Études Littéraires; dix-huitième siècle
..... on ne va pas sur Pégase monté
Avec si gros bagage à la postérité.
Toutes les masses sont imposantes, et combien de critiques, en un pays où l'on se dispense souvent de lire par admirer, se sont écriés, quelques volumes lus: «Et il y en a encore cinquante! Il y en a toujours encore cinquante! Que d'idées remuées! Que de savoir! Que de recherches! Que de questions soulevées, et résolues!» —Il en faut rabattre. Quand on a lu vraiment tout Voltaire, on sait qu'il y a relativement peu d'idées et peu de questions dans cette encyclopédie. Il y en a plus dans Diderot et beaucoup dans Sainte-Beuve. Voltaire est l'homme qui s'est le plus répété. Il n'est guère de livre de philosophie, de critique religieuse, d'histoire religieuse surtout, de critique littéraire même, qu'il n'ait fait dix fois, sous différents titres,—et on les retrouve ensuite dans sa Correspondance. Il a même certaines plaisanteries qui lui sont chères, qu'on retrouverait chacune une centaine de fois dans ses oeuvres en faisant un bon index. C'était simplement un homme très instruit, se tenant au courant, bien renseigné, qui réfléchissait très vite, qui a vécu longtemps, et qui écrivait deux pages par jour, ce qui est très considérable, non pas stupéfiant. Mais toute cette bibliothèque en impose.
Bien des critiques, aussi, sans s'en rendre compte, lui ont su gré d'avoir été un si grand personnage. Il est rare qu'un homme de lettres devienne riche, grand propriétaire, grand châtelain et un peu prince. Qu'un sans plus, où à bien peu près, soit devenu tout cela, cela ne laisse pas de flatter l'esprit de corps, et dans ce beau mot de «royauté intellectuelle de Voltaire» il n'est pas impossible que le souvenir de ses trois ou quatre châteaux et de ses quatre ou cinq millions soit entré pour quelque chose.
Voilà de petites explications d'une immense gloire. Il y en a de plus grandes. Il est beaucoup plus rare qu'on ne croit que les grands hommes de lettres soient l'expression du pays dont ils sont, et représentent brillamment l'esprit de leur nation. Ni Corneille, ni Bossuet, ni Pascal, ni Racine, ni Rousseau, ni Chateaubriand, ni Lamartine, ne me donnent l'idée, même agrandie, embellie, épurée, du Français, tel que je le vois et le connais. Ce qu'ils représentent, c'est chacun un côté de l'esprit français, une des qualités intellectuelles de cette race, comme choisie, et portée par eux à son point d'excellence, ce qui fait précisément que, tant à cause du choix exclusif qu'à cause de la supériorité, ils ne nous ressemblent guère. Voltaire, lui, nous ressemble. L'esprit moyen de la France est en lui. Un homme plus spirituel qu'intelligent et beaucoup plus intelligent qu'artiste, c'est un Français. Un homme de grand bon sens pratique, de grande promptitude de repartie, de jeu de plume brillant et vif, et qui se contredit abominablement quand il se hausse aux grandes questions, c'est un Français. Un homme impatient des jougs légers et s'accommodant des plus lourds, c'est un Français. Un homme qui se croit poète, qui est conservateur de toute son âme, et qui en littérature et en art, est étroitement attaché à la tradition, pourvu qu'il ait le plaisir d'être irrespectueux, c'est un Français.—Voltaire est léger, décisif et batailleur: c'est un Français. Il est sincère, d'esprit du moins, et parmi tous ses défauts n'a ni celui de la pédanterie ni celui du charlatanisme: c'est un Français. Il est à peu près incapable de métaphysique et de poésie: c'est un Français. Il est gracieux et charmant en vers et en prose, et éloquent quelquefois: c'est un Français. Il est radicalement incapable de comprendre l'idée de liberté, et ne sait qu'être opprimé avec malice, ou oppresseur avec délices: c'est un Français. Il est despotiste dans l'âme et attend tout progrès de l'Etat, d'un sauveur intelligent: c'est un Français. Il n'est pas très brave; et ceci n'est plus Français, mais les Français se sont tellement reconnus en lui par ailleurs qu'ils lui ont pardonné ce défaut, en faveur des autres.
Ils lui ont tout pardonné, et s'en détachent, maintenant encore, avec peine. «Que dis-je? Tel qu'il est, le monde l'aime encore.» Ce qui avait fini par lui faire tort, c'étaient ses disciples. A force de ne pas lire Voltaire et de l'adorer, certains en étaient tellement devenus à ne retenir de lui que les plus aveugles de ses colères, et les plus étroites de ses rancunes, et les plus grossières de ses facéties, que le prince des hommes d'esprit était devenu le Dieu des imbéciles. Mais ces élèves compromettants disparaissent. La gloire de Voltaire a longtemps, même après sa mort, ressemblé à une popularité. Il sort, à présent, de la popularité pour entrer dans la gloire. Il n'est plus nommé que par les hommes instruits. Ceux-ci savent qu'il est très grand par sa curiosité ardente, insatiable et souvent heureuse, par la langue excellente de clarté, de vivacité et de joli tour qu'il a parlée, par sa grâce inimitable à conter sobrement et spirituellement. Ils savent qu'il n'a pas créé un grand mouvement d'idées, qu'il n'a pas non plus une bien grande influence sur l'histoire des lettres, n'ayant guère inspiré que la tragédie de Victor Hugo, moins le style, et la conception historique de Victor Hugo, laquelle passe pour un peu étroite. Mais ils savent qu'on lira toujours un Voltaire en dix volumes qui est une merveille de bonne humeur française, de fine satire française et d'esprit français; et que, chose abominable, mais vraie, parmi ceux mêmes qui ne l'aiment pas, il en est bien peu qui ne fissent le pacte de donner les qualités, même supérieures, de leur caractère, pour les qualités même secondaires, de son esprit.
DIDEROT
I
L'HOMME
Il arrive quelquefois que la littérature est l'expression de la société. Celle de Diderot est l'expression qui me semble la plus exacte de la petite société du XVIIIe siècle. Ce qu'on a dit de cette «tête allemande» de Diderot m'étonne fort. Que Rousseau l'est bien davantage! Diderot est éminemment Français, et Français du centre, Français de Champagne ou de Bourgogne, Français de la Seine ou de la Marne. Et il est Français de classe moyenne, excellemment. Montesquieu est le parlementaire, Rousseau le plébéien, Voltaire le grand bourgeois, riche, somptueux et orgueilleux. Diderot est le petit bourgeois, le fils d'artisan aisé, qui a fait ses études en province, qui s'est marié pauvrement, se pousse dans le monde par le travail, vit toute sa vie à un cinquième étage, toujours demi-ouvrier demi-monsieur, entre une grande dame, impératrice parfois, qui le rend fou de joie en le traitant bien, et sa femme, petite ouvrière, qui l'ennuie, et qu'il soigne très, affectueusement, cependant, quand elle est malade. Et il a tous les caractères communs de cette classe intermédiaire. Il est vigoureux, sanguin et un peu vulgaire. Il mange et boit largement, «se crève de mangeaille», comme lui dit une contemporaine, vide goulûment des bouteilles de champagne, a des indigestions terribles, et, trait à noter, raconte ces choses avec complaisance.
Et il est laborieux comme un paysan, fournit sans interruption pendant trente ans un travail à rendre idiot, a comme une fureur de labeur, ne trouve jamais que sa tâche soit assez lourde, écrit pour lui, pour ses amis, pour ses adversaires, pour les indifférents, pour n'importe qui, bûcheron fier de sa force qui, l'arbre pliant, donne par jactance trois coups de cognée de trop. Et il a une vulgarité ineffaçable, qu'il ne songe jamais même à dissimuler. Il est bavard jusqu'à l'extrême ridicule, indiscret jusqu'à la manie, parlant de lui sans cesse, se mettant en avant, se faisant centre constamment, intervenant dans les affaires des autres, arrangeant et examinant les querelles avec candeur, conseiller implacable et même sottement impérieux. Il ne faut pas que Rousseau vive à la campagne: «Il n'y a que le méchant qui vive seul». Il ne faut pas que Rousseau fasse vivre sa belle-mère dans une maison humide: «Ah! Rousseau! une femme de quatre-vingts ans!» Il ne faut pas que Rousseau prive les mendiants de Paris des vingt sous par jour qu'il leur donnait. Il faut que Rousseau accompagne Mme d'Epinay à Genève, sinon il est un ingrat, et peut-être pis. Qu'il l'accompagne à pied s'il ne peut supporter la chaise! Il faut que Falconnet soit de l'avis de Diderot sur Pline, l'Ancien, sur Polignotte et sur M. de la Rivière; sinon les grands mots arrivent, les gros mots aussi. Il a l'amitié bien encombrante et bien contraignante. C'est celle de nos hommes du peuple. Leurs bons sentiments manquent de délicatesse. Indélicat, Diderot l'est à souhait. Le tact lui fait absolument défaut. Certaine espièglerie de jeunesse avec un moine à qui il extorque de l'argent sous promesse d'entrer dans son ordre pourrait être qualifiée sévèrement. Il se plaît à la campagne, en ce Grand-Val qu'il aime tant, à des farces et drôleries de charretiers ivres; c'est dans cette mauvaise société qu'il s'épanouit de tout son coeur; il lâche devant des enfants des énormités de propos «qui font piétiner la mère de famille», et il les répète dans sa correspondance; il donne à sa fille des leçons de morale, à bonne fin, mais d'une crudité extraordinaire, et, un peu inquiet, demande ensuite à tous ses amis s'il n'a pas été un peu loin.
Avec cela, excellent homme, serviable, charitable, généreux, probe et large en affaires, homme de famille malgré ses maîtresses, aimant son père, sa mère, sa soeur, sa fille, sa femme même, je ne puis pas dire de tout son coeur, mais d'une forte et chaude affection, parlant, en particulier, de son père, en des termes qui font qu'on adore, un bon moment, son père et lui.—Moralité faible, délicatesse nulle, penchants grossiers, vulgarité, bon premier mouvement du coeur, bons instincts, plutôt que vraies qualités domestiques, acharnement dans le travail, honnêteté, rectitude et sincérité, mais lourdeur de main dans les relations sociales, voilà bien notre petit bourgeois français, quand, du reste, il est d'un tempérament robuste et énergique; le voilà avec ses qualités et ses défauts; et voilà Denis Diderot.
Nos indulgences pour lui viennent de là. Il est un de nous, très nettement. Nous le reconnaissons. Nous avons tous un cousin qui lui ressemble. Nous ne songeons guère à le respecter; mais cela nous aide à l'aimer, à le goûter familièrement. Il nous semble toujours que, comme il faisait à Catherine II, il nous frappe amicalement sur le genou. C'est un bon compère.
Et comme il a bien, je ne dis pas arrangé, et pour cause, mais fait sa vie, en partie double, avec ses défauts et ses qualités! D'une part il fait l'Encyclopédie. C'est son bureau. C'est là qu'il est «bon employé». Ponctuel, attentif, dévoué absolument au devoir professionnel, travailleur admirable, écrivain lucide, sachant, du reste, faire travailler les autres, et excellent «chef de division»; il est l'honneur et le modèle de la corporation. Décent, aussi, et très correct en ce lieu-là. Point d'imagination, et point de libertés, du moins point d'audaces. Au bureau il faut de la tenue. L'histoire de la philosophie qu'il y a écrite, article par article, est fort convenable, nullement alarmante, très orthodoxe. Ce pauvre Naigeon en est effaré et s'essouffle à nous prévenir que ce n'est point sa vraie pensée que Diderot écrit là. Il s'y montre même plein de respect pour la religion du gouvernement. Un bon employé sait entendre avec dignité la messe officielle.
D'autre part, il fait ses ouvrages personnels, et il s'y détend. Ce sont ses débauches d'esprit. Ce sont ses ivresses. Ils semblent tous écrits en sortant d'une très bonne table. Ce sont propos de bourgeois français qui ont bien dîné. C'est pour cela qu'il y a tant de métaphysique. Ils sont une dizaine, tous de classe moyenne et de «forte race». L'un est philosophe, l'autre naturaliste, l'autre amateur de tableaux, l'autre amateur de théâtre, l'autre s'attendrit au souvenir de sa famille, l'autre aspire aux fraîcheurs des brises dans les bois, l'autre est ordurier, tous sont libertins, aucun n'a d'esprit, aucun, en ce moment, n'a de méthode ni de clarté; tous ont une verve magnifique et une abondance puissante; et on a rédigé leurs conversations, et ce sont les oeuvres de Diderot.
II
SA PHILOSOPHIE
Les idées générales de Diderot, infiniment incertaines et contradictoires, car Diderot n'est pas assez réfléchi pour être systématique, sont cependant ce qu'il y a en lui de plus considérable et digne d'attention. Ce sont des intuitions, mais quelquefois, assez souvent, les intuitions d'un homme supérieur. Vous savez, du reste, qu'avec toute sa fougue, il est informe. Il est très savant, plus que Voltaire, qui l'est beaucoup, infiniment plus que Rousseau, plus peut-être, plus diversement au moins, que Buffon. Il sait toute l'histoire de la philosophie, d'après Brucker, sans doute, mais par lui-même aussi, il me semble; et il la sait bien. On peut le considérer comme l'initiateur de cette science chez les Français, qui avant lui, j'excepte Bayle, ne s'en doutaient pas. Ses articles de l'Encyclopédie sur Aristote, Platon, Pythagore, Leibniz, Spinoza, le Manichéisme, sont tout à fait remarquables, et à lire encore de près. Il est tout plein de Bayle, cette bible du XVIIIe siècle, et connaît les sources de Bayle. Cela est beaucoup; ce n'est rien pour lui. Il sait la physique, la chimie de son temps, la physiologie, l'anatomie, l'histoire naturelle, très bien. Il a compris que les idées générales des hommes se font avec tout ce qu'ils savent, et qu'une philosophie est une synthèse de tout le savoir humain. En cette affaire, comme en presque toutes, Voltaire suit la même voie, mais est en retard. Il en est aux mathématiques, presque exclusivement, ne s'inquiète pas assez, encore qu'il s'inquiète de tout, des sciences d'observation, et nie, légèrement, les aperçus nouveaux, trop inattendus, où elles commencent à mener. Diderot est au courant de toutes choses. Il n'y a oreille plus ouverte, ni oeil plus curieux. Dans tous les sens il pousse avec ardeur des reconnaissances hardies et impétueuses.
Ses premiers ouvrages, Essai sur le mérite et la vertu, Pensées philosophiques, sont d'un écolier qui a, de temps en temps seulement, d'heureuses trouvailles. Mais déjà la Lettre sur les aveugles et la Lettre sur les sourds-muets contiennent une philosophie, qui sera celle où Diderot se tiendra plus ou moins toute sa vie. L'essai sur le mérite et la vertu était religieux et «déiste»; les Pensées philosophiques étaient irréligieuses et «théistes», et peuvent être considérées comme une esquisse de «morale indépendante»; les Lettres sur les aveugles et sur les muets sont un programme de philosophie athéistique et matérialiste. Pour la première fois Diderot y hasarde à nouveau, avec beaucoup de verve et même d'ampleur, cette ancienne hypothèse que la matière, douée d'une force éternelle, a pu se débrouiller d'elle-même, en une série de tentatives et d'essais successifs, les êtres informes périssant, quelques autres, parce qu'ils se trouvaient bien organisés, devenant plus féconds, les «espèces» s'établissant ainsi, devenant durables, et le monde tel qu'il est se faisant peu à peu à travers les âges. Epicure, Lucrèce, Gassendi et toute la petite école matérialiste du XVIIe siècle, obscure et timide en son temps, reparaissait, et allait user des ressources nouvelles que des recherches scientifiques plus étendues lui fournissaient.
En effet, les études de Charles Bonnet, de Robinet et de Maillet paraissaient coup sur coup, de 1748 à 176872, et toutes sous l'influence de la grande loi de continuité de Leibniz, voyant entre tous les êtres une chaîne ininterrompue, tendaient obscurément à la doctrine du transformisme; supposaient plus ou moins formellement que les espèces, puisque les limites qui les séparent sont flottantes et comme indistinctes, pourraient bien, elles-mêmes, n'avoir rien de fixe, s'être transformées les unes dans les autres et être douées d'une force de transformation et d'accommodement aux circonstances qui n'aurait pas encore à présent donné ses derniers résultats. Ces hypothèses, qui du reste, encore aujourd'hui, ne sont que des hypothèses, mais considérables, fécondes, et de nature à aider autant qu'exciter le savant dans ses recherches, faisaient rire Voltaire. Elles faisaient réfléchir Diderot, ébranlaient fortement son imagination; et dans l'Interprétation de la Nature (1754), non seulement bien avant Charles Darwin, mais bien avant Bonnet et Robinet, prenaient en son esprit énergique et audacieux une forme si arrêtée et précise qu'il traçait déjà tout le programme, en quelque sorte, de la doctrine évolutionniste: «De même que dans les règnes animal et végétal un individu commence pour ainsi dire, s'accroît, dure, dépérit et passe, n'en serait-il pas de même des espèces entières?... Ne pourrait-on soupçonner que l'animalité avait de toute éternité ses éléments particuliers épars et confondus dans la matière; qu'il est arrivé à ces éléments de se réunir, parce qu'il était possible que cela fût; que l'embryon formé de ces éléments a passé par une infinité d'organisations et de développements; qu'il s'est écoulé des millions d'années entre chacun de ces développements, qu'il a peut-être d'autres développements à prendre et d'autres accroissements à subir qui nous sont inconnus...?»
Et plus tard, dans le Rêve de d'Alembert, il mettait en vive lumière, par une image ingénieuse et frappante, cette supposition de Charles Bonnet, devenue aujourd'hui une doctrine, que l'être vivant n'est qu'une collection, une tribu, une cité d'êtres vivants. Voyez cet arbre, avait dit Bonnet. C'est une forêt. «Il est composé d'autant d'arbres et d'arbrisseaux qu'il a de branches et de ramilles...» Voyez cet essaim d'abeilles, dit Diderot, cette grappe d'abeilles suspendue à cette branche. Un corps d'animal, notre corps, est cette grappe. Il est composé d'une multitude de petits animaux accrochés les uns aux autres et vivant pour un temps ensemble. Un animal est on tourbillon d'animaux entraînés pour un temps dans une existence commune qui se sépareront plus tard, se disperseront, iront s'agréger l'un à un autre tourbillon, l'autre à un autre encore. Les cellules vivantes passent ainsi indéfiniment d'une cité que nous appelons animal ou plante en une autre cité que nous appelons plante ou animal; et cette circulation éternelle, c'est l'univers.
Enfin, dans le Rêve de d'Alembert encore, il donnait, avant le transformisme constitué, la formule définitive du transformisme: «Les organes produisent les besoins, et, réciproquement, les besoins produisent les organes.» Ceci, quarante ans avant Lamarck, et soixante ans avant Charles Darwin, est presque aussi étourdissant que le mot de Pascal sur l'hérédité73. Il arrive souvent que les hommes d'imagination devancent ainsi les sciences qui naissent, ou même encore à naître. Leur synthèse rapide passe par-dessus les observations qui commencent et les preuves encore à venir, et leur génie d'expression trouve le mot auquel la lente accumulation des notions de détail ramènera.
Chez Diderot c'était là plus qu'une imagination d'un moment. La matière vivante, éternelle et éternellement douée de force, et, sans plan préconçu, sans but, sans «cause finale», sans intelligence ordonnatrice, évoluant indéfiniment, soulevé d'une sorte de perpétuel bouillonnement, créant des êtres, puis d'autres êtres, des espèces, puis d'autres espèces; versant l'élément nutritif dans l'animal, et en faisant de la sensation et des passions; dans l'homme, et en faisant de la sensation, de la passion et de la pensée; rejetant l'animal et l'homme dans l'éternel creuset, et, de ces fibres qui pensèrent, faisant des végétaux, qui deviendront plus tard, sous forme d'animal ou d'homme, des choses sentantes et pensantes à leur tour: c'est le système qui séduit son esprit et la vision où son imagination se complaît. —Il est matérialiste comme un Lucrèce, en poète, et autant par exaltation que par raisonnement. La «nature» l'enivre et le transporte hors de lui-même. Il en reçoit «l'enthousiasme» comme d'autres croient le recevoir du ciel. Relisez cette page si curieuse, belle du reste, qui est égarée, comme presque toutes les belles pages de Diderot, dans un endroit où elle n'a que faire74:
Il m'entendit et me répondît d'une voix altérée:
«Il est vrai. C'est ici qu'on voit la nature. Voici le séjour sacré de l'enthousiasme. Un homme a-t-il reçu du génie? Il quitte la ville et ses habitants. Il aime, selon l'attrait de son coeur, à mêler ses pleurs au cristal d'une fontaine; à porter des fleurs sur un tombeau; à fouler d'un pied léger l'herbe tendre de la prairie; à traverser à pas lents des campagnes fertiles; à contempler les travaux des hommes, à fuir au fond des forêts. Il aime leur horreur sacrée... Qui est-ce qui s'écoute dans le silence de la solitude? C'est lui... C'est là qu'il est saisi de cet esprit, tantôt tranquille et tantôt violent, qui soulève son âme et qui l'apaise à son gré.
«Oh! nature! tout ce qui est bien est renfermé dans ton sein. Tu es la source féconde de toutes les vérités!... L'enthousiasme naît d'un objet de la nature. Si l'esprit l'a vu sous des aspects frappants et divers, il en est occupé, agité, tourmenté. L'imagination s'échauffe, la passion s'émeut... l'enthousiasme s'annonce au poète par un frémissement qui part de sa poitrine et qui passe d'une manière délicieuse et rapide jusqu'aux extrémités de son corps. Bientôt c'est une chaleur forte et permanente qui l'embrase, qui le fait haleter, qui le consume, qui le tue, mais qui donne l'âme, la vie à tout ce qu'il touche. Si cette chaleur s'accroissait encore, les spectres se multiplieraient devant lui. Sa passion s'élèverait presque au degré de la fureur.»
Voilà l'extase, voilà le grain de folie, voilà le mysticisme, car l'homme est toujours mystique par quelque endroit, de Diderot. L'adoration de la nature a été son genre de piété. Il trouve la nature auguste, douce, bonne, et bonne conseillère. «Tout est bon dans la nature.» Ce n'est pas elle qui pervertit l'homme; c'est l'homme qui se pervertit malgré elle; «ce sont les misérables conventions et non la nature qu'il faut accuser75. Ecoutez-la: elle ne vous donnera que de bonnes et salutaires instructions. Elle vous dira: «O vous qui, d'après l'impulsion que je vous donne, tendez vers le bonheur à chaque instant de votre durée, ne résistez pas à ma loi souveraine. Travaillez à votre félicité; jouissez sans crainte; soyez heureux. Vainement, ô superstitieux, cherches-tu ton bien-être au delà des bornes de l'univers où ma main t'a placé.... Ose t'affranchir du joug de cette religion, ma superbe rivale, qui méconnaît nos droits; renonce à ces dieux usurpateurs de mon pouvoir, pour revenir sous mes lois. Reviens donc, enfant transfuge, reviens à la nature! Elle te consolera, elle chassera de ton coeur ces craintes qui t'accablent, ces inquiétudes qui te déchirent, ces haines qui te séparent de l'homme que tu dois aimer. Rendu à la nature, à l'humanité, à toi-même, répands des fleurs sur la route de ta vie....»
—C'est le retour à l'état sauvage que prêche là ce singulier philosophe!—N'en doutez pas un instant; et son dernier mot sur ce point est le Supplément au voyage de Bougainville, qu'il m'est difficile d'analyser ici, mais que je prie qu'on croie que je ne calomnie pas en l'appelant une priapée sentimentale. Plus de religion, cela va sans dire; mais aussi plus de morale, et plus de pudeur! La nature (ceci est parfaitement vrai) ne connaît ni l'une, ni l'autre, ni la troisième. Toutes ces choses sont des «inventions» humaines, imaginées par des tyrans pour nous gêner et nous rendre misérables. «Il existait un homme naturel: on a introduit au dedans de cet homme un homme artificiel, et il s'est élevé dans la caverne une guerre civile qui dure toute la vie. Tantôt l'homme naturel est le plus fort; tantôt il est terrassé par l'homme moral et artificiel.... Cependant il est des circonstances extrêmes qui ramènent l'homme à sa première simplicité: dans la misère l'homme est sans remords, dans la maladie la femme est sans pudeur76..»—Et à la bonne heure!
