Études Littéraires; dix-huitième siècle
MARIVAUX
Ce sera un divertissement de la critique érudite dans quatre on cinq siècles: on se demandera si Marivaux n'était point une femme d'esprit du XVIIIe siècle, et si les renseignements biographiques, peu nombreux dès à présent, font alors totalement défaut, il est à croire qu'on mettra son nom, avec honneur, dans la liste des femmes célèbres.—Si on se bornait à le lire, on n'aurait aucun doute à cet égard. Il n'y eut jamais d'esprit plus féminin, et par ses défauts et par ses dons. Il est femme, de coeur, d'intelligence, de manière et de style. Il l'était, dit-on, de caractère, par sa sensibilité, sa susceptibilité très vive, une certaine timidité, l'absence d'énergie et de persévérance, une grande bonté et une grande douceur dans une sorte de nonchalance, et après des caprices d'ambition, des retours vers l'ombre et le repos. Ses sentiments religieux, des mouvements de tendresse pour ceux qui souffrent, son goût pour les salons et les relations mondaines, complètent, si l'on veut, l'analogie.—Mais c'est par sa tournure d'esprit qu'il semble, surtout, appartenir à ce sexe, qu'il a, souvent, peint avec tant de bonheur. Son nom est fragilité, et coquetterie, et grâce un peu maniérée. Je n'ai pas dit frivolité, je dis fragilité, pensée fine, brillante et légère, incapable des grands objets, et se brisant à les saisir. Je n'ai pas dit mauvais goût, je dis coquetterie, démangeaison de toujours plaire, avec détours, manoeuvres et ressources un peu empruntées pour y atteindre. Faut-il ajouter encore un certain manque de suite dans les démarches de son esprit? Il quitte, reprend, et quitte encore les plus chers objets de son étude; il a comme de l'inconstance dans le talent.—Faut-il dire encore qu'un certain degré d'originalité lui manque, ou plutôt, car ici il y a lieu à de grandes réserves, qu'il ne sait pas bien se rendre compte de sa vraie originalité, et une fois qu'il l'a trouvée, s'y bien tenir?—Il y a toujours du je ne sais quoi dans Marivaux, et un très piquant mystère. Il inquiète. Il échappe. Il entre très difficilement dans les définitions toutes faites, et non moins dans celles qu'on fait pour lui. Il impatiente par une inégalité de talent qui semble une inégalité d'humeur. On le trouve quelquefois absurde, quelquefois ennuyeux, quelquefois exquis; et tout compte fait, on est amoureux de lui. Décidément c'est l'érudit du vingt-cinquième siècle qui a raison.
I
MARIVAUX PHILOSOPHE
Il était absolument incapable d'une idée abstraite. Comme le goût de son temps était à la philosophie, il a philosophé de tout son coeur, en plusieurs volumes; car il avait cela aussi de féminin qu'il obéissait à la mode. Il semble même avoir eu une grande inclination pour cette mode-là. A plusieurs reprises il a voulu courir la carrière de publiciste. Après le Spectateur français, l'Indigent philosophe; après l'Indigent philosophe, le Cabinet du philosophe, et les Lettre de Madame de M***, et le Miroir. C'étaient feuilles volantes, sorte de journal intermittent où il prétendait exprimer, au hasard des circonstances, ses idées sur toutes choses. La lecture en est cruelle. On préférerait l'abbé de Saint-Pierre, qui, du moins, provoque la discussion. Dans le Marivaux publiciste, il n'y a pas même une idée fausse. Quand ce ne sont point des anecdotes et petites histoires sentimentales, sur quoi nous reviendrons, ce sont des lieux communs entortillés dans des phrases difficiles, ou des banalités de sentiment délayées dans du babillage. Il n'y a rien au monde qui soit plus vide. On saisit là le fond de la pensée de Marivaux, qui était qu'il ne pensait point. On s'est efforcé de trouver dans ces volumes au moins des tendances philosophiques, intéressantes à relever, comme indication du tour d'esprit général de l'aimable écrivain. On le montre ennemi du préjugé nobiliaire, très touché de l'inégalité des conditions sociales, etc. A le lire sans parti pris ni pour ni contre lui, et même avec la complaisance qu'il mérite, on reconnaîtra qu'il ne nous donne sur ces sujets, faiblement exprimées, que les idées courantes, et qui couraient depuis bien longtemps. Ses dissertations sont démocratiques comme la satire de Boileau sur la Noblesse, et socialistes comme un sermon de Massillon. C'étaient là propos de salon, à remplir les heures, et rien de plus. Quand il ne raconte pas quelque chose, on ne saurait dire à quel point Marivaux, dans le Spectateur et ouvrages analogues, nous tient les discours d'un homme qui n'a rien à dire.—«Du moment qu'il se fait journaliste...», me répondra-t-on.—Sans doute; mais ce journaliste est Marivaux, et dans tout le fatras ordinaire des feuilles volantes, on s'attendrait à trouver, çà et là, quelque passage révélant un homme qui réfléchit, ou qui a, d'avance, certaines idées arrêtées sur les choses. C'est ce qui manque. L'absence d'idées générales, et probablement l'incapacité d'en avoir, est un trait important du personnage que nous considérons. À lire les autres oeuvres de Marivaux, on soupçonne cette lacune; à lire le Spectateur, on s'en assure.
La chose est peut-être plus sensible, quand on s'enquiert des idées littéraires de Marivaux. On sait que Marivaux est un «moderne», ce que je ne songe nullement à lui reprocher; car non seulement il est permis d'être «moderne», mais il n'est pas mauvais de l'être, quand on est artiste, pour avoir le courage d'être original. Marivaux est donc contre les anciens; mais rien ne montre mieux son impuissance à exprimer une idée, c'est-à-dire à en avoir une, que la manière dont il plaide sa cause. Tout à l'heure, il était diffus et vide, maintenant il est inintelligible et inextricable:
«Nous avons des auteurs admirables pour nous, et pour tous ceux qui pourront se mettre au vrai point de vue de notre siècle. Eh bien, un jeune homme doit-il être le copiste de la façon de faire de ces auteurs? Non! cette façon a je ne sais quel caractère ingénieux et fin dont l'imitation littérale ne fera de lui qu'un singe, et l'obligera de courir vraiment après l'esprit, l'empêchera d'être naturel. Ainsi, que ce jeune homme n'imite ni l'ingénieux, ni le fin, ni le noble d'aucun auteur ancien ou moderne, parce que ou ses organes s'assujettissent à une autre sorte de fin, d'ingénieux et de noble, ou qu'enfin cet ingénieux et ce fin qu'il voudrait imiter, ne l'est dans ces auteurs qu'en supposant le caractère des moeurs qu'ils ont peintes. Qu'il se nourrisse seulement l'esprit de tout ce qu'ils ont de bon (il faudrait indiquer à quoi ce bon se reconnaît) et qu'il abandonne après cet esprit à son geste naturel.»
Toutes les fois qu'il touche à cette question, c'est ainsi qu'il parle. Ce qui précède est à là fin de la septième feuille du Spectateur; le galimatias est plus terrible au commencement de la huitième.
—Voici de son style quand il se fait critique. Sur Ines de Castro:
«... Et certainement c'est ce qu'on peut regarder comme le trait du plus grand maître: on aurait beau chercher l'art d'en faire autant, il n'y a point d'autre secret pour cela que d'avoir une âme capable de se pénétrer jusqu'à un certain point des sujets qu'elle envisage. C'est cette profonde capacité de sentiment qui met un homme sur la voie de ces idées si convenables, si significatives; c'est elle qui lui indique ces tours si familiers, si relatifs à nos coeurs; qui lui enseigne ces mouvements faits pour aller les uns avec les autres, pour entraîner avec eux l'image de tout ce qui s'est déjà passé, et pour prêter aux situations qu'on traite ce caractère séduisant qui sauve tout, qui justifie tout, et qui même, exposant les choses qu'on ne croirait pas régulières, les met dans un biais qui nous assujettit toujours à bon compte; parce qu'en effet le biais est dans la nature, quoiqu'il cessât d'y être si on ne savait pas le tourner: car en fait de mouvement la nature a le pour et le contre; et il ne s'agit que de bien ajuster.»
Marivaux était de ceux, ou de celles, a qui l'idée pure, même très peu abstraite, échappe complètement, qui n'ont ni prise pour la saisir, ni force pour la suivre, ni langage pour l'exprimer. Il n'était un «penseur» à aucun degré, et le peu de cas qu'en ont fait les philosophes du XVIIIe siècle tient en partie à cette raison.
—Il était mieux qu'un penseur; il était un moraliste. —Ce n'est pas encore tout à fait le vrai mot, et c'est chose curieuse même, comme ce romancier si agréable, et cet auteur dramatique si rare, est peu moraliste à proprement parler. Il me semble qu'il observe assez peu, et qu'on ne trouverait guère dans Marivaux de véritables études de moeurs ni de copieux renseignements sur la société de son temps. Dans ses journaux, pour commencer par eux, on ne rencontre que très peu de détails de moeurs. Il trouve le moyen de faire des «chroniques» non politiques, rarement littéraires, et où la société qu'il a sous les yeux n'apparaît point. Il n'a pas même cette vue superficielle des choses environnantes qui rend lisible Duclos. Ses causeries, pour ce qui est du fond, et dans une forme abandonnée et languissante qui, malheureusement, n'est qu'à lui, annoncent beaucoup moins Duclos qu'elles ne rappellent les Lettres galantes de Fontenelle. Ce sont des mémoires pour ne pas servir à l'histoire de son temps. Il est juste de faire quelques exceptions. On a relevé avec raison ce passage où nous apparaît un pauvre jeune homme, distingué, aimable, causeur spirituel, et qui devient absolument muet, stupide et paralysé de terreur devant son père. Voilà qui est vu, et voilà un renseignement. Mais dirais-je qu'il me semble que cela a bien l'air d'un cas très particulier et exceptionnel, et forme un renseignement plutôt sur l'époque antérieure que sur celle dont est Marivaux?—J'aime mieux citer la jolie page sur l'admiration des Français pour les étrangers, parce que c'est là un travers qui paraît bien s'introduire en France précisément dans le temps que Marivaux l'observe et le dénonce. Le passage, du reste, est charmant:
«C'est une plaisante nation que la nôtre: sa vanité n'est pas faite comme celle des autres peuples; ceux-ci sont vains tout naturellement, ils n'y cherchent point de subtilité; ils estiment tout ce qui se fait chez eux cent fois plus que ce qui se fait ailleurs... voilà ce qu'on appelle une vanité franche. Mais nous autres, Français, il faut que nous touchions à tout et nous avons changé tout cela. Nous y entendons bien plus de finesse, et nous sommes autrement déliés sur l'amour-propre. Estimer ce qui se fait chez nous! Eh! où en serait-on s'il fallait louer ses compatriotes?... On ne saurait croire le plaisir qu'un Français sent à dénigrer nos meilleurs ouvrages, et à leur préférer les fariboles venues de loin. Ces gens-là pensent plus que nous, dit-il; et, dans le fond, il ne le croit pas... C'est qu'il faut que l'amour-propre de tout le monde vive. Primo il parle des habiles gens de son pays, et, tout habiles qu'ils sont, il les juge; cela lui fait passer un petit moment assez flatteur. Il les humilie, autre irrévérence qui lui tourne en profondeur de jugement: qu'ils viennent, qu'ils paraissent, ils ne l'étonneront point, ils ne déferreront pas Monsieur; ce sera puissance contre puissance. Enfin, quand il met les étrangers au-dessus de son pays, Monsieur n'a plus du paysan au moins: c'est l'homme de toute nation, de tout caractère d'esprit; et, somme totale, il en sait plus que les étrangers eux-mêmes.»
À la bonne heure! voilà surprendre en ses commencements une manie qui n'existait point à l'âge précédent, qui est un caractère assez important de tout le XVIIIe siècle, qui aura ses suites, bonnes, mauvaises, parfois heureuses, souvent ridicules, dans l'avenir, et dont le principe psychologique est très finement démêlé.
Cela est rare. Le plus souvent Marivaux n'observe point, ou fait des observations déjà faites, par exemple sur les financiers et les directeurs, sans les renouveler par le détail ou par la forme. Dans ses romans même, je ne le trouve point si profond connaisseur en choses humaines. Ce que je dis ici sera redressé par ce qui va suivre; mais je fais une remarque générale qui m'inquiète un peu: voici deux romans de moeurs, formellement et de profession romans de moeurs, qui se passent dans le temps où l'auteur écrit, dans le pays et dans la société où il vit, des romans où le petit détail des actions humaines a sa place, des «romans où l'on mange», comme on a dit spirituellement, enfin des romans de moeurs. Eh bien, j'en vois un où il n'y a guère que des gens parfaits, et un autre où il n'y a guère que de plats gueux et des femmes perdues. Je ne sais pas lequel (à les considérer en leur ensemble) est le plus faux. Dans Marianne, jusqu'aux loups sont tendres, sensibles et vertueux. Marianne est exquise de délicatesse; voici une dame qui a la passion du désintéressement, en voici une autre qui est l'idéal même. Le Tartuffe de l'affaire, M. de Climal, a une fin si édifiante et dans tout le cours de son histoire une attitude si piteuse dans le mal, qu'on en vient à se dire que ce n'est point du tout un Tartuffe, mais un homme bon et vraiment pieux, qui a eu une faiblesse, ou plutôt une tentation de quinquagénaire, très pardonnable quand on connaît Marianne. Savez-vous ce qu'aurait fait M. de Climal, s'il eût vécu, en présence de la résistance de la jeune fille? Je suis sûr qu'il l'eût épousée.
Voilà l'aspect général de Marianne; on y voit comme un parti pris d'optimisme et une indiscrétion de vertu. Et voici le Paysan parvenu où je ne trouve ni un honnête homme ni une femme sage, où tout roule, je ne dis pas sur les plus bas sentiments, mais sur le plus bas des instincts, sur l'appétit sexuel, sans que rien, absolument, s'y mêle, de ce qui, d'ordinaire, le relève, le déguise, ou au moins l'habille. Lui, rien que lui. Par lui les intérieurs sont troublés, les familles désunies, robe, finances et ministères en émoi; par lui on meurt, on épouse, on s'enrichit, on entre en place, on parvient à tout.
Je reviendrai plus tard sur ces choses; pour le moment, je ne montre que l'ensemble et le contraste entre ces deux oeuvres d'imagination, et je crois voir que ce sont bien des oeuvres, en effet, où l'imagination domine. La réalité n'est point si tranchée que cela, ni dans le bien ni dans le mal. Ces romans renferment, nous le verrons, des parties d'observation très distingués, qu'il faut connaître; mais, en leur fond, ils ne procèdent pas de l'observation; ils n'ont point été conçus dans le réel; un peu de réel s'y est seulement ajouté. Ils procèdent chacun d'une idée, et un peu d'une idée en l'air, d'une fantaisie séduisante, qui a amusé l'esprit de l'auteur. Ce n'est point un vrai moraliste qui a écrit cela.
C'est qu'en effet il l'était peu, et seulement comme par boutades. La preuve en est encore dans ce tour d'esprit singulier, dans cette humeur fantasque d'imagination, dans cette excentricité laborieuse qui le guide plus souvent qu'on ne l'a remarqué dans le choix de ses sujets. Il s'en ira écrire des comédies mythologiques où figurent Minerve, Cupidon et Plutus, échangeant des «discours sophistiqués et des raisonnements quintessenciés». C'est ce que disait La Bruyère de Cydias; et ce que ces singulières productions dramatiques rappellent le plus, c'est bien en effet les Dialogues des morts de Fontenelle, et leur banalité attifée de paradoxes. Voyez plutôt: Cupidon fait l'éloge de la Pudeur, ce qui est le fin du fin, le plus piquant ragoût, et il dit: «Moi! je l'adore, et mes sujets aussi! Ils la trouvent si charmante qu'ils la poursuivent partout où ils la trouvent. Mais je m'appelle Amour; mon métier n'est point d'avoir soin d'elle. Il y a le Respect, la Sagesse, l'Honneur qui sont commis à sa garde; voilà ses officiers...»—Que tout cela est joli, et que voilà un rien bien travaillé!
Sur cette pente, il va jusqu'au bout, et quel est l'extrême en cela? Rien autre que la Moralité à allégories du moyen âge. Ne doutez point qu'il n'en ait écrit. Nous voici sur le Chemin de Fortune. Deux gentilshommes se rencontrent non loin du palais de Fortune. Ils voient de petits mausolées, avec des épitaphes: «Ci gît la fidélité d'un ami!»—«Ci gît la parole d'un Normand!» —«Ci gît l'innocence d'une jeune fille!»—«Ci gît le soin que sa mère avait de la garder», ce qui est bien plus finement imaginé encore, car il faut renchérir. —Et les deux gentilshommes avancent. Un seigneur qui s'appelle Scrupule sort d'un petit bois et les arrête; une dame qui se nomme Cupidité les soutient et les encourage, et le drame continue ainsi...
N'est-ce pas curieux ce retour au XVe siècle par-dessus toute la littérature classique, et qu'est-ce à dire, sinon, d'abord que Marivaux a une naturelle contorsion dans l'esprit, et ensuite qu'un esprit s'abandonne à ces singulières démarches parce qu'il n'est pas nourri et soutenu de connaissances solides et de vérité?—Il y a autre chose, certes, dans Marivaux; qu'il y ait cela, c'est un signe, non seulement de mauvais goût, mais d'un certain manque de fond. Le fond, ce sont les idées et les observations morales, et les grands siècles littéraires sont riches, avant tout, de cette double matière. Quand elle fait un peu défaut, il arrive qu'un homme de beaucoup d'esprit, et novateur sur certains points, recule tout à coup, par delà les grandes générations littéraires dont il sort, jusqu'au temps où les hommes de lettres pensaient peu, observaient moins encore, et où la littérature était une frivolité pénible, et une charade très soignée.
II
MARIVAUX ROMANCIER
Faible penseur et médiocre moraliste, qu'était-il donc?—Il avait de très grands dons de romancier et de psychologue. Car il ne faut pas confondre le psychologue et le moraliste. Ils sont très différents. Pascal dirait que le moraliste a l'esprit de finesse et le psychologue l'esprit de géométrie. Le moraliste a la passion de regarder et le don de voir juste. Il se pénètre de réalité de toutes parts. Il voit une multitude de détails, du menus faits, «principes» ténus et innombrables de sa connaissance, et c'est de la lente accumulation de ces multiples impressions du réel que se fait l'étoffe du son esprit. Il peut n'être pas psychologue: ces faits qu'il saisit si bien, et en si grand nombre, et qu'il garde sûrement, il peut ne pas les analyser, n'en pas voir les sources ou les racines, les causes prochaines ou éloignées, l'enchaînement, l'évolution, la secrète économie. Personne n'est plus sûr moraliste que Le Sage, personne n'est moins psychologue.—Le psychologue ne voit, ou peut ne voir que quelques faits moraux, assez sensibles, assez gros même, «principes» peu nombreux et facilement saisissables de son art. Il peut n'être pas plus informé que chacun de nous. Mais, ces principes, il sait en tirer tout ce qu'ils contiennent; ces faits moraux, il sait les creuser, les analyser, voir ce qu'ils supposent, ce qu'ils comportent, et d'où ils doivent venir, et où ils mènent, et pénétrer comme leur constitution, comme leur physiologie.
Le moraliste se prolongeant en un psychologue sera un romancier admirable. Le moraliste qui n'est que moraliste, le psychologue qui n'est que psychologue, pourra être un romancier de grand mérite, mais incomplet. —Tout romancier est l'un et l'autre, mais il tient plus de l'un que de l'autre, selon sa complexion naturelle. Marivaux est surtout psychologue, et il l'est presque exclusivement. Voilà pourquoi ses romans semblent faux dans leur ensemble: il n'a pas assez vu;—et ont des parties éclatantes de vérité: certaines choses qu'il a vues, il les a très profondément pénétrées.
Quant à être attiré vers le roman, et né pour cela, il l'était absolument. Le psychologue a toujours au moins la tentation d'être romancier. Le moraliste l'a souvent aussi, mais beaucoup moins. Réunir beaucoup de documents sur l'espèce humaine, c'est là son plaisir, et le plus souvent il se borne à écrire les Caractères. Coordonner ses documents dans un tableau d'ensemble et faire mouvoir ce tableau sous les yeux du lecteur par la machine simple et légère d'un récit un peu lent, l'idée peut lui en plaire, et il écrira le Gil Blas; mais il faut déjà qu'il ait d'autres dons, et partant d'autres sollicitations que ceux du simple moraliste.
Le psychologue, lui, va droit au roman, de son mouvement naturel, et sans se douter qu'il n'a pas tout ce qu'il faut pour l'achever; d'où, peut-être, vient que Marivaux a toujours commencé les siens et ne les a jamais finis. Il va droit au roman, parce que sa manière d'étudier est déjà une façon de se raconter quelque chose. Il n'est pas l'homme qui jette de tous côtés avec promptitude des regards exercés et puissants; il est l'homme qui, frappé d'un certain fait, le creuse et le scrute avec patience pour remonter à ses origines, quitte à redescendre ensuite à ses conséquences. Il suit l'évolution d'un sentiment, d'une passion, soutenant tel point de la chaîne d'une observation ou d'un souvenir, et comblant discrètement les lacunes avec quelques hypothèses. Il va, vient, induit, déduit, raccorde, et tout compte fait, c'est un petit récit de la naissance, du développement, de la grandeur et de la décadence d'un fait moral, qu'il s'expose à lui-même.—Que le roman sorte naturellement de là, c'est tout simple; qu'il en sorte complet, avec tous ses organes, et doué d'une vie, c'est une autre affaire. Quant à la tentation de l'écrire, elle est sûre.
Et c'est bien ce qui arrive à Marivaux. J'ai assez dit, et un peu trop, qu'il n'y a rien dans le Spectateur, et suites. Il n'y a presque rien dont le moraliste ou l'historien des idées puisse faire son profit. Mais il y a à chaque instant des commencements de roman, des nouvelles, des romans rudimentaires. A chaque instant Marivaux glisse au récit. Et quel est le caractère de ce récit? Ce sont toujours, non précisément des observations morales, mais des situations psychologiques. Une jeune fille lui écrit: «J'ai été séduite, et je suis bien malheureuse, et voici ce que j'ai senti, et ce que je sens pour le coupable...»—Un mari lui écrit: «Je n'ai pas de chance. Ma femme a telle conduite à mon égard. Je suis jaloux, et je suis perplexe. D'un côté... de l'autre... etc.»—L'Indigent philosophe devrait être, comme le Spectateur, un recueil de réflexions diverses: très vite il se tourne de lui-même en récit picaresque.
Ainsi partout. Quoi qu'écrive Marivaux, il ne va pas loin sans qu'on voie poindre le roman, et sans qu'on voie aussi, peut-être, que c'est roman très mince d'étoffe et qui ne comportera guère que l'histoire d'un seul sentiment traversant deux ou trois situations légèrement différentes, et entouré, pour qu'il y ait cadre, à peu près de n'importe quoi.
