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Études: Baudelaire, Paul Claudel, André Gide, Rameau, Bach, Franck, Wagner, Moussorgsky, Debussy, Ingres, Cézanne, Gauguin

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[1] Connaissance du Temps. Art Poétique, p. 9.

[2] Ibid. p. 20.

[3] Connaissance du Temps. Art Poétique, p. 16.

[4] Ibid. p. 20.

[5] Ibid. p. 17.

[6] Le Repos du Septième Jour. L'Arbre.

[7] Connaissance du Temps. Art Poétique, p. 27.

[8] Connaissance du Temps. Art Poétique, p. 28.

[9] Ibid. p. 39.

[10] Ibid. p. 44.

[11] Connaissance du Temps. Art Poétique, p. 45.

[12] Ibid. p. 48–49.

[13] Traité de la Co-naissance au monde et de soi-même. Art Poétique, p. 53.

[14] Traité de la Co-naissance. Art Poétique, p. 62.

[15] Ibid. p. 68.

[16] Ibid. p. 66.

[17] Ibid. p. 66.

[18] Traité de la Co-naissance. Art Poétique, p. 70.

[19] Ibid. p. 83.

[20] Traité de la Co-naissance. Art Poétique, p. 108.

[21] Ce serait ici le lieu de décrire la connaissance sensible, qui est le privilège de l'animal, et qui consiste proprement dans le fait d'endurer le contact des objets circumvoisins, dans l'information de l'être par le dehors. La connaissance intelligible, réservée à l'homme seul, est la perception de la constance, la découverte de ce qu'il y a de semblable dans les choses, l'appréhension du général.—Voir la 2e et la 3e parties du Traité de la Co-naissance.

[22] Traité de la Co-naissance. Art. Poétique, p. 143.

[23] Ibid. p. 111–112.

[24] Ibid. p. 109.

[25] Traité de la Co-naissance. Art Poétique, p. 137–138.

[26] Ibid. p. 138.

[27] "L'intelligence est ce qui consomme les choses, ce qui les réduit à l'esprit, c'est-à-dire à ce mouvement dont elles le décèlent en fuyant..." Ibid. p. 141.

[28] Ibid. p. 142.

[29] Traité de la Co-naissance. Art Poétique, p. 148.

[30] Les Muses. Bibliothèque de l'Occident, p. 19.

[31] L'Echange. L'Arbre, p. 215.

[32] Ibid. p. 179.

[33] L'Echange. L'Arbre, p. 208.

[34] Ibid. p. 220.

[35] Ibid. p. 231.

[36] Ibid. p. 227.

[37] Tête-d'Or. L'Arbre, p. 33.

[38] La Jeune Fille Violaine. L'Arbre, p. 530.

[39] Ibid. p. 496.

[40] La Jeune Fille Violaine. L'Arbre, p. 532.

[41] Ibid. p. 530.

[42] Connaissance du Temps. Art Poétique, p. 25.

DIEU

Le Monde décèle Dieu. Le Monde n'est que mouvement; l'essence de toute chose et de tout être est mouvement; ce que nous appelons matière n'est point la cause ou le lieu du mouvement, mais simplement les "divers arrangements[1]", les formes que produit le mouvement. L'homme même est une vibration, son esprit un mouvement. Or: "le mouvement d'un corps est son abandon du lieu premièrement occupé. Il est donc, nous l'avons dit, de soi et avant tout, un échappement, un recul, une fuite, un éloignement imposé par une force extérieure plus grande. Il est l'effet d'une intolérance, l'impossibilité de rester à la même place, d'être là, de subsister... L'origine du mouvement est dans ce frémissement qui saisit la matière au contact d'une réalité différente: l'Esprit. Il est la dilatation d'une poignée d'astres dans l'espace; et la source du temps, la peur de Dieu, la répulsion essentielle, enregistrée par l'engin des mondes[2]". "Tout mouvement ... est d'un point et non pas vers un point[3]". Ce fait que le monde se meut en toutes ses parties et passe, implique qu'il y a quelque chose qui ne passe point: "Toute chose créée ... désigne son origine en s'en écartant[4]". De même que nous reconnaissons la présence d'un lièvre au tremblement de la haie où il se cache, de même nous devinons Dieu au branle de l'Univers, le Créateur à "l'agitation sacrée de la créature[5]". En un certain sens le Monde est ce qui n'est pas: "Tout périt. L'univers n'est qu'une manière totale de ne pas être ce qui est[6]".—Dieu, s'il est, épuise toute l'existence. Pour exister aussi d'une certaine façon, il faut s'exclure de lui, se séparer de lui, le fuir, s'occuper à ne pas être ce qu'il est. Or en effet tout fuit d'un point qu'on ne voit pas, tout s'écoule, tout travaille à périr, à ne pas être. Donc Dieu est. C'est ainsi que l'instabilité du Monde prouve Dieu. Elle est inexplicable sans Lui. Le sens des choses ne se comprend que par Lui.

Mais ce sens ne peut être représenté par la ligne droite; le mouvement ne va pas indéfiniment dans la même direction: "Tout mouvement est limité par une fin, qui est la production, la naissance d'un être, quelque chose qui soit capable de finir[7]". Ainsi s'organise, comme nous l'avons vu, la combinaison des formes, dont la totalité constitue la Nature. La Nature est ce qui "est occupé à naître[8]", c'est-à-dire à être ce qui n'est pas, à ne pas être ce qui est, à ne pas être Dieu. Chacun de ces efforts individuels, de ces mouvements particuliers, qui sont l'essence des choses, tend vers une fin, qui est son complément, ce qui lui manque pour être total. Et l'ensemble a aussi sa fin, qui est l'Unité. L'univers ("version à l'unité")[8] a pour fin l'Un, c'est-à-dire Dieu, en qui il doit finalement se résoudre. De même qu'il sort de Dieu, il y retourne; il a en lui son principe et en lui sa consommation; son origine et sa fin sont Dieu. Dieu l'a créé pour qu'il "représente au-devant de ce qui est ce qui n'est pas[9]". Il ne faut donc pas qu'il oublie sa "précarité" et pense pouvoir se suffire. Il n'existe pas pour lui-même, mais seulement pour ne plus exister, pour "se décomposer dans l'accord explicatif et total, "pour" consommer la parole d'adoration à l'oreille de Sigè l'Abîme[10]".

Seul l'esprit de l'homme ne passe point, il est la seule chose qui, hors de Dieu, subsiste. C'est qu'il a été créé pour une mission spéciale. Tandis que l'animal est "construit comme un joujou pour tel saut déterminé[11]", "l'homme connaît le permanent, c'est-à-dire qu'en toutes choses il reconnaît le fait de la variation par rapport à un point fixe, comme en chinois l'idée d'éternité est exprimée par le caractère "eau" avec un point au-dessus[12]". Il saisit le rapport constant entre la fuite du monde et l'immobilité de Dieu. Il réduit les choses à l'éternité en les comprenant et en les nommant. Il les arrache au temps, il crée dans son esprit leur image indestructible et il les fixe dans un mot "inexterminable[13]".—Comme nous le savons, le rôle de l'homme est de se faire l'image commune des éléments innombrables de l'univers, de les comprendre. Nous voyons maintenant que c'est pour les offrir sous cette forme impérissable à Dieu. L'homme est chargé de représenter sans cesse au Créateur la Création: "Tout passe, et, rien n'étant présent, tout doit être représenté[14]". A l'homme un esprit a été donné, simple, incorruptible pour connaître toutes choses, pour les ordonner autour de lui comme autour de leur principe, pour leur prêter un sens en leur fournissant un point de convergence, et pour les dédier ensuite, ainsi éternisées, au Principe véritable qui les a produites: "L'homme est un principe exclu, une origine forclose. Par rapport au monde, il est chargé du rôle d'origine, de "faire" le principe selon quoi tout vient s'ordonner... Par rapport à Dieu, il est le délégué aux relations extérieures, le représentant et le fondé de pouvoirs[15]". Dieu a établi l'homme sur la terre pour l'administrer comme un intendant qui doit compte au maître de sa gestion; il lui a livré le monde

... pour qu'il lui en fasse la préparation, l'offrande, le sacrifice et la dédicace[16].

Telle est la place de l'homme, tel est son "séjour intransgressible[17]". L'homme occupe "le très-saint Milieu[18]"; il est à l'intersection du Ciel et de la Terre, il est le centre de la Croix. Le bâton de l'Empereur a poussé deux branches latérales, et c'est le signe que présente au peuple l'Explorateur de l'Enfer. Comme l'Arbre, l'homme est soumis à une double attraction: celle du sol où l'attachent ses racines, celle du soleil qui fait épanouir ses feuilles et l'attire vers en haut. Autrement dit, l'homme subit l'exigence du monde où il vit, qui réclame de lui la conscience, et l'exigence de Dieu, à qui il doit consacrer cette image du monde qu'il élabore. A ces deux questions simultanées et contraires il doit répondre par son travail d'abord, ensuite par son repos. Par son travail il arrache à la terre tout ce qu'elle renferme de précieux, il réunit ses tendances obscures et en fait une pure idée. Par son repos il offre à Dieu ce joyau, cette quintessence. Il faut donc qu'après les six jours de labeur, il dédie le septième au repos:

... Comme un serviteur qui, ayant paré sa maison y introduit son maître, Qu'il élève les mains vers le Ciel[19].

Et qu'il se tienne debout sur la terre, comme un prêtre auprès de la table des offrandes[20].

Telle est la prescription par laquelle l'ordre est établi dans le Monde.

[1] Traité de la Co-naissance. Art Poétique, p. 152.

[2] Connaissance du Temps. Art Poétique, p. 33–34.

[3] Ibid. p. 52.

[4] Traité de la Co-naissance. Art Poétique, p. 134.

[5] Abrégé de toute la doctrine chrétienne, § 2.

[6] Traité de la Co-naissance. Art Poétique, p. 132.

[7] Traité de la Co-naissance. Art Poétique, p. 135.

[8] Ibid. p. 136.

[9] Ibid. p. 137.

[10] Connaissance du Temps. Art Poétique, p. 52.

[11] Traité de la Co-naissance. Art Poétique, p. 155.

[12] Ibid. p. 156.

[13] Ibid. p. 157 et 158.

[14] Ibid. p. 136.

[15] Traité de la Co-naissance. Art Poétique, p. 133.

[16] Le Repos du Septième Jour. L'Arbre, p. 304.

[17] Ibid. p. 314.

[18] Ibid. p. 310.

[19] Le Repos du Septième Jour. L'Arbre, p. 304.

[20] Ibid. p. 317.

LE PÉCHÉ ORIGINEL ET LA RÉDEMPTION

Mais en réalité l'ordre n'est pas dans le monde: "Nous vivons ... dans un état de désordre. Il y a eu une viciation de l'Ordre primitif, du commandement qui a enjoint aux choses d'apparaître; un gauchissement de certains rouages qui cause du frottement dans tout l'appareil[1]". C'est pourquoi nous prend à contempler le monde cette angoisse qui étreint Cébès. Nous nous interrogeons dans la terreur, nous cherchons, sans le trouver, le sens de ce que nous voyons. C'est l'effroi du jeune homme:

... qui contemple sans comprendre l'ouverture du jour,

Empli de chuchotements comme un arbre mort[2].

Sa signification a été retirée à l'univers. Un chaos est présenté à notre anxiété.

"Ce désordre par définition ne peut être l'œuvre du Créateur, puisque toute chose est bonne de ce seul fait qu'elle soit son œuvre. Il ne peut donc être l'œuvre que de la créature libre, libre de se prendre elle-même pour fin, au lieu de Dieu qui n'a pas de fin. Différence, préférence. Cette préférence vicieuse est le péché dit originel, qui a pour cause cette différence originelle d'avec Dieu en qui l'être se complaît, se plaît en tant que tel[3]". Le péché originel est proprement le refus de l'aveu, le refus de reconnaître Dieu pour fin. Créé par Dieu à son image, l'homme s'est saisi de l'être qui lui était remis, et il a fait de lui-même sa fin; il a renié le Seigneur du Ciel; il a dénié l'hommage; il a détourné son regard de la présence divine; il a dit non à la lumière. L'humanité s'est soustraite à Dieu. C'est pourquoi s'émeut encore en nous cet "esprit de blasphème[4]", cette scélératesse profonde, ce "cri bas" dont l'Empereur, au contact du Démon, se sent brusquement torturé: relique du méfait primitif, survivance de la révolte originelle. En effet nous portons la faute du premier homme. L'homme, "séduit par le serpent, se complut dans sa fin comme si elle lui était propre et non point celle de la volonté de Dieu, dont il était l'instrument. Et c'est pourquoi une fin lui fut en effet donnée et la mort de ce corps qui lui servait à l'atteindre[5]". "La conséquence du péché originel, par qui l'être fini se choisit pour fin est la Fin, ou mort, ou séparation[6]".

C'est une fin qui est imposée à Tête-d'Or et à la Ville et au peuple du Milieu, car tous, victimes du péché originel, méconnaissent la vraie fin: Dieu. Tête-d'Or représente le plus grand effort de l'homme pour suppléer Dieu, et son échec. Par une tension désespérée de tout son être, par une frénésie d'héroïsme il s'arrache à son inertie, il soulève son pays; il entraîne derrière lui les peuples, comme un fleuve déborde ses berges, il gravit la plus haute cime du globe. Mais il retombe, arrêté par son propre poids, rappelé par les liens qui l'attachent à la terre et qu'il a consolidés de son adhésion. En effet c'est un esprit terrestre qui souffle en lui, qui le transporte et qui, l'abandonnant soudain, le laisse s'effondrer. Le sentiment de sa vie, de cette merveille qu'il y a à vivre, l'exalte et l'égare. Ce lui est un enchantement, un enivrement perpétuel de sentir:

... cette vie à moi, cette chose

Non mariée, non née,

La fonction qui est au-dedans de moi-même[7].