Que faire donc: «Faut-il civiliser l'homme ou l'abandonner à son instinct?» Pressé de «répondre net», Diderot ne se fera pas prier: «Si vous vous proposez d'en être le tyran, civilisez-le, empoisonnez-le de votre mieux d'une morale contraire à la nature, éternisez la guerre dans la caverne», c'est ce qu'ont fait tous les tyrans parés du beau titre de civilisateurs: «J'en appelle à toutes les institutions politiques, civiles et religieuses: examinez-les profondément; et je me trompe fort, ou vous verrez l'espèce humaine pliée de siècle en siècle au joug qu'une poignée de fripons se promettait de lui imposer.»—Voulez-vous, au contraire, «l'homme heureux et libre? Ne vous mêlez pas de ses affaires.... Méfiez-vous de celui qui veut mettre l'ordre»77..
On voit assez que Diderot a été l'ami et le premier inspirateur de Rousseau. Le retour à l'état de nature leur a été longtemps une chimère et une impatience communes. Tous les deux ont cru fermement qu'état social, état religieux, état moral étaient des inventions humaines, des supercheries ingénieuses et malignes imaginées un jour, et non par tous les hommes pour vivre et durer, mais par quelques hommes pour opprimer les autres, ce qui, comme on sait, est si agréable! Tous deux ont eu cette idée; seulement, gênés tous les deux par l'état social, chacun en a repoussé plus spécialement et avec plus de force ce qui l'y gênait davantage: Rousseau insociable, la sociabilité; Diderot intempérant, la morale.—Et, du reste, Rousseau, réfléchi et concentré, a reculé devant le scandale d'une attaque directe à la morale commune; Diderot, débraillé, scandaleux avec délices, et fanfaron de cynisme, a poussé droit de ce côté-là, avec insolence et bravade.
Et quoi qu'il en soit, c'était bien là le dernier terme de «l'évolution» des idées ou des tendances dissolvantes du XVIIIe siècle. Entendez bien que toute doctrine philosophique est le résultat, d'une part, de l'état d'esprit d'une génération, d'autre part, de son état de passions; résume plus ou moins bien d'un côté ce qu'elle sait, de l'autre ce qu'elle désire. Le XVIIIe siècle français a été une lassitude et une impatience de toutes les règles, de tout le joug social, jugé trop lourd, trop étroit et trop inflexible. Richelieu, Louis XIV, Louvois, Bossuet, Villars et la morale janséniste, tout cela se tient parfaitement dans l'esprit des hommes de 1750, et c'est à leurs yeux autant de formes diverses d'une tyrannie lentement élaborée et machinée par les ennemis de l'humanité. C'est «l'invention sociale» avec ses éléments divers, législation dure, répression implacable, religion austère, morale, luttant contre la nature. C'est toute cette invention sociale qu'il faut, les modérés disent adoucir, les fougueux disent supprimer. On commence par lui contester ses titres. On la représente proprement comme une invention, comme quelque chose qui pourrait ne pas être, qui a commencé, qui peut finir, et qui ne doit pas se dire légitime, parce qu'elle n'est pas nécessaire. Et de cette invention on ruine, les unes après les autres, toutes les parties essentielles. On s'attache à montrer, pour ce qui est de la législation, qu'elle n'est pas raisonnable, pour ce qui est de l'autorité, qu'elle est despotique, pour ce qui est de la religion, qu'elle n'est pas divine.—Et il reste la morale, à laquelle on n'ose point toucher d'abord. Cependant Vauvenargues réclame déjà en faveur de la nature, qu'il lui semble qu'on réprime trop, et des «passions», dont il lui paraît que certaines sont belles et «nobles». Et Rousseau hésite, cherchant d'abord à mettre le «sentiment» à la place de la morale «artificielle», revenant plus tard à une sorte de morale rattachée à la croyance en Dieu et en l'immortalité de l'âme, c'est-à-dire à une morale religieuse, qui n'exclut que le culte.
Et Diderot plus audacieux, non seulement, dans la destruction de l'invention sociale, va jusqu'à la ruine de la morale, mais surtout, et presque exclusivement, insiste sur ce point, et y porte tout son effort. Ce qu'il y a de plus «artificiel» pour lui dans toutes ces inventions méchantes et funestes, c'est la moralité. C'est elle (et en ceci il a raison) qui éloigne le plus l'homme de l'état de nature où vivent les animaux et les plantes. La nature est immorale. D'autres en concluent que l'homme doit mettre toute son énergie à s'en distinguer. Il en conclut qu'il doit la suivre, sans vouloir s'apercevoir que si la nature est immorale, ce qui peut séduire, elle est féroce aussi, et par suite, ce qui peut faire réfléchir. Mais le besoin d'affranchissement l'emporte dans son esprit, et le dernier fondement de la forteresse sociale, respecté encore, ou indirectement et mollement attaqué, c'est où il se porte avec colère et véhémence. Avec lui le cercle entier, maintenant, est parcouru, et la dernière extrémité où la réaction violente contre l'état social, trop gênant et pénible, pouvait atteindre, c'est lui qui y est allé.
N'en concluez pas que ce soit un coquin. C'est un homme qui s'amuse. Il n'attache pas lui-même grande importance à ces ouvrages épouvantables où il y a de l'ingénieux, de l'éloquent et du criminel. Il en parle comme d'impertinences, «d'extravagances» et de «bonnes folies». Ce sont gaietés et propos de table. C'est à cela qu'il se délasse de l'Encyclopédie. Considérez toujours Diderot comme un homme qui s'enivre facilement. C'est son tempérament propre. Il se grisait de sa parole, et il parlait sans cesse; il se grisait de ses lectures, de ses pensées et de son écriture; il se grisait d'attendrissement, de sensibilité, de contemplation et d'éloquence, devant une pensée de Sénèque, une page de Richardson, la Marne, parce qu'elle venait de son pays, ou un tableau de Greuze; et ensuite venait le verbiage intarissable, l'épanchement indiscret et indéfini, allant au hasard, plein de répétitions, encombré de digressions, coupé ça et là de pensées profondes, de mots éloquents, de grossièretés et de niaiseries.—Et ses ouvrages de philosophe et de moraliste sont propos d'homme très intelligent, très étourdi et très inconscient qui s'est grisé d'histoire naturelle.
Notez, de plus, que, comme le coeur n'était pas mauvais, et tant s'en faut, Diderot a je ne dis pas sa morale, la morale étant, sans doute, une règle des moeurs, mais sa source, à lui, de bonnes intentions et d'actions louables. Ses déclamations, exclamations et proclamations sur la vertu, ne sont pas des hypocrisies. La vertu pour lui c'est le mouvement «naturel» et facile d'un bon coeur, le penchant altruiste, la sympathie pour le semblable, qui chez lui, en effet, est très vive; et il croit que l'homme n'a vraiment pas besoin d'autre chose.
A la vérité, il varie un peu sur ce point, comme sur tous. Je le vois dire quelque part: «C'est à la volonté générale que l'individu doit s'adresser pour savoir jusqu'où il doit être homme, citoyen, sujet, père, enfant, et quand il lui convient de vivre et de mourir. C'est à elle à fixer les limites de tous les devoirs», et cela, s'il s'y tenait, ce serait une règle, une loi du devoir, assez variable, vraiment, et dangereuse, cependant une loi.—Mais d'autre part, et plus fréquemment, il a cette idée, un peu confuse, mais dont on voit bien qu'il est souvent comme tenté, que c'est dans le fond de son coeur que l'individu, isolé, sans s'inquiéter de la pensée et de la volonté générale, et même s'y dérobant et luttant contre elles, trouve l'inspiration bonne et vertueuse. L'homme de bien crée le devoir, fait la loi morale. Il ne la reçoit point: elle coule de lui. Deux fois, dans l'Entretien d'un père avec ses enfants» et dans Est-il bon? Est-il méchant? il a, sinon conclu, du moins fortement penché en ce sens. Un homme en possession d'un testament qui dépossède des malheureux et qui gonfle inutilement l'avoir de gens riches, désintéressé du reste absolument dans l'affaire, peut-il brûler le testament? Diderot ne cache point qu'il a le plus vif désir de répondre par l'affirmative. —Un homme, pour répandre les plus grands bienfaits sur des hommes qui du reste en ont le plus grand besoin, et en sont très dignes, peut-il mettre de côté tout scrupule dans l'emploi des moyens, mentir, tromper, ruser, inventer des fables, et des machines et des fourberies de Scapin? Diderot semble tout près de le croire. Il a ce sentiment, confus je l'ai dit, et qui hésite, mais assez fort, que la morale commune est au-dessus et au-dessous des morales particulières, qu'elle est une moyenne; que, partant, tel homme peut se sentir meilleur qu'elle, et du droit que lui fait cette conscience, agir d'après sa loi personnelle.
C'est à peu près cela que l'on peut, si l'on y tient, appeler la morale de Diderot. Je n'ai même pas besoin de dire que, quoique plus aimable, et nous réconciliant un peu avec lui, elle procède du même fond que son immoralité. C'est toujours l'homme naturel opposé à «l'homme artificiel et moral»; c'est toujours la société, la communauté, le consensus qui est dépossédé du droit, abusivement et frauduleusement pris, de nous faire penser et agir, de diriger nos doctrines et nos volontés. Plus de loi que je n'ai point faite! Plus de devoir que je ne sais quel ancêtre, peut-être, probablement, fourbe et fripon, a tracé pour moi. En thèse générale, point de morale aucunement. La morale est une invention d'anciens tyrans subtils; c'est une des pièces de l'homme artificiel qu'on a introduit en nous. Si cependant vous voulez une règle, ou quelque chose qui s'en rapproche, fiez-vous à vous-même scrupuleusement interrogé; quelque chose de bon parlera en vous, qui vous dirigera bien, même contre le gré de la loi civile.
Voilà bien comme le dernier terme de l'individualisme orgueilleux et intransigeant. Au fond, et certes sans qu'il s'en doute, ce que le XVIIIe siècle nie le plus énergiquement, c'est le progrès. Le progrès, s'il y a progrès, c'est sans doute le résultat de l'effort commun de l'humanité à travers les âges, c'est ce que les hommes, peu à peu, et les fils profitant des travaux et héritant de la pensée des pères, ont fini par établir et par accepter comme vérités au moins provisoires, lumières pour se guider, et forces pour se soutenir. Cet «homme artificiel», en admettant même qu'il soit artificiel, cet homme social, religieux et moral, ce n'est pas un enchanteur qui l'a imaginé un jour, ce sont les hommes, les générations successives qui l'ont fait peu à peu; et si rien n'est plus naturel et ne semble plus légitime que le modifier à notre tour, c'est-à-dire continuer de le faire; le repousser tout entier, le déclarer tout entier une erreur et un monstre, vouloir le supprimer purement et simplement, c'est une sorte de nihilisme sociologique; c'est proclamer que les hommes, pensant ensemble pendant mille siècles, n'aboutissent qu'à une cruelle et méprisable absurdité, ce qui est possible, mais, s'il était vrai, devrait, non vous donner tant d'audace à penser à votre tour et tant de confiance en vos décisions individuelles, mais vous décourager à tout jamais de toute pensée et de toute recherche, et vous dissuader de recommencer, en la reprenant à son point de départ, une expérience qui a si malheureusement réussi.—A moins que vous ne soyez convaincu que vous seul, abstraction et destruction faite de tout ce que la pensée de vos prédécesseurs amendés les uns par les autres vous a appris, êtes capable d'une pensée saine et d'un regard juste; et c'est bien là l'immense et puéril orgueil des radicaux du XVIIIe siècle.
Mais ce mot d'orgueil m'avertit que je m'écarte de Diderot et que je pense beaucoup plus à Jean-Jacques. Le bon Diderot n'est pas orgueilleux tant que cela. Il a eu des audaces plus radicales encore que Jean-Jacques; mais ce sont les audaces de la légèreté, de l'étourderie, d'un tempérament sanguin et d'une pointe d'ivresse joyeuse. Hobbes disait que le méchant est un enfant robuste. L'enfant robuste est plutôt inconsidéré, fantasque, impertinent et scandaleux, avec de bons mouvements et d'étranges écarts. Et c'est Diderot; c'est l'homme dont on a pu dire et qui a dit de lui-même: «Est-il bon? Est-il méchant?»
III
SES OEUVRES LITTÉRAIRES
On a tout dit sur l'imagination de Diderot, excepté qu'il n'en avait pas; et, je m'en excuse, c'est à peu près ce que je vais dire. J'en ai le droit, parce que je ne résiste jamais à répéter un lieu commun quand je le crois juste.
Diderot n'a pour ainsi dire pas d'imagination littéraire. Il a, nous l'avons vu, une certaine imagination dans les idées, une certaine imagination philosophique. Le Rêve de d'Alembert est une sorte de poème matérialiste, non sans beauté, non sans beautés surtout. L'imagination littéraire est autre chose. Elle consiste à créer des âmes, ou à inventer des événements. Elle est faite d'une puissance singulière à sortir de soi, pour devenir une âme qui n'est pas notre âme, ou pour vivre des existences qui ne sont pas la nôtre. C'est une aptitude particulière et innée que rien ne remplace. L'observation y aide, mais ne la constitue pas; la sympathie, le détachement facile y aide, mais ne la donne pas nécessairement. Or Diderot n'avait pas l'imagination proprement dite, et il n'avait pas l'observation pénétrante et patiente. Il avait le détachement et la sympathie; mais cela ne suffisait point. Il n'a jamais ni tracé un caractère, tout un caractère, fait vivre un homme qui ne fût pas lui; ni il n'a jamais raconté une existence, fait, ou, ce qui est plus beau, suggéré à l'esprit du lecteur toute une biographie. Il a tracé des silhouettes, et raconté des anecdotes. Cela merveilleusement, en admirable peintre de genre.
Qu'est-ce à dire? Qu'il savait raconter, d'abord. Il le savait comme personne au monde, mieux que Le Sage, mieux que Voltaire, aussi vivement et fortement que Mérimée, avec plus de verve. Ensuite, qu'il savait voir, qu'il voyait avec une étonnante vigueur. Cet oeil de Diderot, vous le connaissez, rond, à fleur de tête, interrogateur, tout en dehors, tout jeté en avant, curieux, avide et qui semble se précipiter sur les choses. C'est l'organe essentiel de Diderot. Il a surtout aimé à regarder, et à voir. Il regardait; puis, dans son cabinet, ou dans le fiacre où il roulait la moitié de sa journée, il revoyait la figure, l'attitude, le geste, la scène; puis, devant son papier, il revoyait encore, avec plus de netteté et dans un plus haut relief, en écrivant.
Aussi tout ce qu'il nous a raconté, ce sont des anecdotes vraies, des historiettes de son temps. Il les combine les unes avec les autres, les fait entrer dans un récit quelconque qui leur sert de reliure; mais ce sont les petits mémoires de son siècle. Il n'a jamais créé, il a bien vu, bien retenu, bien reconstitué et bien raconté. Et dans chacune de ses histoires, après des préparations quelquefois longues, qui sont des hors-d'oeuvre, qu'est-ce qui frappe, retient, s'imprime vivement dans nos mémoires? La scène, le tableau, la vignette; cette femme suppliante aux pieds de cet homme immobile dans son fauteuil78.; cet homme qui part, tordant ses bras, les yeux en larmes, la tête tournée vers cette femme impérieuse et implacable79..—Ces choses Diderot les a vues. Le dessin, les lignes, les oppositions, les ombres, les traits de physionomie, les détails curieux, tout cela s'est profondément gravé dans sa mémoire de peintre, et il nous le rend. C'est le plus clair de son talent, qui est très grand et très Original.
Mais quand il s'essaye à l'oeuvre d'imagination pure, il écrit la Religieuse, où l'ennui le dispute au dégoût; il écrit les parties d'invention de Jacques le Fataliste, à savoir l'histoire proprement dite de Jacques et de son maître, qui est de médiocre intérêt. Il n'a plus alors (mais dans Jacques le Fataliste il les a à un haut degré) que ces qualités de conteur, l'entrain, la verve, le rapide courant du style, la cascade sautillante et brillante du dialogue. Mais le fond est singulièrement faible, je ne dis pas seulement comme peinture de caractères, mais comme invention d'incidents et d'aventures. A la vérité, et c'est toujours à Jacques le Fataliste que je songe, il produit une illusion agréable, ce qui est encore du talent: il mêle, suspend, ramène, entrecroise et entrelace cinq ou six récits différents, chacun peu intéressant en lui-même, de manière à toujours faire croire que celui qu'il a laissé en train et qu'il doit reprendre est plus intéressant que celui qu'il fait; et il y a là comme un chatouillement de curiosité, et, aussi, comme une sensation de fourmillement et de foisonnement copieux. On croit voir les récits sourdre, s'échapper, jaillir et courir en babillant, avec des fuites et de soudains retours, en se mêlant, se quittant et courant les uns après les autres. Il y a là un peu de diversité d'accent; car Diderot était l'homme des digressions, des échappées, et des parenthèses plus longues que les phrases; mais il y a un peu de procédé aussi et d'attitude; et surtout il y a plus de verve de conteur que d'imagination de créateur, ou, pour parler simplement, de romancier.
Notez aussi que ce manque de composition dont nous voyions tout à l'heure qu'il réussit à peu près à faire une grâce, n'en révèle pas moins une singulière pauvreté de fond. Où la composition est absente, mais je dis absolument, tenez pour certain que c'est l'invention même qui manque. Si l'on ne compose point, c'est qu'on n'a point trouvé ou une forte idée à vous soutenir, ou un personnage vrai, profond et puissant, qui vous obsède. Gil Blas est composé, quoi qu'on puisse dire. Le personnage de Gil Blas lui fait un centre et lui donne son unité. Candide est composé. Il gravite autour d'une idée dont on sent toujours la présence, et qui de temps à autre, fréquemment, ramène à elle le regard, haut sur l'horizon. Ni Jacques ni la Religieuse ni les Bijoux ne sont composés, parce que Diderot, demi-artiste, demi-penseur, artiste par saillies, penseur par belles rencontres, n'est ni grand penseur, ni grand artiste, et ne sait rassembler son oeuvre, souvent si brillante, ni autour d'un caractère vigoureux, complet et vraiment vivant, ni autour d'une idée importante et considérable.
Je ne vois qu'une oeuvre vraiment forte, serrée, qui descende profondément dans la mémoire, parmi toutes les improvisations prestigieuses de Diderot: c'est le Neveu de Rameau. Là encore c'est l'oeil qui a guidé la main. Le neveu de Rameau est un personnage réel que Diderot a vu et contemplé avec un immense plaisir de curiosité. Il l'a aimé du regard avec passion. Mais cette fois le personnage était si attachant, si curieux, et pour bien des raisons (pour celle-ci en particulier qu'il était comme l'exagération fabuleuse, l'excès inouï et la caricature énorme de Diderot lui-même) Diderot a tant aimé à le regarder, qu'il en a oublié d'être distrait, qu'il en a oublié les digressions, les bavardages, les a parte, les questions à l'interlocuteur imaginaire, et les réponses de celui-ci et les répliques à ces réponses; qu'il a concentré toute son attention sur son héros; qu'il a eu, non seulement son oeil de peintre, comme toujours, mais, ce qu'il n'a jamais, la soumission absolue à l'objet, et que l'objet s'est enlevé sur la toile avec une vigueur incomparable. Qu'on se figure un personnage de La Bruyère tracé avec la largeur de touche et la plénitude de Saint-Simon. —Et là encore il n'y a pas d'imagination proprement dite; ce n'est qu'un portrait, mais un portrait fait de génie.—Sauf cette rencontre, Diderot n'est qu'une sorte de chroniqueur spirituel et diffus, ou un novelliste à qui manque ce qui est le charme même de la nouvelle, le concentré et le ramassé vigoureux. Il est, sauf ce Neveu de Rameau, un romancier qu'on se rappelle avoir lu avec amusement, mais qui ne fait ni penser ni se souvenir. Ni on ne vit au cours de son existence, avec aucun de ses personnages, ni on ne réfléchit, le livre fermé, sur une pensée générale de quelque grandeur ou portée. Reste qu'il est un narrateur amusant et un metteur en scène presque inimitable, parce qu'il avait de la vie, et des yeux qui ne lâchaient point leur proie; et c'est ce que je me plais à répéter.
Diderot s'est essayé à l'art dramatique, et c'est où il a le moins réussi. Tout lui manquait, à bien peu près, pour y entrer, pour s'y reconnaître, pour y avoir l'emploi de ses qualités. Et d'abord remarquez qu'il a beaucoup réfléchi sur l'art dramatique et que c'est un grand raisonneur en questions théâtrales. Mauvais signe. Il peut exister, et la chose s'est vue, un homme assez complet et assez bien doué pour être d'une part un théoricien d'art dramatique, d'autre part pour être capable d'oublier toute théorie quand il prend sa plume de théâtre, condition nécessaire pour s'en bien servir. Mais la rencontre est rare. D'ordinaire, des théories familières et chères au critique, les unes s'évanouissent et lui échappent, dont il faut le féliciter, quand il conçoit une pièce de théâtre; mais quelques-unes restent, celles auxquelles il tient le plus, et c'est encore trop, et son imagination de créateur en est refroidie et paralysée, quand ce n'est pas chose plus grave, que la théorie reste parce que l'imagination n'est pas venue. Ceci est le cas de Diderot.
Il avait une foule d'idées vagues sur le théâtre; d'idées vagues, obscurcies encore par ce verbiage incohérent et fumeux, qui lui est naturel quand il dogmatise, et qui est cruel pour le lecteur. De ce chaos, où je crains qu'il n'y ait beaucoup de vide, je tire du mieux que je peux les trois ou quatre doctrines les plus saisissables.
Il voulait plus de naturel au théâtre, comme tout le monde; car, d'âge en âge, le naturel de l'époque précédente paraît le pire conventionnel à celle qui vient; et cela est nécessaire, parce que, seulement pour se maintenir au même degré de conventionnel, il faut réagir contre le conventionnel tous les cinquante ans, sans quoi l'on tomberait dans le pur procédé en deux générations.—Il voulait donc plus de naturel, ce qui, pour lui, voulait dire: point de vers, moins de discours, et moins de paroles,—de la prose, plus de cris et plus de gestes. Un sauvage entre à la Comédie française; il ne comprend rien à des gens qui parlent un langage rythmé, qui à une question de vingt lignes répliquent par une réponse de trente, et qui se tiennent bien en s'insultant, et se donnent cérémonieusement la mort.—Remarquez que le sauvage regardant une statue ne comprendrait rien, non plus, à une femme toute blanche d'un blanc de céruse, qui garde une immobilité absolue et qui ne cligne pas des yeux; qu'un sauvage regardant un tableau ne comprendrait rien à des personnages dont on ne peut pas faire le tour, et qu'on ne peut voir que d'un côté et même à une certaine place précise; que l'art est précisément l'art, et reste l'art, en se séparant franchement de la nature, et en n'essayant point d'en donner l'illusion, mais seulement une certaine ressemblance, à l'exclusion des autres, et qu'on frémit à imaginer ce que serait une statue de cire qui ferait la révérence et qui, par un mécanisme ingénieux, vous réciterait le sonnet d'Anvers; que, précisément parce que le théâtre, le plus complexe des arts, donne, non pas une ou deux, mais huit ou dix ressemblances et imitations de la vie, il faut d'autant plus, pour qu'il ne tombe pas dans le trompe-l'oeil, l'illusion puérile et le contraire même de l'art, qu'il conserve avec soin un certain nombre de contre-vérités ou de contre-réalités salutaires, préservatrices, artistiques pour tout dire; et que le vers, par exemple, ou le discours soutenu, ou l'attitude noble, ou des Romains, des Grecs, des Cid, des Paladins ou des Dieux parlant et marchant devant les Français de 1750, sont justement de ces contre-réalités qui ne constituent point l'art, mais en sont les conditions nécessaires.
