Études Littéraires; dix-huitième siècle
Enfin ses effusions sentimentales arrivaient bien en leur temps, et comme réaction, et comme chose déjà suffisamment préparée. La Chaussée, Prevost, Marivaux lui-même, avaient déjà fait verser de douces larmes. La «sensibilité» du XVIIIe siècle remonte à eux: et il est juste de leur en tenir compte. Seulement, s'ils avaient fait pleurer, ils n'avaient pas eu l'autorité nécessaire sur les esprits pour qu'on se sût gré et qu'on se fît honneur des larmes versées. Il fallait un homme de génie qui fît des faiblesses du coeur un mérite de la conscience, qui les autorisât et les consacrât par des chefs-d'oeuvre, et qui, non seulement mît la sensibilité en liberté, mais la plaçât comme sur le trône. Rousseau a fait là ce qu'il dit quelque part que fait le poète dramatique95. Le poète, selon lui, «suit le goût public en le développant», et ne fait que penser ce que le public va penser lui-même, «sitôt qu'on osera lui en donner l'exemple». Rousseau a donné l'exemple de la sensibilité qui se croit sanctifiante et d'une sorte d'attendrissement qui se donne l'air sacerdotal; et il fit du don des larmes une manière de vocation religieuse. Le prêtre manquait, le directeur d'âmes, le guide des coeurs, dont jamais les hommes ne se sont passés. L'homme de science avait essayé de l'être, n'avait réussi qu'à demi. Ce fut l'homme sensible qui le fut. L'oeuvre de Rousseau, dont les effets durent encore, a été de remplacer, pour une partie considérable de la nation, les prêtres par les romanciers.
C'est en cela, plus que pour toute autre cause, qu'il a été si grand révolutionnaire. S'il l'a été par ses idées et son tour d'esprit, comme nous l'avons vu, il l'a été plus encore par le changement dans les moeurs qu'il a fait, ou aidé, ou consacré. Montesquieu avait dit: «Il ne faut jamais changer les moeurs et les manières dans l'Etat despotique. Rien ne serait plus promptement suivi d'une révolution.» C'est Rousseau que Montesquieu prévoyait, ou, pour parler plus exactement, la société à la Rousseau, la société déjà désorganisée, confondant ses rangs, brouillant comme par jeu ses idées, doutant d'elle-même et s'en moquant, et se faisant des moeurs factices, société chancelante et égarée, à laquelle Rousseau a donné une dernière impulsion et comme une dernière façon de fausseté d'esprit.
En fausseté d'esprit, il y était maître, en effet, ne fût-ce que parce qu'il a toujours été par le monde dans une situation fausse. Plébéien déclassé, dépaysé par son génie même, placé au centre de la société polie, et, à certains égards, à sa tête, il restera comme le symbole même de la démocratie brusquement précipitée au sommet de la nation, et chargée, ou se chargeant, de la conduire. Là, en contact avec ce qui reste des anciennes classes dirigeantes, elle respire un air auquel elle n'est point habituée; et elle s'y grise, s'y vicie, s'y aigrit. Elle y devient orgueilleuse, puis ambitieuse et tourmentée de désirs, puis défiante et irascible.—Et aussi, non accoutumée par l'hérédité à porter sans faiblesse, ou tout au moins sans étonnement, le poids séculaire d'une civilisation compliquée, elle n'en sent que l'embarras et la gêne, et songe vite à en rejeter le fardeau.—Et encore ses vertus mêmes, la simplicité de ses goûts et la simplicité de ses besoins, l'inclinent aux idées simples aussi, et aux solutions claires et courtes, qu'elle croit faciles, et elle traitera de l'organisation d'un grand État comme de l'établissement et de l'ordonnance d'un petit ménage.—Rousseau a donné en lui, pour ainsi parler, cette image et ce portrait. Il a représenté et figuré à l'avance l'évolution vers le pouvoir de toute une classe sociale, et sa manière de s'y accommoder.
Cela veut dire qu'il est très grand, que c'est une nature originale et riche, une de ces individualités qui résument en elles, ou au moins figurent par la trace qu'elles laissent, toute une période historique. Ses intentions sont d'un esprit supérieur, ses rêveries d'une grande âme douce et blessée. Auprès de lui Voltaire ne laisse pas de paraître parfois un étudiant spirituel, et Buffon un bien remarquable professeur de rhétorique. Montesquieu seul, inférieur comme homme d'imagination, l'égale par la puissance du regard, et le dépasse par la clarté de la vue.—Il y a de plus grands génies; il y en a surtout de meilleurs; il n'y en a guère qui ait donné, en un siècle où pourtant la hardiesse est une banalité, une plus imprévue et plus rude secousse à l'esprit et au coeur humains.
BUFFON
I
SON CARACTÈRE
De l'homme qui vit de la vie de son siècle au risque de se disperser, mais de manière à laisser son nom et son souvenir dans tout les chemins que ses contemporains auront parcourus ou tentés; ou de celui qui se détache de son siècle jusqu'à s'en isoler complètement, et à tel point qu'il n'y tient pas même en tant qu'adversaire et antagoniste, au risque de n'avoir ni partisan, ni allié, ni même d'ennemi; mais cela pour une si grande oeuvre, unique et solitaire, que toute sa vie s'y consacre, y coule et s'y dépense, et que le monument élevé, encore qu'inachevé, soit le plus imposant que ce siècle ait produit; lequel est le plus grand, je ne sais; mais le second au moins paraît plus fort, plus vigoureusement doué, d'une personnalité plus énergique, et, tout an moins, plus original.
Ce Buffon est très singulier. Contemporain de Voltaire, de Diderot et de Rousseau, homme du XVIIIe siècle, et du XVIIIe siècle central, il ne s'est occupé ni de politique, ni d'économie politique, ni de théâtre, ni de roman, ni de théologie. Il n'a pas été de l'Encyclopédie, il n'a pas été de tel ou tel cercle ou club politique ou philosophique, il n'a pas même été d'un salon, il n'a pas même été homme du monde, il n'a pas même été homme d'esprit, ni voulu l'être. Les plus grands de ses contemporains ont leurs divertissements et leurs gaietés, Montesquieu lui-même, moins vulgaires que celles de Voltaire ou de Diderot; mais assez libres et relâchées encore. Buffon n'a jamais eu l'idée d'écrire une Lettre haïtienne ou un Temple de Lesbos, ni, probablement, de lire une page de ceux qu'on écrivait autour de lui. En plein XVIIIe siècle il a vécu dans deux jardins, le jardin de Montbard et le Jardin du Roi. Il est difficile d'être moins de son temps qu'il n'a été du sien. Il n'a pas de date. Il a pris quelque chose du caractère de la nature qu'il étudiait; il vit dans le temps indéfini; sa vie intellectuelle va du moment où la terre s'est détachée du soleil à celui où l'homme a paru sur la terre, peut-être jusqu'à celui où l'homme s'est organisé en société; mais point au delà, et de ce qui s'est passé depuis il semble ne rien savoir, ou plutôt il sait très bien qu'il ne s'est rien passé du tout.—Il compte par milliers de siècles et seulement de l'apparition d'une espèce à la formation d'une autre. Pour un tel homme un événement comme la chute de l'Empire romain est une ride insensible sur l'océan des âges, et le XVIIIe siècle se confond si exactement avec le XIIIe ou XIVe siècle qu'il ne l'a jamais distingué, et ne s'est pas aperçu de son existence.
Il s'y rattache cependant, me dira-t-on, par ce goût même pour l'histoire naturelle que l'on sait bien qui est un des penchants dominants du XVIIIe siècle, le plus fort peut-être. Ce n'est pas même cela précisément. Buffon n'a nullement été entraîné vers l'histoire naturelle par une impatience de curiosité «philosophique» et une démangeaison d'indépendance, comme Diderot. Il ne songeait pas d'abord à l'histoire naturelle. Il songeait à savoir, en général. Jeune, il était plutôt mathématicien et géomètre. Nommé directeur du Jardin du Roi et se préoccupant de Linné, il prit son parti, se cantonna dans l'histoire naturelle, c'est-à-dire dans le monde entier, moins les vétilles, s'y sentit à l'aise, et n'en sortit plus. Tout l'y retint, et il ne connut jamais rien, tant au dedans de lui qu'au dehors, qui l'en détournât.
Car s'il était hors de son siècle, il était également hors de l'histoire et n'était pas plus lié par la tradition que séduit par les nouveautés; et, à vrai dire, choses consacrées ou choses nouvelles étaient mots qui n'avaient pour lui aucune espèce de signification. Quelques paroles de complaisance courtoise, comme précautions à l'endroit de la Sorbonne et de l'Église, c'était tout ce qu'il pouvait accorder aux puissances du passé; et quant aux puissances nouvelles, aussi impérieuses, et plus bruyamment impérieuses, il s'est contenté de les ignorer. Il voulait être, et il était presque, une pure intelligence en face des choses éternelles, les regardant et tâchant de les comprendre. Il a travaillé ainsi cinquante ans, en se levant de très grand matin, sans faire attention aux rumeurs, ni aux critiques, ni même aux louanges; car, une fois pour toutes, il s'était accordé très franchement celles dont il se jugeait digne, et l'on eût été mal venu tout autant de les surfaire que d'en retrancher.
Le fond de ce tempérament c'est l'énergie tranquille, la patience, la lucidité, et la fierté sans inquiétude, c'est-à-dire sans vanité. «Assez de génie, beaucoup d'étude, un peu de liberté de pensée», il a dit cela un jour en parlant des qualités nécessaires au naturaliste: c'est la définition de Buffon par Buffon. Forçons seulement un peu les termes, et disons: un grand génie, et une liberté de pensée comme je ne vois pas qu'il y en ait eu jamais une plus complète, plus inaltérable et plus constante.
La qualité essentielle de Buffon, c'est la bonne santé. Personne n'a eu, appuyée sur une robuste constitution physique, une plus magnifique santé morale. Il n'a vraiment pas connu les passions. Ce que, dans sa vie, on peut, à la rigueur, appeler de ce nom, n'est que caprices, délassements, ou plutôt distractions d'un tempérament vigoureux. Il n'a jamais ni brigué, ni tracassé, ni demandé, ni exigé. A peine peut-être a-t-il souhaité. Jamais il n'a été irrité, jamais il n'a été jaloux. Son dédain vrai des critiques, le silence pur et simple, qui à peine même est dédaigneux, dont il les accueille, est quelque chose d'admirable. Une chose humaine est inconnue de cet homme, c'est l'inquiétude. Par là, il semble presque échapper à l'humanité; et pour ce qui est de son siècle, par là il s'en détache d'une manière qui tient du prodige.
Il est bien curieux à observer quand il considère les hommes à ce point de vue. Il ne les comprend plus du tout; ils l'étonnent jusqu'à la profonde stupéfaction. Qu'ont-ils donc? semble-t-il se dire. Ils recherchent le plaisir, et ils ont le bonheur. «Le bonheur est au dedans de nous-mêmes; il nous a été donné; le malheur est au dehors, et nous l'allons chercher.» Le bonheur c'est la possession de nous-mêmes, et nous ne songeons qu'à sortir de nous. «Nous voudrions changer la nature même de notre âme; elle ne nous a été donnée que pour connaître, et nous ne voudrions l'employer qu'à sentir. Et il en résulte que les hommes sont dans un état à peu près continuel de démence. Ils ne sont «raisonnables que par intervalles, et ces intervalles, ils voudraient les supprimer». Ainsi se passe leur vie, qui, étant comme déréglée et dénaturée par eux-mêmes, ne peut être, que malheureuse et abrégée. «La plupart des hommes meurent de chagrin.»
Buffon n'a eu ni ce genre de vie ni ce genre de mort. Il n'a pas été inquiet, il n'a eu ni chagrins, ni ennuis. Il a trouvé la vie admirablement bonne, du moment qu'il avait «une âme pour connaître», et puisqu'il y a plus de choses à connaître qu'on n'en peut apprendre en une vie. Il n'a pas senti le besoin de sentir; et le besoin de savoir ne l'a pas quitté une minute pendant toute son existence. Le secret de la vie naturelle de l'homme lui avait été révélé, et le bonheur de sa destinée lui a permis de la mener dans les conditions les plus belles et les plus nobles.
On définit incomplètement, mais avec netteté par les contraires. Songez à Pascal pour comprendre Buffon. Ce sont les antipodes. Ici le malade, le passionné, l'éternel inquiet et l'éternel effrayé. Là le parfait équilibre, la puissance calme, le regard tranquille, le travail facile et régulier, la parfaite sérénité d'esprit et d'âme. Buffon a écouté «le silence éternel de ces espaces infinis»; et il n'en a pas été effrayé. Il a vécu «toute sa vie dans une chambre», et il n'en a pas été incommodé, et il n'a été surpris que d'une chose, c'est que les hommes pussent souffrir d'une telle existence, et la considérer comme un «supplice insupportable».
C'est de 1730 à 1788 qu'il a montré au monde, sans le démentir, ce singulier personnage. Il est venu parmi les agités et il les a fort étonnés, et il en a été très étonné lui-même, sans s'en inquiéter autrement. Cet homme, qui ne s'est presque jamais permis un mot plaisant ni une boutade, a été lui-même, à travers tout son siècle, un long, sévère et imperturbable paradoxe.
II
LE SAVANT
C'est un très grand savant. Aucune des qualités du savant ne lui a manqué: ni le goût de l'observation et la patience à observer; ni le labeur énorme, continu et tranquille; ni l'esprit d'ordre; ni la clarté; ni l'absence de passion et de parti pris, ni l'imagination scientifique, c'est-à-dire la faculté de généralisation et d'hypothèse; ni le sang-froid à ne prendre les généralisations que comme des hypothèses, et les hypothèses que comme des commodités de travail, ayant toujours un caractère provisoire et toujours destinées à être un jour abandonnée; ni la puissance de former des systèmes; ni le mépris des systèmes dès qu'ils veulent être tenus pour des dogmes inébranlables et lier l'esprit humain qui les a produits.
Il était patient et humble et soumis observateur, quoi qu'on en ait dit. Comme l'attention s'est surtout portée sur son Histoire des animaux, et sur ses deux grandes généralisations, Théorie de la terre et Epoques de la nature, on a beaucoup dit qu'il a souvent décrit sans avoir observé par lui-même, ce qui est un peu vrai pour ce qui est des animaux, et qu'il est surtout un homme à magnifiques idées générales, ce qui est vrai de ses deux Discours. Mais il faut lire son admirable minéralogie, et sa curieuse, sagace, et pour le temps merveilleuse embryologie, pour voir à quel point il est l'homme du laboratoire, de l'observation cent fois reprise et de l'expérience cent fois répétée. Il y a telles pages qu'on pourrait intituler «sur la manière de se servir du microscope», et telles autres sur les fourneaux à grand feu, les fourneaux à feu restreint mais activé, et les miroirs ardents, qui font aimer le grand homme appliqué et pratique, qui le montrent sachant son métier et le faisant de près avec toute la patience minutieuse qu'il exige. Buffon penché, et la loupe à son oeil de myope, voila le portrait qu'on n'a pas assez fait, voilà l'attitude où l'on n'a pas suffisamment pris coutume de le voir; et ce portrait est plus intéressant et au moins aussi vrai que celui de Buffon en manchettes écrivant dans un cabinet vide. Il avait ses heures pour le microscope, le fourneau et le creuset; il en avait d'autres pour la rédaction paisible dans sa tour nue, à la voûte élevée et pleine d'air pur. La vérité est qu'il a observé et expérimenté infiniment, et que la moitié de son oeuvre, géologie, minéralogie, génération, est strictement originale et deux fois de sa main, de sa main de manipulateur et de sa main d'écrivain.
Ajoutez cet ordre qu'il mettait en tout, dans sa vie, dans le partage de son temps, dans la distribution de son travail, dans son domaine, dans sa correspondance, comme dans le Jardin du Roi. Buffon est un ministère bien tenu. Il est l'homme d'État de la science. Il donnait à Hume l'idée d'un maréchal de France. Ceci est l'aspect extérieur. A Montbard, lisant, interrogeant, provoquant les rapports et les instructions, classant, ordonnant, vérifiant, centralisant et vivifiant le tout par l'idée maîtresse et dirigeante, il donne l'idée plutôt d'un Richelieu, d'un Colbert ou d'un Carnot de l'Histoire naturelle.
A travers tout cela, la grande, l'inestimable qualité du savant, la liberté d'esprit absolue. Il n'est l'esclave que de la vérité. Il a varié, il s'est contredit. C'est qu'il avait des idées, sans cesse nouvelles, sans cesse plus larges, et que sa saine fierté, sans mélange d'orgueil, ne lui a jamais persuadé qu'il fût tenu d'honneur à répéter les anciennes quand les nouvelles lui paraissaient plus justes. Il avait commencé par la Théorie de la terre, où il rapportait à peu près exclusivement au mouvement des eaux toute la configuration de la planète. Trente ans plus tard, il écrivait les Epoques de la nature, où la planète est presque tout entière expliquée par l'action du feu primitif. C'est qu'entre la Théorie de la terre et les Epoques de la nature, à la science des calcaires et des «coquilles», s'étaient ajoutées ses profondes études minéralogiques et la science des roches vitrescibles. Et que les Epoques de la nature semblent contredire la Théorie de la terre, il n'importe, si, en réalité, elles la complètent, et ce n'est pas l'étroite cohésion des idées, signe d'étroitesse d'esprit plus souvent que d'autre chose, qui est titre vrai au regard de la postérité, mais l'abondance des idées, chacune ouvrant une avenue à l'esprit, et entre lesquelles, profitant de toutes, la science à venir choisira. Ainsi Buffon, comme presque tous les savants de son temps, et l'imperfection relative des instruments en est cause, croit à l'organisation spontanée de la matière. Il croit que de la pourriture, de la fermentation naissent, sans germes, certaines espèces d'animaux. Mais prenez garde, et qu'une science si arriérée ne vous inspire point un sentiment de pitié. Il est rare que Buffon n'ait pas deux idées pour une, et que, se plaçant dans une hypothèse, et y restant provisoirement, il n'aperçoive pas longtemps avant les autres l'hypothèse contraire. «Ces espèces de zoophytes se décomposent, changent de figure et deviennent plus petits, et, à mesure qu'ils diminuent de grosseur, la rapidité de leurs mouvements augmente. Lorsque le mouvement de ces petits corps est très rapide et qu'ils sont eux-mêmes en très grand nombre dans la liqueur, elle s'échauffe à un point même très sensible: ce qui m'a fait penser que le mouvement et l'action de ces parties organiques des végétaux et des animaux pourrait bien être la cause de ce qu'on appelle fermentation.
J'ai cru qu'on pourrait présumer aussi que le venin de la vipère et les autres poisons actifs, même celui de la morsure d'un animal enragé, pourrait bien être cette matière active trop exaltée.»—Et voici que Buffon, sans avoir le loisir de s'y arrêter, a très nettement l'idée que la pourriture et la fermentation pourraient bien venir des animaux, au lieu qu'ils vinssent d'elles, que la fermentation pourrait bien être un fourmillement de vies microscopiques, que les virus pourraient bien être des invasions d'animaux, et la théorie microbienne, juste inverse de la doctrine de la génération spontanée, est entrevue dans un éclair.