Et le délice d'éprouver sans cesse cette force en lui empêche Tête-d'Or d'en chercher la fin; il méconnaît son origine, il méconnaît Dieu. Non qu'il n'en ait aucune conscience: une inquiétude veille en lui, qui pourrait le sauver; au moment de s'élever sur les hommes, il sent soudain son insuffisance, il se précipite, sanglotant, sur la Terre, ne désirant, n'appelant plus que la nuit sur sa solitude. Plusieurs fois il s'arrête dans son exaltation, doutant de sa force, comprenant que quelqu'un lui manque:

Et qui ai-je, moi? et qui ai-je, moi[8]?

Mais chaque fois et jusqu'au dernier moment:

De nouveau

Comme une flamme roule

Dans sa poitrine le grand désir[9].

Désir "vorace, obstiné, insatiable[10]", délire brusque et obscur comme celui du vin, transport brutal qui l'étouffe, colère, passion. Il s'affole et blasphème, il affirme que l'homme sorti de la terre, doit revenir à la terre. Il ne comprend pas le sens de la mort de Cébès.—Cébès meurt de son inquiétude, mais dans cette inquiétude il trouve la certitude et la paix; il a si fort et si longtemps tiré sur ses chaînes terrestres qu'il obtient enfin le détachement suprême, l'attraction délicieuse, le ravissement en Dieu.—Tête-d'Or assiste, désolé et révolté, à sa béatitude et ne devine rien. N'a-t-il pas déjà, sans souci de ses aspirations confuses, enseveli la femme qui le suivait "la face contre le fond[11]" de la fosse, dans l'attitude de ressaisir la glèbe maternelle? A ce sacrilège il joint celui d'usurper la place de Dieu; il prétend se faire la seule fin du peuple; il lui demande exactement ce qu'exige Dieu, de se consumer pour lui, et sa volonté de puissance est telle, qu'il réalise un instant l'accord profond qu'organise entre les hommes la vision de Dieu. Son armée n'est plus qu'un immense amour, qu'un regard vers lui.

Mais la force qui l'anime est vaine; elle ne peut pas le porter longtemps. Voici le sommet du Caucase, le seuil du monde, le lieu marqué pour que l'effort de l'homme s'y défasse, voici le lieu de l'échec humain:

O Roi! ô Roi!

Tu t'élevais vers la fixité comme l'Ange qui porte le sceau de la vie[12]!

Et voici que dans ton triomphe soudain tu t'anéantis; la terre qui te soulevait, s'effondre, le souffle cesse, qui te poussait; quelqu'un est là, avec qui tu ne comptais point! Ta longue agonie, ta révolte, les derniers battements de ton désir, "ô Roi des Hommes[13]", nous y assistons dans l'angoisse et la consternation. Mais ta mort ne nous est pas inutile. Ce sang, que tu disperses en te débattant comme un lion, nous instruit et nous sauve. Nous savons maintenant ce qui manquait. Dieu manquait, dont nous avions détourné les yeux, que nous avions refusé pour maître et sans qui rien ne se peut accomplir:

... Et notre effort arrivé à une limite vaine

Se défait lui-même comme un pli[14].

De même la Ville périt pour avoir oublié Dieu. Elle s'est livrée à Isidore de Besme, l'ingénieur, dont le génie a captivé les forces élémentaires et qui lui a imposé sa domination bienfaisante:

Par moi, pour moi, la ville des hommes s'étend autour de moi

Afin que je connaisse la joie et qu'ils reçoivent de moi l'assistance[15].

Mais la fausseté, l'injustice de cette organisation se décèlent par la misère générale qu'elle entraîne. Comme Besme a usurpé la place de Dieu, comme il s'est fait la fin de la Ville, les hommes n'ont pas voulu offrir gratuitement leur travail à un homme comme eux; ils ont exigé un salaire: ainsi s'est institué le régime de l'échange. Tout a eu son prix; les choses ont été évaluées par l'or; on s'est mis à les échanger, à violer de cette nouvelle façon l'ordre incommutable du monde. De plus, le salaire promis au travail, en supprimant la joie et la liberté, a dissous tous les liens entre les hommes:

... Tout effort qui a le désir pour mobile suppose la satisfaction pour terme:

Toute satisfaction est individuelle, tout terme est immobile[16].

La Ville est en proie à la décomposition; et le régime qui la tue, ne peut même pas donner à son maître un soupçon de bonheur. Comme il a dérobé à Dieu sa place, comme il a prétendu le supprimer de la vie sociale, Besme ne trouve devant lui que le néant. Car "qui nie l'être, il nie tout être. Qui retire le Verbe de la phrase, elle perd son sens". Besme est obligé d'avouer:

L'ennui de la mort est pareil à la solitude que j'envisage[17].

et il ajoute cette terrible menace:

L'homme ne sortira point du sépulcre qu'il s'est construit[18].

Il faudra la violence inconsciente et destructrice d'Avare, les divinations de Lâla et la révélation apportée par Cœuvre pour arracher l'homme à son abjection et fonder la Ville nouvelle

... dans la clarté de l'évidence[19].

Cette misère de l'humanité, qui semble irrémédiable à la plupart, c'est toujours à la faute originelle qu'elle est due. Elle a toujours pour cause le crime d'un homme qui usurpe la place de Dieu. Par elle nous expions le crime du désaveu. Mais un châtiment plus profond encore nous attend après la mort:

N'ayant plus que nous-mêmes pour fin[20],

nous avons cédé à l'attraction de la matière; c'est en elle que nous avons cherché notre joie, en elle que nous avons placé notre récompense, c'est dans sa compagnie que nous avons voulu nous complaire. Elle a déçu toutes nos attentes, elle nous a comblés de déconvenues. Il n'importe; notre peine est inévitable. La Terre nous réclame par l'intermédiaire des morts pour nous ensevelir. Une fois morts, nous suivons la direction de nos pensées, et si nos pensées se sont toujours inclinées vers la terre, nous pénétrons en elle, nous nous y glissons, afin de la posséder dans son intimité et dans sa profondeur; l'assentiment que nous avons donné, vivants, à son invitation, subsiste après notre mort. Et plus délibérée a été notre adhésion à la pesanteur, plus étroite est notre adhérence à l'épaisseur du sol. Certains entre les hommes ont fait plus que tourner leur préoccupation vers la matière; ils l'ont prise pour maîtresse et proclamée telle; ils ont avoué ouvertement leur monstrueux amour; ils ont écarté toute inquiétude par quoi l'homme peut retrouver Dieu; ils ont enseigné la placidité dans le blasphème. Ce sont les sectateurs de "l'Antiscience[21]" et,—comme leur crime, étant le plus conscient, est le plus odieux,—repliés sur eux-mêmes au plus profond de l'Enfer, dont ils constituent l'ossature, ils sont en proie au feu justicier, "pur, exact, indéfectible[22]".

Cet horrible châtiment: la mort et l'enfer, ne suffit pas à expier le péché originel. En effet

Quelque chose de Dieu a été volé[23]...

L'homme a soustrait à Dieu son image; il a commis un larcin qu'il ne peut réparer. Car "ce qu'il a dérobé innocent, il ne peut le rendre pécheur[24]".

... Où est le mérite de l'offrande? où est l'autorité du donateur?[25]

"Dieu seul peut rendre Dieu (ou l'œuvre de Dieu) à Dieu, par une espèce de recréation, de régénération[26]".

La miséricorde recrée tout[27].

De même qu'en lui refusant l'hommage, nous avons volé à Dieu

... son œuvre, et son bien très précieux, notre volonté[28].

de même Dieu nous "dérobe notre crime" et "opère la restitution".

Cœuvre.—L'homme s'étant soustrait à Dieu, doit être restitué.—

Ivors.—Que veux-tu dire?—

Cœuvre.—Je veux dire substitué[29].

Pour suppléer à notre indignité, dont l'offrande ne pourrait compenser notre ancienne grandeur, Dieu lui-même se substitue à l'homme pour se le restituer. C'est le mystère de la Rédemption: Dieu se fait homme et se sacrifie pour nous, constituant ainsi une réparation digne de l'offense, une compensation exacte du rapt originel.

Ce sacrifice sublime l'Empereur l'aperçoit dans l'avenir et le promet à son peuple comme récompense de l'observation du repos:

La gloire de la Vision viendra de la Montagne et de l'Ouest,

Le mystère de la restitution vous sera enseigné, le sacrifice suffisant sera constitué parmi vous[30].

Et l'Empereur nouveau, célébrant l'attente, implore son bienfait:

Entends ma prière! descends, ô Ciel, comme au printemps les eaux surabondantes immensément

Arrivent sur les rizières préparées[31].

Et Cœuvre montre à Ivors cette image

.... imprimée sur le linge de la Véronique.

L'expression en est si austère qu'elle effraie, et si sainte

Que le vieux péché en nous organisé

Frémit jusque dans sa racine originelle[32].

Enfin voici le cri délirant du chrétien, qui se sent sauvé, en qui Dieu efface en les assumant, l'humiliation, la honte, la mort:

Pourquoi cries-tu? tel qu'un cygne sur les eaux résonnantes!

Je me suis réveillé en triomphe,

Parce que me souvenant d'hier, je me suis vu tel que de la neige! Je suis pur! je suis pur!

Je m'enorgueillirai de mon crime; mon Dieu! j'agite ces mains meurtrières!

J'ai frappé, et l'ablution a jailli. J'ai craché,

Et mon insulte est sur toi comme une gorgée de pierreries!

C'est moi! Je vois

Chaque blessure que j'ai faite; elle luit

Plus qu'une lampe, ou qu'une flaque d'eau sous Midi ne rejette une poignée de dards!

Il remporte ma mort! Parce qu'il décrit ma servitude dans ses mains[33]!

Qui refusera le bienfait de la Rédemption? Qui osera repousser le présent divin qui nous est fait? Qui préférera sa mort à la joie de vivre en Christ?

"Par notre union au Christ, son chef, dans l'unité visible de l'Eglise, le corps des fidèles est restitué à Dieu[34]".

[1] Abrégé de toute la doctrine chrétienne, § 5.

[2] Tête-d'Or. L'Arbre, p. 16.

[3] Abrégé de toute la doctrine chrétienne, § 6.

[4] Le Repos du Septième Jour. L'Arbre, p. 282.

[5] Traité de la Co-naissance. Art Poétique, p. 162.

[6] Abrégé de toute la doctrine chrétienne, § 7.

[7] Tête-d'Or. L'Arbre, p. 12.

[8] Ibid. p. 25.

[9] Ibid. p. 157.

[10] Tête d'Or, L'Arbre, p. 138.

[11] Ibid. p. 10.

[12] Tête d'Or. L'Arbre, p. 128.

[13] Ibid. p. 128 et 134.

[14] Ibid. p. 164.

[15] La Ville. L'Arbre, p. 350.

[16] Ibid. p. 386.

[17] La Ville. L'Arbre, p. 388.

[18] Ibid. p. 352.

[19] Ibid. p. 422.

[20] Le Repos du Septième Jour. L'Arbre, p. 289.

[21] Le Repos du Septième Jour. L'Arbre, p. 294 et 301.

[22] Ibid. p. 286.

[23] Ibid. p. 284.

[24] Abrégé de toute la doctrine chrétienne, § 8.

[25] Le Repos du Septième Jour. L'Arbre, p. 318.

[26] Abrégé de toute la doctrine chrétienne, § 8.

[27] Le Repos du Septième Jour. L'Arbre, p. 315.

[28] Ibid. p. 305.

[29] La Ville. L'Arbre, p. 419.

[30] Le Repos du Septième Jour. L'Arbre, p. 318.

[31] Ibid. p. 329.

[32] La Ville. L'Arbre, p. 420.

[33] Théâtre (Première Série). II. La Ville (première version) p. 170.

[34] Abrégé de toute la doctrine chrétienne, § 11.

LA PRÉSENCE DE DIEU

Nous voici de nouveau jetés entre les bras du Père, dans le sein de "Celui qui est toute vie[1]". Retour ineffable; tout nous est pardonné; le geste qui nous accueille a oublié toutes nos iniquités. Et maintenant "le Christ est avec nous[2]"; par notre adhésion à l'Eglise nous faisons corps avec le Christ, nous "communiquons au Christ[3]".—Parce que nous n'avons pas repoussé sa grâce, parce que nous avons entendu son appel, parce que nous avons senti qu'il ne cessait pas de nous solliciter

Tel que la flamme qui, volant sur le bois sec, le flaire en frémissant[4],

nous voilà réintégrés dans la communion et régénérés. La joie nous est donnée de posséder Dieu, de goûter à sa substance, de l'éprouver vivant en nous-mêmes.

D'un geste de folie admirable Violaine brise ses attaches terrestres; elle devine que, pour trouver Dieu, il faut se dépouiller de tout et se donner une soif digne de lui. Chassée de chez elle, aveuglée par sa sœur,

Toute sanglotante et chevelue, pauvre brebis de femme attrapée aux ronces par sa laine[5],

elle erre plongée dans sa cécité. Peu à peu ses yeux découvrent une lumière plus profonde, elle se sent envahir d'une connaissance nouvelle, qui est comme une effusion secrète. Elle "a crié"

... vers Dieu comme s'il était bien loin[6].

et ce qu'elle reçoit c'est:

Plus qu'une réponse, le tirement de toute ma substance,

Comme le secret enfermé au cœur des planètes, le rapport propre

De mon être à un être plus grand[7].