Et qu'il faille, à chaque génération, s'inquiéter, cependant, d'introduire un peu de réalité nouvelle, c'est-à-dire, pour beaucoup mieux parler, de modifier par un souci de la réalité le conventionnel de l'âge précédent pour ne pas tomber dans un pire, à savoir dans le même se continuant, s'imitant et se répétant; j'en suis d'avis, et j'ai pris soin de le dire, et je félicite Diderot, sinon de sa théorie, du moins de sa préoccupation80.. Nous verrons ce que, dans la pratique, il en a gardé.
Il voulait, de plus, que le théâtre fût moralisateur. En cela il était dans la tradition du théâtre français et surtout de la critique dramatique française. Sur ce point, l'indépendant Diderot est d'accord avec Scaliger, avec Dacier, avec l'abbé d'Aubignac, avec Marmontel et avec Voltaire. Il n'est guère, du XVIe siècle au XIXe, de théoricien dramatique qui n'ait vivement insisté sur la nécessité de moraliser le théâtre, et de moraliser du haut du théâtre. Seulement au XVIIIe siècle ce penchant fut plus fort que jamais. Et il était mêlé de bon et de mauvais, comme la plupart des penchants. —D'un côté, l'idée de remplacer les prédicateurs chatouillait l'amour-propre des philosophes; d'autre part, ils sentaient bien, ce qui leur fait honneur, que la direction morale, qui autrefois venait de la religion, commençant à languir, il en fallait sans doute une autre, et qu'il n'y avait guère que la littérature qui pût recueillir ou essayer de prendre cette succession.—Quoi qu'il en soit, Diderot est sur ce point de l'avis de tout son temps. Il ne s'en distingue qu'en allant plus loin, ayant accoutumé d'aller toujours plus loin que tout le monde. Il voudrait que le drame fût non seulement un sermon; mais, comment dirai-je? une sorte de soutenance de thèse. «J'ai toujours pensé qu'on discuterait un jour au théâtre les points de morale les plus importants, et cela sans nuire à la marche violente et rapide de l'action dramatique.... Quel moyen (le théâtre) si le gouvernement en savait user et qu'il fût question de préparer le changement d'une loi ou l'abrogation d'un usage!»
Enfin Diderot estime qu'on pourrait renouveler le théâtre en substituant la peinture des conditions à la peinture des caractères. Entendez par «condition» l'état où est un homme dans la famille: on est «un père,» «un fils», «un gendre»; ou dans la société: on est magistrat, on est soldat, etc.
La critique s'est trop exercée sur cette vue de Diderot. Elle n'est pas méprisable. Ce qu'il y avait de suranné dans l'ancienne conception des «caractères» au théâtre, c'est que les «caractères» étaient devenus des abstractions. On étudiait le distrait, le constant, le contradicteur et le glorieux, comme s'il y avait un homme au monde qui strictement ne fût que glorieux, que contradicteur ou distrait. L'homme en soi, et encore réduit à sa passion maîtresse, et sans le moindre compte tenu des impressions que ses entours ont dû faire sur lui et de l'empreinte qu'elles y ont dû laisser, voilà ce que les dramatistes prétendaient avoir devant les yeux; ce qui conduit à croire qu'ils n'avaient en effet sous le regard qu'un mot de la langue française dont ils faisaient méthodiquement l'analyse.—Diderot se disait qu'un homme peut être né contradicteur, et, partant, être cela; mais qu'il est bien plus ce que la pression longue et continue de l'habitude, des fonctions exercées, des préjugés de classe reçus et conservés, a fait de lui. Père depuis trente ans, un homme n'est plus qu'un père; magistrat depuis dix ans, un homme n'est plus que magistrat; et ainsi de suite. En d'autres termes, le caractère acquis remplace le caractère inné.—J'ai la prétention, dont je m'excuse, d'exposer la théorie de Diderot beaucoup plus clairement qu'il n'a fait; mais je ne crois pas le trahir.
Elle ne manque pas de justesse; surtout elle ouvre à la «comédie de caractères» un chemin nouveau que ce sera à elle d'éprouver. Mais Diderot a peut-être tort de croire qu'il faille substituer purement et simplement les conditions aux caractères, comme si les conditions étaient tout, et les caractères si peu que rien. Notez d'abord que les conditions sont: ou des effets du caractère,—ou des forces en lutte contre le caractère, —et autant que dans les deux cas il faut s'inquiéter du caractère autant que de la condition. Je suis époux et père parce que j'étais né homme de famille, et dans ce cas, quand vous croyez et prétendez étudier ma condition, c'est mon caractère que vous étudiez, et la «substitution» est nulle, et il n'y a aucun renouvellement de l'art.—Ou bien je suis époux et père, par suite de circonstances, et quoique je ne fusse pas né pour cela; et alors le drame sera très probablement la lutte entre mon caractère et ma condition, entre mon caractère inné et mon caractère acquis, dont les forces commencent à se montrer; auquel cas il faut bien que vous connaissiez mon caractère autant que ma condition; et la pire erreur serait de ne vouloir connaître et peindre que cette dernière, puisque par cette omission ou négligence, c'est le drame même qui disparaîtrait.
De plus, à considérer les conditions comme de véritables caractères, tant on suppose qu'elles ont pétri, modelé et sculpté l'homme qu'elles ont saisi, encore est-il que les conditions sont des caractères d'emprunt qui n'ont pas la profondeur et la plénitude de caractères innés. Elles sont les attitudes et les gestes appris de la personne humaine plutôt que des ressorts intimes et permanents. Ce sont des modifications de caractère, et non des caractères.—Dès lors, autant elles sont intéressantes, montrées avec le caractère qu'elles ont modifié, autant elles sont comme vides et comme sans support, présentées sans ce caractère et abstraites de lui.—Et de là cette conséquence curieuse: loin que Diderot corrige ce défaut de nos pères qui consistait à donner des abstractions pour des caractères, voilà qu'il y tombe plus qu'eux. Tout au moins, en un autre sens, il procède exactement de même. Eux nous donnaient pour tout un homme un défaut. Lui nous donne pour tout un homme, une habitude prise, ou un préjugé, ou une mine. Peindre l'inconstant c'est faire une abstraction; mais peindre le juge d'instruction, c'est en faire une autre. Ecrire l'Avare c'est abstraire; mais écrire le Père de famille c'est abstraire encore. Ce qu'il nous faut mettre devant les yeux, c'est un homme avec sa faculté maîtresse, modifiée, ou aidée et exagérée, ou combattue par sa condition, c'est-à-dire l'homme avec son fond, et avec la pression que font sur lui ses entours, et le pli qu'ils laissent sur lui.—Et, par exemple, ce n'est ni l'avare ni le père de famille qu'il faut écrire, mais l'avare père de famille, et c'est précisément ce qu'a fait Molière quand il a créé Harpagon.—D'où il suit qu'au lieu de faire un pas en avant, Diderot en faisait un en arrière sur ceux qui, tout en procédant par «caractère», d'instinct n'en montraient pas moins l'homme concret et complet, en présentant ce caractère dans le cadre que la «condition» lui faisait, avec l'appoint que la «condition» y ajoutait, dans le jeu, enfin, et le branle où la «condition» ne pouvait manquer de le mettre.
Voilà ce que Diderot n'a point vu. Il n'en reste pas moins qu'apercevoir une partie de la vérité, et celle justement que les contemporains n'aperçoivent pas, c'est contribuer à la vérité, et qu'abstraction pour abstraction, il valait mieux pencher vers celles où l'on ne songeait pas, que rester dans celles où l'on s'obstinait. La théorie de Diderot avait donc et de la justesse et surtout de la portée.
Elle n'était point, du reste, une rencontre et comme un accident dans la pensée de Diderot. Il me semble qu'elle se rattachait à l'ensemble de sa doctrine, ou, si l'on veut, de ses penchants. Médiocre et même mauvais moraliste, médiocre et même à peu près nul comme psychologue, il ne devait guère voir dans l'homme que des instincts innés qui se développent, grandissent, et se font leur voie; «naturaliste» et grand adorateur des forces matérielles, il devait voir l'homme plutôt comme engagé dans l'immense, rude et lourd mouvement des choses, et absolument asservi par elles; il devait le voir bien plutôt comme un effet que comme une cause, et comme une résultante que comme une force, et dès lors c'était l'homme déterminé et «conditionné», c'était l'homme tellement modifié par sa fonction qu'il fût comme créé par elle, et en dernière analyse exactement défini par elle, qu'il devait s'imaginer, et par conséquent croire qu'il fallait peindre.
De toutes ces théories, Diderot, lorsqu'il a passé de la théorie à la pratique, n'en a guère retenu qu'une, c'est à savoir l'idée qu'il fallait moraliser sur la scène. Il a peu rencontré et même peu cherché ce naturel qu'il recommandait, et s'il n'a guère peint des caractères, il n'a pas davantage peint véritablement des «conditions». Le naturel de Diderot s'est réduit à éviter le discours suivi et à mettre souvent plusieurs points dans le texte de ses dialogues. Encore n'en met-il pas plus que La Chaussée. Mais le vrai naturel lui est aussi inconnu que possible, et ses couplets sont des harangues ampoulées comme, dans Balzac, étaient les lettres ad familiares. On a tout dit sur ces déclamations qui dépassent les limites légitimes et traditionnelles du ridicule, et je n'y insisterai pas davantage.
Quant à la manie moralisante, elle s'étale dans ce théâtre de Diderot de la façon la plus indiscrète et aussi la plus désobligeante. On voit bien pourquoi et en quoi Diderot se croyait nouveau quand il insistait sur cette doctrine de la moralisation par le théâtre. Elle n'était pas nouvelle; mais par la manière dont Diderot prétendait l'appliquer elle avait quelque chose de nouveau. Dans le drame, Diderot «moralise» et dogmatise de deux façons, par la maxime, comme au XVIe siècle, et par les conclusions, par les tendances que comportent et que suggèrent les dénouements. Il est plus rare, quoiqu'il y ait encore dans Alzire de belles leçons sur la tolérance, que la morale procède dans le théâtre de Voltaire par tirade. C'est sa méthode perpétuelle dans le théâtre de Diderot. Son drame n'est absolument qu'un prétexte à sermons laïques, et tout son théâtre n'est que sermons reliés en drames. Sa comédie nouvelle n'est qu'une «comédie ancienne» où il n'y aurait que des parabases.
Cela est ennuyeux d'abord: ensuite cela manque absolument le but poursuivi. Le propos délibéré de mettre une doctrine morale en lumière est, d'expérience faite, le moyen (un des moyens, car, hélas! il y en a d'autres) de ne point réussir en une oeuvre littéraire. On n'a jamais vraiment bien su pourquoi il en est ainsi; mais toutes les épreuves sont concluantes. —Peut-être cela tient-il tout simplement à ce qu'il en est tout de même dans la vie réelle. L'acte moral est toujours chose louable et qu'on respecte; mais pour qu'il ait sa chaleur communicative, sa vertu pénétrante et vivifiante, pour qu'il soit aimable et, partant, pour qu'il ait tout son effet, il faut qu'il ne soit pas concerté, qu'il n'ait pas trop l'air de se rendre compte de lui-même, qu'il ait un certain abandon et oubli de soi. Sinon, il a l'air moins d'un acte que d'une leçon qui se déguise en acte. Il reste vénérable bien plutôt qu'il n'est sympathique et contagieux.—L'effet est tout pareil en littérature. Nous aimons tirer la leçon morale des faits qu'on nous met sous les yeux; nous n'aimons pas qu'on nous la fasse.
Voilà une des raisons pour lesquelles le Père de Famille et le Fils naturel sont des oeuvres si ennuyeuses. Il y a malheureusement d'autres raisons. Deux choses manquent essentiellement à Diderot, qui ne laissent pas d'être importantes pour l'auteur dramatique, la connaissance des hommes et l'art du dialogue. Il n'avait aucune faculté de psychologue. Jamais un homme n'a été pour lui un sujet d'études, parce que chaque homme lui était une cible d'éloquence. Toute personne qui entrait chez lui était immédiatement roulée dans le flot bouillonnant de son discours. Un torrent est médiocre observateur et mauvais miroir.—Et il ignorait l'art du dialogue pour la même cause. Sur quoi l'on m'arrête. Les dialogues semés dans les romans et les salons de Diderot sont pleins de verve. Il est vrai. Mais ce ne sont pas des dialogues, ce sont des monologues animés. C'est toujours Diderot qui s'entretient avec lui-même. Il se multiplie avec beaucoup d'agilité et de fougue; mais il ne se quitte point. Il est de ceux qui font à eux seuls toute une discussion. «Vous me direz que.... J'entends bien qu'on me répond.... Tout beau! dira quelqu'un»; mais qui, du reste, ne discutent jamais. Ces gens-là, à force de se faire l'objection à eux-mêmes, n'ont jamais eu ni la patience ni le temps d'en entendre une.—Ainsi Diderot dans ses dialogues. Il dit quelque part: «Entendre les hommes, et s'entretenir souvent avec soi: voilà les moyens de se former au dialogue.» Le second ne vaut rien, et Diderot l'a pratiqué toute sa vie; le premier est le vrai, et Diderot ne l'a jamais employé, pour avoir consacré tout son temps au second. Aussi, dans ses drames, c'est toujours le seul Diderot qu'on entend. A peine déguise-t-il sa voix. C'est un soliloque coupé par des noms d'interlocuteurs. Comme Diderot a cru que le naturel consistait à mettre des points de suspension au milieu des phrases, il a cru que le dialogue consistait à mettre beaucoup de tirets dans une dissertation.
Une seule de ses comédies offre un certain intérêt. C'est celle où il ne s'est souvenu d'aucune de ses théories, et où il a peint le seul caractère qu'il connût un peu, à savoir le sien. C'est Est-il bon? Est-il méchant? —Dans Est-il bon? point de prétention moralisante; point de «condition», et au contraire, un caractère qui n'est modifié par aucune condition particulière; et enfin le défaut ordinaire de Diderot devient ici presque une qualité, puisque ce défaut consistait à ne pouvoir sortir de soi, et qu'ici c'est au centre de lui-même qu'il s'établit. On dira tout ce que l'on voudra, et il y a à dire, sur la composition bizarre de cet ouvrage, sur les inutilités, sur les longueurs; et que cette comédie ne peut être mise à la scène, et je le crois; mais le personnage central est singulièrement vivant et d'un bien puissant relief. Ce Scapin honnête homme, ce «neveu de Rameau» généreux et bienfaisant, ce Sbrigani à manteau bleu, cet homme de moralité douteuse et de générosité toujours en éveil, qui poursuit et atteint des buts excellents par des moyens à mériter d'être pendu, et dont la bonté s'amuse du but où elle tend, et dont la perversité, naturelle à tout homme, se divertit sous cape du moyen employé; cela est original, piquant, inquiétant et hardi, et ambigu et équivoque comme le titre, qui résume très bien la chose; et l'on sent que cela est vrai, et qu'il y a bien en chacun de nous tous un être qui voudrait avoir la joie de conscience des bienfaits répandus, avec le ragoût de la mystification bien combinée et de la demi-escroquerie bien conduite.—Trop spirituel, cet homme-là; mais il est si bon! Trop bon; mais par des stratégies si suspectes qu'il ne risque pas d'être fade.
L'étrangeté même de la composition de cette comédie n'est pas pour me déplaire, au moins à la lire. C'est une comédie faite comme Jacques le Fataliste. Cinq ou six histoires s'y coupent et s'y entre-croisent. Cela est d'un frétillement délicieux, et qui serait vite déconcertant et désespérant, si le principal personnage ne formait centre, et ne ramenait assez clairement tout à lui. Il est là; il a, pour sauver cinq ou six personnes, amorcé cinq ou six intrigues diverses. Elles lui reviennent et lui retombent sur les bras tour à tour: «Ah! voici l'histoire de Paul! Eh bien, elle est en bon train. Ceci, cela, pour la pousser où il faut.... Qu'est-ce? l'affaire Jacques. Elle va mal. Ceci, cela, pour la redresser.... Qu'est-ce encore? Et pourquoi diable me mêlé-je de tout cela? Pour des gens qui ne me sont de rien, et qui jugeront, en fin de compte, que j'ai agi en vrai fripon! Tout coup vaille! Et à l'affaire Bertrand!...»—Autant de dextérité qu'il y a, du reste, de mouvement, de verve et d'entrain, la main de Beaumarchais, discrètement, en tel et tel endroit, et Est-il bon? Est-il méchant? serait une chose très distinguée. Tel qu'il est, c'est une chose très originale.
IV
DIDEROT CRITIQUE D'ART.
Le chef-d'oeuvre de Diderot c'était très probablement sa conversation, et voilà pourquoi les chefs-d'oeuvre qui restent de lui sont, avec le Neveu de Rameau, les Salons et la Correspondance familière. Il n'avait pas la vraie imagination littéraire; mais il avait cette demi-imagination, je l'ai dit, qui consiste à être transporté de ce qu'on voit, à décrire avec ravissement ce qu'on a vu et à y ajouter quelque chose. Diderot est incapable de créer, mais il est très capable de refaire. L'oeuvre d'art ou la chose vue, après avoir saisi ses yeux, saisit son esprit et le met en un mouvement extraordinaire. Sans l'une ou l'autre il n'inventerait rien, ou fort peu de chose; ébranlé par un spectacle, il s'anime, raconte, décrit, déplace et replace, imagine des détails, reconstitue. Il a cette demi-imagination, secondaire, inférieure, mais précieuse encore, et que tant s'en faut que tout le monde ait, qui retient, achève, et recompose. Les Lettres à mademoiselle Volland sont pleines et fourmillantes d'anecdotes vivement contées, de scènes joliment décrites, de croquis, de silhouettes et d'eaux-fortes. Et ces petits tableaux ont ce qu'on ne connaissait guère au XVIIe siècle, la couleur. Non seulement on les voit; mais on les voit dans une sorte de lumière chaude et dans une atmosphère qui vibre et paraît vivante. Il n'y a pas de vide, d'espace mort entre les figures; le tableau entier baigne dans l'air réel et frémissant; la sensation de plénitude est parfaite. Comparez rapidement avec une anecdote de Crébillon fils ou de Voltaire: vous sentirez ce que je veux dire mieux que je ne pourrais l'exprimer.
Avec cet oeil, cette mémoire réchauffante, et cette imagination à la suite, et qui a besoin que quelque chose fasse la moitié de son office, mais vive encore et alerte, il eût été un critique dramatique, ou plutôt un chroniqueur théâtral de premier ordre. Ce sont des tableaux qu'il a regardés; c'était encore mieux son affaire. Les Salons sont très souvent admirables. Il décrit d'abord, puis il refait; c'est son procédé ordinaire. C'est la part de l'oeil et celle de l'imagination spéciale que j'ai dite. Quand l'oeil, si voluptueusement rempli des formes et des couleurs, s'est comme vidé, l'imagination excitée se donne carrière. Elle reprend la matière que le peintre lui a fournie et la dispose d'une autre façon. Elle se joue dans ces limites bornées avec infiniment de souplesse, de vivacité et de bonne grâce: puis elle s'émancipe encore, dépasse un peu le cadre et du tableau du peintre et du tableau refait par elle-même, et se livre à une rêverie, un peu contenue encore, qui est charmante. Ces échappées de fantaisie sont plus agréables ici, et moins inquiétantes qu'ailleurs, parce qu'on sait qu'elles n'iront pas trop loin, seront un peu surveillées par le critique qui ne peut s'endormir tout à fait, seront dominées, du reste, toujours un peu, et, partant, un peu maîtrisées par le souvenir de l'oeuvre qui les a inspirées. Dans ces conditions la verve de Diderot a tout charme, sans ses périls. Comme son imagination a besoin qu'on lui donne le branle, sa verve aussi a toujours besoin qu'on lui donne le ton.
Et je sais tout ce qu'on a reproché à cette critique artistique de Diderot. Cette critique artistique, a-t-on dit, est une critique toute littéraire. Variations d'un lettré à propos de tableaux.—Il est un peu vrai. Et c'est ici qu'il est à propos de faire remarquer quel est le fond même de la critique et de toute l'entente de l'art chez Diderot. Ce n'est autre chose que la confusion des genres. Il a eu sur le théâtre des idées de peintre, et sur la peinture des idées de littérateur. Il a voulu au théâtre des tableaux et sur les toiles des scènes de cinquième acte. Il a été pour un théâtre qui parlât aux yeux et pour une peinture qui parlât aux coeurs; et quand on est méchant, on dit qu'il a été bon critique dramatique au Salon, et bon critique d'art au Théâtre. Cela certes est un défaut, mais qui ne va pas sans sa revanche. Il ne faut pas confondre les genres, mais il ne faut pas les séparer jusqu'à mettre entre eux des lois de proscription. Les arts sont frères. A les confondre, il est vrai qu'on leur fait parler à tous une langue de Babel; mais aussi quand on cultive l'un, être, de nature ou par effort, entièrement étranger et insensible aux autres, c'est risquer de ne connaître que le métier et de s'y confiner. Le poète dramatique ne doit pas viser au tableau, mais qu'il se connaisse en peinture, même pour son art je ne crois pas que ce soit inutile. Le peintre ne doit pas faire propos d'attendrir; mais qu'il sache ce qu'est la personne humaine dans l'attendrissement et la douleur, ce n'est point de trop. Et le critique ne doit pas se tromper d'émotion, et transporter devant les toiles l'état d'esprit qu'il a eu parterre, et c'est un travers où Diderot tombe parfois; mais s'il ne connaissait qu'un genre d'émotion, peut-être risquerait-il de n'en connaître aucun, peut-être en arriverait-il vite, à moins que même il ne partit de là, à ne savoir d'une pièce que si elle est bien faite, et d'une toile rien, sinon que tel ton est juste et tel douteux.
Un critique artiste plutôt que «technique» c'est ce qu'a été Diderot, et c'est le «métier» aussi bien au théâtre qu'au salon qu'il a peu connu; mais ses impressions générales sont justes, et il ne s'est trompé ni sur Greuze ni sur Sedaine.—Remarquons de plus que si sa critique est si littéraire, c'est que la peinture de son temps est bien littéraire aussi. Il a affaire à des tableaux qui s'appellent quelquefois, et même souvent: Le Clergé, ou la Religion qui converse avec la Vérité; —Le Tiers Etat, ou l'Agriculture et le Commerce qui amènent l'Abondance;—Le Sentiment de l'amour et de la nature cédant pour un temps à la Nécessité; —L'Etude qui veut arrêter le Temps;—La Justice que l'Innocence désarme et à qui la Prudence applaudit. «Je défie un peintre avec son pinceau....» disait Molière....; les peintres du temps de Diderot avaient l'intrépidité de traiter ces sujets-là avec leur pinceau. Ils étaient extrêmement littérateurs. Ils étaient pathétiques, comme Greuze, et spirituels, comme Boucher. Quand on y songe bien, ce qui doit étonner ce n'est point du tout que Diderot ait été littéraire dans sa critique d'art, c'est combien il l'a été modérément. Et c'est bien plutôt un retour au vrai sens artistique que je serais tenté de voir dans les Salons de Diderot qu'une influence prédominante et funeste du «point de vue littéraire».
Car, on ne le dit vraiment pas assez, il a le sens infiniment sûr, d'abord de la couleur, et ensuite de la lumière, et voilà deux points qui ne sont pas si peu de chose. Partout où nous pouvons contrôler la critique de Diderot par l'examen des toiles mêmes qu'il a critiquées, nous voyons, ce me semble, que son sentiment du ton et des colorations est entièrement juste, et affiné; et que pour savoir d'où vient la lumière, où elle doit aller, dans quelle mesure juste les objets en doivent être avivés, ou baignés mollement, ou effleurés, il est peu d'oeil plus savant et plus exercé que le sien.