Pareille affaire est fréquente chez Buffon. Les idées foisonnent chez lui, et il a l'intelligence la moins exclusive et la plus hospitalière qui se puisse. C'est essentiellement un génie inventeur, de ces génies qui donnent une impulsion puissante, éveilleurs d'idées et créateurs de disciples. Il a été inventeur et promoteur au moins sur trois points. En géologie—et qu'on n'oublie point que cet illustre peintre d'animaux est surtout un géologue, et que là est son vrai titre de gloire—en géologie, et je m'appuie ici sur Cuvier, il a été le premier à comprendre et à faire entendre que l'état actuel du globe est le résultat d'une longue succession de changements dont il est possible de saisir les traces96; en d'autres termes, il a le premier écrit l'histoire de la planète.—En zoologie, il est le créateur d'une véritable science nouvelle qu'on peut appeler la géographie des espèces, et ses idées sur les limites que les climats, les montagnes et les mers assignent à chaque espèce, sont absolument une nouveauté, et une nouveauté vraie autant que féconde, qu'il a introduite.—Enfin en physiologie, son explication de l'intellect des animaux, peut-être trop cartésienne encore, mais très rajeunie, très renouvelée, beaucoup plus ingénieuse au moins que celle de Descartes, qu'on peut définir à peu près un système mécanique de mouvements réflexes, me paraît une vue un peu indécise et incertaine encore, mais vraiment toute nouvelle, beaucoup plus rapprochée de nous que des Cartésiens, et dont les théories les plus modernes ne sont guère qu'une application, ou, si l'on veut, qu'un agrandissement.
Tout au moins faut-il dire qu'il n'est région de la science des choses visibles où sa curiosité éveillée, patiente et infatigablement ingénieuse, ne se soit portée, et que partout sa curiosité a été suggestive, évocatrice, puissante à susciter des idées et à créer des questions, partout ouvrant un chemin ou plantant un jalon. C'est la curiosité la plus inventive qu'on ait connue.
Tout plein d'idées, il est meilleur guide encore qu'inspirateur, et plus utile par la méthode de son esprit que par son esprit même. Il a mis le doigt avec une sûreté admirable sur les sources d'erreur, non moins que sur les sources de vérité, et démêlé et indiqué merveilleusement ce dont il convenait de se défier. Ses défiances sont pleines de génie, ses antipathies sont d'excellents conseils et de précieuses indications. Il a eu de l'aversion pour trois choses, à savoir les abstractions, les classification, et les causes finales. A l'état où elles étaient alors dans les esprits, c'étaient trois grands ennemis de la science et trois obstacles à vaincre, ou du moins à réduire.
L'abstraction, c'est-à-dire l'idée générale tenue, non pour une simple vue de l'esprit et tendance ordinaire de notre faculté raisonnante, mais pour une vérité, et non seulement pour une vérité, mais pour quelque chose qui existe en soi, et qui a des forces et des puissances, et qui gouverne et plie le monde, l'abstraction ainsi vénérée et divinisée était à la fois dans la science une idole et un fléau. Dire: «nulla fecundatio extra corpus,—tout vivant vient d'un oeuf,—toute génération suppose des sexes»; c'est simplement constater la majorité des cas observés; c'est une simple généralisation qui a juste la valeur des observations qu'on a faites, et contre elle tout le risque des observations à venir. Le penchant de l'ancienne science était à faire de ces «axiomes», de ces «proverbes de physique», comme dit spirituellement Buffon, des principes supérieurs à l'observation et à la recherche, et devant lesquels l'esprit humain doit s'incliner. Ils devenaient comme des êtres divins, par suite de ce penchant de notre esprit à donner toujours à ce que nous imaginons une réalité personnelle, et ils tyrannisaient ceux qui les avaient inventés. De même la Raison suffisante de Leibniz ou la Perfection de Platon, étaient comme des divinités métaphysiques gouvernant les choses créées, et au service et à la glorification desquelles le savant n'a qu'à se consacrer. C'est la liaison suffisante ou la Perfection qui soutient et établit perpétuellement le monde; le monde est et continue d'être pour qu'elles soient, et le savant n'a qu'à expliquer le monde relativement à elles, et pour les prouver.
Voilà ce qui irrite Buffon; car qui ne voit que Raison suffisante ou Perfection ne sont que des «êtres moraux créés par des vues purement humaines» et des «rapports arbitraires que nous avons généralisés»? Qui ne voit, ou ne devrait voir, que ce qui était un soutien devient une entrave dans la recherche, quand une idée, qui n'est qu'une idée, si grande qu'elle soit, prend le caractère de je ne sais quelle personne sacrée dont les intérêts imposent au chercheur des devoirs, des obligations et des limites? La science, à ce compte, devient vite une apologétique, c'est-à-dire une rhétorique, un exercice intellectuel où la chose à prouver est posée d'abord en principe et tire à elle, et nécessite, et conditionne l'argumentation, au lieu d'en sortir, source du raisonnement au lieu de n'en être que l'aboutissement, altérant par conséquent presque à coup sur la sincérité de la recherche et la rectitude de la pensée.
Il en va de même des classifications trop superstitieusement respectées. Il faut classer par seul amour de la clarté, et non jamais par croyance en la réalité de la classification. Il faut classer sans rien croire de la classification la plus séduisante, sinon qu'elle est une bonne table des matières. Elle n'est jamais autre chose. Il ne faut jamais croire avoir saisi le plan de la nature; car il n'est pas sûr qu'elle l'ait écrit quelque part. Encore ici comme tout à l'heure, les classifications ce sont nos idées. Ce sont nos idées groupant les faits naturels d'après des analogies qui sont des plis et des pentes, tout simplement, de notre esprit. Ces groupements sont donc forcément artificiels. Ils le seront toujours; ils ne le sont pas même plus ou moins; par définition ils le sont autant les uns que les autres, ils peuvent être seulement plus clairs, plus rigoureux, plus simples, plus logiques, ce qui n'est que dire plus rationnels, c'est à savoir encore plus humains, non plus naturels. Il faut donc bien se garder de s'y attacher avec je ne sais quelle vénération scrupuleuse. Cette vénération n'est en son fond qu'un égoïsme et un orgueil; car la nature est la nature, et la classification c'est l'homme; et tenir telle classification que nous venons de faire pour le secret de la nature, c'est nous aimer plus qu'elle, et en elle nous poursuivre encore; c'est oublier le principe même de toute observation et de toute recherche, à savoir la soumission à l'objet.
Classons donc, pour aider notre faiblesse, non pour interpréter l'univers; ou plutôt pour l'interpréter, sans prétendre le donner en sa réalité; car lui ne classe pas. «La nature n'a ni classe ni genre; elle ne comprend que des individus.» La nature n'est pas spécifiante, elle est synthétique. Elle nous paraît spécifiante, il est vrai, et ce serait renoncer à nos manières de connaître, c'est-à-dire à notre esprit, que de ne pas la prendre comme elle nous paraît. Faisons-le donc; mais à la condition que nous sachions bien que nous ne faisons qu'ordonner des apparences, et que derrière, en son unité, en sa continuité, c'est la nature vraie qui existe. A travers le travail, nécessaire et méritoire, du classificateur, retenir, maintenir et sauver l'idée de l'unité et de la continuité de la nature, voilà le devoir du savant.
Enfin la source d'erreurs la plus funeste en choses de sciences naturelles est la préoccupation des causes finales. Les causes finales tuent la science, parce qu'elles supposent la science faite, la science achevée et consommée. Or, elle est toujours en formation. Tant qu'il y aura un fait inconnu, l'ignorance où nous en sommes empêche de conclure, et les causes finales supposent tout conclu. Pour que l'on puisse dire que tel phénomène existe afin que tel autre soit, c'est l'intention générale et universelle, c'est l'intention de l'univers qu'il faut avoir saisie, ce que seul celui là pourra se flatter d'avoir fait qui connaîtra exactement tout. Les causes finales sont comme un retour sur les causes efficientes pour les vérifier et les justifier. Elles disent: telle chose produit bien telle autre, car celle-ci était le but de celle-là. Mais ce retour ne peut se faire qu'après qu'on a été au bout de tout, manque de quoi il est purement hypothétique, arbitraire et récréatif. Or, dans la nature, le bout de tout est dans tous les sens; elle est un cercle dont le centre et la circonférence sont partout; ce serait donc non pas de l'extrémité d'une première série de causes et d'effets que l'on pourrait revenir, avec le point de vue des causes finales, pour vérifier et justifier cette première série d'effets et de causes; mais ce ne serait qu'à l'extrémité de toutes les séries dans tous les sens, à l'extrémité de tous les rayons de cette circonférence qui est partout, c'est-à-dire, plus simplement, quand on connaîtrait exactement toutes choses, qu'on serait assez fort pour entreprendre légitimement la vérification par les causes finales. Il est de leur essence, parce qu'elles supposent tout connu, de n'être pas un moyen de connaître. Elles n'ont aucun caractère scientifique d'ici à la consommation de la science, c'est-à-dire d'ici à la consommation des âges.
Ne nous en servons donc jamais. «La reproduction se fait pour que le vivant remplace le mort, pour que la terre soit toujours également couverte de végétaux et peuplée d'animaux, pour que l'homme trouve abondamment sa subsistance...» sont des formules absolument vides, et dangereuses comme tout ce qui a l'air de prouver quelque chose. Tout à l'heure, nous avions affaire à des abstractions métaphysiques; ce sont maintenant des «abstractions morales», c'est-à-dire des abstractions fondées sur des «convenances morales». Nous ne disons ces choses uniquement que parce qu'elles nous plaisent ainsi. La raison qui les fonde n'est que le plaisir qu'elles nous font. Il nous «convient» que l'univers soit fait pour nous, il n'y a pas autre chose dans ces proverbes qui se donnent pour des vérités. Cela est non avenu aux yeux du savant.
Voilà dans quel esprit Buffon étudiait, et voilà les fantômes qu'il a chassés devant lui. Au fond, aversion pour les abstractions, défiance des classifications, proscription des causes finales, sous trois formes c'est la guerre à l'anthropomorphisme et le dessein d'exterminer de la science l'anthropomorphisme. L'homme conçoit tout sur l'idée qu'il a de lui-même, et se met partout dans la nature, et, soit l'habille de ses vêtements, soit se substitue à elle, et en elle ne contemple que soi. L'abstraction c'est une idée humaine qu'il arrive vite à tenir pour une loi qui oblige l'univers, et, à peu près, comme un être qui lui commande. La classification c'est un pli de l'esprit humain auquel il croit que la nature s'accommode et s'ajuste. La cause finale enfin, ou c'est lui-même considéré comme centre et but de l'univers, ou c'est l'univers considéré comme ne pouvant agir que comme l'homme agit, dans un dessein, vers un but, par un désir, et tenu, s'il n'agit pas ainsi, de confesser qu'il est absurde.—Il y a dans ces trois procédés de notre esprit une nécessité de notre nature à laquelle il n'est pas probable que nous puissions entièrement nous soustraire. Mais il est certain qu'ils sont dangereux, qu'ils rétrécissent et stérilisent l'esprit du chercheur, et que l'on peut, à les surveiller, en éviter au moins l'excès. L'homme projette sur les choses de la nature sa propre ombre, et en est gêné pour les voir. Cette ombre, il ne peut pas s'en débarrasser; mais à bien se rappeler que c'est une ombre, et que c'est la sienne, il peut rectifier cette erreur du sens intime, comme il redresse les erreurs des autres sens, et assurer d'autant sa faible vue. C'est à cela que Buffon le convie d'un avertissement sévère, sagace, ingénieux et opiniâtre, dont il fait sa loi, et dont, le premier, il profite.
Dans cet esprit de liberté et dans cette liberté d'esprit, Buffon a promené sur la nature un regard calme, assuré et soumis. Il n'a prétendu lui imposer ni un but, ni un ordre, ni une limite. Il n'a prétendu qu'à la peindre. Il y tient beaucoup, et à ne faire que cela. Mieux vaut décrire que classer; seulement regarder et peindre: ce sont ses proverbes à lui, où il revient sans cesse. S'il a tant décrit, et, à mon avis, avec certaines longueurs, et excès de quasi-répétitions, on dirait que c'est pour bien s'entretenir et entretenir les autres dans cette idée que le seul office du naturaliste est bien de faire voir, et qu'à l'historien de la nature aussi bien qu'à l'historien des hommes s'applique le scribitur ad narrandum. Et comme en même temps il est homme à idées, et infiniment ingénieux et fécond en inventions de théories, il sera, grâce à ces principes, très à l'aise dans son office de théoricien; car chacune de ses théories ne sera qu'une vue, qu'un aperçu, qu'une manière de présenter des files ou des ensembles de faits sous un certain jour, qu'une façon plutôt de les éclairer que de les expliquer. Il n'a jamais ni prétendu ni visé à davantage.
Et si, pour mesurer la force systématique de cet esprit, on veut se représenter sommairement la plus vaste et la plus générale de ses vues de l'univers, en voici à peu près le résumé.
La matière existe, d'éternité nous n'en savons rien, et comme de ceci il ne pourrait y avoir que des preuves métaphysiques, nous n'avons pas à nous le demander; mais elle existe, ici les preuves matérielles s'offrent, depuis beaucoup de milliers d'années.—Deux forces universelles la gouvernent: une force d'attraction, une force d'expansion, cette dernière très probablement effet elle-même, effet indirect, effet par réaction, de la première.—Il y a deux sortes de matière, l'une qu'on peut appeler matière morte, et qui n'est soumise qu'à la force attractive; l'autre qu'on peut appeler la matière vivante, ou organique, qui est soumise et à la force attractive et à la force d'expansion. Ce qui est matière morte est nommé minéral, ce qui est matière vivante est nommé végétal ou animal.—La planète que nous habitons est un globe de matière vitrescible, encroûté de sédiments calcaires provenant en partie d'êtres vivants, recouverts eux-mêmes presque partout de détritus végétaux, dont se nourrissent les végétaux actuels, lesquels nourrissent soit directement, soit indirectement les animaux, certains animaux mangeant les végétaux eux-mêmes, certains autres mangeant les animaux végétariens.
Cette planète, comme toutes les autres du système solaire, s'est probablement détachée du soleil, dans l'état d'incandescence et de fusion, comme une goutte de verre fondu lancé dans l'espace. Elle tourne, depuis sa séparation, autour du soleil d'une part, et d'autre part autour de son propre axe. Elle a été tout entière en fusion et brûlante; car elle l'est encore; et dans les idées de Buffon, la plus grande, l'incomparablement plus grande partie de sa chaleur lui vient d'elle-même et non des rayons du soleil.—Depuis son origine elle s'est refroidie progressivement, gardant sa forme sphérique, mais, comme toute matière molle en rotation, s'aplatissant aux extrémités de son axe et se rendant à la circonférence du plan perpendiculaire à son axe.—Elle s'est durcie peu à peu, se crevassant, se creusant et se boursouflant çà et là comme toute matière en fusion qui se refroidit. Certaines parties plus légères des éléments qui la constituaient sont restées flottantes à sa surface comme une écume; c'est ce qu'on appelle les liquides et les gaz, les airs et les eaux. Très chaude encore, la terre faisait bouillonner ces eaux à sa surface, et elles n'étaient que tourbillons de vapeur brûlante s'élevant dans l'espace, se refroidissant, retombant pour bouillonner encore et tourbillonner dans les hauteurs, indéfiniment.
Puis le refroidissement se faisant plus grand, les eaux sont devenues plus stables et plus lourdes; elles ont rempli les crevasses et les cavernes, comblé les grands vides avec les fragments de matières usées par elles, qu'elles charriaient, aplani et égalisé la surface terrestre, au point que les plus hautes montagnes et les plus profonds abîmes, en proportion du volume de la planète, sont des accidents imperceptibles; enfin elles se sont localisées et resserrées en quelques flaques qui sont ce que nous appelons les océans.
Mais auparavant elles avaient comme préparé la surface de la terre. En elles, dans la période tiède, la vie avait paru. Une infiniment petite partie de la matière, quelques grains de matière répandus à la surface de la planète ont une constitution particulière. Ils ont une force d'expansion; ils peuvent former de petits mondes particuliers, autonomes, et se gonfler, s'accroître, attirer à eux de la matière qui leur convient pour s'agrandir, et enfin se reproduire, soit solitairement, soit quand l'un en rencontre un autre semblable à lui. C'est ce que nous appelons les végétaux et les animaux. Ils ne sont qu'un accident dans l'énormité de la planète, et comme une légère moisissure à sa surface. Mais ils ont pour eux le temps et la reproduction, et finissent par modifier un peu la forme et l'aspect superficiel de la terre. Ils vivaient dans les eaux chaudes, répandues sur toute la surface du globe, sauf les pointes des montagnes primitives, et sur toute cette surface, sauf ces sommets, ils ont laissé leurs squelettes recouvrant presque toute la sphère. Ainsi se sont constitués les dépôts de sédiments que nous appelons la matière calcaire.
Sur cette roche plus friable que la roche primitive se sont déposés peu à peu, non point partout, mais en beaucoup de lieux, les détritus des grands végétaux qui ont formé une mince pellicule molle et meuble, laquelle, non seulement a été vivante, comme le calcaire, mais l'est encore, toute pleine de grains de matière organique, toute prête aux différents modes d'expansion, toute prête à recréer la vie dont elle vient, qui, pour ainsi dire, dort en elle. C'est sur cette pellicule, et d'elle, que nous tous, végétaux et animaux, nous vivons, l'épuisant, puis la reformant de nos cadavres.
Les végétaux ont ce qu'on appelle la vie: ils ont une force d'expansion, ils s'accroissent en attirant à eux la matière qui leur convient, ils se reproduisent. Ils ne sentent pas, et ne veulent pas. Ils ne sentent pas: c'est-à-dire qu'il ne paraît point qu'ils ramassent et centralisent en un point intime de leur être les impressions faites sur eux par ce qui n'est pas eux; il ne paraît point que tout leur individu prenne conscience de ce qui se passe en telle ou telle partie de leur être; en d'autres termes ils ne vivent pas d'ensemble; ils ne vivent pas chaque partie pour le tout et le tout pour chaque partie; autrement dit, ils n'ont pas d unité; ils ne sont pas à proprement parler des individus; ils sont des collectivités; un arbuste est une collection de petits arbustes; un arbre est une forêt.—Ils ne veulent pas: c'est-à-dire qu'il ne paraît point qu'ils aient un mouvement propre dont ils s'élancent vers le but d'un désir; ils se laissent vivre sans vraiment chercher la vie; ils n'ont pas de vouloir-vivre précis, ils n'ont qu'une sorte de persévérance obscure et nonchalante dans l'être. De cette vie, qui, ni dans la sensation, ni dans le vouloir, ne prend conscience d'elle-même, on peut se faire une image par ce que nous appelons le sommeil. «Le végétal est un animal qui dort.»