Elle découvre qu'il y a en elle quelqu'un qui n'est pas elle, elle se sent:

... comme lourde et enivrée de sa présence[8],

elle éprouve en son cœur une éclosion silencieuse, délicieuse et terrible. C'est que la présence de Dieu, quand plus rien en nous ne l'offusque, devient active et efficace. Dieu surprend ce que nous avons de plus secret:

Voici que tout éperdus, dans une révolte comme celle de la conception,

Nous sentons que nous ne pouvons plus défendre ceci en nous

Qui est comme le noyau germinal, le grain intime, la semence de notre propre nom[9].

Et cette essence cachée, Dieu la développe, la déploie, l'épanouit en fruits. Sous son aspiration l'arbre humain:

... invente dans son cœur ses fruits dans l'expansion de ses branches[9].

Dans une joie merveilleuse il grandit sur la terre, qu'il bénit de son ombre, il élargit son branchage bienfaisant, il ouvre ses fleurs vers le Ciel. Et quand la mort descend sur lui avec la fin du jour,

Au lieu de fleurs, il n'y a plus que des fruits et la terre en est jonchée[10].

Sous le rayon ineffable de Dieu, les âmes, comme celle de Violaine dépouillées, mûrissent et fructifient et c'est dans un perpétuel transport qu'elles vivent et meurent. Car: "la joie éternelle n'est pas loin de nous". Ce n'est pas un rêve ou un appétit morbide, c'est un besoin organique et légitime de notre nature, le plus essentiel: "Le Royaume des Cieux est en nous[11]".

Comme il est présent en nos cœurs, Dieu doit être présent au cœur de nos cités. Seules vivent et prospèrent les sociétés qui le possèdent; car seules sa vision, son ostension peuvent organiser l'union entre les hommes:

Chaque homme, pour vivre toute son âme, appelle de multiples accords[12]....

Ce n'est pas seulement la compagnie de la femme qui lui est nécessaire; il ne trouve pas en elle seule satisfaction; son besoin est plus vaste, son indigence plus exigeante. Il faut

Qu'à chaque homme soient donnés tous les hommes[13],

que des correspondances relient chacun à toute l'humanité:

Je pense qu'il n'est point d'être si vil et si infime

Qu'il ne soit nécessaire à notre unanimité[14].

La Ville sera donc constituée en vérité et en solidité si elle ménage entre tous les hommes "une harmonie invincible[15]", si elle fonde entre les besoins de chacun et sa fonction un équilibre sûr, si elle remplace "l'échange" par "la communion[16]". Dans cette communion ce n'est plus un salaire qu'en retour de son travail attendra l'ouvrier, mais la satisfaction par les autres de ses besoins, la réponse de ses frères à ses désirs, le complément librement concédé de son indigence.

Mais, pour obtenir ce merveilleux accord, il n'est pas besoin d'une ré-forme, d'une modification de la forme sociale. La société n'est pas un engin à imaginer, une organisation à combiner: elle est un fait, elle existe. Elle est complète "avec tous ses organes[17]"; tous ses membres, même ceux qui contemplent et qui sont "ouverts sur l'esprit", ont leur rôle fixé et constituent un corps unique. Il ne faut que donner à ce corps une tête, que proposer à sa fonction la fin véritable: Dieu. Il suffit de rendre Dieu présent, de l'offrir sans cesse à tous les regards pour qu'ils trouvent en lui leur convergence. Car

... La vérité incompréhensible

Est comme le soleil dans la vision de qui toute chose

Dans l'ivresse de la joie et dans l'exultation du témoignage

Invente sa forme et sa vie[18].

Afin de fixer cette présence et de retenir Dieu parmi eux, les hommes construisent l'église. Au début ce n'est que le carrefour vêtu d'un toit; le lieu où les hommes se rencontrent et s'assemblent, s'abrite d'une couverture; l'église n'est que la basilique, asile du commerce et de la transaction. Mais Dieu vient substituer à l'échange la communion; il s'établit dans l'église; sa présence en gonfle et distend les parois; le plafond se mue en voûte, un effort soulève la pierre. La croix est "plantée dans le fond de l'édifice, selon ce geste des deux bras écartés qui montre, qui déploie, qui appelle et qui arrête; qui arrête, ne permettant pas d'aller plus loin[19]". La foule reflue, s'élargit; à son admission s'oppose et se propose la présence divine. L'église s'élance d'un second et vertigineux élan, déchirant l'épaisseur de ses murs, éployant ses ogives comme des ailes, produisant vers le ciel la prière de ses flèches. Elle devient l'âme de la ville, le centre et le noyau de la communauté et son geste vers Dieu. En elle se viennent confondre toutes les aspirations en une aspiration unique, en un seul amour, en une seule oraison: "Ainsi l'on ne voit jamais dans nos vieilles villes la Cathédrale se dégager nettement des maisons où elle est comme prise... L'église levait de la ville et la ville naissait de l'église, étroitement adhérente aux flancs et comme sous les bras de l'Eve de pierre[20]". Elle était le signe de la communion en Dieu et de l'unité vivante de la cité.

Mais avec les siècles le doute est venu. Pour que nous n'oubliions pas Dieu, il faut que sa présence nous soit rendue par l'église plus évidente encore; il faut qu'à chaque instant du jour notre regard puisse le rencontrer:

Pour nous, moins forts que nos pères, nous avons besoin d'une assistance plus continue,

Et nous disons au Seigneur de rester avec nous,

Parce que le soir approche[21].

C'est pourquoi Pierre de Craon a bâti son église qui est triple; à l'Eglise du Matin il a soudé l'Eglise du Soir et l'Eglise de la Nuit. En chacune de partout on aperçoit "le flamboyant Autel[22]", "le Buisson ardent[22]", "le Centre sacré dans les flammes[23]" et, comme chacune s'appareille et s'accommode à un état de notre âme, ainsi toutes convergent vers la vision unique, vers l'ineffable incendie. A l'extérieur l'édifice s'exhausse confusément vers le ciel et, simulant le soulèvement de la ville tout entière vers Dieu,

Culmine en un faîte essentiel[24].

Tel est le piège ménagé par les hommes pour établir, consolider et retenir parmi eux Celui dont ils ne peuvent sans périr détourner les yeux.

Que sont cependant les bienfaits de la présence divine ici-bas au prix de la possession qui nous est réservée après la mort! Alors nous verrons Dieu face à face. Une fois le corps dépouillé et disparu ce mur qu'est la chair entre nous et Lui, nous "voici nus dans le Regard sévère[25]". Si sur terre nous avons vécu avec Lui en vivant dans l'église, Dieu va nous être livré pour que nous nous en emparions, pour qu'il soit notre bien et notre inépuisable délice. Cependant notre possession ne sera pas une confusion, un évanouissement en Lui. L'âme reste distincte: car, si elle ne diffère point de Dieu par sa substance, si elle est son image adéquate, si elle est simple comme il est simple, elle a du moins une fin spéciale, elle a été créée dans une intention particulière, elle est appelée à rendre un témoignage qu'elle seule peut rendre. C'est ce secret de son individualité qu'elle apprend par la révélation de "ce "nom nouveau" dont parlent les Saints Livres[26]". Elle possède, quand elle le sait, "le rythme essentiel de ce mouvement[27]" qui la constitue et par là même elle connaît le mode particulier de son union à Dieu. Elle transforme selon l'idée qui lui est spéciale, la substance qu'elle puise en Lui. Elle aspire Dieu et elle expire une image marquée de son propre sceau. C'est la véritable action de grâces, semblable à la fonction respiratoire: "O continuation de notre cœur! ô parole incommunicable! ô acte dans le Ciel futur!... Quelle prise, d'un empire ou d'un corps de femme entre des bras impitoyables, comparable à ce saisissement de Dieu par notre âme, comme la chaux saisit le sable, et quelle mort (la mort, notre très précieux patrimoine), nous permet enfin un aussi parfait holocauste, une aussi généreuse restitution, un don si filial et si tendre[28]"?

Ainsi qu'elle nous permet d'appréhender Dieu, la destruction du corps nous met en communion avec toutes les autres âmes. Car "il y a une étendue spirituelle où les "distances" sont réglées non plus par l'éloignement tactile, mais par les relations harmoniques[29]". Même, l'âme séparée continue à connaître les âmes non-séparées et les choses matérielles. Elle n'est pas immobile; elle est toujours un rythme, le battement d'un cœur,, elle ne cesse pas de naître ni par suite de connaître: "Elle fait partie d'un ensemble et d'un équilibre dont elle ressent en elle-même toutes les variations[30]". L'âme en Dieu embrasse toute la Création, et elle ne s'en détache pas, elle ne s'interrompt pas d'agir sur elle; elle poursuit dans l'éternité l'accomplissement du rôle qui lui a été confié sur terre; mais sa vie, débarrassée des entraves charnelles, au lieu d'être heurtée et incohérente devient "un vers (vers, direction) de la justesse la plus exquise[31]". "Notre occupation pour l'éternité sera l'accomplissement de notre part dans la perpétration de l'Office, le maintien de notre équilibre toujours nouveau dans un immense tact amoureux de tous nos frères, l'élévation de notre voix dans l'inénarrable gémissement de l'Amour[32]"!

[1] Traité de la Co-naissance. Art Poétique, p. 163.

[2] Abrégé de toute la doctrine chrétienne, § 13.

[3] Ibid. § 12.

[4] Le Repos du Septième Jour. L'Arbre, p. 287. Il y a un peu plus haut:

Comme Dieu a aimé ses créatures au commencement, il les aime jusqu'à la fin.

Il ne retire point l'être qu'il leur a communiqué et ses volontés sont sans repentir.

[5] La Jeune Fille Violaine. L'Arbre, p. 487.

[6] Ibid. p. 487.

[7] La Jeune Fille Violaine. L'Arbre, p. 488.

[8] Ibid. p. 487.

[9] Ibid. p. 491.

[10] La Jeune Fille Violaine, L'Arbre, p. 491.

[11] Abrégé de toute la doctrine chrétienne, § 14.

[12] La Ville. L'Arbre, p. 391.

[13] La Ville. L'Arbre, p. 392.

[14] Ibid. p. 391.

[15] Ibid. p. 391.

[16] Ibid. p. 392.

[17] Ibid. p. 424.

[18] La Ville. L'Arbre, p. 422–423.

[19] Développement de l'Eglise. Art Poétique, p. 187.

[20] Développement de l'Eglise. Art Poétique, p. 182.

[21] La Jeune Fille Violaine. L'Arbre, p. 524.

[22] Ibid. p. 527.

[23] Ibid. p. 525.

[24] La Jeune Fille Violaine. L'Arbre, p. 528.

[25] Traité de la Co-naissance. Art Poétique, p. 162–163.

[26] Traité de la Co-naissance. Art Poétique, p. 165.

[27] Ibid. p. 166.

[28] Ibid. p. 167–168.

[29] Ibid. p. 171.

[30] Traité de la Co-naissance, Art poétique, p. 174.

[31] Ibid. p. 175.

[32] Ibid. p. 178.

IV
PRIÈRE

Et maintenant il faut recourir au silence, il faut tout oublier de cette analyse simplement destinée à faciliter la lecture. Voici que dans le secret l'œuvre de Claudel se reforme, se rassemble, se condense et nous apparaît soudain dans sa terrible beauté. Malheureux celui que le premier choc n'effraiera point! Car il n'aura pas compris.—Claudel est redoutable et cruel; il se jette sur nous avec la même impétuosité que son Dieu, il réclame tout de nous, il veut nous enflammer tout entiers, il n'est pas une parcelle de nous qu'il renonce à accaparer: "Il est plus dur que l'enfer." Qu'on ne pense pas pouvoir lui consacrer une froide admiration! Ce n'est pas l'assentiment de notre goût qu'il désire; mais il exige notre âme, afin de l'offrir à Dieu; il veut forcer notre consentement intime; il veut nous arracher, malgré nous, à l'abjection du doute et du dilettantisme. Comme réponse à nos résistances, il assène sans cesse sa formidable vérité. Il est un missionnaire et un apôtre.

Ceux qui voudront lui échapper sauront le prix qu'il en coûte. Sa façon de rendre compte du monde est si serrée, son explication s'offre à nous avec une telle force (car quelle doctrine philosophique s'imposerait comme elle à tout notre être et saurait comme elle le pénétrer?), elle est si despotiquement convaincante, que la repousser c'est embrasser le néant. Refuser le christianisme de Claudel, c'est se condamner à n'avoir plus de recours qu'en le néant. A l'ineffable révélation ne s'oppose de valable que le "Rien n'est" de Besme. C'est ce cri seul que Claudel n'a pu réduire; ce cri seul du désespoir sans fond est le bien et la possession de qui a pu s'arracher à Claudel.