Marianne et le Paysan parvenu sont conçus ainsi, avec plus de prétentions, plus de suite, plus de succès aussi; mais au fond tout de même.
Marivaux a été frappé d'un trait du caractère féminin, l'amour-propre dans le désir de plaire. Il a vu une jeune fille française, assez froide de coeur et de sens, intelligente, avisée et fine, sans aucune passion, et même sans aucun sentiment fort, ni pour le bien ni pour le mal, incapable d'exaltation, à peu près fermée aux ardeurs religieuses et parfaitement à l'abri des emportements de l'amour, ne désirant que plaire et inspirer aux autres le culte très délicat qu'elle a d'elle-même, et puisant dans cette complaisance qu'elle a pour soi une foule de vertus moyennes qui la rendent très aimable et très recherchée. Elle est née avec des instincts de délicatesse, de précaution à ne point se salir, de propreté morale, et la coquetterie est chez elle comme une forme de son amour-propre: quel que soit le miroir où elle se regarde, que ce soit sa petite glace d'ouvrière, sa conscience ou le coeur des autres, elle veut s'y voir à son avantage.
En butte à la poursuite d'un vieux libertin, elle n'aura point le mouvement de dégoût violent d'un coeur orgueilleux, la nausée d'une patricienne. Elle feindra de ne pas comprendre le désir qui la poursuit, elle se persuadera à elle-même qu'elle ne s'en aperçoit pas. Tant qu'elle peut dire, ou se dire, qu'elle ne sait pas ce qu'on lui veut, l'amour-propre est sauf. Cet argent qu'on lui donne, ce trousseau qu'on lui achète, tant qu'on n'a rien demandé en échange, cela peut passer pour charités paternelles; qui sait si ce n'est pas cela? L'orgueil refuserait, l'amour-propre accepte, parce que l'amour-propre est un sophiste. Ce baiser sur l'oreille en descendant de voiture méritait un soufflet. Mais s'il peut passer pour un heurt involontaire? Il faut qu'il passe pour cela, qu'il soit cela: «Ah! Monsieur! vous ai-je fait mal?» Le sophisme est un peu fort; mais encore pour cette fois l'amour-propre s'est tiré d'affaire.
Mais quand M. de Climal en est venu aux déclarations franches, et aux propositions sans périphrases? —Cette fois, il n'est sophisme qui tienne. Il faut renvoyer l'argent. On le renvoie. Il faut renvoyer la robe. Ah! la robe, c'est plus difficile, et c'est ici que le coeur se gonfle. Marianne se sent si bien née pour porter cette robe-là, offerte autrement! Est-ce qu'elle ne devrait pas venir d'elle-même sur ses épaules? Enfin on la renvoie aussi; le sacrifice est fait, et l'on peut se regarder dans son miroir.
Voilà la conscience de Marianne. Elle est réelle, puisqu'elle ne capitule point; mais elle négocie. Elle ne fait point de sortie; elle s'assure, au plus juste, et sans sacrifices inutiles, les honneurs de la guerre. Elle est faite d'un fond de dignité où s'ajoute beaucoup d'adresse et de prudence: il n'est pas défendu d'être habile. Marianne la définit elle-même bien finement: «On croit souvent avoir la conscience délicate, non pas à cause des sacrifices qu'on lui fait, mais à cause de la peine qu'on prend avec elle pour s'exempter de lui en faire.»
Ses coquetteries auront le même caractère que ses défenses; et comme ses résistances étaient mesurées juste à ce que l'amour-propre exige, ses demi-provocations se tiendront dans les limites d'une dignité qui est ferme, sans se croire obligée d'être barbare. On est à l'église. On se place parmi le beau monde. Et pourquoi non? On s'y place, on ne s'y étale point. La modestie, c'est la dignité, et l'on est modeste; mais l'humilité ce n'est plus de la conscience; cela dépasse les bornes; c'est du christianisme.—On regarde les vitraux, non point parce que ce mouvement fait valoir les yeux et l'attache du cou, mais parce que ces vitraux sont de belles choses; et si les yeux et le cou en profitent, ce n'est pas de notre faute.—Il n'est pas bien de montrer la naissance de son bras; mais il n'est pas défendu de redresser sa cornette, et si, dans ce geste, le bras attire quelque regard approbateur, ce n'est point qu'il se montre, ce n'est point qu'il se laisse voir; c'est la faute de la cornette. Ce sont coquetteries innocentes, parce qu'elles sont involontaires, ou du moins qu'elles pourraient l'être.
Et en présence d'un amour sérieux qu'elle a fait naître, comment se comportera notre Marianne? Remarquez d'abord que les amours qu'elle inspire sont vifs mais non point ardents ni profonds. Les grandes passions ne vont point à des femmes comme Marianne; elles vont plus haut, ou plus bas. Trois hommes aiment Marianne: un libertin qui n'a vu que ses quinze ans; un Dorante qui a vu sa grâce; un homme mûr et sérieux qui a vu l'équilibre, l'assiette ferme de son esprit. Le libertin est repoussé; l'homme sérieux a le sort ordinaire des hommes sérieux: il a un grand succès d'estime; le Dorante, M. de Valville, est accueilli, sévèrement puni d'un instant d'infidélité, et, en définitive, serait épousé, si Marianne avait terminé son oeuvre23.
Marianne aime donc, mais comme elle fait toute chose: elle aime sur la défensive. Elle ne s'abandonne ni à l'amour, ni même au plaisir d'être aimée, parce qu'elle ne s'oublie jamais. L'amour-propre défend d'être dupe. Tant que Valville se montre empressé, elle se montre attentive, et rien de plus. Et comme elle a bien raison! Car voilà que Valville est infidèle, et où en serions-nous maintenant, si nous avions laissé voir que nous aimions? Mais nous n'avons point fait cette faute, et nous confondons le perfide par une petite scène de générosité dédaigneuse très bien conduite: «Allez! Monsieur, il vous est tout loisible...»—Et alors, comme nous sommes, sinon heureuse, du moins contente de nous, ce qui est la petite monnaie du bonheur! Comme nous puisons dans notre vanité satisfaite, dans notre amour-propre chatouillé, dans notre dignité qui se sent intacte et qui se rengorge un peu, une consolation que d'autres trouveraient amère, mais que nous trouvons très suffisante!
«Pour moi, je revenais tout émue de ma petite expédition; mais je dis agréablement émue: cette dignité de sentiments que je venais de montrer à mon infidèle; cette honte et cette humiliation que je laissais dans son coeur; cet étonnement où il devait être de la noblesse de mon procédé; enfin cette supériorité que mon âme venait de prendre sur la sienne, supériorité plus attendrissante que fâcheuse... tout cela me chatouillait intérieurement d'un sentiment doux et flatteur... Voilà qui était fait: il ne lui était plus possible, à mon avis, d'aimer Mlle Walthon d'aussi bon coeur qu'il l'aurait fait; je le défiais d'avoir la paix avec lui-même... et c'étaient là les petites pensées qui m'occupaient... et je ne saurais vous dire le charme qu'elles avaient pour moi, ni combien elles tempéraient ma douleur.»
Fort bien, Marianne, vous n'aimez point, voilà qui est clair; mais, d'abord, vous prenez le vrai chemin pour être aimée, et du reste, vous êtes une petite personne clairvoyante, très ferme, très sûre de soi, très forte, et qui le sait, et qui s'en félicite très complaisamment, et qui trouve dans ce sentiment tous les réconforts du monde; et c'est plaisir de voir avec quelle gratitude envers vous-même vous vous regardez dans votre miroir.
Voilà Marianne. Ce n'est guère qu'un portrait; ce n'est guère que l'étude minutieuse d'un seul sentiment, ou d'un groupe de sentiments qui ont ensemble étroit parentage, et qui s'entrelacent les uns dans les autres. Mais c'est une étude psychologique très poussée, et souvent très finement juste. Quelquefois on dirait du La Rochefoucauld un peu délayé. Marivaux connaît bien les femmes. Je crois qu'il ne connaît qu'elles; mais il s'y entend. Il démêle très heureusement les ressorts déliés et frêles d'un caractère féminin. À ne considérer dans Marianne que Marianne seule, la lecture de ce livre est d'un très grand charme. Sur le reste je reviendrai, et j'aurai bien à dire; mais ce que je crois voir pour le moment, c'est combien Marivaux a de pénétration psychologique pour aller jusqu'au fond intime d'un sentiment surprendre la structure secrète, compter les contractions, isoler les fibres.
Le Paysan parvenu, à ne regarder encore que le personnage principal, est beaucoup moins distingué. Ne crions pas trop vite à la pure convention. Il y a de la vérité dans M. Jacob. L'homme qui arrive par les femmes est un caractère saisi sur le vif, qui est particulièrement contemporain de Marivaux; mais qui est de tous les temps; et Marivaux en a bien saisi le trait principal, la confiance tranquille et presque béate, le laisser-aller, l'aimable abandon. Un tel homme se sent très vite une force naturelle, une puissance sereine et inévitable du monde physique, une sève. Il a la placidité d'un élément. Il en a l'inconscience. Les succès lui sont dus, comme au fleuve les vallées profondes; il s'y laisse aller d'un mouvement lent et sûr.
À cela s'ajoute, chez M. Jacob, un peu de finesse rustique, un patelinage de paysan madré, qui est un bon détail, et met un peu de variété dans la monotonie forcée, et comme essentielle, d'un tel personnage.
La progression même, dans le développement du caractère, est bien observée. Au commencement quelques scrupules, et aussi quelques timidités. Le propre d'une force comme celle qui fait le fond de l'honorable M. Jacob est de s'ignorer d'abord, et, tant qu'elle s'ignore, d'être contenue par les préjugés de l'éducation en usage chez les honnêtes gens. M. Jacob commence par n'accepter que quelques écus de la dame et de la femme de chambre; il refuse une forte somme, parce qu'elle est trop forte, et d'origine suspecte. Il refuse d'épouser la suivante, à certaines conditions que le maître de la maison veut imposer. On a son honneur, un honneur de valet, point trop délicat, mais qui ne s'accommode pas encore de tout.
Mais ensuite M. Jacob apprend peu a peu ce qu'il est, et il s'abandonne à son étoile; et il est admirable d'assurance sur le domaine qu'il sait qui est à lui. Distinction très fine: il est à l'aise, et très vite, beau parleur avec les femmes; mais les hommes l'intimident longtemps. À l'opera, au milieu des beaux marquis, il se sent gêné, voudrait se cacher; il rencontre le regard d'une marquise, et le voilà rétabli dans ses avantages. —Il y a des détails excellents. On lui offre une place; il est chez celui qui en dispose; il l'a acceptée. La pauvre femme de celui à qui on la retire arrive en larmes et supplie. Voyez-vous Gil Blas à la place de Jacob? Je crois l'entendre: «Je m'en allai très confus et faisant réflexion que le bonheur des uns est toujours formé du malheur des autres. Mais elle était arrivée un instant trop tard; j'avais accepté, el il eût été désobligeant de rendre.» M. Jacob, lui, rend la place. Ce n'est point un ambitieux ou batailleur dans le combat de la vie. Il ne se pousse pas, il arrive. Il fait cent fois pis que Gil Blas; mais point les mêmes choses. Leurs empires sont différents. Cette place, il a le sentiment qu'il n'en a pas besoin; il la retrouvera, ou mieux. Sa carrière est ailleurs que dans les antichambres ministérielles, et plus sûre. Chacun n'a d'assurance, d'énergie, et même d'effronterie que dans son métier.
Il est donc bon ce Jacob; mais il n'est pas conduit, ce me semble, jusqu'au terme logique et naturel de son développement (ce qui tient peut-être à ce que Marivaux n'a pas terminé lui-même le Paysan parvenu, non plus que Marianne). J'ai soupçon que l'assurance de l'homme doué de la puissance naturelle qui fait la fortune de M. Jacob, doit se tourner assez promptement, en une sorte de brutalité. Se sentir sûr de l'amour de toutes les femmes développe étrangement le fond de férocité qui est en l'homme. Si les mortels ordinaires ont tant d'aversion pour les Jacob, c'est un peu jalousie; un peu sentiment de dignité; surtout certitude que ces gens-là ne se bornent pas à être des misérables et deviennent très vite des coquins. Molière n'a pas manqué de faire son Don Juan méchant. Il faut un peu l'être pour être Don Juan, et surtout à faire comme Don Juan, on est sûr de le devenir. Le Leone-Leoni de George Sand, encore qu'un peu poussé au noir, est très bien vu à cet égard24. Marivaux ne l'a pas entendu ainsi et s'est peut-être trompé.
Ainsi M. Jacob s'est marié. Il était dans son caractère de rendre sa femme horriblement malheureuse, la rencontrant comme un obstacle après l'avoir saisie comme un premier échelon. Marivaux est doux; il lui a épargné cette cruauté, en tuant sa femme à propos. C'est peut-être reculer devant le point délicat, difficile et intéressant.—Passons, et après tout, Mme Jacob a pu mourir. Mais M. Jacob ne montre nulle part le plus petit trait de cette dureté si naturelle à ses semblables, et dont il fallait au moins qu'il eût comme un germe. Il est bénin, et tout passif. Il est choyé, dorloté, engraissé et doucement papelard. Souvent on le prendrait plutôt pour un «directeur» que pour ce qu'il est, et il n'y a rien de plus différent. C'est que Marivaux est un génie féminin, et s'entend a peindre surtout les femmes et les personnages qui leur ressemblent. Il a fait un Jacob un peu adouci, un peu féminisé, sans songer que les Jacob réussissent auprès des femmes précisément parce qu'ils ne leur ressemblent pas; un Jacob qui n'est point faux, car le trait principal est bien saisi; mais qui s'arrête comme à mi-chemin de son évolution naturelle, qui bénite à s'accomplir, qui reste indécis parce qu'il resta inachevé, et qui devrait, ce me semble, ne pas réussir, du moins entièrement.
Jolie esquisse du reste, étude psychologique dessinée d'un trait délié et fin, à laquelle il manque, comme toujours, la vigueur, la plénitude, les dons, pour tout dire, du grand moraliste.
Et, enfin, sont-ce là des romans? Mon Dieu, non, et l'on voit bien que c'est à cette conclusion que je suis forcé de venir. Marivaux est un psychologue; il fait un bon «portrait» ou un bon «caractère»; il l'expose bien, dans un bon jour, il le fait deux ou trois fois pour montrer son modèle dans deux ou trois attitudes et dans le jeu nouveau de lumière et d'ombres que de nouveaux entours font sur lui, et il croit avoir écrit un grand roman. Mais il n'a pas assez de matière, une assez grande richesse d'observations pour que ce qui environne sa figure centrale ait autant de réalité qu'elle en a. Il s'ensuit que dans ses romans le personnage principal est vrai, et tout le reste conventionnel.
J'exagère un peu. Dans Marianne, après Marianne, il y a M. de Climal. Dans le Paysan, après Jacob, il y a Mlle Habert cadette. Je le veux bien. Et encore M. de Climal est-il d'une si puissante réalité? Deux ou trois discours de lui sont de petits chefs-d'oeuvre, mélanges infiniment heureux de fausse dévotion qui ronronne et de libertinage honteux qui balbutie. Mais il y a bien quelque incertitude dans le trait général, et je ne sais pas si c'est moi que je dois accuser quand j'hésite à son égard entre le dégoût, la pitié et presque l'estime, selon les circonstances. La complexité, dans la composition d'un personnage, est, suivant les cas, trait de génie ou signe d'impuissance. Le mal est que, pour M. de Climal, le doute au moins reste dans l'esprit.
Mlle Habert n'est point complexe; et elle a de la vérité; mais elle est pâle, elle est sans relief. Elle ne laisse presque rien dans la mémoire. Une figure pleine et grasse, des yeux qui luisent sous des paupières discrètes, les lignes arrondies d'une chatte gourmande, voilà ce que je me rappelle, et c'est quelque chose, mais c'est tout.
Je suis sûr que cette impuissance relative à fournir de matière ses personnages secondaires, Marivaux en a conscience, et que c'est pour cela qu'il les tue à mi-chemin, M. de Climal au tiers de Marianne, Mlle Habert à la moitié du Paysan. Sans doute il ne pouvait point les soutenir, et il s'en est débarrassé, et le vice de composition n'est peut-être qu'une indigence d'invention.
Quant à ce qui reste, quand on en parle, savez-vous ce qui arrive? C'est que ce n'est plus de Marivaux qu'on s'entretient. Ce n'est plus lui qui écrit, c'est son temps. Marivaux, dans ses romans, se trace un cadre assez vaste, y dessine, avec sa psychologie adroite, mais peu puissante, et son observation juste, mais peu riche, une, deux, trois figures, et surtout une, qui ont de la vérité; et il remplit les espaces vides avec ce que lui donnent le tour d'esprit, le tour d'imagination, le bel air, le goût général, les lieux communs et les manies intellectuelles de son époque. Or dans l'époque dont il est, il y a surtout deux goûts dominants en littérature d'imagination: c'est à savoir la vertu et le dévergondage.
Je dis le dévergondage, et c'est chose bien connue déjà du lecteur: il sait que Crébillon fils commence de très bonne heure au XVIIIe siècle, avec les Lettres Persanes et le Temple de Gnide. Ce qu'on oublie quelquefois, c'est que la «vertu», la vertu à la mode de Jean-Jacques, «l'âme vertueuse et sensible» n'est point née sous les auspices de Diderot et de Rousseau. Elle vient au jour, elle aussi, presque au commencement du siècle. On la trouve dans ces mêmes Lettres Persanes à l'épisode des Troglodytes; on la trouve dans tout le théâtre sentimental de La Chaussée, et ne perdons pas de vue que le théâtre de La Chaussée est exactement contemporain des deux romans de Marivaux.
Il faut bien se persuader, et que Diderot n'a inventé ni le libertinage, ni la sensibilité, et que l'un et l'autre sont venus à peu près ensemble, dès que l'influence du XVIIe siècle s'est affaiblie, comme frère et soeur, qu'ils sont en effet. Car ils sont de même famille, et se soutiennent l'un et l'autre, et même se supposent. Dès que la gravité chrétienne a cessé de remplir, ou de soutenir, ou, au moins, de réprimer les esprits, le libertinage s'y est insinué; et dès que le libertinage s'y est introduit, le respect humain, pour en tempérer la crudité, y a mêlé le goût de la vertu et le don de l'attendrissement. On est licencieux, on est lubrique; mais on a bon coeur, on est pitoyable, le spectacle du malheur vous arrache de généreuses larmes, et, sous ce couvert, on continue d'être libertin en toute décence. Et le lecteur peut lire sans rougir l'oeuvre où tant de vertu enveloppe un peu de cynisme; et l'auteur se sauve de ses écarts par la beauté morale de ses conclusions; et tout le monde trouve son compte; et vertu et dévergondage s'en vont de concert tout le long du siècle, jusqu'à Diderot et Rousseau, si enclins à l'un comme à l'autre, et qui ont à l'un et à l'autre, unis et enlacés jusqu'à se confondre, fait de si grandes fortunes, qu'ils passent pour les avoir inventés.
Le fait est constant; quant à la théorie, elle n'est pas de moi; elle est de Marivaux. C'est lui qui établit cette règle de l'union nécessaire de la licence et de l'honnêteté. Il gronde Crébillon fils: Vous êtes trop cru, lui dit-il. Il faut des débauches dans un bon ouvrage, mais tempérées par des tendances vertueuses; «nous sommes naturellement libertins, ou, pour mieux dire, corrompus; mais il ne faut pas nous traiter d'emblée sur ce pied-là. Voulez-vous mettre la corruption dans vos intérêts? Allez-y doucement, apprivoisez-la, ne la poussez point à bout. Le lecteur aime les licences, mais non point les licences extrêmes, excessives... Le lecteur est homme; mais c'est un bomme en repos, qui a du goût, qui est délicat, qui s'attend qu'on fera rire son esprit; qui veut pourtant bien qu'on le débauche, mais honnêtement, avec des façons, avec de la décence.»— Que disais-je?
Ces deux goûts dominants, ces deux lieux communs de l'esprit public au XVIIIe siècle, ils n'étaient guère, à la vérité, dans Marivaux. Là où Marivaux est supérieur, ils sont absents; mais c'est avec quoi il a comblé les vides et fait l'étoffe courante et commune de ses romans; c'est ce qu'on trouve dans son oeuvre quand il n'y intervient pas directement, et qu'il la laisse aller d'elle-même.
Sensibilité conventionnelle, toute la partie de Marianne (le second tiers) où la jeune fille est menée dans le monde, conduite chez le ministre, etc. Il y a là une scène dans le cabinet ministériel, avec larmes, génuflexions, genoux embrassés, et ministre la main sur son coeur, qui mériterait d'être peinte par Greuze. Il n'y manque qu'un huissier au second plan ouvrant les bras à demi étendus dans un geste qui veut dire: «Spectacle divin pour une âme sensible!»
Libertinage concerté et appuyé, toutes les dames qui veulent du bien à M. Jacob; détails scabreux, peintures lascives qui se répètent à satiété; une certaine gorge de madame de Fécourt qui reparaît régulièrement, toutes les dix pages... Et tout cela aussi très conventionnel, sans relief, sans individualité des personnes: mademoiselle Habert à part, je confesse que je confonds toutes les autres, et que j'attribue peut-être à madame de Fécourt la gorge de madame de Ferval ou de madame de Vambures.—Il y a même un peu de libertinage dans Marianne, et le, pied, déchaussé par accident, de Marianne est bien le pendant du pied, volontairement sans pantoufle, de madame de Ferval.
En vérité tout cela n'est pas de Marivaux; c'est de tout le monde qui est autour du lui; cela n'a pas d'originalité parce que ce n'est pas conception de l'auteur, substance de son esprit, mais matière commune dont il entoure et gonfle ses conceptions pour faire volume. Il a un bien joli mot quelque part: «... moins à la honte de mon coeur qu'à la honte du coeur humain; car chacun a d'abord le sien, et puis un peu celui de tout le monde...»—Et chacun aussi a d'abord son esprit, et puis un peu celui des autres, qu'on ajoute au sien pour étendre un peu son domaine; mais à ces biens d'emprunt on ne laisse pas sa marque et les traces d'une possession véritable.
Ce qui est bien de lui, ce sont des longueurs d'une autre espèce, d'interminables réflexions. «Je suis naturellement babillard», dit-il en une préface. Il l'est doublement, étant de complexion un peu féminine, et faisant état de psychologue. Il faut qu'il explique tout par le menu, et, quand il a tout expliqué, qu'il recommence. Il peint deux dévotes engloutissant des plats énormes avec des mines dégoûtées qui doivent donner le change, et convaincre le spectateur, et elles-mêmes, qu'elles n'y mettent point de concupiscence. Il suffisait de dire cela. Il le dit, déjà longuement, et ensuite:
«... Je vis à la fin de quoi j'avais été dupe. C'était de ces airs de dégoût que marquaient mes maîtresses, et qui m'avaient caché la sourde activité de leurs dents. Et le plus plaisant, c'est qu'elles s'imaginaient elles-mêmes être de très petites, de très sobres mangeuses. Et comme il n'était pas décent que des dévotes fussent gourmandes (sans doute, passons); qu'il faut se nourrir pour vivre et non pas vivre pour manger; que, malgré cette maxime raisonnable et chrétienne, leur appétit glouton ne voulait rien perdre, elles avaient trouvé le secret de la gloutonnerie...»