Les animaux sont avant tout des organismes qui se meuvent, qui vont d'un point à un autre. Presque tous les organismes que nous appelons animaux ont ce caractère. Le végétal est, dans son ensemble, un tube vertical, l'animal est un tube horizontal qui se déplace vers sa proie, et qui marche vers la vie.—Les animaux sentent, pensent et veulent. Ils sentent: l'animal le plus élémentaire, blessé en un point, se contracte tout entier, signe d'unité sensationnelle, c'est-à-dire preuve qu'il y a sensation proprement dite. Ils pensent: c'est-à-dire qu'ils accumulent, puis élaborent des sensations qui sont capables de se réveiller: qu'ils combinent, aussi, des idées élémentaires pour parvenir à un but ou éviter un obstacle. Ils veulent enfin c'est-à-dire que leur vouloir-vivre est précis, énergique et circonstancié, qu'il n'est pas aveugle et sourd, et poussant devant lui en ligne droite, mais ingénieux, sachant se ménager, se retourner, se ployer selon le cas, et même se combattre, pour mieux, ensuite, se satisfaire, bref que, déjà, il sait peser et choisir.
L'animal sent, pense et veut; il vit d'ensemble, il est un ensemble; il a une unité; il est un individu. Mais chez lui sensation, pensée, volonté, ont, comparées aux nôtres, un caractère particulier; ce sont sensation, pensée, volonté, pour ainsi parler, demi matérielles. L'animal sent, pense et veut, sans réflexion, du moins sans suite de réflexions, sans généralisation, et par conséquent sans pouvoir ni faire de toutes ces sensations un sentiment, ni faire de toutes ses pensées une idée, ni faire de toutes ses volitions un plan de conduite.—On est amené ainsi à croire qu'il a un cerveau plus matériel, si s'on peut parler ainsi, que le cerveau humain, et que son sens intérieur est simplement un sens, un sens plus raffiné et plus délicat qur les autres, mais un sens, seulement capable d'accumuler les sensations et d'en conserver très longtemps les ébranlements. On sait que la rétine conserve, longtemps après que cette lumière a disparu, l'impression très nette d'une lumière vive. Le sens intérieur de l'animal semble être quelque chose d'analogue. Il conserve des ébranlements dont la cause a disparu, et sous l'influence de ces ébranlements, réveillés par telle circonstance, il agit sans «volonté» proprement dite, d'un mouvement presque automatique, sorte de contraction inconsciente97. Le chien dressé à ne prendre le mets convoité que sur un signe, et qui résiste à l'envie de le prendre tant que le signe ne s'est pas produit, est sans doute un être qui pense et qui veut. Mais il pense et veut confusément. C'est un chien gourmand et un chien battu. Les ébranlements produits en lui par la sensation d'agréable goût durent encore; les ébranlements produits par la sensation du fouet durent encore; les uns contrebalancent les autres, jusqu'à ce que le signe éveillant une troisième série d'ébranlements, conforme à la première, la balance penche. Ce chien qui veut ne pas prendre le mets qu'il désire, veut donc en effet, mais comme le dormeur qu'on pince retire le membre douloureusement affecté, et le cache, sans se réveiller. Le dormeur veut d'une façon générale ne pas être blessé, mais il ne le veut pas d'une façon précise, puisqu'il ne sait pas qu'il le veut. De pareilles volitions sont des volitions, mais qui ne sauraient être coordonnées, former système, devenir plan de conduite et grand dessein. C'est en deçà de cette coordination des sensations, des pensées et des vouloirs qu'est la limite des animaux.
Enfin, dernier venu sur la planète, selon toute apparence, l'homme est un animal qui sent, qui pense, qui veut, et qui coordonne sensations, pensées et vouloirs, et qui les fixe et les résume dans des abrégés qui s'appellent idées, et qui fixe et résume ses idées dans des signes qui s'appellent des mots, et qui par les mots transmet aux autres hommes ses idées, qui peuvent s'accumuler, se conserver, se corriger, s'agrandir et se combiner indéfiniment. L'animal capable de généralisation, et d'expérience, même isolé: capable de science, de tradition et de progrès, à la condition de vivre en société, existe sur la planète; et par l'immense différence qui est entre lui et les autres, est de force, d'abord à la conquérir, et plus tard à la comprendre.
Et ce sont là des différences vraies et qui sont considérables entre les végétaux, les animaux et les hommes; mais prenons garde, et, en repassant par le chemin parcouru, adoucissons ce qu'il y a de beaucoup trop tranché dans ces classifications et ces délimitations. Il n'y a de différence profonde aux yeux du naturaliste qu'entre la matière morte et la matière vivante, qu'entre la matière uniquement soumise à la force d'attraction, et la matière soumise, en même temps qu'à la force attractive, à la force d'expansion, qu'entre le minéral d'une part et les végétaux et animaux de l'autre, qu'entre la matière que la nature travaille, pour ainsi parler, du dehors, extérieurement à elle, et la matière que la nature semble travailler du dedans, intérieurement, et en quelque sorte, par un «moule intérieur».—La nature façonne le minéral comme en se tenant en dehors de lui; elle le comprime, elle le tasse, elle le forge; elle l'augmente aussi, mais en ajoutant, en déposant quelque chose à sa surface; tout son travail ici est extérieur, exactement semblable à celui de l'homme, et voilà même pourquoi, à l'égard des minéraux nous faisons, en petit, ou nous nous voyons avec certitude sur le point de faire tout ce qu'a fait et ce que fait la nature. Elle ne travaille le minéral que par la surface. Elle travaille le végétal sur trois dimensions, en longueur, en largeur, en profondeur; elle semble au centre de lui, et non seulement au centre de lui, mais au centre de chacun des éléments qui le constituent, de chacun des grains de matière organique qui frémissent dans ce tourbillon qui est lui. Elle le façonne, et l'on comprend à présent ce mot singulier, mais nécessaire, d'après «un moule intérieur», un moule qui s'élargit, s'allonge et se creuse sans perdre sa forme générale, et qui s'étend, dans l'acception littérale du mot, dans tous les sens, un moule, en un mot, à trois dimensions.—La nature, c'est, d'une part, de la matière brute et morte qui se façonne mécaniquement, comme le fer sous le marteau de l'homme; c'est, d'autre part, de la matière qui se façonne organiquement, par une force d'expansion qui agit dans tous les sens et qui accroît et développe l'être, du plus profond de lui-même, dans toutes les points, dans tous les sens, dans toutes les directions, dans toutes les dimensions.
Or je dis qu'il n'y a de vraie différence qu'entre le monde inorganique et le monde organique. Entre les différentes, si nombreuses, provinces du monde organique il n'y a que des degrés, et il y a des transitions insensibles, et il n'y a que des limites flottantes et comme à dessein confuses. Le végétal est une collection, non un individu. Il est vrai en général: mais tel végétal commence à être un individu, commence à avoir comme une conscience et une volonté. J'ai dit que les végétaux ne sentent point: il y en a qui semblent sentir. «Si par sentir nous entendons faire une action de mouvement à l'occasion d'un choc ou d'une résistance, nous trouvons que la Sensitive est capable de cette espèce de sentiment, comme les animaux. «Voilà une plante qui à je ne sais quel degré est déjà un individu.—Il est entendu que les végétaux n'ont pas un véritable vouloir-vivre, précis et actif, et ne s'élancent pas vers le but d'un désir. Il est vrai, en général; mais la Vallisnérie mâle, attachée au fond de l'eau, rompt ses liens et s'élance vers la surface du flot pour rejoindre la fleur femelle.—On convient que le végétal est une collection de végétaux, se multiplie par parties détachées, par bouture, qu'une branche de saule que vous détachez est un saule que vous détachez de plusieurs saules. Il est vrai; mais il y a des animaux pour lesquels il en va exactement de la même façon. Tels l'hydre d'eau douce, et la plupart des autres polypes; en sorte que le naturaliste hésite et ne sait, en présence du polype, s'il a affaire à un animal ou à un végétal; et c'est, en effet, qu'ils ne sont l'un ni l'autre, mais une transition obscure et mystérieuse entre l'un et l'autre règne.
Et à l'inverse il y a des animaux, incontestablement animaux, doués de sensibilité, se contractant tout entiers à une blessure, individus uns par conséquent, qui cependant par certains caractères sont au-dessous d'un grand nombre de végétaux, comme par certains autres ils sont au-dessus. L'huître est plus immobile, plus passive que la vallisnérie, plus inapte à saisir la proie que tel végétal carnivore qui attrape les mouches, sensible au choc et à la piqûre autant, mais ni plus ni moins, peut-être moins, que la sensitive.—Et d'une façon générale il est vrai que l'animal veut, poursuit un hut, évite un obstacle; mais le végétal aussi, quoique moins ingénieusement: de ses racines il cherche la nourriture propice, contourne les rocs, s'allonge vers sa proie; de ses feuilles il cherche cette autre nourriture qui lui vient de l'air (l'acide carbonique), contourne les obstacles, s'allonge vers les sources de vie.
Voilà nos limites qui gauchissent el ploient sous les faits. C'est que ce sont, en effet, nos limites, et non celles de la nature, qui n'en connaît pas. Ce sont des idées générales que nous nous faisons pour nous aider. «Elles ont le défaut de ne pouvoir jamais tout comprendre. Elles sont opposées, même, à la marche de la nature qui se fait uniformément, insensiblement et toujours particulièrement.» Comptez que la nature se moque de nous. Elle semble prendre plaisir à déconcerter à l'idée que nous nous faisons d'elle. Par exemple elle a cette première singularité de permettre aux pucerons de se reproduire sans union sexuelle, et ne nous laissant pas sur cette surprise, elle double le paradoxe en leur permettant de se reproduire aussi par accouplement. C'est un artiste qui varie extrêmement et comme à l'infini ses imaginations, ses combinaisons, ses rêveries réalisées, et l'on serait tenté de dire ses divertissements et ses caprices.
Pareillement, il sera toujours impossible de marquer la limite absolument précise qui sépare l'homme des animaux. Il s'en distingue, il n'en est pas séparé. Nous refusons la faculté «de comparer les perceptions» à la plupart des animaux, et il faut bien avouer que «le chien et l'éléphant ont quelque chose de semblable et que leurs actions paraissent avoir les mêmes causes que les nôtres.» Tout en reconnaissant, et en connaissant bien les caractères généraux qui distinguent les végétaux, les animaux et les hommes, n'oublions pas qu'il y a beaucoup d'artificiel, signe bien plutôt de notre impuissance que de notre perspicacité, dans les classifications établies par nous, et que du dernier végétal à l'homme il y a une ligne ininterrompue, et encore une ligne avec des retours, des diversions, des digressions, des accidents ingénieux de marche, et une série imperceptible, souvent, et déconcertante, de transitions. Il n'y a de «passage brusque» qu'entre ce qui est vivant et ce qui ne l'est pas. La vie est continue.
—D'où l'on pourrait être amené à supposer qu'elle est une, que tant de variétés végétales et animales ne sont que des transformations d'une première chose vivante unique qui s'est modifiée de mille façons au cours du temps, qui peut se modifier encore et faire apparaître de nouveaux individus et par eux de nouvelles espèces.
—Il y a deux problèmes dans cette question. Le premier est celui de l'origine des espèces, le second est celui de la variabilité des espèces98.
Note 98: (retour) Sur tout ce qui suit, qui est relatif aux idées de Buffon considéré comme précurseur du transformisme, consulter Lanessan: Edition complète de Buffon, avec des notes et une introduction; Edmond Perrier: La Philosophie zoologique avant Darwin; Brunetière: article de la Revue des Deux-Mondes, du 15 septembre 1888.
Sur le premier nous serons très réservé, parce que c'est une affaire de philosophie et presque de métaphysique beaucoup plus que de science de la nature. Tout au plus dirons-nous qu'il n'est pas contre la raison d'imaginer que «d'un seul être la nature a su tirer, avec le temps, tous les autres êtres organisés»; et qu'en créant les animaux «l'Être suprême n'a voulu employer qu'une seule idée et la varier en même temps de toutes les manières possibles.» Non, encore que ce ne puisse être là qu'une hypothèse, elle n'est ni contre la raison ni contre les faits; car, «quoique tous les êtres variant par des différences graduées à l'infini, il existe en même temps un dessein primitif et général qu'on peut suivre de très loin.... Que l'on considère, par exemple, que le pied d'un cheval, en apparence si différent de la main de l'homme, a été pourtant à l'origine composé des mêmes os, et l'on jugera si cette ressemblance cachée n'est pas plus merveilleuse que les différences apparentes; et s'il ne faut pas se préoccuper surtout de cette conformité constante et de ce dessein suivi de l'homme aux quadrupèdes, des quadrupèdes aux cétacés, des cétacés aux oiseaux, des oiseaux aux reptiles, des reptiles aux poissons, etc.»—Une seule idée organique se modifiant progressivement dans le temps avec une infinie variété, revêtant des milliers de formes extrêmement diverses mais rappelant toutes un ordre général, un «dessein primitif», oui, cela est possible, cela est conforme à l'idée qu'on doit se faire de la majesté de la nature; cela est conforme surtout à l'instinct et au goût d'unité que l'homme a en lui et qu'il a d'autant plus fort que lui-même est plus intelligent; et peut-être pourrait-on dire que cette conception est une forme du monothéisme; mais encore une fois, et pour toutes ces raisons mêmes, ce n'est qu'une grande hypothèse, et une hypothèse au moins à demi métaphysique, et sans la repousser, nous n'en parlons que brièvement et avec réserve, et toujours comme d'une vue très générale et probablement peu susceptible de vérification, sur laquelle nous ne nous prononçons pas.
Pour ce qui est de la variabilité des espèces, nous serons beaucoup plus affirmatif. Les espèces sont variables, nous en sommes persuadé, et une des raisons de notre peu de respect pour les classifications rigoureuses est précisément notre pressentiment d'abord, notre conviction ensuite, à l'endroit de la variabilité des espèces. Un grand fait nous incline, avant toute autre considération, à croire que l'espère animale change avec le temps. Ce grand fait c'est la différence des «faunes» selon les différents pays. La géographie des espèces, constituée par nous, conduit à l'idée de la variabilité des espèces. Rien de plus différent que la faune de l'Amérique méridionale et celle de l'ancien continent; mais, cependant, la plupart des animaux européens n'en ont pas moins leurs analogues au nouveau monde, avec cette particularité que les animaux de l'Amérique sont toujours plus petits que ceux qui leur correspondent dans l'ancien. Ne peut-on pas voir, ne voit-on pas là une dégénérescence du type primitif, une altération, une dégradation,—écartons ces idées de plus ou de moins, de mieux ou de pire, qui ne sont guère scientifiques,—une adaptation nouvelle au moins, un changement que l'espèce a apporté à sa constitution pour se plier à de nouvelles conditions et s'ajuster à d'autres entours? Les animaux, à beaucoup d'égards, sont comme «des productions de la terre; ceux d'un continent ne se trouvent pas dans l'autre; ceux qui s'y trouvent sont altérés, rapetissés, changés au point d'être méconnaissables. En faut-il plus pour être convaincu que l'empreinte de leur forme n'est pas inaltérable? que leur nature peut varier et même changer absolument avec le temps?»
Oui, l'espèce est variable, l'espèce est plastique. Elle se modifie au moins sous deux influences: l'influence des entours, les accidents de la guerre éternelle que se font les êtres vivants pour exister. Les variations de la terre, elle-même, de ce grand habitat de tous les êtres que nous connaissons, se sont répercutées naturellement sur les espèces. Des espèces ont disparu, en grand nombre. Vous en trouverez les débris gigantesques, avec étonnement et comme avec terreur, dans vos fouilles géologiques,
Grandiaque effossis miraberis ossa sepulcris.
L'ammonite a disparu, le prodigieux mammouth a disparu. «Cette espèce était certainement la première (?), la plus grande et la plus forte de tous les quadrupèdes; puisqu'elle a disparu, combien d'autres, plus petites, plus faibles et moins remarquables, ont dû périr sans nous avoir laissé ni témoignages ni renseignements sur leur existence passée! Combien d'autres espèces s'étant dénaturées, c'est-à-dire perfectionnées ou dégradées par les grandes vicissitudes de la terre ou des eaux, par l'abandon ou la culture de la nature, par la longue influence d'un climat devenu contraire ou favorable, ne sont plus les mêmes qu'elles étaient autrefois!»
Ajoutez que les espèces se font la guerre, et, avec le, temps, ne laissent, par conséquent, subsister que celles qui sont les mieux armées, d'une façon ou d'une autre, celles qui ont le plus nettement, le plus précisément, le plus fortement le genre de défense, le genre de chance de salut qui leur est propre, celles qui sont le mieux ce qu'elles sont; qu'ainsi les intermédiaires disparaissent, les espèces se fixent, se resserrent et se contractent pour ainsi dire, laissant entre elles de grands vides autrefois sans doute occupés; et les fortes différences que nous remarquons entre les espèces ne sont qu'une preuve de la variabilité, de la plasticité de l'espèce. «Les espèces faibles ont été détruites par les plus fortes»; et celles-ci restent seules, et voilà pourquoi elles se ressemblent relativement si peu La vie organique est donc, depuis qu'elle existe, dans un processus, dans une évolution, lente à nos yeux, mais continuelle. «Toutes les espèces animales étaient-elles autrefois ce qu'elles sont aujourd'hui?» Non, sans aucun doute. «Leur nombre n'a-t-il pas augmenté, ou plutôt diminué? «Oui, très apparemment.—Et cette évolution se poursuit; les espèces ne seront pas les mêmes un jour qu'elles sont aujourd'hui: «Qui sait si, par succession de temps, lorsque la terre sera plus refroidie, il ne paraîtra pas de nouvelles espèces dont le tempérament différera de celui du renne autant que la nature du renne diffère de celle de l'éléphant?»—Les «moules intérieurs» sont stables, ils ne sont pas éternels et indéfiniment immuables; ils sont des arrêts momentanés de l'invention de la nature, des succès de son invention créatrice où un instant elle se repose; ils sont des dispositions heureuses, des combinaisons réussies où la matière organique trouve une installation convenable et qui peut durer; mais, dans des conditions générales devenues autres, ils ploient eux-mêmes, ne déforment, se transforment quelquefois, souvent disparaissent, et cèdent la place à d'autres, ce qui veut dire que la vivace matière trouve, en tâtonnant, se fait, se crée un nouvel arrangement, profite d'une nouvelle «réussite», grâce à quoi elle entre dans un nouveau stade.
Ainsi iront les choses, non pas indéfiniment, sur la terre du moins, mais jusqu'à ce que la planète, progressivement refroidie, ne soit plus que mers glacées, humus congelé et pétrifié; bloc de roche primitive, recouvert d'une croûte de sédiments, revêtus eux-mêmes d'une pellicule de glaçons.