Et pour ces qualités qui sont moitié du peintre, moitié du littérateur (et qui sont nécessaires au peintre), savez-vous bien qu'il est passé maître? J'entends parler de l'instinct de la composition et du juste choix du moment. Cet homme qui compose si mal un écrit, compose, ou recompose, admirablement un tableau. Là où il dit: bien composé, on peut l'en croire. L'heureuse conspiration en vue d'un effet d'ensemble lui saute aux yeux d'abord. Et quand il défait un tableau pour le refaire, on sent bien le plus souvent, sinon que son tableau serait meilleur, du moins que celui qu'il critique a bien les défauts de composition qu'il relève.
Et de même, le moment précis de l'action qui est celui que le peintre doit saisir comme comportant le plus de clarté, le plus de beauté des figures, le plus d'harmonie des lignes, et le plus d'intérêt, il est souvent admirable comme Diderot l'entend bien et l'indique juste. Tout le Laocoon de Lessing est sorti de cette notion sûre du «moment» du peintre ou du sculpteur. Diderot avait tout à fait ce don, celui de voir une action se grouper pour l'effet esthétique, et celui de l'arrêter juste à la minute où elle sera le mieux groupée pour indiquer le commencement d'où elle vient et suggérer la fin où elle va, et pour être belle en soi, et pour être pleine de sens dans la plus grande clarté. «Chardin, La Grenée, Greuze et d'autres (et les artistes ne flattent point les littérateurs) m'ont assuré que j'étais presque le seul de ceux-ci dont les images pouvaient passer sur la toile presque comme elles étaient ordonnées dans ma tête.»—Je le crois fort, et cela va beaucoup plus loin qu'on ne pense. C'est la marque même du littérateur né pour sentir l'art. Un critique d'art doit être un peintre à qui ne manque que le métier. C'est à bien peu près ce qu'a été Diderot.
—Mais le métier lui-même, la technique, pour parler plus noblement, est partie essentielle de l'art à ce point que n'en pas rendre compte c'est causer sur l'oeuvre d'art et non point en faire la vraie critique. —Il faut s'entendre, et ne point trop demander. Chaque art a sa beauté propre que ne peut comprendre, je dis comprendre, et pleinement et minutieusement goûter, par conséquent, que l'homme qui connaît à fond la technique de cet art. Par exemple il faut avoir fait beaucoup de vers pour savoir quel est le secret de la beauté d'un vers de Lamartine ou d'une strophe d'Hugo. Mais d'autre part les arts ont une beauté d'expression qui leur est commune, c'est-à-dire sont faits pour éveiller dans les âmes certaines sensations générales, un peu confuses, il est vrai, mais fortes, dont la foule est susceptible, et dont, aussi, elle est juge. Pour me servir du spirituel apologue de M. Sully-Prudhomme81., peinture, sculpture et musique, par exemple, sont un Anglais, un Allemand et un Italien qui racontent le même fait chacun en sa langue devant un homme qui ne sait que le français. Le Français ne les comprend pas; mais à leur mimique il entend très bien que la chose racontée est triste ou gaie, dramatique ou bouffonne ou gracieuse, et il ne perd nullement son temps à les entendre et regarder. Très sensible même, femme, enfant, ou méridional, il pourra même rire, pleurer ou sourire à leur récit. Voilà ce que la foule entend aux choses des arts. Chaque art a sa langue particulière, tous ont un langage commun.
Eh bien, supposez maintenant un interprète. Quel service pourra-t-il rendre au Français qui écoute? Prétendre le faire entrer dans le talent de narrateur de l'Anglais ou de l'Italien qui est là, il n'y doit point songer. C'est toute la langue anglaise ou italienne qu'il faudrait qu'il commençât par enseigner, dans toutes ses nuances. Mais appeler l'attention sur tel geste et telle intonation, traduire en passant tel mot plus nécessaire qu'un autre à un commencement d'intelligence du récit, donner une idée générale, confuse encore, sans doute, mais déjà plus saisissable du fait raconté, voilà ce qu'il peut faire. Et voilà ce que le critique d'art doit se proposer. Il entre, de quelques pas, dans la technique, sans cesser de se tenir, à l'ordinaire, dans le domaine de l'expression, et il donne, par quelques vues discrètes sur la technique, un peu plus de précision à la sensation d'ensemble, à l'impression générale qui affectait la foule.
Et ceci est affaire de mesure. A un Fromentin qui écrit au XIXe siècle pour un public plus familier déjà aux choses de peinture, un peu plus d'interprétation technique, quelques leçons de langue poussées un peu plus loin sont déjà permises. A Diderot une traduction brillante du sentiment général du tableau suffit le plus souvent, et doit suffire; et nos critiques modernes les plus savants sont bien forcés, à l'ordinaire, de se tenir eux-mêmes à peu près dans ces limites.—Un critique d'art sera toujours surtout un homme qui a assez de talent, en décrivant un tableau, pour donner au public le désir de l'aller voir; et si la critique d'art, qui consiste surtout en cela, ne consistait strictement qu'en cela, Diderot serait certainement le grand maître incontesté de la critique d'art. Il en reste, en tous cas, le brillant, séduisant et éloquent initiateur.
V
L'ÉCRIVAIN.
Diderot est grand écrivain par rencontre et comme par boutade, et il trouve une belle page comme il trouve une grande idée, avec je ne sais quelle complicité du hasard. C'est un homme d'humeur, et par conséquent un écrivain inégal. «Un homme inégal n'est pas un homme, dit La Bruyère; ce sont plusieurs.» Et il y a plusieurs écrivains dans Diderot.—Il y a l'écrivain lucide, froid et lourd qui écrit les articles de l'Encyclopédie.—Il y a l'écrivain dur et obscur qui expose une théorie philosophique qu'il n'entend pas bien.—Il y a le rhéteur fieffé qui a donné à Rousseau le goût des points d'exclamation, qu'il a, à son tour, reçu de lui, et qui, brusquement, sans prévenir, au cours d'une exposition très calme ou d'une lettre très tranquille, s'échappe en apostrophes et prosopopées qu'on sent parfaitement factices. Le voilà qui écrit à Falconet: «Que vous dirai-je encore? Que j'ai une amie.... Tenez, Falconet, je pourrais voir ma maison tomber en cendres sans en être ému, ma liberté menacée, ma vie compromise, pourvu que mon amie me restât. Si elle me disait: Donne-moi de ton sang, j'en veux boire; je m'en épuiserais pour l'en rassasier.»—Ceci pour s'excuser auprès de Falconet de ne point l'aller rejoindre en Russie. Or, à cette amie même, à Mme Volland, il parle de la perspective et de l'approche de ce voyage en Russie, à la même date, avec la plus parfaite tranquillité. Et il y a aussi en Diderot l'écrivain ardent, impétueux, d'une prompte et vive saillie, qui jette une scène sous nos yeux ou qui enlève un récit d'un tel mouvement, d'un tel élan, et, notez le, avec une telle perfection de forme, qu'on ne songe plus à la forme, qu'on ne s'en aperçoit plus, qu'on croit voir, sentir et penser soi-même, que l'intermédiaire entre vous et la chose, que l'interprète, que l'écrivain, en un mot, a disparu; et c'est là le triomphe même de l'écrivain. C'est en cela que Térence, et Racine, et ce pauvre Prevost une fois par hasard, et Mérimée souvent, sont des écrivains supérieurs. Diderot a une centaine de pages où l'on est tout étonné de le trouver de cette famille.
Et quelquefois encore, quoique bien rarement, Diderot est même poète. Il trouve le mot puissant et sobre, court et magnifique, si plein qu'il descend comme d'une seule coulée dans l'âme, et la remplit et l'habite immédiatement tout entière: «Tout s'anéantit, tout périt: il n'y a que le monde qui reste, il n'y a que le temps qui dure.»—Il trouve le symbole exact et en même temps riche, ample, s'imposant à l'imagination, et il sait l'enfermer dans une période harmonieuse dont le retentissement prolonge longtemps dans notre mémoire ses ondes sonores: «Méfiez-vous de ces gens qui ont leurs poches pleines d'esprit et qui le sèment à tout propos. Ils n'ont pas le démon; ils ne sont jamais ni gauches ni bêtes. Le pinson, l'alouette, la linotte, le serin jasent et babillent tant que le jour dure. Le soleil couché, ils fourrent leur tête sous l'aile, et les voilà endormis. C'est alors que le génie prend sa lampe et l'allume, et que l'oiseau solitaire, sauvage, inapprivoisable, brun et triste de plumage, ouvre son gosier, commence son chant, fait retentir le bocage et rompt mélodieusement le silence et les ténèbres de la nuit.»—Et voilà, certes, qui est étrange, de trouver dans l'auteur des Bijoux indiscrets une pensée, un sentiment et une «strophe» de Chateaubriand.— C'est que le style c'est l'homme, quoi qu'en ait dit Buffon: le style est la mélodie intérieure de notre pensée, et la pensée de Diderot a ce caractère entre tous qu'elle est inattendue, même de lui-même. Inégal, inconstant, multiple, versatile, girouette sur le clocher de Langres, comme il a dit, il est, selon le quart d'heure, vulgaire, plat, ordurier, tendre, aimable, charmant, quelquefois sublime; et son style, non appris, non acquis, non surveillé, non châtié, non corrigé, son style d'improvisateur, comme sa pensée, est capable de bassesses, d'obscurités, d'incorrections, de gaucheries, de grâces, de vivacités aisées et brillantes, parfois d'échappées subites vers les hauteurs, et même de sérénités imposantes.
VI
Quelques intuitions de génie, quelques récits plein de verve, quelques silhouettes bien enlevées, quelques théories neuves trop mêlées d'obscurités, beaucoup de polissonneries, beaucoup de niaiseries, énormément de verbiage et de fatras fumeux, voilà ce qu'a laissé Diderot. Rien de complet, rien d'achevé, ni comme système philosophique, ni comme oeuvre d'art. Son rôle a été plus grand que son oeuvre. Par son infatigable activité, par ses qualités estimables, et presque inestimables, de caractère et de bon coeur, il a tenu une très grande place en son temps; il a été le lien entre les esprits et les caractères les plus difficiles et quelquefois les moins faits pour s'entendre, et personne plus que lui n'était né directeur de journal. Il ne lui a manqué qu'un vrai et grand génie, ou peut-être seulement de la suite dans les idées, pour mener son siècle, que personne n'a mené, comme il est arrivé d'ailleurs à presque tous les siècles. —Il l'a rempli d'un grand bruit d'audaces, de scandales et de papier remué. Il a vécu dans cette fournaise et ces bruits de forge comme dans son élément naturel. Il a fort agrandi le calme atelier de son père, et fabriqué beaucoup plus de couteaux que lui, moins inoffensifs. C'était un rude ouvrier que le travail grisait, et aussi la récréation, et aussi les histoires racontées, les discussions et la rhétorique. De pensée calme, de réflexions, de méditation, de contemplation, au milieu de tout cela, aussi peu que rien. Vrai Français des classes moyennes, sans esprit, sans distinction, plein d'intelligence, de facultés d'assimilation, de facilité au travail et à la parole, avec un idéal peu élevé, peu de scrupules de moralité, et un très bon coeur. Il s'est laissé aller à cette nature, si mêlée de mal et de bien, de tout son mouvement et de tout son élan, incapable de réaction contre lui-même, comme de réflexion. Cette nature, il la croyait bonne; le souci, le sentiment seulement, de notre infirmité, de notre misère, et de notre puissance à nous améliorer, lui était inconnu. Quand cela manque, on ne peut être qu'une force de la nature très intéressante. Il l'a été. Ce n'est pas peu.
Sa fortune littéraire a été curieuse. Très connu dans son temps et très en lumière comme remueur d'idées et «philosophe», beaucoup moins comme artiste, il a eu cette chance, pour prolonger sa gloire, que ses écrits les plus heureux, les plus piquants, les plus vivants, sont sortis les uns après les autres, à de longs intervalles, quelques-uns tout récemment, des bibliothèques particulières ou des armoires à manuscrits les plus éloignées et les mieux closes. A chaque révélation ç'a été un étonnement et une joie littéraire. On le croyait toujours la veille beaucoup moins grand. L'attention sur lui et l'admiration à son égard ont été renouvelées et rajeunies périodiquement comme par son bon ami le hasard, qui se montrait aussi intelligent que bienveillant; et une sorte de dévotion littéraire en a été comme confirmée et rafraîchie avec soin autour de son monument.
Une autre sorte de dévotion, qui n'avait rien absolument de littéraire, s'est fort échauffée aussi sur son nom. Vers le milieu de ce siècle, beaucoup lui ont été infiniment reconnaissants d'être irréligieux plus scandaleusement qu'un autre, de mettre la grossièreté la plus déterminée au service de la «saine philosophie». Cela n'a pas laissé de grossir sa cour.
Aujourd'hui nous le connaissons, ce semble, tout entier, et nous sommes trop loin des querelles religieuses, reléguées dans les basses classes de la nation, pour ne pas le juger avec une pleine tranquillité d'esprit. Nous le trouvons grand par le travail; curieux, intelligent, et pénétrant parfois, mais trouble et empêtré souvent, comme philosophe; romancier plein de verve, sans imagination véritable, critique d'art d'un grand goût et d'une sensibilité artistique tout à fait rare et supérieure; écrivain inégal, dont quelques pages sont des chefs-d'oeuvre, et dont la manière la plus ordinaire est un bavardage intarissable mêlé de galimatias.—Il faut savoir dire qu'il est décidément de second ordre. Mais, plus qu'un autre, il représente quelque chose: l'individualisme du XVIIIe siècle s'appliquant enfin franchement et insolemment à tout, pour tout détruire, peut être sans le vouloir; à la société, à la religion, à la morale; ne laissant debout que l'homme avec ses instincts, tenus pour bons; dissolvant la communauté humaine, sous forme de pensée commune dans l'espace, sous forme de pensée traditionnelle dans le temps. Il représente plus qu'un autre, plus que Rabelais et Montaigne, infiniment plus que Voltaire, plus que Rousseau, la revanche de la «nature» contre ce que les hommes ont cru devoir faire, depuis qu'ils existent, pour s'en distinguer. L'obéissance et l'adhésion complaisante à l'instinct naturel, c'est son fond même. Cela veut dire peut-être que cet instinct naturel, il ne le comprend nullement. Car il est aussi de la nature humaine, et c'en est peut-être la vérité et le caractère propre, de sacrifier l'instinct individuel à une règle et à une loi commune, pour que nous puissions vivre et durer, ce qui est encore, ce semble, le besoin le plus impérieux de notre nature.
JEAN-JACQUES ROUSSEAU
I
SON CARACTÈRE
Jean-Jacques Rousseau, romancier français, naquit à Genève le 28 juin 1712. Sa vie jusqu'à la quarantième année, et même toute sa vie, fut un roman. Déclassé dès l'enfance, vagabond, homme de tous métiers, depuis les plus honorables jusqu'aux pires, graveur et laquais, musicien et industriel forain, presque secrétaire d'ambassade et, plusieurs fois, favori soudoyé de grandes dames, point mendiant, mais quelquefois un peu voleur, à travers tout cela rêveur, artiste, infiniment sensible aux beautés naturelles et aux plaisirs simples, sans un grain d'ambition, n'écrivant point, ne rimant point, de temps en temps lisant avec fureur, toujours regardant avec délices le ciel, les verdures et les eaux, ou caressant avec extase un rêve intérieur; c'est ainsi qu'il arriva jusqu'à l'âge mûr.—C'est la vie de jeunesse et l'éducation d'un Gil Blas sensible, imaginatif et passionné. Il pouvait en sortir un «neveu de Rameau» de la pire espèce. Il en sortit un déséquilibré, mais non point un homme vil. Le fond était bon, non le fond moral, qui n'existait pas, mais le fond sensible. Rousseau avait très bon coeur. Faible, et sans aucune espèce d'énergie morale, il était bon, compatissant, charitable, et, très réellement et non pas seulement en phrases, «fraternel».—Il ne faut jamais perdre cela de vue; c'est le premier trait. Rousseau est un candide. Son cynisme même, quand il n'est pas une forme de son orgueil, est une forme de son ingénuité. Le premier mouvement dans Rousseau est un geste naturel et spontané d'élan vers autrui, de confiance, et de bras ouverts. Il a toujours commencé par adorer qui lui faisait accueil. Il y montre une naïveté lamentable, honorable et touchante. Les grandes amitiés qu'il a fait naître, et qu'il n'a pas toujours réussi à lasser, lui vinrent de là; les affections posthumes qu'il a excitées tout de même. Mille lecteurs se sont dit comme Mme de Staël: «J'aurais réussi à l'apprivoiser, à le ramener, à le garder.» Il a donné, il donnera toujours cette illusion, parce que naturellement on va au fond, et que le fond chez lui est bien douceur et naïve tendresse.
Seulement, s'il était bon, il se sentait bon, ce qui est très dangereux, lorsque manque le correctif de l'humilité. Sans vraie religion, sans instinct moral primitif, et après une vie de jeunesse si démoralisante, d'où aurait pu lui venir l'humilité? La modestie vient du bon sens très puissamment aidé par l'éducation religieuse ou au moins morale. Rousseau n'avait pas l'ombre de modestie, et, se sentant bon, il se jugeait le meilleur des hommes, et s'il était bonté de tout son coeur, il était orgueil des pieds à la tête. Il l'était avec candeur, avec passion, et avec exaltation, comme il était tout ce qu'il était. Dans ses rêveries de jeunesse, il songeait au chant des oiseaux, à presser l'humanité entière sur son coeur, et, aussi, il songeait à lui, avec des transports de complaisance, à sa bonté, à sa douceur, à ses facultés d'épanchement et de tendresse, et, insensiblement, se bâtissait un piédestal, que plus tard il sentira toujours sous lui, et sur lequel, innocemment, il prendra des attitudes.
Ajoutez enfin l'absence complète de sens du réel et une imagination romanesque que tout a contribué à entretenir et que rien n'a contenu. Le roman, vulgaire et picaresque, mais enfin le roman qu'il a vécu jusqu'à quarante ans, et au delà, a passé dans son esprit et dans tout son être, l'a marqué profondément, et pour toujours. Il n'a jamais vu aucune chose telle qu'elle est. Il a vu chaque chose plus belle qu'elle n'est, jusqu'à quarante ans, plus laide qu'elle n'est à partir de l'âge mûr, et de plus en plus jusqu'à la vieillesse. Et, comme dans l'âge mûr il y a toujours en nous des retours de l'être antérieur, souvent, même en sa maturité, il commençait par voir une chose nouvelle en jeune homme, et en était ravi; puis, très vite et brusquement, il la voyait en vieillard, et en frémissait d'horreur. Mais toujours, noir ou bleu tendre, le rêve s'est interposé entre lui et le réel, et a déformé le contour et changé la couleur des choses.
Bon, candide, orgueilleux et romanesque, tel il était quand il rencontra la société humaine. Jusqu'à quarante ans, il ne l'avait pas habitée. Le vagabondage produit les mêmes effets que la solitude. Le voyageur voit plus d'hommes que les autres, et, moins que les autres, connaît l'homme; car à changer sans cesse on ne pénètre rien. A quarante ans Rousseau avait eu des aventures diverses, et des épreuves, sans pour cela avoir acquis l'expérience. Le monde avait glissé devant ses yeux, et l'avait infiniment amusé; mais il ne le connaissait point. Du contact du Rousseau que nous connaissons avec la société, et du froissement terrible qui s'ensuivit, naquit le Rousseau d'après quarante ans, celui qui a pensé et qui a écrit.
Rousseau arrivait à Paris avec l'éducation des champs, des bois, des marches à pied, des rêveries, des amours faciles, et d'une imagination puissante et charmante. C'était La Fontaine, plus sombre déjà, parce qu'il était malade, et parce qu'il s'était chargé d'une compagne stupide, tyrannique et traîtresse, dont je ne dirai qu'un mot, mais avec certitude, c'est que c'est à elle que toutes les fautes graves de Rousseau doivent être imputées;—c'était La Fontaine moins léger et déjà hanté de soucis; mais c'était La Fontaine. Même âge, même éducation provinciale et champêtre, même candeur, même tendresse caressante, même imagination romanesque, mêmes lectures libres et vagabondes, et, remarquez-le, même absence de manuscrits jusqu'à quarante ans.—Il fut accueilli comme La Fontaine, avec empressement, avec engouement. Et il se livra avec candeur, et avec passion. Il n'était pas averti. Ces grandes dames et grands seigneurs qui l'accueillaient, sa naïveté, et sa bonté, et son orgueil aussi, lui montrèrent en eux des amis, de purs et simples amis. Il accepta leur hospitalité sans se douter qu'elle ne pouvait pas aller sans servitude. Les servitudes vinrent, ou au moins les exigences.—Habiter une petite maison de Mme d'Epinay, quoi de plus simple? Mais courir au château de Mme d'Epinay quand Mme d'Epinay s'ennuie, c'est-à-dire toujours, il n'avait pas songé à cette contre-partie, et la trouva rude.—Recevoir, à peu près, l'ordre de suivre Mme d'Epinay, en hiver, dans un voyage fatigant, triste et onéreux, toute affaire cessante et toute étude laissée, il n'avait pas prévu que cela fût dans le contrat. Stupéfait et désorienté, maladroit par conséquent, tergiversant, non sans une certaine duplicité, comme il arrive presque toujours dans les situations fausses, il en vient à se faire détester et chasser; et voilà un de ses premiers contacts avec le monde.—Aimer une comtesse, charmante du reste, et qui ne le hait pas, mais qui est une dilettante du sentiment, nullement une héroïne de l'amour, et qui le laissera se tirer d'affaire comme il pourra, quand une trahison domestique, ou simplement les propos du monde, les auront compromis tous deux; s'en tirer très mal, par des démarches et des lettres assez humiliantes: voilà une de ses premières écoles.—Serrer sur son coeur toute la troupe encyclopédique, et croire que ces gens de lettres, si pleins de beaux sentiments, ne veulent de lui que son affection; s'apercevoir trop tard qu'ils exigent la soumission dans l'école et la discipline dans le rang, et qu'ils sont très durs pour qui vit et pense d'une façon indépendante: voilà une de ses premières expériences.
L'orgueil aidant, et l'imagination romanesque, il en vint très vite à détester cette société humaine pour laquelle, je ne dirai point il n'était pas fait, mais, ce qui est bien pis, pour laquelle il était fait, au contraire, de par ses sentiments tendres, et à laquelle quarante ans de vie vagabonde ne l'avaient point préparé. Un misanthrope de naissance n'eût pas souffert des petites misères sociales; un homme candide, et tendre, et orgueilleux, souffrait autant de l'amour naturel qu'il avait pour le monde que des blessures qu'il en recevait, et de l'un et l'autre réunis, jusqu'au désespoir.—Ajoutez sa maladie, qui était de celles qui développent l'irritabilité et la mélancolie; ajoutez son intérieur dont il souffrait sans que son orgueil lui permit d'en convenir, ni sa bonté de s'en plaindre, ni sa faiblesse de s'en délivrer; et vous comprendrez ce trouble mental qui n'était un mystère pour aucun des amis de Rousseau, et qui n'est pour les médecins rien autre chose que la manie des persécutions et la folie des grandeurs, affections qui vont presque toujours ensemble et s'entretenant l'une l'autre; et voilà le dernier état moral de Rousseau.
N'oubliez point d'ailleurs que la complexion première, à travers toutes les vicissitudes de la vie, est chez nous si forte que le goût de Rousseau pour les amitiés mondaines, et les protecteurs et les bienfaiteurs, persistait encore et malgré tout, jusqu'au terme; que, jusqu'à la fin de sa vie, il rechercha ces dépendances affreuses et adorées dont il fut toujours dégoûté et toujours épris; que le passage continuel d'un transport de confiance à un accès de désenchantement et de colère secouait jusqu'à la briser sa frêle machine, et l'inclinait de plus en plus aux humeurs noires et aux chagrins profonds; et tout ce qu'il y a d'amertume mêlée d'illusions douces dans les ouvrages de ce singulier philosophe n'aura plus rien qui vous étonne.