Ah! c'est fini!—Non!
«... et c'était par le moyen de ces apparences de dédain pour les viandes; c'était par l'indolence avec laquelle elles y touchaient qu'elles se persuadaient être sobres, en se conservant le plaisir de ne pas l'être; c'était (allez! allez!) à la faveur de cette singerie que leur dévotion laissait innocemment le champ libre à l'intempérance.»
Voilà trop souvent sa manière. Il semble croire que son lecteur est très inintelligent et n'a jamais compris. Marianne ne veut pas avouer au jeune Valville qu'elle est fille de magasin chez Mme Dutour. Elle refuse de donner son adresse; elle retournera à pied, quoique blessée. Elle évite de prononcer le nom de la lingère. Puis, à un moment donné, perdant la tête: «Il faudra donc envoyer chez Mme Dutour.» Quel malheur! elle s'est trahie! «—Ah! cette marchande de linge...., répond Valville; c'est donc elle qui aura soin d'aller chez vous dire où vous êtes.» Quelle bonne fortune! Valville n'a pas compris!—Le revirement est joli, il est très clair, et le lecteur n'a pas besoin de commentaire. Mais Marivaux en a besoin; il est explicateur fieffé:
«... Y avait-il rien de si piquant que ce qui m'arrivait? Je viens de nommer Mme Dutour; je crois par là avoir tout dit, et que Valville est à peu près au fait. Point du tout. Il se trouve qu'il faut recommencer; que je n'en suis pas quitte; que je ne lui ai rien appris; et qu'au lieu de comprendre (le voilà parti!) que je n'envoie chez elle que parce que j'y demeure, il entend seulement que mon dessein est de la charger d'aller dire à mes parents où je suis; c'est-à-dire qu'il la prend pour ma commissionnaire: c'est là toute la relation qu'il imagine entre elle et moi.»
Cela est continuel. Il le sait lui-même, s'en accuse, s'en excuse, s'en amuse, et recommence. C'est la marque de la manie psychologique. Vauvenargues a de ce travers; Massillon aussi; Le Sage n'en a pas l'ombre. On voit les pentes différentes. Le roman, de Le Sage à Marivaux, d'oeuvre de moraliste, devient oeuvre de psychologue, avec les défauts et les qualités aussi que comporte ce genre. Il est fait de l'élude très minutieuse de quelques sentiments, avec beaucoup de réflexions et de considérations; et cela fait un fond un peu dénué, et, pour l'étoffer, l'auteur y ajoute des choses qui ne sont pas de lui, mais de ses voisins: un peu de ce réalisme des vulgarités qui avait commencé à poindre avec Le Sage, et qui devait être vite à la mode en France, où le réalisme n'a le plus souvent été qu'un certain goût de s'encanailler; un peu de sensibilité et de vertu larmoyante; un peu de polissonnerie.
Et voilà, ce me semble, les romans de Marivaux. Ils ont des disparates extraordinaires, et sont, selon les pages, excellents ou assommants. C'est qu'ils ont été écrits comme par deux hommes, l'un psychologue, contemporain de La Rochefoucauld et de Mme de La Fayette, qui est exquis, encore qu'un peu long, l'autre par un homme du XVIIIe siècle qui connaissait le goût du jour et qui expédiait, comme à la tâche, des pages de grivoiseries ou de sensibleries pour aider l'autre. Et il n'y a personne qui ressemble moins au premier que le second, d'où suit dans l'ouvrage commun quelque incohérence.
Trouve-t-on en quelque ouvrage Marivaux à peu près tout seul, et sans collaborateur trop apparent? Oui, et c'est là que nous allons le considérer pour achever de le bien connaître.
III
MARIVAUX DRAMATISTE
Il était né pour le théâtre, et plutôt le théâtre était l'endroit où ses qualités devaient se trouver dans tout leur jour,—où ce qui lui manquait n'est point nécessaire, —où, enfin, il se pouvait qu'il fût contraint de renoncer à ses défauts, justement parce qu'ils y sont plus graves qu'ailleurs.
Cet art psychologique où il était fin ouvrier, le théâtre en vit; c'est sa ressource propre. Ce ne sont point les grands moralistes qui réussissent à la scène, ce sont les grands psychologues. Ce ne sont point des tableaux très riches et abondants des moeurs humaines que le théâtre peut nous présenter, c'est l'analyse très nette, très diligente et bien conduite, d'une ou deux passions dans chaque pièce, et c'en est assez; c'est l'évolution, bien suivie en ces phases successives, d'un ou de deux sentiments, qu'on saura présenter et opposer d'une manière dramatique. Et tant s'en faut qu'il soit besoin d'une foule de personnages, tous bien saisis, c'est-à-dire d'une multitude de renseignements sur les moeurs des hommes, qu'il ne faut pas même de personnages trop complexes, sous peine de n'être plus clair. Au théâtre l'homme est comme dépouillé de tous les accessoires de son caractère, il est réduit à ses passions dominantes; et puis, en revanche, ces passions sont étudiées dans tout leur détail et étalées dans tout leur développement.
Essayez de mettre Gil Blas au théâtre. Vous vous apercevrez d'abord que tant de personnages si variés, tous si précieux pourtant, deviennent inutiles et gênants, fondent et s'effacent, et que Gil Blas seulement et ses amis intimes peuvent rester, et que Gil Blas prend une importance énorme; et que dès lors, en revanche, lui n'a plus assez de fond, est trop en surface pour les proportions que vous êtes contraint de lui donner; et qu'en fin de compte c'est tout le tableau de moeurs qu'il faut laisser tomber, et un caractère qu'il faut creuser davantage.
Eh bien, Marivaux était à son aise au théâtre précisément parce qu'il savait creuser un caractère, et parce que le grand tableau de moeurs, qu'il n'eût pas su remplir, ne lui était pas demandé là.
Il n'était qu'à demi réaliste, et comme par caprice. Ceci encore, au théâtre, n'était point mauvais. Le théâtre n'admet le réalisme qu'à légères doses, parce que le réalisme est tout fait de menus détails, et que le théâtre procède par grandes lignes. Une scène épisodique réaliste a de la saveur au théâtre; mais les grandes passions éternelles (sous de nouvelles couleurs et regardées d'un nouveau point de vue, tous les cinquante ans), voilà toujours le fond où il ne faut pas tarder à revenir, et où le spectateur vous ramène.
Ses complaisances pour le goût du temps, sensiblerie fade ou manie de libertinage, n'avaient guère leur place sur la scène, où la gauloiserie est bien reçue, mais où l'art de provoquer des mouvements honteux est absolument proscrit; où les sentiments délicats sont bien accueillis, mais où la comédie larmoyante n'avait pas encore pu s'établir en faveur. Si Marivaux avait eu, de son fond, ce goût de pleurnicherie sentimentale, il l'aurait apporté là, comme fit La Chaussée; mais j'ai cru voir qu'il n'est chez lui que ressource d'emprunt pour allonger ses volumes, et aussi n'y a-t-il pas songé en un genre d'ouvrages où la mode ne l'imposait point, et qui, du reste, doivent être courts.— Enfin ses défauts, bien personnels ceux-là, d'abstracteur de quintessence et d'explicateur à perte d'haleine, minutieux commentaires, analyses confuses à force d'être multipliées, et galimatias dans la finesse, pouvaient le perdre absolument au théâtre,—à moins que le théâtre ne l'en détournât. C'était partie de va-tout. Subsistant, ces défauts eussent été là odieux; mais précisément parce qu'ils devenaient odieux, ils pouvaient, là, lui sembler tels, et le dégoûter, et, à force d'apparaître extrêmes, être amenés à disparaître. Dans une circonstance où une sottise serait énorme, ou bien on la fait, ou bien son énormité vous avertit de ne point la faire. C'est ce dernier qui est arrivé, ou à peu près; car les défauts intimes ne s'abolissent point, mais il arrive qu'ils se contiennent.
Rien ne montre mieux que cet exemple combien le théâtre est une bonne discipline, en ses rigueurs salutaires, pour les hommes de lettres. Le théâtre a ramené les défauts de Marivaux à la mesure de demi-qualités, de dons aimables et un peu suspects, de grâces légèrement inquiétantes. Comme il faut être court au théâtre, ses longueurs se sont restreintes à de simples nonchalances;—comme il faut être vif, ses analyses se sont ramassées en traits rapides et pénétrants, et les coups de sonde ont remplacé les longues galeries souterraines;—comme il faut être clair, son galimatias est resté dans les honnêtes limites du précieux; et de tout cela s'est formé le marivaudage, dont on n'a jamais su s'il est le plus joli des défauts, ou la plus périlleuse des qualités, ou une bonne grâce qui s'émancipe, ou un mauvais goût qui se modère.
Le théâtre lui était donc un lieu favorable en somme, où ses dons avaient leur emploi, ses lacunes leur excuse, ses mauvais penchants leur correctif; et où il pouvait donner une note toute nouvelle, ce qu'il a d'original s'accommodant bien à la scène, et ce qu'il a de commun ne pouvant guère y trouver place.
Aussi ce théâtre de Marivaux est-il d'une qualité rare et précieuse. La première impression en est ravissante. Il est joli d'abord de tout ce qui n'y est point. On sent, au premier regard, un homme qui n'a point de métier (plus tard on s'apercevra que c'est un homme qui a un métier à lui). On ouvre le volume, on parcourt, et c'est une surprise aimable. Quoi! point d'intrigue; point de quiproquo; point d'obstacle extérieur au bonheur des amants, point de circonstance accidentelle qui les sépare, corrigée par une circonstance accidentelle qui les réunit;—et point de tuteur barbare, de père terrible, d'oncle sauvage et stupide;—et pas davantage de peinture de la société (oh! non!); point de traitants, d'agioteurs, de femmes d'intrigue, de chevaliers d'industrie, de «chevaliers à la mode», de valets flibustiers, de parvenus, de femmes galantes, de dévotes, de directeurs;—et point non plus de comédies de caractère: point de pièce qui s'intitule le distrait, l'inconstant, le maniaque, le disputeur, le décisionnaire, le grondeur, le grave, le triste, le gai, le sombre, le morne, l'acariâtre, le tranquille, l'amateur de prunes, et qui nous offre le divertissement de dix lignes de La Bruyère en cinq actes!—Quel singulier théâtre! Voilà qui ne ressemble à rien! Mais déjà c'est quelque chose que cela, et l'on en est comme tout reposé et rafraîchi.
On lit de plus près, et l'on s'aperçoit qu'il y a là un genre nouveau, une sorte de comédie romanesque, des ouvrages dramatiques qui sont des «nouvelles», ou bien plutôt, de petits romans traités dans la manière dramatique, du reste avec le moins de procédés dramatiques qu'il se puisse. Cette comédie n'emprunte presque rien—ayons le courage de dire rien du tout— à la vie courante; elle n'a la prétention ni de corriger les moeurs ni de les peindre; elle n'est ni une thèse ni un miroir; elle est faite d'une douce et légère aventure de coeurs entre gens qu'on n'a jamais rencontrés dans la rue. Les critiques qui veulent voir dans ce théâtre la comédie traditionnelle, et y chercher des renseignements sur les hommes du temps, ont le double malheur de n'y trouver rien, et de nous amener, par leurs analyses les plus laborieuses, à cette conclusion, très fausse, qu'il est nul. Les personnages y sont d'un pays qui n'est nullement géographique. Les suivantes sont des dames très bien élevées, et qui ne sont pas seulement spirituelles, qui sont ingénieuses. Et faites bien attention, souvent les grandes dames ont des naïvetés, de petites impatiences, de légers et adorables manques de réflexion ou de tenue qui en font de charmantes grisettes. Il n'y a pas une grande distance, non seulement d'allures, mais même de race, entre maîtres et valets. Au théâtre les acteurs jouent ces rôles chacun selon son «emploi» et rétablissent la différence; mais examinez, et vous verrez qu'elle est factice.—Et, pareillement, les mères (le plus souvent) sont aussi jeunes de coeur que leurs filles; les pères dressent des pièges joyeux où se prendront leurs enfants, d'une humeur aussi gaie et alerte que de jeunes valets.—Et tout cela est léger, capricieux, aérien, fait de rien, ou d'un rêve bleu, qui nous emmène bien loin, loin des pays qui ont un nom, dans une contrée où l'on n'a jamais posé le pied, et que pourtant nous connaissons tous pour savoir qu'on y a les moeurs les plus douces, les caractères les plus aimables, des imperfections qui sont des grâces, et que c'est un délice d'y habiter.
—Autrement dit, cette comédie est ultra-romanesque, et diffère de toutes les autres en ce qu'elle est plus conventionnelle qu'aucune d'elles.—Il faut voir. Relisons un peu. Ces gens-là ne sont que des âmes, cela est clair; mais des âmes peuvent avoir une certaine réalité, qui consiste à ressembler aux nôtres tout en étant beaucoup plus belles; elles peuvent avoir une certaine vie qui consiste à aimer, à désirer, à sentir, à se chercher, à se fuir, à se contracter douloureusement dans la tristesse, à s'épanouir délicieusement dans la joie, à hésiter dans l'incertitude, à se mouvoir enfin librement dans l'atmosphère légère et pure qu'elles habitent; et si le moraliste proprement dit, ou pour mieux parler l'historien de moeurs, n'a guère que faire ici, il me semble que le psychologue peut s'y trouver bien.—Marivaux n'a pas compris autrement la comédie. Il a considéré des âmes humaines parfaitement en dehors de quelque temps et de quelque lieu que ce fût, mais qui étaient bien des âmes humaines, et qu'il regardait de très près. Il n'est fantaisiste que de première apparence, et parce qu'il supprime à peu près le support matériel et l'habitacle ordinaire des esprits humains; mais avec les ressorts mêmes de ces esprits, il ne badine point; il n'invente pas, il est très informé et très diligent, et il arrive ainsi que ce théâtre, qui contient si peu de réalité, contient plus de vérité que beaucoup d'autres.—Il est très libre, très dégagé, très affranchi de toute imitation des choses de la rue ou de la maison; il paraît très imaginaire, et tout à coup on s'aperçoit qu'il est très profond. Figurez-vous qu'on dît à Racine: «Vos Grecs ne sont pas des Grecs. Ils sont du temps d'Homère et ils n'ont rien d'homérique.» Il eût répondu sans doute: «Ce ne sont guère des Français davantage. Ce sont des hommes. J'ai un goût pour l'étude des sentiments humains en eux-mêmes, et ce goût ne s'accommode guère du souci de la couleur des temps et des lieux. S'il me conduit à tracer des développements de passion qui ne soient ni d'un siècle ni d'un autre, mais qui soient vrais, il suffit peut-être.» A un degré inférieur, et dans un autre ordre, Marivaux procède de même. La couleur locale de la comédie, c'est le réalisme. Il n'en a souci, et d'autant plus peut-être, étant connaisseur en choses de l'âme, il nous donne l'impression de la vérité pure. Veut-on voir comment une idée de comédie lui vient en l'esprit, et d'où il part pour en faire une? Allons chercher une comédie qu'il n'a point faite, et dont il n'a jeté sur le papier que la matière:
«J'ai eu autrefois une maîtresse qui était savante. Sa folie était de philosopher sur les passions quand je lui parlais de la mienne. Cela m'impatienta... J'avais remarqué quelle était glorieuse de savoir si bien jaser; je pris le parti de la louer beaucoup et de faire le surpris de sa pénétration. Elle m'en croyait enchanté. Savez-vous ce qui arriva? C'est que pendant qu'elle définissait les passions, je lui en donnai en tapinois une pour moi, que sa vanité lui fit prendre par reconnaissance, et qui m'ennuya à la fin, parce que j'en méprisais l'origine. Elle fut fâchée de la retraite que je fis: mais elle ne perdit pas tout; car, comme elle aimait à philosopher, je lui laissai de la besogne pour cela en me retirant. Elle ne parlait des passions que par théorie. Il n'y avait que son esprit qui les connût, et je les lui avais mises dans le coeur... dès lors je crois qu'elle s'occupa plus à les sentir qu'à les examiner.»
Ceci est une page de l'Indigent philosophe, et ç'aurait pu devenir une comédie de Marivaux. C'est une analyse d'une façon d'aimer. La Rochefoucauld a dit qu'il y a bien des gens qui n'auraient jamais connu l'amour s'ils n'en avaient pas entendu parler, et l'on a dit depuis que parler d'amour c'est déjà le foire. Voilà justement le sujet de cette comédie que Marivaux n'a pas écrite.
La Comtesse, le Marquis, le Chevalier. La Comtesse discute sur l'amour avec une profondeur extraordinaire, en femme qui affecte d'être sûre de ne point le ressentir, quand on cause en théoricien, avec une froide raison, de ces choses, c'est qu'on est bien loin d'aimer... En effet, il n'y a aucun danger, dit le marquis. Mais comme vous en parlez bien! quelle intelligence, quelle finesse, que d'esprit! C'est plaisir de s'entretenir avec une femme supérieure.»
LA COMTESSE.—Lisette, je sais trop la vanité de l'amour pour trouver un homme aimable; mais je sais connaître le mérite. Le marquis est fort bien. Voilà un homme qui m'apprécie.
LA COMTESSE.—Lisette, le marquis vient moins souvent. Cela est fâcheux. Il a dit la conversation. Il sait les choses. Dans cette campagne, on ne sait avec qui causer. Il me manque...
Ah! vous voilà, marquis! on ne vous voit plus. L'entretien d'une pauvre femme est sans doute languissant...
LE MARQUIS.—Non, l'entretien d'une femme supérieure est intimidant. Les femmes qui sentent encouragent, et les femmes qui savent effrayent.
LA COMTESSE.—Qui vous dit que savoir empêche de sentir?
LE MARQUIS.—Il y est au moins un retardement, ou une distraction.
LA COMTESSE.—Ou un acheminement peut-être.
LE MARQUIS.—Ce n'est vrai que de celles qui ne savent qu'à moitié. Mais il n'est point de secret pour vous; et connaître le fond de la passion, c'est s'en garantir. Ah! c'est dommage!
LA COMTESSE.—Pour qui?
LE MARQUIS.—Pour... mettons pour le chevalier qui vous aime, et qui ne vous le dira jamais. Il sait trop bien qu'on n'aime point les philosophes; on les admire.
LA COMTESSE.—L'admiration n'est-elle point une forme déguisée de l'amour?
LE MARQUIS.—Pas plus que parler amour n'est une façon de le ressentir. À ce compte, vous m'aimeriez infiniment. Vous voyez bien!
LA COMTESSE.—Je vois que vous voulez me faire dire que je vous aime!
LE MARQUIS.—Vous pourriez le dire; car vous aimez à badiner. Mais ce serait pour faire une étude sur la fatuité des hommes en ma pauvre personne.
LA COMTESSE.—Lisette, ce marquis est un sot. Quand je songe que j'étais sur le point de lui dire que je l'aimais, et peut-être de le croire! Il est très borné, avec toutes ses finesses. J'aime les gens plus unis. Ce pauvre chevalier, si simple, doit savoir aimer... Mais il est timide. Si on l'aimait, ne fût-ce que pour punir le marquis, il ne faudrait pas le décourager en l'éblouissant...»
Voilà la méthode de Marivaux. Décomposer un sentiment, en saisir les éléments, démêler les parties dont il se compose, et de ces légers mouvements du coeur, de leur suite, de leurs démarches, de leurs chocs et de leurs conflits faire le drame lui-même avec ses péripéties couvertes, secrètes, intimes, cachées même aux yeux des personnages, et surtout aux leurs.
Il n'y a pas beaucoup de sentiments sur lesquels il soit capable de faire ce travail menu et délicat d'analyse. À vrai dire, il n'y en a qu'un. Les femmes, à l'ordinaire, ne se connaissent bien qu'en amour. Il ressemble aux femmes extrêmement. Sa petite découverte est tout simplement d'avoir introduit l'amour dans la comédie française; et cette petite découverte était une très grande nouveauté,
Je ne crois pas exagérer aucunement. Avant Marivaux il y avait eu des amoureux sur notre théâtre comique; seulement il n'y avait pas eu de peintures de l'amour. L'amour était un des ressorts de toutes les comédies; il n'en était jamais le fond et la matière. L'auteur comique nous présentait une Angélique qui était amoureuse de Valère, et un Valère qui était le soupirant déclaré d'Angélique. Leur amour était chose acquise, fait authentique, antérieur à l'ouverture des débats; et ce qui s'opposait à cette passion, et comment elle finissait par triompher des obstacles, là était la matière de la comédie. Il semblait que l'amour fût un fait tout simple, qu'on ne décompose point, irréductible à l'analyse; qu'on est amoureux ou qu'on ne l'est pas. On nous disait: «Ceux-ci le sont. Ils le seront toujours. Il n'y a pas à y revenir, et nous ne nous en occuperons plus. La comédie part de là, et elle porte sur autre chose.»—C'est pour cela que vous voyez tant de titres de comédies qui annoncent des analyses de caractère: Avare, Imposteur, Glorieux, Grondeur; et que vous ne voyez pas une comédie qui s'intitule l'Amoureux; car l'Homme à bonnes fortunes, je n'ai pas besoin de dire que c'est autre chose. À voir de près, on s'aperçoit bien que chez nos comiques l'amour est même à peine un ressort; il est une manière de signalement: il est un moyen d'indiquer au spectateur ceux des personnages auxquels il doit s'intéresser. Comme il est entendu, au théâtre, que c'est les amoureux qui ont raison, à condition qu'ils soient aimés, l'auteur nous dit en commençant: «Amoureux: Angélique et Valère. Vous êtes prévenus que c'est des autres que je vais me moquer. Quant à eux, je ne m'en occuperai qu'au dénouement; et c'est bien naturel, puisqu'il n'y a qu'eux qui ne soient pas comiques.» Mesurez l'importance qu'a l'amour dans toutes nos comédies classiques, et jugez si nos auteurs comiques ont pris autrement les choses. A peine pourrez-vous citer comme sortant de cette règle le Dépit amoureux, qui n'est qu'une comédie d'intrigue, et le Misanthrope, qui est en partie une étude sur une manière comique d'aimer, et en grande partie autre chose. Un ouvrage portant sur l'amour lui-même et ses démarches eût paru moins du domaine de la comédie que du roman.
Marivaux a cru que l'amour n'était pas un fait simple, qui ne pût servir que d'un point de départ. Il a vu qu'il était composé de beaucoup d'éléments divers, qu'il avait ses raisons d'être, et ses développements, et ses marches et contre-marches, son mouvement par conséquent; et, par suite, qu'il pouvait contenir sa comédie en lui-même, sans avoir besoin, pour entrer dans une comédie, d'avoir des obstacles extérieurs à lui.