Tel est le tracé général de la pensée de Buffon sur l'univers, tel est le sommaire de son histoire du monde.
Au point de vue scientifique, sans rien exagérer, sans tirer indiscrètement à nos systèmes ce libre esprit qui fut le plus indépendant des systèmes rigoureux et fermés qui jamais ait été, on doit dire avec assurance que Buffon est la plus grande date dans l'histoire de la science générale depuis Descartes jusqu'à Charles Darwin. Il est le maître et le promoteur, l'auctor, reconnu par eux-mêmes, de notre grand Lamarck et de Geoffroy Saint-Hilaire. Il est l'homme qui a fait comme «lever» toutes les idées dont la science moderne a fait des systèmes et des explications de la nature. Il a tout compris, ou tout pressenti. Les plus vastes et profondes théories modernes ne le raviraient point d'admiration, mais en ce sens et pour cette cause qu'elles commenceraient par ne point l'étonner. Il a porté en son esprit, au moins en germes, tous les systèmes, et s'il en a accueilli qui semblent s'exclure, ou que c'est à un avenir éloigné de concilier peut-être, c'est que, possédant au plus haut degré l'esprit de généralisation sans en être possédé, il s'est tour à tour proposé une foule d'idées sans se croire attaché à aucune, faisant comme la science elle-même, qui s'aide, un temps, d'une hypothèse, et ne se lient pas pour obligée de la garder; homme à systèmes, au pluriel, et à beaux et grands systèmes, et l'homme le moins systématique qui fût au monde.
Au point de vue littéraire, ce qu'il a écrit c'est le plus beau poème qui ait été composé en France. Il est, au moins, le plus grand poète du XVIIIe siècle, et il faut que le XVIIIe siècle ait eu le goût que l'on sait en choses de poésie pour ne point s'en être aperçu. Son oeuvre est de celles que dans l'antiquité on écrivait en vers, comme poèmes sacrés. En France elle a été écrite en prose—ce dont à certains égards il faut, d'ailleurs, se féliciter—parce que le faux goût classique avait comme retourné les choses, et, réservant la versification au récit d'un festin ridicule ou à la maladie d'un petit chien, renvoyait naturellement à la prose la description du monde et le récit de la genèse. Mais il n'importe, et Buffon n'en a pas moins écrit notre De natura rerum. Il l'a écrit avec la même passion pour la science que Lucrèce, sans rien de la «passion» proprement dite et de la sensibilité douloureuse et tragique que le grand poète latin a laissée dans son livre. C'est que Buffon, sans être plus savant, eu égard aux temps, que Lucrèce, est beaucoup plus «un savant». Il a l'impartialité, le calme, la liberté d'esprit, et la tranquillité de l'homme qui n'aime qu'à savoir, à comprendre et à faire comprendre, et qui regarde les choses pour les entendre, non pour se révolter contre elles, non pas davantage pour faire de la manière dont il les entendra un argument contre qui que ce puisse être. Comme il ne veut pas que l'on cherche des causes finales dans la nature, digne lui-même de son modèle et s'y conformant, on peut dire qu'il n'a pas de causes finales lui-même, qu'il se contente de la science pour la science, et que dans son objet il n'a d'autre but que son objet. Il participe du calme inaltérable de son modèle; l'inscription fameuse: «Majestati naturae par ingenium», est plus juste encore qu'elle n'a cru l'être, et les Templa serena de Lucrèce, c'est Buffon qui les a habités.
III
LE MORALISTE
Aussi, sans avoir recherché la gloire du moraliste, ni y avoir songé, il a une science morale très élevée, et singulièrement plus pure que celle des hommes de son temps. Il n'avait pas de convictions religieuses, et l'on a remarqué avec raison (malgré certaines formules qui sont de convenance, et dont la rareté et le ton froid montrent qu'elles ne sont en effet que choses de bonne compagnie) que Dieu est absent de son oeuvre. Il n'en est pas moins un spiritualiste très ferme et même assez obstiné, et assez ardent. Ce n'est point du tout à sa digression sur l'immortalité de l'âme humaine que je songe en ce moment. On peut la tenir elle aussi pour mesure de précaution, et, comme Dalembert disait, pour «style de notaire». Mais l'esprit général de ce livre sur les évolutions de la matière et de la force est spiritualiste, en ce sens qu'il est humain, que l'homme y tient une haute place, un haut rang, n'est nullement ravalé, rabaissé, noyé et englouti dans l'océan bourbeux et lourd de la matière, nullement confondu avec elle, nullement tenu pour n'en être qu'une modification très ordinaire et un aspect comme un autre.
Tout au contraire, Buffon estime et vénère l'homme. Il le tient pour incomparable à tout le reste de la nature. Comme un autre, dont il est loin d'avoir les idées, volontiers il dirait: «il ne faut pas permettre à l'homme de se mépriser tout entier». Il est trop bon naturaliste, évidemment, pour ne pas ranger l'homme dans la classe des animaux; mais il voit et met des distances presque inconcevables entre le premier des animaux et l'homme. Il n'a pas dit formellement; mais il a vraiment cent fois fait entendre ce qu'on a dit depuis lui et d'après lui: «le règne minéral, le règne végétal, le règne animal, le règne humain». Or c'est où l'on connaît et distingue, avant tout, un esprit spiritualiste; c'en est la marque. Il y a deux tendances générales, dont l'une est d'aimer à confondre l'homme avec la nature, à lui montrer qu'il ne s'en distingue point, qu'il est gouverné par les mêmes forces, et n'a point de loi propre, et à lui conseiller plus ou moins, et de façons diverses, de s'y ramener en effet, de s'y conformer, d'être ce qu'elle est, de vivre comme elle se comporte, et de ne pas en chercher davantage;—dont l'autre consiste au contraire à remarquer plus ce qui distingue l'homme du reste de la nature que ce qui l'y rattache et l'y retient, à tenir un compte vigilant et complaisant des facultés qu'il semble bien que l'homme ait seul parmi tous les êtres, à y rappeler son attention, et à lui persuader de se détacher, de s'affranchir, de se libérer le plus qu'il pourra de la nature, de cultiver en lui ce qui le met à part d'elle, de croire que ce qui l'en distingue est sans doute ce qui fait qu'il est homme, et de cultiver et agrandir ses puissances, ses facultés, ses dons purement humains, et pour ainsi parler, ses privilèges.
De ces deux tendances c'est la seconde qui est excellemment, et sans hésitation et sans mélange, celle de Buffon. Voilà en quoi il est en vérité très décidément spiritualiste. Il est à remarquer, encore qu'ici il faille être très réservé, et se garder d'attribuer légèrement des «causes finales» à la pensée de Buffon, que sa méfiance et son chagrin à l'endroit des classifications peut bien venir un peu de la crainte qu'il a qu'on ne rapproche trop l'homme des animaux, et de l'ennui qu'il éprouve à voir qu'on le «classe» trop décidément avec eux. C'est une observation peut-être plus ingénieuse et spirituelle qu'absolument juste de M. Edmond Perrier99, mais encore qui n'est pas sans quelque vraisemblance, que Buffon dans les classificateurs voit surtout, avec chagrin, des hommes qui mettent l'homme trop près du singe: «Si l'on admet une fois que l'âne soit de la famille du cheval et qu'il n'en diffère que parce qu'il a dégénéré, on pourra dire également que le singe est de la famille de l'homme, qu'il est un homme dégénéré...»; et cela, évidemment, n'est pas du tout pour plaire à M. de Buffon.
Il est à remarquer encore que ses idées, ou plutôt ses pressentiments sur la variabilité des espèces ne sont pas en contradiction avec ce haut rang et cette place à part qu'il tient à conserver à l'homme, mais, au contraire, seraient des arguments en faveur et des preuves à l'appui de sa pensée sur l'incomparable dignité de l'homme. Si les espèces se sont définies elles-mêmes en se combattant les unes les autres; si elles se sont ramenées elles-mêmes chacune à son type le plus parfait, la mieux douée des congénères détruisant ses congénères moins bien douées; si, de la sorte, elles se sont resserrées et contractées chacune en sa perfection propre, et ont laissé entre elles de grands vides, jadis pleins de transitions d'une espèce à l'espèce voisine, maintenant à jamais profondes lacunes; songez si la plus forte des espèces, la mieux douée, et la mieux douée précisément en usant du temps comme auxiliaire et instrument, l'espèce capable d'accumulation de ressources, capable d'expérience héréditaire, capable de progrès, n'a pas, dans le cours prolongé du temps qui l'aidait, dû laisser un vide énorme entre elle et l'espèce la plus rapprochée, n'a pas dû se faire une place tellement à part, et une constitution tellement singulière qu'aucun être vivant ne peut lui être comparé même de loin!
Au fond c'est l'idée de Buffon. L'homme est un animal tellement supérieur à la nature qu'il est comme une force particulière de la planète, il la change. Après les grandes révolutions géologiques, il y en a une autre, lente et minutieuse, mais incessante, qui est la vie de l'homme sur la terre, sa multiplication, ses travaux, son fourmillement intelligent, son égoïsme impérieux et acharné, son vouloir-vivre plus violent que celui d'aucun autre animal, la suite avec laquelle il multiplie les espèces animales et végétales qui lui servent, refoule et détruit les espèces végétales et animales qui lui nuisent, et aussi, détruit, effrite du moins et volatilise les minéraux qui lui sont utiles, laisse intacts ceux qui ne lui servent pas, etc.
Remarquez qu'il est le seul animal qui vive partout où la vie animale est possible, pourvu qu'il ait un peu d'air pour ses poumons. «Il est le seul des êtres vivants dont la nature soit assez forte, assez étendue, assez flexible pour pouvoir subsister et se multiplier partout, et se prêter aux influences de tous les climats de la terre. Aucun des animaux n'a obtenu ce grand privilège. Loin de pouvoir se multiplier partout, la plupart sont bornés et confinés dans de certains climats et même dans des contrées particulières; les animaux sont à beaucoup d'égards des productions de la terre, l'homme est en tout l'ouvrage du ciel.»—C'est de ce ton que Buffon parle toujours du «maître de la terre», et je ne cite pas, comme trop connu, le passage fameux: «Tout marque dans l'homme, même à l'extérieur, sa supériorité sur tous les êtres vivants; il se soutient droit et élevé; son attitude est celle du commandement...» 100
Cette immense supériorité de l'homme sur les animaux peut être contestée par les misanthropes, les humoristes et les baladins; mais elle a deux caractères particulièrement significatifs contre lesquels ne vaut aucun raisonnement ni aucune boutade: l'homme est capable de progrès, et il est capable de génie individuel.
Il est capable de progrès, c'est-à-dire (et à l'abri de cet autre terme, nous sommes inattaquables) il est capable de changement. Ce qu'il fait, il ne le fait pas toujours de la même façon; il est inventeur, il imagine. Ce trait est unique dans tout le règne animal. Aucune abeille qui construise sa cellule autrement que celles de Virgile, aucun castor qui bâtisse sa digue autrement que ceux de Pline. Et qu'on dise que cela signifie seulement que l'homme est un animal capricieux, on peut avoir raison; mais cela signifiera toujours que l'homme est un animal chercheur, ce qui est sa vraie définition. Il cherche toujours quelque chose; il n'admet pas l'arrêt et la satisfaction dans le repos; il est l'animal évolutionniste par excellence. Quelqu'un dira peut-être que l'évolution organique exceptionnellement énergique qui l'a si fort séparé et éloigné des autres animaux a comme sa suite, et a laissé son souvenir, et marque sa trace dans ce besoin encore actuel de se changer, de se modifier, de s'aménager autrement, avec, au moins, la conviction inébranlable et obstinée qu'il s'améliore.—Et soyons sincères, et reconnaissons que s'il est loisible de dire et de croire que le progrès a son terme, et qu'au moment où nous sommes la progression n'existe plus, on est bien forcé de convenir qu'elle a existé; que l'homme, né pour être mangé par le lion et par le pou, très exactement destiné par la faiblesse de ses organes, la lenteur de son accroissement physique et la débilité extraordinaire de son enfance, à ce sort misérable et humiliant, a bien trouvé, uniquement parce qu'il avait de l'esprit, uniquement parce qu'il était inventeur, les moyens d'échapper à ces fatalités, et est quelque chose de plus qu'il n'était à l'état naturel el primitif. Le progrès, à considérer l'ensemble de l'histoire humaine, existe; il ne devient jamais douteux qu'à en considérer une courte période, et voisine de celle où nous sommes.
Voilà un point auquel Buffon tient essentiellement. Il est spiritualiste en tant qu'il est persuadé que l'homme, loin de devoir retourner à la nature, peut et doit presque la mépriser, peut et doit s'en éloigner, s'en dégager, et toujours reprendre essor.—Il est progressiste en tant que persuadé que l'homme invente sa destinée sur la terre, la laisse très basse ou la fait très grande selon son énergie, dans une sphère de libre activité et de développement, si incomparablement plus étendue que celle des autres êtres, que c'est en somme ce qui nous donne la meilleure idée de l'indéfini.
Par là, remarquez-le, Buffon est, je ne dirai pas supérieur à tout son siècle, je n'en sais rien; mais en opposition avec tout son siècle, j'en suis sûr. Il est en opposition d'une part avec Rousseau, d'autre part avec Diderot.—Il est en opposition avec Rousseau, qui toujours, à travers bien des contradictions, dont quelques-unes lui font honneur, a eu l'idée que l'homme avait eu tort de s'éloigner de l'état de nature et tort de se compliquer sous prétexte d'être mieux, tort de vouloir savoir, tort de vouloir comprendre, et tort de vouloir agir.—Il est en opposition avec Diderot, qui, à un tout autre point de vue que Rousseau, veut aussi revenir à la nature, non sous prétexte qu'elle est meilleure et plus morale, mais un peu, ce me semble bien, pour la raison contraire.—Même l'esprit général du XVIIIe siècle, Buffon y répugne encore, quoique progressiste, par la façon particulière dont il l'est. Le XVIIIe siècle croit au progrès; Buffon aussi; mais le XVIIIe siècle y croit en révolutionnaire, Buffon y croit en naturaliste; et ce n'est pas du tout la même chose. Le XVIIIe siècle croit aux grands perfectionnements rapides et instantanés, aux Eldorados brusquement apparus du haut de la colline gravie, aux transfigurations qui ne sont pas des transformations, au progrès par explosion. Buffon, qui a vu se former les continents par l'accumulation des coquilles, mais parce qu'il a vécu cent mille ans, sait que la nature n'agit qu'insensiblement et avec une lenteur désespérante, et l'homme aussi, quoique plus alerte; que l'homme a mis, très probablement, un millier d'années à réaliser ce progrès de n'être plus mangé par le lion; qu'il y a tout lieu de penser, par conséquent, que tout progrès dont on s'aperçoit n'en est pas un; que tout progrès général sensible à un homme dans la brève carrière de la durée de sa vie est une pure illusion; que tout changement rapide est par définition le contraire d'un progrès, et exige que le vrai progrès se remette en marche pour réparer lentement le faux; que tout progrès par explosion est le tremblement de terre de Lisbonne.
Il n'y a pas deux façons plus différentes de comprendre la même chose, ou plutôt ce sont deux idées absolument contraires qui ont le même nom, et dont l'une est une idée scientifique, et l'autre une niaiserie. Elles conduisent aux procédés de pensées les plus contraires. A qui le pousserait sur ce point Buffon dirait: «Si je m'aperçois du progrès que je réalise, c'est qu'il n'existe pas. Je suis, moi, le résultat d'un progrès dont l'origine remonte à des temps très anciens; je contribue à un progrès qui se réalisera chez nos arrière-neveux. Je mesure celui qui est consommé, un lointain avenir jugera celui dont je suis l'ouvrier incertain. Je ne sais qu'une chose, c'est que l'homme a progressé en observant, en sachant, en inventant, en travaillant. J'observe, je sais, j'invente et je travaille. De tout cela sortira un jour quelque chose. Mais je ne poursuis pas un grand but prochain. Tout homme qui poursuit un grand but prochain, ne l'atteint jamais. Un Cromwell, un Alexandre (s'il n'est pas un simple ambitieux égoïste, et dans ce cas son travail est un divertissement et non pas une oeuvre) est une coquille qui, à elle toute seule, veut faire une montagne.»
L'homme est capable de progrès, voilà un des deux caractères particulièrement significatifs qui le sépare nettement du règne animal, l'homme est capable de génie individuel, voilà le second, auquel Buffon ne tient pas moins. Les animaux n'ont pas, à proprement parler, d'intelligence personnelle; ils n'ont pas plus d'esprit, dans une même espèce, les uns que les autres; il y a chez eux comme une âme de l'espèce, non point des âmes individuelles. Ce n'est point une abeille qui a inventé la ruche, c'est l'abeille qui la construit, depuis que l'abeille existe. «On ne voit pas parmi les animaux quelques-uns prendre l'empire sur les autres et les obliger à leur chercher la nourriture, à les veiller, à les garder, à les soulager lorsqu'ils sont malades ou blessés. Il n'y a, parmi tous les animaux, aucune marque de cette subordination, aucune apparence que quelqu'un d'entre eux connaisse de suite la supériorité de sa nature sur celle des autres.»—L'extraordinaire supériorité de l'homme est qu'il est constitué aristocratiquement par la nature. Inventeur et chercheur, il ne l'est que par quelques individus de l'espèce; imitateur et éducable, il l'est par tous les individus de l'espèce. Il s'ensuit, et qu'il se trouve parfois quelqu'un qui invente, et qu'il suffît que celui-là ait trouvé pour que toute l'espèce fasse un progrès.
C'est ce qui trompe l'observateur superficiel. On peut voir et étudier mille hommes sans être convaincu d'une si immense différence entre les hommes et les animaux, et l'on peut s'aviser de dire: «Ces animaux-ci, comme les autres, ne sont soumis qu'à des appétits et des passions, et ont une intelligence rudimentaire à peu près suffisante pour pourvoir à leurs besoins et également répartie dans toute l'espèce, comme les fourmis, les abeilles, les castors et les hirondelles.» Le Swift ou le Micromégas qui dirait cela n'aurait pas observé le mille et unième individu humain, ou le cent mille et unième; ou bien n'aurait pas lu l'histoire de notre civilisation, si humble qu'elle soit.
