Études: Baudelaire, Paul Claudel, André Gide, Rameau, Bach, Franck, Wagner, Moussorgsky, Debussy, Ingres, Cézanne, Gauguin
[1] Boris Godounoff, Acte II, p. 95 de la partition russe.
[2] Ibid. Acte II, p. 125.
[3] La Chambre d'enfants, A cheval sur un bâton.
V
ANDRÉ GIDE
ANDRÉ GIDE
J'ai porté tout mon bien en moi comme les femmes de l'Orient pâle sur elles leur complète fortune.
A. G.
Il est étonnant de voir avec quelle parcimonie et quel regret ses compatriotes dispensent à André Gide leur admiration. De cette réserve la postérité ne manquera pas de se demander les raisons.—A l'étranger André Gide dès maintenant est considéré comme l'un de nos grands écrivains. En France ce n'est pas qu'il soit méconnu; on confesse sa valeur, on s'accorde sur sa considérable importance. Mais il y a un silence autour de lui. Il semble qu'on craigne de le juger trop favorablement. Ceux-mêmes qui affectent de le tenir en haute estime, on les sent pleins d'inquiétudes et de restrictions secrètes: leur louange se tait aussitôt, elle redoute d'aller trop loin.
Qu'a donc André Gide qui de la sorte nous intimide? Que nous a-t-il fait?..... Nous aimons les artistes qui préparent eux-mêmes leur figure et nous la transmettent bien déterminée, nette, simple, complète. S'il leur faut se faire quelque violence, supprimer en eux certains traits, arrêter leur développement pour se révéler à nous ainsi clairs et parfaits, que nous importe? Nous n'avons le temps d'accueillir que des notions achevées.—Mais Gide, il nous est impossible de le définir; non pas qu'il se cache, mais c'est qu'il se dit tout entier. Il refuse de s'en tenir à ce qu'il a déjà posé de lui-même. Le voici devant nous plein de sourire et de nouveauté. Tant il change, et sous nos yeux, ne se moquerait-il pas de nous? Toujours ouvert, toujours dans l'attente de ce qu'il va devenir:
Ainsi ne traçai-je de moi, dit Ménalque, que la plus vague et la plus incertaine figure, à force de ne la vouloir point limiter[1].
Que ne s'arrête-t-il? Vraiment il serait temps qu'il se rangeât; il faudrait qu'on fût enfin sûr de pouvoir le retrouver désormais toujours pareil à l'idée qu'une bonne fois on se serait formée de lui. Alors il serait permis de lui décerner des éloges ..., tout au moins de choisir, pour qualifier ses livres, des épithètes irrévocables.—Mais non. Il augmente sans cesse. A chaque fois, on le retrouve de plus de choses épris, à plus d'idées, à plus d'êtres attaché, moins définitif que jamais. Il n'a même pas la pudeur de dépouiller franchement son passé à mesure qu'il l'use. Si du moins il déclarait ce qu'il repousse! Mais il se complique toujours davantage et l'on ne sait même pas bien ce qu'il n'est plus.
Tant d'incertitude, une âme si diverse, cet air de prêter toujours audience à l'avenir, c'en est assez pour expliquer l'hésitation de la louange et cette secrète rancune que beaucoup nourrissent à l'endroit d'André Gide.
C'est pourquoi je pense que certains goûteront, à lire cette étude, le plaisir, d'autant plus délicat que moins avoué, d'une vengeance. J'y voudrais en effet tâcher de surprendre cette âme amoureuse de sa mobilité, et que son naturel élan sans cesse nous dérobe; je voudrais essayer de pénétrer ce variable sourire et de forcer la défense qu'il nous oppose.
Dans son œuvre c'est André Gide lui-même que je chercherai. Je n'y saurais d'ailleurs trouver que lui. Cette œuvre en effet n'énonce aucun système. Elle ne s'interpose pas entre son auteur et nous. Les idées qu'elle contient ne sont pas abstraites ni placées en dehors de l'esprit qui les a conçues; elles ne prétendent pas former, distinctes de lui, une vérité universelle. Mais chacune, dans les subtils liens des mots retenue plutôt qu'emprisonnée, reste vivante; elle est un moment de l'âme; elle n'en a pas perdu la palpitation; au lieu d'être enfermée durement et immobilisée dans la phrase, elle s'y conserve délicatement indomptée; elle attend mon regard et, sitôt touchée par lui, elle se reprend à vivre, elle se refait indocile; une captivité si peu urgente n'a pas contraint son ingénuité. Il ne faut plus l'appeler: idée. C'est un sentiment qui s'ouvre à nouveau dans mon âme, comme il s'ouvrit d'abord dans celle de Gide.
L'œuvre est tout entière de confession; loin de le masquer, elle trahit sans cesse son auteur, et même quand elle semble ne point le vouloir.—Il ne faut pas se laisser duper par l'apparence: certains livres, comme Les Nourritures Terrestres, ont un aspect théorique, ont l'air d'enseigner une doctrine. Il n'en est rien. C'est simplement que Gide est attaché à tout ce qu'il ressent; il aime ses goûts, il prend le parti de ses préférences, il insiste un peu sur ses penchants; tant il les trouve agréables, il ne peut s'empêcher de les conseiller aux autres; il les voit par mille délices récompensés, et se félicite de les éprouver, et invite le lecteur à les essayer à son tour. Mais il n'en compose aucun système. Que son âme vienne à changer un peu: aussitôt toute sa doctrine est oubliée; car elle n'était qu'un moyen de mieux se faire comprendre. Au prochain livre, au lieu d'elle, c'est Gide lui-même qu'une fois de plus nous découvrons, avec ses sentiments nouveaux, avec son âme infatigable.
Aussi faudra-t-il nous garder de pousser jusqu'au bout l'interprétation abstraite de chacun de ses livres. Ses idées demandent d'être entendues avec intelligence; elles n'ont toute leur précision que dans un mystérieux premier plan; elles ne sont justes, fines, originales qu'aussi longtemps qu'on ne les touche pas; elles sont des aveux et perdent leur sens dès qu'on veut voir en elles des préceptes. Si on les oblige à devenir exactes, elles cessent de l'être[2]. Pour les comprendre, il faut savoir que la vérité est chose fragile et qui s'évanouit dès qu'on la presse; elle est tout près de nous; on ne l'obtient pas par les démarches de la réflexion. La cherche-t-on? C'est qu'on l'a dépassée.
Nous écouterons parler Gide sans jamais le contraindre. Comme au milieu des paroles on aperçoit je ne sais quoi se débattre, c'est ainsi que nous attendrons son âme. Elle ne se remettra à nous que peu à peu. Peut-être nous semblera-t-elle souvent se démentir. Mais toujours elle nous reviendra. Sous des mots contraires nous la distinguerons pareille; nous la reconnaîtrons soudain parmi ses aveux divisés. Elle est une; elle est fidèle à elle-même. Nous devinerons sa continuité.
Pour l'effaroucher le moins possible, n'examinons d'abord que la façon dont elle s'exprime; la forme et le ton de ses paroles commenceront de la trahir.
[1] Les Nourritures terrestres, p. 79.
[2] Elles se font banales, échangeables, indifférentes; elles n'ont plus de sens appréciable: "Quand un philosophe vous répond, on ne comprend plus du tout ce qu'on lui avait demandé." (Paludes, dans Le Voyage d'Urien, suivi de Paludes, p. 193). Dans la discussion par petits papiers qu'il entreprend avec Martin, le héros de Paludes, à mesure qu'il tente de la solidifier en une formule abstraite, voit avec stupeur son idée prendre le visage et tous les traits de l'idée contraire.
PREMIÈRE PARTIE
LE STYLE
Ce ne sont pas les livres d'un poète. Le style de Gide ne recrée pas les choses, il ne les restitue pas à nos yeux. Il ne faut pas lui demander de nous rendre sensible l'univers. Ses rares images sont justes, mais elles ne sont pas de celles qui brusquement remplacent l'objet, qui le représentent en le supprimant. Elles viennent avec une gracieuse aisance s'ajouter à lui et l'expliquer. Le plus souvent même, le style est sans images:
Où donc est sa beauté? En quoi nous est-il si précieux?
Pour le comprendre il faut que nous distinguions deux époques dans l'œuvre de Gide: l'une s'achève avec Les Nourritures Terrestres (dont il faut, sous le rapport de l'écriture, rapprocher Amyntas); l'autre commence avec l'Immoraliste et n'est pas encore terminée. Sans qu'il y ait entre elles de séparation profonde, le style dans la seconde laisse paraître des qualités que dans la première il tenait dissimulées, abandonne aussi celles qui d'abord étaient les plus frappantes.
Le délice du premier style est surtout dans le mouvement des phrases. Elles bougent; elles se déroulent, elles ont mille inclinations diverses au gré desquelles elles se laissent porter. Elles sont pleines de directions comme l'eau. On les lit en se penchant; tout le corps s'intéresse à leurs modifications; on les accompagne tour à tour avec une ployante et voluptueuse attention. La beauté du style, on ne la découvre en aucun point, ni dans un mot, ni dans une image, mais seulement dans la syntaxe; on la démêle comme, à suivre ses routes sinueuses, le charme d'un pays.
Tout dans la phrase est soumis au mouvement qu'elle dessine, tout se dispose pour n'en pas détourner l'attention; il faut qu'on n'y trouve à goûter que lui: les diverses parties s'abouchent entre elles, se font si amies que de l'une à l'autre on passe sans heurt, et que d'une proposition parfois l'on ne s'aperçoit d'être sorti qu'en se surprenant dans la suivante. Un trouble léger émeut et confond les mots, ainsi que sous la délicatesse du vent s'emmêlent les feuillages d'arbres différents; c'est un enchevêtrement pour plus de suite et de silence; chaque parole finit par se poser à l'endroit où elle sera le plus passagère et le mieux persuadera le lecteur de la quitter le moins difficilement. Les adjectifs viennent doucement précéder les noms[2], les pronoms prennent une place exquise et écartée; ils semblent vouloir s'effacer dans l'ombre des mots plus graves. De souples échanges, de petites inversions. Tout plie sous un long souffle modéré. Non pas une banale euphonie, ni le simple souci d'éviter les hiatus. Mais Gide veut que d'abord s'aperçoivent les démarches de la phrase; qu'en la lisant on sente se dérouler son geste; il en apaise les différences intérieures; il imprègne les mots de docilité; c'est pour laisser passer sur eux comme sur un chemin uni les directions de la parole. Ainsi chaque phrase est une invitation à des parcours séduisants; on y entre comme en cette rivière qu'ils explorent, les marins de Virgile, "lents sur les rames", et derrière soi l'on écoute le sillage...
Mais à cette mobilité quelle raison? Quelle nécessité intérieure provoque ces complexes élans? Malgré l'apparence ce n'est pas la musique[3]. Gide ne s'amuse pas à composer des mélodies verbales, à imiter vainement avec le langage écrit le langage des sons. Ce sont les mouvements de son âme qui soulèvent ses phrases et leur inspirent d'errer. Comprenons bien ceci: comme l'atmosphère du matin, gagnée de proche en proche par l'influence du soleil, peu à peu s'emplit de mille courants invisibles, tantôt effrénés et tantôt revenant doucement sur eux-mêmes, ainsi cette âme en présence des choses se pénètre d'instabilité. Elle est sensible à leur chaleur; elle ne peut faire qu'elle ne soit troublée. Des va-et-vient muets, des tendances divergentes s'emparent d'elle; elle est en proie à des détours délectables; chaque rayon venu du dehors éveille en elle de légers tournoiements: velléités, renoncements, désirs comme de soudaines traînées de brise dans l'air; offrandes et retraits; amours qui s'élancent, puis sont saisies de repentir; attentives hésitations; pentes délicates sitôt abandonnées. Tous ces bougements, se sont eux qui disposent le style. Ils arrangent les mots, ils les inclinent, ils les adressent à telle fin, ils donnent aux propositions un sens, ils orientent la phrase. Tantôt ils versent en elle tout ce qu'ils ont de délivré, d'épars, d'offert. Tantôt au contraire ils la font un peu resserrée et ramenée sur elle-même.