Mais ceux en qui sa persuasion s'est insinuée, ont un plus doux privilège. Ils peuvent maintenant, dans le transport de la foi, prier cette prière:

O mon Dieu, je suis devant vous passionné, hagard, misérable, avec ma force et avec ma faiblesse, avec mon courage et avec ma lâcheté, avec mon ambition et avec mon abjection. Je suis devant vous avec ma pourriture. Chaque jour je mène à bout ma besogne, chaque jour je m'acquitte minutieusement de ma fonction terrestre. Ce n'est aucune satisfaction que je cherche: nulle part je n'asseois ma jouissance. Mais je me suis rendu sensible à l'appel secret que vous m'adressez au delà du bonheur: une faible question a filtré jusqu'à moi. Je comprends comment il faut y répondre. Lourdement, péniblement, je soulève vers vous le poids que je suis: hors de mes ténèbres, hors de la matière qui m'enserre et dont je suis fait, je tends vers votre présence mes deux bras à tâtons.—Déjà je sens votre feu m'emprendre, déjà vous saisissez ce que j'ai en moi d'unique et d'essentiel, de plus profond, de plus caché, mon noyau intérieur. Je me révolte et je ne me défends plus; dans un sursaut, dans un abandon délicieux, je vous livre mon cœur; je suis comme la bien-aimée qui abandonne ses mains; vous êtes en moi, je suis en vous: communion indémêlée, fusion de l'être en l'Etre. A votre attraction rien de moi n'est plus soustrait. Vous faites jaillir de moi mes actes comme de l'arbre les fruits. Je grandis, je mûris, j'adore. Sous votre rayon ma vie se développe et s'épanouit. Et voici que ce bonheur, à quoi j'avais renoncé, je le sens qui soudain sourd, monte et m'envahit, non plus fragmentaire et fugitif et comme un sourire dans les larmes, mais fort, continu, inépuisable comme une source vive:

Certes j'ai toujours pensé que c'était une bonne chose que la joie.

Mais maintenant j'ai tout!

Je possède tout sous mes mains! et je suis comme quelqu'un qui, voyant un arbre chargé de fruits,

Etant monté sur l'échelle, il sent plier sous son corps le profond branchage.

Il faut que je parle sous l'arbre, comme la flûte qui n'est ni basse, ni aiguë! Comme l'eau

Me soulève! L'action de grâces descelle la pierre de mon cœur!

Que je vive ainsi! que je grandisse ainsi, mélangé à mon Dieu, comme la vigne et l'olivier[1]!

1906–1907.

[1] La Jeune Fille Violaine. L'Arbre, p. 534.

 

LES ŒUVRES LYRIQUES DE CLAUDEL

L'amour dévore la crainte, la gloire
absorbe la mort!

(Hymne de la Pentecôte.)

La Jeune Fille Violaine s'achevait dans la joie. A la fin de Partage de Midi, c'était avec un débordant espoir qu'Ysé et Mesa entraient dans la mort. Mais cette joie,

par combien de souffrances il avait fallu l'atteindre! Elle n'apparaissait dans les drames que par moments. Elle surgissait avec la violence d'un cri qui, de temps en temps, délivre le cœur oppressé. Comme si les personnages entrevoyaient soudain à travers leurs maux présents le lourd déploiement de l'au-delà, ils levaient

... les mains dans la transe et le transport de l'espérance sauvage et sourde[2]!

Maintenant toute plainte s'est tue. De même que chaque poème monte peu à peu vers l'éclat de la joie, de même, à travers l'œuvre entier de Claudel, la joie, comme une parole de plus en plus distincte et solitaire, s'est élevée. Et voici que dans les œuvres lyriques, elle chante pure, debout ainsi qu'un grand ange blanc:

Tout s'est tu, mais l'esprit qui contient toute chose ne se contient pas en moi.

L'esprit qui tient toute chose ensemble a la science de la voix,

Son cri intarissable en moi comme une eau qui fuse et qui déferle!

Il n'est à ce discours parole ou son, pause ou sens,

Rien qu'un cri, la modulation de la Joie, la Joie même qui s'élève et qui descend,

O Dieu, j'entends mon âme folle en moi qui pleure et qui chante[3].

Les poèmes lyriques de Claudel ne forment qu'une immense action de grâces. Pourtant, parce que leurs voix, jointes en un chant unique, laissent distinguer dans le concert leur qualité respective, il nous faudra séparer les Odes et les Hymnes. Mais les réflexions différentes qu'elles nous inspireront, ne cesseront pas d'être générales et, pour mieux convenir aux unes, ne perdront pas, appliquées aux autres, toute propriété.


Dans les Odes la phrase ne se déroule pas régulière, uniforme. En son début, la fin n'est pas, impliquée. Au lieu de se développer suivant une courbe calculée, elle se compose du tumulte même des images. Sa richesse fait son désordre. Tant de spectacles et d'idées se pressent dans l'esprit du poète qu'ils n'attendent pas de laisser la période se former exactement. Une impatience les pousse et les force à se produire tous ensemble avant de s'être rendus compatibles. Ils se font accepter avec toute leur tressaillante différence. La phrase se précipite comme un courant gorgé, comme une rivière qui charrie[4].

Chaque image se présente avec la forme de proposition qu'elle appelait; elle refuse de se soumettre à la construction générale. Il faut qu'elle trouve place, entière et vivante.

Voici soudain, quand le poète nouveau comblé de l'explosion intelligible,

La clameur noire de toute la vie nouée par le nombril dans la commotion de la base,

S'ouvre, l'accès

Faisant sauter la clôture, le souffle de lui-même

Violentant les mâchoires coupantes,

Le frémissant Novénaire avec un cri[5]!

Souvent, alors qu'une pensée déjà commence à s'exprimer, une image si forte apparaît qu'elle interrompt la phrase, s'épand au centre et parfois laisse inachevé le développement qu'elle a suspendu.

Aucune continuité préconçue ne vient ordonner la naissance des propositions, ni agencer leurs contacts. Elles surgissent selon la force sensuelle des visions qu'elles traduisent. Chacune s'ajoute tout entière à la précédente et ne se déforme en aucun point pour préparer sa liaison, pour se joindre à celles entre lesquelles elle est comprise. Aussi a-t-on le sentiment que les images sont planes et horizontales, qu'elles ne se disposent jamais suivant une déclivité et qu'elles s'élèvent les unes au-dessus des autres, comme les marches étales d'un escalier rustique[6].

Le poème dans son ensemble se développe sur le modèle d'une phrase. La composition imite la syntaxe:

O mon âme impatiente, pareille à l'aigle sans art! comment ferions-nous pour ajuster aucun vers? à l'aigle qui ne sait pas faire son nid même?

Que mon vers ne soit rien d'esclave! mais tel que l'aigle marin qui s'est jeté sur un grand poisson,

Et l'on ne voit rien qu'un éclatant tourbillon d'ailes et l'éclaboussement de l'écume!

Mais vous ne m'abandonnerez point, ô Muses modératrices[7].

Le poète ne "concerte aucun plan[8]". Il compose par tableaux qui naissent les uns des autres:

Et comme quand en automne on marche dans des flaques de petits oiseaux,

Les ombres et les images par tourbillons s'élèvent sous ton pas suscitateur[9]!

Nous avançons dans le poème en passant d'un spectacle à un autre. Que le nom de la Vierge Marie soit prononcé: aussitôt voici la Visitation[10]. Ou, s'il est parlé d'Homère, le poète ne peut s'empêcher d'apercevoir l'Odyssée comme un large drame splendide encore ouvert au fond des temps[11]. Et l'Enéide, et la Divine Comédie passent ainsi que de hauts vaisseaux entrevus... Le poème est conduit par l'imagination. C'est elle qui marche, dans l'égarement et le transport, partagée entre toutes les splendeurs qu'elle découvre.[12] Et ce sont ses sursauts qui font l'enchaînement de l'Ode.

Aussi ne faut-il pas chercher d'abord la direction intellectuelle du poème, mais trouver le point précis d'où l'on puisse contempler sans déplacement toutes les visions offertes. Il y a une certaine attitude de l'imagination qui rend liés tous les spectacles comme ils le furent dans l'esprit du poète. Il n'est besoin que d'un peu d'abandon pour s'y sentir soudain placé:

O grammairien dans mes vers! Ne cherche point le chemin, cherche le centre! mesure, comprends l'espace compris entre ces feux solitaires!

Que je ne sache point ce que je dis! que je sois une note en travail! que je sois anéanti dans mon mouvement! (rien que la petite pression de la main pour gouverner.)

Que je maintienne mon poids comme une lourde étoile à travers l'hymne fourmillante[13]!

Cependant, nous apercevons que ce grand courant d'images ne se laisse pas conduire au seul hasard. Pas de fil logique. Mais une intention toujours présente évite les divergences inutiles, ramène sans cesse cet élan multiple avant qu'il ne s'éparpille. Il y a "la petite pression de la main pour gouverner". Il y a l'intervention des "Muses modératrices".

Une pensée secrète, la même jusqu'au bout, pèse au cœur du poème. Elle l'entraîne par sa simple présence sans se dévoiler jamais complètement. Elle reste close et sourde. Mais elle persiste. Et si je ne peux pas, à la dernière ligne, l'exprimer, du moins l'ai-je comprise, prise avec moi.

De temps en temps seulement, comme sous une mer agitée et confuse on entrevoit le roc, l'idée sous la fluctuation des images se découvre. Elle est là, je vais la saisir. Mais déjà une nouvelle vague de visions s'élève et la submerge.

Lire une Ode de Claudel, c'est être porté par un navire certain au milieu d'une large tempête sensuelle. Cette ondulation puissante, ces giclements ... ils traduisent tout ce qu'il y a dans la joie d'ampleur et de générosité.


Mais dans les Hymnes, de la joie s'exprime surtout la jalousie. La joie est une passion exclusive. A mesure qu'elle monte, elle rend celui qu'elle possède de plus en plus solitaire. Le chrétien se voit seul en présence de Dieu:

Et il regarde face-à-face avec tranquillité, dans la force et dans la plénitude de son cœur[14].

Vous êtes ici avec moi, et je m'en vais faire à loisir pour vous seul un beau cantique, comme un pasteur sur le Carmel qui regarde un petit nuage[15].

La joie distingue comme le feu. Elle tient séparé. Dans l'Hymne du Saint-Sacrement, chaque strophe se termine par un vers plus court que les autres, qui semble vouloir la fermer avec avarice. Qu'aucun impie ne s'introduise dans le désert de lumière où se sent ravi le chrétien:

Jugez-moi et discernez ma cause de la race d'Edom et d'Amalech[16].

Jamais plus Vous ne direz pareil celui qui Vous aime à ceux qui ne Vous ont aimé pas[17]!

Si fervent est le transport du poète, si pleine de certitude sa fidélité, que son espérance même est comme un défi:

Et je rirai à mon dernier jour[18]!

De cette âpreté et de cette solitude de la joie, on trouve l'expression dans la forme même des Hymnes. La régularité rythmique des vers, leurs rimes, leur répartition en strophes donnent au poème l'allure d'une brûlante litanie. Le retour des mêmes sons et des mêmes mouvements imprime à la voix je ne sais quelle monotonie impitoyable. Je sens tout de suite que dans l'hymne entière ne sera récitée qu'une seule passion, que rien ne viendra l'inquiéter, qu'il ne faut m'attendre qu'à sa croissance, qu'à son ascension dévorante. C'est ainsi que le feu prend et n'augmente sa violence qu'en se nourrissant de sa riche sécheresse.

Aucune ombre. Aucun instant de fraîcheur. Nous sommes dans un champ aride et flambant. Il n'y a que du chaume par terre. Une ardeur pèse. C'est la canicule de la Vérité:

Terrible silence de midi où votre nom seul est répondu[19]!

Votre amour est comme le feu de la mort, votre zèle est plus dur que l'enfer[20].

Voici du soleil sur nous...

la face évidente et torride[21].

Et la langue de Dieu sur nous avec un cri éclatant[22]!

Il semble que les Hymnes soient faites avec cette lumière cruelle de la joie. Tous les éléments en sont éblouissants de dureté. Peut-être faut-il attendre désormais de Claudel des œuvres qu'aucune souffrance ne pénétrera plus, qui se composeront de l'éclat même de sa foi. J'entrevois des drames formés par de courts rayons étincelants comme des glaives croisés, une poésie fervente et brève comme l'Eté.

1910.

[1] Partage de Midi, p. 152.

[2] Magnificat. Cinq Grandes Odes suivies d'un Processionnal pour saluer le siècle nouveau, p. 75.

[3] Hymne de la Pentecôte, dans l'Occident de mai 1909, p. 213–214.

[4] Cf. Les Muses. Cinq Grandes Odes, p. 25:

...... Voici que dans tous les cantons de ton âme

Se résout le Génie, pareil aux eaux de l'hiver!

[5] Les Muses. Cinq grandes Odes, p. 7 et 8.

[6] C'est sans doute l'impression de cette horizontalité qui inspira à M. Francis Viélé-Griffin, à propos des Muses, cette phrase: "J'aime l'ivresse de cette danse verbale, qui frappe le sol ferme d'une sandale aisée et large et qui marche sur l'air et sur les flots d'un pas matériel." (L'Ermitage, 1905.)

[7] Les Muses. Cinq grandes Odes, p. 12–13.

[8] Les Muses. Cinq Grandes Odes, p. 12.

[9] Ibid. p. 12.

[10] Magnificat. Cinq grandes Odes, p. 67.

[11] Les Muses. Ibid. p. 10.

[12] Cf. Tête-d'Or. L'Arbre, p. 46:

La Muse parfois s'égare dans un chemin terrestre;

Et profitant de l'heure le soir où ils mangent la soupe dans les bourgs,

La passante aux cheveux hérissés de lauriers marche nu-pieds, chantant des vers, le long de l'eau,

Toute seule, comme un cerf farouche!

[13] Les Muses. Cinq Grandes Odes, p. 19.

[14] Magnificat. Cinq grandes Odes, p. 93.