Il a vu cela parce qu'il était bon psychologue, et surtout parce qu'il avait une admirable psychologie féminine, j'entends une psychologie de la femme comme il semblerait qu'une femme seule pût l'avoir. On est quelquefois étonné de sa pénétration sur ce point. Par exemple, c'était, c'est peut-être encore une banalité que d'estimer que les femmes sont fausses. Marivaux sait parfaitement qu'il n'en est rien. Ce n'est vrai que pour ceux qui ne font que les écouter, et qui s'en tiennent à leurs paroles. À ce compte, on peut, en effet, les accuser quelquefois d'artifice. Mais c'est une injustice véritable. Comment un être qui est tout de sentiment et de passion pourrait-il tromper? Il ne peut que mentir. Précisément parce qu'il a conscience que la vivacité de ses sentiments et son incapacité de réflexion livre à tout venant ses secrets, il essaye peut-être d'abuser par ses discours. Mais ce n'est que la preuve qu'il est et qu'il se sent incapable de tromper autrement.—Et, de fait, vous n'avez qu'à ne pas l'écouter: la vérité sort et éclate de tous ses gestes, de tous ses airs, de tous ses regards, de toutes ses attitudes, et se précipite de tout son être. Ce qu'il pense, il vous l'apprend toujours «par une impatience, par une froideur, par une imprudence, par une distraction, en baissant les yeux, en les relevant, en sortant de sa place, en y restant; enfin c'est de la jalousie, du calme, de l'inquiétude, de la joie, du babil, et du silence de toutes les couleurs... Une femme ne veut être ni tendre, ni délicate, ni fâchée, ni bien aise; elle est tout cela sans le savoir, et cela est charmant. Regardez-la quand elle aime et qu'elle ne veut pas le dire. Morbleu! nos tendresses les plus babillardes approchent-elles de l'amour qui perce à travers son silence25?»
Avec cette connaissance qu'il avait des femmes, des sentiments qu'elles éprouvent et de ceux qu'elles inspirent, il avait tout un théâtre tout nouveau dans la tête. La comédie de l'amour, voilà ce qu'il a écrit, et que personne n'avait écrit avant lui. Racine en avait fait le drame, et précisément Marivaux est un Racine à mi-chemin, un Racine qui ne pousse pas le conflit des passions de l'amour jusqu'à leurs conséquences funestes, et qui, par cela, reste auteur comique, un Racine qui n'écrit que le second acte d'Andromaque.
On a dit qu'il n'avait jamais peint que «l'aube de l'amour», que l'amour en ses commencements incertains et indécis, et qui s'ignore encore. C'est que c'est là, et non ailleurs, qu'est la comédie de l'amour. L'amour déclaré, connu de celui qui l'éprouve et de celui à qui il s'adresse, n'est point matière de comédie à lui tout seul. Car de deux choses l'une: ou il est malheureux, et c'est un drame qui commence, ou il est heureux, et il n'y a rien à en tirer du tout. L'amour commençant, au contraire, peut être comique, parce qu'il s'ignore pendant que le spectateur s'en aperçoit; parce qu'il se trompe d'objet; parce qu'il hésite, recule, louvoie, se prend aux pièges des précautions dont il se défend; par tout ce qui s'y mêle de dépit, de honte, de fausse honte, de fierté qui finit par capituler, d'amour-propre qui finit par être confondu, de mille autres choses, et là est le drame gai et divertissant de l'amour.—Dans une comédie où l'amour n'est pas un ressort, mais le fond même, c'est le moment où les amoureux s'aperçoivent clairement qu'ils aiment, qui est celui du dénouement, et, au contraire des autres, c'est par la déclaration d'amour que ce genre de drame doit finir. —Et c'est ainsi que finissent d'ordinaire les comédies de Marivaux.—On conçoit combien cette manière d'entendre la comédie rend le travail de l'auteur difficile. Il doit suivre avec sûreté le travail insaisissable d'un sentiment à peine formé au fond d'un coeur, et le rendre très visible au public, sans qu'il le soit aux personnages. Il doit étudier des passions si indécises encore que ceux qui ont le plus d'intérêt à s'en rendre compte ne s'en doutent point, et que le spectateur qui n'a que l'intérêt de son plaisir doit les voir pleinement et les suivre sans peine. Il doit mettre le public dans la confidence, sans y mettre aucun des acteurs; et dans la confidence, non d'un fait, facile à faire connaître une fois pour toutes, mais des lueurs fugitives d'une passion secrète, des velléités de l'amour. Il y a de la gageure dans cette conception de l'art et le désir malicieux, la prétention piquante de vouloir être compris sans presque rien dire. Marivaux a de la femme jusqu'à la coquetterie.
Il réussit du reste pleinement à ce jeu aimable. C'est que, d'abord, cette science si sûre qu'il faut avoir, en pareil dessein, de la complexion, pour ainsi dire, et de la nature intime de l'amour, il l'a pleinement. Personne, depuis La Rochefoucauld, mais en matière d'amour seulement, n'a su démêler si finement ce qui entre dans la composition d'un sentiment ou d'une passion. De quoi l'amour est fait, dans telle circonstance ou dans telle autre, c'est ce qu'il voit d'abord; ce qui l'amène à prendre peu à peu conscience de lui-même, c'est ce qu'il voit et montre ensuite.—Ici, il est fait de dépit amoureux (Surprises): que deux personnes qui ont juré de ne plus aimer se rencontrent et se confient leurs résolutions, il y a de grandes chances qu'elles en arrivent à la sympathie, et de là à l'amour: «Comme celui-ci sait me comprendre!»—Là il est fait d'impatience de ce qu'on possède et du désir de ce qu'on vous défend (Double inconstance).—Ailleurs il est fait de la honte même d'aimer: «Quoi! l'on me soupçonne d'aimer! J'ai bonne opinion de cet homme! Quelle insolence! écartons cette idée...» Il ne faut pas l'écarter avec violence, parce que la combattre c'est s'en préoccuper, et déjà voilà qu'on aime (Jeu de l'amour et du hasard).—Ailleurs il est fait du bonheur naïf d'être aimé, de bonté, de douceur, d'esprit de contradiction aussi, quand tout le monde vous répète que l'objet de votre amour en est indigne, et qu'à force de se dire: «C'est vrai, je serais folle!» on finit par penser: «Serait-ce si fou?» (Fausses confidences.)—Tout cela avec une science des nuances, une connaissance de nos petits secrets, qui ne nous accable pas, comme Molière, lequel connaît les grands, mais qui nous surprend et nous inquiète un peu.—La Double inconstance est un ouvrage un peu languissant; mais c'est plaisir comme Marivaux a bien marqué chaque inconstance, celle de l'homme et celle de la femme, de son trait véritable et distinctif. Le bon Arlequin est inconstant sans oublier ses premières amours. On sent que le présent n'efface qu'à moitié le passé, que le désir ne fait qu'un peu tort à la gratitude. Au fond il les aime toutes deux, la nouvelle seulement plus vivement que l'ancienne, comme il est juste. Le petit fond de polygamie, instinctif au moins, sinon de fait, qui est dans l'homme, est indiqué, avec mesure du reste, d'une manière très heureuse.—Silvia, au contraire, dès qu'elle aime ailleurs, n'aime plus où elle aimait. L'ancien sentiment est ruiné absolument par le nouveau. Elle n'est plus retenue même par un regret; elle ne se sent plus attachée que par le devoir, ce dont il est facile de venir à bout.
Et tout cela, dira-t-on, est bien frêle, bien ténu, et, qui sait? bien superficiel peut-être. Dans ces analyses de l'amour qui s'ignore, ne serait-ce point l'amour vrai que l'auteur oublie, et à force de nous montrer de quels éléments l'amour se compose, amour-propre, dépit, et autres menus suffrages, ne nous le montrerait-il point fait précisément de tout ce qui n'est pas lui?—Il y a du vrai dans cette objection; mais il y a aussi beaucoup à dire. Et d'abord nous sommes ici dans la comédie. L'amour qui est parce qu'il est, le coup de foudre de Juliette et de Phèdre, est affaire de tragédie ou de drame. L'amour-goût, pour parler comme Stendhal, qui, fortifié par l'accoutumance, l'estime, les bons rapports, peut aller très loin et peut-être plus loin que l'autre, est essentiellement du domaine de la comédie, parce qu'il est dans les conditions moyennes de l'existence. Et lui seul peut servir à la comédie de l'amour; lui seul est piquant, tandis que l'autre, force simple, est redoutable comme les armées qui marchent en bataille, ainsi qu'il est dit aux Livres saints.—Lui seul, par le conflit et le va-et-vient des sentiments dont il se mêle, ou dont il naît, ou qu'il fait naître, car tout cela s'entrelace, et est plaisant pour cette raison même, forme un petit drame à lui tout seul, et c'est le point; et un petit drame divertissant et tendre parce qu'il a pour dénouement, «après beaucoup de mystère», comme dit La Rochefoucauld, l'éclosion de l'amour même.
Notez ceci encore. S'il est bien vrai qu'un sentiment profond est parce qu'il est, et qu'à le décomposer, on risque tout simplement de passer à côté; il est vrai aussi qu'il est bien rare que nos sentiments aient ce sublime et cet absolu. «Ce que j'aime en vous... disait une dame, qu'a connue Chamfort à celui qui lui plaisait.—Arrêtez, répondit le galant; si vous le savez, je suis perdu.» Le galant avait de l'esprit et même de la profondeur; mais il y avait à répondre: «Sans doute, le grand amour romanesque est aveugle, et je n'aime point follement, si j'ai des yeux, même pour voir vos mérites. Mais si ce n'est pas être aimé pour soi-même qu'être aimé pour ses qualités, au moins est-ce être aimé pour quelque chose qui nous touche d'assez près. L'amour mêlé d'estime, par exemple, s'il n'est pas pur, est du moins d'un alliage assez agréable. L'amour, né peut-être du ressentiment contre quelqu'un qui ne vous vaut pas, est tout au moins une préférence. Ainsi de suite; et de tels sentiments on peut encore s'accommoder.»—Eh! oui! et c'est de ce train que vont d'ordinaire les choses, et c'est de ce petit manège de l'amour susceptible d'analyse parce qu'il n'est pas absolument pur, et de degré et de gradation parce qu'il n'est pas absolu, que se fait une comédie.
Et encore! Savez-vous bien que La Rochefoucauld a dit que «s'il existe un amour pur et exempt du mélange des autres passions, c'est celui qui est caché au fond du coeur et que nous ignorons nous-mêmes.» Eh bien, c'est cet amour qui s'ignore, précisément, que peint Marivaux, ou, du moins, c'est par lui qu'il commence. Puis il le montre mêlé de ces autres passions dans lesquelles il prend conscience de lui-même, dont il a besoin pour se connaître et en quelque sorte pour revêtir un corps; mais c'est encore de l'amour, et le vrai, celui qui a été longtemps caché au fond du coeur.—C'est pour cela que cette comédie de l'amour est divertissante et touchante. Elle est divertissante parce que c'est un malin plaisir, un des plus vifs au théâtre, de voir plus clair dans les sentiments des personnages qu'eux-mêmes, et de savoir mieux qu'eux ce qu'ils vont faire; elle est touchante parce que cet amour qui s'ignore longtemps c'est bien l'amour même, et qu'on s'intéresse à l'amour bien plus quand il a son obstacle en lui, dans son impuissance à se connaître ou à se faire entendre, que quand il se heurte à un obstacle extérieur: on voudrait l'aider à naître. Et quand ces autres passions, dépit, amour-propre, capables de le faire éclater, commencent à poindre, on les aime pour ce qu'elles vont faire; on les donnerait aux personnages pour les exciter un peu: «Sois donc jaloux! Tu vas t'apercevoir que tu aimes!»
Elle est touchante encore, cette comédie de l'amour, parce que l'auteur y a répandu une exquise bonté. C'est notre Térence, un Térence un peu attifé. Ses personnages sont d'une bonté charmante. Il n'y a rien de plus difficile que de mettre la bonté au théâtre, parce qu'elle y prend très vite l'air fade de la sensiblerie. Marivaux se sauve du danger parce que ses bonnes gens ont de l'esprit. On veut ôter Silvia à Arlequin. «Laissez Silvia au prince. Il l'aime. Il sera malheureux s'il ne l'épouse pas.—A la vérité, il sera d'abord un peu triste; mais il aura fait le devoir d'un brave homme, et cela console; au lieu que s'il l'épouse, il la fera pleurer; je pleurerai aussi; il n'y aura que lui qui rira, et il n'y a point plaisir à rire tout seul.»—Voilà leur manière; ils ont de l'esprit jusqu'au fond du coeur.
Où l'on voit bien et toute la finesse de psychologie de Marivaux, et cette bonté qu'il mêle à toute sa finesse, c'est dans le Legs. Le Legs est une étude d'homme boudeur, grognon, injuste, et qui, pour un peu plus, va devenir insupportable. Il est très aimé. Rien de mieux vu; les hommes de ce genre ont très souvent beaucoup de succès, des succès sérieux et durables. C'est que d'abord l'esprit de contradiction est un de ces éléments de l'amour que Marivaux a si bien démêlés; on met son amour-propre, et Dieu sait à quel degré d'entêtement va l'amour-propre chez une femme, à apprivoiser un ours; c'est une belle victoire,—Ensuite c'est que notre boudeur est rébarbatif par timidité, et que la femme qui l'aime s'en est aperçu; mais il fallait plus que la finesse féminine, il fallait de la bonté pour s'en apercevoir.
Tel est le fond de la comédie dans Marivaux. C'est quelque chose de tout nouveau, d'inattendu, de parfaitement original, et de très profond sous les apparences d'un jeu de société. Marivaux, en mettant l'analyse de l'amour dans la comédie, a conquis à la comédie des terres nouvelles. Il a tracé des chemins. Ce sont petits chemins, je le sais bien, «il connaît tous les sentiers du coeur et il en ignore la grande route»; Voltaire a raison; mais on pouvait répondre: «Là où personne n'est allé, il n'y a pas même de sentiers.»
La manière dont il dispose ses légères fictions dramatiques est bien intéressante à suivre de près. Il n'y a chez lui aucun art de «composition», j'entends de composition factice, il n'y a pas l'ombre de «métier». Cela tient d'abord à ce qu'il n'en a point, et ensuite à ce qu'il n'en a pas besoin. Son petit drame n'est pas composé de faits matériels qu'il faudrait distribuer en un certain ordre pour en faire une suite enchaînée et logique aboutissant à une conclusion contenue dans les prémisses: il est composé de faits moraux se succédant d'eux-mêmes, sans la moindre circonstance extérieure qui les suscite ou les pousse.—En pareil cas l'art de la composition se confond avec l'art même de lire dans les coeurs, et le drame n'a pas d'autre marche que le progrès même des sentiments. L'intrigue n'est point nécessaire là où le mouvement dramatique est intime en quelque sorte et vient de l'évolution même des mouvements du coeur. L'intrigue est la part d'invention proprement dite que l'auteur apporte dans le drame. A qui voit parfaitement la succession des sentiments dans les âmes, inventer n'est point nécessaire; voir suffit. Celui-ci restreindra tout naturellement son invention à trouver une situation, et, la situation trouvée, laissera ses personnages aller tout seuls. Ce sera même une tendance commune à tous les grands psychologues au théâtre de réduire l'intrigue à rien. Racine glisse, d'un penchant naturel, à Bérénice; et quand il a trouvé ce chef-d'oeuvre de la suppression de l'intrigue, et qu'on lui reproche de n'avoir pas d'invention, il répond: «Précisément! J'ai l'invention par excellence. L'invention consiste à créer quelque chose de rien.»
A la vérité, dans un grand drame, une situation et l'évolution naturelle des sentiments qu'elle a mis en présence ne suffit pas. Les sentiments, d'eux-mêmes, ont un mouvement trop lent, et restent trop longtemps pareils à ce qu'ils sont d'abord pour qu'il ne soit pas nécessaire que quelques circonstances habilement ménagées les renouvellent, les pressent, et les fassent comme tourner pour présenter leurs divers aspects. Pour que nous ne voyions point Phèdre toujours pleurer et mourir, il faut que Thésée soit cru mort, puis que Thésée revienne, puis que les amours d'Aricie soient connus de Phèdre, et c'est là l'intrigue, que, nonobstant ses dédains, Racine est passé maître à disposer. D'un psychologue pur psychologue, comme Marivaux, on peut donc dire et qu'il n'a pas besoin d'intrigue et que l'intrigue est sa borne. Autrement dit, il sera à l'aise dans les ouvrages de courte étendue où l'intrigue lui est inutile, et il ne pourra aborder les oeuvres de longue haleine où le secours de l'intrigue lui serait indispensable.
C'est ce qui est arrivé à Marivaux. Ses chefs-d'oeuvre sont de petites pièces qui sont des drames en raccourci. Du drame ils ont l'essence, qui est la vie morale, ils ont le mouvement et la distribution aisée du mouvement. Ils n'ont pas l'ampleur et la variété, parce qu'ils n'ont pas l'invention des incidents, des incidents chose vile en soi, simples machines, mais machines qui servent, l'évolution d'un sentiment étant accomplie, à en faire paraître un autre, lequel, à son tour, fait son chemin, marque son trait, et complète la peinture du caractère.
De là le seul défaut sérieux des petits drames de Marivaux: ils ont une certaine uniformité, et ils sont un peu prévus. Ils ne nous trompent point; nous savons un peu trop où ils vont. Rien n'est sot, dans le théâtre aussi bien que dans le roman, comme l'inattendu qui n'est qu'un caprice de l'auteur; mais l'inattendu naturel, l'inattendu dont on se dit après coup qu'on s'y devait attendre, savoir donner cet inattendu-là, c'est connaître le fond des choses; et savoir ne pas le montrer tout d'abord, c'est avoir des réserves de renseignements psychologiques et être habile à les dissimuler, c'est la science ménagée par l'art.
Dira-t-on aussi qu'une certaine indigence (très relative, et qu'on ne peut qualifier ainsi que quand on songe aux grands maîtres du théâtre), qu'une certaine indigence de fond se marque dans le raffinement même de ces sentiments si déliés? Ces gens qui ont des commencements de passion si impalpables, des lueurs d'émotion si fugitives, des aubes d'amour si délicieusement indistinctes, ils sont soupçonnés d'être ainsi pour être agréables à l'auteur; ils mettent un peu de bonne volonté à se comprendre si tard; c'est peut-être avec complaisance qu'ils passent si lentement du crépuscule de l'inconscient à la lumière de la conscience. On est tenté de leur dire, quand ils s'aperçoivent qu'ils aiment ou qu'ils n'aiment plus: «Ne vous en doutiez-vous pas un peu depuis quelque temps?»
Et ils répondraient: «Peut-être; et peut-être aussi n'est-ce point pour le profit de l'auteur, mais pour notre plaisir, et point pour votre amusement, mais pour le nôtre, que nous ne nous pressions point d'aboutir, et n'avions point hâte d'éclore. C'est un grand délice que de ne point savoir où l'on en est en pareille chose, et le chatouillement que des raffinés plus vulgaires que nous éprouvent à ne pas dire tout de suite qu'ils aiment, nous le sentons, nous, à ne pas même le penser, et à ne pas trop le sentir.»
Car ce sont de fins artistes en sensations suaves et légères, et il n'y eut jamais hommes aussi habiles qu'eux à manier leur coeur comme un instrument de musique très délicat, très susceptible et infiniment compliqué.
IV
Marivaux, qui méritait d'être commensal de M. de La Rochefoucauld et ami de Mme de La Fayette, et qui, du reste, eût causé finement avec Joubert ou avec Henri Heine, est un peu déplacé au XVIIIe siècle.—Il en tient, certes, et il a des parties de La Motte, et des parties de Crébillon fils; mais son pays d'origine est ailleurs. Il est psychologue en un temps où la psychologie est infiniment courte et pauvre. Il est fin et délié en un temps où ce n'est pas exagérer que de dire que tout le monde a vu un peu gros en toute chose. Malgré son Jacob, il a la connaissance, le sentiment et le goût de l'amour très délicat, très pur, très timide et un peu inquiet de lui-même, en un temps où l'amour est, à l'ordinaire, une grossièreté exprimée en tours spirituels.—Il est un de ces hommes du XVIIe siècle que le XIXe siècle comprend et prend plaisir à comprendre. Placé entre les deux par la destinée, il n'a pas réussi pleinement. Il lui fallait l'un ou l'autre, non seulement pour que son mérite fût estimé, mais pour qu'il remplit tout son mérite. En l'un ou en l'autre, il eût été plus goûté, et même il fût devenu plus digne de l'être. Il eût fait des romans moins gros, et où certaines banalités de sensiblerie ou de libertinage n'eussent point trouvé place. Il eût, au théâtre, fait ce qu'il a fait, mis l'amour dans la comédie, ce qui avait à peine été essayé jusqu'à lui, et le public, un peu guidé par Racine ou par Musset, s'en fût aperçu davantage.—Tel qu'il est, il n'est pas grand, mais il est considérable, parce qu'il a inventé quelque chose dont on ne s'était point avisé, et qu'il est assez difficile même d'imiter. Il est le plus original de nos auteurs comiques depuis Molière jusqu'à Beaumarchais et peut-être au delà. Il fait beaucoup songer à Racine, à un Racine qui aurait passé par l'école de Fontenelle. Il a beaucoup bavardé, un peu coqueté, et dit deux ou trois choses exquises, qui, quand on y regarde d'un peu près, se trouvent être des choses profondes.—La conversation des femmes a de ces surprises; et c'est pour cela que la postérité s'est engouée, sans avoir lieu d'en rougir, de cette coquette, de cette caillette, de cette petite baronne de Marivaux, qui en savait bien long sur certaines choses, sans en avoir l'air.
MONTESQUIEU
La plupart des études qui ont été publiées sur Montesquieu ont un caractère commun: elles sont comme fragmentaires. On y voit un côté du grand publiciste, puis un autre, et il semble que cet autre n'a aucun rapport avec le premier. Ce n'est point de la faute des commentateurs; et si je fais de même, comme je ferai certainement, peut-être ne sera-ce qu'à moitié de la mienne. C'est que Montesquieu lui-même, sans être précisément ni mobile, ni fuyant, à la façon d'un Montaigne, a comme un caractère d'ubiquité. Il y a dans sa complexion plusieurs hommes, qui ne font pas société très étroite, et dans son esprit plusieurs systèmes, qui se rencontrent quelquefois, mais qu'il ne s'est pas donné la peine, ou qu'il n'a pas eu le souci, de lier. Il est complexe sans être enchaîné. Il est partout; et la continuité, l'embrassement, la vaste étreinte lui manquent pour être, ou pour paraître, universel.
Il y a en lui un ancien, un homme de son temps, un homme du notre, un homme des temps à venir, un conservateur, un aristocrate, un démocrate, un philosophe naturaliste, un philosophe rationaliste, autre chose encore; et tout cela non point confus et fumeux, comme chez d'autres, admirablement clair et lumineux au contraire, mais à l'état d'étoiles brillantes, point coordonné par quelque chose qui ramasse, ou, seulement qui nous guide. C'est un monde immense et brillant où manque une loi de gravitation.