Voici d'abord les phrases qu'animent les élancements du désir. Elles ont toutes une sorte d'extase désemparée; elles s'attardent de partout, elles s'alentissent passionnément; et, en même temps, je ne sais quelle fièvre les inquiète et les empêche de se reposer dans la défaite. Les unes fuient longtemps comme le désir qui s'échappe vainement du cœur; elles rebondissent en s'affaiblissant toujours, elles se perdent plutôt qu'elles ne s'achèvent. Elles sont pareilles à des promontoires: au moment où leur ligne bleue va finir dans la mer, un bleu plus pâle les reprend et les prolonge encore en les atténuant davantage:
Et parfois jaillissait comme spontanément dans l'extase, de cette nuit trop chaude, une fusée lancée on ne sait d'où, qui filait, suivait comme un cri dans l'espace, vibrait, tournait et retombait défaite, au bruit de sa mystérieuse éclosion. J'aimais celles surtout dont les étincelles d'or pâle retombent si longtemps et si lentement s'éparpillent, qu'on croit après, tant les étoiles sont merveilleuses, qu'elles aussi sont nées de cette subite féerie, et que, de les voir, après les étincelles, demeurantes, l'on s'étonne ... puis, lentement, après, une à une, on reconnaît chacune à sa constellation attachée,—et l'extase en est prolongée[4].
D'autres phrases sont à la fois penchées et retenues; elles s'empêchent d'abord de trop incliner, elles tentent de se redresser; mais c'est pour que s'en aille d'elles le dernier mot, comme une feuille mûrie que cueille le vent: ainsi imitent-elles l'envol délié de l'attente:
Ce fut le lendemain, au soir, qu'après la longue marche, une suprême dune ayant été franchie, apparut devant nos désirs hors d'haleine, d'un lac ou d'une mer la plaine doucement azurée[5].
Et dès lors m'habita cette pensée, lassante et puissante comme un désir: certes je goûterai le bonheur de mon âme, déjà prêt, mais quand elle sera du peuple et de l'amour et complètement, délivrée[6].
Ou bien la phrase est de son commencement tout entière occupée, elle est tournée vers lui, elle ne le quitte pas en s'éloignant de lui, elle en garde doucement mémoire:
Petite chambre au-dessus de la mer; m'a réveillé la trop grande clarté de la lune, de la lune au-dessus de la mer[7].
C'est qu'elle exprime le tourment ravi de la surprise; elle montre le cœur saisi d'une si soudaine et si paisible volupté qu'il sent la caresse avant l'objet et n'a pas le temps d'un désir; elle s'éveille prompte et faible, comme il s'éveille au toucher du nocturne rayon.
Parfois elle est faite de propositions parallèles qui tâtonnent ensemble; elle est pareille aux sensations qui viennent par les doigts et que l'on se donne plusieurs fois pour être bien sûr de leur délice; elle se déroule comme une volupté toute proche et errante; elle reprend les mots qu'elle trouve et les dispose nouvellement.
O! petite figure que j'ai caressée sous les feuilles—jamais assez d'ombre n'aura pu ternir ton éclat—et l'ombre des boucles sur ton front paraît toujours encor plus sombre[8].
... Et les corps délicats épousés sous les branches.
... J'ai touché d'un doigt délicat sa peau nacrée...
Qui posaient nus sur le sable[9]...
L'incertain mouvement de ces phases se modèle sur l'hésitation du désir; elles peignent ses gestes d'essai, ses tentatives sans volonté et d'avance renonçantes, ses expériences[10].
D'autres, au contraire, au lieu d'errer et de se défaire avec lui, traduisent son scrupule, sa crainte de n'être pas assez fort. L'âme, devant les choses, soudain se reproche de ne pas sentir assez d'admiration, elle se ressaisit, elle tâche de partir de plus haut en elle-même, elle veut au plaisir qu'elle attend une préparation plus élevée, plus exquise.
De là ces phrases qui commencent plusieurs fois, qui sont pleines de naissances intérieures; sitôt ouvertes, elles s'interrompent pour se reprendre, elles entrevoient une cime plus voluptueuse d'où elles reviennent s'élancer:
Ah! comme j'ai donc respiré l'air froid de la nuit—ah! croisées! et, tant les pâles rayons coulaient de la lune, à cause des brouillards, comme des sources—on semblait boire[11].
Oh! dans quel mois brûlant, quel svelte enfant grimpé dans l'arbre, tendra-t-il vers ma main, pour ma soif, une lourde grappe cueillie[12]?
Phrases peuplées de repentirs qui sont comme de nouvelles sources; elles dérivent à la fois de plusieurs origines, elles veulent emprunter de toutes parts leur courant, de peur qu'il ne soit pas assez nombreux[13].
O feinte exquise de l'amour, de l'excès même de l'amour, par quel secret chemin tu nous menas du rire aux pleurs et de la plus naïve joie à l'exigence de la vertu[14]!
Ou bien elles laissent au milieu d'elles éclore une faible et lasse exclamation, comme le regret de n'être pas assez suaves, comme la résignation à n'atteindre jamais tout le délice qu'elles avaient entrepris de dire:
Mais l'âme de Gide connaît d'autres mouvements que ceux du désir et de l'extase; en même temps qu'elle se dénoue et qu'elle se répand, elle se replie, elle songe à rejoindre tous les sentiments qu'elle vient de disperser, elle craint de se trop diviser et de se perdre. Aussi s'occupe-t-elle sans cesse de tenir enchaînées ses velléités les plus diverses, ses pensées les plus extrêmes; elle va les rechercher, si éloignées soient-elles, et, malgré leur contrariété, les oblige à demeurer finement solidaires.—Comme elle en imitait les démarches éparses, la phrase, de même, traduit ce resserrement de l'âme. Il y a une union subtile, une minutieuse dépendance entre ses propositions; elles conduisent l'esprit, par une sorte de va-et-vient, des unes aux autres. Même quand elles ont l'air de vouloir se désorganiser sous l'influence du plaisir, elles gardent certaines attaches bien secrètes: par exemple, elles possèdent en commun un mot dont elles se partagent le sens; une légère avarice les empêche de pousser jusqu'à l'oubli les unes des autres leur aventureuse générosité:
Il ne me paraît pas qu'Alissa y fût sensible et fît rien à cause de moi, ou pour moi, qui ne m'efforçais que pour elle[17].
Les propositions dépendent les unes des autres par le point même de leur différence; chacune à la fois écarte et approche d'elle la suivante; chacune est de la précédente la douce détente inverse; chacune apparaît comme promue par un ressort dissimulé qui tout aussitôt la rappelle. Une sorte de logique insaisissable parcourt la phrase, qui semble, tant la responsabilité de ses éléments est forte, par son contenu même attirée vers l'intérieur et comme astreinte:
Il nous semblait hélas! qu'à nous la raconter, Michel avait rendu son action plus légitime. De ne savoir où la désapprouver, dans la lente explication qu'il en donna, nous en faisait presque complices[18].
Tel est le style des premiers livres de Gide, celui où se trahit le mieux son âme. Il est mobile comme elle, il a tous ses entraînements et tous ses repentirs, il la suit dans sa perpétuelle inquiétude; c'est par les variations inépuisables de son instabilité et par cette façon d'obéir aussitôt aux moindres déplacements du cœur, qu'il touche. L'émerveillement, dont, sans fatigue, il nous emplit, vient non pas de l'originalité des mots ou des images qu'il nous propose, mais de le voir inventer à chaque phrase une nouvelle manière de s'écouler, un nouvel emploi de sa pente.
Plus sévère, plus dénué, plus sec est le style des romans, celui que l'on trouve pour la première fois dans l'Immoraliste. Il est moins spontané; il a été formé par un admirable effort de volonté. Dans l'aisance mouvante de ses phrases Gide eût pu se complaire; comme bien d'autres, il eût pu faire sa manière de la richesse naturelle dont il disposait; il ne lui eût fallu qu'un peu d'habileté pour prolonger longtemps encore sans monotonie les débats exquis de son style. Mais il a voulu le dépouiller. Avec patience, mesure et savante modestie, il s'est façonné une écriture nouvelle ou plutôt il a transformé l'ancienne, il en a poussé les vertus à de nouvelles et plus soumises qualités, il a imposé à ses mots une simplicité calculée. On ne peut manquer de sentir, en lisant l'Immoraliste ou la Porte Etroite, combien le style en est volontaire; il laisse paraître, non pas une application pénible, mais une constante vigilance; rien n'échappe, rien n'est gratuit. Il semble que Gide, à chaque instant, se méfie de ce qu'il pourrait écrire; les phrases les plus humbles, les plus coutumières, on les devine obtenues par domination; on devine que leur effacement est dû à quelque sacrifice.
Sous l'influence de cette contrainte, le style s'est modifié de deux façons. En premier lieu ses mouvements se sont apaisés. Ils ne sont plus à la surface des phrases, on ne les aperçoit plus d'abord; ils sont descendus au fond; ils sont devenus invisibles. Ils demeurent pourtant; ils glissent comme une eau souterraine, ils emmènent secrètement les mots. Ou plutôt: leurs divergences, leurs innombrables contrariétés, leurs jeux, leurs allées et venues, en s'approfondissant, se sont joints en un seul mouvement exquis et caché; on ne voit plus bouger la phrase, mais le livre passe, s'écoule. Chaque phrase, naguère, avait sa direction propre, elle s'ouvrait dans un certain sens et rien ne la continuait; ces élans séparés, maintenant, se sont mis les uns à la suite des autres; chaque phrase tourne vers la suivante son inachèvement délicat, prononce vers elle son attente, se tait doucement vers elle. Le livre fuit, d'une pente insensible et irréparable, comme la journée vers sa fin. Pourtant on sent encore l'essor qu'il refrène. Ce style est pareil à la démarche de quelqu'un qui contient sa danse et, de temps en temps, fait quelques pas mélodieux. Son mouvement dompté parfois remonte et se délivre en une pure arabesque, et ce qu'il a de prisonnier met une sorte de passion dans sa détente:
Et comme l'impatient oiseau qui crie par devant l'aurore, appelant plus qu'annonçant le jour, dois-je n'attendre pas le pâlissement de la nuit pour chanter[19]?
L'autre modification du style, c'est une croissante particularité des mots. Dans les premières œuvres, ils étaient d'une généralité extrême; ils laissaient fuir le plus âpre de leur sens pour ne plus être que grave retentissement; en eux ne veillait qu'une rare et vide lueur, rayonnement de leur abstraction; ils semblaient de "pâles flammes[20]". Les phrases du Voyage d'Urien étaient pleines d'une creuse lumière, pareille à celle de cette grotte azurée où vont errer les prisonniers d'Haïatalnefous:
La barque y pénétrait par une très étroite ouverture et qu'on ne voyait plus dès qu'on était entré; le jour qui passait sous les roches, à travers l'eau bleue prenait la couleur de la vague ... et des roches du fond semblait venir la clarté indécise[21].
Dans les Nourritures Terrestres, ils commençaient à devenir plus solides, plus consistants, ils amenaient avec eux quelques parcelles de leur sens profond. Cependant, ce sens, ils ne le livraient qu'entraînés par le mouvement général de la phrase. Ils étaient pareils à ces cailloux qui n'ont de couleur que plongés dans un ruisseau, ou bien à ces herbes dont la chevelure ne s'éploie qu'en un courant:
J'aimais, disait-il, une enfant de race Kabyle, à la peau noire, de chair parfaite, à peine mûre. Elle gardait dans la volupté la plus mièvre et déjà la plus retombée une gravité déconcertante. Elle était l'ennui de mes jours et les délices de mes nuits[22]...
Mais dans l'Immoraliste et dans Amyntas[23] les mots prennent une vertu individuelle; ils ne cessent pas d'être abstraits, mais leur abstraction s'imprègne d'un peu de sensualité. Déjà ils ne passent plus si musicalement, si "vainement évanouis dans l'eau merveilleuse[24]" des phrases. On sent chacun doucement sur les lèvres commencer; il y inscrit sa précise forme impalpable, son invisible dessin, il demande à la parole de se resserrer un peu autour de son exactitude. C'est qu'il appelle en lui son étymologie, il s'en inspire légèrement, il s'en sert pour animer, comme d'un air subtil, sa fragile enveloppe. Sur la page, on aime, en relisant la phrase, le retrouver écrit, il semble que sa propriété l'y fasse attaché et qu'on y voie mystérieusement tracé son contour.
