur pensée est faite de plusieurs méconnaissances: ils ne sont si forts que parce qu'il y a des choses qui ne les intéressent pas et la grande lumière dont ils brûlent, s'alimente de beaucoup de nuit.

Mais Gide, il est complètement clair; pas d'oppositions d'ombre et de jour: un éveil entier. Il répond de partout comme le cristal, et sans en avoir l'uniformité. Il est prêt à tout; nulle part, si abrupte soit mon attaque, je ne le trouve sommeillant; mais en lui déjà vibrent une pensée unique, une émotion incomparable. Ame toujours intacte et que vivre ne déforme pas; nulle nécessité, en la tirant d'un côté ou de l'autre, ne détruit son intégrité naturelle; elle se garde parfaite. Non pas qu'elle soit impassible, elle agit; mais en fonctionnant elle préserve tous ses rouages, elle les exerce tous à la fois, ne laisse aucun se rouiller. Elle est vive et reste totale comme un lac avec tous ses flots.

Puisque dans une âme on distingue l'esprit et le cœur, en celle-ci j'aime d'abord l'étendue de l'esprit.—Chacune de nos idées a un penchant à retomber sur elle-même, à se faire lourde et seule; dès qu'on l'écoute, toute autre est exclue. Mais Gide maintient toutes ses idées à la fois élevées; il ne consent pas à leur inertie; il ne permet à aucune de triompher des autres en s'étalant sur elles: avec vigilance il répartit entre toutes une soigneuse flamme, il alimente sans cesse leur combat. Ce n'est pas qu'il demeure en deçà d'elles, s'amusant en sceptique de leur entrechoc; mais il se donne à toutes en même temps, il apporte à toutes sa foi, il ne se laisse pas décourager à leur contradiction; elles ont beau se repousser: il les embrasse d'une même croyance; il est à la fois à toutes attaché et de toutes arraché. Cet esprit ne connaît pas les sacrifices logiques; il est aussi avide qu'aucun autre de la vérité; mais il veut l'obtenir sans renoncer à aucune part de lui-même; il souffle sur toutes ses idées, il ravive de son assentiment les plus incertaines et ne se satisfait qu'à les sentir toutes à la fois "bien prises" en lui.

La vérité qu'il compose ainsi n'est pas une explication, mais une image exacte et complète de la réalité[1]. Autant de pensées en lui qu'il y a d'objets dans le monde.

Que les esprits trop simples sont disgracieux! Ils sont pareils à ces gens qui ne savent pas voir les choses; ils me donnent le même malaise. Voici devant eux comme devant moi tout ce qui existe. Mais non: ils n'aperçoivent que ce qu'ils savent déjà, ils ont une pauvre idée et rien ne la peut démentir, car ils ne reconnaissent en dehors d'eux que ses confirmations; ils sont au milieu du monde comme s'il était fait juste à leur taille et qu'ils n'eussent qu'à s'y installer; ils le trouvent commode et ne se doutent pas qu'il est admirable. Qu'est-il de plus impie qu'un homme qui ne voit pas ce qui est?—Une idée ne m'est rien tant qu'elle est seule, tant qu'elle ignore que beaucoup d'autres, partout dispersées, en silence lui répondent, la restreignent et, pourrait-on dire, la "rattrapent". Je n'ai que faire d'une idée qui n'a pas voyagé, qui n'a pas pris conseil de toutes les autres ni médité leur différence. Car dans la réalité rien n'est définitif, rien ne s'achève à soi, rien n'existe qui ne soit un peu contredit, compensé et comme réparé par mille autres choses.

L'esprit de Gide est inlassablement égal à l'énorme complication des choses: par je ne sais quelle promptitude il est toujours à leur disposition, il satisfait toujours à l'exigence de leur infinité. C'est là ce que j'aime en lui. Avec toutes ses idées qu'il tient délicatement en jeu, il imite le monde. Je n'ai pas à craindre qu'il le déforme de ses préoccupations; il est un miroir sensible et intelligent, il se conserve si juste et si intact que sa réponse est parfaitement limpide.—Sans doute il n'ajoute à ce qu'il constate aucune justification, il ne découvre par aucun effort aucune convergence cachée sous la diverse apparence, il n'est pas de ceux qui d'un long rayon étroit éclairent tout à coup le monde jusque dans sa profondeur. Mais il le représente sans défaillance, il lui est à toute heure équivalent, il contient sans cesse toute sa combinaison et tout son nœud. Point de jugements, mais une entière fidélité. C'est assez pour moi. Enfin je trouve un esprit qui ne se préfère pas à ce qu'il voit, qui respecte la réalité et lui offre, pour qu'elle s'y reproduise, toute son étendue, sans autre souci que de se rendre scrupuleusement sincère.