[15] Ibid. p. 66.

[16] Hymne du Saint Sacrement, dans la Nouvelle Revue Française du 1er avril 1909, p. 247.

[17] Hymne de la Pentecôte, Occident, p. 206.

[18] Hymne du Saint Sacrement, Nouvelle Revue Française, p. 254.

[19] Hymne du Saint Sacrement, Nouvelle Revue Française, p. 246.

[20] Saint Paul. Trois Hymnes dans la Nouvelle Revue Française de Décembre 1909, p. 343.

[21] Saint Jacques. Trois Hymnes. Ibid. p. 350.

[22] Hymne de la Pentecôte. Occident, p. 204.

 

BIBLIOGRAPHIE[1]

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 dans la Revue Indépendante,1890
Tête-d'Or (sans nom d'auteur),
 Librairie de l'Art Indépendant,1891
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L'Agamemnon d'Eschyle, traduction,
 Foutchéou,1896
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 Librairie du Mercure de France,1900
L'Arbre (Tête-d'Or. L'Echange. Le Repos du Septième jour. La Ville. La Jeune Fille Violaine),
 Librairie du Mercure de France,1901
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 Foutchéou,1904
Les Muses, ode,
 Bibliothèque de l'Occident,1908
Les Muses, ode,
 dans Vers et Prose, Tome II,Juillet 1905
Vers,
 dans l'Ermitage,15 Juillet 1905
Camille Claudel, statuaire
 dans l Occident,Août 1905
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 dans l Occident,Octobre 1905
Léonainie, poème inédit d'Edgar Poë (traduction),
 dans l'Ermitage,15 Janvier 1906
Partage de Midi,
 Bibliothèque de l'Occident,1906
Connaissance de l'Est (nouvelle édition augmentée de neuf poèmes parus dans l'Occident),
 Librairie du Mercure de France,1907
Art Poétique (Connaissance du Temps. Traité de la Co-naissance au monde et de soi-même. Développement de l'Eglise),
 Librairie du Mercure de France,1907
Hymne de la Pentecôte,
 dans l'Occident,Mai 1909
Hymne du St Sacrement,
 dans la Nouvelle Revue Française,Avril 1909
Trois Hymnes (Saint Paul, Saint Pierre, Saint Jacques),
 dans la Nouvelle Revue Française, Décembre 1909
Vers sur la mort de Charles-Louis Philippe,
 dans la Nouvelle Revue Française,Février 1910
La Visitation,
 dans le Catholique,Mars 1910
Magnificat,
 dans la Nouvelle Revue Française,Mai 1910
Méditation pour le Samedi Soir,
 dans la Phalange,20 Juillet 1910
Les Paradoxes du Christianisme, par G. K. Chesterton (traduction),
 dans la Nouvelle Revue Française,Août 1910
Dédicace,
 dans l'Art Libre,Septembre 1910
Cinq Grandes Odes suivies d'un Processionnal pour saluer le siècle nouveau,
 Bibliothèque de l'Occident,1910
L'Irréductible,
 dans l'Hommage à Verlaine,
Librairie Léon Vanier-Messein,
1911
Théâtre. Première Série. I. Tête-d'Or (Première et seconde versions),
 Librairie du Mercure de France,1911
L'Otage, drame,
 Edition de la Nouvelle Revue Française,1911
Théâtre. Première Série. II. La Ville (Première et seconde versions),
 Librairie du Mercure de France,1911
Propositions sur la justice,
 dans l'Indépendance,15 Mai 1911
Chemin de Croix,
 dans Durendal,1er Juin 1911
 
Sous presse:
 
Théâtre. Première Série. III. L'Echange. La Jeune Fille Violaine. Vers d'exil.
 Librairie du Mercure de France, 
L'Annonce faite à Marie, drame,
 dans la Nouvelle Revue Française. 

[1] Parmi les œuvres publiées dans les Revues nous ne signalons que celles qui n'ont pas été réunies jusqu'à ce jour en volume ou qui n'ont paru que dans des éditions rares.

 


 

IV
DES MUSICIENS

 

 

DARDANUS DE RAMEAU

Rameau est la récompense de notre fatigue et l'un de nos plus chers étonnements. Cette recherche fiévreuse de l'expression dramatique que nous avons entreprise avec Wagner, nous pensions qu'elle exigeait d'abord l'abandon de tous les moules musicaux, de toutes les formes prescrites; elle nous semblait impossible sans ce sacrifice préalable. En fait, notre effort a sans cesse tendu vers la plus grande liberté. L'œuvre de Debussy par exemple a été surtout de réagir contre ce qu'il y avait encore de trop rituel dans l'invention dont Wagner était devenu le prisonnier, savoir la construction thématique.—Cependant Rameau nous est rendu; et voici qu'avec émerveillement nous constatons qu'il a su tout exprimer, en se servant des formes mêmes dont le rejet nous était apparu comme notre premier devoir.

Sa spontanéité est si merveilleuse qu'elle n'éprouve aucune gêne à se voir enchaînée. Elle se lève, danse, se passionne et pleure dans le palais qu'elle s'est choisi et dans ses jeux enfermés elle s'emploie tout entière, si bien qu'elle n'a pas l'idée d'échapper à une contrainte dont elle ne saurait s'apercevoir. La beauté de cette musique commence si tôt, qu'on la ressent avant qu'il lui faille par quelque geste d'affranchissement s'affirmer; et le sourire de la captive qui danse est d'abord trop pur pour qu'on le puisse espérer plus aimable, une fois les liens tombés.—Même, il semble que Rameau ait besoin de ces formes où il s'adapte et que dans l'exactitude aisée avec laquelle il vient les combler, il y ait quelque reconnaissance. Je ne pense pas qu'elles lui soient nécessaires pour se soutenir; mais son émotion est si intime, si uniquement musicale qu'elle ne saurait comment composer d'elle-même son maintien extérieur et qu'elle accepte avec joie un visage tout fait, ainsi que les acteurs des tragédies grecques, n'accordant d'importance qu'à la substance même de leurs paroles, pour les prononcer sur la scène prenaient des masques.

Un air ou un chœur de Dardanus, encadré par ses ritournelles ou engagé entre deux récits de forme à peu près fixe, est aussi expressif que les plus libres mélodies dramatiques d'aujourd'hui. Seulement, au lieu de s'appliquer à traduire le poème mot à mot et à se modeler sur lui, au lieu de le saisir corps à corps et de décrire son sens avec une minutie presque syllabique, Rameau ne prend les paroles que comme un texte à développer musicalement, comme une épigraphe qu'il faut justifier; il les énonce, puis les enveloppe d'un merveilleux réseau sonore qui laisse paraître parmi ses mailles leur sens visible et prisonnier. En reprenant plusieurs fois la même phrase, il exprime tous les aspects de l'émotion qu'elle lui suggère, jusqu'à ne pouvoir plus que la reproduire en finissant dans la simplicité primitive de son apparition.—Avec une âme différente et tout ce que peut ajouter de richesse l'inquiétude de la foi, Bach écrit dans le même style ses cantates.—D'ailleurs Rameau n'ignore pas la traduction textuelle et, quand il y recourt, il sait noter les plus flexibles accents, les plus sensibles désinences. La mélodie du grand air d'Iphise est comme le battement virginal du cœur, comme la passagère lueur des yeux; elle est fine, inquiète et mouvante, aussi attentive aux ondulations des phrases que la déclamation de Debussy.

Mais le véritable prodige c'est l'orchestre, qui, ne procédant que par rigaudons, menuets et chaconnes, tient l'auditeur dans un trouble perpétuel d'attente et de délice. Partout traînent les désirs, coulent les plaintes, glissent au long du cœur les plus voluptueux désespoirs. Qu'on ne s'y trompe pas. Il ne s'agit pas seulement des "tendres amours" et des "doux soupirs" dont le texte est prodigue; nous ne respirons pas là simplement la fadeur galante du xviiie siècle. Mais les sentiments que porte cette musique, ont l'élan pur et direct des larmes qu'on ne peut empêcher. Je vois la Muse debout, et d'une main elle contient son grand cœur anxieux qui bouge sous sa robe; son attitude est pleine de décence; mais je n'en sais pas moins qu'elle souffre des mêmes amours que moi. Si vous en doutez, il ne faut qu'écouter l'admirable chaconne finale et surtout l'ascension sombre, haletante, épuisée, bien que toujours passionnément réservée, qui remplit le prélude du troisième acte et que les Tablettes de la Schola ont pu, sans trop d'arbitraire, rapprocher de la "Solitude" de Tristan.

1909

 

LA PASSION SELON SAINT JEAN DE J.-S. BACH

C'est la musique de la contrition. Elle est possédée par la pensée du péché; elle s'accuse profondément; elle prie afin d'être pardonnée. Comme la prière, dont elle emprunte les modes invariables, elle est à la fois rigide et haletante.

Bach prend les idées l'une après l'autre. A chacune il s'attache jusqu'à l'avoir exprimée complètement; il ne la quitte pas qu'il ne l'ait épuisée. Il l'insère en une forme fixe, chœur, air ou récit, dont les lignes abstraites désignent d'avance tous les trajets par lesquels, pour l'explorer entière, il la faudra sillonner. A l'intérieur de cette forme, une grande musique fiévreuse et unie se développe; elle parcourt longuement l'espace qui lui est donné, elle le crible de ses pas nombreux, elle le couvre de sa marche précipitée et régulière. Admirable piétinement! Il n'est pas d'issue par où je puisse m'échapper; je suis conduit avec violence; je ne peux qu'obéir à la main qui m'a saisi; il faut que j'éprouve jusqu'au bout. Sous cette prise étroite et sévère, je me sens malmené comme par la pénitence.—Quand le texte qu'elle commente a été complètement exprimé, la musique longuement s'arrête; elle se rassemble toute; elle vient, avec une consciencieuse passion, se réunir sur la tonique. On discerne dans son ralentissement une satisfaction austère, comme en ceux qui n'ont agi qu'"afin que toutes choses fussent faites".

Les chœurs, les airs, et les chorals, forment la partie lyrique de la Passion selon Saint-Jean: avec dureté l'âme chrétienne fait l'application à soi des paroles de l'Evangile, tourne vers soi le grief du Sauveur. Dans les chœurs, l'orchestre tout de suite entreprend ses rapides et rigides montées, l'ascension sombre de ses traits uniformes, son grand mouvement indiscontinu qui se recouvre sans fatigue. Les voix ajoutent la régularité âpre de leurs échanges; jamais la phrase n'est délaissée par elles, elle s'enchaîne sans cesse avec elle-même et la reprise perpétuelle de son intégrité dessine des ondulations inflexibles. Toute cette musique est en proie aux amples pulsations de la prière, elle respire fortement, toute dressée et plaintive, elle s'agite comme un cœur bouleversé d'adoration.—Elle ne progresse pas; tout de suite elle énonce tout ce qu'elle a à dire, puis ne fait plus que le répéter. Mais la répétition même augmente peu à peu l'émotion jusqu'aux larmes: chaque retour pénètre d'une pitié nouvelle et plus forte. La prière ne compte que sur sa monotonie pour blesser l'âme à qui elle s'adresse, elle se recommence, elle se ressaisit elle-même, elle se tient de nouveau, pareille, entre ses propres mains et s'offre de nouveau, pareille, comme si elle ne découvrait pas de plus profond cri qu'elle-même.—Dans les chorals, la pensée est parcourue d'une musique plus lente; elle n'est plus couverte en tous sens, mais traversée avec douceur et exactitude d'un bout à l'autre. Le chant prend chaque phrase, la soulève jusqu'au faîte de son intensité contenue, puis la dépose; il s'appuie sur des silences pour que le cœur s'écoute pénétrer par la méditation.

La partie narrative est faite des récits évangéliques. La mélodie se déroule avec uniformité. Elle est accidentée, mais ses inflexions sont comme rituelles. Son discours est plein de mouvement, mais d'un mouvement prescrit une fois pour toutes. C'est qu'elle s'est faite servante des formidables paroles qu'il lui faut porter; par humilité elle s'est vêtue des habits les plus coutumiers; elle gravit le calvaire avec modestie. A la fin des récits seulement elle se permet parfois quelque emportement: "Alors Pilate fit prendre Jésus et le fit fouetter." L'énormité d'un tel crime possède si fort la pensée du musicien qu'il ne peut se séparer de cette parole, et, l'ayant saisie, il la traîne en une longue vocalise, l'appuie au fond de sa gorge jusqu'à l'horreur.—Parmi l'exacte monotonie de la narration, brusques, les réponses et les invectives de la foule éclatent en chœurs. Une parole est à dire, préparée de toute éternité, annoncée par les prophètes! Voici que la foule se rue sur elle, s'empare d'elle, la prononce enfin et, pleine de rage, s'enivre de la répéter. Puis, parce que tout est accompli, elle se tait. Cris abrupts, brutalité haletante, haine spasmodique du chœur: "Kreuzige" (crucifie-le). Et, soudain, silence imprévu, interruption subite des voix: le peuple confusément s'étonne du crime qu'il vient de commettre, reste interdit, sans comprendre quelle fatalité le pousse.

En même temps qu'elle est une œuvre universelle, la Passion selon Saint-Jean délicieusement garde un goût national. Je pense aux gravures sur bois des maîtres allemands: c'est bien le même calvaire, naïf et féroce, tout en oppositions. Autour du Christ accablé, je distingue le gros rire des bourreaux et ces faces bestiales et sommaires, où la cruauté se déchaîne en grimace.

1910.