Tout repose et sourit dans sa félicité frugale[25].
... Je guiderai leur pas vers l'oubli. Ici nul aliment à leur peine; un grand calme sur leur pensée[26].
Je n'eus pas trop grand peine à la persuader ... que rien ne lui serait meilleur à présent que de descendre en Italie où la tiède faveur du printemps achèverait de la guérir[27].
Le mot se détache, faible et beau, parmi la phrase. On distingue en lui une sorte de direction, il est comme intérieurement gouverné par sa justesse, elle devient en lui quelque chose de vivant, une âme. Il ne vaut pas par sa couleur, par son éclat, mais par l'esprit qui l'anime et le conduit; l'exquise pertinence de sa signification finit par lui donner une forme, un corps, une présence pour les yeux. Du mot: parfait, je goûte ici la presque tangible éclosion:
Le moindre bruit prend sur cette transparence étrange sa qualité parfaite[28].
Il est pareil à un oiseau ouvrant ses belles ailes pâles.
Dans la Porte Etroite et dans Isabelle les mots deviennent de plus en plus propres, drus, probants. Ils prennent en eux tout leur sens et veulent qu'on ne l'ignore pas[29]. Tant ils désirent qu'on entende se prononcer leur passagère précision, et tant ils craignent que ne l'efface la fluidité de la phrase, parfois ils la font tendrement archaïque:
Je m'enivrais ainsi d'une sorte de modestie capiteuse et m'habituais, hélas! consultant peu ma plaisance, à ne me satisfaire à rien qui ne m'eût coûté quelque effort[30].
Le style d'Isabelle surtout contient beaucoup de ces mots rares et anciens[31]; c'est qu'ils semblent à Gide plus concrets, plus sensibles que tous les autres; pendant leur sommeil, leur sens profond, que trop d'usage avait atténué, a repris sa vivacité; rajeunis, ils montrent une vertu toute neuve, une justesse palpable. Leur abondance dans Isabelle accuse le grand effort que fait Gide pour donner à son style cette douce pesanteur, cette matérialité qui lui manquaient; il lutte contre sa liquide aisance, il la veut empêcher en faisant plus lourds et plus définis ses mots; il faut, pense-t-il, que la phrase soit arrêtée par ses éléments, qu'elle ne glisse pas sur eux, mais que chaque parole soit un léger écueil qui retienne la pensée et la voix. Il tâche donc exactement au contraire de ce que d'abord il cherchait; au lieu que naguère il enchevêtrait et confondait ses mots pour ne laisser voir que le mouvement des phrases, maintenant il entrave, ce mouvement avec l'obstacle passager des mots.
Peut-être le style d'Isabelle nous paraîtra-t-il un peu trop composé, peut-être y sentirons-nous une trop infaillible attention, peut-être nous gênera la réussite trop constamment parfaite de la trouvaille, où se lit un peu d'amusement. Mais Isabelle est une œuvre de transition; il ne faut en voir que la tendance, qu'en bien comprendre l'indication.
Un style musical et mouvant, dont la moindre attitude enchantait, qui ne pouvait bouger sans déplacer en nous de la volupté, ne cherche plus que l'exactitude et une simplicité sévère. Proches par le sujet sont les Nourritures Terrestres et l'Immoraliste. Pourtant, entre ces deux livres, quelle différence d'écriture! Je lis le second avec une joie transformée: plus de caresses, plus de ces phrases qui venaient me toucher de leur détour comme un bras. Ma sensualité ne trouve plus à se prendre qu'à une sorte de charme mince et secret; le délice du style est redescendu dans les mots, il imprègne leur tissu, il s'exhale d'eux comme le parfum vert, âpre et juste du bois blessé et comme la grave odeur des herbes qu'on foule; il flotte sur le déroulement serré des phrases, pareil à la faible trace de fraîcheur laissée par un ruisseau.
[1] Les Nourritures Terrestres, p. 83.
[2] "... Une vie au monotone cours..." La Porte Etroite, p. 54.
[3] Dans les Cahiers d'André Walter, Gide est sous l'influence symboliste et rêve d'écrire "en musique" (p. 126). Pourtant déjà il comprend que ce n'est pas la pure inspiration musicale qui conduit ses phrases: "Que le rythme des phrases ne soit point extérieur et postiche par la succession seule des paroles sonores, mais qu'il ondule, selon la courbe des pensées cadencées, par une corrélation subtile." (p. 125. Cf. p. 207.)
[4] Les Nourritures Terrestres, p. 95.
[5] El Hadj (Philoctète, p. 157).
[6] El Hadj (Philoctète, p. 174.)
[7] Les Nourritures Terrestres, p. 62.
[8] Ibid. p. 63.
[9] Les Nourritures Terrestres, p. 64. Cf. Amyntas, p. 247: "Là, parmi tant d'indistinctes blancheurs, parmi tant d'ombres, ombre moi-même, ivre sans avoir bu, amoureux sans objet, j'ai marché, me laissant tantôt caresser par la lune, tantôt par l'ombre, y cachant pleins de larmes mes yeux, et plein de nuit, et souhaitant y disparaître."
[10] Le style de Gide fait penser souvent à ce rayon de soleil qui traverse le feuillage, plonge dans l'eau "et tout au fond, mais sans insister, touche un peu de sable qui bouge". (Amyntas, p. 17.)—Les mots parfois se groupent un peu au hasard, lâchement, comme pour ébaucher une direction: c'est un essai de l'âme qui cherche à savoir si, par tel geste, il n'y aurait pas quelque aise à goûter: "Et nous mourrons—comme quelqu'un qui se dépouille pour dormir". (Les Nourritures Terrestres, p. 203.)
[11] Les Nourritures Terrestres, p. 25.
[12] Amyntas, p. 20.
[13] Parfois elles s'interrogent elles-mêmes, avec une modestie passionnée: "Ecrirai-je, et me comprendras-tu si je dis que ce n'était là que la simple exaltation de la lumière?" (Les Nourritures Terrestres, p. 61.)
[14] La Porte Etroite, p. 56.
[15] Les Nourritures Terrestres, p. 180.
[16] Amyntas, p. 9.
[17] La Porte Etroite, p. 37.
[18] l'Immoraliste, p. 253.
[19] La Porte Etroite, p. 246.
[20] Le Voyage d'Urien, p. 63. Par exemple: "Et nos vaillances dans l'avenir luisent devant nous comme des étoiles." (Le Voyage d'Urien, p. 64.)
[21] Le Voyage d'Urien, p. 62–63.
[22] Les Nourritures Terrestres, p. 108. Violemment attiré par la phrase, aspiré par la voix, le mot l'ennui prend une couleur sombre et passionnée, une justesse obscure, dont déjà, maintenant que nous le répétons solitaire, le voici privé.
[23] C'est par la particularité des mots que le style d'Amyntas ressemble à celui des romans. Mais il tient encore du style des premiers livres par la diverse mobilité de la phrase.
[24] Le Voyage d'Urien, p. 29.
[25] Amyntas, p. 12.
[26] Ibid. p. 25.
[27] L'Immoraliste, p. 224.
[28] L'Immoraliste, p. 218–219.
[29] "Trop de jour, rhétorique, le mot plus gros que la pensée", lit-on déjà dans les Cahiers d'André Walter, (p. 211). Si dans le rapprochement de ces mots l'on consent à voir une définition de la rhétorique, et si l'on accepte cette définition, il faudra convenir qu'il n'y eut jamais dans toute la littérature d'écrivain moins rhéteur que Gide. Nul ne pousse plus loin que lui la crainte de laisser l'expression dépasser son objet; tout ce qui ajoute à la vérité l'offusque, toute amplification du sentiment lui est insupportable. Cette haine de l'exagération l'entraîne peut-être parfois à trop de méfiance: dès qu'un enthousiasme ne choisit plus ses mots, il en suspecte la sincérité. C'est pourquoi les grandes passions populaires, générales, avec leurs cris et leurs acclamations grossières le trouvent sceptique. Il leur reproche mentalement de ne pas connaître avec exactitude leur degré. Gide est délibérément privé; on ne l'interprète avec justice qu'en l'acceptant distingué de la foule. Il ne met à se séparer d'elle aucune dédaigneuse affectation, mais il est tout fait pour vivre à part d'elle; ce n'est que dans le monde des individus qu'il peut employer convenablement ses forces; là seulement où tout est particulier, il peut faire jouer l'exquise justesse, le sens des importances relatives, le discernement défini qui sont ses meilleures vertus.
[30] La Porte Etroite, p. 37.
[31] Cf. Nouveaux Prétextes, p. 208: "Ces harpies dépichent la trame; je n'y puis tisser rien de dru."
LA COMPOSITION
Une phrase contient, enveloppé, replié sur lui-même, l'arrangement de tout le livre; elle se dispose selon les mêmes lois que l'œuvre entière; elle prémédite dans sa structure minutieuse le dessin de l'ensemble. Aussi le style de Gide va-t-il nous renseigner sur sa manière de composer et nous aider à en surprendre le secret.
Pas plus que le style, la composition n'est restée immuable; elle n'est pas la même dans le Voyage d'Urien et dans la Porte Etroite. Les livres de la première période, au lieu de se laisser conduire au fil de quelque histoire, se divisent intérieurement et s'agencent suivant les mouvements de l'âme. Ils n'ont pas pour sujet le récit d'événements, mais simplement une masse d'idées et d'émotions qui n'a de commencement ni de fin. La matière de chaque œuvre, c'est un monde invisible de sentiments, un moment de la conscience. C'est donc quelque chose de donné, de tout présent: rien à atteindre, rien qui demande à être découvert. Aussi le livre ne s'organise-t-il pas pour manifester un progrès, ne s'applique-t-il pas à ménager l'avènement de quelque péripétie dernière; il ne tend pas, il ne prépare pas, il ne se dirige pas. Mais il imite par sa disposition intime les allées et venues, les bougements sur place de l'âme, ses minutieuses et contraires velléités sur la pente où elle se retient. Il est fait d'épisodes,—d'épisodes qui ne s'enchaînent pas mais se déroulent parallèles. Il est tout entier de front; il ressemble à l'une de ces phrases pleines de division, où s'exprimait l'hésitation du désir. Les chapitres, au lieu de s'ajouter et de se continuer, reprennent tous à la même hauteur, comme un chant qui recommence un peu différent, comme une nouvelle tentative d'une même entreprise. Ils sont simultanés comme les aspects du cœur. Ils plongent dans le sujet ainsi que des branches pénètrent de partout à la fois dans une nuée, et la recueillent en la distillant. L'ensemble des épisodes forme un système fragile dont les parties s'avoisinent et se distinguent comme se distribuent à l'intérieur d'un instant les sentiments d'une âme complexe.
Dès Les Cahiers d'André Walter, Gide inaugure ce mode de composition dispersée. Ce premier livre est un journal, c'est-à-dire une suite de passages distincts, d'émotions et de pensées différentes atteintes par les phrases dans leur désordre même. Point d'autre entente que celle inspirée par l'unité de l'âme où tout se passe.
Dans La Tentative Amoureuse, dans El Hadj, dans Le Voyage d'Urien, les épisodes s'éveillent où ils sont et partout à la fois; ils ne sont pas les phases successives d'un événement, mais ils sont pareils à ces îles parfumées qui voguent sur la mer aux alentours de l'Orion et dont le voyage épars dérive innombrablement. Le temps, au lieu de fuir dans un même sens, se reprend, se recommence. Il n'y a pas de lendemain, c'est "un autre jour".
Ils firent encore une promenade plus longue[1].
Auprès de chaque paragraphe un autre vient se placer bord à bord et l'accompagne. Un autre est contraire à celui qui le précéda mais sans violence, comme le remous que fait la rame immobile d'une barque qui se veut attarder. Rien ne fait avancer le livre que l'écoulement invisible sur tous les épisodes d'une certaine atmosphère; elle les emmène ensemble, elle donne à leur grâce parsemée une commune intention.