Ce n'est pas seulement par l'intelligence que Gide est tout accueil.—Pas plus qu'il ne consent de retranchements parmi ses idées, il ne touche à ses sentiments: aucun désir en lui ne se soumet les autres, ils vivent tous ensemble. Cœur nulle part apaisé; l'attention règne en tous ses amours, de tous ses amours il veille. Qui ne sent, à la simple lecture des livres de Gide, cette sorte de guet subtil de toute son âme?

Et parce que nul amour en elle n'est dominant et exclusif, à cause de cette active égalité intime, son âme est prête sans cesse à recevoir tout l'univers, elle se dispose à sa rencontre; elle tourne vers partout un visage que l'attente et l'admiration font silencieux. Comme j'aimais son intelligence entièrement déroulée, j'aime encore en Gide cette immensité secrète du cœur.

Par là surtout il m'est cher, par là il a influé sur moi.—C'était je ne sais quoi d'impatient au fond de moi, une plus grande soif, une demande muette et infinie, l'avertissement confus de l'innombrable univers. Quand j'ai rencontré Ménalque, j'ai senti se défaire soudain mon malaise et naître un émerveillement délicat, comme égaré: ne plus rien refuser, ne plus savoir de différences ni de dignités, devenir tellement ignorant de toute prédilection que chaque minute s'emplisse d'un plaisir qui vaille tous les autres. Je me souviens de cette longue année délicieuse, il me semblait que tout un paradis se fût épanoui en moi; j'entendais son chant perpétuel dans mon cœur; sur les routes les plus arides m'accompagnait une joie infatigable. J'étais si bien donné au monde que je n'y trouvais plus aucun mal. J'avais appris à ne rien négliger: chaque matin je devinais à la couleur du jour entre les persiennes, quel temps il ferait. Il y avait entre deux collines une échappée sur la lande: toutes les heures, avec volupté, je revenais voir, insensiblement modifiée, la nuance du lointain pays bleu.

Sans doute on ne peut vivre toute sa vie sans préférence. Mais je plains ceux qui n'ont pas connu cette extase, cette attente et cette ferveur indéfinies. Je pense qu'il n'y a point de véritable amour, bien fort, bien partial, bien injuste, si ne l'a précédé une longue période de cette indifférence passionnée qui me transportait alors. L'âme y prend de la violence, je ne sais quel élan sans limites; elle se déplie tout entière, elle connaît son étendue. Et quand elle découvre enfin où se poser, quand vient le temps de se rendre fidèle, c'est de toute sa force qu'elle s'abat sur l'objet choisi.

Un être intact: voilà ce que j'admire en Gide. La vie ne l'entame pas, n'arrive pas à le diminuer; on ne voit pas sur lui les traces qu'elle laisse sur tous ceux qui l'environnent. Il n'abandonne rien de lui aux événements qu'il traverse. Je ne trouverai en lui aucun de ces grands renoncements qui dorment, comme un pauvre, la tête entre ses bras, dans le cœur des hommes de quarante ans. Je contemple celui qu'aucune défaite n'a touché. De là cette joie terrible dont il est possédé et qui fait que s'écartent de lui tous les gens blessés.

Il y a la joie qui nous vient d'obtenir une chose très désirée. Elle est humble, car elle ne dépend pas de nous, ne peut naître toute seule; nous sommes obligés de la demander et d'attendre; elle ne commence qu'avec ce que l'on nous accorde. Mais une autre joie est celle de l'homme qui sent dans le silence tous ses membres bien à leur place et le jeu secret de chacun et sa fine articulation; la joie de l'homme qui tient son âme avec toutes ses idées, tous ses penchants, toutes ses volontés sans aucune exception et qui en perçoit l'exercice parfait, la santé sans défaut. Il n'a besoin de personne: son existence seule suffit à le combler; il marche; il connaît qu'il vit; il mesure la force qu'il est; à chaque pas il est tout présent; il n'apaisera pas ce bonheur indompté. C'est de cette joie que Gide est empli, c'est elle qui l'accompagne partout comme une servante obstinée qui parle sans paroles et qu'il s'enchante de ne pouvoir contraindre à se taire.

Rien n'est plus défendu qu'une telle joie. Il faut l'étouffer pour vivre comme il convient, il faut l'exiler dans la plus soigneuse profondeur, il faut ne plus savoir d'elle que son nom très mystérieux. Les événements, qui se succèdent sans relâche avec une humble fièvre, ne viennent que pour nous distraire d'elle, que pour l'empêcher de monter en nous. Elle est notre plus grand crime possible et nous passons notre vie à en écarter la tentation. Nous ne sommes pas nés pour être joyeux, mais pour souffrir, pour nous détruire et pour n'être plus.—C'est par effroi que nous avons laissé s'établir un tel silence autour de l'Immoraliste, qui est un grand livre.