Ses ouvrages en effet sont lui-même, et, ce qui est plus rare, ne sont rien que lui. Il est avant tout un homme d'imagination: tous ses ouvrages sont des romans. Il a fait le roman de l'humanité, et c'est l'Inégalité; le roman de la sociologie, et c'est le Contrat; le roman de l'éducation, et c'est l'Emile; un roman de sentiment, et c'est la Nouvelle Héloïse; le roman de sa propre vie, et c'est les Confessions.—Et dans chacun de ces romans il s'est mis tout entier, tendresse et orgueil, illusions de tendresse et illusions d'orgueil, sa tendresse lui traçant un idéal de bonheur simple, de vertu facile et d'épanchement et d'embrassement fraternel; son orgueil le mettant en guerre violente et implacable contre la société réelle qui l'a mal accueilli, à son gré, et lui persuadant d'en faire la satire ardente, d'en prendre toujours le contre-pied, et de la démolir pour la refaire;—d'où résulte un optimiste misanthrope, un Sedaine satirique, un François de Sales qui est un Juvénal, et un révolutionnaire plein d'esprit de paix et d'amour, le tout dans un romancier de génie.
II
LE «DISCOURS SUR L'INÉGALITÉ».
Tout Rousseau est dans le discours sur l'Inégalité parmi les hommes. Ceci est un lieu commun. Je m'y résigne, parce que je le crois vrai. On en a contesté la vérité. J'y reviens parce que, contrôle fait, je le crois vrai. Rousseau trouve la société mauvaise. J'ai dit pourquoi. C'est un plébéien qui a voulu être du monde, qui en a été, qui a cru n'en pouvoir pas être, qui s'en est cru méprisé, et qui s'en venge par en médire, tout en l'adorant encore. (Remarquez que, plus tard, dans la Nouvelle Héloïse, c'est un plébéien épris d'une patricienne, aimé d'elle, trahi par elle, regretté par elle et toujours resté dans son coeur, que Rousseau mettra en scène. La Nouvelle Héloïse est le rêve d'une nuit d'été d'un maître d'études.) Pour le moment il n'en est qu'à regarder la société en son ensemble, et à la trouver horrible. Et pourtant l'homme est bon! Rousseau le sent, à se sentir, sans se bien connaître. L'homme bon, la société inique; l'homme bon, les hommes méchants; l'homme né bon, devenu infâme: cette double idée, sous quelque forme qu'on l'exprime, et qu'il l'exprime, c'est la pensée éternelle de Rousseau. Et il est aisé de le croire, puisque c'est son âme même. «L'homme bon», c'est sa tendresse qui parle; «les hommes mauvais», c'est son orgueil. Il a répété cela toute sa vie, parce que, toute sa vie, son orgueil et sa tendresse n'ont cessé de parler.
Mais encore comment cela est-il arrivé? Comment l'homme bon est-il devenu méchant? Qui résoudra cette contrariété?—Ici intervient la réflexion, et se forme peu à peu, assez vite d'ailleurs, le système. Raisonnant sur lui-même, sans s'en rendre compte, Rousseau raisonne ainsi: «Et moi aussi j'ai été bon. J'ai eu quarante ans de bonté facile et charmante. Mes mouvements de haine et de malice, depuis quand les trouvé-je en moi? Depuis que je suis entré dans la société des hommes. Si tant est que je le sois, c'est eux qui m'ont gâté. L'humanité tout entière a dû subir la même transformation. L'homme est né bon (car j'en suis sûr); il s'est rendu méchant en se faisant social. Le mal moral est le résultat d'une erreur. L'humanité s'est trompée sur ses destinées; elle s'est abusée sur sa vocation. Elle s'est crue faite pour vivre en état social. C'est en état de nature qu'elle devait rester. Cet état de nature a dû exister.—Il a existé.—Il faut le retrouver, et y retourner. Des siècles nous en séparent. Qu'importe? Et, du reste, ce n'est pas vrai. Dans le temps infini, qu'est-ce que six ou sept mille ans peut-être? Très probablement un court instant. C'est d'hier, par une erreur d'un jour, que nous nous sommes mis nous-mêmes aux bras la chaîne qui nous froisse et qui en nous irritant nous rend mauvais. Revenons à l'état de nature. Effaçons l'histoire, cette courte méprise, ce mauvais rêve d'une nuit de l'humanité.»
C'était une idée toute nouvelle,—très vieille aussi; nouvelle forme d'une pensée très ancienne parmi les hommes. C'était l'idée du paradis primitif, et de la chute. L'homme est né bon et heureux. La nature ne pouvait que le faire tel. Il a voulu inventer quelque chose, sortir de son état. Il s'est perdu, il est tombé. Son effort, désormais, est éternellement à se relever et à revenir.—Cette idée, presque instinctive chez l'homme, est fondée en raison et en sentiment. Le sentiment qui l'entretient chez chacun est sans doute le souvenir de l'enfance heureuse, insouciante et innocente (sans qu'on fasse réflexion que l'enfance heureuse est un bienfait, et le plus grand, de la société, le résultat chèrement acquis de centaines de siècles qui ont créé un peu de sécurité pour la faiblesse).—L'idée rationnelle qui est au fond de cette conception, c'est celle de l'inquiétude éternelle de l'homme. Chacun de nous sent les malheurs que le désir de changement lui a attirés, sans pouvoir comprendre quel serait le malheur effroyable d'une éternelle immobilité. Nous concluons que le meilleur eût été, pour chacun de nous, de rester tranquille, et, généralisant, nous voyons l'humanité souffrant et peinant parce qu'elle a bougé, un jour, a tendu au mieux, s'est déplacée, s'est mise en route. Que ne se tenait-elle coi?
Cette idée, quoi qu'on en puisse penser, est bien celle de Rousseau. Il rencontrait,—ou il retrouvait dans quelque réminiscence obscure, ce que je serais très porté à croire—l'idée théologique de la chute. Il voyait l'homme d'abord innocent au sortir des mains de Dieu, s'engageant par une faute... non, car dans ce cas il n'aurait pas été tout bon... s'engageant par une erreur de son esprit dans une voie mauvaise où il reste longtemps, et ayant besoin d'un sauveur. Et ce sauveur ce sera Rousseau lui-même.
Remarquez qu'il est beaucoup plus près de l'idée théologique qu'il ne le croit sans doute. Car, dans son système, la chute de l'homme, c'est sa transformation en animal social; mais c'est aussi la conquête qu'il a faite de la science, et qu'il a eu tort de faire. Le Discours sur les lettres, les sciences et les arts, bien moins important que le Discours sur l'Inégalité, et presque enfantin, n'en est pas moins un chapitre de celui ci. Le tort des hommes a été de vouloir vivre en société; il n'a pas été moins de vouloir savoir et de vouloir penser. «L'homme qui réfléchit est un animal dépravé.» Simplicité, ignorance, innocence, et insociabilité: voilà les conditions véritables du bonheur humain.
L'homme a été dans cet état très longtemps; il en est sorti, par erreur comme j'ai dit, par une demi-faute aussi, si l'on veut, entendez par une sorte de paresse et d'abandonnement bien mal entendus. L'homme a cru que l'état social lui donnerait des moments de loisir et de repos. La vie naturelle est dure: chacun y doit pourvoir à sa subsistance et à celle de ses enfants. L'état social c'est la division du travail, qui permet à chacun, son office rempli, de se reposer sur la communauté et de reprendre haleine.—Il est très vrai; mais l'état social développe, ou plutôt crée dans l'homme, des passions qu'il n'avait pas prévues et qui lui ôtent en effet tout ce repos. L'ambition, l'avidité, la jalousie, la simple émulation, l'amour-propre, qui n'existaient point tout à l'heure et qui existent à présent, demandent à l'homme plus d'efforts que la sécurité sociale et la bonne ordonnance sociale ne lui en épargnent.—De même, sciences, lettres et arts sont des inventions de la paresse humaine, qui la frustrent, et se tournent contre elle. On a inventé les premières sciences pour prévoir, mesurer, compter, s'accommoder mieux sur la terre et avoir ainsi des moments de répit; les premiers arts, locomotion, navigation, métallurgie, agriculture, pour avoir quelque chose au grenier et à la grange, et ne pas chasser tous les jours; les lettres et les arts d'agrément pour charmer les heures de trêve ainsi conquises. Mais on ne se doutait pas que ces moyens d'affranchissement deviendraient puissances oppressives et absorbantes, véritables tyrans, par l'attrait qu'elles devaient exciter; qu'elles seraient la civilisation, sorte de course furieuse à la poursuite d'un idéal reculant toujours, exigeant de l'homme, seulement pour la suivre, des efforts énormes et une contention qui est un état morbide continu, et toujours aspirant à être plus complète et achevée, et traînant l'homme éperdument à sa suite dans un labeur toujours plus rude et un élan toujours plus disproportionné à ses forces.—Il y a là une immense méprise de l'humanité. Il faut que l'humanité revienne en arrière.
Mais pourra-t-elle recouvrer l'état primitif? En un certain sens, non; en un autre oui, et mieux que cet état. Elle était vertueuse par ignorance, et heureuse sans le savoir. Sa longue erreur, dont il ne faudrait point qu'elle perdît le souvenir, lui aura servi à revenir à l'état primitif par choix, par préférence et par juste estime faite de lui. Elle ne le subira plus, elle y adhérera, et elle ne le vivra point seulement, elle le pensera en le vivant; et il ne sera plus un état seulement, mais à la fois un état, une idée et une volonté. Et tous les précieux biens du premier âge seront retrouvés, aussi précieux, mais plus nobles, en ce qu'on en sentira le prix. La simplicité sera mépris de l'orgueil, l'ignorance mépris du savoir, l'insociabilité mépris des vanités et des ambitions,—et l'innocence sera vertu. C'est à ce troisième état qu'il faut parvenir, qui est un progrès, et sur le second, et même sur le premier.
C'est ainsi que Rousseau, tout en paraissant tourner le dos à son siècle, est de son siècle plus que personne; car sa régression est un progrès, et le plus grand que l'humanité puisse faire, et il l'en croit capable; car sa réaction est un violent effort pour rebrousser, mais dans le dessein de revenir en avant, une fois le vrai chemin retrouvé, et il croit le voyage possible; car son horreur pour la prétendue perfectibilité n'est que l'amour de celle qu'il croit vraie; et non pas, comme les autres, il croit l'homme bon et devenant meilleur; mais il croit l'homme bon, dépravé, et corrigible; bon, déchu et capable de relèvement, ce qui est croire à la perfectibilité comme avec redoublement de foi et un raffinement de certitude.
Et maintenant que la misanthropie de Rousseau et son esprit de dénigrement à l'égard de son siècle trouvent leur compte dans ce détour, et même qu'ils ne soient pas sans inspirer un peu ce système, il est bien possible. Mais c'est l'idée fondamentale, originale et profonde de Rousseau; c'est tout Rousseau; et je m'étonne qu'on en doute. Passe encore si vraiment elle n'était que dans le Discours sur les lettres et les sciences et dans le discours sur l'Inégalité. Mais elle est reprise et résumée magistralement (après l'Emile) dans la Lettre à Monseigneur de Beaumont et, en la reprenant, Rousseau renvoie formellement le lecteur au discours sur l'Inégalité, dont il affirme que l'Emile n'est que la suite; et du reste elle est dans tous les ouvrages de Rousseau (sauf le Contrat social), et de tous elle forme comme le fondement et le centre.
Elle est une pure hypothèse et un roman. Elle suppose tout ce qui est à prouver. Elle ne tient compte des faits que pour nier tous ceux qu'on connaît. Rousseau le dit en propres termes: «J'écarte tous les faits». Dès lors que reste-t-il? Une antinomie dont un des termes est une pure invention de l'imagination. Rousseau dit: «L'homme est né bon, et partout il est méchant. Résolvons cette contrariété»; comme il dira plus tard: «L'homme est né libre, et partout il est dans les fers». Dire: «le mouton est né carnivore; et partout il mange de l'herbe; expliquons ce prodigieux changement», serait aussi juste. Ce qu'il faut avouer, c'est que nous n'avons aucune notion historique de l'homme dans l'état de nature, et que dès lors, sans nier cet état, nous n'avons qu'à ne pas nous en occuper. Il n'existe pas comme élément de raisonnement. Y pousser comme à un idéal dans l'avenir serait permis; y pousser comme à un retour et à une restauration est mettre au principe de l'argumentation un vice qui la ruine d'avance. Tout ce que nous savons des fourmis, c'est qu'elles ne vivent qu'en fourmilières; des abeilles, c'est qu'elles ne vivent qu'en ruches, et des hommes qu'ils ne vivent qu'en société. Comme a dit Rossi, «l'homme vit en société comme le poisson dans l'eau». Le supposer vivant autrement est une idée, du reste très intéressante, de romancier. Le Discours sur l'Inégalité, l'oeuvre, d'ailleurs, de Rousseau où il y a le plus d'imagination, de verve, d'originalité neuve encore et fraîche et naturelle, n'est qu'une histoire de Swift à laquelle l'auteur croirait. C'est l'Astrée de la sociologie.
Aussi j'engage à le lire et ne l'analyserai point. L'histoire de l'humanité qui y est tracée est d'un grand poète qui ne serait pas très bon psychologue. Des idées très justes, çà et là, sur la nature humaine y traversent la rêverie continue, puis disparaissent sans aboutir. L'auteur n'en tire rien. Par exemple, il nous dit que tout l'homme primitif est égoïsme et altruisme, et rien de plus; et de cette vue tout un système pourrait sortir. Mais, ensuite, il abandonne l'altruisme complètement et attribue uniquement l'invention sociale à l'égoïsme mal entendu des foules et à la tromperie de quelques habiles. Tout cela est peu lié, peu suivi et mal fondu. Reste la tendance générale. Elle est celle que j'ai dite: conviction que l'homme est, au moins, trop social: qu'il faudrait, au moins, restreindre l'état social à son minimum, revenir, sinon à la famille isolée, du moins à la tribu, au clan, à la petite cité; qu'ainsi diminueraient et la lourdeur de la tâche et l'intensité de l'effort, et l'énormité des inégalités entre les hommes; qu'ainsi seraient atténués les besoins factices, gloire, luxe, vie mondaine, jouissances d'art; qu'ainsi l'homme serait ramené à une demi-animalité intelligente encore, mais surtout saine, paisible, reposée et affectueuse, qui est son état de nature, en tout cas son état de bonheur.—Et vous pouvez ne pas lire ce qui suit. Sauf dans le Contrat social (et encore!) Rousseau, de toute sa vie, n'a pas dit autre chose que ce qu'il vient de dire.
III
LA «LETTRE SUR LES SPECTACLES.»
Il l'a professé et proclamé dans sa Lettre sur les spectacles avec une éloquence spécieuse et entraînante qui est d'un grand maître. D'un coup d'oeil sûr de polémiste, qui ne lui a jamais manqué, il a bien vu la place particulièrement sensible où il fallait frapper. Si la littérature est l'expression suprême de la civilisation, le théâtre est l'expression extrême et comme aiguë de la littérature et de l'état littéraire. Là le dernier terme de l'artificiel est atteint. L'homme ne se contente pas d'y être artiste, il s'y fait moyen d'expression lui-même. Il fait une oeuvre d'art, et il la joue. Il conçoit une statue, il la crée; et cette statue c'est lui-même, sur un piédestal qui s'appelle la scène. Il conçoit un poème, il l'écrit, et ce poème il le vit, artificiellement, il fait semblant de le vivre, entre deux décors.—Arrivé là, l'homme est aussi loin de l'état de nature, si l'état de nature existe, qu'il est possible. Il est tout art, tout artifice, tout jeu. C'est l'extrême amusement et raffinement du civilisé; pour Rousseau ce doit être l'extrême dégradation.
De fait, il le croit, et il le crie de tout son coeur. Pour lui le théâtre est une école de mauvaises moeurs, et il corrompt les moeurs en riant, ou en pleurant. Il montre les hommes toujours dans un état violent et monstrueux, soit de passion, soit de ridicule, et il incline les hommes, par l'accoutumance et l'instinct d'imitation, à être tels dans la vie réelle. Il déforme ainsi la nature humaine, il la pétrit à nouveau pour la faire plus singulière et plus bizarre qu'elle n'était. Dépravé une première fois par la société, l'homme l'est une seconde fois par le théâtre, et c'est cet homme ainsi perverti qui fera la société de demain, et la société ainsi faite qui inspirera le théâtre de la génération prochaine, et ainsi de suite à l'infini. Voilà l'idée maîtresse de la Lettre sur les spectacles.
Même en acceptant l'ensemble de la théorie de Rousseau, son idée ici est bien contestable.—Ce ne serait point «école de mauvaises moeurs» qu'il devrait dire, mais «école de moeurs factices». Ainsi redressée, sa pensée prend une grande vraisemblance. Le théâtre doit habituer les hommes, grâce à l'instinct d'imitation, à exprimer des sentiments qu'ils n'éprouvent point. Le théâtre imite la vie, mais la vie imite le théâtre. Le théâtre crée une manière d'affectation et une sorte d'hypocrisie. Cela, on peut l'accorder.—Reste à savoir précisément si les moeurs factices que le théâtre donne ainsi sont mauvaises, et, à passer, comme il arrive, de l'affectation à l'habitude, et par l'habitude au fond même de l'être, corrompent en effet ce fond.—C'est ce qu'il est très difficile de prouver. Le théâtre présente au public des moeurs figurées de telle sorte qu'elles puissent être comprises aisément d'un certain nombre d'hommes assemblés, et approuvées par eux. Sans aller jusqu'à dire, comme on l'a fait, que les hommes assemblés n'acceptent et n'approuvent que des moeurs qui soient bonnes, assertion pleine d'une douce naïveté, on peut croire que les hommes assemblés ne peuvent aisément comprendre que des moeurs moyennes. L'énormité des crimes et l'excès des ridicules représentés sur les théâtres ne nous doit pas abuser. Encore est-il qu'il faut, pour être vite saisis par nous, qu'en leur fond ces personnages, non seulement nous ressemblent, cela va de soi, mais n'aient de l'humanité que les traits généraux, communs à un très grand nombre, à un nombre immense d'individus. Cela est une nécessité, une condition même de l'art dramatique, une manière d'être sans laquelle il n'irait pas à son premier but, qui est, sans doute, d'être compris sur-le-champ.—Dès lors c'est une moyenne des moeurs que nous donne le théâtre, tout compte fait. Or s'il est vrai que les moeurs qu'il représente, il nous les communique peu à peu, il s'ensuivrait qu'il ne déprave les moeurs, ni ne les perfectionne, mais qu'il les égalise, en quelque sorte, et les nivelle. En nous inspirant des moeurs factices imitées de moeurs moyennes, il nous inclinerait à avoir les moeurs de tout le monde.
Il est très probable qu'il en est ainsi. Et Rousseau a raison: le théâtre fait comme la société; seulement ni le théâtre ni la société ne dépravent l'homme; l'un et l'autre l'humanise, au sens propre du mot, le fait ressembler davantage à son semblable en l'en rapprochant. C'est l'originalité, c'est l'exception, en bien comme en mal, que la société détruit dans l'humanité à user, pour ainsi dire, les hommes les uns contre les autres. C'est l'originalité, c'est l'exception que le théâtre, en ne les représentant point, fait oublier, peut-être, à la longue, fait périr.—Et il resterait à examiner si ce nivellement de l'humanité n'est point, justement, une décadence, si mieux vaudrait, ou moins, pour l'homme, de fortes exceptions en bien et d'autres en mal, et si les chances seraient que celles-là l'emportassent, ou celles-ci. Mais ce n'est point dans cet ordre d'idées que s'est placé Rousseau, et je n'ai point à y entrer. Je n'avais qu'à montrer pourquoi Rousseau juge le théâtre funeste, et à indiquer pourquoi il est plutôt à croire que le théâtre est neutre.
A un autre point de vue, Rousseau institue une théorie qui n'aboutit point parce qu'elle est un cercle vicieux. Pour réfuter les défenseurs du théâtre, il leur fait remarquer que le dramatiste, «au lien de faire la loi au public, la reçoit de lui»; que «l'auteur suit les sentiments du parterre, suit les moeurs de son temps»; que «jamais une pièce bien faite ne choque les moeurs de son siècle»; et il conclut que le théâtre ne saurait corriger un goût auquel sa première règle est de se conformer.—Et, tout de suite, il ajoute que l'amour du bien est dans nos coeurs, que nous sommes convaincus que la vertu est aimable par notre sentiment intérieur, et que vraiment la comédie ne pourrait produire en nous des sentiments que nous n'aurions pas.—Tout cela est très juste; mais si les hommes sont naturellement bons, et si le théâtre ne leur rend que ce qu'ils lui inspirent, comment peut-il leur donner de mauvaises leçons, et d'où pourrait-il tenir le venin qu'il leur communique?—Ceci n'est qu'un cas particulier de la grande contradiction de Rousseau. Il a toujours soutenu deux choses: la première que l'homme est bon, et la seconde que l'art le corrompt. Mais d'où vient l'art, si ce n'est de l'homme? Jamais Rousseau n'a clairement expliqué comment l'homme, si parfait, a inventé tant de choses qui l'ont rendu exécrable; de même qu'il n'a jamais expliqué comment l'homme, né dans l'état de nature, en est sorti; et, aussi bien, c'est exactement le même problème.
Je ne déteste, certes, point le scepticisme de Rousseau à l'endroit de la vertu moralisatrice du théâtre, quand je songe à l'idée vraiment candide, et peut-être pire, que se faisaient Voltaire et Diderot, ou qu'ils affectaient d'avoir, relativement aux salutaires et merveilleux effets du théâtre sur les moeurs. Et cependant, sans aller jusqu'à tenir le théâtre pour une école de morale, je ne suis pas sans lui accorder une très légère, très flottante, presque insensible, mais salutaire, influence. L'argument est trop facile qui consiste à dire: le théâtre n'a jamais corrigé personne. Il n'a jamais corrigé précisément tel vicieux, tel ridicule ou tel imbécile, parce qu'il est trop évident qu'ils ne s'y sont pas reconnus. Mais il crée une atmosphère générale, un état d'opinion, un «milieu», comme on dit en langage scientifique, qui ne laisse peut-être pas d'avoir son influence, sinon sur les vicieux ou les sots authentiques, du moins sur ceux qui sont à mi-chemin de l'être, c'est-à-dire sur tout le monde. Rousseau reconnaît que c'est le goût général qui est la règle du théâtre. Eh bien, ce «goût général» le théâtre le renvoie au public, mais «développé», comme dit Rousseau encore, renforcé, plus vif, exprimé en traits brillants, ou en types et caractères saisissants. Il frappe des proverbes, et il donne des noms propres aux vices. Appeler l'hypocrisie Tartufe, si l'on a assez de génie pour que Monsieur Tartufe soit immortel, je suis très disposé à croire que c'est peu de chose, mais encore soyez sûr que ce n'est pas rien. Ainsi, de ce goût général revenu au public fortifié, vivifié et comme illuminé par le théâtre, se forme une opinion publique qui pèse, un peu, au moins, sur la conduite des hommes. Les hommes pensent désormais un peu plus fortement ce qu'ils pensaient, et peut-être agissent un peu plus comme ils pensent. Or rendre les actions des hommes un peu plus conformes à leurs pensées et un peu moins à leurs passions, ce n'est pas un très grand profit moral, j'en conviens; mais c'en est un. Voilà ce que le théâtre fait. Il ne me corrige pas; mais il redresse un peu le bon sens public qui, à son tour, pèse sur moi. «Vous dites qu'il n'a corrigé personne; je le veux bien; mais le but n'est pas de corriger quelqu'un; c'est de corriger tout le monde.» Ce mot d'Emile Augier est plein de justesse82.. Il est ce qu'on doit dire en faveur du théâtre quand on ne veut tomber dans aucun excès ni de confiance ni de mépris.