La composition des Nourritures Terrestres est encore plus brisée: non plus chaque épisode, mais presque chaque phrase est à chaque autre parallèle. Il n'y a plus même cette continuité progressive que l'on trouvait dans les œuvres précédentes à l'intérieur d'un paragraphe. Tout est rompu, sitôt que formé. A chaque instant recommence le livre. C'est qu'il obéit à l'âme et à ses impatiences. Plus de suite peut-être endormirait le sentiment qu'elle a de sa vie. Pour avoir conscience de soi, ne faut-il pas à chaque minute se ressaisir, se poser à nouveau au principe de soi-même? C'est pourquoi tant de phrases, tant de passages restent volontairement inachevés. A les laisser continuer encore on n'eût plus rien ressenti,—tandis que déjà s'éveillait en une autre partie de l'âme cette émotion ah! vraiment si naïve, si première. Et l'aménagement de tout le livre imite; cette délicate symphonie décousue et comme errante que font dans la nuit claire, sur la colline; en face de Fiesole, les voix des amants:
La lune parut entre les branches des chênes,—monotone mais belle autant que les autres fois. Par groupes, à présent ils causaient et je n'entendais que des phrases éparses ... il me sembla que chacun parlait à tous les autres de l'amour et sans s'inquiéter qu'il n'était d'aucun autre écouté[2].
Pourtant les épisodes ne sont pas toujours aussi détachés les uns des autres. Ici ne les rejoignent que le ton général du livre et je ne sais quelle impalpable unité sentimentale. Mais ailleurs, surtout dans Paludes et dans Le Prométhée mal enchaîné, une dépendance plus marquée s'établit entre eux. Non pas qu'ils s'enchaînent comme les anneaux d'une déduction progressive, mais ils apprennent à naître subtilement les uns des autres. Ils s'impliquent de façon bizarre. Chacun se présente comme un détail du précédent, comme enveloppé en lui; il ne sera qu'une parenthèse, il ne prétend qu'à préciser un point. Mais, au bout d'un instant, il a grandi silencieusement ainsi qu'il arrive dans les rêves; il fait front comme le premier, il a la même étendue, il le remplace. Il prend en lui tout le sujet auquel il donne un nouveau sens. En même temps il ramène doucement la pensée vers l'épisode où il eut son imperceptible origine; il pousse vers lui un peu de sa signification, il lui ajoute de la profondeur.
Je ne parlerai pas de la moralité publique, parce qu'il n'y en a pas, mais à ce propos une anecdote[3]:
et voici l'anecdote de Prométhée, au sein de laquelle tout aussitôt apparaît l'Histoire du Garçon[4], laquelle s'interrompt par ces mots:
Ça n'est pas pourtant que je sois déterministe ... mais à ce propos une anecdote[5]:
et se déclare enfin l'Histoire du Miglionnaire.
Ainsi les épisodes, par un invisible emprunt, puisent les uns dans les autres la vie. Je les vois, rangés sur une seule ligne, regardant tous vers moi; pourtant, chacun s'est d'abord élevé au cœur du précédent. Ils sont attachés comme les diverses propositions d'une phrase par le mot: en, de telle façon qu'on ne démêle qu'à la longue par où ils se tiennent[6]. Et le livre est la phrase elle-même avec ses distinctions et ses dépendances intérieures.
Un tel arrangement est loin d'indiquer une suite, un progrès de l'œuvre. Il correspond, comme la dispersion des Nourritures Terrestres, aux menées intimes de l'âme; il reproduit le va-et-vient de la pensée, son foisonnement solitaire et antérieur aux choses. Ce qu'il a en apparence de logique, de continu traduit seulement le minutieux rassemblement que fait sans cesse l'esprit de ses parties. La coordination des paragraphes vient de la réciprocité des idées et des émotions qui s'accrochent et se tirent mutuellement en secret.
Tous les livres de la première période, qu'ils soient poétiques ou idéologiques, sont ainsi dessinés d'après les mouvements intérieurs. C'est pourquoi tous se distribuent en chapitres nombreux et simultanés, imitant les complexes articulations de l'âme.
On retrouve dans les romans quelque chose de cette composition distincte.—Le drame que racontent l'Immoraliste ou La Porte Etroite, est contenu à l'avance dans l'âme des héros. Il ne faut que le provoquer, que l'obliger à s'accomplir. Aussi le livre est-il un ensemble d'incidents qui viennent tenter le drame, qui l'assiègent, qui le harcèlent légèrement jusqu'à ce qu'il soit devenu réel. Ils partent de plusieurs points, ils ont des sources diverses, ils s'unissent par leur intention plutôt qu'ils ne s'enchaînent. Quel lien entre les chapitres de l'Immoraliste, sinon qu'ils servent tous à manifester la terrible résurrection de Michel? entre ceux de La Porte Etroite, sinon qu'ils s'entendent tous pour rendre de plus en plus sensible le renoncement d'Alissa?
Isabelle, c'est une aventure tout arrivée déjà. Et le livre se dispose autour d'elle, en autant de parties divisé que le héros fait de tentatives pour découvrir le passé. C'est un ensemble de regards convergents, une série d'approches dont les départs sont tous différents. L'histoire imite par ses multiples débuts, les reprises, les raffinements de la curiosité. Elle a je ne sais quoi de rompu dont son auteur lui-même s'amuse à s'excuser:
—Je vous raconterais volontiers le roman dont la maison que vous vîtes tantôt fut le théâtre, commença Gérard, mais outre que je ne sus le découvrir, ou le reconstituer qu'en partie je crains de ne pouvoir apporter quelque ordre dans mon récit qu'en dépouillant chaque événement de l'attrait énigmatique dont ma curiosité le revêtait naguère.....
—Apportez à votre récit tout le désordre qu'il vous plaira, reprit Jammes.
—Pourquoi chercher à recomposer les faits selon leur ordre chronologique, dis-je; que ne nous les présentez-vous comme vous les avez découverts[7]?
Cependant la composition des romans n'est plus la même que celle des premiers livres. Sans doute, c'est d'épisodes que l'œuvre est formée, et qui ne se continuent pas les uns les autres en droite ligne. Mais ils ne sont pas non plus interchangeables; chacun marque sur le suivant un progrès, il l'augmente, il insiste, il est plus pressant, il va plus loin, il serre de plus près le drame, il le précipite. Le livre prend une direction; il est poussé par une instance de plus en plus grande, par une sorte de dépassement intérieur de ses parties. Il ne se déroule pas, mais il avance en se reprenant. Il s'approche de plus en plus de lui-même, et soudain, sans annonce, sans bruit, presque sans péripétie, il s'achève, il se trouve, il devient d'un coup ce qu'il attendait d'être. Le dénouement de La Porte Etroite, c'est un accomplissement silencieux, une mesure subitement comblée; le drame entre inopinément en possession de lui-même.
Ce progrès, cette intention qui sont choses nouvelles dans son œuvre, viennent de ce que Gide ne modèle plus ses livres simplement sur l'attitude de son âme. De même que son style tend à devenir de plus en plus concret, de même ses ouvrages de plus en plus s'en prennent à la vie. Au lieu de poèmes moraux, de méditations lyriques, de subtiles aventures imaginaires, toutes chargées de complexes significations, et où son âme seule se divisait entre des personnages idéaux, il écrit des romans[8]. Il entreprend d'animer des êtres différents de lui, de les peindre hors de lui avec leurs passions et leur cœur séparés. Il les forme encore de lui-même, c'est sa substance qu'il leur départit douloureusement; mais déjà avec un désintéressement passionné; déjà il ne trouve plus à dire que les événements où il les voit s'engager, où il les accompagne. Il est absorbé par les personnages qu'il suscite; son unique soin désormais sera d'exprimer fidèlement toutes ces pensées qu'il leur découvre, tous ces actes dont il les reconnaît responsables, en un mot de raconter leur histoire.
Gide, peu à peu, s'arrache au symbolisme. Au milieu de sa carrière, il ressent soudain ce besoin de représenter les choses humaines, qui est la grande exigence imposée à la jeunesse d'aujourd'hui. Un des premiers, il nous indique la voie. Il est un de nos guides vers une nouvelle époque de la littérature.
Cependant, nous n'avons entrepris l'étude de son style et de sa manière de composer que pour nous mieux aider à deviner son âme; nous espérions qu'elle se dénoncerait au ton de la voix. Que savons-nous d'elle maintenant?
Style tout dépris, phrases qui ne vont pas jusqu'au bout de leur tendance, qui ne saisissent pas une proie, mais complaisamment se replient, ou finement vont se perdre dans les suivantes. Qui songerait à louer ici la solidité, la prise, la parfaite définition des objets par les mots? Mais on aimera la grâce de l'élusion, le mouvement pur de la parole. Jamais style n'eut moins besoin du monde. Il lui est tout antérieur. Il ne touche les objets que pour les éviter, que pour glisser au long d'eux par un souple dégagement. Il ne se comporte qu'avec liberté; tous ses modes lui sont inspirés par je ne sais quelle indépendance.
L'âme qui se révèle à travers ces phrases, de même est libre. Elle est détachée, elle ne se fixe en aucune possession. Elle ne donne son adhésion que comme un baiser: aussitôt elle la retire.—En elle, une jamais lasse animation, un innombrable éveil; nulle part d'elle-même qui se repose; mais chaque sentiment bouge, glisse, revient comme une petite flamme au milieu de mille autres. La conscience de cette richesse intime rend cette âme surprise. Par elle elle est retenue au bord du monde. Elle est un merveilleux jardin d'hésitations.
[1] La Tentative Amoureuse (Philoctète, p. 108).
[2] Les Nourritures Terrestres, p. 112.
[3] Le Prométhée mal enchaîné, p. 17.
[4] Ibid. p. 18.
[5] Ibid. p. 22.
[6] "Je m'appris, comme des questions devant les attendantes réponses, à ce que la soif d'en jouir, née devant chaque volupté, en précédât d'aussitôt la jouissance." (Les Nourritures Terrestres, p. 81.)
[7] Isabelle, p. 11. Cf.: "Certains passages de cette lettre me restaient incompréhensibles; j'enchaînais mal les faits." (p. 148.)
[8] Cependant il refuse encore ce titre à l'Immoraliste, à la Porte Etroite, à Isabelle, qu'il ne veut considérer que comme des récits. Sans doute se fait-il du roman une idée si touffue que ses dernières œuvres lui paraissent trop simples et trop unilinéaires pour y satisfaire.—On peut mesurer à cette modestie l'étendue de son ambition et l'importance de sa promesse.
DEUXIÈME PARTIE
L'AME
Cette privation émerveillée, ce suspens passionné, il nous faut les bien comprendre: ils sont l'âme même de Gide.
Cette âme est naturellement complexe. D'autres sont simples; elles réagissent toujours par un seul mouvement; elles n'ont pour chaque objet qu'une pensée et qu'un sentiment; elles sont toujours du même avis qu'elles-mêmes. Leur teneur est uniforme. Elles sont pareilles à ces minerais sans mélange dans lesquels une parcelle quelconque est toujours faite de la même matière que le tout.
Mais l'âme de Gide est composée. Prenons-la sitôt qu'elle s'énonce: déjà le son qu'elle rend est harmonique; je l'entends à la fois entière et divisée, comme un accord nombreux, comme un chœur de voix douces et basses. Quel que soit l'objet qui vienne à la toucher, c'est par plusieurs mouvements qu'elle s'y accommode; elle se dispose vers lui multiple; elle lui répond avec diversité. Elle est à chaque moment plusieurs fois différente d'elle-même.
Elle ne consent pas dans toute son étendue à ce qu'éprouve une de ses parties. Son plus grand repos est toujours un équilibre, sa suprême simplicité une consonance.
Complexité double: de l'esprit; des sentiments.
Jamais cet esprit n'est occupé par une seule idée. Mais la première qui naît l'émeut doucement tout entier; elle ne saurait s'énoncer sans échos; sitôt qu'elle surgit, il y a toute une foule autour d'elle. Une idée, c'est surtout plusieurs autres. Sur le même point, autour du même sujet, tout de suite plusieurs idées s'éveillent à la fois, groupées, combinées, révélant une organisation silencieuse, un nœud obscur.
Elles se tiennent jointes, mais ne se confondent pas; assemblées, mais distinctes. L'esprit goûte avec ravissement leur différence, leur lucide séparation; comme un musicien qui savoure l'écartement intérieur et la fine discrétion d'un accord, il se délecte aux intervalles subtils qui subsistent entre ses pensées les plus prochaines.