 

CESAR FRANCK

La grandeur de César Franck est de n'avoir jamais dit que ce qu'il avait à dire. Il ne s'est pas douté qu'on pût jouer avec la matière sonore, il a eu le respect de son utilité, il ne l'a employée que pour la faire servir à quelque dessein. Ce n'est pas qu'il se soit décidé à une telle probité; mais il l'avait naturelle, étant de ceux qui ne parlent que parce qu'ils ne peuvent pas faire autrement. Sa récompense fut cette liberté de langage qui est la seule chose que ses disciples n'aient pas su imiter,—cette liberté qui toujours résulte d'une intention précise et de l'obligation; comme il savait à chaque instant ce qu'il voulait dire, il n'était gêné par rien.

La nécessité dont la musique de Franck est imprégnée, est la source de toutes ses vertus. D'abord de son exactitude admirable. Chaque instrument entre à sa place, appelé par tous les autres, et son apparition émeut tant elle est naturelle. Jamais d'effet par l'inattendu. Si je tressaille, ce n'est que de sentir mon attente avec perfection comblée. Le clair discours se déroule, les paroles naissent au fur et à mesure de ce qu'il faut énoncer. Non qu'elles soient prévues; chaque mesure au contraire est une surprise mais elle ne surprend qu'à force de satisfaire.

Puis, son exactitude donne à cette musique sa continuité si particulière. Elle est si serrée, elle s'agence si scrupuleusement qu'aucune interruption ne s'y saurait insinuer; rien ne manque, aucun passage dont le vague puisse être l'occasion d'une divergence; l'intention est sans cesse présente en chaque détail et lui interdit de distraire. Le développement n'emprunte rien à l'extérieur; il procède par éclosions successives; la mélodie se déploie en plusieurs moments, imitant la fragile et progressive détente d'une pousse; elle ne progresse qu'en se précisant elle-même par ses répétitions, qu'en se dégageant peu à peu elle-même de son propre repliement. A mesure qu'elle se fortifie, l'harmonie émane d'elle et l'environne; il n'y a enrichissement que par multiplication intérieure, et c'est par l'approfondissement du passé, que surgissent les découvertes nouvelles. La modulation chez Franck est elle-même une forme de la continuité; elle n'a jamais le souci de créer un contraste; mais elle s'emploie à marquer d'exactitude les passages; elle est toujours comme une main qui s'ouvre lentement, comme l'insensible introduction à plus de lumière, comme la filtration irrésistible d'une même clarté qui gagne plus d'espace.

Une âme se chante avec fidélité. Tout vient d'elle. Elle s'épanouit dans la solitude; elle se développe, s'accroît, se donne avec une candide prodigalité. Mais elle est seule; on sent qu'elle n'a rien eu à vaincre et que dès sa naissance elle fut céleste. Aucun débat. La sensualité ne glisse nulle part ses tentations; c'est d'être si pure que la musique de Franck est si juste. On ne peut s'empêcher de sourire à l'admirable Psyché. Franck dévêt Eros et Psyché de leurs corps; à la charnelle poésie du mythe antique il substitue l'histoire de l'Ame et de l'Amour; entendons: de l'Amour divin. Le duo, si plein d'enlacements et de courbes flammes, qui s'élève soudain de l'orchestre, brûle d'un pathétique uniquement spirituel: ce sont les noces de l'âme sainte avec Dieu. Et l'exaltation progressive de cette âme, son transport croissant, le tremblement de plus en plus passionné de sa dédicace, atteignent une intensité si poignante qu'on ose à peine préférer secrètement d'autres musiques plus humaines et moins sûres, qui chancellent plus souvent, hésitent à plus d'obstacles et ne maintiennent leur continuité qu'en absorbant en elles les voix de l'entour, qu'en confondant sans cesse avec leur cœur les interjections de ce monde périssable où elles cheminent.

1910.

 

TRISTAN ET ISOLDE DE WAGNER

Monstrueux chef-d'œuvre! J'y entre comme dans la nuit noire et bleue. Les formes autour de moi deviennent fantastiques; je ne les reconnais plus. Elles ressemblent à des arbres plongés dans le courant des ténèbres. Cependant je n'ai d'autre ressource que d'attendre le jour.

Il n'y a pas d'œuvre qui soit plus dépourvue d'espoir que Tristan; car elle n'exprime que le désir, qui est le contraire de l'espoir. A chaque mesure et dès la première, le désir. C'est lui qui se traduit d'abord par cette sorte de continuité basse, par cette tenue de la mélodie, pareille à la longueur des sens. Il est courbé, mais il dure sans pause ni pitié: de là la sifflante persistance de la phrase musicale; elle semble portée par je ne sais quel souffle aride et inapaisable. Elle est faite de flammes soumises, mais qui gardent la violence attachée du feu. Le thème du Regard, avec sa souplesse qui ne lâche pas, est interminable comme la demande du désir chargée d'une accusation infinie. Il monte, élastique et suivi, il est l'humble et exigeante prière du corps, il file sans fatigue son imploration séduisante.

En même temps une mollesse, une épaisseur où s'amortissent les sons. Sur toute la musique de Tristan plane un étouffant nuage. Au premier acte, ce n'est qu'une lourdeur vague qui se pose sur les résonances. Les traits rapides de la Délivrance par la mort, qui s'échappent brusquement vers le milieu du prélude, retentissent dans le silence, sourd comme le sang, de la sensualité.—Au deuxième acte le nuage devient presque matériel. Sur le chant l'orchestre roule de chaudes ténèbres; ses éclats mêmes se font muets comme les remous de l'air brûlant et comme les explosions de la nuit. Il traduit par là l'informe suspens du désir, son bourdonnement autour de l'âme ainsi qu'une brume sombre. Les grandes délices de l'harmonie, les murmures du ruisseau avec la chasse lointaine mélangés, tourbillonnent, bas et perdus, semblables à des souvenirs dans un cerveau qui ne s'entend pas. Des phrases, qui seraient bruissantes d'échos, se taisent sous le manteau d'une ardeur obscure; la langueur descend sur elles comme l'averse d'un silence plein de pulsations.

Parmi cet étouffement les voix montent sans relâche, travaillées par l'effort de la volupté. Elles commencent dans une sorte de délire sourd; elles semblent avoir à soulever toutes les ténèbres; elles s'arrachent à l'ensevelissement; elles grandissent avec un malaise immense. Elles sont une invocation qui prend au bas de l'âme; elles naissent comme une parole si sombre qu'elle nous était à nous-mêmes inconnue. Quand il touche les mornes limites de la sensualité, l'être, égaré, ne trouve plus à donner que sa mort: la mort, en lui, devient une sorte de sentiment démesuré, informe comme l'ombre et qu'il essaie pourtant de saisir: et de présenter. Le chant entreprend cette offrande formidable, il bénit la dissolution avec une solennité violente, il s'élève ainsi qu'une prière noire, il est l'évasion des grandes eaux funèbres, cachées au fond du cœur.—Comme la mort ne se laisse pas embrasser, il se recommence sans trêve; il semble puiser en lui-même un don qui toujours se dissipe. La volonté qui le porte ne cesse de faiblir et toujours retombe à l'océan des sens. Sitôt qu'il s'est haussé, il fléchit jusqu'à se reprendre. Il est formé de longues phrases ascendantes que couronne l'évanouissement. A ses défaites il met une lenteur infinie et se répand en extases renonçantes. Reniement de toute espérance, bas amour de la perdition. L'élan de la mélodie s'achève par les transports accablés et interminables du détachement. Elle s'abandonne soudain, elle s'emplit d'un vaste désespoir ravi, d'une débordante détresse, d'un apaisement épouvantable.

A tant de respirantes voluptés silence, le troisième acte s'ouvre dans la solitude. Il est vide comme la mer. Caréol, vieille demeure dont les murs sont gris! Rocs battus d'écume de l'antique rive féodale! L'océan, tourmenté et silencieux, s'étend pareil à l'oubli. C'est ici que viennent mourir les preux. L'héroïsme wagnérien, à qui nous connaissions le visage d'un guerrier surgissant au milieu des trompettes levées, reparaît sur le seuil de Caréol; mais il est courbé comme un vieillard sous une lassitude navrante; il est une forteresse démantelée; il ne sait plus que rêver avec désolation. O mémoire de Tristan! O réveil des blessures! O plaintives enfances! L'immensité du désir maintenant se verse dans le regret. Cette mélodie du pâtre qui revient accompagner les souvenirs du héros, c'est le sentiment d'une destinée perdue, c'est le déchirement de l'amour qui voit sa vanité. Le passé est plein de mort; de sa voix naïve il chante ses anciennes déroutes; il parle de funérailles d'autrefois en ce pays de mer où personne n'aborda jamais; j'entends pleurer la musique de l'histoire inconnue. Et maintenant il n'y a plus d'espoir qu'en la mort.

Soudain la voici qui se laisse pressentir. Par un dernier assaut de la volupté la voici presque atteinte; elle va ne plus se refuser. La musique peu à peu se soulève, haletante. Elle est comme une pensée cherchée toute la vie et qui se fait de plus en plus prochaine, comme les battements, qui passionnément s'augmentent, de la mémoire et comme la délivrance de découvrir enfin ténébreuse, infinie, chargée de mort et de joie, la parole tant désirée. Les dernières mesures de Tristan expriment le déploiement immense du désespoir. Jamais il n'y eut avènement plus sombre, plus triomphale entrée dans le néant.

La musique de Tristan, aussi longtemps qu'elle dure, occupe mon corps ainsi qu'une flamme noire; elle le rend transparent aux ondes mortelles qui errent à l'entour; elle le traverse comme la destruction.

1910.

 

ARIANE ET BARBE-BLEUE DE PAUL DUKAS

L'originalité de Dukas ne se laisse pas définir du premier coup. Ce n'est pas qu'elle soit fort complexe; mais elle ne prend pas souci de se distinguer d'abord de toute autre. Il y a une grande honnêteté dans la façon dont cette musique accepte de ressembler à d'autres, refuse de dissimuler ses affinités sous l'exagération de ses différences. Comme sa sincérité lui fait une bonne conscience, elle est ferme et sage. Mais ce que nous exigeons d'elle en secret, n'est-ce pas plus de décision à l'égard de ses vertus propres, un parti pris plus net qui les lui fasse moins timidement employer?

Il y a chez Dukas une brusquerie que trop souvent il atténue. Parmi ses fluides développements naissent de temps en temps une âpre et régulière cadence, un lourd battement; c'est la carrure ancienne qui reparaît. Elle est démantelée, haletante; soucieuse de se soumettre aux enchaînements perpétuels de l'orchestration moderne, elle se fragmente, elle brise sa raideur. Mais son tressaillement abrupt anime soudain toute la musique. Je ne pense pas seulement à la rythmique pesanteur et aux soubresauts maladroits du balai dont l'Apprenti sorcier déchaîne la danse. Dans Ariane et Barbe-Bleue je surprends à plusieurs reprises cette allure déterminée. Le combat de Barbe-Bleue et des paysans est une symphonie massive et contractée, d'une uniformité essoufflée. Dure description par à-coups! Les traits s'ajoutent lourdement les uns aux autres, ainsi qu'on lève les bras pour asséner un nouveau coup de bâton.

L'autre qualité de Dukas c'est le scintillement très particulier de son orchestre. J'y trouve quelque chose de doucement perçant! il naît sans interruption avec une froideur nette; il est exact, clair et sec; non pas à force de dépouillement, mais au contraire à force de volontaire densité, d'entêtement à la plénitude. Il ne cesse pas d'occuper toute son enveloppe, de la toucher en tous ses points. Comme l'orchestre wagnérien il semble vouloir emplir à chaque instant une forme invisible.—Mais Wagner, que guide un profond instinct dramatique, sait fléchir sa tension; il sait l'art de préparer en atténuant; parfois il cède un peu de sa ressource pour ménager une éclosion; sa richesse, ayant une autre fin qu'elle-même, parfois s'oublie et consent à montrer un visage terne. Dukas au contraire épanouit sans cesse au dehors toute sa trouvaille; il n'y met pas d'affectation, mais une sorte de naïveté grave. Il ne cache rien parce qu'il ne songe pas à rien faire attendre. Aussi son orchestre sans repli se laisse-t-il apercevoir d'abord dans toutes ses dimensions. Et la lumière dont il est pénétré, supprimant toute ombre et toute hésitation, lui donne cette dureté limpide, semblable à celle des pierreries qu'il chante.

Pourquoi, malgré ces qualités qui pouvaient suffire à inspirer une œuvre très belle, le drame d'Ariane et Barbe-Bleue nous laisse-t-il mal satisfaits? On ne s'empêche pas de le confronter à Pelléas et Mélisande. C'est le propre des chefs-d'œuvre d'obséder le jugement. De plus, les deux livrets, bien que s'opposant comme le détestable et l'excellent, invitent les musiques à la ressemblance. Et si Dukas emploie une technique différente de celle de Debussy, il n'y a pas encore là de quoi lui éviter d'être comparé à son rival. Ce souterrain, cette "eau dormante et très profonde" et ce retour à la lumière, il a bien fallu qu'il les décrivît. Mais qu'ils sont imprécis et arbitraires! Dukas n'a presque aucune sensualité. Aucune de ces vibrations délicieuses, aucun de ces paysages clairs et liquides, ou pleins de brume marine, qui s'ouvrent à chaque instant sous le ciel sombre de Pelléas.—Il ne faut pas chercher non plus dans la déclamation d'Ariane la sensibilité, la pitié délicate de la déclamation debussyste. Pour exprimer les vagues moralités de son texte, Dukas a employé une mélodie aussi peu emphatique que possible. Mais jamais il ne touche.