Il faudrait, pour l'exposer sous forme de système, avoir plus de génie qu'il n'en a eu, ce qui est peut-être difficile; ou plutôt faire entrer ces diverses conceptions dans un système plus étroit que chacune d'elles, ce qui serait le trahir.—Peut-être ce qu'il y a de mieux à faire est de le décrire par parties, patiemment et fidèlement, quitte ensuite à indiquer, à nos risques, non point la pensée qui nous semblera envelopper toutes ses pensées—il n'y en a point d'assez vaste, et s'il y en avait une, il l'aurait eue,—mais les tendances plus accusées parmi ses tendances; les idées qui, chez un homme qui les a eues toutes, ont au moins pour elles qu'elles lui sont plus chères; la doctrine, qui, sans être plus, à le bien prendre, qu'une de ses doctrines, semble du moins celle où il préférerait vivre si elle devenait une réalité.
I
MONTESQUIEU JEUNE
Je vois d'abord dans Montesquieu l'homme de son temps, d'un temps très spirituel, très curieux; très intelligent, très frivole, et qui semble, dans tous les sens de ce mot, ne tenir à rien. Ce monde n'a plus d'assiette. C'est pour cela qu'il est si amusant. Il semble danser. Il ne s'appuie à quoi que ce soit. Il a perdu ses bases, qui étaient religion, morale, et patriotisme sous forme de dévouement à une royauté patriote; qui étaient encore, à un moindre degré, enthousiasme littéraire, amour du beau, conscience d'artistes. Il a perdu une certitude, et il ne s'en est point fait encore une nouvelle, pas même celle qui consiste à croire que, s'il n'y en a pas encore, il y eu aura une un jour, certitude sous forme d'espérance qui sera celle du XVIIIe siècle, et au delà.—En attendant, ou plutôt sans rien attendre, il s'amuse de lui-même, se décrit dans de jolis romans satiriques, dans des comédies sans profondeur et sans portée, et s'occupe, sans s'en inquiéter, de sciences, ou plutôt de curiosités scientifiques. Avec cela, frondeur, parce qu'il est frivole, et très irrespectueux des autres, comme de lui-même; se moquant de l'antiquité autant au moins que du christianisme, et un peu pour les mêmes raisons, l'antiquité étant une des religions du siècle qui le précède; mettant en question l'art lui-même, et très dédaigneux de la poésie, comme de tout ce dont il a perdu le sens; sceptique, fin curieux, un peu médiocre et un peu impertinent.
Montesquieu, dans sa jeunesse, est l'homme de ce temps-là, el il lui en restera toujours quelque chose (comme aussi dès sa jeunesse, il ne tient pas tout entier dans ce caractère). Au premier regard on dirait un Fontenelle. Il est sec, malin, curieux et précieux. Il n'a ni conviction forte, ni sensibilité profonde. Il est homme du monde aimable, et même charmant, «la galanterie même auprès des femmes», dit un contemporain; mais sans attachement durable ni profonde émotion; «Je me suis attaché dans ma jeunesse à des femmes que j'ai cru qui m'aimaient. Dès que j'ai cessé de le croire, je m'en suis détaché soudain26». Il a l'âme la moins religieuse qui soit. Les athées sont plus religieux que lui; car l'athéisme est souvent haine de Dieu, et la haine est une forme de la crainte, un signe de la croyance, en tout cas une préoccupation à l'endroit de l'objet haï. Montesquieu ne songe pas à Dieu. Il n'en parlera guère qu'une fois dans sa vie, et en pur rationaliste, non comme d'un être, mais comme d'une loi, comme d'une formule. Il ne le sent aucunement.
Note 26: (retour) Cf. Usbeck dans les Lettres Persanes (Lettre vi). «Dans le nombreux sérail où j'ai vécu, j'ai prévenu l'amour et l'ai détruit par l'amour même.» (L'ensemble des Persanes donne l'idée que c'est dans le personnage d'Usbeck que Montesquieu s'est peint lui-même, et l'on s'accorde à l'y reconnaître.)
Il n'est pas chrétien. Les Persanes sont avant tout un pamphlet contre le christianisme, non plus à la Fontenelle, indirect et voilé, mais acéré et rude, à la Voltaire: «Il y a un autre magicien plus fort... c'est le Pape: tantôt il fait croire que trois ne sont qu'un; que le pain qu'on mange n'est pas du pain, ou que le vin qu'on boit n'est pas du vin; et mille autres choses de cette espèce.» Voilà le ton général des Lettres qui touchent aux choses de religion, et elles sont nombreuses. Plus tard le ton sera tout différent, mais non la pensée. En cela, comme en toutes choses, remarquons-le bien tout d'abord, des Persanes aux Lois, Montesquieu a changé de caractère, il n'a pas changé d'esprit, et il n'y a de différence que du ton plaisant au ton grave. Il pourra ne plus traiter légèrement le christianisme, il pourra le considérer comme une force sociale, et non plus comme un objet de railleries; mais il n'en aura jamais la pleine intelligence, et moins encore le sentiment.
Il est de son temps encore par l'inintelligence du grand art. Il méprise les poètes, épiques, lyriques, élégiaques, pêle-mêle, surtout les lyriques27, ne faisant grâce qu'aux poètes dramatiques, ces «maîtres des passions» parce que nos poètes dramatiques sont surtout des moralistes et des orateurs.—Les quatre plus grands poètes sont pour lui Platon, Malebranche, Montaigne et Shaftesbury, opinion où il y a du vrai, et beaucoup d'inattendu. Il faut entendre sans doute que les plus grands poètes, à ses yeux, sont les philosophes, les créateurs et évocateurs d'idées. Mais il n'a que des mépris pour «l'harmonieuse extravagance» des lyriques, pour «ces espèces de poètes» qu'on appelle les romanciers «qui outrent le langage de l'esprit et celui du coeur», pour tous ces hommes dont «le métier est de mettre des entraves au bon sens, et d'accabler la raison sous les agréments». On sent là l'homme de raison froide qui n'aura de passion que pour les idées. Quoi qu'il en soit de Montaigne et de Shaftesbury, et même de Racine, ce maître des idées n'a pas aimé les «maîtres des passions»; cet homme qui a vu si peu de sentiments dans le monde n'a pas aimé ceux qui en vivent et qui les peignent.
Il y a une preuve indirecte, et comme à rebours, de ce peu de goût de Montesquieu pour les choses d'art. Le paradoxe de Rousseau sur les effets funestes des arts et des lettres parmi les hommes, il l'a fait d'avance, et, d'avance aussi, réfuté; et c'est sa réfutation même qui montre qu'il ne les aime point d'une vraie tendresse28. Elle est d'un économiste, et non pas d'un artiste. A quoi bon ces découvertes, demande Rhédi, dont les suites salutaires ont toujours leur compensation, et au delà, dans des malheurs, inconnus avant elles, qu'elles versent sur l'humanité?—Usbeck va-t-il répondre par les arguments de Goethe: Qu'importe? plus de vérité, plus de lumière, plus d'horizon, plus d'espace; épuisons toute la faculté humaine, pour remplir toute l'idée de l'homme?—Non, mais par les arguments du Mondain et par «l'homme à quatre pattes» de Voltaire: Les arts engendrent le luxe, qui alimente le travail des hommes. La toilette d'une mondaine occupe mille ouvriers, et voilà l'argent qui circule, et la progression des revenus. Cela ne vaut-il pas mieux que d'être un de ces peuples barbares «où un singe pourrait vivre avec honneur, passerait tout comme un autre, et serait même distingué par sa gentillesse?»—Il est possible; mais de l'art pour l'art, c'est-à-dire de l'art pour le beau, pas un mot dans les raisonnements d'Usbeck.
De son temps, il en est encore par un certain souci de choses scientifiques, et, comme disait Fontenelle, de philosophie expérimentale. «Le philosophe épuise sa vie à étudier les hommes...», disait La Bruyère. Le philosophe de 1715 épuise ses yeux à disséquer un insecte. Ce n'est point du tout que je l'en blâme, ni le tienne pour inférieur à l'autre. J'indique le nouveau sens du mot, et, du même coup, le nouveau tour des idées. Montesquieu dissèque donc, et observe, et use du microscope, et fait des rapports à l'Académie de Bordeaux sur ses études d'histoire naturelle. Est-il en route, lui aussi, pour l'Académie des sciences? Non. Il est seulement de sa génération, et c'est un point à ne pas oublier que le premier des grands philosophes du XVIIIe siècle a, lui aussi, le signe qui leur est commun, la marque encyclopédique, la curiosité des choses de sciences, l'idée plus ou moins arrêtée que là est la clef d'un monde nouveau.
Mais l'esprit de sa génération, il le montre surtout dans la manière dont il observe les hommes, et dont il les peint. Ces Lettres Persanes sont significatives. Voltaire a raison, cela est «facile à faire», j'entends pour un homme comme Voltaire. Sauf quelques-unes, dont nous reparlerons, il est bien vrai qu'il n'y fallait que beaucoup d'esprit. Elles sont d'une frivolité charmante. En voulez-vous une preuve qui saute aux yeux? Elles font paraître La Bruyère profond. Oui, veut-on, de parti pris, trouver La Bruyère, non seulement très sérieux, très convaincu et très pénétrant, ce qu'il est, mais grand philosophe, donnant le dernier mot de la misère humaine et encore d'une sensibilité déchirante, et d'une imposante grandeur? Veut-on faire de La Bruyère un Pascal? Il n'y a qu'à commencer par les Lettres Persanes.
Du reste, elles sont charmantes. Un tour vif, une allure cavalière, un sourire qui mord, un clin d'oeil qui perce, un geste rapide qui trace toute une silhouette. De petits chefs-d'oeuvre de style sec, net et cassant, infiniment difficile à attraper, du moins à un pareil degré d'aisance. Mais comme observations, des observations de journaliste. Que voyons-nous passer dans ces pages si vives? Un nouvelliste, un inventeur de pierre philosophale, une coquette, un pédant, un petit-maître, un directeur...—C'est quelque chose!—Eh! non! pas même cela, le front plissé d'un nouvelliste, l'effarement d'un inventeur, l'attifement d'une coquette, le geste fat d'un petit-maître, le dos arrondi d'un directeur. Ce sont des croquis, des crayons rapides d'actualités bien saisies au vol. Dans La Bruyère il y a, comme dit Voltaire, «des choses qui sont de tous les temps et de tous les lieux»; c'est-à-dire que, ne peignant que ce qu'il voyait, La Bruyère a pénétré assez avant pour trouver le fond commun, la nature humaine permanente, et pour nous la montrer dans une vive lumière. Montesquieu se tient au dehors. Un geste caractéristique ne lui échappe point; l'homme lui échappe.
Je ne voudrais pas lui reprocher de n'avoir pas été pédant; mais enfin sur l'homme, révélé par une époque aussi singulière que la Régence, il me semble bien qu'il y avait quelque chose de plus intime à surprendre et à nous dire. Le siècle sera ainsi, bon peintre satirique, faible moraliste, ayant de bons yeux, et très aigus, mais ne voyant bien que les choses du moment, actualiste, et incapable de soutenir l'observation au jour le jour de la science pleine et solide de l'homme éternel. Une partie de sa faiblesse, une partie aussi de son charme tiendra à cela.
Et voyez encore comme Montesquieu, en ces années de jeunesse, est homme de sa date par d'autres penchants, que je ne relève que parce qu'il lui en restera toujours quelque chose. Il a du libertinage dans l'imagination et de la préciosité dans le style. Nous sommes au temps des salons littéraires et scientifiques.» Faites bien attention à l'époque de Catulle, disait méchamment Mérimée à une de ses correspondantes. C'est l'époque où les femmes ont commencé à faire faire des bêtises aux hommes.» Le commencement du XVIIIe siècle est l'époque où les salons commencent à faire dire des sottises aux écrivains. Tout homme de lettres a dans son coeur un Trissotin qui sommeille, ou tout au moins un Cydias qui germe. Être lu des femmes du monde qui se piquent de lettres est chez les auteurs une forme du désir d'être aimé, parce qu'ils sentent que chez les femmes l'admiration littéraire est une forme vague de l'amour. Selon les temps cette démangeaison les mène à être libertins, cavaliers ou mystiques, et parfois le tout ensemble. Au temps de Fontenelle et de Montesquieu, elle les poussait à un libertinage précieux, à un mélange de mignardise et de grossièreté, à une gauloiserie coquette, qui tient du courtisan et aussi de la courtisane, et qui est la pire des gauloiseries et des coquetteries.
Même avant le Temple de Gnide, Montesquieu donne un peu dans ce travers. Il y donne plus que Fontenelle. Dans la Pluralité des Mondes il n'y avait qu'une marquise; dans les Persanes, il paraît que ce n'est pas trop de tout un sérail. Dans les Mondes on voyait un savant s'excusant de tracer des figures de géométrie sur le sable d'un parc où il ne devrait y avoir que chiffres entrelacés sur l'écorce des arbres. Dans les Persanes, nous aurons des histoires de harem et les mémoires d'un eunuque. Cela est plus désobligeant qu'on ne saurait dire. Toute une lettre (la CXLIe), voluptueuse de sang froid, avec ses grâces maniérées, semble être écrite par un vieillard. Ce qui est grave, c'est que c'est un jeune homme, et de génie, qui en est l'auteur.
Je ne sais quel air de corruption élégante commence à se répandre dès les premières années de ce siècle. Nous verrons pire, mais non point différent. La marque du siècle apparaît, une certaine impudeur froide et raffinée, qui ne se fait point excuser par sa naïveté, qui n'a point le rire large et franc, mais le sourire oblique, qui ne brave pas le scandale, qui le sollicite, et qui fait qu'on estime Rabelais, et qu'on le regrette.
Tel était Montesquieu... Nullement, tel était un des hommes que Montesquieu, déjà très complexe, portait en lui, et promenait dans le monde. A la vérité, en 1721, il faisait surtout les honneurs de celui-là.
II
MONTESQUIEU AMATEUR DE L'ANTIQUITÉ
Il en avait d'autres comme en réserve. Et d'abord un homme extraordinaire pour cette date, un homme qui n'était point du tout de son temps, et qui semblait appartenir à l'époque précédente, un adorateur de l'antiquité. «Ils adoraient les anciens», dit La Fontaine de la petite école littéraire de 1660. «J'adore les anciens... cette antiquité m'enchante...», dit Montesquieu. D'un coup nous voilà bien loin de Fontenelle. Montesquieu dépasse la Régence. Sous le sceptique aimable et léger, curieux d'observation mondaine, d'histoire naturelle, de peintures scabreuses et de malices irréligieuses, il y a un homme qui est attiré vers quelque chose de solide et de grave. Du mépris que les hommes de son temps affectent pour tout ce qui est antique, christianisme et civilisation ancienne, Montesquieu ne prend pour lui que la moitié. Il n'est pas tout entier un homme à la mode.
Entendons-nous bien cependant. Ce qu'aime Montesquieu dans l'antiquité, ce n'est pas précisément ce que l'antiquité a de plus grand; ce n'est pas l'art antique. A-t-il lu Homère? Je n'en sais rien. Le sentirait-il? Je le crois; mais je ne réponds de rien. Ce qui «l'enchante», ce n'est pas ce que l'antiquité a d'enchanteur, c'est ce qu'elle a d'imposant. Il aime le grand, lui, homme de 1720, contemporain de Le Sage et de Massillon, marque singulière d'une forte originalité, qui le sauvera. Il aime l'histoire grecque et surtout l'histoire romaine. Il aime Tite-Live et Tacite. Le développement d'un grand peuple, fort par ses vertus, sa patience et son courage, les grands consuls, les durs tribuns, les censeurs rigides, et ce Sénat, qui, vu d'un peu loin, semble un seul homme, une seule pensée traversant les âges, toute pleine d'une force inébranlable et d'un dessein éternel, voilà ce qui le ravit. Il a le sens et le goût de l'éternité. Un grand monument fondé sur une grande force, l'empire romain établi sur la vertu romaine, le Capitole éclatant rivé à son rocher indéracinable, cela plaît à ce méridional, à ce gallo-romain, à ce juriste, né en terre latine, au pays des Ausone et des Girondins.
Il y a une antiquité d'une certaine espèce, non point fausse, mêlée seulement d'un peu de convention, et vraie d'une vérité dramatique et oratoire, une antiquité faite de la naïveté de Plutarque, de la noblesse de Tite-Live, et des regrets de Tacite, et des colères de Juvénal, et des grands airs des Stoïciens, qui met dans l'esprit des lettrés un idéal excellent et précieux de vertu austère, de simplicité hautaine, de frugalité un peu fastueuse, d'énergie et de constance infatigable; qui, par l'image répétée qu'elle place sous nos yeux du désintéressement en vue d'une fin supérieure, tend à devenir une manière de religion. Les Français ont été très sensibles à cet ascendant. Bossuet, si bien défendu par une autre religion, a senti celle-là, assez pour la comprendre. Montesquieu en est très pénétré, en un temps où on l'a complètement mise en oubli. Est-il arriéré, est-il précurseur? Il est, en cela, l'un et l'autre. Ce culte fait partie de notre patrimoine classique. Il est parmi nos sacra. Notre XVIe siècle l'a mis en honneur, notre XVIIe siècle l'a soutenu. Au commencement du XVIIIe on en perdait le sens; mais vers la fin de ce même siècle il revivait avec une force singulière, avait son contrecoup, et ridicule, et terrible aussi, sur les moeurs et sur l'histoire. Montesquieu, en 1720, gardait, comme une superstition domestique, ce qui avait été un culte national et devait devenir un fanatisme.
III
SON GOUT POUR LES RÉCITS DE VOYAGES
Ajoutez un nouveau personnage, un Montesquieu qui ressemble à Montaigne, qui est curieux de moeurs singulières, de coutumes locales, de relations de voyage, et de voyages. Il lit Chardin de très bonne heure, avec passion, avec une grande application de réflexion aussi; car si les Persanes en sont sorties, une partie de l'Esprit des Lois y a sa source. Il est original par ce côté encore. De son temps on est curieux de sciences, comme aussi bien il l'est lui-même; on ne l'est point d'exotisme. Au XVIe siècle les savants voyageaient beaucoup, mais surtout pour courir à la recherche de manuscrits précieux et de savants. Au XVIIe siècle, les Français voyagent moins: la France est si grande, son influence est si loin répandue! C'est à elle qu'on vient. Au XVIIIe siècle on voyagera moins encore. La grande illusion des philosophes de ce temps a été de croire que Paris pensait pour le monde. L'idée de légiférer à Paris pour l'humanité toute entière en devait sortir.
Montesquieu s'est infiniment inquiété des différentes manières qu'on avait de penser et de sentir au delà des Pyrénées et des Alpes. Il a voyagé d'abord, et avec soin, dans les livres. Chardin; Lettres édifiantes et curieuses des missions étrangères; Description des Indes occidentales de Thomas Gage; Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de la Compagnie des Indes, etc., voilà ses excursions de bibliothèque.—Il a poussé plus loin. Il a voulu se donner le sens de l'étranger, non plus la science par ouï-dire de ce qui se passe loin de nous, mais le tour d'esprit qu'on se donne à vivre en dehors de la sphère natale, cette souplesse particulière d'intelligence que la transplantation donne aux esprits vigoureux, comme, du reste, elle râpe et use les esprits vulgaires. Il visita l'Angleterre, l'Allemagne, la Hongrie, l'Autriche, Venise, l'Italie, la Suisse, la Hollande, curieux, attentif, lisant, regardant, écoutant, conversant avec les hommes les plus célèbres de toute l'Europe.
Voyage tout intellectuel, remarquez-le, tout de savant, de moraliste, d'économiste et d'homme d'État, où le méditatif n'est nullement diverti par l'artiste, où la réflexion n'est nullement interrompue par le spectacle d'un monument ou d'un paysage; car Montesquieu n'est pas artiste, n'a de pittoresque, ni dans l'esprit ni, presque, dans le style. Son génie s'est agrandi ainsi, et enrichi, je ne dirai pas fortifié. Sans ce goût de l'exotisme, Montesquieu fût resté enfermé dans sa vision, haute et puissante, de l'antiquité héroïque; et son esprit, resté plus étroit, eût probablement semblé plus fort. C'est de la Grandeur et décadence que fût sorti l'Esprit des Lois; et, son beau rêve antique, il l'eût ordonné en un système. Le Montesquieu voyageur a contribué à nous faire un Montesquieu plus instructif, de plus de portée, de fonds plus riche; moins imposant et moins maîtrisant.
IV
IDÉES GÉNÉRALES DE MONTESQUIEU
En effet, à mesure que l'esprit critique s'aiguisait en Montesquieu par ce soin de chercher tant d'aspects divers des choses, la force systématique s'affaiblissait d'autant, et de même qu'il y a en Montesquieu plusieurs hommes, de même il y a aussi plusieurs pensées dominantes. Ce que, sans doute, il ne sera jamais, nous le savons: ni idéaliste, ni religieux, ni porté au mystérieux, ni très sensible à la beauté. C'est un philosophe. Mais que de personnages encore il peut prendre, et que de chemins ouverts! Philosophe expérimental, comme dit Fontenelle, positiviste, il peut l'être. Il l'est déjà, de très bonne heure. Je vois dans les Lettres Persanes29 telle théorie sur les peuples protestants et les peuples catholiques, qui est toute positive, tout appuyée sur de simples faits, qui ne veut tenir compte que des réalités palpables et tombant sous la statistique: tant d'enfants ici, tant de célibataires là, terres labourées, terres en friches, rendement des impôts. Le sociologue positif apparaît.—Le voici encore, plus accusé (lettre CXXXI). Une sorte de fatalisme scientifique semble s'emparer de son esprit. L'action inévitable du climat sur les hommes une première fois se présente à sa pensée: «Il semble que la liberté soit faite pour le génie des peuples d'Europe, et la servitude pour celui des peuples d'Asie. Rappelez vous les Romains offrant la liberté à la Cappadoce, et la Cappadoce ne sachant qu'en faire»— Soit; nous allons avoir un politique naturaliste comprenant et expliquant les développements des nations, les grands mouvements des peuples, les accroissements et les décadences, les conquêtes, les soumissions, par d'énormes et éternelles causes naturelles pesant sur les hommes et les poussant sur la surface de la terre comme les gouttes d'eau d'une grande marée; et cela, dans un autre genre, et comme en contre-partie, sera aussi beau, si le génie s'en mêle, que ce «Discours» immortel où nous voyions naguère empires et peuples menés d'en haut, par une invisible main, à travers des révolutions qu'ils ne comprennent pas, vers une fin mystérieuse.