Il les garde ainsi en un faisceau bien démêlé. Chacune, dès qu'on la touche, tire toutes les autres, on ne sait pas comment; c'est un jeu délicat de liaisons réciproques, c'est la relation, au sens propre du mot:
Et la relation? Je parie que vous ne scrutez pas assez la relation; car, parce que l'acte est gratuit, il est ce que nous appelons ici: réversible[1].
L'esprit de Gide est le théâtre d'un drame incessant et minutieux: appels et réponses innombrables, chaînes d'idées toutes voisines les unes des autres, et qui, pourtant, se défendent l'une d'être l'autre; grand déroulement de la pensée qui soudain s'arrête, et en voici un autre en sens contraire. Côtoiements, mutuelles provocations; les idées, comme les montagnes de glace du Voyage d'Urien, au bout d'un moment que la chaleur de l'esprit les caresse, se renversent; elles se déclenchent automatiquement, l'une sortant de l'autre par simple remplacement. Dans Le Prométhée Mal Enchaîné l'idée de la gratuité va débusquer celle de la conscience et les voici qui croissent, enchevêtrées et discernées, s'exagérant l'une par l'autre, se répliquant, s'échappant, se décevant sans cesse, formant un instable et compliqué système.
Une semblable complexité se retrouve dans les sentiments. Toute émotion déchaîne le cœur entier[2]. L'amour d'une chose, c'est aussitôt et surtout l'amour de toutes les autres:
Oasis. La suivante était beaucoup plus belle, plus pleine de fleurs et de bruissements[3].
Ah! non pas cela seulement qui m'est donné, mais encore, mais plutôt tout le reste! Comme une harpe dont on ne touche qu'une corde, mais les autres en même temps sont atteintes par le silence des harmoniques, cette âme, sitôt que l'aborde une tentation, voici que s'éveille toute sa différence. Dès qu'elle aime, elle est bouleversée tendrement dans toute son étendue, elle a des tendances vers partout dirigées, et qui devinent comme des antennes le multiple, l'inépuisable univers. Ainsi que dans l'esprit plusieurs idées toujours s'élèvent à la fois, de même le cœur a le sentiment de tout le simultané; il voit tout ce qui est contenu en chaque instant, tout ce qui y participe d'un bout à l'autre du monde:
J'entends, autour, les bruits errants des choses... Je me souviens... J'y vins un soir au clair de lune. Des palmiers dans la clarté bleue ombreusement au-dessus de l'eau s'inclinaient...
Non jamais, jamais me redirai-je, cette eau tranquille—et qui pourtant, là-bas encore[4].
Et vers toutes les nourritures terrestres l'âme se porte à la fois; des groupes d'amours germent en elle, se détachent, éclosent, comme des nymphes montent entrelacées à la surface des eaux.
Devant la mer et devant le soleil couchant.
Il y en a que l'on confit dans de la glace
Sucrée avec un peu de liqueur dedans[5].
Toutes ses préférences se mettent à chanter en elle et se contredisent, et font un chœur sans mesure, plein de contestations suaves; tous les plaisirs de sa mémoire reprennent vie, elles les sent encore, elle en est troublée; ils deviennent de beaux désirs que leur nombre rend éperdus, et qui, de ne plus retrouver leur objet, augmentent la délicieuse confusion intérieure.
L'âme de Gide est pareille à la tente de Saül où les démons sont assemblés et se disputent. Elle est une habitation où se rencontrent, en un harmonieux tumulte, mille étrangers.
... Et chacun de mes sens a eu ses désirs. Quand j'ai voulu rentrer en moi, j'ai trouvé mes serviteurs et mes servantes à ma table; je n'ai plus eu la plus petite place où m'asseoir[6].
Elle est si complexe qu'elle est incapable de possession, si riche qu'il lui faut rester détachée. Elle est en partage, elle est distribuée entre toutes ses composantes, elle ne peut se rassembler entière pour un geste qui soit simple, qui soit seul. Prodigieux arrêt! Tant de nuance, tant de variété dans son étendue, qu'elle ne saurait se contracter pour l'action. Ses voix sont trop diverses; à mesure qu'elles l'inspirent, elles la détournent; par elles attirée en des sens opposés, elle demeure immobile. Gide est en proie à lui-même; il n'est rien en lui qui puisse être oublié; à chaque instant toute son âme l'appelle à la fois. Aussi, au lieu de se décider, laisse-t-il grandir lentement sur son visage le sourire de l'émerveillement:
Le sentiment de complexité peut devenir une stupéfaction passionnée[7].
Ce sont d'abord les idées que leur trop grande richesse fait hésitantes. Elles ne vont pas jusqu'à leur réalité, elles ne portent pas sur les choses, elles ne se détachent pas de l'esprit. Trop nombreuses elles s'empêchent les unes les autres; les mille restrictions qu'elles s'imposent réciproquement les retiennent. Comme elles ne se lâchent pas les mains, elles ne peuvent passer par l'étroite porte de l'affirmation qu'on ne franchit que par un renoncement et qu'après une sorte d'abjuration.
Les idées de Gide demeurent dans son esprit. Paludes nous raconte de quelle façon, y étant nées, elles y ont toute leur carrière. Une petite pensée, un rudiment confus de pensée... Et la voici qui grandit, qui foisonne, qui prend mille formes imprévues, qui pousse des branches dans tous les sens, si bien qu'elle finit par devenir à elle-même contraire. Jusqu'à la fin elle reste intérieure, elle habite cruellement l'esprit:
Il semble que chaque idée, dès qu'on la touche, vous châtie; elles ressemblent à ces goules de nuit qui s'installent sur vos épaules, se nourrissent de vous et pèsent d'autant plus qu'elles vous ont rendu plus faible[8]...
L'ironie de Gide consiste à représenter fidèlement ce jeu spontané et gratuit des idées. Elles n'ont aucune obligation; puisqu'elles ne s'affirment d'aucun objet, rien ne les attache. Cette liberté leur donne une agilité vertigineuse et presque comique. Il y a en elles un esprit: elles obéissent à toutes ses fantaisies, à ses ébats adroits et malicieux:
Je me souviens d'un jour où elles se déduisaient comme des tuyaux de lorgnettes; l'avant-dernière semblait toujours déjà la plus fine; et puis il en sortait toujours une plus fine encore.—Je me souviens d'un jour où elles devenaient si rondes que vraiment il n'y avait plus qu'à les laisser rouler. Je me souviens d'un jour où elles étaient si élastiques que chacune prenait successivement les formes de toutes, et réciproquement[9].
Voici ce merveilleux esprit livré à sa propre délicatesse[10]; elle l'entraîne et le déchire; il lui cède avec enchantement et cependant, parfois, voudrait lui échapper. A se sentir tellement ingénieux, il goûte en même temps un ravissement et une souffrance. Sa complexité forme un insaisissable réseau qui l'arrête de toutes parts et lui interdit de parvenir jusqu'aux brutales vérités du monde.
Comme ses idées, les sentiments de Gide sont embarrassés par leur abondance; ils ne savent pas se terminer en actes, leurs élans se neutralisent[11].—Chaque occasion suscite mille mouvements qui entrent en débat; et comme aucun ne veut quitter sa différence, renoncer à lui-même pour appuyer la victoire d'un autre, l'âme finit par s'apaiser sans agir; c'est ainsi qu'un remous s'atténue, sans s'étendre, sous de petites vagues contraires. Gide reste interdit sous la poussée trop complexe de son cœur: il le sent si complet, chaque désir y tient si soigneusement sa place, qu'il ne sait comment succomber ni par quel pas faiblir:
Est-ce que tu feras ...: (ceci ou cela): sortiras-tu dans le jardin désert?—descendras-tu vers la plage, t'y laver?—iras-tu cueillir des oranges, qui semblent grises sous la lune...? d'une caresse consoleras-tu le chien?—(Tant de fois j'ai senti la nature réclamer de moi un geste, et je n'ai pas su lequel lui donner)[12].
Il ignore même comment on choisit: trop de désirs simultanés le rend inhabile à la préférence. Il est frappé d'une sorte d'immense amour hagard. En chaque objet il voit tout l'univers et s'y complaît, si bien qu'il ne sait comment redescendre jusqu'à la tentation qui lui demandait d'être seule obéie:
La nécessité de l'option me fut toujours intolérable; choisir m'apparaissait non tant élire, que repousser ce que je n'élisais pas... Et je restais souvent sans plus rien oser faire, éperdument et comme les bras toujours ouverts, de peur, si je les refermais pour la prise, de n'avoir saisi qu'une chose[13].
Il se tient privé, séparé du monde par son âme joyeusement innombrable[14].
Cette subtile division d'avec le monde, cette maladresse exquise à s'y donner, et ce tendre refus comme de quelqu'un qui fait signe avec la main que non et qui sourit, sont l'essence même de l'âme de Gide. Elle attend, elle écoute, elle dénie en silence le présent, elle ne sait pas y déboucher, elle est auprès de lui parfaite et bondée.
Nous allons maintenant la suivre dans son développement, la retrouver dans tous les livres la même, et pourtant à chaque fois un peu modifiée. Tout de suite elle est détachée, elle se détourne; mais au début c'est par répugnance, avec une sorte d'indignation,—ensuite avec un grand rire transporté, avec l'air dédaigneux et ravi de celui qui a pitié de l'offre qu'on ose lui faire, parce qu'on ne sait pas ce qu'il possède,—à la fin avec plus d'inquiétude. Ce sont ces variations de son détachement qu'à travers l'œuvre de Gide nous voulons étudier.
Aux quelques lecteurs des Cahiers d'André Walter, Gide sans doute apparut d'abord pur et méfiant, auprès de la vie plein de scrupule, chaste, je veux dire: séparé. Son premier mouvement est en effet de se garder. Il craint tout contact avec le monde:
La vie n'est qu'un moyen, pas un but: je ne la rechercherai pas pour elle-même[15].
A dix-huit ans, il sent son âme contractée et toute en défense; une sorte de timidité complexe la paralyse. Elle feint de dédaigner parce qu'elle redoute, elle appelle sa crainte vertu; elle cherche d'abord l'héroïsme pour échapper à la vie, et parce qu'il donne un sens à l'abstention. Mais en réalité, si elle se replie, c'est simplement qu'elle est trop riche; elle est tout égarée par les espérances qu'elle sent s'agiter en elle et par ses possibilités infinies. André Walter se représente avec Emmanuèle
... désolés comme l'Ecclésiaste que nous méditions longtemps, l'esprit exalté par des pensées trop hautes, désorienté par la vanité des désirs et le cœur brisé d'un amour infini qui se répandait en larmes et en prières[16].
Rien de plus pathétique, quand on connaît l'histoire de son développement postérieur, que l'apparition de Gide adolescent. Cette retenue passionnée, ce précoce renoncement... Il semble qu'il ne pourra pas s'avancer plus loin. Il est exilé. Il est né trop pur. Que vient-il faire au monde?
Mais des âmes nobles, quand il en vient, elles ne naissent pas viables; vivre les rebute; elles sont condamnées d'avance[17].
Ah! comme le bonheur saura ruser avec cette âme! Comme il saura bien pénétrer en elle malgré elle! Déjà ne vient-il pas se mêler un peu au désespoir de sa noblesse? N'y a-t-il pas une joie secrète dans sa pudeur et dans son déni?
O l'émotion quand on est tout près du bonheur, qu'on n'a plus qu'à toucher—et qu'on passe.
Que l'âme reste désireuse, toujours; qu'elle souhaite. C'est dans l'attente qu'est la vie; dans l'assouvissement elle retombe[18].
De ce bonheur, qu'elle n'ose pas encore appeler bonheur, l'âme va faire le lent apprentissage. Les Poésies d'André Walter, La Tentative Amoureuse, El Hadj, Le Voyage d'Urien, racontent ses premières découvertes. Elle ne connaissait jusqu'ici d'elle-même que sa crainte, que son éloignement pour toute possession terrestre. Elle se savait pleine de réserve et de dédain. Elle commence maintenant à démêler les raisons de sa répugnance.