Et enfin encore un seul mot. Il faut des amusements aux hommes. Que ceux de l'esprit ne soient pas d'un caractère beaucoup plus élevé ni d'un effet beaucoup plus salutaire que ceux des sens, je le crois assez; on reconnaîtra sans doute qu'ils sont cependant un peu plus nobles. Art et littérature sont presque un peu plus que des divertissements, ils commencent à être des contemplations; les jouissances qu'ils donnent ont un caractère comme à demi désintéressé. Si l'on m'accorde cela (je sais bien que l'auteur du Discours sur les lettres et les arts ne me l'accordera pas; mais je vais jusqu'au bout de mon idée, quitte à revenir), je ferai remarquer que par sa nature, de toutes les formes de l'art, le théâtre est celle qui a le plus de chances de ne pas être démoralisante. Le théâtre s'adresse aux hommes assemblés. Il ne faut pas dire que les hommes assemblés sont généreux, c'est aller trop loin; mais il est certain que les hommes assemblés ont plus de pudeur que chacun pris à part: il est certain que les hommes assemblés veulent qu'on les respecte. L'homme en public rougit de ce qu'il a de mauvais en lui et ne permet pas que l'artiste s'y adresse, du moins cyniquement. De là vient que tous les arts ont je ne sais quel arrière-magasin suspect, je ne sais quel musée secret honteux, tous, peinture, gravure, sculpture, poésie, roman, tous, sauf l'architecture et le théâtre, parce que tous deux sont arts de grand jour et de pleine lumière.
Si donc on repousse toute espèce d'amusement littéraire et artistique (c'est ce que fait Rousseau) il n'y a rien à dire à cela, si ce n'est que je crains l'homme qui s'ennuie; mais si on accorde à l'homme ce genre de divertissements, c'est le théâtre qui est le meilleur, ou, si l'on veut, le moins mauvais de tous.—Ce qui serait naturel, ce serait donc que l'austère moraliste qui se défie de tous les arts et qui les condamne, fit presque une exception pour le théâtre. C'est le contraire que fait Rousseau, parce que, comme je l'ai dit en commençant, le théâtre, s'il est, peut-être, le moins nuisible des arts, est aussi de tout ce qui est art, littérature, vie de civilisation et vie mondaine, l'expression la plus éclatante, la plus séduisante et la plus vive; et que c'est l'art, la vie de civilisation, et la vie mondaine que Rousseau, avec une sorte de colère et d'inquiétude, poursuit en lui.
IV
L'ÉMILE.
Il les poursuit, sinon plus encore, du moins en les serrant et pressant de plus près, dans l'Émile. L'Émile est un roman d'éducation destiné à montrer et à prouver qu'il ne faut pas instruire; et étant donné le système général de Rousseau, il n'y a rien de plus juste.—La société corrompt; l'éducation doit dépraver: car l'éducation n'est pas autre chose que l'art de mettre l'enfant au niveau de la société où il naît et en commerce avec elle. C'est à ce niveau qu'il ne faut pas le faire descendre, et c'est ce commerce qu'il faut lui épargner jusqu'au moment, au moins, où il pourra le subir sans en être gâté. L'essentiel est donc d'isoler l'enfant, de le séparer de la société des hommes, de la société des enfants, et même de la famille. Les reproches ordinaires qu'on fait soit à Rabelais, soit à Montaigne, soit à Fénelon, ne sont plus de saison ici. On peut leur dire avec raison que l'éducation non publique, que l'éducation par le gouverneur, par Ponocrates ou par Mentor, est tellement exceptionnelle par sa nature même qu'elle ne peut servir ni de modèle, ni d'exemple, ni même d'indication utile; qu'elle n'est qu'une éducation de gentilhomme ou de prince, et qu'ils ont, de la question, laissé de côté toute la question.—Cette fin de non-recevoir, nous l'opposerons, quoi qu'il dise, à Rousseau aussi; mais il peut y répondre. Il est au moins très logique, et d'accord avec lui-même, en repoussant l'éducation publique. Son gouverneur est surtout un gardien des frontières, et un chef de cordon sanitaire qui empêche la contagion sociale de parvenir à son élève. Son précepteur a pour essentielle mission d'empêcher l'enfant d'être instruit. C'est pour cela que dans ce roman domestique, non seulement la société, le le monde, l'école, les enfants du même âge que le jeune Emile, sont écartés avec un soin jaloux; mais la famille elle-même d'Emile n'intervient pas dans son éducation. A la mère il semble bien que Rousseau ne demande que de nourrir l'enfant. Cela fait, l'enfant ne paraît plus lui appartenir, et elle disparaît du livre. Le père n'y fait qu'une seule apparition insignifiante; et je crois que, quand Emile a quinze ans, le père est mort.—Rien de plus juste d'après l'ensemble des idées de Rousseau. La famille c'est la société encore, dont il faut à tout prix éloigner l'enfant; c'est aussi, même chose sous un autre nom, la tradition, c'est-à-dire l'amas séculaire de préjugés et de méprises sur sa destinée que l'humanité a légué et lègue, toujours plus énorme et plus lourd, aux générations successives. L'homme naturel, voilà ce qui était bon; l'homme naturel, voilà ce qu'il faudrait tâcher de retrouver.
—Mais alors retranchez aussi le précepteur!—Mais non, puisque la société existe! Elle est la; on ne peut pas la supprimer. Il faut donc quelqu'un entre l'enfant et elle pour le garantir. Il faut, par malheur, un procédé artificiel pour permettre à l'homme naturel de renaître. Le gouverneur est l'homme qui connaît et met en pratique ce procédé. Il protégera l'enfant contre l'instruction, et c'est là son rôle. Il donnera à son disciple ce que Rousseau appelle très justement «l'éducation négative».
Elle consiste à laisser l'enfant se développer lui-même et trouver toute chose tout seul. Le maître n'est qu'un témoin et un observateur. Il n'est pas un homme qui enseigne. L'enfant se développe, il le surveille, et répond seulement à ses curiosités, sans même les satisfaire toutes. Il le laisse essayer, tâtonner, chercher, trouver; car l'éducation c'est l'apprentissage des forces de l'esprit, nullement un fardeau qu'on doit jeter sur un esprit évidemment trop faible pour le porter.
—Mais encore, à laisser l'enfant trouver seul toutes choses, on risque qu'il lui faille toute sa vie pour s'instruire, et plus d'une vie; car ce que sait l'humanité, elle a mis bien des siècles pour l'apprendre, et cet enfant qui s'instruit seul, c'est l'humanité qui recommence.—A ceci Rousseau répond par la seconde partie de son système. «L'éducation négative, c'est son premier point; son second point c'est ce que j'appellerai l'éducation positive indirecte. Le maître doit d'abord empêcher la société d'instruire l'enfant; il doit, ensuite, non pas enseigner, cela jamais, mais mettre l'enfant dans certaines conditions où il sera capable de s'instruire, bien disposé à s'instruire et excité à s'instruire.—Ce qui instruit, ce sont les choses, et les réflexions que l'homme fait sur elles: c'est le monde qui nous entoure et l'intelligence que peu à peu nous en acquérons. Le maître peut, pour abréger l'éducation personnelle, rapprocher les choses de l'enfant, et créer autour de lui un monde abrégé, arrangé, mais vrai. De là cette sorte de machination perpétuelle qu'on a tant remarquée dans l'Emile, et ces «coups de théâtre pédagogiques»83. qui y sont si multipliés. L'esprit romanesque de Rousseau s'y complaît, il est vrai; mais sa méthode aussi, sous peine d'être absolument vaine et sans aucun effet, les exige.
—Ne parlez jamais de propriété à l'enfant.—Mais alors, il l'ignorera?—Non; ayez la complicité du jardinier qui jouera devant l'enfant le personnage du propriétaire lésé et fera sentir à l'enfant ce que c'est qu'un droit.—Ne dites pas à l'enfant: «Vous étes faible; il ne faut pas sortir seul»; mais ayez la complicité de tout le quartier, qui, le jour où vous aurez laissé l'enfant sortir seul, par quelques mésaventures concertées l'en dégoûtera.—Ainsi de suite.
Ceci n'est que l'application particulière de tout un système d'éducation morale dont Rousseau avait eu, longtemps avant l'Emile, l'idée confuse. Convaincu de la grande influence qu'ont les objets extérieurs sur nos humeurs, nos sentiments et nos idées, il avait eu je ne sais trop quel dessein d'instruire l'homme à se gouverner par l'extérieur. Ces choses qui nous dirigent, nous devions apprendre à les diriger elles-mêmes (comment? je le vois mal) de manière qu'en définitive elles nous gouvernassent pour notre bien. Je suppose, par exemple,—car je ne suis pas sûr de bien comprendre,—que l'hygiène bien entendue, une habitation bien exposée, des fréquentations honnêtes, des exercices physiques, etc., étaient ces choses extérieures dont nous dépendons, mais qui aussi dépendent de nous, que nous pouvons disposer, arranger, concerter de manière a nous assurer de leur bonne influence sur notre âme. Ainsi nous nous gouvernions par l'intermédiaire des choses qui nous gouvernent; nous prenions en dehors de nous le levier à nous mouvoir, et nous étions maîtres de nous indirectement. —Telle était cette «morale sensitive» ou ce «matérialisme du sage», idée ingénieuse et non sans justesse, dont Rousseau avait rêvé, et qui est restée en projet84..
Il gouverne et dirige Emile de la même façon. Il crée autour de lui l'habitat qui le modèle, l'atmosphère qui l'anime, la température qui le modifie, le concours de forces qui doucement le plient.—Ce système d'éducation indirecte trahit chez Rousseau la conscience confuse qu'il a de n'être pas doué de volonté, et d'autre part son esprit d'indépendance et son horreur de toute direction. Ni il ne compte que l'enfant, sur une grande et forte idée qu'on lui aura donnée, se gouvernera lui-même, ni il ne veut que le précepteur pèse directement et immédiatement sur l'enfant. Reste que le précepteur l'aide à être instruit par les choses.
Ce système, qui est fort loin d'être méprisable, et nous reviendrons sur ce qu'il a d'infiniment judicieux, a des inconvénients qui sautent au regard. D'abord, et il faut bien y insister, quoique l'objection d'une part soit banale, et d'autre part tende à montrer combien Rousseau est d'accord avec lui-même, d'abord tout plan d'éducation qui n'est pas un plan d'éducation publique n'est qu'un pur roman pédagogique. Il ne va qu'à créer une âme d'exception dont il sera intéressant de voir ce qu'elle deviendra, et ce qu'elle sera rencontrant Sophie; mais il ne nous sert quasi à rien. Si dans une pédagogie toute familiale, supprimant l'école publique, et gardant l'enfant à la maison, est d'une application extrêmement difficile, et, déjà, a un caractère exceptionnel; que dire d'une pédagogie qui se défie de la famille elle-même, l'écarte ou la neutralise, et exige pour chaque enfant, dans chaque famille, un gouverneur célibataire qui lui consacre vingt-cinq ans de son existence?
Rousseau, qui a un mépris superbe de l'objection, nous répondrait: «C'est tout mon système. Sûr que l'éducation publique déprave, précisément parce qu'elle est l'image ou plutôt une forme de la société, je veux justement créer un être d'exception, au moins un, sauver un enfant, le dresser pour la vie naturelle, dont, au moins, plus tard, il donnera l'exemple et le modèle.»
—Soit; mais puisqu'il est certain qu'à peine un millier d'enfants dans une nation pourront être élevés ainsi, l'inutilité de l'effort est égale à l'immensité du labeur.—N'importe; Rousseau tient à son système parce que c'est le seul vrai, à son avis, et peu l'inquiète qu'il soit presque impraticable; et il y tient peut-être justement parce qu'il sent que Rousseau seul, ou à peu près, le peut appliquer. C'est cela même, au fond, qui le séduit. Comme Rousseau a, ce me semble, beaucoup d'esprit théologique dans l'intelligence, de même il a quelque chose du tempérament sacerdotal. Rousseau est un prêtre; c'est un très mauvais prêtre, si l'on veut, mais c'est un prêtre. Il en a l'orgueil, l'esprit de domination et la tendresse. Vous pouvez songer à Joad. Il veut l'enfant séparé du monde, des autres enfants et de la famille, et livré à l'influence enveloppante et continue d'un sage célibataire, chaste, pieux, instruit, méditatif surtout, moraliste plutôt qu'humaniste, et contempteur du monde et du siècle. Emile reçoit l'éducation d'un jeune lévite. Ce millier d'enfants, dans une nation, élevés par un millier de religieux, que je supposais tout à l'heure, je ne serais pas étonné que ce fût l'idée de derrière la tête de Rousseau, beaucoup plus aristocrate qu'on ne croit.—Remarquez que si Rousseau respecte fort le développement spontané de l'intelligence dans son disciple, il n'entend pas raillerie, ni tolérance, pour ce qui est de la volonté dans l'enfant. Il la brise; il n'admet pas qu'elle se déclare; il ne veut pas qu'on raisonne avec elle, qu'on essaye de la persuader; il veut qu'elle rencontre, non pas même une défense, ce qui ressemble encore à une discussion, mais un non pur et simple et invincible, une contre-volonté massive, muette et inébranlable comme un obstacle matériel. «Ce dont il doit s'abstenir ne le lui défendez pas; empêchez-le de le faire, sans explication, sans raisonnement.... Que le non une fois prononcé soit un mur d'airain85...»
Je suis donc porté à croire que le reproche qui consiste à dire que l'éducation de l'Emile est une éducation ultra-aristocratique toucherait peu Rousseau, et que c'est à celle-là même qu'il a songé. Seulement j'aurais voulu qu'il indiquât par quoi, au moins, il eut admis qu'elle fût complétée. Au-dessous de la classe élevée à la Rousseau, que devrait-on faire pour la foule qui ne peut pas avoir de gouverneur, et qui, bon gré mal gré, sera toujours instruite en société? Je n'admets guère un prétendu traité d'éducation où une question pareille n'est pas même soulevée.
Pour en revenir au jeune Emile lui-même, on remarque encore, d'abord, qu'il n'apprend rien du tout, ensuite que cette éducation naturelle de l'homme naturel destiné à rester l'homme de la nature est aussi artificielle que possible.
La première de ces deux objections est faible; elle ferait plaisir à Rousseau, et elle ne m'émeut guère. Il est très vrai, quand on fait un petit tableau synoptique des «matières vues» par Emile, pour parler pédagogiquement, que cela se réduit à très peu de chose. Emile n'a pas été «surmené». Un peu d'histoire, un peu de géographie, un peu d'astronomie, un peu de botanique, un métier manuel (excellent, surtout pour Sophie), beaucoup de morale, la religion naturelle en dernier lieu (ce qui n'a rien que de très juste dans une éducation privée et solitaire), voilà tout, ou à bien peu près, ce qu'Emile a appris.
Il n'y a pas lieu de s'emporter contre Rousseau sur ce point. D'abord on ne peut lui reprocher d'avoir à peu près exclu les arts et les lettres, puisqu'il les considère comme des agents de corruption; mais, même en sortant de son système, et en raisonnant dans le sens commun, on doit convenir qu'il n'a pas si grand tort. Quand l'éducation est l'acquisition hâtive et impatiente d'un gagne-pain, ce qu'elle est forcément et fatalement pour l'immense majorité d'entre nous, il est vrai qu'elle doit être plus pratique, et plus matérielle pour ainsi dire; mais cela ne signifie point que celle-ci soit la vraie, ni qu'elle soit bonne. Elle est même très mauvaise. Elle n'est pas une éducation; elle est un apprentissage. Elle fait un bon ouvrier, non pas un homme. Dans les conditions particulières, exceptionnelles, et favorables, où Rousseau s'est placé, quand on a affaire à un enfant qui n'aura pas besoin de gagner sa vie, une précaution seulement, le métier manuel, pour qu'il la puisse gagner si sa destinée change, et, sauf cela, une éducation générale toute de culture de l'esprit, d'exercice du raisonnement, de développement du bon sens et d'élévation du coeur, une longue causerie grave et judicieuse, pendant vingt ans, avec un sage, aidé de quelques bons livres en très petit nombre: c'est l'éducation véritable.—Ne croyez pas que Mme de Maintenon en ait rêvé une autre.—Il ne s'agit pas de savoir; il s'agit d'être intelligent. Le savoir dont on aura besoin, ou envie, on l'acquerra plus tard, avec une intelligence ainsi dressée, bien aisément, et bien vite. Il est vrai que ce n'est pas au combat pour le pain qu'une telle éducation prépare; mais ce n'est pas à ceux qui auront à le livrer, je le dis une fois de plus, que songe Rousseau.
L'autre critique porte sur ce qu'il y a d'artificiel dans les procédés de Rousseau. Celle-ci est juste. L'éducation par les choses et par ce qu'elles éveillent dans une intelligence juste, un peu aidée, rien n'est meilleur; mais les leçons de choses concertées et machinées manquent absolument leur but, parce qu'elles ne sont que de l'enseignement direct déguisé, de l'enseignement direct avec une hypocrisie en plus. Enseigner une vertu par un événement qui en montre la nécessité ou l'utilité, d'accord; mais inventer et susciter cet événement, ce n'est qu'enseigner cette vertu en affectant de ne pas l'enseigner, et il y a là une supercherie dont l'enfant, moins raisonnable que nous, mais rusé comme un sauvage, ne sera jamais dupe, et une faiblesse, une petite lâcheté, qui ne nous vaudra que son mépris. Beaucoup meilleur est, dans ce cas, l'enseignement direct, tout franc et tout brave.—Je ne sais; mais c'est qu'il me semble que Rousseau n'est pas très courageux; et la légère et pardonnable, mais réelle duplicité que nous avons remarquée dans son caractère se retrouve peut-être ici.
Enfin, et cela n'a pas été assez dit, il manque à cette éducation, ce qui est peut-être le fond de l'éducation, la notion du devoir. Il s'agit de faire un homme. La vraie définition de l'homme est qu'il est un animal qui se sent obligé. Il se sent obligé, et il sent le besoin de se créer des choses qui l'obligent. Au-dessus des lois, qui suffiraient à maintenir l'état social, il crée les religions, les philosophies, les mystères, et les sociétés particulières d'édification, d'expiation et d'effort, pour s'inventer des devoirs. Est-ce là le fond de l'homme ou est-ce sa dernière expression, il n'importe ici; c'est ce qui le distingue le plus et le mieux des autres êtres. C'est donc le fond de l'éducation, de «l'humanitas», comme disaient les anciens. On ne le trouve pas dans Rousseau. On a dit que Kant procédait de Rousseau. Il est possible, et il est probable. Le culte du sentiment intérieur, la confiance en l'homme et en ses bons instincts, l'amour aussi de la vie solitaire, cachée et méditative, sont les mêmes chez les deux philosophes. Mais n'allons pas plus loin, ni même, peut-être, aussi loin. Rousseau, en tout cas, est un Kant bien sensualiste encore. Sa morale est faite de sentimentalité un peu vague, et sa religion naturelle de l'admiration des grands spectacles de la nature. Puisqu'il devait terminer par la religion, comme Kant, mener à Dieu par tout le reste, que ne commençait-il, comme Kant, par l'analyse et la démonstration de la loi d'obligation morale? Comme c'est un beau cours de philosophie que celui qui, après les déblaiements nécessaires, commence par l'obligation morale et finit à la Divinité, c'eût été un beau cours d'éducation, exceptionnel, disons-le toujours, mais d'un dessin imposant et magnifique, que celui qui eût commencé par le devoir et abouti à Dieu.
Mais c'est une éducation attrayante que celle que donne Rousseau, plutôt qu'une éducation forte; et l'éducation attrayante est exclusive de l'éducation de la volonté, et l'éducation de la volonté tient tout entière dans l'enseignement continuel, par les paroles et surtout par l'exemple, de la loi du devoir. Emile sera bon, surtout s'il l'était de naissance, mais cela pour Rousseau ne fait nul doute; il sera surtout «sensible», et légèrement déclamateur, et homme à effusions. Je ne vois pas qu'il doive être énergique; et même dans une éducation aristocratique, que dis-je? surtout dans l'éducation d'un homme qui ne sera pas un simple rouage de l'immense machine, mais un dirigeant, ou au moins un indépendant soustrait aux communes servitudes, c'est l'énergie personnelle qu'il faut, dirai-je, enseigner? cela ne s'enseigne guère, qu'il faut suggérer, susciter, réveiller, avertir, rappeler à son rôle comme on pourra, autant qu'on pourra; dont, au moins, il faut faire mention.
C'est un oubli; il y a bien des oublis dans l'Emile, parce que, comme toujours, Rousseau écrivait son livre avec ses sentiments et son humeur, autant et peut-être plus qu'avec sa raison. Il a écrit comme le reste, avec son orgueil et avec son esprit romanesque. Il y a, disais-je, oublié bien des choses; il ne s'y est pas oublié lui-même. Cette éducation sentimentale, libre (ou qu'il croit libre), vagabonde, pleine d'incidents et d'épisodes, nullement didactique, et toute personnelle, et comme spontanée, c'est la sienne, dont il se souvient, et dont il est fier. Il est fier de n'avoir pas été instruit, de s'être instruit lui-même, dans le plus grand désordre du reste, sans contrainte, en plein caprice, et d'avoir, comme il le croit, ne recevant rien, tout inventé. Ce n'est pas lui que la société a parqué, que la famille a lié, que l'éducation traditionnelle a déformé; et quel grand homme est sorti de cette éducation sans enseignement, vous le savez! Cette vie de jeunesse si féconde (et, sans raillerie, elle l'a été, mais parce que l'homme avait du génie), il en fait celle de son cher Emile; il se borne, en sa faveur, à l'abréger et à la ramasser. Il la fait tenir en vingt ans au lieu de quarante; mais c'est la sienne, et en Emile il s'admire.—Et il lui donne un précepteur qui est Rousseau encore. Il se dédouble, un peu pour s'admirer deux fois; et quelques-unes des contradictions, quelque chose d'un certain embarras qui règne dans l'Emile vient de là. Au Rousseau de quinze ans qui est Emile, Rousseau a tenu à donner un très beau rôle, et il voudrait le montrer découvrant toutes choses de lui-même; au Rousseau de quarante ans qui est le gouverneur, Rousseau voudrait donner aussi un beau personnage, et il n'a pas laissé d'être gêné à bien faire les parts.
Puis, peu à peu, au cours de ce long travail, l'esprit romanesque, assez sévèrement contenu dans les commencements, reprenait le dessus dans l'âme de Rousseau. Vers la fin l'ouvrage n'est plus qu'un roman, et, qu'on me pardonne, un roman peu délicat. Quand le jeune homme en est à chercher la compagne de sa vie, peut-être ne lui doit-on de conseils que s'il en demande; en tout cas, on ne lui doit que des conseils. Le suivre pas à pas dans ses tendres engagements, y intervenir jusqu'à la veille, et jusqu'au lendemain, et jusqu'au surlendemain du mariage, marque plus d'indiscrétion curieuse que de sage dévouement. Mais il y a un «directeur» dans Rousseau, et un directeur romanesque qui ne résiste pas à se mêler des mystères du coeur et des sens, et à qui rien n'a tant plu dans sa vie que de côtoyer, le regard éveillé et le maintien grave, de belles amours; et le livre s'achève comme une Nouvelle Héloïse dont le dénouement serait heureux.—Il avait bien été un peu cela dès son principe, un roman traversé de dissertations morales, qui elles-mêmes sont un peu des oeuvres de l'imagination.