—Eh bien, non! Montesquieu ne sera pas un pur fataliste. Rappelez-vous l'adorateur de l'antiquité, l'homme qui admire chez le Romain deux forces personnelles, individuelles, supposant et prouvant la liberté humaine, haute raison et pure vertu, puissances parlant d'elles-mêmes, ressorts sans appui, causes en soi, qui façonnent et dressent un peuple, soumettent et organisent un monde. Voilà un autre homme, qui s'appelle encore Montesquieu, un rationaliste, un philosophe qui croit que la raison humaine est la reine de cette terre, qu'un grand dessein est une cause, qu'une grande intelligence a des effets dans l'histoire, qu'une loi bien faite peut faire une époque. —N'en doutez point, il le croit. C'est peut-être même ce qu'il croit le plus. Les sociétés, qui lui apparaissaient tout à l'heure comme les combinaisons de forces naturelles et aveugles, se présentent à ses yeux maintenant comme des systèmes d'idées. Des principes deviennent féconds: «L'amour de la liberté, la haine des rois conserva longtemps la Grèce dans l'indépendance et étendit au loin le gouvernement républicain30.» Une loi n'est pas un fait qui se répète, c'est une idée juste. L'idée est au-dessus des faits. Elle est, malgré eux et par elle-même. «La justice est éternelle et ne dépend point des conventions humaines.» Elle oblige les hommes de par soi, et ils doivent se défendre de croire qu'elle résulte de leurs contrats. Si elle en dépendait, ce serait une vérité terrible qu'il faudrait se dérober à soi-même.» Elle oblige Dieu. «S'il y a un Dieu, il faut nécessairement qu'il soit juste... il n'est pas possible que Dieu fasse jamais rien d'injuste. Dès qu'on suppose qu'il voit la justice il tant nécessairement qu'il la suive...»
Voilà comme un nouveau fatalisme, un fatalisme rationnel qui s'impose à la pensée de Montesquieu et qu'il impose à la nôtre. «Libres que nous serions du joug de la religion, nous ne devrions pas l'être de celui de l'équité.» Supposons que Dieu n'existe pas, l'idée de justice existe, et nous devrons l'aimer, faire nos efforts pour ressembler à un être hypothétique supérieur à nous, «qui, s'il existait, serait nécessairement juste»31. Qu'est-ce à dire, sinon que voilà Montesquieu rationaliste pur, mettant la plus haute pensée humaine (car il y en a une plus élevée, qui est la charité; mais c'est un sentiment) au centre et au sommet du monde, comme une force indépendante des fois naturelles, créant puisqu'elle oblige, dominant hommes et dieux, reine et guide de l'univers?
Cela dans les Lettres Persanes, dans ce livre frivole dont je disais un peu de mal tout à l'heure. C'est que la fin n'en ressemble guère au commencement. A mesure que le livre avance, le ton s'élève, les questions graves sont touchées, l'Esprit des lois s'annonce. Origine des sociétés (lettre XCIV), monarchie, et comment elle dégénère soit en république, soit en despotisme (lettre CII); périls des gouvernements sans pouvoirs intermédiaires entre le roi et le peuple (lettre CIII); ces grandes affaires sont indiquées d'un trait rapide, mais qui frappe et fait réfléchir. L'observateur mondain s'efface peu à peu devant le sociologue. Des hommes divers qui composent Montesquieu, on voit qu'il en est un qui écrira l'Esprit des Lois. Il ne serait même pas impossible que tous y missent la main.
V
L'ESPRIT DES LOIS, LIVRE DE «CRITIQUE POLITIQUE»
Et, en effet, il en a été ainsi. L'Esprit des Lois nous montrera, agrandies, toutes les faces différentes de l'esprit de Montesquieu. Ce grand livre est moins un livre qu'une existence. C'est ainsi qu'il faut le prendre pour le bien juger. Il y a là, non seulement vingt ans de travail, mais véritablement une vie intellectuelle tout entière, avec ses grandes conceptions, ses petites curiosités, ses lectures, son savoir, ses imaginations, ses gaîtés, ses malices, sa diversité, ses contradictions.— Imaginez un de nos contemporains, très souple d'esprit, juriste, mondain, politicien, voyageur et savant, qui réunit des notes et écrit des articles pour la Revue des Deux-Mondes, les Annales de Jurisprudence, le Tour du Monde et la Romania; qui s'occupe de politique spéculative, de science religieuse, de science juridique, de curiosités ethnographiques, d'histoire et d'institutions du moyen âge. Au bout de sa vie il a cinq ou six volumes, sur des sujets très différents, qui n'ont pour lien commun qu'un même esprit général. Montesquieu a fait ainsi; mais de ces cinq ou six volumes il a formé un livre unique auquel il a donné un seul titre.
Ce livre s'appelle l'Esprit des Lois; il devrait s'appeler tout simplement Montesquieu. Il est comme une vie, il n'a pas de plan, mais seulement une direction générale; il est comme un esprit, il n'a pas de système, mais seulement une tendance constante; et tendance constante et direction générale suffisent comme ligne centrale d'un esprit bien fait et d'une vie bien faite. Dirai-je que, comme une vie humaine, à la prendre à partir de la jeunesse, il a, en ses commencements, le ton ferme et décidé, les vues d'ensemble un peu impérieuses, les mots hautains qui sentent la force32, les généralisations ambitieuses; plus tard, les études de détail, les investigations minutieuses: plus tard encore certaines traces d'affaiblissement, d'insuffisante clarté dans beaucoup de science, de dessein général perdu, oublié, ou moins passionnément poursuivi?
Nous y retrouverons tout Montesquieu, tous les Montesquieu que nous connaissons. D'abord, et disons-le vite pour n'y pas revenir, le bel esprit de la Régence, l'homme de la philosophie en madrigaux et des grands sujets en style de ruelle. Celui-ci peu marqué, mais reparaissant de temps à autre. S'il y a déjà de l'Esprit des Lois dans les Lettres Persanes, il y a encore des Lettres Persanes dans l'Esprit des Lois. Tel chapitre se termine par une pointe galante, telle considération sur les moeurs d'Orient par un compliment épigrammatique aux dames d'Occident qui, «réservés aux plaisirs d'un seul, servent encore à l'amusement de tous».— L'homme du bel air n'a pas disparu.
Nous retrouvons encore, et plus accusé, se surveillant moins, le voyageur curieux, le grand collectionneur d'anecdotes des deux mondes. Il est fureteur. Souvent on désirerait qu'il ne quittât point une grande vérité encore mal éclaircie à nos faibles yeux, pour rapporter une particularité sur le roi Aribas, ou tel cas étrange de polygamie à la côte de Malabar. Il y a beaucoup trop de rois Aribas dans ce livre composé de notes patiemment accumulées. Montesquieu, si bien fait pour les grands sujets, nous apparaît souvent comme un savant de La Bruyère. Il devait savoir si c'était la main droite d'Artaxerce qui était la plus longue.
Et voici venir le Romain, l'adorateur de l'antiquité latine. Tout ce qui se rapporte au gouvernement républicain, dans son livre, est tiré de l'étude qu'il a faite et de la vision qu'il a gardée de la vieille Rome. Grandes vertus civiques, législation forte, amour de la patrie, respect de la loi, un grand courage et un grand dessein; lorsque l'un et l'autre faiblissent, décadence et décomposition, substitution de la Monarchie à la République: pour Montesquieu voilà toute l'histoire romaine, et voilà l'essence de toute république. La République est: soyez vertueux. Il s'ingénie, pour ne désobliger personne, à restreindre le sens de ce mot de vertu. Qu'on ne s'y trompe point: il ne s'agit que de vertu «politique», c'est-à-dire d'amour de la patrie, de l'égalité, de la frugalité. Le lecteur s'est toujours obstiné à prendre, en lisant Montesquieu, le mot vertu dans tout son sens; et, en vérité, il a raison. L'auteur l'emploie à chaque instant dans sa signification la plus étendue; et quand même il ne le ferait point, l'amour de la patrie poussé jusqu'à lui sacrifier tout et soi-même n'est pas autre chose que la vertu tout entière, parce qu'elle la suppose toute.
Montesquieu apporte donc comme un élément, au moins, de sociologie moderne, l'idéal un peu convenu, un peu livresque, de simplicité voulue, de pureté et d'innocence dans les moeurs, qui lui est resté de son commerce avec Plutarque, avec Valère Maxime, et, remarquez-le, aussi avec les Moeurs des Germains, qu'il prend un peu trop au sérieux, et dont, vraiment, il abuse. Son fond d'optimisme, sa confiance dans les forces morales de l'homme, que lui a si durement reproché Joseph de Maistre, et que nous retrouverons ailleurs, vient de là. Il a eu sur sa pensée, et sur la pensée de beaucoup d'autres en son siècle, une grande influence.
Et si l'érudit ancien a sa part dans l'Esprit des Lois, l'observateur moderne a la sienne aussi. S'il prend l'idée de l'essence de la République dans ses livres latins, il prend l'idée de l'essence de la Monarchie dans le spectacle qu'il a sous les yeux. L'honneur est pour lui le principe des monarchies. Il faut entendre par là, non point le sentiment exalté de la dignité personnelle, ce serait état d'esprit que les anciens ont connu et qui se confond avec l'instinct du devoir; non point l'orgueil féodal, le respect d'un nom longtemps porté haut par une race fière, ce qui est l'essence plutôt des aristocraties; mais l'aptitude à se contenter pour sa récompense d'un titre «d'honneur» accordé par un souverain généreux et noble en ses grâces, le désir d'être distingué dans une cour brillante, l'amour-propre se satisfaisant dans un rang, un grade, un titre, une dignité. C'est dans ce sens que Montesquieu emploie toujours ce mot d'honneur toutes les fois qu'il en use en parlant monarchie. C'est l'impression laissée en son esprit par le siècle de Louis XIV qui lui a donné cette idée. Dans les Persanes il voyait surtout en France des sentiments légers et délicats de valeur brillante et un peu étourdie, des airs, du paraître, de la vanité. La vanité française élevée presque au degré d'une vertu, voilà cet honneur dont il fait le fondement, un peu fragile, de la monarchie tempérée. Il suppose un prince magnanime, une noblesse qui ne rêve que cour, une bourgeoisie qui n'aspire qu'à devenir noblesse; et il faut confesser qu'un Français né sous Louis XIV a quelques raisons de se faire de la monarchie cette idée-là.
Et nous tournons la page; et voici que nous nous trouvons en présence d'un autre homme, d'un savant qui a médité sur la physiologie et qui se dit que la sociologie pourrait bien n'être que l'histoire naturelle des peuples. Il avait déjà, nous l'avons vu, ce pressentiment dans les Persanes; il arrive, dans les Lois, à en faire toute une théorie. Les peuples sont des fourmilières à qui le sol qu'elles habitent donne leur tempérament, leur complexion, leur allure, leurs démarches, leurs lois; car «les lois sont les rapports nécessaires qui résultent de la nature des choses». Les climats font ici les fibres plus molles, et là les nerfs plus solides. Ils donnent ici la volonté, et là l'esprit de soumission. Ce n'est pas tel homme qui est monarchiste, c'est telle région. Ce n'est pas tel homme qui est républicain, c'est telle zone. La famille n'est pas la même dans les pays chauds et les pays froids33. Là où le climat fait la femme nubile de bonne heure, il la met dans un état de dépendance plus grande qu'ailleurs. L'égalité des sexes n'est pas une conception de la raison, c'est un effet des climats tempérés. Et, l'état politique se modelant sur l'état domestique, voilà, avec la famille, la constitution, le gouvernement, la législation, la cité, forcés de changer d'une latitude à l'autre, ou seulement de la vallée à la montagne34.
Plantes, un peu plus mobiles, nourries par la mère commune, les hommes varient comme les végétaux d'un point à un autre de cet univers. Forêts, un peu plus agitées, les peuples, des tropiques aux zones tièdes, offrent aux yeux des aspects différents dont la raison est dans le sol qui les alimente, l'air qui les secoue ou qui les berce, le soleil qui les soutient ou qui les accable.
—Mais qu'il poursuive, dira quelqu'un: toute la théorie physiologique appliquée aux races humaines est dans ces principes! Ajoutez-y ce qu'ils comportent naturellement. Considérez, ainsi qu'il fait, un peuple comme un organisme: voyez en ce peuple sa sève se former, s'accroître, fleurir, produire, s'épuiser; les sentiments, idées, préjugés, religions, arts, propres à l'essence de cette race, se former lentement, éclore en une civilisation particulière, décliner, s'effacer, disparaître...
—Permettez! Montesquieu n'ira pas loin dans le chemin qu'il vient d'ouvrir, parce qu'il rencontrera un autre Montesquieu qui ne s'accommoderait pas de ce système. Si l'histoire des peuples est fatale comme une végétation, il n'y a qu'à la laisser aller. Il sera intéressant de la décrire, il serait inutile d'essayer de peser sur elle. Il ne faudra pas donner des lois aux peuples; il faudra observer les lois selon lesquelles les peuples se développent. Le mot même de législateur, si cette théorie est juste, est un non-sens. Or Montesquieu est né législateur. Il aime à croire aux causes intelligentes; il aime à croire à la raison humaine modelant les peuples, formulant des maximes de conduite qui sont des morales, des principes de statique sociale qui sont des constitutions, des axiomes de justice qui sont des codes; et s'il a dit que «les lois sont des rapports nécessaires qui résultent de la nature des choses» et s'il le croit, il ne croit pas moins que les lois sont des rapports justes entre les idées.—Et par suite il arrivera, conséquence assez piquante, que l'inventeur même, en France, de la sociologie fataliste, sera le plus déterminé et le plus minutieux des législateurs, sera l'homme qui dira le plus souvent: «les législateurs doivent faire ceci»; comme s'il n'était pas contradictoire qu'ils eussent quelque chose à faire.
—N'aperçoit-il point la contrariété?—Si vraiment Montesquieu n'a point remarqué, je crois, à quel point il était complexe, divers, fleuve où se jettent et se mêlent les eaux les plus différentes; mais quand la variété des idées va jusqu'au conflit, il n'est pas homme à ne s'en point aviser. La manière dont il s'est dégagé ici montre, de ses différents sentiments, quel est enfin celui qui l'emporte. Cette théorie des climats il ne la pousse pas jusqu'à l'exclusion de la raison législative; il l'y subordonne. Ces puissances naturelles il y croit; mais il croit que le législateur peut et doit les combattre (Livre XVI).—Loin que la loi soit la dernière conséquence fatale du climat, elle est faite pour lutter contre lui, bonne à proportion qu'elle lui est contraire. «Les bons législateurs sont ceux qui se sont opposés aux vices du climat, et les mauvais ceux qui les ont favorisé.» Il faut opposer les «causes morales» aux «causes physiques» (XIV, 5), combattre la paresse, par exemple, par l'honneur (XIV, 9), l'inertie fataliste des pays chauds par une doctrine d'initiative et d'énergie (XIV, 5); etc.
Ce n'est pas tout: si les moeurs sont des effets du climat, que le législateur doit tempérer, les constitutions, de plus loin, le sont aussi. Ce sera aux lois particulières de tempérer les constitutions, comme c'était aux constitutions de redresser les mauvaises influences des climats. Là où la forme du gouvernement comportera une certaine rapidité d'exécution, les lois devront y mettre une certaine lenteur (V, 10). «Elles ne devraient pas seulement favoriser la nature de chaque constitution, mais encore remédier aux abus qui pourraient résulter de cette même nature.»
Et nous voilà aussi loin que possible du point où nous étions tout à l'heure; nous voilà, non plus avec un philosophe expérimental, un naturaliste politique; mais avec une sorte de fabricateur souverain, un démiurge, une sorte de mécanicien qui monte et démonte les rouages des institutions humaines, non seulement explique le jeu des ressorts, mais croit qu'on en peut fabriquer, en fabrique, met ici plus de poids, là plus de liant, ralentit ou précipite par l'addition d'une roue ou d'un balancier, a le secret de l'équilibre, et croit avoir la puissance de l'établir.
C'est ceci qu'il est surtout. Ses penchants sont très divers, comme chez un homme qui a beaucoup d'intelligence et peu de passions. Mais l'intelligence, à s'exercer, devient une passion aussi, et si, souvent, il lui suffit de comprendre, qu'elle aime bien mieux se satisfaire du plaisir ou de l'illusion de créer! Montesquieu y cède avec ravissement. En présence des peuples il est d'abord un spectateur attentif; puis un peintre, un interprète, un historien; puis enfin, un savant qui, à force de connaître et de comprendre, croit pouvoir redresser, corriger, améliorer, guérir, qui croit que les lumières peuvent être créatrices, que les idées, quand elles sont si belles, doivent être fécondes;—et qui peut-être ne se trompe pas.
Mais ceci est le dernier trait, le plus important, je crois, mais seulement le dernier. N'oublions pas les autres. Rappelons-nous bien qne Montesquieu, de par son intelligence même, qui est infiniment souple et admirablement pénétrante, entre partout et ne s'enferme nulle part, et de par son tempérament qui est tranquille, aurait bien de la peine à être systématique.—Car un système est, selon les cas, une idée, une passion ou une table des matières.—C'est une idée chez ceux qui ne sont pas très capables d'en avoir deux, et qui, en ayant conçu ou emprunté une, y accommodent toutes les observations de détail qu'ils font sur les routes.—C'est une passion chez ceux qui, incapables de penser autre chose que ce qu'ils sentent, d'un penchant de leur tempérament font une idée, optimisme, pessimisme, scepticisme, fatalisme, et y font comme inconsciemment rentrer tout ce que l'expérience ou la réflexion leur présente.—C'est un simple memento, une méthode de classement, pour les intelligences vulgaires qui ont besoin d'un cadre à compartiments, d'un casier commode à ranger leurs pensées et découvertes dans un bon ordre et à les retrouver aisément.
Montesquieu n'a de casier ni dans le tempérament ni dans l'intelligence. Il est si peu homme à système qu'il est capable d'en avoir plusieurs. Comme il a en lui plusieurs hommes, il a en lui plusieurs idées générales des choses. Sa facilité est incroyable pour se placer successivement à plusieurs points de vue très divers. Ce serait faiblesse chez un homme médiocre; chez lui, chaque livre de l'Esprit des lois suggérant tout un système historique ou politique qui ferait la fortune intellectuelle de l'un de nous, on est bien forçé de croire que c'est supériorité.
De cette nature d'esprit quel genre de livre pouvait sortir? Rien autre chose qu'un livre de critique. Le critique est précisément celui qui a une aptitude naturelle à entrer successivement dans les idées et les états d'esprit les plus différents, et même contraires: c'est sa marque propre. Et quand cette aptitude ne lui permet que de bien saisir et traduire les idées des autres, il est dans la hiérarchie intellectuelle, mais au plus bas degré; et quand elle va jusqu'à lui permettre de comprendre des idées et des systèmes différents et contraires qui n'ont pas même été encore inventés, il est précisément au sommet de l'intelligence humaine. Un génie si puissant qu'il est inventeur, et si varié et pénétrant dans divers sens qu'il est critique, voilà Montesquieu; un livre de critique divinatrice, voilà l'Esprit des lois.
C'est ainsi qu'il le faut prendre pour en saisir toute la portée. Cet homme se place au centre de l'histoire, puis, successivement, envisage toutes les façons dont les hommes ont organisé leur association, et de chaque institution il voit la vertu, le vice, le germe vital et le germe mortel, et dans quelles conditions elle peut devenir grande, ou languir, ou durer sans accroissement, ou s'élancer pour tomber vite, ou se transformer en son contraire même. Il est tour à tour: monarchiste, pour savoir que la monarchie se soutient par le sentiment de l'honneur dans une classe privilégiée qui entoure le prince et qu'elle tombe par l'avilissement de cette classe;— aristocrate, pour comprendre qu'une aristocratie subsiste par la modération, c'est-à-dire par la prudence et la sagesse d'un ordre de l'État, et se transforme en ploutocratie et de là en despotisme, dès que l'esprit de modération l'abandonne;—démocrate, pour sentir que tout un peuple devant, dans ce cas, avoir la sagesse d'un bon prince ou d'un excellent sénat, il faut un prodige (qui s'est vu du reste), la vertu même, pour gagner une pareille gageure;—despotiste même (et pourquoi non?) pour nous peindre le bonheur d'un peuple qui a su rencontrer (cela s'est vu aussi) un despotisme intelligent35; mais pour nous montrer aussi combien un pareil état est instable et comme monstrueux, effet d'un heureux hasard qui ne se renouvelle point.
Et encore il se fera chrétien, lui qui, de nature, l'est si peu, pour nous faire voir non seulement l'esprit du christianisme, mais jusqu'à ses transformations et son évolution historique. Qu'un lecteur superficiel ouvre ce livre à telle page, il y verra que le christianisme est antisocial (XXIII, 22): «Le christianisme a favorisé le célibat, diminué la puissance paternelle, détaché les citoyens de la patrie terrestre au profit d'une autre.» Que le même lecteur regarde le livre suivant, il verra (XXIX, 6) que le christianisme fait les meilleurs citoyens, les plus éclairés sur leurs devoirs, les plus capables de comprendre la patrie, étant les plus habitués au renoncement à eux-mêmes. C'est que Montesquieu ne borne point sa vue à un temps, et sait qu'une religion ne peut naître qu'en s'isolant de la cité; ne peut subsister qu'en s'y rattachant; ne peut commencer que comme une secte, ne peut s'assurer qu'en devenant un organe social; a par conséquent dans sa maturité des démarches contraires à l'esprit de son origine, jusqu'au jour où, perdant son influence sur la cité, elle revient à son point de départ.
C'est ainsi que certains étonnements qu'il provoque tournent à la gloire de son sens critique. On trouve une petite étude sur le Paraguay dans son chapitre sur les institutions des Grecs36. Quel rapport, et que signifie cet éloge de l'État-couvent établi par les Jésuites au nouveau monde? Qu'on lise tout le chapitre, et l'on verra combien Montesquieu a l'intelligence de l'État antique: comme il a bien vu que Sparte était une sorte de couvent, un ordre de moines guerriers, sans idée de la liberté et de la propriété individuelle, rapportant tout à la maison commune, à la grandeur et à la richesse de l'Ordre; qu'il y a quelque chose de cet esprit dans toutes les républiques antiques, et dans la Rome primitive comme dans la Grèce ancienne; que ces républiques de l'ancien monde étaient des associations de religieux ayant pour église la patrie, et faisant voeu pour elle d'égalité, de frugalité, de pauvreté et de bonnes moeurs37; qu'ainsi s'expliquent cette idée de la vertu tenue pour principe des États républicains et cette autre idée que l'État républicain convient aux pays limités et concentrés; et toute cette admirable critique de la constitution républicaine, écrite par un philosophe solitaire, et qui n'était pas républicain, au milieu de l'Europe monarchique.
Et, je l'ai dit, cette critique est tellement puissante, elle va si sûrement, au fond des organismes sociaux, saisir le secret ressort qui dans telles conditions doit produire tels effets, qu'elle peut devenir prophétique. Montesquieu comprend l'histoire jusqu'à la prédire. Il a vu que la Révolution française serait conquérante; cela sans songer à la Révolution française; mais la prophétie sort, sans qu'il y pense, de la théorie générale: «Il n'y a point d'État qui menace si fort les autres d'une conquête que celui qui est dans les horreurs de la guerre civile...» On croirait à un paradoxe. Il faut se défier des paradoxes de Montesquieu. Le plus souvent il est en dehors de la croyance commune parce qu'il la dépasse. Continuons: «Tout le monde, noble, bourgeois, artisan, laboureur, y devient soldat, et cet Etat a de grands avantages sur les autres, qui n'ont guère que des citoyens. D'ailleurs, dans les guerres civiles il se forme sauvent des grands hommes, parce que, dans la confusion, ceux qui ont du mérite se font jour, chacun se place et se met à son rang; au lieu que dans les autres temps on est placé presque toujours tout de travers38.»