En effet, elle est au milieu du monde et ne peut faire qu'elle ne s'en aperçoive, qu'elle ne l'entende autour d'elle murmurer. Elle est attirée par lui malgré sa timidité. Après "l'amère nuit de pensée, d'étude et de théologique extase", elle s'aventure "dans le val étroit des métempsychoses[19]". Au lieu de négliger les voluptés de loin, en les ignorant, elle vient jusque parmi elles pour s'en priver; elle laisse déferler contre elle toutes les caresses de l'alentour; mais elle les repousse, elle se tient à la fois séduite et refusée. Or, à confronter ainsi aux délices naturelles son détachement, elle le comprend mieux; elle en voit toute la profondeur et quelles causes il a en elle-même; elle sent au contact du monde s'émouvoir et la paralyser son abondance intime; les tentations qui la touchent éveillent le trouble qu'elle portait sans le savoir; en s'y prêtant sans s'y abandonner, elle s'apprend elle-même, comme le corps connaît ses limites par les brises qu'il écarte de lui.
Le Voyage d'Urien et les livres qui l'entourent ne sont le récit que d'invitations déclinées. Ils décrivent toutes les merveilles; mais c'est pour dire comment les héros les évitèrent. Ils mentionnent de nombreuses et aimables actions; mais ce sont celles dont les héros se sont abstenus. Ceux-ci promènent à travers tous les prodiges un désintéressement magnifique. Tant ils montrent de prudence, parfois Gide sourit.
Mais nous n'osâmes pas nous baigner de peur des crabes et des chatrouilles[20].
Ou bien, si par hasard ils viennent à bout de quelque entreprise, Gide aussitôt feint de ne rien trouver à en dire. Il veut faire croire qu'il ne se représente bien que les actes qu'on ne fait pas.
Mais ces livres, en même temps qu'ils nous content tant d'exploits éludés, nous font sentir comment l'âme par ses abstentions se révèle peu à peu à elle-même.
Appelées par le monde, ses confuses amours s'agitent, se déplient. C'est le tourment des vains désirs. Ils s'échappent du cœur lentement, lui laissant goûter leur essor. Ils tournoient tout autour un instant comme des colombes; leur vol las et enchanté ne s'éloigne pas. Puis ils s'abattent, mourants.
L'âme ne sait pas encore démêler s'ils sont doux ou cruels. Elle ne connaît que le trouble qu'ils font en elle; au milieu de l'univers, elle sent un malaise qu'elle n'ose appeler délicieux. Je l'éprouve moi aussi, en relisant ces livres irritants et suaves. Poésie de l'inutile et de la désoccupation:
Et les jours s'en allaient ainsi, en promenades ou en fêtes[21].
Vains élancements, regards qui vont soudain découvrir toute la plaine, mais pourquoi? Chevaliers qui partent au matin et reviennent au crépuscule.
Terrasses! Miséricordieuses terrasses des Bactrianes au soleil levant; jardins suspendus, jardins d'où l'on voit la mer! palais que nous ne reverrons plus, et que nous souhaitons encore[22]...
Falaises! d'où l'on croit qu'on va voir autre chose[23].
Arbres du Nord; rameaux vaguement désirés; ah! promontoires! promontoires lancés vers le ciel, où l'on s'avance, où l'on s'avance; après lesquels on ne peut plus[24]...
En voyant toutes les richesses qu'il décèle confusément dans son âme, Gide comprend l'importance de son détachement. Il ne peut plus le considérer comme une simple privation. Mais il l'appelle liberté; et du même coup s'aperçoit que cette liberté nous fait cruellement défaut. Il voit tous ceux qui l'entourent paralysés par leur activité quotidienne et s'amuse à railler ces captifs qui ne savent pas leur lien[25].
Paludes[26] en effet, c'est la satire de toute réalisation de la vie; en se réalisant la vie s'immobilise, s'enferme; en prenant une forme elle meurt. Elle est comme une flamme: en la nourrissant on l'étouffe, on la maintient sourde et sombre. Morne vie qui se dépense au fur et à mesure en tout petits actes inépuisables. Richard est accablé d'occupations:
Toutes ses heures sont prises[27].
Il ne soupçonne même pas qu'on puisse être différent de ce qu'on fait. Il résume dans sa vraiment pauvre personne tout ce qu'a de mesquin l'accomplissement.
Ce sont chaque jour les mêmes pis-aller lamentables, les substituts de toutes les choses meilleures[28].
Un acte est quelque chose qui vient se mettre à la place d'une partie de l'âme; il éteint un peu de notre belle énergie; il crée de l'immobile, du définitif là où il y avait d'exquises puissances; il nous arrête un peu, il met un terme à notre douce ambiguïté intime. Il pèse sur nous comme un poids mort; nous ne pouvons plus nous débarrasser de lui, car il demande à être répété; il a je ne sais quelle force d'inertie.
Il faudrait au moins qu'ils fussent contingents[31], gratuits, accomplis au hasard, avec une sorte de générosité dédaigneuse; il faudrait qu'ils parussent par l'âme concédés, plutôt que voulus, abandonnés avec superbe aux exigences de la vie ainsi qu'un don qu'on eût pu aussi bien refuser[32]. Car alors on se sentirait distinct d'eux, comme un pianiste qui choisit ses touches voit bien qu'il en est séparé.
Mais non. Nous sommes ensevelis sous nos actes, nous n'existons plus qu'en eux, ils nous absorbent:
Je disais que notre personnalité ne se dégage plus de la façon dont nous agissons—elle gît dans l'acte même—dans les deux actes que nous faisons (un trille)—dans les trois[33].
Mieux vaut donc nous priver d'agir. Ainsi seulement nous pourrons connaître, pure et voluptueuse, notre propre vie.
Car voici le bienfait incomparable du détachement: il permet à l'être de se sentir vivre.
Les Nourritures Terrestres naissent de Paludes, comme naissent les uns des autres tous les livres de Gide, par opposition, par réaction et selon le mouvement essentiel d'une pensée qui ne se développe qu'à force de se corriger, de se réfuter et de se détruire.—Cependant, tout en s'y contreposant, les Nourritures Terrestres sont une solution de Paludes; elles défont le nœud et l'obscure question qu'il formait. Fiévreusement, et au hasard, et non sans se moquer de lui-même, Gide s'était élevé contre l'étroite contrainte de nos actes quotidiens; il aperçoit maintenant de sa révolte téméraire et mal assurée la raison simple et sensible: les actes et les attachements sont mauvais, car il nous détournent de notre propre vie, qui est notre seul vrai bonheur; pour être heureux il suffit d'être et de savoir qu'on est:
Volupté! Ce mot je voudrais le redire sans cesse; je le voudrais synonyme de bien-être, et même qu'il suffît de dire être, simplement[34].
A force d'errer parmi le monde et d'éprouver en lui cette contraction prodigieuse qui toujours l'arrêtait, Gide a fini par entrer en possession de sa richesse: elle s'est avouée en lui, elle est devenue soudain facile comme un visage qu'enfin on reconnaît:
Obscures opérations de l'être...—comme les chrysalides et les nymphes, je dormais; je laissais se former en moi le nouvel être, que je serais[35]...
A chaque refus, à chaque éloignement que lui imposait son cœur, il se sentait ramené vers lui-même, et ces retours perpétuels étaient comme les coups qui ébranlent une cité inconnue et rétive: puis, le menaçant trésor de toute sa vie accumulée, un jour il l'a trouvé en lui disponible, aisé, joyeux, pareil à l'hilarité subtile du matin.
Les Nourritures Terrestres chantent cette joie: tenir sa vie en soi, la connaître, la toucher, souffrir son constant éveil:
O! si tu savais, si tu savais terre excessivement vieille et si jeune, le goût amer et doux, le goût délicieux qu'a la vie si brève de l'homme[36]...
Ce n'est plus pour s'apprendre que l'âme cherche et repousse les voluptés; maintenant qu'elle s'est saisie, elle veut simplement entretenir perpétuel le sentiment qu'elle a de sa vie; de chaque minute d'elle-même elle veut éprouver le passage: elle est comme une flamme qui demande à toutes les brises de l'aviver, et de son ardeur augmentée elle se ravit; elle n'admet aucune fatigue, mais craint sans cesse que ne s'émousse son allégresse intérieure. Tous ces désirs qu'elle donne au monde, ne tendent qu'à la rendre à elle-même plus sensible; en s'écartant de leur foyer, ils ne veulent que le faire plus intense:
Heureux, pensais-je, qui ne s'attache à rien sur la terre et promène une éternelle ferveur à travers les constantes mobilités[37].
Les Nourritures Terrestres décrivent des plaisirs moins vastes et moins solennels que ceux du Voyage d'Urien. Car pour éviter que l'âme ne perde conscience de sa vie, ils se renouvellent incessamment; ils viennent comme mille douces mains qui s'appuient et se retirent, comme des baisers précipités; ils sont plus proches, ils touchent de plus près, ainsi que les pieds nus goûtent du sol les exquises températures. Ils sont innombrables afin qu'aucun n'arrête à lui; leur changement importe encore bien plus qu'eux-mêmes; il en faut un pour chaque instant. Et tantôt ce sera une violente ivresse, tantôt...
Simiane alors se levant, se fit une couronne de lierre et je sentis l'odeur des feuilles déchirées[38].
Que jamais ne demeure mon corps de plaisir inoccupé.
Et je pris ... l'habitude de séparer chaque instant de ma vie, pour une totalité de joie, isolée—pour y concentrer subitement toute une particularité de bonheur[39]...
Voici donc cette âme que nous avons connue si altière et si réservée, exposée à toutes les délices du monde: la voici engagée dans la vie[40]; autour d'elle, emmenés selon le délicat mouvement des Rondes, tournent les biens inépuisables de la terre. Pourtant elle est la même toujours; elle garde ce détachement, cette attitude démêlée qui, d'abord, faisaient sa solitude; car se donner à tout n'est qu'un moyen raffiné de ne se donner à rien et car son bonheur, comme son dédain, dont il n'est que la transformation, se passe fort bien de posséder.
J'ai porté tout mon bien en moi, comme les femmes de l'Orient pâle sur elles leur complète fortune. A chaque petit instant de ma vie, j'ai pu sentir en moi la totalité de mon bien. Il était fait, non par l'addition de beaucoup de choses particulières, mais par leur unique adoration[41].
C'est la même âme, mais joyeuse, épanouie. Elle ne refuse plus le monde en se fermant à son approche, mais au contraire parce qu'elle est trop ouverte, trop déployée:
Mes émotions se sont ouvertes comme une religion[42].
Elle dépasse les choses, elle ne peut plus s'y réduire. Elle palpite ainsi que de grandes ailes maladroites à se replier.
Cet élargissement n'est pas sans danger pour elle: à force de s'étendre, elle risque de ne plus pouvoir se ressaisir. Saül est la parodie des Nourritures Terrestres. Par tout ce qu'il accueille de lui-même, par tous désirs qu'il se laisse avoir, par l'immense permission intérieure qu'il se donne, Saül peu à peu s'anéantit lui-même: à trop accepter il use et détruit sa volonté. Tant il a d'amours, il s'y embrouille, comme il s'entrave dans les plis de sa robe. Il chancelle au milieu des tentations trop diverses qui l'assaillent. Il écoute toutes ses voix; comme ceux qui ne savent à qui entendre, il est un peu ridicule; il se tient les bras ouverts au hasard. Il ne s'épargne aucune idée; en même temps que par les plus hautes, il est séduit par les plus basses, et sous leur conseil divisé il ne peut arriver à une décision. Il a tant de sentiments à nourrir qu'il est entièrement distribué entre eux et qu'il ne lui reste rien pour vouloir:
Ah! qu'est-ce que j'attends à présent pour me lever et pour agir[43]?
Si par hasard il agit, c'est avec une sorte de fureur: il cherche à s'étourdir, à oublier dans la violence les mille raisons qu'il avait de se conduire autrement. Puis il est ressaisi par son âme; elle est si nombreuse qu'elle l'étouffe. Ses démons ont envahi sa tente et le poussent dans un coin:
Je suis complètement supprimé[44],
dit-il tout bas. Il ne peut plus vivre, il ne sait plus comment s'y prendre.