Et n'y a-t-il rien à tirer de l'Emile?—Une seule leçon, mais importante, si importante et si naturellement oubliée toujours qu'il est bon qu'à chaque siècle un grand homme la donne à nouveau. Au fond de l'éducation, comme au fond de toutes les choses humaines peut-être, il y a une contradiction essentielle, inhérente, dont on ne sait comment faire pour se dégager. Nous enseignons à écrire, et tout style qui n'est pas original n'est pas un style;—nous enseignons à penser, et toute pensée que nous tenons d'un autre n'est pas une pensée, c'est une formule; et toute méthode pour penser que nous tenons d'un autre n'est pas une méthode, c'est un mécanisme;—nous enseignons à sentir, et un sentiment d'emprunt est une affectation, une hypocrisie ou une déclamation;—nous enseignons à vouloir, et vouloir par obéissance est l'abdication de la volonté.—L'enseignement va donc, par définition, contre tous les buts qu'il poursuit. Les maux qu'il soigne augmentent à les vouloir guérir, et plus il réussit, plus il échoue. La perfection de l'enseignement aurait comme plein succès la nullité du disciple. Et cela n'est ni un paradoxe, ni une vérité de théorie. La chose s'est vue. Le duc de Bourgogne est très probablement le parfait disciple, le disciple absolu. Le monde a pu le contempler.—Et pourtant il faut enseigner; car, si la perfection de l'enseignement mène au néant; ni plus, ni moins, mais tout de même, l'absence d'enseignement y laisse. Nous avons bien vu que, quoi qu'il veuille, Rousseau enseigne encore, par suggestion au moins, et par quelque chose de plus. Il sent la nécessité d'enseigner.—On se débat dans cette contradiction naturelle et nécessaire, et l'on s'en tire, comme en toute affaire, par un moyen terme dont on peut être sûr qu'il est défectueux, qu'il a quelque chose des inconvénients des deux excès, et que, s'il n'est pas doublement mauvais, du moins il l'est de deux façons; mais encore faut-il s'y résigner. Quel sera ce moyen terme? Naturellement il flotte, il glisse entre les deux extrêmes selon les temps, les lieux, les maximes générales et les humeurs. Mais il est dans l'essence de tout ce qui est constitué et traditionnel, de tendre vers le développement et l'exagération de son principe. L'éducation, dans les peuples civilisés, est une institution, comme l'Etat, comme une Eglise; elle tend à ce qu'elle croit être sa perfection, c'est-à-dire à son extension illimitée et à l'absorption de tout en elle, sans pouvoir songer que son point de développement extrême, et au delà duquel elle ne laisserait rien, serait le point juste où ses effets seraient si achevés qu'ils seraient nuls, et où par conséquent elle s'écroulerait sur elle-même.
Contre cette tendance naturelle, il est bon qu'une réaction très forte, et même brutale, se fasse de temps en temps, que quelqu'un vienne qui dise: «Prenez garde! Mieux vaudrait ne point enseigner, qu'enseigner si fort. Vous revenez par un cercle au point que vous fuyez.» C'est ce qu'a dit Rousseau. On instruisait trop l'homme, il a crié qu'il fallait qu'il s'instruisit seul. C'est une chose à ne pas croire vraie, et à ne jamais oublier. Il a inventé «l'éducation intuitive», comme il n'a pas dit, mais comme nous disons d'après lui. C'est une chose où il ne faut nullement se fier, mais qu'il y a un péril immense à perdre de vue. Il faut enseigner; mais profiter de toutes les velléités que l'enfant montre de s'instruire lui-même, vénérer sa curiosité, ses efforts personnels, ses excursions hors du cercle tracé par nous, se plaire à ses objections quand elles sont naïves, et lui montrer même jusqu'où elles pourraient s'étendre, pour l'en récompenser en quelque sorte, au lieu de les proscrire, quitte à dire ensuite: «Moi, je juge plutôt de telle façon»; ne pas détester, comme a dit spirituellement M. Renan, le disciple qui pense le contraire de notre pensée, sauf quand c'est taquinerie; car, sauf ce cas, celui-ci est probablement votre vrai disciple, celui qui vous a entendu, tandis que son voisin est peut-être un paresseux qui n'a fait que nous écouter;—en un mot, croire que l'enfant est un être qui réfléchit un peu, et rien qu'à le croire, l'incliner doucement et sensiblement à être tel.
Voilà la grande idée de Rousseau, qui n'est pas de lui, car Montaigne l'avait merveilleusement exprimée déjà, mais à laquelle il a donné une très grande force et un très grand éclat. Elle est de celles qui sont des scrupules nécessaires et de salutaires sauvegardes.
Elle est de celles aussi qui vont très loin dans leurs suites. Car, remarquez-le, en face de l'enfant, tenir compte de nous et non de lui, ne pas croire à son originalité, mais seulement à la tradition et à l'institution pédagogique, amène peu à peu à une sorte de dogmatisme d'enseignement, et à un type unique, uniforme et rigide d'éducation, grave défaut qui était celui de l'enseignement français au XVIIIe siècle et où nous aurons toujours des penchants presque invincibles à retomber. Tenir grand compte des puissances propres de l'enfant, estimer, un peu au moins, qu'il serait capable de s'instruire tout seul, aimer à le suivre plus qu'à le traîner, le tenir pour une personne, faire pour lui (sans la lui communiquer) une sorte de «déclaration des droits de l'enfant»; c'est une manière d'individualisme pédagogique, qui mène à croire qu'il ne faut pas dans une nation une seule forme et comme un unique moule à façonner les esprits; qu'il en faut plusieurs, qu'il faut des systèmes d'éducation et d'enseignement très divers, capables, par leur multiplicité, leur élasticité, soit l'un, soit l'autre, et où celui-ci ne réussit point un autre intervenant, de se prêter, de s'ajuster et de répondre à la diversité des tempéraments et à l'inégalité des esprits.
Et Rousseau nous dirige vers cette idée. Il nous y amène même, car il y est venu, sinon dans l'Emile, du moins dans la Nouvelle Héloïse (partie V, lettre III), et cette vue est tellement nouvelle, cette fois, tellement imprévue, si féconde aussi, et pose si bien, au moins, les vraies données du problème, qu'elle est une conquête.
V
LA «NOUVELLE HÉLOÏSE»
La Nouvelle Héloïse est tout le coeur de Rousseau. On le sait par ses Confessions, par ses lettres, jamais l'expression «écrire avec amour» n'a été plus juste que de Rousseau écrivant Julie. Julie est la femme qu'il a vraiment aimée. Saint-Preux est l'homme qu'il eût voulu être; Claire est l'amie qu'il eût voulu avoir; lord Bomstom est l'ami qu'il a cherché et cru trouver toute sa vie;—sans compter que Wolmar est le Saint-Lambert qu'il eût désiré que Saint-Lambert eût bien voulu être.
Le singulier roman! Tous les personnages y sont dans une position fausse, et, je ne dirai pas n'en souffrent point, mais cependant ne laissent pas de prendre plaisir à s'y sentir.—Ils sont dans le faux comme dans l'atmosphère naturelle et l'entretien de leur esprit. Ils font des gageures contre le sens commun et goûtent je ne sais quelle jouissance à les tenir. Un mari, d'une haute raison en tout le reste, retire chez lui l'ancien amant, encore aimé, de sa femme, pour les guérir tous deux; la femme, devenue honnête et vertueuse, consent à cette combinaison; l'amant honnête et loyal l'accepte; tous font de concert, avec réflexion, gravement et solennellement, la plus grande folie qui se puisse.—Que veulent-ils? S'exercer à la vertu? Non pas précisément, ils se reconnaissent faibles.—Etudier leurs propres passions en les mettant dans les conditions où elles auront tout leur jeu et toutes leurs prises et faire des expériences sur leur propre coeur? Un peu; car ils sont de terribles analyseurs.—Mais ils veulent surtout jouer à l'exception. Ils tiennent infiniment, partie orgueil, partie raffinement d'imagination, à n'être pas comme tout le monde, à être des créatures comme on n'en voit point, dans des situations extraordinaires, en tant du moins qu'elles sont recherchées de ceux qui en souffrent. En un mot, ils sont follement romanesques. Ils ne sont pas engagés dans un roman, comme nous pouvons tous l'être; ils s'y engagent eux-mêmes; ils ne subissent pas le roman, ils le veulent; ils font le roman dont ils pâtissent.
Est-ce assez Rousseau? Qu'il était bien capable d'agir ainsi lui-même! Aussi bien, l'a-t-il fait. Il est si piquant de se sentir «hors de l'ordre commun», non point, comme les héros de Corneille, par une exaltation et une tension violente de la volonté, mais par goût du singulier, mépris du bon sens vulgaire, et je ne sais quel vagabondage intellectuel, appétit des courses errantes et amour des gîtes peu sûrs, dans la vie morale comme dans l'autre! Ces gens de la Nouvelle Héloïse sont les aventuriers du sentiment, et la Nouvelle Héloïse est le roman picaresque du coeur.
Aussi voyez comme il finit. A l'aventure aussi, et non point d'une façon logique, non point par un dénouement qui soit la conséquence nécessaire ou vraisemblable des prémisses. Ces gens qui se sont placés volontairement dans une situation bizarre, avec assez de faiblesse pour souffrir, et assez de force pour ne faillir point, que deviendront-ils?—Ils pourraient devenir fous, car on ne joue point impunément avec les sentiments puissants; mais ils le deviendraient à la longue, et le roman ainsi fait serait interminable.—Ils pourraient user peu à peu leurs puissances d'aimer, s'émousser, s'engourdir, s'endormir dans la langueur des fatigues de l'âme, et, à la fin, ne plus se voir des mêmes yeux. Mais, ainsi, ils deviendraient vulgaires; et c'est ce que Rousseau, qui les aime trop pour cela, ne veut point.—Aussi il tue le principal personnage, et il le tue par accident. La situation ne comportait guère de dénouement logique; on en a inventé un accidentel. Les personnages avaient fait comme une association de singularités. Ils seraient restés singuliers et étranges, examinant et discutant l'étrangeté de leurs cas, sans ni pouvoir ni vouloir en sortir, sans qu'il y eût aucune raison pour qu'ils en sortissent, ou par une catastrophe, ou par le bonheur, puisque la fatalité qui pèse sur eux n'est autre chose que leur volonté même, et qu'ils la créent et la renouvellent en même temps qu'ils la subissent.—Un cas fortuit était donc la seule chose qui pût mettre fin à leur entreprise contre le sens commun.
Les voilà ces personnages où Rousseau a mis tout son goût du faux, ces personnages vertueux, qui sont immoraux; candides et naïfs, qui sont déclamateurs; pleins de haute raison, qui font d'insignes folies.—Les personnages de Rousseau sont des paradoxes comme ses idées.
Et ce qui est comme un paradoxe encore, c'est que, mêlé au romanesque le plus romanesque qui soit au monde, il y a là un goût profond de simplicité et de naturel. Ces personnages sont d'accord pour concerter entre eux une vie sentimentale contre nature; ils le sont aussi dans l'amour des plaisirs simples, et de la vie pratique ordonnée, tranquille, douce, grave et sage. Julie et Wolmar ont le génie de la vie morale absurde et de la vie domestique sensée, et ils gouvernent aussi sagement leur maison que follement leur coeur. Rousseau est leur père, Rousseau, simple en ses goûts, sobre, économe, «qui n'usait point», comme disent ses contemporains, serviable avec cela et charitable; mais passionné, néanmoins, pour mille chimères, et jetant à chaque instant un roman étrange et même insensé dans sa vie de petit bourgeois tranquille, timide et studieux. La simplicité dans le romanesque, c'est Rousseau lui-même. Il aime les deux d'un égal amour, et c'est ce qui donne à sa simplicité toujours quelque chose de fastueux dans la forme, à ses fictions aussi le charme dangereux d'un fond de conviction, de sincérité et de candeur.
Et, dernier paradoxe enfin, ces personnages amoureux du faux et épris du simple et du naïf, ils ne manquent pas tous de vérité. Wolmar est décidément fantastique et n'a aucune réalité; mais Saint-Preux, Julie et Claire ont quelque chose de vrai. Saint-Preux, faible, flottant, sensuel et lyrique, être tout d'imagination et de sensibilité, né pour aimer et pour parler d'amour avec éloquence, tendresse et subtilité, sophiste de l'amour et rhéteur de la vertu, aimé des femmes comme un printemps capiteux, tiède et plein de jolis babils; il est bien vrai, et, alors, il était nouveau. L'amour avait été jusque-là, de la part de l'homme, une puissance de domination. L'homme faible, aimé un peu, peut-être beaucoup, pour sa faiblesse, sa grâce un peu molle, ses plaintes caressantes, se faisant petit, se reconnaissant inférieur à la femme, au mari, à lord Edouard, à tout le monde; c'était vrai, puisque, aussi bien, il y avait du Rousseau de vingt ans dans ce personnage; et c'était à peu près inconnu avant la Nouvelle Héloïse; et cela intéressa comme une nouveauté où l'on sentait, nous savons assez si l'on avait raison de le sentir, tout un renouvellement du roman.
Claire, un peu manquée dans la première partie, parce que Rousseau veut la faire gaie et rieuse, et Dieu sait si Rousseau sait être rieur et gai, a un rôle très juste et bien dessiné dans la seconde partie. Il ne faut pas contempler trop complaisamment ni seconder les amours des autres, et les confidentes sont des demi-amoureuses qui deviennent amoureuses en titre. Ainsi advient de la pauvre Claire, et cette contagion lente de l'amour côtoyé de trop près et trop longtemps regardé, de l'amour contemplé surtout dans ses douleurs, plus séductrices que ses joies, est d'une fine observation.
Enfin Julie, trop raisonneuse et sermonneuse sans doute, n'en est pas moins un des caractères les plus complets, les plus solides et les plus vivants que la littérature romanesque nous ait mis sous les yeux.
Mal élevée, et Rousseau n'a pas oublié ce trait, et il y a insisté, par une servante qui ressemble à la nourrice de Juliette; mise, à dix-huit ans, par une imprudence un peu forte, dans l'intimité intellectuelle d'un jeune homme lettré, ce qui est dangereux; passionné, ce qui est grave; et mélancolique, ce qui est désastreux; elle se laisse aller aux premiers mouvements de son coeur; elle commet une faute; plus tard, trop faible, et d'une conscience trop obscure et trop peu avertie pour résister à la destinée qu'on lui fait, elle se laisse marier à un autre homme; et, dès lors (si je comprends bien), épouse, mère, maîtresse de maison, un être nouveau naît en elle. Elle est, ce qui est le propre des femmes, transformée par sa fonction. La jeune fille fut faible; l'épouse (bien mariée) est digne, forte, capable de vertus, à la hauteur des grandes tâches. Elle peut revoir celui qu'elle a aimé, sinon sans trouble, du moins sans défaillance. Elle songe, sincèrement, à l'unir à une autre femme.—Mais voilà qu'un coup funeste la frappe. Voisine de la mort, le passé la ressaisit. Tout son amour ancien se réveille et l'envahit, et alors elle croit l'avoir eu toujours en elle aussi fort et invincible que jadis et qu'aujourd'hui. L'immense empire des premières sensations sur l'être humain revient sur elle affaiblie et désarmée; et elle bénit la mort qui l'affranchît d'un amour qu'elle croit invincible, et que, saine de corps et d'esprit, elle avait vaincu.
Le double caractère de la femme, persistance des premiers sentiments, facilité à se plier à une destinée nouvelle, se trouve donc ici; sans compter faiblesse, audace étourdie, duplicité naïve et maladroite; et aussi goût de prédication morale; et aussi relèvement par la maternité; et aussi transformation, à demi vraie et à demi sincère, de l'amour en bienveillance et protection maternelles.—Tout cela signifie que pour la première fois depuis bien longtemps une complète biographie féminine était faite dans un roman. Les contemporains, je veux dire les contemporaines, ne s'y sont pas trompées une heure. Les femmes étaient lasses, ou du moins il est à croire qu'elles devaient l'être, de romans où la femme n'était jamais qu'un jouet des passions légères ou des vanités cruelles, où elle n'était jamais peinte qu'à un seul moment de sa vie, celui où elle plait et est séduite. On leur montrait enfin une vie féminine dans toute sa suite, du moins ayant une certaine suite. On leur montrait une femme ayant des faiblesses, ayant des qualités, ayant un caractère. Ce roman flatta en elles quelques-uns de leurs vices, quelques-uns de leurs bons penchants, et très directement et précisément leur orgueil. J'oubliais le besoin de larmes, que personne n'avait vraiment satisfait depuis Racine. Quelqu'un osait faire pleurer, et non point par l'accumulation des malheurs épouvantables, comme Prevost en ses longs romans, mais par la «douleur des amants, tendre et précieuse», comme dit Saint-Evremont, par une histoire simple en son fond, abominablement fausse aussi, mais où les principaux personnages avaient le goût naturel et comme l'appétit de la douleur.
Et, de plus, et surtout, ce roman pouvait être faux, il était sincère. On y sentait un auteur qui était aussi attendri du sort de ses personnages que le pouvait être aucun de ses lecteurs; qui adorait Julie, Claire, Saint-Preux et même Wolmar. C'était un roman écrit par un héros de roman triste, un roman romanesque écrit par le plus romanesque des hommes. Le secret est là. C'est pour cela que pareil succès est chose rare. Les hommes sont animaux d'imitation, mais ils n'imitent que la sincérité. On imita Rousseau; on se fit des sentiments sur le modèle de la Nouvelle Héloïse. C'était se faire des sentiments déclamatoires, mais qui ressemblaient à la vie, car, au moins à la source d'où ils venaient, ils avaient été vivants et profonds.—Le siècle n'en fut pas changé, c'est trop dire; il en fut adouci et comme amolli. La philanthropie existait, elle, devint fraternité, épanchement, expansion, besoin de confidence et d'appel au coeur; la sensibilité existait, elle était dans Marivaux, dans La Chaussée, dans Prevost; elle devint à la fois plus intime et plus prétentieuse: plus intime, j'entends s'inquiétant moins des incidents, des situations extraordinaires, des grands et rudes malheurs, n'en ayant pas besoin pour éclater, naissant d'elle-même, coulant comme de source, palpitant du seul battement du coeur, mêlée à toute la vie et au train de tous les jours; plus prétentieuse, j'entends s'attribuant franchement cette fois la direction morale de la vie, s'érigeant en dominatrice légitime de l'existence humaine, se croyant une vertu, s'estimant un devoir, se prenant pour la conscience, et par conséquent remplaçant la morale, dont la place, aussi bien, était depuis longtemps vide, par un égoïsme sentimental et attendri.
Tant de choses dans un roman!—Elles y étaient parce que Rousseau s'est mis tout entier dans la Nouvelle Héloïse, avec un peu de ses vices, beaucoup de ses vanités, beaucoup de ses bontés et tendresses, beaucoup de cette croyance, éternelle chez lui, que tout est affaire de bon coeur, sans qu'il ait su jamais en quoi un coeur doit être reconnu comme bon; parce qu'enfin c'est encore dans son roman que ce maître romancier s'est le plus ouvertement peint et le plus complètement déclaré.
VI
LES «CONFESSIONS»
Ses Confessions n'en sont que le complément. Elles sont plus piquantes, plus prenantes, nous saisissent et nous captivent davantage parce qu'il y dit je; plus agréables aussi à lire pour nous, parce que le style n'en est presque plus déclamatoire, ni tendu; elles ne nous apprennent presque rien de plus sur lui, sur ses sentiments, ni sur sa philosophie générale. C'est là qu'on voit bien, mais ce n'est qu'une confirmation de ce qu'on savait déjà, combien a été forte sur Rousseau l'empreinte de sa vie de jeunesse, combien l'originalité même de Rousseau est faite de ses années de vagabondage, d'insouciance, de paresse gaie, d'insociabilité, et, disons-le, d'immoralité.
Nous sommes ceci et cela, beaucoup de choses diverses; nous sommes surtout ce que nous aimons en nous. Ce que Rousseau a adoré en lui-même, et ce qu'il a toujours été, de la vie puissante que crée en nous le souvenir quand le souvenir est un ravissement, c'est le Rousseau de vingt à trente ans. On cherche, ce me semble, les causes de sa misanthropie dans le ressentiment amer de ses années d'humiliation et d'épreuves. Mais ces années n'ont jamais été pour lui des épreuves et ne l'ont jamais humilié. Il en a joui avec délices, et il en est encore fier. Il n'en a pas l'amer déboire, il en a encore aux lèvres la caresse et le parfum. Il n'en écarte pas le souvenir, il s'y réfugie et y habite avec une véritable ivresse. Le Léman, la Savoie, les Charmettes, le gué, le cerisier, les bords de la Saône, le coche de Montpellier, ce sont les asiles de Rousseau, c'est où il s'apaise, sourit, se détend, se repose, et délicieusement s'attarde, parce que c'est là qu'il se retrouve.—Ne vous figurez point un plébéien qui a peiné et souffert et qui dit avec orgueil au monde: voilà ce qu'un homme comme moi a subi avant de se faire sa place au soleil. Figurez-vous, mon Dieu, à bien peu près, un sauvage, civilisé presque malgré lui, ne détestant pas absolument le monde nouveau où il est entré, et flatté d'y être trouvé intelligent, mais le méprisant un peu, s'y trouvant gêné beaucoup, et d'un long regard lointain caressant le beau désert vaste et libre, la hutte fraîche, le sentier qui mène aux sources, les fleurs dans le buisson, le grand ciel clair et profond, propice au sommeil parfois, toujours au rêve.
Et, dès lors, non point: sont-ils coupables, les civilisés! mais plutôt, plus souvent: sont-ils sots! et pourquoi tant de peine? Pourquoi ces arts, ces sciences, ces ambitions, ces efforts, ces complications de la vie, ces immenses labeurs à s'éloigner du but? Pourquoi ne suis-je pas resté toujours jeune? Je l'ai été si longtemps sans peine et avec bonheur! Pourquoi l'humanité n'est-elle pas restée toujours enfant? Elle l'a été si longtemps sans doute, avec tranquillité, paresse, songerie, candeur, douceur! Et le rêve recommence de l'Arcadie perdue, dédaignée, oubliée, si facile peut-être à reconquérir.
Voilà pourquoi la misanthropie de Rousseau presque toujours reste aimable, du moins, réussit moins qu'elle ne voudrait même, à être incommode et irritante. On y sent toujours, au fond, et plus près qu'au fond, très proche, sous un voile léger de mélancolie, ou sous les plis apprêtés mais peu épais des phrases déclamatoires, le rêve ingénu d'un enfant, un peu gâté, un peu vicieux, très vain, mais généreux, tendre et doux. Sachons que les hommes de ce genre sont les pires directeurs d'hommes; mais ne nions point qu'ils sont les plus séduisants des artistes, et comprenons l'influence qu'ils ont exercée, sans que nous consentions à la subir.
Et voilà aussi pourquoi les Confessions restent l'ouvrage de Rousseau qu'on aime encore le plus à lire, sauf les quelques pages où la grossièreté de l'auteur —aidée de celle du temps—a laissé des souillures honteuses. C'est que dans les autres ouvrages de Rousseau le sentiment est devenu idée, et l'idée est toujours si contestable qu'elle déconcerte et irrite, même quand elle est profonde. Dans les Confessions, c'est le sentiment tout pur que Rousseau a épanché naïvement, complaisamment, j'ajouterai, si l'on veut, avec Voltaire, un peu longuement. C'est que Rousseau, dans cet effort qu'il a fait pour se détacher de la société, de la civilisation, du monde organisé, en est venu, ici, à se détacher même des théories qu'il instituait laborieusement pour combattre tout cela, même des violences et des colères que tout cela lui inspirait. De lui il ne nous donne plus que lui, et, tout compte fait, c'est encore ce qu'il avait de meilleur. Il ne nous dit plus guère: que le monde est mal fait! il nous dit surtout: «Voilà ce que je fus. Comme j'étais bon!» Et, comme il y a un peu de vrai en ceci, on ne saurait dire en quelle mesure la confidence est plus ridicule que touchante, ou plus touchante que ridicule.