Il a prédit Napoléon, rien qu'en indiquant les suites nécessaires du passage d'une monarchie tempérée à une monarchie militaire: «L'inconvénient n'est pas lorsque l'État passe d'un gouvernement modéré à un gouvernement modéré, mais quand il tombe et se précipite du gouvernement modéré au despotisme. La plupart des peuples d'Europe sont encore gouvernés par les moeurs. Mais si par un long abus du pouvoir, si, par une grande conquête, le despotisme s'établissait à un certain point, il n'y aurait pas de moeurs ni de climats qui tinssent; et dans cette belle partie du monde, la nature humaine souffrirait, au moins pour un temps, les insultes qu'on lui fait dans les trois autres.»— Avec la prédiction de 1793 faite en 1789 dans le Courrier de Provence par Mirabeau39, je ne vois pas d'exemple de génie politique plus habile à pénétrer l'avenir; et Mirabeau prévoit de moins loin.
A le prendre comme un livre de critique, voilà cet ouvrage étonnant, né d'un esprit incroyablement propre à se transformer pour comprendre, à se faire tour à tour ancien, moderne, étranger, non seulement à entrer dans une âme éloignée de lui, mais à s'y répandre, à la pénétrer tout entière, à s'y mêler et à vivre d'elle; non moins apte encore à la quitter, et à recommencer avec une autre. Il y a peu d'exemples d'une liberté plus souveraine, d'une intelligence, d'une compréhension plus prompte, plus facile, plus sûre et plus complète. J'ai dit que ce livre était une existence; c'est l'existence d'un homme qui aurait vécu de la vie de milliers d'hommes.—La haute critique, aussi bien, n'est pas autre chose. C'est le don de vivre d'une infinité de vies étrangères, quelquefois d'une manière plus pleine et plus intense que ceux qui les ont vécues, et avec cette clarté de conscience, que ne peut avoir que celui qui est assez fort pour se détacher et s'abstraire, et regarder en étranger sa propre âme; ou assez fort, en sens inverse, pour entrer dans une âme étrangère et la contempler de près, comme chose à la fois familière et dont on sait ne pas dépendre.
Et comme c'est une vie de penseur qui est dans ce livre, aussi faut-il le lire comme il a été écrit, le quitter, y revenir, y séjourner, le laisser pour le reprendre, le répandre par fragments dans sa vie intellectuelle. Chaque page laisse un germe là où elle tombe. Il s'est peu soucié de donner, d'un coup, une de ces fortes impressions comme en donnent les livres qui sont construits comme des monuments. Il a semé prodigalement et vivement des milliers d'idées, toutes fécondes en idées nouvelles. C'est dans le foisonnement des pensées qu'il a fait naître chez les autres qu'il pourrait s'admirer. La beauté est dans la moisson qui ondoie et luit au soleil; la force, l'âme, le Dieu caché était dans le grain.
VI
SYSTÈME POLITIQUE QU'ON PEUT TIRER «DE L'ESPRIT DES LOIS.»
Mais encore n'a-t-il été que critique, que le contemporain, l'hôte et l'interprète de tous les peuples, indifférent du reste, à force d'indépendance, et impartial jusqu'à être sans opinion? Quoi! rien de didactique dans un livre de philosophie sociale! Montesquieu n'a jamais enseigné? Il a donné des explications de tout et n'a point donné de leçons?—Il faut s'entendre. A le prendre comme professeur de science politique, on le restreint, mais on ne le trahit pas. Le critique explique toutes choses, mais au plaisir qu'il prend à en expliquer quelques-unes, sa secrète inclination se révèle. On peut comprendre toutes choses et en préférer une. De tout grand critique on peut tirer un corps de doctrine, en surprenant les moments où, sans qu'il y songe, sa façon de rendre compte est une manière de recommander. Lorsque Montesquieu nous dit: «Dans tel cas... tout est perdu!» on peut croire que ce qu'il désigne comme étant tout, est ce qu'il aime.
Supposons donc un élève de Montesquieu, très pénétré de toute sa pensée, et soucieux d'en faire un système, qui serait pour Montesquieu ce que Charron fut pour Montaigne, et qui voudrait écrire le livre de la Sagesse politique, exprimer la leçon que l'Esprit des Lois contient, et, aussi, enveloppe. Il diminuera Montesquieu, en donnant pour tout ce qu'il pense seulement ce qu'il souhaite. Mais il l'éclaircira aussi en montrant, parmi tout ce qu'il explique, ce qu'il approuve.—Et voici, ce me semble, à peu près, ce qu'il dira.
Montesquieu était un modéré. Il l'était de naissance, d'hérédité et comme de climat, étant né de famille au-dessus de la moyenne, sans être grande, et dans un pays tempéré et doux. Il détestait tout ce qui est violent et brutal. Ayant eu vingt-cinq ans en 1715, la première grande violence et frappante brutalité qu'il ait vue a été le despotisme de Louis XIV, la monarchie française se rapprochant du despotisme oriental. L'horreur de cette contrainte est le premier sentiment dominant qu'il ait éprouvé. Les Lettres Persanes le prouvent assez. La haine du despotisme est restée le fond même de Montesquieu.
Homme modéré, il déteste le despotisme, parce qu'il est un état violent qui tend tous les ressorts de la machine sociale. Homme intelligent, il le déteste parce qu'il est bête: «Pour former un gouvernement modéré, il faut combiner les puissances, les régler, les tempérer, les faire agir... c'est un chef-d'oeuvre... Le gouvernement despotique saute pour ainsi dire aux yeux. Il est uniforme partout. Comme il ne faut que des passions pour l'établir, tout le monde est bon pour cela40. —Voyez cette pensée si profonde: «L'extrême obéissance suppose de l'ignorance dans celui qui obéit; elle en suppose même chez celui qui commande. Il n'a point à raisonner, il n'a qu'à vouloir.»—Voyez ce qu'il reprochait dans sa jeunesse, et injustement, je crois, à Louis XIV; c'est surtout d'avoir été un sot41. Ce qui n'est pas calcul, prudence, prévoyance, ménagements délicats, exercice de l'intelligence ordonnatrice, le révolte; et le despotisme n'est rien de cela. Gouverner, c'est prévoir. Le gouvernement c'est le laboureur qui sème et récolte; le despotisme c'est le sauvage qui coupe l'arbre pour avoir les fruits42.
Cette haine du despotisme, il l'applique à tout ce qui en porte la marque. Il l'appliquait à son roi; remarquez qu'il l'applique à Dieu. L'idée de Dieu-providence lui répugne. Un Dieu qui intervient dans les affaires particulières des hommes lui paraît un gouvernement arbitraire; c'est un tyran bon. Il résiste a cette conception. Il soumet Dieu à la justice, et pour l'y mieux soumettre il l'y confond. «S'il y a un Dieu, il faut nécessairement qu'il soit juste.... 43.» Il ne veut pas de la fatalité, qui est un despotisme bête; il ne voudrait pas d'un Dieu arbitraire, qui lui semblerait un despotisme capricieux: «Ceux qui ont dit qu'une fatalité aveugle gouverne le monde ont dit une grande absurdité»44; mais ceux-là aussi lui sont insupportables «qui représentent Dieu comme un être qui fait un exercice tyrannique de sa puissance»45. Reste qu'il croit à un Dieu très abstrait, qui ne diffère pas sensiblement de la loi suprême née de lui46. Il s'amuse, dans une des Persanes, à dire que si les triangles avaient un Dieu, il aurait trois côtés. Il fait un peu comme les triangles. Par horreur du despotisme, il voudrait mettre à la place de la Divinité une constitution. Il ne la voit guère que comme l'essence des règles éternelles. Pour Montesquieu, Dieu, c'est l'Esprit des Lois.
Haine du despotisme encore, sa méfiance à l'endroit de la démocratie pure. Personne n'a parlé plus magnifiquement que lui des démocraties anciennes. C'est qu'elles étaient mixtes; dès qu'elles ont été le gouvernement du peuple seul par le peuple seul, elles ont penché vers la ruine. «Le peuple mené par lui-même porte toujours les choses aussi loin qu'elles peuvent aller; et tous les désordres qu'il commet sont extrêmes47. Aussi toute démocratie est sur la pente ou du despotisme ou de l'anarchie. L'esprit «d'égalité extrême» la porte à considérer comme des maîtres les chefs qu'elle se donne, et à tout niveler au plus bas. Dans ce désert l'espace est libre et l'obstacle nul pour un tyran, à moins que l'idée de despotisme ne soit tout à fait insupportable, auquel cas «l'anarchie, au lieu de se changer en tyrannie, dégénère en anéantissement»48.
Si la crainte du despotisme est tout le fond de Montesquieu, la recherche des moyens pour l'éviter sera toute sa méthode. Dans tout son ouvrage on le voit qui guette en chaque état politique le vice secret par ou la nation pourra s'y laisser surprendre. Le despotisme est pour Montesquieu comme le gouffre commun, le chaos primitif d'où toutes les nations se dégagent péniblement par un grand effort d'intelligence, de raison et de vertu, pour se hausser vers la lumière, d'un mouvement très énergique et dans un équilibre infiniment laborieux et infiniment instable, et pour y retomber comme de leur poids naturel; les raisons d'y rester, ou d'y revenir, étant multiples, le point où il faut atteindre pour y échapper étant unique, subtil, presque imperceptible, et la liberté étant comme une sorte de réussite.
Comme l'homme, engagé dans le monde fatal, dans le tissu matériel et grossier des nécessités, sent qu'il est une chose parmi les choses et dépendant de la monstrueuse poussée des phénomènes qui l'entourent, le pénètrent, le submergent et le noient; et s'élève pourtant, ou croit s'élever, au moins parfois, à un état fugitif et précaire d'autonomie et de gouvernement de soi-même où il lui semble qu'il respire un moment; —de même les peuples sont embourbés naturellement dans le despotisme, et quelques-uns seulement, les plus raffinés à la fois et les plus forts, par une combinaison excellente et précieuse de raffinement et de force, peuvent en sortir, et peut-être pour un siècle, une minute dans la durée de l'histoire; et cette minute vaut tout l'effort, et le récompense et le glorifie; car ce peuple, un cette minute, a accompli l'humanité.
Montesquieu la cherche donc, cette combinaison délicate. Il en a trouvé tout à l'heure des éléments dans la démocratie et il ne les oubliera pas. Mais, nous l'avons vu aussi, la démocratie ne suffit pas à réaliser son rêve; elle a des pentes trop glissantes encore vers le despotisme, et seule, sans mélange, étant le caprice, elle est le despotisme lui-même.—Nous tournerons-nous vers l'aristocratie, qui pour Montesquieu, et il a raison, n'est qu'une autre forme de la République? Montesquieu est profondément aristocrate. Il a donné comme étant le principe du gouvernement aristocratique la qualité qui était le fond de son propre caractère, la modération. C'était trahir son secret penchant. Ce qu'il entend par aristocratie, c'est une sorte de démocratie restreinte, condensée et épurée. Un certain nombre—et il le veut assez considérable—de citoyens distingués par la naissance, préparés par l'hérédité, affinés par l'éducation (notez ce point, il y tient), et se sentant, et se voulant égaux entre eux, gouvernent l'Etat du droit de leur intelligence, de leurs aptitudes et de leur savoir. —Idées singulières, qui montrent assez combien Montesquieu reste de son temps et de sa caste. Il en est tellement qu'il semble ne pas soupçonner l'idée, vulgaire cinquante ans plus tard, de l'admissibilité de tous aux fonctions publiques. Il est pour la vénalité des charges de magistrature, ce qui arrache à Voltaire, si peu démocrate pourtant, un cri d'indignation49. Ses idées sur ce point sont très arrêtées. Il sait bien que la vénalité c'est le hasard; mais il estime qu'en cette affaire mieux vaut s'en remettre un hasard qu'au choix du gouvernement50. Comme il veut une séparation absolue entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire51, pour que ce dernier soit absolument indépendant, à la nomination des juges par le gouvernement il préfère le hasard comme origine, et la fortune comme garantie d'indépendance. Il n'y a pas d'idée plus aristocratique que celle-là. Sous prétexte que les citoyens peuvent avoir des différends avec le gouvernement, elle établit, pour les trancher, un pouvoir aussi fort que celui-ci. Tandis que le principe démocratique veut que les intérêts particuliers du citoyen soient sacrifiés à l'intérêt du gouvernement, Montesquieu, pour les sauver, crée un pouvoir aussi indépendant, aussi solide, et aussi absolu que le Pouvoir. Et il a raison.
Note 49: (retour) «Cette vénalité est bonne dans les Etats monarchiques, parce qu'elle fait faire comme un métier de famille ce qu'on ne voudrait pas entreprendre pour la vertu....» (vi.1). Voltaire s'écrie: «La fonction divine de rendre la justice, de disposer de la fortune ou de la vie des hommes, un métier de famille!»
Une aristocratie nobiliaire, une aristocratie judiciaire, il désire l'une et l'autre. Il veut un corps des nobles héréditaire52, l'aristocratie étant «héréditaire par sa nature», puisqu'elle n'est pas autre chose que sélection, traditions, éducation. Il y voit trois garanties, modération, stabilité et compétence.
Il reste donc aristocrate?—Non pas exclusivement. L'aristocratie a autant de raisons de glisser au despotisme que la démocratie. Sans aller plus loin, sa raison d'être est raison de sa ruine. «Elle doit être héréditaire» (XI,6) et «l'extrême corruption est quand elle le devient» (VIII, 5). Ceci n'est pas une contradiction de Montesquieu, c'est une contrariété des choses mêmes. L'hérédité fonde l'aristocratie parce qu'elle fait une classe compétente; elle ruine l'aristocratie parce qu'elle fait une classe d'où les compétences isolées sont exclues. Elle fait du corps aristocratique un gouvernement très intelligent qui arrive vite à n'appliquer son intelligence qu'à son intérêt. Dans la démocratie manque l'intelligence des intérêts généraux: dans l'aristocratie manque le souci des intérêts généraux. Et obéissant à sa nature, qui est concentration du pouvoir, l'aristocratie tend à se faire de plus en plus restreinte, jusqu'à n'être plus qu'aux mains de quelques-uns, dont le plus fort l'emporte: nous voilà encore au despotisme.
Nous retournerons-nous du côté de la monarchie? —Mais c'est le despotisme!—Non! Non! et Montesquieu tient à cette distinction. Pour lui la monarchie même non parlementaire, même sans Chambres délibérantes à côté d'elle, n'est point le despotisme.
Les critiques qui depuis 1789 ont étudié Montesquieu ont été surpris de cette assertion, et l'ont considérée comme une singularité de son imagination. L'idée peut être une erreur; mais elle n'est pas une nouveauté. Quand elle ne daterait pas de Rodin, elle daterait de Bossuet53; c'est une idée commune aux publicistes de l'ancien régime qu'une monarchie sans dépôt des lois n'est pas pour cela une monarchie sans lois. Elle est absolue, elle n'est pas arbitraire. Elle n'est contenue par rien, mais elle doit se contenir; elle n'est forcée d'obéir à rien, mais elle doit obéir à quelque chose. Elle a devant elle vieilles lois nationales, vieilles coutumes, antiques religions, qu'elle ne doit pas enfreindre. Elle est une volonté qui doit tenir compte des coutumes. Il n'y a despotisme que dans les pays où il n'y a ni lois, ni religion, ni honneur, ni conscience.
Note 53: (retour) «C'est autre chose que le gouvernement soit absolu, autre chose qu'il soit arbitraire.... Outre que tout est soumis au jugement de Dieu... il y a des lois dans les Empires contre lesquelles tout ce qui se fait est nul de droit, et il y a toujours ouverture à revenir contre, ou dans d'autres occasions ou dans d'autres temps (Politique, viii, 2, 1.)
Mais là où la garantie de tout cela n'existe pas?—Il y a pente au despotisme et trop grande facilité à l'établir, mais non point despotisme. Pour Montesquieu, la monarchie de Louis XIV, par exemple, n'est point despotisme; il est vrai qu'elle y tend.
La monarchie ne doit donc pas être repoussée a priori. Elle est très acceptable. Elle a même pour elle un singulier avantage: elle fait faire par honneur, par besoin d'être distingué du prince, ce qu'on fait ailleurs par vertu. Elle supplée au civisme. Elle arrive à créer des sentiments, et des sentiments qui sont très bons: fidélité personnelle, amour pour un homme ou une famille, dont c'est la patrie qui profite.—Autant dire (ce que Montesquieu n'a pas assez dit) qu'elle fait une sorte de déviation du patriotisme, de déviation et de concentration. Cette patrie, qu'on aimerait peut-être languissamment, on l'aime ardemment, et on la sert, dans cet homme qu'on voit et qui vous voit, et peut vous remarquer, dans cet enfant qui vous sourit, qui vous plait par sa faiblesse, qui, homme, sera là certainement, dans vingt ans, avec une mémoire que la grande patrie n'a guère.—Mais le despotisme est la pire des choses, et il est bien vrai que la monarchie y tend très directement. Il suffit, pour qu'elle y glisse, que le roi soit fort et ne soit pas très intelligent54, qu'il soit si capricieux «qu'il croie mieux montrer sa puissance en changeant l'ordre des choses qu'en le suivant... et qu'il soit plus amoureux de ses fantaisies que de ses volontés». Cela se rencontre bien vite et est bien vite imité.
Que faire donc? Montesquieu n'a pas inventé ce qui suit. Aristote savait le secret, et Cicéron avait très bien lu Aristote. Il faut un gouvernement mixte, qui, par une combinaison très délicate des avantages des différents gouvernements, s'arrête dans un juste équilibre, et soit aux États ce que la vie est au corps, l'ensemble organisé des forces qui luttent contre la mort toujours menaçante: la mort des États, c'est le despotisme.
Les anciens ont eu de ces sortes de gouvernements, et ce furent les meilleurs qui aient été. Ils ont su mêler et unir, à certains moments, aristocratie et démocratie, dans des proportions très heureusement rencontrées. Nous avons une force de plus, une institution particulière apportant, elle aussi, ses avantages propres, la monarchie: faisons-la entrer dans notre système. Montesquieu s'arrête à la monarchie aristocratique entourée de quelques institutions démocratiques.
La monarchie, en effet, est excellente à la condition d'être à la fois soutenue et contenue par quelque chose qui soit entre elle et la foule. Le despotisme n'est pas autre chose qu'une foule d'égaux et un chef. C'est pour cela que despotisme oriental ou démocratie pure sont despotisme au même degré. Une nation n'est pas poussière humaine, avec un trône au milieu. Elle est un organisme, où tout doit être poids et contrepoids, résistances concertées et équilibre. Egalité absolue avec chefs temporaires, c'est despotisme capricieux. Egalité absolue avec chef immuable, c'est, selon le caractère du chef, despotisme capricieux encore, ou despotisme dans la torpeur. Le fondement même de la liberté, c'est l'inégalité.
Ce qu'il faut, c'est quelqu'un qui commande, quelqu'un qui contrôle, et quelqu'un qui obéisse; et entre ces personnes diverses de l'unité nationale des rapports, fixés par des lois, dont quelqu'un encore ait le dépôt. Entre le roi et la foule des Corps intermédiaires, qui limitent, redressent et épurent la volonté de celui-là et préparent l'obéissance de celle-ci. Une noblesse héréditaire est un bon corps intermédiaire55 Elle a la tradition de l'honneur national, et héréditaire comme le roi, mais collective elle est l'obstacle naturel à la volonté du trône quand celle-ci est capricieuse. Elle est un excellent corps de veto; c'est la «faculté d'empêcher» qui est son office propre56.—Le clergé est un corps intermédiaire assez utile. Bon surtout où il n'y en a point d'autre57, il est salutaire dans une monarchie comme obstacle mou et insensible, pour ainsi dire, infiniment fort encore par son ubiquité, sa ténacité, «algue» qui amortit, énerve le flot.
Il faut encore un ordre intermédiaire qui ait «le dépôt des lois». Sauf en Orient, toutes les monarchies ont des lois, puissances idéales, limitatives du prince, protectrices du citoyen. Ecrites ou non, simples précédents et coutumes, ou textes et chartes, elles existent partout où il y a organisme social. Elles ne sont que les définitions du jeu de cet organisme. Mais il est des pays où on les sent plutôt qu'on ne les voit. Elles en sont plus redoutables, étant plus mystérieuses. Mais elles sont plus faciles à étudier. Elles sont plus redoutées que contraignantes. Il est bon qu'on puisse les voir, les lire quelque part. Un corps en aura la garde, les retiendra, les transcrira, les rappellera, et, de ce chef, aura des privilèges (indépendance, inviolabilité, autonomie) parce qu'il aura un office social58.
Note 58: (retour) «L'indépendance du pouvoir judiciaire est la plus forte garantie de la liberté. Si la monarchie française n'est pas encore un pur despotisme, c'est que la magistrature française existe». «Dans la plupart des royaumes d'Europe, le gouvernement est modéré parce que le prince, qui a les deux premiers pouvoirs, laisse à ses sujets l'exercice du troisième.» (Esprit, XI, 6, alinéa 7.)
Enfin, au bas degré, il y a tout le monde. Le peuple doit obéir, mais non pas être tout passif. Incapable de «conduire une affaire, de connaître les lieux, les occasions, les moments, d'en profiter», en un mot incapable de gouverner59, il est essentiel pourtant qu'on sache ce qu'il désire et surtout ce dont il souffre, parce qu'au bout de ses souffrances il y a la révolte qui ruine les lois, ou l'inertie et la désespérance qui distendent et brisent les muscles mêmes de l'Etat. Le peuple aura donc ses représentants, qu'il choisira très bien, car «il est admirable pour cela», qui interviendront dans la direction générale des affaires publiques. Il aura même sa part dans le pouvoir judiciaire, non pas en ce qui regarde le dépôt des lois, mais en ce qui concerne la distribution de la justice. Des jurys, de pouvoirs essentiellement temporaires, seront tirés du corps du peuple, chargés d'appliquer la loi, sans avoir droit ni de l'interpréter ni de s'y soustraire, jugeant non en équité, mais sur le texte60.
—Voilà la royauté, les institutions aristocratiques, et les institutions démocratiques mises en présence.
Et comment tout cela s'organisera-t-il?—Trois puissances: exécutive, législative, judiciaire.
Le législateur fait la loi, le prince gouverne en s'y conformant, le magistrat en a le dépôt, et juge d'après elle. Ces pouvoirs sont scrupuleusement séparés. Le législateur ne jugera pas; car, alors, il ferait des lois en vue des jugements qu'il voudrait porter. Une loi serait dirigée à l'avance contre un homme qu'on voudrait proscrire. Plus de liberté.