Après Saül, qui est encore un traité de morale et déjà une œuvre d'imagination, Gide, nous le savons, quitte la littérature subjective, et n'écrit plus—Amyntas mis à part—que des drames et des romans. Ces nouveaux livres, nous ne devons pas les interroger de la même façon que les premiers. Ce ne sont plus de ces méditations au cours desquelles l'âme de Gide se laissait si clairement connaître: ils n'ont plus pour mission précise de la livrer; il n'y a plus de l'un à l'autre de continuité intime. Du moins est-elle bien plus cachée.
Il nous faudra considérer séparément ces ouvrages, sans vouloir leur imposer aucun enchaînement. En chacun, tour à tour, nous ne surprendrons l'âme que si nous savons après chacun la quitter. Peut-être cependant l'entreverrons-nous de l'un à l'autre se développer, ainsi qu'entre les feuillages on accompagne du regard quelqu'un qui passe.
L'Immoraliste est peut-être le plus beau livre de Gide; c'est du moins celui qui s'avance le plus loin.
Il raconte l'histoire d'une âme détachée. Michel dès son enfance est privé, séparé, retiré; il ne souffre de vivre qu'avec une sorte d'impatience dédaigneuse; il se retranche; il marque lui-même volontairement sa différence d'avec tous les hommes. Et l'on peut mesurer son ignorance du monde à la naïveté de ses premiers étonnements:
Ainsi donc celle à qui j'attachais ma vie avait sa vie propre et réelle[45]!
Avec cette âme il découvre soudain la vie. Il en est si distinct qu'il faut bien à la fin qu'il l'aperçoive; il la méconnaît si bien qu'elle force enfin son attention. Tout de suite il l'aime, il la désire. Mais on ne se débarrasse pas si vite d'un long dédain; son amour conserve la forme de son détachement: il est un enthousiasme pur et qui néglige tous les biens dont on se peut satisfaire. C'est de sa propre vie, surtout que Michel s'éprend, c'est elle qui l'étonne et qu'il écoute grandir. Il ne se mêle pas aux choses, il ne se dépense pas en elles, il garde contre elles une sorte d'hostilité et rejette toute possession. Les attaches que par hasard il a nouées avec le monde, il ne songe qu'à les rompre. Ménalque lui enseigne à se dépouiller de plus en plus, à laisser tomber à chaque instant son passé, à se priver de mémoire:
C'est du parfait oubli d'hier que je crée la nouvelleté de chaque heure[46].
Il tend vers un toujours plus farouche dénuement, il ne travaille qu'à se désenchaîner. Il sent encore cette impatience de toute propriété qui dès son enfance le divisa d'avec le monde, elle l'agite encore, elle fait trembler ses mains, elle lui interdit de prendre:
Décidément tout se défait autour de moi; de tout ce que ma main saisit, ma main ne sait rien retenir[47]...
Et c'est avec une sorte de découragement passionné qu'il s'écrie:
Je tâchai donc, et encore une fois, de refermer ma main sur mon amour[48].
Ainsi, tout auprès de la vie qu'il continue de refuser, Michel demeure seulement occupé par la croissance infatigable de sa vie. Elle se développe en lui, elle lui donne je ne sais quel air attendant, exposé, perpétuellement ouvert. Comme aucun objet, aucun acte définis ne viennent la clore ou l'adapter, comme rien ne la rassemble et ne la réduit, elle s'épanouit toujours de plus en plus[49]. Jamais un sentiment qui soit plus resserré que le précédent, qui soit sur le précédent en diminution, qui le restreigne; toujours le sentiment qui ajoute, qui dilate l'âme davantage, qui accentue son élargissement[50]. Après la joie, la joie. Michel surprend Moktir en train de le voler:
Mon cœur battit avec force un instant, mais les plus sages raisonnements ne purent faire aboutir en moi le moindre sentiment de révolte. Bien plus! je ne parvins pas à me prouver que le sentiment qui m'emplit alors fût autre chose que de la joie[51].
Ouverture silencieuse et sombre. On lit sur le visage de Michel l'effort et la jubilation de son âme; il supporte quelque chose d'immense. Je le vois dans le port de Syracuse, errant étranger, avec son sourire. Il va, soulevé par une force intérieure que rien n'utilise ni n'astreint et dont il subit tout le ressort. Sa vie s'appuie si fort aux parois de sa poitrine qu'elle lui est presque pénible[52]; il souffre bonheur.
Peu à peu il dépasse le bonheur:
Mais déjà je sentais, à côté du bonheur, quelque autre chose que le bonheur[53].
Il finit par n'éprouver plus qu'une sorte d'accablante liberté. Il a rompu tous ses liens et maintenant il hésite tragiquement dans le vide:
Je me suis délivré, c'est possible; mais qu'importe? je souffre de cette liberté sans emploi[54].
Il ne bouge plus, il reste où il se trouve avec indifférence; mais cette indifférence le distend cruellement; elle ne l'immobilise que parce qu'elle le partage et le démembre en secret. L'écartement de son âme devenue démesurée le déchire. La joie qui ne s'apaise pas en lui, est si pure qu'elle le brûle[55].
Il y avait pourtant dans l'âme de Michel un sentiment qui eût dû modérer ce sauvage et solitaire enthousiasme: l'amour des autres. Gide, mieux que son héros, en comprendra l'importance et saura le développer.
L'immoraliste, comme il a découvert sa vie, découvre celle des autres[56]. Il s'attache à Moktir, à Charles Bocage, à Bute. Ainsi semble-t-il sortir de lui-même. Mais en réalité, il n'aime que son amour, que l'augmentation intérieure qu'il en reçoit; il cherche dans autrui un renforcement de ses propres sensations; la sympathie qui l'entraîne, c'est surtout le désir d'apprendre, en les éprouvant avec eux, les émotions inconnues de ses compagnons:
Il est mené par un insatiable désir de lui-même et, comme il n'arrive pas seul à posséder toute sa profondeur, il demande aux autres de l'aider à s'en rendre maître: il poursuit une sombre conquête intime, il appelle fiévreusement à son secours les autres êtres et ceux qui sont le plus loin de lui, sont ses meilleurs alliés:
Je m'attachais aux plus frustes natures, comme si, de leur obscurité, j'attendais, pour m'éclairer, quelque lumière[59].
Mais il les rejette aussitôt qu'il s'est servi d'elles, que par elles il s'est appris; il les abandonne comme il dépouille tout son passé; il reste seul, pur, sans autre bien que sa vie trop libre qui l'oppresse.
Dans Amyntas de nouveau nous n'avons devant nous que Gide lui-même. Pour la première fois il montre une âme un peu fatiguée de sa solitude. On le devine inquiété de plus près, de plus bas par le monde et prêt à se joindre enfin à lui:
J'avais l'âge où la vie commence à prendre un goût plus douteux sur les lèvres; où l'on sent chaque instant tomber d'un peu moins haut déjà dans le passé[60].
Pourtant ce goût de la vie sur les lèvres, il ne renonce pas encore à lui trouver de la douceur. Ce n'est qu'apaisement, apprivoisement de la grande joie intérieure qui tournoyait en lui: il aime encore à sentir la délicatesse de ses émotions, les changements de son cœur.
Il chérit dans le désert l'absence de tout objet: tant les prétextes y sont monotones, on y éprouve avec plus de subtilité sa vie; elle ne prend aucune forme; elle demeure inoccupée, simple, nue:
Que viens-je encore chercher ici?—Peut-être, ainsi qu'un corps brûlant trouve joie à se plonger nu dans l'eau froide, mon esprit, dépouillé de tout, trempe dans le désert glacé sa ferveur[61].
Devant soi l'on ne contemple que des variations pures; les heures lentement modifient le vide sans fin, le teignent de couleurs imperceptiblement différentes; elles passent sans qu'aucune matière s'offre à leur transformation[62]. Et c'est comme si l'on tenait son âme sous ses yeux; elle s'échappe au-dehors, elle se déroule devant nous[63]; elle laisse voir délicieusement sa vicissitude:
Ah! de combien peu d'éléments est fait ici notre bruit et notre silence! le moindre changement y paraît...
Je voudrais que de page en page, évoquant quatre tons mouvants, les phrases que j'écris ici soient pour toi ce qu'était pour moi cette flûte, ce que fut pour moi le désert—de diverse monotonie[64].
La Porte Etroite est de toutes ses œuvres celle que Gide a le moins dominée: il l'a écrite presque malgré lui; ou plutôt elle s'est retournée contre lui, elle l'a contraint, elle s'est dictée à sa pensée, dédaignant ses intentions[65]. Ce qu'elle va nous révéler, c'est donc ce que Gide n'a pu s'empêcher de dire, ce qu'il y avait de plus profond en lui et qui est remonté au moment où il le croyait disparu.
Livre si cher qu'on voudrait n'en pas parler, nier même l'avoir lu pour le garder plus près de soi. Livre "si pur, si lisse" qu'on ne sait pas non plus comment en parler. Livre de si profonde et dangereuse importance qu'on ne résiste pas à la tentation d'en recueillir le sens.
Il faudrait le lire d'un seul trait, avec amour et larmes, assis, comme Alissa, par un temps trop beau sur ce banc de la marnière abandonnée d'où se découvraient au déclin du jour les champs vides et labourés:
L'été fuyait si pur, si lisse que, de ses glissantes journées, ma mémoire aujourd'hui ne peut presque rien retenir. Les seuls événements étaient des conversations, des lectures[66]...
C'est ainsi que les héros du Voyage d'Urien laissaient, au long d'eux-mêmes, s'écouler sans mémoire les heures merveilleuses et vaines. Dès la première lecture de La Porte Etroite, même si l'on ne veut pas encore écouter le sens intérieur du livre, on ne peut manquer de se sentir gagné par cette langueur et cette douce insatisfaction qui faisaient le charme des premières œuvres. Un incessant désir, tendrement irrité, s'échappe de nous. En quelle région du bonheur sommes-nous conduits? Il semble que ce soit sur ses extrêmes confins; ici nous n'aurons de lui que sa fuite et que ce faible cri qu'il nous abandonne en s'envolant de nous; il est pareil aux branches agitées par un oiseau surpris et déjà lointain:
L'été fuyait. Déjà la plupart des champs étaient vides où la vue plus inespérément s'étendait[67].
Ce n'est pas sans de profondes raisons que nous éprouvons ici cette détresse ravissante, ce plaisir frustré. La Porte Etroite est l'histoire de deux âmes timides qui font leur bonheur de leur impuissance même à atteindre le bonheur. Elles ont l'une et l'autre je ne sais quelle maladresse native aux choses de la vie, elles ne savent pas les prendre, elles sont frappées d'une sorte de pudeur qui est leur essence même, si bien qu'elles ne goûtent d'aise véritable qu'éloignées l'une de l'autre[68]. Elles se rétractent dès qu'elles se rapprochent: une mystérieuse impossibilité se glisse entre elles; une ruse inconsciente, issue du plus profond d'elles-mêmes, les sépare.
Nous ne sommes pas nés pour le bonheur[69],
dit Alissa; mais c'est de sainteté qu'elle se pense éprise; elle croit qu'elle n'écarte Jérôme que pour le mieux élever vers Dieu et qu'elle sacrifie au salut tout son "contentement humain[70]".—Mais elle ne se connaît pas tout entière: un ravissement plus subtil et moins clair que l'enthousiasme religieux l'entraîne à se dépouiller; à mesure qu'il se fait plus pressant, elle le découvre de moins en moins explicable:
Les raisons qui me font le fuir? Je n'y crois plus... Et je le fuis pourtant, avec tristesse, et sans comprendre pourquoi je le fuis[71].
En réalité elle est possédée par l'étrange passion de se priver; elle est née pour le dénuement; elle écoute une voix qui lui conseille de quitter tous ses biens; elle sourit à son mystérieux appel; elle est prise doucement de partout par un attrait invisible et sait bien qu'il n'est rien de meilleur que d'y céder. Comme le Ménalque des Nourritures Terrestres s'enivrait de son jeûne et marchait à travers la plaine dans un étourdissement voluptueux, de même elle ne résiste point au délice de se rendre pauvre:
Pourquoi donc inventai-je ici la défense? Serait-ce que m'attire en secret un charme plus puissant encore, plus suave que celui de l'amour? Oh! pouvoir entraîner à la fois nos deux âmes, à force d'amour, au-delà de l'amour[72]!...