Chose curieuse, il en dirait à la fois trop et trop peu; il serait au dessus et au-dessous de la vérité; car l'homme, à considérer les ressources dont dispose la majorité de l'espèce, n'est pas l'égal des animaux, il est au-dessous. Il a beaucoup moins de force physique dans la sphère où s'agitent ses besoins que chacun des animaux dans celle des siens, cela est évident; mais de plus, il a l'instinct beaucoup moins sûr, n'est pas averti, par exemple, par le flair ou le goût de ce qui lui doit être nuisible, par l'ouïe du danger qui le menace, par les impressions de l'air de l'instant précis ou il doit faire une migration, etc. Il ne sait rien qu'après l'avoir découvert à force d'intelligence; et, en majorité, il n'est pas très intelligent. Mais quelques individus le sont dans l'espèce, et toute l'espèce est éducable. Il suffit. Un homme trouve la charrue; il suffit: tous les hommes s'en servent. Un homme observe que parmi tant de végétaux pêle-mêle absorbés, c'est celui-ci qui empoisonne; le lendemain, à peu près, personne dans la tribu n'en mange, et la tribu a fait un progrès. L'espèce humaine n'a pour elle que l'intelligence de quelques hommes; mais heureusement (sauf quelques caprices, et dont elle revient après avoir égorgé les inventeurs, ce qui fait qu'il n'y a aucun mal), elle est très docile aux inventions, très imitatrice des nouveaux procédés, essentiellement et indéfiniment modifiable par l'éducation.
C'est donc la pensée qui gouverne le monde, encore que les hommes ne pensent guère; et ce qui met l'humanité au-dessus de l'animalité, c'est le savant. On s'attendait à cette conclusion de Buffon; et on y souscrit.
Ainsi constituée, par le génie de quelques-uns, par la docilité prompte ou tardive de la plupart, par la vulgarisation, l'habitude et la tradition ensuite, la civilisation n'a pas de raison de n'être pas indéfinie. Elle a eu ses éclipses, cependant, et songeons-y bien. Les antiques astronomes qui avaient trouvé sur les hauts plateaux de l'Asie la période lunisolaire de six cents ans «savaient autant d'astronomie que Dominique Cassini», et avaient donc une science générale «qui ne peut s'acquérir qu'après avoir tout acquis», et qui «suppose deux ou trois mille ans de culture de l'esprit humain». Et elles ont été perdues pendant un long temps ces hautes et belles sciences; «elles ne nous sont parvenues que par débris trop informes pour nous servir autrement qu'à reconnaître leur existence passée.» Il en est ainsi. Une civilisation, lentement, se forme et se développe; puis la terre se refroidit, les hommes du nord chassés de leurs demeures «refluent vers les contrées riches, abondantes et cultivées par les arts... et trente siècles d'ignorance suivent les trente siècles de lumière». C'est la diffusion de la science humaine sur toute la surface de la planète, de telle sorte que, détruite ici, elle reste là, et de là se propage, sans avoir besoin de se recommencer, qui peut empêcher le retour de tels malheurs.
Persuadons-nous donc que l'homme est né pour savoir, pour exercer son intelligence et agrandir son entendement, et que c'est là sans doute tout l'homme, puisque c'est à la fois le signe distinctif de l'espèce et ce grâce à quoi elle n'a point péri. Ajoutons, ce qui va de soi, puisque c'est sa vraie nature, que c'est son bonheur: «Considérons l'homme sage, le seul qui soit digne d'être considéré: maître de lui-même, il l'est des événements; content de son état, il ne veut être que comme il a toujours été, ne vivre que comme il a toujours vécu; se suffisant à lui-même, il n'a qu'un faible besoin des autres; il ne peut leur être à charge; occupé continuellement à exercer les facultés de son âme, il perfectionne son entendement, il cultive son esprit, il acquiert de nouvelles connaissances, et se satisfait à tout instant sans remords et sans dégoût; il jouit de tout l'univers en jouissant de lui-même.»
Autrement dit: «Toute la dignité de l'homme consiste dans la pensée. Travaillons donc à bien penser, voilà le principe de la morale»; et si peu mystique, si éloigné, du reste, à tant d'égards, de l'esprit de Pascal, Buffon rejoint ici le grand moraliste idéaliste.
On voudrait peut-être que ce dernier mot même de la pensée de Pascal, que je viens de citer, Buffon l'eût dit, qu'il eût fortement rattaché la morale à la dignité de la pensée humaine, qu'il eût parlé davantage des devoirs que la singularité même et l'excellence de sa nature imposent à l'homme. Et l'on voudrait que parmi tant de choses qui distinguent l'homme des animaux, Buffon eût mieux démêlé, et compté plus nettement, celle qui l'en distingue le plus, la présence en son esprit de cette idée qu'il est obligé. La morale de Buffon est que l'homme est très noble et doit s'ennoblir de plus en plus, C'est presque une morale suffisante, à la condition qu'on en tire bien tout ce qu'elle contient. Il ne l'a pas fait; il en tire seulement ceci: «Pensez, sachez, et considérez ceux qui pensent et savent comme vos guides». Il pouvait ajouter brièvement: «Et soyez justes et bons; car c'est une manière aussi de vous distinguer infiniment de l'animalité.» Encore que très élevée, la morale de Buffon, comme toute sa pensée, comme toute sa vie, comme lui tout entier, est trop purement intellectuelle.—N'importe, elle est élevée. Elle existe d'abord, ce qui en son siècle est quelque chose; ensuite elle est fondée tout entière sur ce principe que tout avertit l'homme de ne pas prendre la nature pour guide et pour modèle, de ne pas l'adorer, de ne pas, même, lui être complaisant et docile; que tout avertit l'homme qu'il lui est très sensiblement supérieur, et créé avec des aptitudes à le rendre, progressivement, de plus en plus supérieur à elle.—L'homme est l'animal qui avec l'intelligence et le temps peut abolir en lui l'animalité, et s'il le peut il le doit, voila toute la morale de Buffon.—En cela il est hautement spiritualiste, et peut-être beaucoup plus qu'il n'a cru lui-même, et d'un spiritualisme qui, n'ayant rien de métaphysique, n'admettant point d'abstraction et n'ayant aucun recours aux causes finales, n'étant que le langage d'un naturaliste qui se rend compte froidement de la nature de l'homme comme de celle des bêtes, n'est point suspect, et de sa discrétion, de son extrême modestie même reçoit une extrême autorité. Buffon le naturaliste, sans qu'il en ait l'air, mais non pas sans qu'on s'en soit aperçu, est l'adversaire le plus grave, le plus inquiétant et le plus compétent du naturalisme du XVIIIe siècle.
IV
L'ÉCRIVAIN—SES THÉORIES LITTÉRAIRES
C'est un grand écrivain. Quand il disait, dans son discours de réception à l'Académie française, que les ouvrages bien écrits sont les seuls qui passeront à la postérité, il songeait à lui, et il avait raison d'y songer. Par sa nature, par le fond de sa complexion, sinon par ses idées. Buffon se rattachait au XVIIe siècle. Il en avait l'instinct de dignité, l'amour de l'ordre et de la composition simple et vaste, un certain penchant à la noblesse d'attitude et à la pompe. Cela se retrouve dans son style, et, comme écrivain, Buffon semble appartenir plutôt au XVIIe siècle qu'à celui dont il était. Il est avant tout «éloquent», sa parole est «belle», plutôt qu'elle n'est vive, piquante, rapide, spirituelle ou divertissante. Il a le génie «oratoire». Sa grande histoire se déroule majestueusement, dans une grande unité, avec une suite assurée, dans un ordre sévèrement médité et préparé, comme un seul «discours» continu, qui marche de ses prémisses à ses conclusions. Il a fait un discours sur l'univers, comme Bossuet un discours sur l'histoire universelle. Tout cela revient à dire que le génie de Buffon, comme tous les génies oratoires, vise à l'impression d'ensemble et au grand effet final. Les génies de ce genre ont quelque chose d'architectural; ils construisent un monument, une de ces oeuvres imposantes qui demandent qu'on recule un peu pour en saisir l'ordonnance et pour les admirer dans leur grandeur.
Ce n'est pas à dire que le détail en soit négligé; on a pu même dire que parfois il ne l'est pas assez. Buffon, dans ses mille descriptions d'animaux si divers, montre des ressources singulièrement variées de pittoresque. Il a la force, tour à tour, et la grâce, et l'éclat. Il a comme une sympathie toujours prête pour ses modestes héros, qui sait relever leurs mérites, faire éclater leurs beautés, bien saisir et à chacun bien conserver son caractère propre, et donner ainsi à la physionomie son unité, son air distinctif qu'on n'oublie point.—Sans doute il est trop orné; il s'applique trop; il est trop l'homme qui estimait Massillon le premier de nos prosateurs; il fait trop complaisamment son métier d'écrivain; et, s'il écrit bien, ce n'est pas assez sans s'en apercevoir.—Défaut commun, du reste, à presque tous les hommes de science quand ils rédigent: ils ne croient jamais avoir assez bien rédigé; ils veulent toujours trop convaincre leur lecteur et se convaincre eux-mêmes qu'eux aussi savent écrire. Il y a des alarmes dans cette application trop curieuse.—Cette explication que je donne du défaut le plus saillant de Buffon s'applique bien, à ce qu'il me semble; car les parties de ses ouvrages où il y a excès d'ornement, ou de pompe, sont d'abord ce qu'il a écrit pour l'Académie française (Discours de réception—Eloge de la Condamine); ensuite ce qu'il a écrit en collaboration avec des savants ses élèves (Quadrupèdes, Oiseaux). Dans ce dernier cas, il refait, il refond, il corrige, et toujours très heureusement, mais il reçoit cependant et subit la contagion de la coquetterie littéraire des hommes de science, et du trop beau style. Mais dans les livres qu'il a écrits tout entiers lui-même, géologie, minéralogie, embryologie (j'y reviens parce que je sais qu'on ne le lit plus, et parce que c'est admirable), anthropologie, théorie de la terre, époques de la nature, je ne sais pas de style plus simple, plus grave, plus net, plus franc, plus imposant sans faste, et même sans chaleur, comme il convient à un savant qui comprend tout, qui embrasse tout et que ses idées les plus grandes n'étonnent pas; je ne sais pas enfin meilleur modèle du style propre à l'exposition scientifique.
Il est seulement, ce me semble, un peu plus long qu'il ne faut, et sans précisément se répéter, donne à la même idée, pour la faire mieux entendre, plusieurs formes équivalentes, plusieurs tours ramenant au même point, en plus grand nombre peut-être qu'il ne serait indispensable. Peut-être est-ce là, pour qui expose des choses toutes nouvelles et qui songe au grand public, une nécessité, dont, cent ans plus tard, l'ignorant lui-même ne se rend plus compte.
Et à travers tout cela la grandeur du sujet ne s'oublie jamais, parce que l'auteur ne la met jamais en oubli. Condorcet a bien saisi ces deux points de vue qu'il ne faut pas séparer, parce que, aussi bien, Buffon ne les a jamais séparés lui-même: «On a loué la variété de ses tours. En peignant la nature sublime ou terrible, douce ou riante, en décrivant la fureur du tigre, la majesté du cheval, la fierté et la rapidité de l'aigle, les couleurs brillantes du colibri, la légèreté de l'oiseau-mouche, son style prend le caractère des objets; mais il conserve toujours sa dignité imposante; c'est toujours la nature qu'il peint, et il sait que, même dans les petits objets, elle manifeste sa toute-puissance.»
On pourrait supposer à l'avance les idées littéraires de Buffon rien qu'à connaître les principaux caractères de son style. Ce style est le style oratoire, ou, pour être plus précis, le style de l'exposition oratoire, c'est-à-dire non pas celui de l'orateur à la tribune, à la barre, ou à la chaire, mais celui de la leçon faite par un homme naturellement éloquent. Il est méthodique, grave, mesuré, imposant, majestueux et nombreux. Il n'est ni animé par une passion vive, ni alerte et armé en guerre comme le style des polémistes. C'est le style d'un professeur qui a du génie. Voilà précisément ce que Buffon a été amené à recommander comme le style parfait, ou approchant de la perfection; car toutes les fois qu'un écrivain supérieur songe à tracer pour les autres les règles de l'art d'écrire, il ne fait que l'analyse et l'exposition raisonnée de ses propres qualités d'écrivain. C'est ainsi qu'il en a été de Buffon écrivant le Discours sur le style. Comme l'a dit excellemment Villemain, ce discours n'est que «la confidence un peu apprêtée» de Buffon sur son propre génie littéraire, et on fera bien de n'y voir que cela, tout en profitant des bonnes leçons de détail et des aperçus profonds qu'il renferme.
Il n'y faut pas voir un traité complet de l'art d'écrire; et, du reste, sachons bien nous en rendre compte, Buffon n'a nullement entendu y mettre une rhétorique complète, même sommaire. L'admiration qu'on a éprouvée pour cet ouvrage lui a fait donner après coup le titre faux de «Discours sur le style»; mais ce n'est pas l'auteur qui le lui a donné, et, en le lui imposant, tout en lui faisant honneur on lui a fait tort, parce que, ainsi nommé et compris, ce discours trompe l'attente qu'il fait concevoir et qu'il ne prétendait pas provoquer, et prête à des critiques auxquelles, sous un titre moins solennel, il ne serait pas exposé. Ce morceau est tout simplement le «Discours de réception de M. de Buffon à l'Académie française», ou, comme l'auteur le définit lui-même dans les premières lignes, «ce sont quelques idées sur le style». Voilà le vrai titre, qu'il ne faut pas perdre de vue.
Ainsi défini, l'ouvrage se défend contre les objections. On ne peut plus reprocher à ce discours où sont si vivement recommandées les qualités de composition, une certaine incertitude de plan; car il est permis, quand on ne veut qu'indiquer quelques idées sur le style, de les exposer dans un ordre un peu libre et abandonné. On ne peut lui reprocher d'être très incomplet. Il devait l'être. Il devait ne contenir que quelques idées sur le style les plus chères à l'auteur et les plus importantes à ses yeux. Il devait n'être, pour parler le langage des savants, qu'une contribution à l'étude de l'art d'écrire. C'est ce qu'il est, avec un mérite supérieur.
Il faut retenir de cette remarquable dissertation comme des vérités indiscutables, d'abord l'importance du plan et de l'ordre dans les ouvrages de l'esprit;— ensuite cette belle et profonde pensée que l'auteur qui met de l'unité dans son ouvrage ne fait qu'imiter la nature et l'ordre éternel qu'elle suit dans ses oeuvres; —enfin l'idée de Buffon, sur l'importance du style, et sur ce que le style est l'homme, même ce qui ne veut nullement dire, comme on le croit trop souvent, que le style est une peinture du caractère, des moeurs et de la façon de sentir de l'auteur (rien n'est plus éloigné que cela de la pensée de Buffon ni n'y est plus contraire); mais ce qui veut dire que le style c'est l'intelligence de l'auteur, la marque de son esprit, et par conséquent ce qui lui appartient en propre dans quelque ouvrage que ce soit.
Voilà les parties solides et durables de ce morceau. Il ne faut pas croire qu'il révèle les véritables sources du grand style; il n'en montre qu'une partie. Oui, dans quelque ouvrage que ce soit, le plan, l'ordre, l'unité, sont absolument nécessaires. Mais Buffon croit que de là naissent toutes les qualités du style, et cela n'est pas vrai. De là naissent la clarté, la précision, l'aisance, la vivacité même et un certain mouvement, et un caractère grave, imposant, qui recommande l'oeuvre et fait une forte impression sur l'esprit des hommes. Mais il y a d'autres qualités du style qui tiennent au sentiment et à l'imagination. Il semble, vraiment, que Buffon n'ait omis, parlant de l'art d'écrire, que ces deux sources du génie: imagination et sensibilité; et ce qui fait le style des poètes, des grands romanciers, des auteurs dramatiques, des philosophes souvent, des orateurs presque toujours, il semble que Buffon l'ait oublié.
Il ne l'a point oublié; la vérité est qu'il s'en défie. La preuve c'est que sentiment, imagination, couleur, il en a parlé, seulement en essayant d'abord de les faire provenir, non de leur source naturelle qui est le mouvement du coeur, mais de la raison, de l'ordre mis dans les idées, du plan;—ensuite en recommandant à plusieurs reprises de les tenir en grande suspicion et comme en respect. Il faut relire le passage où il rattache le sentiment et la couleur au plan bien fait comme à leur cause: «Lorsque l'écrivain se sera fait un plan... il sera pressé de faire éclore sa pensée; il aura du plaisir à écrire... la chaleur naîtra de ce plaisir... et donnera la vie à chaque expression... les objets prendront de la couleur et, le sentiment se joignant à la lumière...» Ainsi chaleur, vie, couleur et sentiment, tout cela vient du plaisir qu'on a à écrire quand on s'est fait un bon plan. Cette théorie n'est point fausse; car il y a une certaine verve et chaleur de composition qui naît en effet du plaisir de bien embrasser sa matière et d'en bien voir comme étalées devant nos yeux toutes les parties dans un bel ordre. Mais on comprend bien qu'il y a une autre espèce de chaleur et de sentiment et qu'il n'est plan bien fait qui puisse inspirer à Démosthène le serment sur les morts de Marathon et à Racine le «qui te l'a dit?» d'Hermione.
Buffon ignore-t-il cela? Non; mais il n'aime pas à s'en occuper. Il n'aime pas les poètes et les orateurs passionnés; son orateur préféré est Massillon; il n'aime pas la passion. Tout le Discours sur le style le montre. C'est là que l'on trouve qu'il faut «se défier du premier mouvement»; éviter «l'enthousiasme trop fort», et mettre partout «plus de raison que de chaleur». Voilà le fond de la pensée de Buffon. Plus de raison que de chaleur, ou une chaleur qui résulte du plan bien fait, c'est-à-dire qui vient encore de la raison, voilà sa théorie. Elle est étroite. Elle ne tient pas compte de la littérature de sentiment, ni de la littérature d'imagination. Elle est quelque chose comme du Boileau poussé à l'excès; car Boileau sait ce que c'est qu'imagination, passion et tendresse, et il veut seulement que la raison les guide, non qu'elle les remplace.
On peut même ajouter que cette doctrine implique quelque contradiction. Buffon ne cesse de recommander le «naturel», et il n'a pas tort. Mais en quoi consiste le naturel, sinon en ce premier mouvement dont Buffon veut qu'on se défie? C'est ce premier mouvement qui est le cri du coeur, l'éveil de la sensibilité, l'élan de la nature, et en un mot le naturel. C'est lui qu'il faut surprendre en soi, saisir au moment où il naît, le contrôler sans doute, et voir s'il n'est pas un simple écart de fantaisie ou d'humeur, mais en ne commençant point par «s'en défier».—De même Buffon recommande le naturel et prescrit de désigner toujours les choses «par les termes les plus généraux» (ce qu'il se garde bien de faire, je vous prie de le croire, quand il parle géologie), par les termes les plus généraux, c'est-à-dire par les termes abstraits et les périphrases. Rien n'est moins naturel, rien n'est plus apprêté. Précisément! c'est que Buffon aime le naturel en ce qu'il déteste l'esprit de pointes; mais il aime aussi l'apprêt, l'arrangement, l'appareil, une certaine coquetterie de style, toutes choses qui, de leur côté, sont le contraire du naturel, du premier mouvement, de la naïveté.—Voulez-vous un criterium infaillible pour juger de la justesse d'une théorie littéraire? Voyez si elle explique ou si elle contredit La Fontaine. La Fontaine jugé au point de vue du Discours sur le style, est mauvais. La question est tranchée: c'est le Discours sur le style qui a tort.