En effet ses véritables qualités sont la sécheresse, la dureté, la pesanteur. Le troisième acte d'Ariane, où il trouve à les exercer, est de beaucoup le meilleur. Dukas excellerait dans la description tragique. On voudrait qu'il illustrât un drame plein de péripéties, d'allées et venues; il y faudrait une ville mise à sac, de lourdes danses de routiers, des foules abruptes qui porteraient un seul sentiment dans le cœur. Il ne s'agirait pas pour Dukas de renoncer aux développements purement musicaux; pour être d'action la musique n'abdique pas toute gratuité. Quand Bach, dans la Passion selon Saint-Jean, raconte que "le voile du temple s'est déchiré", ce n'est que par d'austères arabesques qu'il décrit l'événement formidable; il ne songe pas à imiter; il transpose en musique pure l'image que sa ferveur contemple.—Il serait beau que Dukas, renonçant aux docilités d'expression pour lesquelles sa rudesse ne le dispose pas, traduisît un pillage ou un exploit en une rigide "sinfonie".

1910.

 

LA RHAPSODIE ESPAGNOLE DE RAVEL

Il y a une torpeur dans toute danse espagnole; c'est l'union de la fureur et du sommeil; les danseurs semblent toujours en train de se réveiller par leurs cris; ils frappent du pied, ils arrondissent les bras, il se cambrent, il se jettent des invectives pour s'encourager. Mais leur tourbillon reste inerte; tout départ s'achève en piétinement; l'appel s'entrave dans la gorge; les visages n'arrivent pas à s'arracher ce sérieux.—Je retrouve dans Ravel, admirablement évoquée, cette agitation dans l'engourdissement. Tout n'est que préludes, ritournelles préparatoires, exordes emphatiques; les chanteurs se disposent à se montrer incomparables; mais il fait trop chaud cette nuit; les cordes de la guitare éclatent.—Dans la Habanera les pas et les gestes entreprennent d'être inépuisables; mais bientôt, délicieusement, ils renoncent à s'inventer davantage et tournent, tournent, tout désorganisés de langueur.—Enfin la Feria ne se compose que de brefs assauts, de tentatives furieuses mais vite consommées, de bondissements esquissés, de fanfares qui surgissent, puis s'arrêtent; sans cesse la mélodie se perd dans la lourdeur qui plane, s'efface dans une chaude brume sonore faite de la confusion de tous les cris ébauchés et interrompus.—Il faut comprendre que la vertu expressive de cette musique est dans son indistinction même, dans le trouble flottement de son harmonie, dans sa suspension perpétuelle, dans sa façon d'être une atmosphère où tout s'évapore.

Cependant il semble qu'à peindre ces confusions Ravel ne réussisse si bien que parce qu'il y utilise un défaut. Reconnaissons-lui l'indépendance qu'il revendique à l'égard de Debussy. Ne l'achète-t-il pas au prix d'infériorités? S'il montre tant d'habileté à brouiller les contours et à fixer surtout la couleur d'ensemble des grands mélanges, n'est-ce pas que lui manque cette cristalline netteté qui fait l'orchestre de Debussy, même dans ses complexités les plus formidables, toujours aussi distinct, aussi séparé intérieurement, aussi discret? Je me rappelle dans La Mer certains écroulements de vagues dont le fracas n'empêchait pas de tinter la chute délicate de chaque goutte.

Ravel mérite le nom d'impressionniste avec toutes les vertus et tous les défauts qu'il comporte. Il est parmi le bruit qu'il entend et il en note avec subtilité la saveur propre. Mais il ne sait pas se détacher; il ignore le secret d'oublier pour mieux retrouver; le besoin de l'inscription immédiate lui interdit de composer d'ensemble son œuvre. Il consent à ce qu'elle ne soit que rhapsodie.

Debussy est mieux qu'un impressionniste; il est temps qu'on s'en persuade.,

1910.

 

PELLÉAS ET MÉLISANDE DE CLAUDE DEBUSSY

On ne sait peut-être pas assez ce que fut Pelléas pour la jeunesse qui l'accueillit à sa naissance, pour ceux qui avaient de seize à vingt ans quand il parut. Un monde merveilleux, un très cher paradis où nous nous échappions de nos difficultés. Toute la semaine, au lycée, nous l'attendions, nous parlions de lui. Avec quel amour et quel respect! Il était la consolation de nos emprisonnements. Et, le Dimanche venu, car nous ne pouvions l'entendre qu'aux matinées, de nouveau cette musique, de nouveau ce pays sonore où s'enfoncer, les trois dimensions mystérieuses de ce royaume ravissant. C'est sans métaphore que je le dis: Pelléas était pour nous une certaine forêt et une certaine région et une terrasse au bord d'une certaine mer. Nous nous y évadions, connaissant la porte secrète, et le monde ne nous était plus rien. Comprendra-t-on longtemps encore le pouvoir de charme que l'œuvre recèle? Je ne voudrais pas être de ceux qui bientôt l'entendront avec seulement de l'admiration.

Cependant il faut déjà raisonner notre amour; nous ne pouvons plus nous contenter d'enthousiasme. Voici comment, me semble-t-il, se pourrait définir la nouveauté de Pelléas: la musique jusqu'à Debussy était linéaire; elle se déroulait; elle avait besoin de temps pour exprimer; il fallait demander aux mesures suivantes le sens de celle que l'on écoutait.—Dans Pelléas, la musique est tout entière en chaque moment; elle s'est subtilement tassée, toutes ses parties se sont rapprochées, sont venues doucement les unes contre les autres.

Ainsi d'abord s'explique l'extraordinaire plaisance de l'harmonie. Aucune direction extérieure aux accords; rien qui les conduise, qui les entraîne; ils ne poursuivent aucune solution, sinon celle qui de l'un va faire l'autre; ils ne sont pas pris dans un mouvement; mais ils se touchent exquisement; ils descendent ensemble; les lignes qui pour les unir les sépareraient, se brisent sous le grêle poids de leur délice singulier et voici qu'ils s'abîment, fragiles, jusqu'au contact. C'est pourquoi, s'ils s'enchaînent, ce n'est pas qu'ils se produisent, mais qu'ils s'évoquent; ils s'enchantent les uns les autres avec une proche délicatesse, ils s'appellent individuellement, nommément, comme dans une âme un sentiment en suggère un autre.—De là cette sorte de faiblesse ou plutôt d'affaiblissement continuel. Cette musique à chaque instant va finir; les harmonies sont une chute insensible et interminable; chacune s'élève en diminution sur la précédente, c'est-à-dire en plus grande extase et plus dénouée encore par la volupté.—De là aussi cette perpétuité de la douceur: il n'y a plus que des parfums; plus même les fleurs dont ils sont nés. L'harmonie de Pelléas se respire; elle se répand et l'on ne cherche plus à voir devant soi; on la suit, sans désir, à sa suavité.

Mais il y a bien autre chose que de la suavité dans Pelléas. Appliqués à la mélodie, cette simplification, ce tassement ont donné une déclamation lyrique d'une humanité admirable.—Le chant, chez Wagner, n'est jamais expressif par lui-même, mais seulement à force d'allusions; il lui faut le renfort des thèmes dont sans cesse il est souligné. C'est qu'il n'est qu'une ligne continue et d'un tracé presque arbitraire; ou du moins il est un certain mouvement général dont les péripéties n'ont d'autre raison que le développement de l'orchestre.—Dans Pelléas, cette ligne perpétuelle s'est démembrée. Chaque phrase s'est doucement détachée de la continuité abstraite où elle était prise; elle s'est affaissée avec légèreté; elle s'est résignée à soi. Elle ne vient plus à cause de ce qui la précède, mais seulement à cause d'elle-même. Par cette soumission elle se rapproche de sa source véritable, le sentiment; elle n'est plus au-dessus de lui comme un arc qui ne le touche jamais en aucun point, mais elle naît de lui comme germe une eau à même la terre, et elle prend avec timidité sa forme. C'est pourquoi elle devient si directement poignante. Il n'y a plus que des paroles et dont la liaison ne se fait que par les mouvements de l'âme. Comme en chaque accord se condensait le parfum de toute une chaîne d'harmonies, de même en chaque phrase s'enferme l'expression de tout un passage mélodique. A chaque instant le mot le plus juste, le plus naïf, ce qu'il fallait dire et que voici maintenant irréparable. Sans cesse une délivrance naturelle; le cœur qui trouve; un sentiment qui cède à la tentation de la musique et se révèle simplement parce qu'il est là, parce que le personnage l'éprouve. Aussi, malgré l'absence de toute direction abstraite, jamais on n'est embarrassé pour suivre cette mélodie; on la suit comme on aime ou comme on souffre, sans davantage s'interroger.

Il faudra bientôt que la musique, comme les autres arts, cesse de vouloir n'exprimer que l'essentiel et rétablisse toutes les formes dont elle a prétendu se passer. Mais Pelléas est d'un certain idéal la réalisation trop parfaite, pour avoir à craindre la réaction de l'avenir. Ne serait-il pas le vrai chef-d'œuvre du symbolisme?

1911.

 

LES POÈMES D'ORCHESTRE DE CLAUDE DEBUSSY

L'évolution de Debussy a imité le changement continu et insaisissable de sa musique; il nous a fallu longtemps accompagner son insensible démarche avant d'apercevoir que nous nous déplacions. Mais l'exécution récente d'Iberia nous oblige à nous recueillir; voici que du Prélude à l'Après-midi d'un Faune nous nous sommes écartés assez pour que le chemin parcouru révèle une direction.

Les premiers poèmes d'orchestre de Debussy n'étaient pas la peinture d'un spectacle; ils traduisaient le délice de l'âme au milieu du monde; ils étaient emplis par la forte montée de la douceur. Le rythme du Prélude ou des Nocturnes suit tous les tâtonnements de la volupté et, de même que celle-ci s'attache à toutes les tentations et se partage entre elles, errant de l'une à l'autre, de même il se déforme, il se reprend; tout inquiété de plaisir, il mène son hésitation délicate à travers la mélodie. Et la continuité du poème n'est faite que de sa modification perpétuelle.—La mélodie, elle aussi, a tous les contours de la volupté; elle s'avance d'abord, pleine d'une modération balancée; de lentes tenues se traînent, se posent sur le mouvement comme s'oubliant à un rêve: elles perpétuent la complaisance, elles prolongent le délice, s'attardent à le goûter jusqu'à la défaite. Mais soudain, comme n'en pouvant plus, comme fatigué de porter en soi un excès, tout l'orchestre se résout en une vaste éclosion vibrante; doucement, il se déchaîne; par un secret passage il glisse dans l'épanouissement. Insensible et subite délivrance de la suavité! De fluides colonnes claires frémissent, une grande agitation limpide et retenue bouleverse les violons; le chef d'orchestre tient au bout de ses doigts une ruisselante masse sonore qui lentement s'écroule, comme une vague qui mettrait longtemps à se défaire. Parfois plus de langueur encore vient exténuer la mélodie: alors, au lieu de se fondre en un large frisson harmonique, elle cède accablée, elle défaille en une ondulation déclive et interminable, comme la danseuse, sous le plaisir, sent jusque dans ses hanches faiblir ses pas.

Musique de la volupté. Mais, parce qu'elle traduit les plus vacillantes émotions, il ne faut pas croire qu'elle-même soit arbitraire et vague. Sa flottante subtilité, si d'abord elle nous surprenait de joie, c'est tant elle était exacte. Des sentiments incertains il peut y avoir une expression précise; il ne faut que la trouver. Debussy a laissé se tramer en lui la forme de l'insaisissable, et sur elle sont venus se poser les sons, comme au matin l'eau, en claires perles condensée, dessine la tremblante flexibilité des herbes. Dans Nuages chaque contour mélodique, chaque accord est pénétré de nécessité; aucune spéculation orchestrale; une fidélité perpétuelle à l'émotion; si bien que de l'évanouissement lui-même il semble que le timide visage soit ici fixé; la plus hésitante mobilité a coulé ses rythmes dans les seuls mouvements sonores qui la pouvaient avec exactitude représenter.—De là cette netteté frissonnante: parce que chaque trait est nécessaire et qu'une délicate rigueur parmi tous les autres le conduit, il évite de se confondre. Même quand tous les instruments plongent, tournoient, s'emmêlent et lentement hors de leur étreinte remontent en s'égouttant, la fine justesse des contours n'est pas troublée. Limpide et tremblante distinction, comme à travers le voile de la chaleur le paysage qui bouge, apparaît plus subtil et plus clair.—L'orchestre de Debussy est perpétuellement divisé. Ses différentes parties peuvent se rejoindre pour un instant; mais leur mélange n'est qu'accidentel; elles ne s'unissent que parce qu'elles sont nées séparées; jamais l'une ne dérive de l'autre, ne s'en détache. Cette musique est ainsi comme un réseau sensible qui se modèle à chaque instant sur l'émotion, qui se contracte quand elle se concentre et s'éploie quand elle s'épanouit. Et comme les mailles, même dans leur resserrement, restent secrètement démêlées, ainsi, quand il se rassemble, l'orchestre conserve sa ténue, sa flexible, sa vibrante discrétion.


Mais si infaillible et si exacte qu'en soit la sinuosité, le musicien n'a pas voulu indéfiniment se confier à la divagation de ses sens; il est devenu jaloux de son instinct. Dans la Mer on découvrait un effort pour substituer à la spontanéité sensuelle des développements la direction de l'esprit. Iberia est l'aboutissement de cet effort.