Si l'abstention l'enchante si profondément, c'est qu'elle lui révèle les longs plaisirs de l'âme. Alissa trouve à se priver une joie plus certaine qu'à se satisfaire; à mesure qu'elle éloigne l'objet qu'elle poursuit, elle sent son âme s'étendre heureusement et comme s'étirer en elle:
Et je me demande à présent si c'est bien le bonheur que je souhaite ou plutôt l'acheminement vers le bonheur. O Seigneur! Gardez-moi d'un bonheur que je pourrais trop vite atteindre! Enseignez-moi à différer, à reculer jusqu'à Vous mon bonheur[73].
Dans l'achèvement l'âme s'évanouit; mais en prolongeant indéfiniment son attente, on la voit progresser, on goûte chaque mouvement qu'elle fait[74]: elle bouge un peu à chaque instant; elle glisse en nous, elle nous frôle intérieurement de son avancement délicat.
L'héroïsme d'Alissa, c'est une joie secrète et inavouée. Dans son effort pour se dépasser inépuisablement, pour quitter tour à tour chacun de ses attachements et pour aller plus loin, l'âme trouve son bien. Car des liens qui la veulent retenir, elle reçoit, à mesure qu'elle les brise, le sentiment d'elle-même; elle est comme celui qui est joyeux parce qu'il échappe à toutes les mains qui cherchaient à le saisir, et qu'enfin le voici loin de tous, seul et vivant:
Héroïsme parfaitement inutile[75].
Alissa écarte en souriant toute promesse de récompense[76]; en même temps qu'elle s'arrache à Jérôme, elle renonce au bienfait de son sacrifice; elle veut ne rien attendre de la mort. C'est qu'ainsi doublement dépouillée, elle touche de partout son âme, elle recueille sa tension et sa vaine dépense, elle la perçoit comme les cordes d'un instrument méditent leur ton qui n'est qu'une pure disposition d'elles-mêmes[77]. Telle est l'obscure volupté que cherche, sans le savoir, son esprit timide. Et malgré l'affreuse ignorance où se débat son agonie, il ne faut pas dire qu'elle se soit trompée: de son héroïsme elle a connu au fur et à mesure le prix, elle a longuement goûté la joie. Il ne fut en elle si spontané que parce qu'il était la seule façon qu'elle sût d'être heureuse.
Il ressemble au grand effort de l'immoraliste pour s'emparer de lui-même en repoussant toutes les possessions qui le divertissaient.
Mais il est plus aimable de comparer la Porte Etroite tout entière à cette matinée radieuse et comme suspendue par sa délicatesse même, où Jérôme, s'approchant à pas étouffés, surprend Alissa au fond du jardin:
Voici l'instant, pensai-je, l'instant le plus délicieux peut-être, quand il précéderait le bonheur même, et que le bonheur même ne vaudra pas[78].
Ou bien nous dirons: la trace que laisse ce livre dans notre souvenir ressemble au dernier geste d'Alissa:
Un instant elle me regarda, tout à la fois me retenant et m'écartant d'elle, les bras tendus et les mains sur mes épaules, les yeux emplis d'un indicible amour[79].
Eloigner doucement de nous l'objet vers quoi toute notre âme nous entraîne, afin de sentir monter en nous, lentement et de plus en plus, notre âme.
Isabelle est l'œuvre la plus récente de Gide. Elle donnera peut-être plus tard quelque embarras aux faiseurs de classifications. A la fois elle s'attarde et elle ouvre une ère nouvelle. Elle est indécise et un peu languissante comme un enfant qui change d'âge. Gide, au moment où il l'écrit, vient de découvrir d'immenses richesses qu'il ne soupçonnait pas; par son émerveillement il est distrait; il pense avec tant de plaisir à tout ce qu'il va pouvoir faire qu'il ne se donne pas entier à sa tâche; il est partagé entre elle et l'avenir; et ce qu'il refuse de lui-même à l'œuvre présente, c'est le passé, ce sont des habitudes qui tout naturellement viennent y suppléer. Isabelle c'est cet instant de délicate paresse que l'on s'accorde avant de se lancer dans une entreprise nouvelle dont on n'aperçoit pas la fin. Œuvre à la fois trop bien faite, parce que s'y emploie toute la science acquise pendant la période qu'elle achève, et incertaine, parce qu'elle est l'essai d'une manière encore mal consciente[80].
Si peu qu'on l'y découvre, Gide pourtant, même dans Isabelle, montre son âme. Comme Gérard semble épris! Mais ne serait-ce pas de son amour? Il cherche lentement; il aime tous les retards de sa curiosité. Passionnément penché sur les traces de l'invisible Mademoiselle de Saint-Auréol, la volupté qu'il goûte c'est celle du chasseur, celle de Michel quand il passait la nuit dans les bois, auprès des pièges tendus par Bute. Car ne sait-il pas à l'avance que de l'objet qu'il poursuit il n'a rien à espérer?
Connaître la vie secrète d'Isabelle de Saint-Auréol; savoir par quels chemins parfumés, pathétiques et ténébreux[81]...
Gérard écoute son âme en lui fiévreusement attentive; c'est elle qui plus que tout l'intéresse:
Jusqu'au soir mon esprit, dont je renonce à peindre le désordre, fut uniquement occupé par l'attente. Pouvais-je aimer vraiment Isabelle? Non sans doute, mais, amusé jusqu'au cœur par une excitation si violente, comment ne me fussé-je pas mépris? reconnaissant à ma curiosité toute la frémissante ardeur, la fougue, l'impatience de l'amour[82].
Et qu'importe enfin si la femme qu'il trouve n'est que l'image sans vie de celle qu'il a désirée? Songea-t-il jamais sérieusement à s'emparer d'elle? Ses paroles quand il rencontre la vraie Isabelle, cette sorte de lassitude polie que tout de suite il oppose à ses provocations, indiquent assez combien il souhaitait peu cette entrevue tant recherchée. Il a épuisé tout son bonheur avant d'atteindre l'occasion de se satisfaire; et le désir déçu revoie vers le cœur avec plus de suavité.
Voilà ce qu'Isabelle enferme de l'ancienne âme de Gide. L'amour de Gérard est pareil à cette longue promenade qui, dans La Tentative Amoureuse, conduisit Luc et Rachel jusqu'au parc entouré de murs; puis, un jour, étant revenus, ils le trouvèrent libre et vide; mais ils avaient été heureux.
Malgré cette analogie on peut lire dans Isabelle autre chose que du passé. Gide y laisse paraître un peu de son âme nouvelle. Pour la première fois il sort de lui-même; par un grand effort il s'arrache à son isolement; il s'oublie; il se perd un peu parmi le monde; une sorte de pitié l'attache à d'autres vies que la sienne. De temps en temps je cesse de sentir ce dégagement de son cœur, ce subtil intervalle qui jusqu'ici toujours l'a distingué de ce qu'il aimait; il est des moments où par la sympathie il s'unit et se confond à ses personnages[83].
Ainsi nous allons le quitter au moment où son âme, qu'il a si bien retenue jusqu'ici, est sur le point de céder. Nous l'avons suivie pendant le long développement de sa solitude: nous l'avons vue devenir heureuse, changer sa crainte en volupté, mais sans renoncer à sa défense et à son repliement. Voici qu'elle s'est suffisamment éprouvée elle-même et qu'elle sent le besoin de se donner.
Il est impossible de prévoir quelle sera maintenant sa destinée: en voulant la définir à l'avance nous ne ferions que l'embarrasser. Ecartons d'elle toute attente et que notre regard sache ne pas l'accompagner plus loin. Nous avons prétendu non pas lui retirer l'avenir, mais seulement décrire jusqu'ici sa continuité.
[1] Le Prométhée Mal Enchaîné, p. 25. Nous avons déjà vu que, dans beaucoup de phrases, la dépendance des propositions trahissait cet amour de Gide pour la relation. Il faut signaler ici l'abondance des formules telles que "d'autant plus ... que" "tantôt ... tantôt". Sans cesse Gide compare les choses, se plaît à considérer le rapport entre leurs modifications respectives: "Ah! de quelle abondance d'or, au-dessus de la dune, tantôt, le soleil déjà disparu inondait encore la plaine!" (Amyntas, p. 254.)
[2] "Les émotions sont perpétuellement dans une réciproque dépendance." (Les Cahiers d'André Walter, p. 152.)
[3] Les Nourritures Terrestres, p. 183.
[4] Amyntas, p. 275.
[5] Les Nourritures Terrestres, p. 99.
[6] Les Nourritures Terrestres, p. 109.
[7] Le Prométhée Mal Enchaîné, p. 174. Cf. Les Nourritures Terrestres, p. 27: "... tant il semblait que cette torpeur vînt de la complexité même de mes pensées, et de mes volontés indécises", et Les Cahiers d'André Walter, p. 48: "Je m'efforçais de leur parler; mais je m'embarrassais d'idées trop hautes".
[8] Paludes, p. 220.
[9] Les Nourritures Terrestres, p. 126.
[10] Cf. Les Cahiers d'André Walter, p. 245: "Dans le silence et l'obscurité de la nuit, j'ai suivi l'enchaînement de mes idées—C'est très drôle," etc.
[11] Cf. Les Cahiers d'André Walter, p. 142: "Ce qui m'empêche d'écrire, fût-ce des notes très hâtives, c'est la complexité inextricables des émotions, etc."
[12] Les Nourritures Terrestres, p. 63.
[13] Les Nourritures Terrestres, p. 77–78.
[14] Cette incapacité de choisir, cette impuissance à oublier ce qui n'est pas donné, c'est l'impartialité. Gide est possédé par l'impartialité. Elle n'est pas en lui produite par un effort de la raison, elle n'est pas une justice froide et appliquée, elle est une subtile passion. Gide n'a pas besoin de se contraindre pour tenir compte des idées adverses, des sentiments contraires à ceux qu'il considère. Il les éprouve naturellement tous ensemble, et c'est naturellement qu'il ne se décide pas entre eux; il ne peut souffrir que les droits d'aucun possible soient méconnus, parce qu'il les embrasse tous d'une vue spontanée. Il n'arrive pas à l'impartialité, il y cède, comme on favorise un penchant de son cœur.
Ce qui fait l'intérêt de sa critique, c'est justement qu'elle est un exemple d'impartialité naturelle: elle n'est pas inanimée comme un verdict entouré de ses considérants, elle ne se maintient pas entre des élans opposés dans un juste milieu; mais elle est elle-même un élan vers la justesse, elle trouve avec une sorte d'entrain le jugement le plus équitable, elle compose, avec un plaisir que le lecteur partage, une vérité toute diverse et nuancée.—Il est curieux de voir Gide aux prises avec un livre ou avec un auteur. On retrouve dans son article tout le travail de son âme: d'abord il est indécis, arrêté, il ne sait par où commencer, il refuse même de choisir une attitude: "Vous me demandez mon opinion sur le vers libre.—En ai-je seulement? On vit si bien sans opinions" (Prétextes, p. 114).—Puis il se résigne; il entreprend d'exprimer l'ensemble complexe de sa pensée; il pose peu à peu toutes les considérations qui l'entravaient, il construit son opinion en reprenant plusieurs fois son assertion première, en la corrigeant, en la préservant sans cesse des abus où elle pourrait glisser, en lui interdisant sans cesse de devenir exclusive. Elle finit par former un système ingénieusement équilibré et compensé.—Ainsi Gide se délivre peu à peu de sa pensée. On sent, à mesure qu'on le lit, à la fois l'embarras qu'elle lui donnait, l'hésitation dont elle l'emplissait, et la joie qu'il éprouve à la présenter sans sacrifices, avec toutes ses affirmations et toutes ses restrictions.
Cette impartialité active, loin de s'endormir avec l'âge, loin de céder la place à quelque confortable opinion, dans le genre de celles qu'adoptent tant d'écrivains quand ils parviennent à la quarantaine, n'est jamais apparue plus vivace que dans les Nouveaux Prétextes. Elle y est même très consciente et très délibérée. Il ne faut que lire les pages 160, 175, 189, 191, et surtout la réponse à la lettre de Jules Renard, p. 322.