Disons tout cela parce qu'il faut le dire et se rendre compte et des lacunes et des erreurs de ce petit traité si fécond, tout au moins, en réflexions. Mais en finissant comme nous avons commencé, prenons-le en lui-même et pour ce qu'il est. Il est une vue sur l'art d'écrire, rapidement présentée par un savant, grand écrivain, à l'usage des savants qui voudront écrire. Il est un petit traité d'exposition scientifique. A ce titre il n'est pas éloigné d'être excellent. Comment faut-il s'y prendre pour écrire l'Histoire naturelle de M. de Buffon, ce discours le dit; comment faudra-t-il s'y prendre pour écrire des ouvrages du même genre, ce discours l'enseigne; et c'est quelque chose.
Il y a eu une époque où le Discours sur le style était considéré comme la loi suprême de l'art d'écrire. C'est le temps où d'illustres professeurs avaient apporté dans les chaires supérieures de l'Université ces qualités d'exposition large et éloquente dont le Discours sur le style donne la leçon et l'exemple. Il est, en effet, et la règle et le modèle de cette éloquence particulière, intermédiaire, qui n'est ni la simple et profonde éloquence du coeur et de la passion, ni l'éloquence de la tribune ou de la chaire où l'imagination a tant de part, mais l'éloquence au service de l'enseignement, tendant à instruire d'une façon élevée et avec une manière imposante, plutôt qu'à toucher et à émouvoir. Dans cette éloquence, l'unité, la composition, l'ordre clair, lumineux et beau sont, en effet, les qualités essentielles et le fond de l'art. De là la grande fortune du Discours sur le style. Les leçons qu'il donne ne sont pas à mépriser, et non seulement ceux à qui il s'adresse spécialement, mais tout le monde peut et doit y trouver profit. Il suffit d'indiquer le domaine où elles sont bien à leur place, et celui, aussi, qui reste en dehors de leur portée.
V
Ce grand savant, ce philosophe distingué, ce grand poète et ce grand sage mourut en 1788. Il n'a pas vu la Révolution française. Ce lui fut une chance heureuse; car il en aurait été un peu incommodé, et n'y aurait rien compris. Les agitations des hommes, leurs colères, leurs passions, leurs efforts généreux même en vue d'un but prochain, sont choses qu'habitué à la marche insensible et sûre de la nature, il ne comprenait point et trouvait singulièrement méprisables. Son dédain pour «l'histoire civile» est extrême, excessif même pour un homme qui, surtout naturaliste, n'a pas laissé d'être un moraliste d'un grand mérite. Tout dans l'histoire civile lui paraît obscurités, et, du reste, simples misères: «La tradition ne nous a transmis que les gestes de quelques nations, c'est-à-dire les actes d'une très petite partie du genre humain; tout le reste des hommes est demeuré nul pour nous, nul pour la postérité; ils ne sont sortis de leur néant que pour passer comme des ombres qui ne laissent point de traces; et plût au ciel que le nom de tous ces prétendus héros dont on a célébré les crimes ou la gloire sanguinaire fût également enseveli dans l'ombre de l'oubli!»—Cette petite portion de «l'histoire civile» qui s'étend de 1789 à 1799 lui eût paru aussi insignifiante qu'une autre dans la marche de la nature, et même dans celle de l'humanité, et, seulement, plus désagréable à traverser. La providence qui veillait sur lui a donc comblé une vie longue qui fut presque toujours heureuse par une mort opportune. Il n'avait pas fini son ouvrage. Il n'a dû regretter que cela.
Il avait fait un très beau livre, et accompli une très grande oeuvre. Il avait presque créé l'histoire naturelle, et du même coup il l'avait affranchie. Elle existait, confondue avec la «physique», chez ces timides et modestes savants de la fin du XVIIe siècle et du commencement du XVIIIe, dont nous avons fait connaissance avec Fontenelle. Elle était alors très sérieuse, volontairement très réservée en ses conclusions et très discrète. Avec Fontenelle lui-même, et avec ses successeurs «philosophes», Bonnet, Robinet, De Maillet, Maupertuis, Diderot, elle était devenue très prétentieuse, très audacieuse, et s'était mise au service d'idées émancipatrices, irréligieuses, et quelquefois, avec Diderot, immorales. Elle était devenue une forme, ou un auxiliaire, ou instrument de l'athéisme libérateur. C'est de cette compromission, très dangereuse, surtout pour elle, et qui risquait d'empêcher qu'elle devint une véritable science, que Buffon l'a délivrée.
Sans être religieux lui-même, il a eu de la science cette idée juste et digne d'elle, qu'elle n'a pas à se mettre au service d'une doctrine de combat et qu'elle déchoit à devenir un moyen de polémique. Il a cru qu'elle se suffit à elle-même, et qu'elle a un domaine dont sortir est une désertion. La science, entre ses mains laborieuses et calmes, est redevenue ce qu'elle était chez nos bons savants tranquilles de 1700, mais agrandie, approfondie, ordonnée et imposante. Les hommes de l'Encyclopédie n'ont guère pardonné à Buffon cette sécession, qui était une indiscipline. Ils ont senti en lui un indifférent, et peut-être un dédaigneux, c'est-à-dire le pire, à leur jugement, de leurs adversaires.
Ils ont bien vu, d'ailleurs, que sans sortir de son calme et de son impassibilité d'observateur, et précisément un peu parce qu'il n'en sortait pas, il dirigeait vers des conclusions très contraires à leurs tendances générales, relevant l'homme, le montrant obéissant aux lois de la nature d'abord, et ensuite à d'autres, et lui persuadant que son devoir, ou tout au moins sa dignité, n'étaient point à se confondre avec elle. Et que le mouvement philosophique, issu, en grande partie, du nouvel esprit scientifique et du goût des sciences naturelles, s'arrêtât précisément au plus grand naturaliste du siècle, ne l'entraînât point, ni ne l'émût, et le laissât parfaitement libre d'esprit et indépendant des écoles, c'est ce qui les désobligea sans doute extrêmement.
La science y gagna en dignité, en indépendance, en aisance dans sa marche, et en autorité.
L'influence de Buffon comme savant a été considérable. Son grand mérite d'abord et comme sa victoire, a été de conquérir le public à la science de l'histoire naturelle, comme Montesquieu l'avait conquis à la science politique. Il a fait entrer l'histoire naturelle dans les préoccupations et dans le commerce du monde lettré. Il a été comme un Fontenelle grave, imposant, qui a attiré le public mondain à la science, sans faire à ce public des sacrifices d'aucune sorte, et sans mettre une coquetterie suspecte à le séduire. La douce et louable manie des cabinets d'histoire naturelle chez les particuliers date de lui. Comme tous les hommes de génie il a créé des ridicules, et celui dont il est le promoteur est le plus inoffensif et le plus aimable.
Il a suscité des disciples dont les uns, comme Condorcet, le défigurent, et poussent à l'excès, d'une intrépidité de dogmatisme qui l'eût fait sourire avec toute l'amertume dont il était capable, quelques-unes de ses idées générales ou plutôt de ses hypothèses; dont les autres, comme Lamarck et Geoffroy Saint-Hilaire, sont des hommes de génie et des créateurs. On pourrait aller plus loin sans sortir de la vérité, et dire qu'un certain idéalisme appuyé sur la science est une nouveauté qui vient de lui; et que son idée du lent et éternel progrès de la nature créant d'abord les organismes les plus grossiers, puis se compliquant et s'ingéniant dans des constructions plus délicates et subtiles, puis créant avec l'homme l'être capable d'un perfectionnement dont nous ne voyons que les premiers essais, trouve dans les Dialogues philosophiques de M. Renan son expression éloquente, poétique et audacieuse, et comme son écho magnifiquement agrandi.
Son influence comme poète n'a pas été moins grande que sa contribution de savant à la conscience de l'humanité. La plus grande idée poétique qu'ait eue le XVIIIe siècle, c'est lui qui l'a eue, et exprimée. La majesté vraie de la nature, c'est lui qui l'a sentie. Il est étrange, quand on cherche les origines en France du sentiment de la nature, si tant est que ce sentiment ait des origines, qu'on trouve tout de suite Rousseau, et qu'on ne trouve jamais Buffon. Il faut de Buffon n'avoir lu que l'Oiseau-mouche ou le Kanguroo pour que tel oubli puisse être fait. La vérité, pour qui, a lu les Epoques de la nature, est que le grand sentiment de la nature est dans Buffon, et que la sensation, exquise du reste, mais seulement la sensation de la nature est dans Rousseau. La grande vision de l'éternelle puissance qui a pétri nos univers, et le sentiment toujours présent de sa mystérieuse histoire écrite aux flancs des montagnes et aux rochers des côtes, c'est dans Buffon qu'on les trouve à chaque page, et soyez sûrs que la phrase de Chateaubriand sur «les rivages antiques des mers» est d'un homme qui a lu Buffon.
A vrai dire, cette fin du XVIIIe siècle a donné trois poètes, qui sont Buffon, Rousseau et Chénier, et tous les trois, inégalement, ont eu dans les imaginations du XIXe siècle un sensible prolongement de leur pensée. Rousseau a rouvert, et trop grandes, les sources de la sensibilité; Buffon a appris aux hommes l'histoire et la géographie de la nature, et les a invités à se pénétrer de toutes ses grandeurs; Chénier a retrouvé le sentiment de la beauté antique; et l'on rencontrera ces trois grandes influences dans Chateaubriand; et du moment qu'elles sont dans Chateaubriand, vous savez assez que tout le siècle dont noua sommes en a reçu la contagion, et a continué, jusqu'à l'époque où le réalisme a reparu, à les entretenir.
MIRABEAU
I
CARACTÈRE—TOUR D'ESPRIT—ÉTUDES
Rien ne peut éclairer plus vivement la pensée philosophique et politique du XVIIIe siècle et la mieux faire comprendre qu'un examen des idées de Mirabeau. Car Mirabeau c'est le XVIIIe siècle lui-même, et presque tout entier, et c'est le XVIIIe siècle mis à l'oeuvre, jeté dans l'action, placé en face de la réalité, et à qui l'histoire semble dire: «ne disserte plus, mais exécute.»
Tous les traits essentiels du XVIIIe siècle français se retrouvent dans Mirabeau. Indépendant et audacieux par la pensée, esclave de ses passions, avide de savoir, d'idées et de jouissances, impatient de tous les jougs, et se forgeant par ses vices les chaînes les plus lourdes, subtil comme Montesquieu, fougueux comme Diderot, et romanesque comme Rousseau, sans compter qu'il est, aussi, encyclopédique comme Diderot, orateur comme Rousseau, pamphlétaire, polémiste et improvisateur comme Voltaire, et ouvrier de librairie comme Prevost; c'est bien le XVIIIe siècle que nous avons devant les yeux dans un tempérament d'exception, d'une puissance, d'un ressort et d'une vitalité terrible.—Avec cela, ce double trait où presque tout homme du XVIIIe siècle se reconnaît d'abord, une absence absolue de sens moral, et je ne sais quelle largeur de coeur et générosité naturelle, qui, sans suppléer à la moralité, fait que le manque en est moins pénible et répugnant.
Fougueux et romanesque, il l'est à faire douter de ses aventures. Soldat, grand seigneur, manière de diplomate obscur et équivoque, joueur, prodigue, dissipateur de deux fortunes en quelques mois, homme de galanteries effrénées et peut-être monstrueuses, embastillé, évadé en enlevant une femme mariée, vivant de sa plume en Hollande, emprisonné de nouveau et trompant ses ennuis par une fureur d'études incroyable, et des épanchements de passion souvent exquis; puis, tout à coup, se dressant, éclatant en pleine lumière de popularité et de gloire, tribun redoutable, agitateur de foules; puis arbitre et comme prince de la révolution, roi de l'opinion, traitant de puissance à puissance d'un côté avec le roi et de l'autre avec le peuple; il a eu une courte existence qu'on s'étonne qui ait pu être si longue, tant elle est surchargée, agitée, brisée, secouée de tempêtes, et retentissante d'un continuel redoublement d'orages.
Et cette existence, qu'en partie il faisait lui-même, qu'en partie il acceptait des circonstances, était excellemment de son goût. Il était romanesque comme Saint-Preux et, je crois, beaucoup davantage. Ses lettres du donjon de Vincennes sont d'un Rousseau qui adore Tibulle, pleines de sensualité, de vraie passion, aussi d'éloquence, et de cette mélancolie mâle des âmes robustes pour qui le malheur est une forte et non point très désagréable nourriture. On sent qu'il jouit, tout en hurlant parfois de colère, de l'extraordinaire, du cruel et de l'extrême de sa situation, et que les rigueurs le fouettent comme la pluie ou la neige un chasseur aventureux et allègre.
Elles sont elles-mêmes un roman, ces lettres de Vincennes, et, soit dit en passant, un roman qui se trouve par hasard être bien composé. Ce sont d'abord des lettres de jeune homme, ardent, sensuel et déclamateur, qui est méridional, qui est du sang des Mirabeau, et qui a lu la Nouvelle Héloïse;—ce sont ensuite des lettres de jeune père, ravi de l'être, plein de sollicitude émue et d'anxiété charmante, opposant de tout son coeur les recettes philosophiques aux «recettes de bonne femme» pour le plus grand bien de cette petite Sophie-Gabrielle, qu'il n'a jamais vue et qu'il adore d'autant plus; et ce roman vrai de père emprisonné, et ces caresses hasardeuses confiées au papier, et ces baisers paternels jetés à travers les grilles, tout cela a quelque chose de bizarre, de fou, et d'attendrissant, et de naïf, et de délicieusement suranné comme une vieille romance; et tout cela est pénétrant, parce qu'encore c'est cependant vrai, contre toute apparence, et je ne sais rien de plus captivant ni de plus cruellement doux;—et ce sont enfin, l'enfant mort, le tumulte des sens apaisé par le temps, des lettres tendrement amicales, confiantes et apaisées, avec des longueries et des traineries de bavardage, et des anecdotes gaies, et des épanchements familiers, sans plus rien ni de lyrique ni d'oratoire, causeries prolongées de vieux amis, éprouvés, et resserrés, et mêlés l'un à l'autre par les épreuves.—Mais ce sont surtout des lettres d'homme romanesque, hasardeux, fiévreux, amoureux de situation hors du commun et du normal, et qui n'a été si fidèle, cette fois, que d'abord, si l'on veut, parce qu'il était en prison, ensuite parce qu'il était excité, et renfoncé dans son sentiment par l'opposition qu'on y faisait, et dans sa volonté par l'obstacle, et dans son amour par les haines qu'il lui valait, et exalté et enivré par le froissement rude, sur sa poitrine, des vents contraires.
Et ses idées générales, comme sa complexion, sont bien d'un homme du XVIIIe siècle. Irréligieux, il l'est absolument, de très bonne heure, et toujours. Ses lettres à Sophie contiennent un manuel d'athéisme formel, et indiscutable précisément parce que l'athéisme y est tranquille, sans colère, sans forfanteries, et confidentiel. Mirabeau n'est pas, en cette affaire, un fanfaron, un fanatique à rebours, un phraseur, un révolté, ou un imbécile. C'est un homme presque né dans l'athéisme, qui n'a pas traversé de crise ni de période d'angoisses, qui, au contraire, est incroyant de nature, de penchant propre ou, au moins, de très longue habitude. Tout à fait moderne en cela, et arrivé à cette étape, à cette région de l'esprit où l'intolérance à rebours est aussi dépassée, aussi lointaine que l'intolérance traditionnelle, et où l'on est séparé des croyants par de trop grands espaces pour pouvoir même les détester.—Le mystérieux, le surnaturel, et, sachons bien l'ajouter, tous les grands problèmes métaphysiques, éternelles préoccupations et tourments de l'âme des hommes, ne répondent à rien dans son esprit. Amené à en parler, il n'en parle que pour dire qu'il les ignore, et pour montrer qu'il est incapable de les soupçonner, d'en comprendre l'importance, et d'en sentir l'attrait, et d'en éprouver l'inquiétude.
Ce qui n'empêche pas qu'il ait une idole, qui, vous vous y attendiez fort bien, est la raison. Il semble y croire de toute son âme et de toute son espérance. Ni Montesquieu, ni Dalembert, ni Condorcet n'y croient davantage. Très jeune, à propos de la réforme politique des Juifs, il écrivait, tout à fait dans la manière des grands optimistes de la fin du XVIIIe siècle, et avec un certain degré de candeur qui aurait fait sourire Voltaire: «Croyons que si l'on excepte les accidents, suites inévitables de l'ordre général, il n'y a de mal sur la terre que parce qu'il y a des erreurs; que le jour où les lumières, et la morale avec elles, pénétreront dans les diverses classes de la société... l'instruction diminuera tôt ou tard, mais infailliblement, les maux de l'espèce humaine, jusqu'à rendre sa condition la plus douce dont soient susceptibles des êtres périssables.»
Tout à fait à la fin de sa carrière, dans son discours posthume sur la liberté de la presse, il écrivait encore: «Un bon livre est doué d'une vie active, comme l'âme qui le produit; il conserve cette prérogative des facultés vivantes qui lui donnent le jour. Le bienfait d'un livre utile s'étend sur la nation entière, sur les générations à venir; il grandit, il féconde l'intelligence humaine; il multiplie, il prolonge, il propage, il éternise l'influence des lumières et des vertus, de la raison et du génie; c'est leur essence pure et précieuse que l'avenir ne verra pas s'évaporer; c'est une sorte d'apothéose que l'homme supérieur donne à son esprit afin qu'il survive à son enveloppe périssable....»
L'humanité cherchant péniblement sa voie que personne ne lui a enseignée dans le principe, ayant en elle-même, mais très enveloppée et confuse, une lumière, qu'elle cherche à dégager; les hommes supérieurs dépositaires particuliers de cette lumière, la faisant paraître plus vive et plus pénétrante par intervalles et formant ainsi comme une providence collective et successive; et à leur suite l'humanité marchant lentement d'abord, de plus en plus vite ensuite, grâce à l'accumulation des notions nouvelles sur les anciennes qui ne se perdent point, vers un avenir assuré de grandeur, de concorde, de bonheur et de pleine clarté: voilà la grande théorie du progrès par la raison, qui a toujours été, plus ou moins, un des beaux rêves de l'espèce humaine, et qui certainement est une de ses raisons d'être et un de ses principes de vie, mais qui n'a jamais été embrassée d'une foi plus vive et d'une plus entière assurance que par les hommes du XVIIIe siècle.—C'est bien la croyance que se donne Mirabeau, c'est bien sa conception générale et son idée maîtresse. C'est ce qui l'a le plus soutenu dans ses luttes, encouragé dans ses résistances et animé dans les assauts qu'il a donnés. C'est le plus noble, s'il était sincère, des divers mobiles qui ont agi en lui.