Il est vrai que c'est encore de grands élans de plaisir que s'anime cette musique; tout le délice espagnol coule entre les bords du poème. Mais son abondance a été épurée, dépouillée par l'intelligence. La densité sonore, au lieu qu'elle résulte comme dans les premiers poèmes d'une perpétuelle plénitude de l'orchestre, est obtenue par l'importance des quelques éléments que choisit la patiente sagacité de l'esprit. Les fils les plus essentiels seuls subsistent dans la trame musicale; mais ils ont été élus avec tant de justesse que leur déroulement simultané, par la rareté infatigable des rapports qu'il entraîne, remplace la voluptueuse épaisseur de la symphonie primitive. Que l'on écoute le deuxième morceau: les Parfums de la nuit. Le lourd malaise embaumé des jardins nocturnes n'a besoin, pour s'évoquer, d'aucune effusion harmonique ni de la vibration des cordes. Les parties de l'orchestre se froissent, se traînent languissamment les unes contre les autres, appuient leurs lentes différences. Et parce que nous ne cessons pas de les entendre, sans jamais se joindre, se combiner, nous sentons la largeur de l'étoffe sonore se tisser tout doucement.

Cette raréfaction de la musique par l'intelligence permet une continuité plus sûre, plus droite. Comme il a choisi lui-même les fils, le musicien les tient entre ses mains; ils ne se dévident que dirigés par lui. Dès le premier morceau d'Iberia, nous avons été surpris par une rectitude de la démarche que nous n'attendions pas. Si le rythme reste multiple et brisé, ce n'est plus du moins par son hésitation que nous sommes conduits; il est pris lui-même dans un grand ruissellement direct. Sans doute il n'y a pas ici, comme chez Franck, une force centrale, une puissance qui s'épanouisse peu à peu, un développement par expansion. Mais au lieu que la mélodie, comme dans les premiers poèmes de Debussy, sans cesse se détourne pour atteindre toutes les possibilités musicales qui flottent autour d'elle, elle les attire et les engloutit sans interrompre son cheminement imperturbable. Sa continuité cesse d'errer: elle va.

Cependant la rigueur qu'acquiert Debussy dans Iberia, peut-être se compense-t-elle de quelque sécheresse. Faut-il avouer que nous regrettons un peu l'humide frémissement des Nocturnes et du Prélude à l'Après-midi d'un Faune. Sans doute les traits dans Iberia sont plus incisifs; la main ne tremble pas, qui les trace; mais leur fixité les rend moins chargés de délices. La sensation n'est plus directement transcrite: l'esprit est intervenu et il a fait son œuvre de substitution. A la limite cet art finirait par ressembler au délicat symbolisme des paysages japonais: composition de quelques lignes très précieuses, entre lesquelles des couleurs avec atténuation se souviennent. Mais si je veux éprouver cette image, il y faut un effort; le sentiment en moi ne naît plus du premier coup; je ne peux que le retrouver. Le retrouvé-je même véritablement?

La musique des premiers poèmes atteignait l'âme à force de déferler contre les sens. Ce soulèvement, ce détachement par le délice, ils emportaient l'âme avec le corps. Quand tout l'orchestre du Prélude à l'Après-midi d'un Faune dévalait de langueur, il nous emmenait tout entiers dans sa défaillance. Mais voici que la volupté cesse de nous assaillir. La musique de Debussy n'est plus que d'indication; elle semble se retirer au second plan, se transformer peu à peu en un exquis mais sommaire décor, et laisser vide la scène. N'est-ce pas qu'il va falloir emplir celle-ci d'un drame? Puisque le paysage désormais ne s'enlace plus à nous, ne cherche plus à toucher notre âme, puissent des êtres l'habiter, dont la voix comme celles de Pelléas et de Mélisande nous trouble! La sobre délicatesse d'Iberia permet d'imaginer une déclamation dramatique tout imprégnée de sévérité, une musique toute serrée et nue, et dont l'expression ne sera que par sa rigueur même émouvante.

1910.

 

LES SCÈNES POLOVTSIENNES DU PRINCE IGOR, DE BORODINE

Tout de suite je revois Fokine avec sa troupe d'archers.—Il n'est rien dans la musique qui ressemble à ces quelques pages de Borodine. Elles viennent toucher ce qu'il y a de plus primitif en nous, elles réveillent au fond de nous l'informe image de l'Asie, le souvenir étouffé de la grande mère.

L'Asie! Non celle que nous enseigne par ses paquebots la Méditerranée et qui sent toujours l'importation. L'Asie terrestre! Elle s'est mise en marche à travers les steppes. Elle chemine à pied par lentes étapes. Elle s'arrête le soir et songe, comme ceux qui voyagent sans retour. Le camp dressé. Des feux. Des tentes. La nuit scintille, dure et bleue. Aucune mer aussi loin qu'on se rappelle. Alors, parmi le silence désert et distinct des plateaux, s'élève une allégresse pleine de mémoire, une joie cadencée pareille à la consolation des plus anciens regrets. D'abord j'écoute ces flûtes tristes et jointes, comme les petits pas qui conduisent à la danse; je vois ces groupes lents qui se rapprochent dans la lueur des foyers et sous la nuit. Et soudain l'immense vague ravissante par quoi tous sont emportés, la mélodie comme une pluie violente et fragile, la mélodie qui chante avec une rapide voix. Elle croule ainsi qu'une bande d'oiseaux, elle dévide son clair bercement et les danseuses en sa déroulée sont si bien confiées, si bien perdues qu'elles rythment doucement son absence, lorsqu'un instant, comme un souvenir qu'on prend le temps de posséder, elle se tait évanouie.—Cependant les hommes bondissent à leur tour, frappés de rêve. Assauts profonds et sauvages. La joie qui les ébranle monte en eux comme un songe brutal. Elle les secoue, elle les fait tournoyer en des jeux qui imitent ils ne savent quoi de disparu. C'est ainsi qu'ils se souviennent, c'est ainsi qu'ils calment leur cœur. O musique brusque, haletante, ton ivresse est la stupeur de la mélancolie, tu es la consolation par la violence!

Couchés immobiles auprès des danses, les chefs, au fond de leur mémoire basse comme une voûte, revoient des villes.

1911.

 

MOUSSORGSKI

Panem nostrum quotidianum da
nobis hodie.

Sitôt que le prélude de Boris Godounoff élève son chant pauvre, suppliant et décidé, on ne peut plus être fier, ni content de soi. Voici l'exigence la plus naïve, la voix de la faim et de la soif. Je suis tiré hors de moi-même; tout ce qu'il y a de serré en moi se délie. Je sens soudain naturelle la pitié; elle déborde de mon cœur sans effort et sans honte. Elle me délivre comme les larmes.—Le rideau levé, c'est toute la sainte Russie qui chante avec ses cloches et ses prières. Elle m'implore, elle est à genoux; elle tend les bras; elle me prend à témoin; elle m'adresse le chœur de ses paroles mendiantes. Oh! comme j'entends sa plainte! comme me saisit sa demande!

La mélodie de Moussorgski, c'est le récit de l'humilité. L'humilité,—non pas un sentiment négatif, la contrainte de l'orgueil,—mais elle est là, respirante, vivante, avec une chère figure timide et hardie. Sous son inspiration la mélodie parle et prie. Tout de suite elle s'élance; tout de suite elle entame son candide discours. Elle est prompte comme ces mots sans calcul qu'arrache le besoin. Elle commence vive et pure, ainsi que l'enfant qui fait quelques pas rapides et joint les mains. Elle s'échappe, elle lâche son chant grêle et urgent; déjà souffle sa douce haleine hâtive. Si soudaine elle naît qu'elle semble surprise. Elle est une phrase que l'on n'a pu retenir. Elle n'a pas réfléchi. Elle n'a pas attendu de se comprendre. Aussi son impatience est-elle saisie de modestie. Elle est ingénue comme la misère.

Cependant aucune crainte ne suffit plus à l'arrêter. Pas de honte, ni même de confusion. L'indigence qui la presse ne songe pas à rougir. Et non plus elle ne revendique rien, elle ignore la justice, elle ne réclame pas avec amertume son dû. Quel élan de la demande! Quel repos en Celui vers qui s'élève la prière! "Demandez et on vous donnera... Car quiconque demande reçoit." C'est la voix de l'enfant qui n'est jamais repoussé. C'est l'animation de la confiance. La mélodie est pleine de rapidité; l'espoir lui souffle mille paroles à la fois, l'espoir délie ses longues phrases agiles. Elle est multiple et active; une claire précipitation, comme dans chaque feuille et dans toutes le vent qui parle, détermine ses notes, les entraîne. Elle se dépense en vives instances; elle est toute délibérée: elle va aussi vite que le langage de la prière; rien n'embarrasse la naïve générosité de son transport. Imploration décidée des chœurs: à supplier ils mettent je ne sais quelle alacrité. Pas même dans les lamentations ne cesse ce rythme hardi. La plainte de Xénia[1] n'est pas une mélopée, mais une détresse animée et, dans une âme virginale, les soudains élancements du désespoir, les épreintes aiguës et timides du malheur. Promptes retombées de la mélodie, poignante déprise!

Pas plus qu'elle ne s'alanguit, la mélodie ne consent à s'envelopper. Rien n'estompe sa limpidité. Elle est une ligne sans ombres. Elle se déroule, tout entourée de lumière, presque grêle tant l'isole la clarté. Les sentiments, quand ils deviennent très conscients, se peuplent de sous-entendus. Mais en voici de trop nouveaux pour souffrir les réticences. Ils se récitent tout entiers dans un chant sans retraits; ils se donnent en une phrase naïve; ils ne songent pas qu'ils puissent s'enrichir de dissimulations. Aucun de ces détours, de ces secrets et de ces allusions dont sont faites les mélodies occidentales. La phrase est sans accident; elle est éclairée d'un jour uniforme; elle propose sans préférence toutes ses parties; elle précipite avec égalité ses syllabes. Chouisky[2] raconte le carnage où le tsarévitch a trouvé la mort. O diaphane litanie! Rien qu'une ligne pure, rien que les faits terribles énoncés les uns après les autres. La voix monotone pleure sa peine; elle dit l'histoire, anxieuse et nue. On n'entend que sa parole plaintive, qui va, distincte, sans le soutien d'aucun accord étouffe, d'aucun assourdissement harmonique. Elle chante, solitaire, un amour infini. La mélodie est claire comme l'amour; comme lui elle est toute pleine à l'intérieur de lumière. Elle est tout avouée, elle n'a plus en elle de silences. Elle coule transparente et plus délicieuse au cœur que le pardon.

L'harmonie jamais n'étoffe la mélodie; car elle n'est que le rayonnement de sa transparence; elle est pareille à la buée lumineuse qui borde les corps diaphanes; elle résonne aussi clair que le vent à travers le jour; elle n'approfondit que la limpidité.

Cette musique est toute en acte. En aucune partie d'elle-même il n'y a de lenteur ni de crépuscule. Elle ignore les sentiments lourds et éteints. Elle peut bien souffrir, mais non pas être triste. Elle a une bonne conscience. Comment la douleur empêcherait-elle sa joie? Elle a une sorte de gaîté qui est l'activité même de son cœur. Elle s'éveille, elle sourit, elle est comme un enfant qui parle avec tous les mots. O nouveauté de l'âme! Rien n'endort la chère allégresse de cette émerveillée. Une petite flamme naïve, une tendre vivacité jusque dans la détresse. Elle est surprise, elle est ravie. Elle se tourne vers toutes choses. Elle joue; elle invente de courtes histoires précipitées. Elle est affairée comme la joie, elle "a le temps, mais juste[3]". Puis elle s'arrête tout à coup, occupée par l'importance d'une question qu'elle brûle de poser. Fins de mélodies étonnées et interrogatrices.

Cette délicate turbulence, il semble qu'elle subsiste jusque dans la solennité. Celle-ci ne se marque point par un orchestre ralenti de thèmes. Elle n'est pas étayée de fanfares. Elle n'est que l'élargissement de l'allégresse, qu'une phrase qui s'ouvre et monte. Elle est un enthousiasme plein de naïveté, une inspiration chargée de prière, un triomphe pareil à un ample sourire, l'avènement de la piété. Elle est heureuse comme le geste du prêtre qui écarte les bras en face de la foule. Elle est semblable à cette aise de l'âme qu'emplit sa propre oraison. Jamais elle ne devient pompeuse. Elle règne sans emphase. Elle reste joyeuse et modeste comme les paroles d'un vieillard qui confesse le Christ. Elle s'avance avec la parure de l'humilité, elle s'incline, elle salue trois fois, les bras étendus en avant.

La musique de Moussorgski, c'est la voix même de la Russie. O Russie, notre petite mère dans la douleur! notre sainte mère priante, souffrante, souriante! Tu parles à Dieu pour nous. Tu es notre ambassadrice. Tu lui parles avec toutes tes paroles en ia et en schka, avec tes longues phrases humbles, avec ton langage vif, bas et suppliant. Tu es gaie pour nous, tu as de l'espoir pour nous. Seule tu sais avec exactitude ce que nous valons et tu ne demandes pas davantage qu'il ne nous est dû. Tu es notre amour le meilleur et notre meilleure humilité. Nous te remettons nos péchés afin que tu obtiennes pardon pour nous. Tu es la femme députée au Dieu terrible, afin que, l'ayant vue, elle est si pitoyable qu'il ne puisse plus nous refuser sa miséricorde.

1911.

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