Le législateur ne gouvernera pas, car alors il ferait des lois en vue des ordres qu'il voudrait donner. Une loi serait la préparation d'un caprice. Plus de liberté.
Le pouvoir exécutif ne légiférera point; car il aurait les mêmes tentations que tout à l'heure le législateur. Il ne jugera point; car il jugerait pour gouverner. Ses arrêts seraient des services, qu'il se rendrait. Plus de liberté.—Il ne nommera même pas les juges, car il ferait des juges des instruments, et de la justice un système de récompenses ou de vengeances personnelles. Plus de liberté.
Chacun doit faire un office qu'il n'ait aucun intérêt à faire, si ce n'est honneur, et souci du bien général. La liberté c'est chaque pouvoir public s'exerçant, sans profit pour lui, au profit de tous.—L'exécution doit être prompte: le pouvoir exécutif sera aux mains d'un homme.—La délibération doit être lente: le pouvoir législatif sera aux mains de deux assemblées, de nature différente, dont l'une aura toutes les chances de ne pas obéir aux préjugés ou céder aux entraînements de l'autre.—Le dépôt des lois et la justice sont choses de nature permanente: ils seront aux mains d'un grand corps de magistrats, qui, par l'effet d'un renouvellement insensible, aura comme un caractère d'éternité. «Voilà la constitution fondamentale du gouvernement dont nous parlons. Le Corps législatif y étant composé de deux parties, l'une enchaînera l'autre par sa faculté mutuelle d'empêcher. Toutes les deux seront liées par la puissance exécutrice, qui le sera elle-même par la législatrice.»
Et rien ne marchera!—Pardon! ces différents ressorts, forment en effet un équilibre, et il semble qu'ils «devraient former une inaction». Mais les choses agissent autour d'eux; les affaires pèsent sur eux; il faut «qu'ils aillent»; seulement ils ne pourront qu'aller lentement et «qu'aller de concert», et c'est précisément ce qu'il nous faut61.
Mais tout cela, ou du moins de tout cela les germes et les premiers linéaments ne se trouvaient-ils point dans l'ancienne monarchie française? Royauté et vieilles lois n'est-ce point la «monarchie»? Clergé, Noblesse, Parlement ne sont-ce point les «pouvoirs intermédiaires»? Communes et Etats généraux, n'est-ce point la part nécessaire et désirable d'institutions démocratiques?—Sans aucun doute; et Montesquieu n'est point un novateur, ce n'est point non plus un conservateur; c'est un rétrograde éclairé. Ce serait, s'il faisait une constitution, un restaurateur ingénieux des plus anciens régimes. Il n'aime pas ce qui est de son temps, il aime ce qui a été. C'était un «très bon gouvernement» que le «gouvernement gothique», ou du moins qui avait en soi la capacité de devenir meilleur: «La liberté civile du peuple (communes), les prérogatives de la noblesse et du clergé, la puissance des rois, se trouvèrent dans un tel concert que je ne crois pas qu'il y ait eu sur la terre de gouvernement si bien tempéré». Tirer du gouvernement «gothique» toute l'excellente constitution qu'il contenait en germe, voilà quel aurait dû être le travail du temps et des hommes. Les circonstances et l'esprit despotique de certains hommes ont amené le résultat contraire. Des guerres civiles, et des efforts de Richelieu, Louis XIV, Louvois, les trois mauvais génies de la France62, une monarchie est sortie, qui n'est point l'apogée de la monarchie française, qui en est la décadence, une monarchie mêlée de despotisme, qui y tend et qui le prépare, d'où peut sortir le despotisme sous forme de tyrannie ou sous forme de démocratie. Il est temps de revenir aux principes et en même temps aux précédents, aux principes rationnels et aux précédents historiques, qui justement ici se rencontrent; et l'on sauvera deux choses, la monarchie et la liberté.
Un retour en arrière éclairé par la connaissance de l'esprit des constitutions, voilà la sagesse. Montesquieu ne raisonne pas d'une autre façon qu'un Saint-Simon qui serait intelligent. Ce qui, dans Monsieur le Duc, est rêve confus et entêtement féodal, est chez Montesquieu à la fois sens historique, sens sociologique, et sens commun. Il sait que les nations se développent selon le mouvement naturel des puissances qu'elles portent en elles, et ces puissances, il montre ce qu'elles étaient en France, et ce qu'il importe qu'elles restent. Il sait que certain jeu et certains tempéraments d'éléments dissemblables sont nécessaires à tout gouvernement humain, et cette mécanique, il l'applique à la constitution française. Mais l'historien et le mécanicien politique ne s'oublient point l'un l'autre; ils se rencontrent et conspirent. Les principes du gouvernement idéal, c'est à la France telle qu'elle a été, telle qu'il ne serait pas si difficile qu'elle fût encore, que le sociologue les rapporte; les forces réelles et vives de la France historique, l'historien les place aux mains du mécanicien politique, seulement pour qu'il les mette en ordre et en jeu.
VII
MONTESQUIEU MORALISTE POLITIQUE
Qu'on le considère comme critique ou comme théoricien, Montesquieu paraît très grand. Il a vu infiniment de choses, et il a compris tout ce qu'il a vu. Il était capable de se détacher de son temps et d'y revenir,—de comprendre l'essence et le principe des Etats antiques, et d'esquisser pour son pays une constitution toute moderne et toute historique, tirée du fond même de l'organisation sociale qu'il avait sous les yeux;—et encore sa vue d'ensemble était assez forte pour prédire ce que deviendrait ce pays même quand les anciennes forces dont était composé son organisme auraient disparu.—Son livre est un étonnant amas d'idées, toutes intéressantes, et dont la plupart sont profondes. Il n'y a aucune oeuvre qui fasse plus réfléchir. C'est son merveilleux défaut qu'à chaque instant il donne au lecteur l'idée de faire une constitution puis une autre, puis une troisième, sans compter qu'il persuade ailleurs qu'il est inutile d'en faire une. De quelque biais qu'on le prenne, il paraît extraordinaire. Tantôt on comprend son oeuvre comme une promenade à la fois très assurée et très inquiétante à travers toutes les conceptions humaines dont sont pénétrés comme d'un seul regard les grandeurs, les faiblesses, le ressort puissant, le vice secret. Tantôt on la voit comme un monument très ordonné et très régulier, construit d'après les lois d'une logique dogmatique impérieuse, construction solide et immense, qui, encore, a laissé autour d'elle d'énormes matériaux à construire des édifices tout différents.
C'est un livre si vaste et si fourni qu'il forme système, se suffit à lui-même, et aussi qu'il se réfute, ce qui est une façon de dire qu'il se complète. Ne le prenez pas pour l'ouvrage d'un théoricien uniquement épris d'idées pures, agençant la machine sociale comme par données mathématiques. Montesquieu est cela, et cela surtout, soit; mais il est autre chose. Il est l'homme qui sait que ces subtiles combinaisons ne sont rien si elles ne sont soutenues et comme remplies de forces vives, vertus ici, honneur là, bon sens et modération ailleurs, énergie morale partout. Il est étrange qu'on ait cru63 qu'à ce livre il manque une morale. L'erreur vient de ce qu'il est très vite dit que le fonds des sociétés est fait de vertus sociales, et un peu plus long de tracer le cadre savamment ajusté où ces vertus s'accommoderont le mieux pour produire leurs meilleurs effets. La partie morale de l'ouvrage peut disparaître, matériellement, à travers la multitude des minutieuses considérations politiques. Mais la morale sociale est le fond même de ce livre et si l'on y peut découvrir comment les meilleures volontés sont au risque de demeurer impuissantes dans une constitution politique mal conçue, ce qui est vrai, et bien important; encore plus y trouvera-t-on comment les meilleurs agencements sociaux restent, faute de grandes forces morales, des ressorts sans moteur et des cadres vides.
Je veux bien qu'on dise que Montesquieu est peut-être un peu trop optimiste. Il l'est de deux manières: par trop croire aux hommes, et par trop croire à lui-même, Il a trop confiance dans la bonté humaine. En plusieurs endroits de l'Esprit et de la Défense de l'Esprit des Lois, on le voit très préoccupé de combattre Hobbes et la théorie du «Bellum omnium contra omnes». L'homme naturel, «sorti des mains de la nature», comme on dira plus tard, n'est point pour lui un loup en guerre contre d'autres loups pour un quartier de mouton; c'est un être timide et doux, et c'est l'état de société qui a créé la guerre. Il y a dans Montesquieu un commencement de Jean-Jacques Rousseau, ce qui tient, du reste, à ce que toutes les grandes idées modernes ont leur commencement dans Montesquieu.
Encore n'est-ce point tant de n'avoir point fait assez grande la part de férocité dans l'homme que je reprocherai à Montesquieu, étant très enclin à penser comme lui sur cette affaire. Je lui reprocherai plutôt de n'avoir pas fait assez grande la part de démence. L'homme n'est point un fauve; mais c'est un être très incohérent, en qui rien n'est plus rare que l'équilibre des forces mentales, et en un mot la raison. Montesquieu croit un peu trop que l'homme est capable de se gouverner raisonnablement, et que, parce qu'un système politique raisonnable, par exemple, peut être connu par un homme, il peut et doit être pratiqué par les hommes. Il y a beaucoup à parier que c'est une noble erreur. Avec un esprit comme celui de Montesquieu il ne faut point se hasarder, et vous pouvez être sûr qu'il connaît votre objection mieux que vous. Je sais très bien que ce gouvernement raisonnable qu'il construit et qu'il enseigne, il le tient lui-même pour une «réussite» extraordinaire, pour un merveilleux accident dans l'histoire humaine, qui est l'histoire du despotisme. Encore est-il qu'il semble trop croire, comme à des réalités et non pas seulement comme à des théories, à la vertu des démocraties, à la modération des aristocraties, surtout à la capacité politique des foules. Il a affirmé très énergiquement que le peuple ne se trompe point dans le choix de ses représentants, et il en donne comme exemple Athènes et Rome, ce qui est bien un peu étrange. Pour Athènes, cela ne peut pas se soutenir, et figurez-vous Rome sans le Sénat. J'ai parfaitement peur de ne pas comprendre et de faire une critique qui ne prouve que ma sottise; mais enfin je le vois réclamer le jury avec insistance (xi, 6, alinéas 13, 14, 15, 18) et vouloir en même temps (alinéa 17) que le verdict ne soit que l'application stricte et comme aveugle d'un texte précis, sans être jamais une «opinion particulière du juge». Croit-il donc qu'un jury sera assez philosophe pour juger sur texte sans passions et sans préjugé? Ne voit-il pas que c'est précisément avec le jury que les jugements seront toujours des opinions particulières, et que c'est avec lui, fatalement, qu'on sera toujours jugé «en équité»? Qu'on préfère cette manière de juger, je le veux bien; mais que ce soit l'homme qui n'en veut point qui recommande des juges incapables d'en avoir une autre, cela m'étonne.
Il y a certainement un peu de chimérique dans Montesquieu, un peu de l'homme qui n'est pas moraliste très informé ni très sûr. Je serais tenté de dire que ses admirables qualités d'esprit et de caractère lui sont source d'erreur, en ce qu'à les voir en lui, il se persuade qu'elles sont communes. Il est souverainement intelligent et merveilleusement à l'abri des passions: il est un peu porté à en conclure que les hommes sont assez intelligents et peu passionnés. Cher grand homme, c'est faire trop petite la distance qui vous sépare de nous. L'erreur est bien naturelle à l'homme; puisque posséder la vérité intellectuelle et la vérité morale, cela mène encore à une illusion, qui est de croire que la vérité est commune. Faudrait-il aux hommes parfaits un peu d'orgueil et de mépris, c'est-à-dire un défaut, pour être tout à fait dans le vrai? Peut-être bien.
J'ai dit que Montesquieu est trop optimiste en ce qu'il croit trop aux hommes, ce aussi en ce qu'il croit trop en lui. J'entends par ceci qu'il croit peut-être trop à l'efficace de son système, quand il en est à faire un système. Encore une fois, avec lui, il faut bien prendre ses précautions, et retirer à moitié sa critique au moment qu'on l'aventure. Je sais qu'il a un fond ou plutôt un coin de scepticisme, et qu'il dit tout d'abord que le meilleur gouvernement est celui qui convient le mieux à tel peuple. Et cependant il est si bon théoricien qu'il lui est difficile de ne pas avoir confiance dans l'excellence de sa théorie, de ne pas croire, au moins à demi, qu'elle peut suffire et se suffire, et qu'un Etat bien organisé par lui serait, par cela seul, un très bon Etat. Il lui échappera de dire que dans «une nation libre il est très souvent indifférent que les citoyens raisonnent bien ou mal; il suffit qu'ils raisonnent: de là sort la liberté qui garantit des effets de ces mêmes raisonnements»—De là sort la liberté, ou plutôt c'est la liberté même, d'accord; mais «qui garantit des effets des mauvais raisonnements», je n'en suis pas bien sûr. Voilà bien le point dogmatique, car il faut toujours qu'on en ait un, voilà bien le point dogmatique de Montesquieu. Il déteste tant le despotisme qu'il finit par croire presque que la liberté est un bien en soi, par conséquent un but, et que pourvu qu'on l'atteigne tout est gagné. Je ne sais trop. Il me semble que la liberté n'est point précisément un but, mais un état, un «milieu», comme on dit maintenant, où la raison peut s'exercer mieux qu'ailleurs, pourvu qu'elle existe; mais que, cet état favorable une fois obtenu, il n'est point indifférent qu'on y raisonne mal ou bien.
Sa conception même de la liberté a quelque chose de «formel»; et, comme tout à l'heure il prenait pour la perfection sociale la condition qui peut y conduire, de même il prend pour la liberté ce qui n'est que la formule de son exercice. Elle est selon lui «le droit de faire ce que la loi ne défend pas». Il est vrai, et c'est là le signe à quoi l'on connaît un despotisme d'un État libre; mais si toute la liberté était là, il ne pourrait donc pas y avoir de lois despotiques? On sent bien qu'il peut en être.—C'est que la liberté n'est pas seulement le droit de n'obéir qu'à la loi, elle est la capacité de faire des lois qui ne ressemblent pas à un despote. Elle est un sentiment d'équité et de justice partant de la majorité des citoyens, se déversant et se fixant dans la loi, et revenant aux citoyens sous forme de lois justes, sous lesquelles ils se sentent libres et organisés selon l'équité.—Elle n'est pas une forme de constitution, elle est une vertu civique. Un peuple despotique dans l'âme peut renverser le despotisme; après quoi, il fera immédiatement des lois despotiques. Aussitôt qu'il ne subira plus la tyrannie, il l'exercera, et contre lui-même; car la majorité est solidaire de la minorité, les oppresseurs sont solidaires des opprimés; la loi tyrannique que vous faites vous met, avec celui-là même que vous liez, dans un état violent dont est gêné le peuple entier où une violence existe, dans une sorte d'état de guerre où l'on souffre autant de la guerre qu'on fait que de celle qui vous est faite.
Cette idée, il ne me semble point que Montesquieu l'ait eue. Ce domaine réservé des droits individuels devant lequel doit s'arrêter même la loi, il ne me paraît pas qu'il le connaisse. Cette idée que la liberté est avant tout mon droit senti par un autre, c'est-à-dire un respect et un amour réciproques de la dignité de la personne humaine, c'est-à-dire une solidarité, c'est-à-dire une charité, il l'a eue peut-être; car il déteste trop le despotisme pour ne l'avoir pas au moins confusément sentie; mais il ne l'a pas exprimée.
Et, après tout, c'est encore un grand libéral; car cette forme et ce mécanisme social où la liberté vraie s'exerce, ces conditions les meilleures pour que l'idée libérale puisse se dégager et venir remplir et animer la loi, il les a si bien comprises, si bien ménagées, si délicatement et prudemment et fortement établies, qu'il suffirait d'un minimum de libéralisme dans l'âme de la nation, pour qu'en un pareil système il eût tout son effet, et parût presque plus grand dans ses effets qu'il n'était en soi. C'est la forme de la liberté, qu'il nomme liberté; mais ici la forme sollicite le fond, et semble presque le contraindre à être.
Voilà ce que j'appelais une trop grande confiance dans les systèmes politiques qu'il préconise, de même que je le trouvais un peu trop optimiste aussi dans l'idée qu'il a de la capacité politique des peuples. Remarquez que ces deux optimismes se confondent, l'un supposant l'autre. Quand il nous dit qu'un peuple est capable de la liberté, c'est qu'il le voit dans l'organisation sociale, rêvée par lui, qui est la plus propre à maintenir un peuple dans l'état libre; quand il trace le cadre d'une constitution libre, c'est qu'il croit qu'il suffit presque de l'offrir à un peuple pour que demain il en soit digne. «Donnez aux hommes, semble-t-il dire, les procédés pratiques pour n'être ni tyrannisés ni tyrans, ils ne seront ni l'un ni l'autre; car ils en ont en eux les moyens.» C'est dans ces derniers mots qu'est l'optimisme, peut-être aventureux.
Mais disons-nous bien que Montesquieu est ici comme dans la nécessité de son office. On ne peut pas être sociologue sans un peu d'optimisme. C'est pour cela que Voltaire n'a pas été sociologue. On ne saurait écrire une politique, c'est-à-dire un code sans sanction, une législation supérieure ne pouvant s'imposer aux hommes que par l'éclat de la vérité qu'elle porte en elle, sans croire que les hommes sont séduits à la vérité rien qu'à la voir. Si l'on croit à la fatalité des instincts humains, on sera peut-être historien, non sociologue. On ne dira point aux hommes ce qu'ils doivent faire; on les regardera faire; et, tout au plus, on indiquera les lois habituelles de leurs errements, les chemins ordinaires par où ils passent. Cela est si vrai que c'est souvent ce que fait Montesquieu, n'étant sociologue qu'une partie du temps et comme dans ses moments de confiance, de haute bonne humeur. L'optimisme est comme une condition, non seulement du novateur, cela est évident, mais de tout sociologue dogmatique. Bossuet est optimiste au plus haut point. Il croit que tout, même le mal, est réglé et voulu par une parfaite intelligence en vue d'une fin supérieure; et par conséquent que tout est bien. Montesquieu qui semble croire en Dieu, mais non pas à la Providence, ne peut pas mettre son optimisme dans le ciel; et il reste qu'il le mette sur la terre.
VIII
«Encore une fois, je le trouve grand», comme disait Fénelon d'un autre, et c'est bien la dernière impression. L'idée de grandeur est surtout inspirée par la noble empreinte de l'intelligence, et ce que Montesquieu a été, c'est surtout un homme souverainement intelligent. Il est impossible de trouver quelqu'un qui ait mieux compris ce qu'il comprenait, et pour ainsi dire ce qu'il ne comprenait pas. Sa pensée et le contraire de sa pensée, son système, et ce qui est le plus opposé à son système et ceci, et son contraire et, ce qui est le plus difficile, l'entre-deux, il pénètre en tous ces mystères, et s'y meut avec une pleine liberté, comme entouré d'un air lumineux, qui émane de lui.
On sent qu'il n'y a pas eu de vie intellectuelle plus forte, plus intense, et, avec cela, plus libre ni plus sereine. Personne n'a plus délicieusement que lui, à l'abri des passions, joui des idées. Voir les idées sourdre, jaillir, abonder, s'associer, se concerter, conspirer, former des groupes et des systèmes, et comme des mondes; voir «tout céder à ses principes», «poser les principes et voir tout le reste suivre sans effort»; et aussi n'être point esclave de ses principes, et savoir s'y soustraire, et en aborder d'autres, et dans un ordre d'idées qui n'est point celui qu'il préfère, ouvrir des voies que ce sera une gloire à ses successeurs seulement de suivre; ce jeu agile et sûr de l'intelligence est pour lui comme une sorte de délice, une ivresse calme et subtile. Le seul transport lyrique qu'il ait connu lui est inspiré par cette manière de ravissement de l'intelligence jouissant d'elle-même comme d'un sens aiguisé et affiné. Il s'arrête au milieu de son long travail pour s'écrier: «Vierges du mont Piérie, entendez-vous le nom dont je vous nomme? Je cours une longue carrière, je suis accablé de tristesse et d'ennui. Mettez, dans mon esprit ce charme et cette douceur que je sentais autrefois et qui fuient loin de moi. Vous n'êtes jamais si divines que quand vous menez à la sagesse et à la vérité par le plaisir... Divines muses, je sens que vous m'inspirez... Vous voulez que je parle à la raison: elle est le plus parfait, le plus noble et le plus exquis de tous les sens.»
Il a parlé à la raison; pendant vingt années il a eu avec elle un entretien continu, plein de sincérité, d'abondance de coeur, d'infinis et renaissants plaisirs. Il s'éveillait «avec une joie secrète de voir la lumière», et son âme aussi voyait avec une joie pleine et une sorte d'élargissement se lever en elle à chaque jour la lumière pure d'une idée nouvelle. Il s'est pénétré d'idées et en a fait comme sa substance. Il a cru qu'elles devaient gouverner le monde, ce qui est peut-être vrai, et qu'elles pouvaient facilement le gouverner, parce qu'il était tout entier gouverné par elles. Il a voulu mettre dans l'organisation du monde beaucoup de raison, et même beaucoup de raisonnement, parce que, si le raisonnement n'est pas la raison, il en est la marque, ou, du moins, le signe qu'on la cherche.
Il est si prodigieux pour son temps qu'avant lui on ne se doutait même pas de la science où il reste le maître. Il inspire le temps qui le suit, tout en le dépassant, à ce point que Rousseau ne fait que pousser à l'extrême et mettre en système une des idées de Montesquieu, presque dédaignée par lui parmi tant d'autres. Après avoir cherché loin de lui sa lumière, la France revint à lui, et longtemps chercha à s'organiser selon sa pensée; et maintenant qu'elle l'a définitivement abandonné, quelques-uns se demandent si elle a raison, si notre histoire même a raison contre lui. Et à mesure que sa pensée devient moins applicable, que ce soit par sa faute ou par la nôtre, elle n'en paraît que plus belle, devenant purement artistique, et comme l'esquisse lumineuse d'un idéal.
On ne peut lui reprocher d'avoir embrassé trop de choses pour avoir pu tout approfondir. Il court trop vite au travers de la multitude d'objets qu'il rencontre. «Il annonce plus qu'il ne développe», dit admirablement Voltaire. Et encore on sent bien qu'il y a là insuffisance de nos yeux et non des siens. Tout ce qu'il a vu, il l'a pénétré; il a seulement trop compté que nous le pénétrerions aussi vite et aussi à fond que lui. «Je suis, dit-il lui-même, avec son esprit charmant, comme cet antiquaire qui partit de son pays, arriva en Egypte, jeta un coup d'oeil sur les Pyramides, et s'en retourna.»—Je n'aime pas à le contredire, et je veux bien qu'il soit comme cet antiquaire; seulement il a été dans tous les pays, et il a vu toutes les Pyramides, et il les a mesurées toutes, et surtout les plus hautes.