Ce qui le distingue des hommes de son temps, c'est que dans tout son romanesque et à travers toutes ses fougues, et parmi les fumées, souvent épaisses, de son tempérament de satyre, de son imagination de rhéteur et de son esprit de sophiste, il avait une singulière netteté d'intelligence et une vigueur peu ordinaire d'esprit pratique. Celui-ci, quoique romanesque, et encore que généralisateur, aimait les faits et prenait plaisir en leur commerce. Il écrivait (non point tout seul, mais du moins en grande partie, et digérant et classant le tout) sept gros volumes sur la constitution, les organes et les fonctions de la monarchie prussienne; il s'inquiétait de la constitution et de la législation anglaises, et personne, ce me semble, ne les a mieux connues que lui. Dans sa première jeunesse, à côté d'un Essai sur le despotisme, et d'une étude, essentiellement autobiographique, sur les Lettres de cachet, il écrit un Mémoire sur les salines de la Franche-Comté, des traités sur la Liberté de l'Escaut, sur l'Agiotage, sur la Caisse d'escompte, sur la Banque Saint-Charles, sur la Question des eaux, sur l'administration financière de Necker; et dans tous ces petits livres, écrits vite, pensés longuement, on trouve une solidité d'informations et une sûreté de raisonnement topique peu commune, et Calonne, Necker et Beaumarchais ont senti, longtemps avant Maury et Cazalès, la rude étreinte de ce vigoureux dialecticien.—Au donjon de Vincennes, il étudie avec acharnement, entasse les notes, brûle ses yeux dans les papiers, et ses «prisons», si elles sont, d'un côté, les Lettres à Sophie, sont, de l'autre, un cours complet de sciences politiques,—comme toute sa vie, du reste, a été d'un Casanova qui aurait trouvé le temps d'être un Machiavel.
Il ne faut pas s'y tromper, comme on l'a fait quelquefois, et croire que Mirabeau a été improvisé par la Révolution. C'est lui qui était capable de l'improviser, parce qu'il la portait depuis vingt ans dans sa tête, et depuis vingt ans la «préparait» par les plus solides études et les plus diverses; et s'il s'est trouvé en 1789 le plus grand des orateurs de la Constituante, c'est, avant tout, parce qu'il en était, sans conteste, le plus savant.
Aussi remarquez bien que, de très bonne heure, il se sépare des chefs du choeur du XVIIIe siècle, quand ceux-ci, décidément, donnent dans le pur chimérique et le rêve absolument romanesque. Son appréciation de Jean-Jacques Rousseau dans les Lettres du donjon de Vincennes, à propos de la publication du Gouvernement de Pologne, est très curieuse et doit être lue de très près. Un éloge, vif sans doute, du grand homme. Pour Mirabeau, comme pour tous les hommes de la fin du XVIIIe siècle, Rousseau est une espèce de mage, d'ascète et de saint. C'est l'opinion commune, et ce n'est guère qu'au bout de deux générations que cette hallucination singulière et cette sorte de possession s'est dissipée. Mais en même temps Mirabeau sait très bien, dire que Rousseau lui fait l'effet d'un Lycurgue venant proposer ses lois aux contemporains de Frédéric. Il sent très bien à quel point manque à Rousseau le sens du réel, la notion du millésime et l'art de vérifier les dates; et il lui dirait, comme de Maistre aux émigrés: «Le premier livre à consulter, c'est l'almanach.»
Bien plus jeune, dans son Essai sur le despotisme, en 1772, c'est-à-dire à 20 ans, Mirabeau s'était très nettement séparé de Rousseau sur la question de l'état de nature. Il sent déjà, en homme d'Etat, combien cette question est oiseuse, dangereuse aussi, car s'en inquiéter, et surtout s'en férir, mène a écrire bien plutôt des livres satiriques que des études politiques véritables: «On prétend que les institutions sociales ont dégénéré l'état de nature et rendent les hommes plus malheureux. Si nous embrassons cette opinion, tâchons de découvrir des remèdes ou du moins des palliatifs à nos maux; cette recherche est plus utile à faire que des satires des hommes et de leurs sociétés.»—Car enfin, ajoute-t-il, qu'est-il besoin de savoir ce que pouvait être l'homme avant d'être un animal sociable, puisque ce n'est que comme animal sociable qu'il est homme, puisqu' «il n'est vraiment homme, c'est-à-dire un être réfléchissant et sensible, que lorsque la société commence à s'organiser; car tant qu'il ne forme avec ses semblables qu'une association momentanée, il est encore féroce, dévastateur, et n'a guère que des idées de carnage, de bravoure, d'indépendance et de spoliation».—Dès que Mirabeau s'occupe de questions politiques, il écarte, on le voit, l'uchronie, le roman en dehors du temps, la rêverie en deçà de l'histoire; il se place dans le temps, dans le réel, dans l'humanité telle qu'elle est, songeant aux «remèdes et aux palliatifs», non à la transformation radicale, à la métamorphose, et au vieillard jeté par morceaux dans la chaudière d'Eson.
On verra plus tard qu'en face des faits, et aux prises, non plus avec l'histoire à comprendre, mais avec l'histoire à faire, il saura se placer non seulement dans le temps, mais dans le moment.
II
LE SYSTÈME POLITIQUE DE MIRABEAU
Ainsi il arriva au seuil de la Révolution, et, dès le premier moment, longtemps avant même, il vit très nettement ce qui était à faire et ce qui était possible.
Il s'agissait d'établir en France la liberté individuelle, qui n'avait jamais existé que par tolérance et à l'état précaire, et qui, sans compter qu'elle est une nécessité de civilisation chez les peuples modernes, a, ceci en France de particulier qu'à la fois elle est dans le tempérament du Français et n'est pas dans son esprit.—Le Français ne comprend pas la liberté, et il en a besoin. Il l'embrasse très difficilement comme principe et comme règle; mais, audacieux de pensée, libre d'humeur, aimant les théories et n'aimant pas à penser tout seul, passionné pour l'exposition, la discussion et la propagande; et, encore, aimant à pouvoir avoir demain une pensée qu'il n'a pas aujourd'hui; la liberté de sa personne, la liberté de parole et la liberté d'écriture lui sont des besoins essentiels. Du reste, autoritaire, impérieux, et ne pouvant supporter patiemment la contradiction, il est toujours désespéré que ses adversaires aient les mêmes libertés que lui et par conséquent est aussi peu libéral qu'il est avide de liberté, et aussi peu disposé à accorder la liberté qu'il est passionné à la prendre.
C'est précisément à une telle race qu'il faut une liberté très large, parce que, chacun de ses individus, si peu respectueux qu'il soit de l'individualisme des autres, étant passionné pour le sien, elle est, de caractère général, profondément individualiste; et c'est à ses besoins plus qu'à sa tournure d'esprit qu'il faut satisfaire.—De toutes les choses que Mirabeau a comprises, c'est celle-là qu'il a comprise le mieux. La «Déclaration des droits de l'homme et du citoyen» est le traité de libéralisme le plus complet, le plus solide, comme aussi le plus élevé, comme aussi le plus vite mis en oubli, qui ait été écrit;—et c'est lui qui l'a faite. Il l'a faite en 1784, presque en entier, dans son Adresse aux Bataves sur le Stathoudérat. Tous les principes des gouvernements libres y sont consignés et exprimés avec la plus grande clarté et précision. Responsabilité des fonctionnaires, liberté électorale, liberté et inviolabilité parlementaire, liberté individuelle, liberté des cultes, liberté de la presse, division et séparation des pouvoirs, autant d'articles de cette première «constitution française» moderne, qui devrait s'appeler la constitution de Mirabeau.
Mirabeau voulait la liberté individuelle la plus large possible, allant jusqu'au droit d'émigration, et quand il a plaidé à l'Assemblée nationale le droit des émigrés à propos du départ des tantes du roi, il put lire un fragment de sa Lettre à Frédéric-Guillaume II, écrite dix ans auparavant, pour montrer combien ses idées sur ce point étaient peu une opinion de circonstance.
Il voulait la liberté de la pensée, et cela avec une rare largeur d'idées et même de sentiment, avec une sorte de générosité et de sérénité, qui est très près d'être de la charité: «Trois chemins doivent nous conduire à la plus inaltérable indulgence: la conscience de nos propres faiblesses; la prudence qui craint d'être injuste, et l'envie de bien faire, qui, ne pouvant refondre ni les hommes ni les choses, doit chercher à tirer parti de tout ce qui est, comme il est. Je me crois obligé de porter désormais cette extrême tolérance sur toutes les opinions philosophiques et religieuses. Il faut réprimer les mauvaises actions, mais souffrir les mauvaises pensées, et surtout les mauvais raisonnements. Le dévot et l'athée, l'économiste et le réglementaire aussi entrent dans la composition et la direction du monde, et doivent servir aux têtes douées de la bonne ambition d'aider au bien-être du genre humain... En vérité, dans un certain sens tout m'est bon: les événements, les hommes, les choses, les opinions, tout a une anse, une prise. Je deviens trop vieux pour user le reste de ma force à des guerres; je veux la mettre à aider ceux qui aident: quant à ceux qui n'y songent que faiblement, je veux m'en servir aussi, en leur persuadant qu'ils sont très utiles101.»
Il voulait la simplification de l'administration centrale, et la décentralisation, et la vie rendue aux racines de la nation par les assemblées provinciales102. Il avait un système d'ensemble tout prêt, très médité et très mûri, dont l'esprit général était liberté, force et aisance d'initiative rendue à l'individu, à la commune et à la province.
C'est avec ces idées qu'il arriva dans une assemblée honnête, bien intentionnée et dévouée au pays, généreuse même et héroïque, mais peu instruite, médiocrement intelligente, comprenant peu la liberté, comme toute assemblée française, et dont, sinon l'idée unique, du moins l'idée fixe, fut non pas d'assurer la liberté, mais de déplacer le gouvernement.
Partir de ce principe que la souveraineté appartient à la nation, et en conclure qu'il fallait ôter le gouvernement au roi et le concentrer dans l'Assemblée nationale, voilà le fond de la Constituante comme de toute la Révolution. La Constituante, en théorie du moins, a été la première Convention. Elle a cru que la liberté consiste à être gouverné par des maîtres qu'on a choisis; que, du moment qu'elle est élue, une assemblée ne peut pas être tyrannique, qu'une nation libre, c'est le despotisme exercé par une Chambre; que le despotisme transporté du roi à un Sénat, c'est une nation affranchie.
Voilà l'absurdité que Mirabeau a vue du premier coup, et qu'il a combattue constamment pendant toute son existence parlementaire. A travers la Constituante, il a vu la Convention, et à travers la Convention le rétablissement du pouvoir absolu. Je n'exagère aucunement son admirable prévoyance. Voici sa prophétie qui n'est point obscure, qui n'est point sommaire, qui, au contraire des ordinaires prophéties, entre dans le détail; voici son histoire de la Révolution écrite a l'avance, dans le Courrier de Provence, en 1789:
«Si une nation se montrait plus désireuse du bien public qu'expérimentée dans l'art de l'effectuer; si une carrière toute nouvelle d'égalité, de liberté et de bonheur trouvait dans les esprits plus d'ardeur pour s'y précipiter que de mesure pour la parcourir; si l'esprit législatif était encore chez elle un esprit à naître, une disposition à former; si quelques traces de précipitation et d'immaturité marquaient déjà l'avenue législative où elle est entrée, conviendrait-il de n'environner les législateurs d'aucune barrière et de leur livrer ainsi sans défense le sort du trône et de la nation?—Les sages démocraties se sont limitées elles-mêmes.... A plus forte raison, dans une monarchie où les fonctions du pouvoir législatif sont confiées à une assemblée représentative, la nation doit-elle être jalouse de la modérer, de l'assujettir à des formes sévères et de prémunir sa propre liberté contre les atteintes et la dégénération d'un tel pouvoir.—Quand le pouvoir exécutif, sans frein et sans règle, en est à son dernier terme, il se dissout de lui-même, et tous réparent alors les fautes d'un seul; nous n'irons pas loin en chercher un exemple. Mais si la révolution était inversée; si le Corps législatif, avec de grands moyens de devenir ambitieux et oppresseur, le devenait en effet; s'il forçait un jour la nation à se soulever contre une funeste oligarchie, ou le prince à se réunir à la nation pour secouer ce joug odieux, des factions terribles naîtraient de ce grand corps décomposé, les chefs les plus puissants seraient les centres de divers partis;... et si la puissance royale, après des années de division et de malheurs, triomphait enfin, ce serait en mettant tout de niveau, c'est-à-dire en écrasant tout. La liberté publique resterait ensevelie sous ces ruines, on n'aurait qu'un maître absolu sous le nom de roi; et le peuple vivrait tranquillement dans le mépris, sous un despotisme presque nécessaire.—Serait-ce là le fond de la perspective lointaine qui semble se laisser entrevoir dans la Constitution qui s'organise? Si cela était, l'état d'où nous sortons nous aurait préparé de meilleures choses que celui dans lequel nous allons entrer.»
Limiter l'Assemblée nationale, alors que tout le parti révolutionnaire ne songeait qu'à annihiler le roi, voilà quelle a été l'idée maîtresse de Mirabeau, parce que, seul du parti révolutionnaire, il savait prévoir. C est cette idée qui lui a inspiré le discours sur le veto, et la magnifique harangue sur le Droit de paix et de guerre. C'est cette idée qui lui a dicté ces paroles si justes et si pleines de réalité: «Si le prince n'a pas le veto, qui empêchera les représentants du peuple de prolonger, et bientôt d'éterniser leur députation?... Si le prince n'a pas le veto, qui empêchera les représentants de s'approprier la partie du pouvoir exécutif qui dispose des emplois et des grâces? Manqueront-ils de prétextes pour justifier cette usurpation? Les emplois sont si scandaleusement remplis! Les grâces si indignement prostituées!...»
C'est cette idée qui lui faisait dire avec un sens profond de la situation, que personne ne comprit bien nettement autour de lui: «Nous ne sommes point des sauvages arrivant nus des bords de l'Orénoque pour former une société. Nous sommes une nation vieille, et sans doute trop vieille pour notre époque. Nous avons un gouvernement préexistant, un roi préexistant, des préjugés préexistants: il faut autant que possible assortir toutes ces choses à la révolution, et sauver la soudaineté du passage.... Mais si nous substituons l'irascibilité de l'amour-propre à l'énergie du patriotisme, les méfiances à la discussion, de petites passions haineuses et des réminiscences rancunières à des débats réguliers, nous ne sommes que d'égoïstes prévaricateurs, et c'est vers la dissolution et non vers la constitution que nous conduisons la Monarchie, dont les intérêts nous ont été confiés, pour son malheur.»
Quand on se reporte au temps où ces paroles ont été prononcées, on est confondu d'une telle lucidité prophétique, et de tant d'avenir contenu dans un esprit. Montesquieu disait: «Les faits se plient à mes idées»; mais c'étaient les faits passés, qui, assez facilement, prennent, en effet, le tour qu'on leur donne; ici ce sont les faits que Mirabeau ne devait pas voir qui semblent obéir à sa pensée, et venir à sa voix pour réaliser ses menaces, tant, à force de les prévoir, il semble les avoir évoqués.
C'est cette idée encore, cette crainte obsédante et trop justifiée de l'unique assemblée souveraine qui lui faisait dire à propos du droit de paix et de guerre: «Ne craignez-vous pas que le Corps législatif, malgré sa sagesse, ne soit porté à franchir les limites de ses pouvoirs par les suites presque inévitables qu'entraîne l'exercice du droit de guerre et de paix? Ne craignez-vous pas que, pour seconder le succès d'une guerre qu'il aura votée, il ne veuille influer sur sa direction, sur le choix des généraux, surtout s'il peut leur imputer des revers, et qu'il ne porte sur toutes les démarches du monarque cette surveillance inquiète qui serait par le fait un second pouvoir exécutif?... Ne pourrait-on pas, me dit-on, faire concourir le Corps législatif à tous les préparatifs de guerre pour en diminuer le danger?—Prenez garde; par cela seul vous confondez tous les pouvoirs en confondant l'action avec la volonté, la direction avec la loi; bientôt le pouvoir exécutif ne serait que l'agent d'un comité; nous ne ferions pas seulement les lois, nous gouvernerions.»
La liberté c'est la séparation des pouvoirs, ainsi l'on peut résumer toute la théorie politique de Montesquieu. A l'appétit de souveraineté que la Constituante prenait pour du libéralisme, opposer sans cesse, avec une indomptable fermeté, la loi de la séparation des pouvoirs: voilà presque tout le rôle et tout l'effort de Mirabeau. Il avait déjà dit en 1784 aux Bataves: «Pour que les lois gouvernent et non les hommes, il faut que les départements législatif, exécutif et judiciaire soient totalement séparés.» Il n'a cessé de le répéter à une assemblée dont la majorité n'était convaincue que d'une chose, à savoir que son droit et son devoir étaient de ramasser en elle le plus de pouvoirs possibles. Il a été persuadé que la liberté politique n'est jamais que l'effet d'un équilibre entre les forces sociales; et entre une royauté qui voulait rester tout et une assemblée qui voulait tout devenir, voyant le danger égal, puisqu'il était précisément le même, dans l'ancien despotisme et dans le nouveau, il s'est efforcé d'établir un équilibre et une répartition régulière de puissances.
Et il a semblé même se défier beaucoup plus de la souveraineté menaçante de l'assemblée que de la souveraineté cherchant encore à se maintenir du pouvoir personnel, parce que, d'un oeil assuré, il avait du premier coup mesuré la profondeur de la déchéance de celui-ci et la force d'ascension et d'invasion de celle-là.
Il n'a été bien compris ni de la cour ni de l'Assemblée. Admiré plus que suivi par l'Assemblée constituante; à la fois craint, désiré et méprisé de la cour, forcé par le désordre de sa fortune d'accepter les subventions du gouvernement, ce qui ruinait son autorité et donnait à ses patriotiques desseins un air de vulgaire conspiration, il mourut fort à propos, au moment où toute sa gloire comme aussi tous ses projets allaient s'écrouler d'un seul coup, et où, sans doute, au lieu d'une mort encore triomphale, il eût subi une fin tragique et, ce qui est pis, ignominieuse.
A supposer qu'il eût vécu, et eût réussi à sauver une partie de son influence, aurait-il, en restant fidèle à sa pensée générale, agrandi, élargi et complété son plan? Car il faut reconnaître que, si juste qu'il fût, ce plan ne laissait pas d'être étroit. Mirabeau est un grand élève de Montesquieu, un peu gâté, quoi qu'il en eût, par Rousseau et par le Donjon de Vincennes. Il a vu que la liberté politique était dans un équilibre social, et cet équilibre dans la séparation des pouvoirs; il a vu qu'il y avait deux formes du despotisme, dont l'une était le pouvoir personnel unique, l'autre l'unique pouvoir législatif; et voilà certes de grandes vues. Mais vouloir équilibrer la royauté et l'Assemblée nationale seulement l'une par l'autre, limiter le roi par l'Assemblée, et l'Assemblée par le roi: voilà peut-être, encore que meilleur que l'un ou l'autre absolutisme, qui était vain et illusoire. De ces deux forces, seules maintenues l'une en face de l'autre, l'une certainement devait dévorer l'autre, jusqu'à ce que la survivante se déchirant elle-même, la première finît par reparaître, ce que, du reste, il a prévu. Deux forces sociales, seulement, ce n'est pas l'équilibre, c'est le conflit. Ce qu'il faut, c'est des forces sociales multiples se limitant et se contrebalançant par l'union, selon les circonstances, de deux contre une ou de trois contre deux. Ce qu'il fallait, par exemple, en 1789, c'était que, selon les cas, le roi put s'appuyer, ou l'Assemblée, sur quelque chose.