Mais moi, que ferai-je si cette joie interdite, parfois je la ressens? Je ne peux pas la nier, elle est aussi claire à certains instants que ma vie même. Ceux qui prétendent n'être pas concernés par l'Immoraliste[2], ils ne connaissent donc pas ces matins où l'on se réveille bien? Ah, dur bonheur, je te souffre plutôt que je ne jouis de toi. Je tiens en moi mon être tout entier, nu et violent comme un animal. Que l'air est donc précis et terrestre! Je ne sortirai pas sans offense, je heurterai en passant tout ce qui s'est levé ce matin d'humble et d'honnêtement disposé. Il faut que je rie. Et de qui donc ai-je besoin? Quelle tâche me capterait? Je suis homme et l'on ne peut pas du moins m'en empêcher. Il y a quelque chose en moi d'irréductible. Je peux être détruit; mais en ce moment

Je vis et cela est magnifique[3].

Je loue Gide d'avoir osé l'expression de cette joie. Nietzsche sans doute avant lui l'avait enseignée. Mais Gide l'a racontée. Et que pèse un précepte auprès d'une description?

 


Il faut achever. Ceci même que je viens d'exalter en Gide, peut-être je ne l'aimerais pas si je le trouvais seul. De Nietzsche à la longue je me suis détourné, pour avoir découvert trop exclusive et monotone sa préoccupation. J'étouffe dans l'immoralisme; bientôt une grande soif de faiblesse; il faut que je cède enfin et que je ne sois plus parfait. C'est le désir d'être atteint, semblable au sommeil. Mais justement Gide, parce qu'il ne s'entête jamais, échappe de toutes parts à l'obligation de rester intact; je devine et j'aime chez lui une inquiétude muette du meilleur[4], le pressentiment d'une joie plus pure. Il est mal content de son contentement, il en ressent le défaut, il ne le subit pas sans crainte, il cherche par où se rendre pauvre et comment obtenir d'avoir besoin. Déjà les restrictions que le Retour de l'Enfant Prodigue, Amyntas (Le Renoncement au Voyage), la Porte Etroite ajoutent à l'Immoraliste, indiquent le tourment d'une âme que son bonheur ne réussit pas à enfermer.

Est-ce à dire qu'il faille considérer Gide comme déjà chrétien et la Porte Etroite comme un livre religieux? Seuls peuvent accepter cette opinion ceux qui ne savent ni ce qu'est Gide ni ce qu'est le christianisme, et pour qui douter de la physiologie c'est entrer en religion.

Je prétends ici louer en Gide non pas l'avènement d'une foi nouvelle, mais seulement un admirable désir d'aller plus loin, une impatience infatiguée. Car il faut bien y revenir; de ce que j'annonçais au début et qui est le grief cardinal des adversaires de Gide je veux faire mon dernier motif d'admiration: Gide n'a pas fini; nous ne le tenons pas encore, nous ne pouvons pas l'insérer à sa place, avec sa notice, dans une anthologie. Que faire? Il est vivant, il m'échappe comme il vous élude; mais je lui en sais gré, tandis que vous le boudez.

Je vous propose, chère amie, écrit-il à Angèle, une belle définition du génie: le génie c'est le sentiment de la ressource[5].

Avec qui, ce sentiment, l'eûmes-nous jamais plus certain? Laissons ceux qu'attache et qu'entrave leur passé; nous savons par ce qu'ils ont fait tout ce qu'ils feront; nous sommes bien tranquilles: ils ne nous surprendront plus. Mais je me tourne vers Gide: ses livres au début contenaient, chacun, toute son âme; puis ils l'ont partagée entre eux, ils se sont écartés les uns des autres, ils se sont séparés par des intervalles de plus en plus larges. Et la promesse qu'ils donnent pareillement s'est amplifiée; plus que jamais ils me demandent d'attendre; ils éloignent toute limite, ils s'effacent devant l'avenir en regardant vers lui. Ils semblent dire: "Non, tout cela ne comptait pas. C'est maintenant que nous allons commencer."

Quel écrivain, à quarante ans parvenu, nous obligea jamais à tant d'espoir?

1911.

[1] Mais nous avons dit que l'esprit de Gide ne s'appliquait pas au réel, que ses idées restaient intérieures et détachées de leurs objets. Les deux affirmations sont vraies à la fois: cette pensée ne s'appuie pas aux choses, il y a un intervalle entre elle et le monde, jamais elle n'a l'aveuglement de l'adhésion complète. Mais c'est justement grâce à cette séparation qu'elle peut représenter le monde; car pour dessiner avec exactitude et dans tout son détail un paysage, il faut s'en tenir quelque peu éloigné. On n'imite bien que ce dont on se distingue.

[2] Par exemple Lucien Jean dans une étude sur l'Immoraliste. (Parmi les hommes.)

[3] Le Prométhée mal enchaîné, p. 190.

[4] Celle même que confesse Alissa:

"Imagines-tu cela, Jérôme: Le meilleur! Et brusquement les larmes jaillirent de ses yeux, tandis qu'elle répétait encore: le meilleur!" La Porte Etroite, p. 205.

[5] Prétextes, p. 114.

 

BIBLIOGRAPHIE[1]

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* Les Cahiers d'André Walter (sans nom d'auteur),
 Librairie de l'Art Indépendant,1891
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Le Traité du Narcisse,
 Librairie de l'Art Indépendant,1892
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 Librairie de l'Art Indépendant,1893
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 Librairie de l'Art Indépendant,1893
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* Le Voyage d'Urien, suivi de Paludes,
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 Librairie du Mercure de France,1897
Réflexions sur quelques points de littérature et de morale,
 Librairie du Mercure de France,1897
* Philoctète (Philoctète, Le Traité du Narcisse, La Tentative Amoureuse, El Hadj),
 Librairie du Mercure de France,1899
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 Librairie du Mercure de France,1899
* Le Prométhée mal enchaîné,
 Librairie du Mercure de France,1899
Lettres à Angèle,
 Librairie du Mercure de France,1900
De l'influence en littérature,
 Librairie de l'Ermitage,1900
Le Roi Candaule,
 Librairie de la Revue Blanche,1901
Les Limites de l'Art,
 Librairie de l'Ermitage,1901
Saül, drame,
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L'Immoraliste, récit,
 Librairie du Mercure de France,
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 Librairie de l'Ermitage,1903
* Prétextes, réflexions sur quelques points de littérature et de morale,
 Librairie du Mercure de France,1903
* Saül, Le Roi Candaule,
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* Amyntas,
 Librairie du Mercure de France,1906
* Les Poésies d'André Walter, réimpression,
 dans Vers et Prose, Tome VIII,1906–07
Le Retour de l'Enfant Prodigue,
 dans Vers et Prose, Tome IX,1907
Bethsabé,
 dans Vers et Prose, Tome XVI1908–09
* La Porte Etroite, récit,
 Librairie du Mercure de France,
 Edit. in-18,1909
La Porte Etroite, récit,
 Librairie du Mercure de France,
 Edit. petit in-16,1909
Le Retour de l'Enfant Prodigue,
 Bibliothèque de l'Occident
 (tirage à 100 exempl.),1909
Oscar Wilde,
 Librairie du Mercure de France,1910
* Nouveaux Prétextes,
 Librairie du Mercure de France,1911
* Isabelle, récit,
 Edition de la Nouvelle Revue Française,
 Edit. in-8 couronne,1911
Isabelle, récit,
 Edition de la Nouvelle Revue Française,
 Edit. in-8 tellière,1911
Charles-Louis Philippe, conférence prononcée au Salon d'Automne,
 Librairie Eugène Figuière,1911
Dostoïevski d'après sa correspondance,
 Grande Revue du 25 mai, 1908
 Librairie Eugène Figuière,1911

[1] Les éditions d'après lesquelles sont faites les citations, sont marquées d'une astérisque.


TABLE DES MATIÈRES

I
BAUDELAIRE
 Pages
Baudelaire9
 
II
DES PEINTRES
Ingres31
Cézanne37
Une exposition de Henri-Matisse42
Une exposition de Georges Rouault48
Gauguin52
 
III
PAUL CLAUDEL
Paul Claudel, poète chrétien61
 I.Introduction61
 II.L'Art64
 III.La Doctrine74
   Le Monde75
   Dieu89
   Le péché originel et la rédemption94
   La présence de Dieu105
 IV.Prière114
Les Œuvres lyriques de Claudel118
 Bibliographie127
 
IV
DES MUSICIENS
Dardanus de Rameau133
La Passion selon St Jean de J. S. Bach137
César Franck141
Tristan et Isolde de Wagner144
Ariane et Barbe Bleue de Paul Dukas149
La Rhapsodie Espagnole de Maurice Ravel153
Pelléas et Mélisande de Claude Debussy155
Les poèmes d'orchestre de Claude Debussy159
Les Scènes Polovtsiennes du Prince Igor de Borodine165
Moussorgsky167
 
V
ANDRÉ GIDE
André Gide175
 Première Partie180
  Le Style180
  La composition197
 Deuxième Partie206
  L'âme206
  Eloge d'André Gide247
 Bibliographie259
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