Mirabeau a vu cela encore, il est vrai, et de toute sa correspondance secrète avec la cour ressort presque uniquement cette idée: «créer dans la nation une opinion puissante et très précise, à la fois royaliste et libérale, qui ne permette ni à l'Assemblée de dévorer le roi, ni au roi d'annihiler l'Assemblée.» Voilà la troisième force sociale que Mirabeau avait rêvée pour compléter l'équilibre. Mais une force d'opinion est trop mobile, ployable, changeante et comme fugitive, pour être ou un rempart ou un soutien, et au prix d'énormes efforts, on n'eût pas changé sensiblement la situation. C'étaient des corps constitués qu'il fallait avoir, chacun avec son autonomie relative et sa part de force, pour qu'il y eût dans la France politique de véritables points de résistance ou d'action.—Par exemple, la vraie séparation des pouvoirs eût existé, et, comme conséquence dans les faits, jamais le roi n'aurait pu être ni emprisonné ni mis à mort, si une constitution judiciaire vigoureuse eût été établie, et si c'eût été une loi constitutionnelle que jamais le roi ne pût être jugé que par des juges.—Par exemple encore, étant donné qu'il existait un clergé et une noblesse constitués à l'état de corps sociaux encore très puissants, qu'on appauvrisse l'un, et qu'on démunisse l'autre de privilèges abusifs pour le bien de l'Etat, cela est légitime; mais qu'on noie l'une dans la masse des citoyens et l'autre dans la foule des fonctionnaires, cela n'est point très politique. Au simple point de vue de l'équilibre, et sans aller plus loin, et simplement pour qu'il n'y eût pas quelqu'un de trop fort, il était habile de constituer, ou plutôt de maintenir, noblesse et clergé en corps de l'Etat dans une chambre haute, qui pût limiter ou enrayer la chambre populaire.
Ces idées sont naturelles, et à un élève de Montesquieu, très familières. Pourquoi Mirabeau ne les a-t-il point dans l'esprit? Pourquoi oublie-t-il ces «corps intermédiaires», comme dit Montesquieu, qui sont la sauvegarde de la sécurité et de la liberté d'un peuple, parce qu'ils empêchent qui que ce soit d'être trop grand? Il craint que l'Assemblée unique ne soit trop forte: pourquoi la laisse-t-il unique? Il craint «l'immaturité et la précipitation»: pourquoi ne songe-t-il pas aux freins? Il songe à des limites: pourquoi est-ce aux forces elles-mêmes qu'il s'agit de limiter qu'il demande de se les imposer? Pourquoi est-ce au roi qu'il dit: «restreignez vous», et à l'Assemblée qu'il dit: «limitez-vous»; et quel succès espère-t-il?
Pourquoi? Il faut bien le savoir, et bien s'expliquer, dirai-je le point faible, du moins le point très susceptible et très sensible de Mirabeau. Mirabeau a horreur du despotisme; mais il a surtout horreur de l'aristocratie, et tout ce qui ressemble à l'aristocratie lui fait peur. Il a lu Rousseau, et surtout il a été à Vincennes sur lettre de cachet obtenue par son père, et, encore, il a été exclu de l'assemblée de la noblesse de Provence par les hommes de sa caste; et il est l'ennemi irréconciliable de toute aristocratie, de toute oligarchie, comme il aime à dire. Très fier personnellement de ses quatre cents ans de noblesse prouvée, et ne détestant pas dire: «L'amiral de Coligny, qui par parenthèse était mon cousin...», il a une défiance excessive à l'endroit de tout gouvernement si peu que ce soit aristocratique. Il ne peut aimer ni les Parlements, ni le clergé indépendant, ni les Chambres hautes; tout cela a une odeur très suspecte d'aristocratie.—Remarquez bien que s'il craint tant l'Assemblée unique souveraine, c'est comme libéral, soit, mais c'est aussi comme antiaristocrate, et c'est plus encore comme antiaristocrate que comme libéral. Revenons sur ses paroles: «... La nation doit être jalouse de modérer, d'assujettir à des formes sévères le Corps législatif, et de prémunir sa propre liberté contre les atteintes et la dégénération d'un tel pouvoir: car, il ne faut pas l'oublier, l'Assemblée nationale n'est pas la nation, et toute assemblée particulière porte avec elle des germes d'aristocratie»103.—L'Assemblée gouvernant c'est pour lui, et non sans raison, un Sénat de Venise ou de Rome, et voilà pourquoi il veut qu'à côté d'elle et au-dessus, le roi gouverne aussi, ou plutôt qu'elle légifère, et qu'il gouverne.
«Au fond, dit Proudhon quelque part, et précisément à propos de Mirabeau, «le roi règne et ne gouverne pas» est une formule aristocratique.» Voilà la clef de la politique de Mirabeau. Il ne veut pas précisément un roi gouvernant, ce serait trop dire, il veut un roi conservateur, un roi qui soit un frein et un modérateur, un roi Veto. Il voit en lui comme un représentant permanent et continu des intérêts généraux de la nation, et qui doit avoir la force de les faire respecter. Il l'imagine (et relisez le discours sur le Veto, qui est toute une constitution), vous verrez si ce n'est pas exact, comme un tribun du peuple, héréditaire et perpétuel. Le fond de la pensée politique de Mirabeau c'est une «Démocratie royale», comme il n'a pas dit, je crois, mais comme on a beaucoup dit de son temps. Un peuple libre, une assemblée qui le représente pour faire la loi, un roi qui le représente pour empêcher qu'il soit asservi par cette assemblée, et ce roi très solidement muni d'armes, du moins défensives, contre cette assemblée, et cette assemblée assez fortement tenue en défiance, comme toujours suspecte de vouloir ou de pouvoir constituer un gouvernement aristocratique, et très sévèrement contenue dans son rôle de corps législatif: voilà son système.
Et voilà pourquoi, d'un côté il a un vif penchant pour le monarque, de l'autre des faiblesses qui au premier regard semblent singulières pour le peuple. Il a eu des mots aussi malheureux que celui de Barnave, et à propos de l'assassinat de Berthier et de Foulon, et à propos du pillage de l'hôtel de Castries. Soin de sa popularité et application à rester toujours, aux yeux de la multitude, le «Marius» des élections provençales, je ne l'ignore pas; mais véritable aussi et sincère sympathie, intellectuelle au moins, pour le peuple, application d'une théorie d'ensemble qui est bien la sienne, et où le peuple a une très grande place. Ainsi ce n'est pas seulement par libéralisme qu'il est défiant à l'égard du corps législatif, c'est par antiaristocratisme, mais son antiaristocratisme l'empêche de donner au corps législatif les freins et d'apporter au pouvoir législatif les tempéraments qui seraient nécessaires et seuls efficaces. Il est resté dans cette antinomie, qu'il n'a pas essayé de résoudre, que peut-être il n'a pas vue tout entière. Je suis certain qu'il l'a soupçonnée, et qu'un moment au moins il a dû se dire que le libéralisme est essentiellement aristocratique, sous peine de n'être qu'un bon sentiment, mais qu'il a reculé devant les conséquences d'une pareille idée, essentiellement désagréable à son tempérament, à ses penchants et à ses rancunes.—Et il a essayé de ce système, séduisant du reste, et qui même peut quelque temps réussir, mais extrêmement instable et trébuchant, d'un roi en face d'une Convention, avec la popularité de l'un, ou de l'autre, pour servir de contrepoids.
Tel qu'il était, remarquez que ce système était beaucoup plus réfléchi et beaucoup plus savant que ceux du coté gauche et du côté droit de l'Assemblée, côté droit ne rêvant que le maintien du pur pouvoir personnel, coté gauche ne voulant que la souveraineté pure et simple de l'Assemblée, tous les deux foncièrement et également despotistes. Mirabeau ne trouvait peut-être pas le frein à imposer à l'Assemblée, mais du moins lui disait-il de se refréner; du moins lui a-t-il sans cesse recommandé une constitution où le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif fussent très fermement, très nettement, très judicieusement séparés.—Remarquez encore, pour achever de le juger avec équité, que ce qu'il faisait là était tout ce qu'il pouvait faire. Déjà suspect à l'Assemblée et souvent considéré par elle comme trop royaliste, il ne pouvait, sans perdre toute influence, se montrer «parlementaire» et «aristocrate». Le dogme de l'époque était déjà l'égalité. Le respect, et même l'amour du roi restait encore; en profiter de manière à maintenir au roi une autorité suffisante pour que tous les pouvoirs ne fussent pas ramassés dans les mêmes mains était, peut-être, tout ce que l'on pouvait tenter.
Somme toute, Mirabeau est un grand homme d'Etat, puisqu'il savait admirablement prévoir, et c'est un grand libéral, un homme qui a bien entendu les conditions essentielles de la liberté, et qui a fait à peu près ce qu'il a pu pour l'établir. Il a la vue longue, assurée et distincte; il a vu à l'avance la Convention et l'Empire, ce qui est beau, et n'a pas cessé de les voir et de diriger sa pensée politique selon les avertissements que ce double pressentiment lui donnait, ce qui est beaucoup plus beau encore. C'est éminemment un esprit historique, un de ces esprits en qui l'histoire passée, l'histoire actuelle, et un peu, par suite, l'histoire à venir vivent fortement, se dessinent vigoureusement en leurs grandes lignes, et s'imposent constamment au travail intellectuel.
Cela revient à dire que c'est un esprit politique comme il y en a très rarement parmi les hommes. A le lire on se sent en commerce avec une haute raison et une spacieuse et facile intelligence.
Une certaine impression, que je suis un peu embarrassé à définir, ne laisse pas d'être fâcheuse. Il y a une certaine sécheresse d'âme dans tout cela. Sous la magnifique ampleur et le beau développement de la forme, on sent de purs raisonnements, très froids, une sorte de mécanique intellectuelle, roide et subtile, et toujours glacée. Jamais, presque, on ne sent le coeur de l'écrivain ou de l'orateur échauffé par un grand sentiment dont l'émotion contagieuse se communique à nous. Ni son royalisme n'est du dévouement, ni son démocratisme n'est amour, sympathie ou pitié. L'émotion patriotique elle-même est rare et faible. Certes ce grand tribun n'a rien d'un apôtre. Otez l'éclat oratoire, et cette chaleur, intellectuelle pour ainsi dire, que Buffon a très bien définie et qui vient du plaisir que donne le travail facile et abondant de la pensée, vous êtes en face d'un Sieyès, plus souple, il est vrai, plus ingénieux et plus savant. Mirabeau, quand il n'est pas amoureux, est un pur esprit. Si peu aristocrate par son système, il l'est bien, quoi qu'il en ait et dans le sens défavorable du mot, par une certaine froideur hautaine, un manque d'expansion, un manque de cordialité. Il n'est élève de Rousseau que pour le style. Pour le reste il est bien du XVIIIe siècle d'en deçà de Rousseau, du siècle purement intellectuel et presque exclusivement cérébral. Au fond ce n'était ni un grand patriote, ni un de ces grands hommes de parti ou de secte qui mettent de la religion dans leurs idées; c'était un grand ambitieux très intelligent.—Haute raison, du reste, grand bon sens, grand savoir et forte logique, ce qui suffît à faire un des plus grands hommes politiques que l'histoire ait montrés.
III
L'ORATEUR
Il est inutile de répéter que Mirabeau est un très grand orateur. Il l'était de nature et comme de tempérament. Sa phrase, même familière et confidentielle, est ample, équilibrée et nombreuse. Il a le style périodique en écrivant au lieutenant de police ou à Sophie; il l'a en traitant la question des eaux, comme en écrivant à Frédéric-Guillaume ou aux Bataves. Il y a même un ton et une allure plus déclamatoires dans ce qu'il a écrit que dans ce qu'il a dit à la tribune. Nisard remarque qu'il «est écrivain comme on est orateur», et que l'écrivain chez lui «est l'orateur empêché, comprimé, qui se soulage» par les écritures. Cela est juste à la condition qu'on ajoute qu'il est orateur plus encore, orateur plus abondant, plus périodique, plus largement épandu quand il écrit que quand il parle, et dans le Courrier de Provence, par exemple, que dans le discours sur la sanction royale; et c'est plutôt l'écrivain orateur plus contenu, plus serré et plus pressé qu'il apporte à la tribune, que ce n'est l'orateur empêché et comprimé qui s'essaie dans ses écrits.—Il a appris à écrire dans Diderot et dans Rousseau, ou plutôt, familier et assidu lecteur des écrivains à tempérament oratoire, il n'a pas appris à écrire, mais il a parlé, avec l'abondance de Diderot, et sans le souci du style de Rousseau, une multitude de pamphlets, de factums, de traités et de lettres; puis abordant la tribune, il a parlé, mais avec plus de retenue et de circonspection, des discours, amples encore, mais sévèrement ordonnés, surveillés, et marchant plus ferme et plus vite au but.
Son défaut, comme il est celui de presque tous les orateurs, est le manque de variété. Le ton est presque toujours le même, la phrase, presque toujours, se déroule du même mouvement majestueux et imposant. Il a un peu de cette «éloquence continue» dont parle Pascal. Ici encore ses discours valent mieux que ses écrits, parce que quand il parlait, il était interrompu, et chez lui la réplique, presque toujours heureuse, et toujours puissante, est comme une brusque saillie qui relève le discours, ou comme un cri vigoureux qui change et hausse le ton.—Ses débuts sont lents, embarrassés et déclamatoires, et, chose à remarquer, il en est de même sur ce point dans ses lettres et dans ses discours. Ses lettres commencent presque toutes par une série d'exclamations assez froides dans le goût de la Nouvelle Héloïse, et, à la première page, sonnent le creux. La véritable chaleur arrive ensuite. Ses discours, souvent du moins, commencent par un exorde un peu pompeux, qui semble trop préparé et trop écrit; la vigueur d'argumentation, la dialectique serrée et puissante, et une sorte de plain pied avec l'auditeur, ou de contact sensible avec l'homme à convaincre ou à réduire, paraissent plus tard; et alors plus de déclamation, plus de pompe, plus d'appareil, et quelque chose de vraiment vivant dans la souplesse robuste des raisonnements, qui sans hâte, mais sans arrêt, ni langueur, enlacent, serrent, pèsent, redoublent, et font tout ployer.—Il est à peine besoin de noter les incorrections, les néologismes un peu bizarres quelquefois, et qui étaient inutiles, mais que Mirabeau semble aimer. La langue est plus pure, chez tel autre orateur, chez Barnave, par exemple; il n'en est aucun chez qui elle soit plus pleine, plus vigoureuse et plus solide. Et, encore que périodique, remarquez qu'elle a une certaine nudité saine qui rappelle l'éloquence grecque. C'est qu'elle, n'est presque jamais métaphorique. L'abus des images, qui sera si sensible chez les orateurs qui suivront, est inconnu de Mirabeau. L'abus aussi des citations anciennes et des allusions à l'antiquité est un genre de déclamation dont Mirabeau n'use nullement. Tout cela donne aux discours de Mirabeau, et même à quelques-uns de ses écrits, malgré l'abondance des mots, la multiplicité des synonymes, et, en général, une certaine surcharge, le caractère de choses classiques, et une beauté durable sur laquelle le temps n'a eu que peu de prise et a peu fait sentir son effet.
IV
Mirabeau a été malgré ses moeurs, malgré ses fautes, malgré le scandale et la sottise de ses négociations financières, qu'il ne faut pas chercher à atténuer, un grand homme d'État, un grand philosophe politique, et presque un grand citoyen. On ne peut s'empêcher de songer, quoiqu'il ait été bien servi par l'opportunité pour lui de la révolution, et par l'opportunité de sa mort, qu'il aurait pu jouer un plus grand rôle encore, et plus utile, en un autre temps Notez bien qu'au sien, il a eu un éclat incomparable, mais n'a servi à rien. Il a régné plus que gouverné dans l'Assemblée nationale; et après lui, il n'est pas une parcelle de son système politique qui ait été sauvée. Faites-le vivre au contraire en 1750 ou en 1816: son oeuvre est plus grande, son sillon est plus profond et plus fécond.—En 1750 il eut été un philosophe politique aussi instruit, aussi pénétrant et plus assuré et décisif que Montesquieu, et il eût balancé sans doute l'influence de Rousseau, étant plus compétent en choses politiques que Rousseau, et aussi grand orateur. Il eût été le grand théoricien politique du XVIIIe siècle.—En 1816 ou en 1830, il aurait été ce qu'il a particulièrement rêvé de devenir, un grand ministre, le ministre d'État d'une monarchie constitutionnelle et parlementaire, puissant à la cour par son ascendant personnel, puissant à l'Assemblée par sa parole, et populaire, ou tout au moins, soulevé, de temps à autre, par de grandes et subites marées de popularité, parce qu'il est du tempérament des Mirabeau d'être alternativement adorés et exécrés de la foule.—Cette destinée, qu'il a cru saisir, lui a manqué, et je ne dis point parce qu'il est mort prématurément, car il allait sombrer comme homme politique au moment où il a succombé à la maladie, mais parce que la révolution ne pouvait ni être contenue par qui que ce fût, ni supporter un grand esprit pondéré et un politique de grandes vues.—Personne, malgré les apparences, n'a plus manqué son moment que Mirabeau. Il méritait de gouverner la France, et la France presque jusqu'à sa fin n'a pas su précisément si elle devait le prendre tout à fait au sérieux; il méritait de parler à l'Europe au nom de la France, et l'Europe ne l'a vu que comme diplomate secret de quatrième ordre et d'air interlope à Berlin, et comme écrivain à la journée ou à la lâche chez les libraires de Hollande. Un roi absolu l'aurait très probablement découvert, choisi et gardé, comme un Colbert ou un Louvois, ou accepté, subi et gardé, comme un Richelieu; sous un roi constitutionnel, il serait certainement parvenu très vite au premier rang par les élections et les assemblées. Il est arrivé juste au moment où il ne pouvait jouer qu'un rôle horriblement difficile, et mal compris et suspect, quoique éclatant, et où il ne lui aurait servi à rien de vivre davantage.— La gloire littéraire n'est pas une compensation suffisante pour de tels hommes; elle peut leur être une consolation. Cette consolation, Mirabeau mourant a pu pleinement en goûter la saveur flatteuse, décevante encore pour un ambitieux de sa taille, et un peu amère.