Et voilà encore pourquoi ces mémoires ont leur originalité si frappante parmi tous les mémoires. Les mémoires ont toujours quelque chose de désobligeant et ceux-ci même n'échappent point à la destinée commune. Il y a toujours une impertinence extrême à occuper le monde de soi, et à se donner ainsi pour une créature exceptionnelle. Mais quand, en effet, on est un être d'exception, non pas seulement parce qu'on est un homme de génie, mais parce qu'on a eu une loi de développement différente de celle des autres, alors, si l'on pèche encore contre l'humilité, du moins l'on ne pèche plus contre le bon sens, en se racontant. Les mémoires sont alors une explication des opinions et des théories, explication dont on pourrait se passer à la rigueur, mais qui a son sens, son utilité et son prix. Les mémoires de Voltaire n'étaient pas à écrire, nul homme n'ayant été plus que lui façonné par le monde où s'est passée sa jeunesse, et ce monde étant connu. Mais les mémoires d'un vagabond devenu parisien à quarante ans, et qui a eu du génie, devaient être écrits. Je voudrais avoir ceux de La Fontaine, encore qu'ils ne me soient pas nécessaires; mais ils me seraient agréables,—d'autant qu'ils seraient naïvement modestes, au lieu d'être naïvement orgueilleux.
Enfin remarquez cette dernière différence entre les mémoires de Rousseau et la plupart des autres. Les autres, pour la plupart, ont ce défaut, assez grave peut-être, qu'ils sont faux. Nous écrivons, à soixante ans, l'histoire d'un jeune homme qui fut nous et que nous ne connaissons plus. Nous ne pouvons plus le connaître. Notre vie s'est placée entre lui et nous, et fait nuage. Nous le reconstruisons; et avec quoi? avec les suggestions de notre vanité; et c'est ce que, avec nos idées de sexagénaire, nous aimerions avoir été à vingt ans, que nous affirmons que nous avons été en effet. De là tous ces jeunes sages dont les mémoires sont pleins. La vanité, aussi, mais d'une autre sorte, produit chez Rousseau un effet contraire. Ce n'est point, ce n'est guère le Rousseau de cinquante ans qu'il aime. Il le trouve gâté, vicié, corrompu par la société où il s'est laissé séduire, à peine réhabilité par la demi-solitude qu'il a reconquise. Ce qu'il n'a cessé d'aimer, c'est le Rousseau de trente ans, et il ne l'a pas quitté pour ainsi parler, tant il a continué de le chérir. Par l'amour dont il l'a caressé toujours, il l'a gardé vivant et tout près de lui. Il est là, point changé, ou presque point, parce qu'il est conservé par le culte dont on l'honore. Rousseau le retrouve dès qu'il rentre dans la solitude. Aussi comme il est vivant dans ces pages, comme il est vraiment jeune, ni fané par le temps, ni fardé par l'impuissant effort d'une restitution laborieuse! L'orgueil, presque monstrueux, a eu, au point de vue de l'art, un merveilleux effet: il a fait une résurrection.
Aussi c'est un roman, ces Confessions; c'est un roman par l'arrangement délicat, l'art de faire attendre, de préparer et d'amener les incidents, de mettre en pleine et vive lumière les points saillants, les événements décisifs de la vie d'une âme; mais c'est un roman plein de vérité, de franchise, de franchise insolente, mais de franchise; plein de candeur, de candeur cynique, mais de candeur; l'une des informations les plus certaines, les plus complètes que nous ayons sur l'âme humaine, ses tristes joies, ses désirs violents et indécis, ses trêves, ses misères, ses impuissances, son acheminement, de si bonne heure commencé sans qu'elle s'en doute, vers les régions noires de la désespérance et de la folie.
VII
SES IDÉES PHILOSOPHIQUES ET RELIGIEUSES
L'originalité du tempérament, l'originalité du sentiment, une certaine originalité même dans la conception de la vie suffisent à faire un grand romancier et une manière de brillant poète; elles ne suffisent point à faire un grand philosophe, et Rousseau n'a point été un grand philosophe. Ses idées philosophiques et ses idées politiques sont dignes d'attention plutôt que d'admiration, et sont au-dessous de la gloire de leur auteur, et même de la leur propre. Sa philosophie est très élémentaire, et les «cahiers scolastiques», comme disait Diderot en parlant de la Profession de foi du Vicaire Savoyard, sont plus brillants de forme, plus entraînants par leur mouvement oratoire et plus engageants par leur chaleur de conviction, que satisfaisants pour l'esprit et pour la raison.—Rousseau est parti, comme il était naturel, d'une morale toute de sentiment un peu vague, et d'une sorte de bonne volonté instinctive, et après avoir songé, comme nous l'avons vu, à transformer ses confuses sensations du bien en un système, il en est revenu à une sorte de dogme rudimentaire, fait de la croyance en Dieu et en l'immortalité de l'âme, auquel il s'attache fortement sans renouveler les raisons d'y croire. Autrement dit, ce qui restait en son temps, à peu près intact, des antiques croyances théologiques, il le relient, il s'y complaît, il aime, de plus en plus à mesure qu'il avance, à y adhérer, et il le fait aimer par l'élévation naturelle de l'éloquence avec laquelle il l'exprime.
Rien de plus, ce me semble; et la religion naturelle de Rousseau n'a vraiment d'originalité, et n'a eu de charmes pour ses contemporains, qu'en ce qu'elle n'était point prêchée par un prêtre, qu'en ce qu'elle était professée par un homme un peu indigne d'en être l'apôtre.—Elle n'est point mauvaise; je cherche par ou elle se rattache à un nouveau principe et à quoi elle emprunte une autorité nouvelle. Elle n'est ni plus ni moins que celle de Voltaire, sauf peut-être que celle de Voltaire est décidément trop quelque chose dont il n'a besoin que pour ses valets, tandis que celle de Rousseau est bien quelque chose dont il a besoin pour lui-même. Cela fait, certes, une différence, surtout dans le ton, et le ton de Rousseau est plus convaincu et pénétré; mais la profondeur est la même ici et là, et la puissance, sinon de persuasion, du moins de conquête est égale. Le sceptique vigoureux n'a rien à craindre de l'un ou de l'autre. Le riche pharisien, homme d'ordre et partisan du «respect», sera convaincu par Voltaire, avant même de l'avoir lu; et la femme sensible sera aisément de l'avis de Rousseau, en le lisant; et je ne vois guère de différence plus essentielle. Tous deux aboutissent au même point par des chemins très divers. L'un a besoin d'un minimum de religion pour se rassurer, l'autre pour garder quelque consolation et quelque espérance; et ce minimum est le même où Voltaire trouve un frein pour les autres sans contrainte pour lui, Rousseau une douceur sans effroi, un apaisement sans inquiétude et une assurance sans devoir.—Cette philosophie religieuse est à très bon marché, vraiment, et à très bon compte. A en être, on ne perd rien, on ne risque rien et l'on croit gagner quelque chose, ce qui est gagner quelque chose. De ses deux aspects elle séduisit le monde d'alors, par Voltaire les gens pratiques, par Rousseau les gens de sentiment et de tempérament oratoire. Et peut-être les hommes du temps y ont vu ou y ont mis plus que je n'y peux voir ou mettre; mais, quelque effort que je fasse pour ne pas traiter légèrement deux grands hommes de pensée du reste, il me serait difficile d'en parler mieux, ou même d'en dire plus, que je ne fais.
Une remarque cependant. Comme, encore que revenant au même, la «religion» de Voltaire et «la religion» de Rousseau partent de sentiments très différents, il s'ensuit que les idées de Rousseau sur la question religieuse s'écartent de celles de Voltaire. Il y a une certaine générosité de coeur dans Rousseau, et, nous l'avons noté, certaines tendances, certain goût et certain air de directeur de conscience, qui font qu'il n'a pas cette haine furieuse pour le prêtre qui est le côté tantôt odieux, tantôt ridicule, de l'auteur du Dictionnaire philosophique. Aussi Rousseau n'a jamais voulu «écraser l'infâme»; il ne prétendait qu'à l'améliorer. Il le voulait plus philosophe, plus «éclairé» et moins croyant, devenant un simple «officier de morale»; mais gardant son influence, salutaire, douce, non plus rude, impérieuse et terrible, mais son influence encore, sur la société. C'est là un des rêves de Rousseau les plus caressés, et si j'y insiste un peu, c'est qu'il n'a pas été caressé seulement par lui.
Même religion celle de Rousseau et celle de Voltaire; mais pourtant deux écoles très différentes, au point de vue de la question religieuse, sortent de l'un ou de l'autre. A Voltaire se rattachent ceux qui, allant du reste plus loin que lui, n'ont songé qu'à renverser et à «écraser»; à Rousseau ceux, plus timides ou plus doux, qui ont essayé d'associer la religion ancienne aux idées nouvelles, de créer un clergé patriote et un clergé citoyen, et qu'a perpétuellement comme poursuivis la vision aimable et vague du Vicaire Savoyard. Ces deux écoles ont traversé toute la période révolutionnaire et toute la période contemporaine, et on les retrouve sans cesse l'une en face de l'autre, dans l'histoire des idées au XIXe siècle, représentant du reste deux penchants divers, très persistants l'un et l'autre, de l'esprit français.
Rousseau s'est peu occupé de philosophie générale. Il n'a pas un système lié et solide, et bien des fois, dans sa correspondance, il le reconnaît de bonne grâce. Il n'a guère qu'une idée à laquelle il tienne fort, et que nous connaissons déjà, car ses opinions de moraliste s'y rattachent et s'y appuient toutes. Il est optimiste profondément.—L'optimisme misanthropique c'est la définition même de Rousseau.—Le monde est bon parce que Dieu est bon, c'est le fort où Rousseau se retranche et d'où il ne serait pas aisé de le faire sortir. Le monde est bon; seulement, vous vous y attendez, l'homme l'a rendu mauvais. Le mal physique et le mal moral n'embarrassent donc pas beaucoup Rousseau. Il s'en explique, dans sa fameuse lettre à Voltaire sur le désastre de Lisbonne, à laquelle Candide est une réponse, avec une assurance et une intrépidité de conviction très significatives. Le mal moral, l'homme serait mal venu de s'en plaindre: c'est lui qui l'a fait. Le péché est de lui. Il est une monstruosité que l'homme a introduite sur la terre. Que l'homme l'en retire, et purge le monde.—Resterait à expliquer comment et pourquoi Dieu a créé un homme sinon méchant, Rousseau nierait, du moins si aisément capable de le devenir; et c'est, bien entendu, ce que Rousseau, non plus que personne, n'a jamais éclairci. Il s'en tire, comme nous tous, par la considération du parfait et de l'imparfait, par cette idée que l'homme, s'il était parfait, serait Dieu, et en d'autres termes ne serait pas; qu'existant il doit être borné, fini, incomplet...—Mais l'imperfection n'est pas la malice, et si l'homme imparfaitement bon, cela va de soi, l'homme créateur du mal, cela étonnera toujours. Rousseau ne s'est pas fait, ou n'a pas entendu, cette objection.
Quant au mal physique, c'est l'homme aussi qui l'a inventé, à bien peu près, si presque entièrement, que, retranché le mal physique créé par l'homme, l'homme ne se douterait sans doute point de l'existence du mal physique. Il ne sent que celui qu'il a fait. Il a créé les maladies par ses imprudences et ses intempérances. Il a créé les accidents par son humeur aventureuse et sa fureur de braver les éléments dans un dessein de lucre ou d'ambition. Il a créé les misères sociales par la sottise qu'il a faite de se mettre en société. Sans aller plus loin, le désastre de Lisbonne ne vient pas du tremblement de terre; il vient de ce qu'on a bâti Lisbonne. De bons sauvages, chacun dans sa hutte isolée, ont bien peu de chose à craindre d'un tremblement de terre.—Reste la mort; mais la mort sans maladie, sans accident et sans crime, après une longue vie saine et robuste, n'est point un mal. C'est la mort de vieillesse, un dernier sommeil, l'engourdissement suprême, la simple impossibilité d'exister toujours, et quelque chose qu'on ne sent point.—Voilà le système tout entier, et je ne l'affaiblis point, peut-être au contraire.
Je fais effort pour ne pas le traiter de puéril. Cette vue du monde est-elle assez étroite! Il n'y a donc que des hommes dans le monde! Mais le mal souffert par les animaux n'existe donc pas! Leurs maladies, leurs accidents, leurs souffrances, qu'en faites-vous? Et la loi universelle qui veut que les êtres animés vivent uniquement de la mort, prématurée et douloureuse, des autres, si bien que, la souffrance cessant aujourd'hui, la vie disparaîtrait demain; si bien que le mal n'est pas une exception dans le monde, mais ce par quoi le monde existe et sans quoi il ne serait pas; si bien que la vie universelle n'est que le mal organisé, si bien que vie et mal sont tout simplement la même chose: voilà à quoi vous ne songez pas! C'est bien étrange.—Il semble que la pensée, quelquefois, chez les hommes surtout qui en font la complice de leurs sentiments, paralyse une partie du cerveau, produise une sorte d'hémiplégie intellectuelle, et que, plus elle perce vivement dans une certaine direction, d'autant elle laisse toute une région de ce qu'elle explore étrangère à sa prise, à sa recherche, à son soupçon même.
L'optimisme pur, et je ne dirai pas corrigé par la misanthropie, confirmé au contraire et comme renforcé par la misanthropie, chéri d'autant plus que la malice des hommes le gêne; le monde cru bon, non seulement malgré le mal, mais d'autant plus que le mal, pure invention des hommes, l'a pour un temps offusqué et apparemment enlaidi, voila où Rousseau se tient obstinément, et d'où il ne veut pas sortir.—Ses misères même l'y ramènent; et ici il a une idée qui ne laisse pas d'être juste, c'est que le pessimisme est une maladie d'homme heureux. Il est singulier, dit-il, que ce soit un Voltaire, avec ses cent mille livres de rente, qui se plaigne de l'organisation des choses, et un Rousseau, misérable et persécuté, qui la bénisse.— Il n'a point tort, et le pessimisme vulgaire, celui qui n'aboutit point ou ne se rattache pas à une énergique volonté de faire cesser ou d'amoindrir le mal qu'il accuse, n'est en effet que le besoin de se plaindre, naturel à l'homme, besoin qui, quand il ne peut se satisfaire dans la considération de malheurs personnels, se prend à tout.—Mais si le pessimisme ordinaire est le besoin de se désoler, l'optimisme commun est le besoin de se consoler aussi et de s'endormir, et s'il n'est pas fondé sur la notion du devoir, sur cette idée qu'il n'y a que le bien moral qui compte et que celui-ci il dépend de nous de le faire, il ne vaut pas plus comme système que le système adverse;—et s'il se complique d'un mépris infini pour les hommes, il n'est plus qu'une forme assez malsaine de l'orgueil, et cette opinion, peut-être suspecte, qu'il n'y a que deux êtres estimables dans l'univers, Dieu qui le fit bon, Rousseau qui doit le redresser.
Mais, à vrai dire, ce n'est pas dans ses traités philosophiques, rares et courts du reste (Lettre à Voltaire sur le désastre de Lisbonne.—Lettres à M. l'abbé de ***, 1764), qu'il faut chercher ce qu'on pourrait appeler la sagesse de Rousseau; c'est dans ses lettres demi-familières à ses amis, à Mylord Maréchal, à M. de Mirabeau, et surtout à ses amies, Mme de Boufflers, Mme de Luxembourg, Mme de Verdelin. Souvent ce sont, dans le sens littéral du mot, des lettres de direction, c'est-à-dire des lettres de moraliste délié, clairvoyant, bon conseiller, charitable et consolant. Elles sont très souvent exquises. Les «sermons» de «Julie» et les «lettres de direction» de Rousseau, avec quelques pages, au hasard échappées de Diderot, sont ce qu'il y a de plus sage, de plus élevé, de plus «spirituel» dans tout le XVIIIe siècle. La religion du XVIIIe siècle est là. Elle est courte. Elle est mêlée, et d'une essence toujours un peu basse. Il est très rare qu'il ne s'y égare point ou quelque sensibilité si prompte, si facile et si conventionnelle qu'elle en est niaise, ou quelque demi-sensualité qui ne laisse pas d'être un peu grossière. Les sages du XVIIIe siècle n'ont pas eu des mains à manier les âmes, ou les âmes qu'ils maniaient, je dis les plus fines et pures, ne détestaient point une certaine lourdeur de tact. Tant y a, et pour ne pas poursuivre la comparaison, même à leur gloire, avec les François de Sales, les Bossuet, les Fénelon, que le «Sénèque à Lucilius» du XVIIIe siècle est dans Rousseau, partie dans l'Emile, partie dans Héloïse, partie, et c'est encore ici qu'il est le meilleur, dans la correspondance. Rousseau moins malade, moins misanthrope et moins persécuté, eût été, d'abord ce qu'il a été, un grand romancier, et un grand poète, et un peintre amoureux et touchant des beautés naturelles,—ensuite un médiocre philosophe,—enfin un moraliste délié, presque profond, grand, bon et salutaire ami des coeurs, savant à les connaître, habile à les séduire, non sans quelque douce et insinuante puissance à les guérir.
VIII
LE «CONTRAT SOCIAL»
Les idées politiques de Rousseau me paraissent, je le dis franchement, ne pas tenir à l'ensemble de ses idées.
Est-il douteux que l'insociabilité soit le fond des sentiments et des idées de Rousseau; que s'affranchir lui-même, et affranchir l'homme, s'il est possible, du joug dur, dégradant et corrupteur que l'invention sociale a forgé soit sa pensée maîtresse, cent fois exprimée?—Eh bien, ses théories politiques ne sont nullement dans ce sens, et ce serait à peine, ce ne serait vraiment point, de ma part, une exagération de polémiste que de dire qu'elles tendent plutôt à renforcer le joug social et à le rendre plus solide, plus étroit et plus lourd.
Cette discordance est si visible qu'elle sert à quelques-uns à prouver justement le contraire de ce que j'avance86... Ils disent: il ne faut pas croire que Rousseau ait à ce point l'horreur de l'état social et des prétendues servitudes qu'il impose et des prétendues dégradations qu'il entraîne. Le discours sur l'Inégalité est dans ce sens; mais c'est le Contrat social qu'il faut lire, qui est dans un autre, et ne considérer l'Inégalité que comme une boutade de Rousseau jeune, soufflé très fort par Diderot.
S'il n'y avait que l'Inégalité d'un côté et le Contrat de l'autre, je dirais que Rousseau a eu deux idées générales, si différentes qu'elles sont contraires, et je m'arrêterais là. Mais l'idée de l'Inégalité, l'idée antisociale, l'idée que les hommes ont serré trop fortement le lien qui les unit, et ont créé ainsi une force artificielle dont ils souffrent, une âme commune artificielle dont ils se gâtent, et une vie artificielle dont ils meurent, cette idée elle n'est pas seulement dans l'Inégalité. Elle est, seulement, et sans la mettre où elle n'est pas, dans le Discours sur les Lettres, dans l'Inégalité, dans la Lettre sur les Spectacles, dans l'Emile, dans la Nouvelle Héloïse et dans la Lettre à Mgr. de Beaumont; et j'ai montré que dans cette dernière (après l'Emile), Rousseau renvoie à l'Inégalité, en résume les principes, en répète et en confirme les conclusions, en accepte, en revendique, en proclame plus que jamais l'esprit.—Donc cette idée est partout dans Rousseau, et est presque le tout de Rousseau, et fort, maintenant, précisément du raisonnement de mes adversaires, pris à l'inverse, je dis que le Contrat social de Rousseau est en contradiction avec ses idées générales;—à moins qu'on ne préfère dire que tous les écrits de Rousseau sont en contradiction avec le Contrat social, ce à quoi je ne m'oppose point.
Oui, le Contrat social a l'air comme isolé dans l'oeuvre de Rousseau. Il s'y rattache par une phrase, par la première, qui pourrait tromper ceux qui jugent tout un livre par la première ligne.—«L'homme est né libre, et partout il est dans les fers»: oui, voilà bien qui est du Rousseau que nous connaissons; l'homme est né bon, et partout il est mauvais; le monde a été créé bon, et il est inhabitable; l'homme est né libre, et partout esclave: voilà, bien sa manière de raisonner. Et nous pourrions nous attendre à ce qu'il continuât d'après sa méthode ordinaire, ou plutôt sa pente d'esprit naturelle, et à ce qu'il dit: «Donc rebroussons; donc revenons à un état social aussi proche que possible de la liberté primitive, à un état où l'individu ait le plus possible ses aises et le jeu libre de sa force propre, où la société soit contenue et réduite autant que possible. «L'anti socialisme, c'est l'individualisme; en politique, la forme que prend l'Individualisme absolu c'est le Libéralisme radical. Ce à quoi un lecteur assidu, de Rousseau peut et doit s'attendre en ouvrant le Contrat et en lisant la première ligne, c'est à voir Rousseau devenir, je veux dire rester, libéral intransigeant, anarchiste.—Il a été le contraire; je n'y peux rien.
Et je ne veux ni surprise, ni exagération, et je préviens que, comme il y a un peu de flottement dans le Contrat et que tout n'y est pas très lié, on y trouvera du libéralisme; comme on y trouvera un peu de bien des choses que Rousseau prétend combattre; mais le fond du Contrat est nettement et formellement anti libéral. Rousseau avait soutenu toute sa vie que la société était illégitime, et illégitime sa prétention de demander aux hommes le sacrifice d'une part d'eux-mêmes; il va soutenir que les hommes lui doivent le sacrifice d'eux tout entiers, et par conséquent qu'il n'y a de droit que le sien,
Le souverain, c'est tout le monde, et ce souverain est absolu; voilà l'idée maîtresse du Contrat social. Ce tout le monde qui a corrompu chacun—n'est-il point vrai, Rousseau?—c'est lui qui a tout droit sur chacun de nous. Ce tout le monde qui m'a fait esclave—n'est-il pas vrai, Rousseau?—peut légitimement disposer de moi à son plein gré et resserrer ma servitude. Ce tout le monde qui m'a fait mauvais—n'est-il pas vrai, Rousseau?—ne doit rien sentir qui l'empêche de peser de plus en plus sur moi de toute sa détestable influence. Il fera la loi civile, la loi politique et la loi religieuse, ce qui veut dire que je serai sa chose comme homme, comme citoyen et comme être pensant, comme corps, comme âme, comme esprit. Il m'élèvera selon ses idées, me fera agir selon sa loi, «expression de la volonté générale», me fera penser selon sa religion, qui sera chose d'état comme tout le reste, que je devrai accepter, sous peine d'être exilé si je la repousse, d'être «puni de mort» si, l'ayant acceptée, j'oublie de la suivre. Tel est le dessin général du Contrat.
Le détail en est, le plus souvent, encore plus oppressif et rigoureux. Le jeu facile des rouages, ce qui est une manière de liberté encore, Rousseau s'en défie. Une démocratie représentative, par cela seul qu'elle est représentative, est plus libre et plus libérale qu'une autre. Le peuple, ou plutôt la majorité, a une volonté, impérieuse et brutale, dont il va faire une loi s'imposant à chaque individu. Mais s'il fait faire cette loi par des législateurs qu'il nomme, ces législateurs discuteront, réfléchiront, tiendront compte, sinon des droits, du moins des convenances, des intérêts respectables de la minorité; ou même des individus. Rousseau voit très bien que cet état n'est déjà plus la pure démocratie; elle est une manière d'aristocratie, et il la nomme de son vrai nom «l'aristocratie élective». Voilà qui n'est pas bon. Il nomme bien cela, en passant, «le meilleur des gouvernements»; mais il s'arrange de manière que ce meilleur des gouvernements ne fonctionne pas. Ces législateurs, dont les discussions mettraient un peu de raison, d'atténuation au moins et de tempérament, dans la rude organisation sociale, dans ce système de pression de tous sur chacun, ces législateurs n'auront pas à discuter; leur mandat sera impératif, et leur décision nulle, du reste, tant qu'elle ne sera pas ratifiée par le peuple lui-même. Cette «souveraineté» ne peut être représentée, parce qu'elle ne peut pas être aliénée. «Les députés du peuple ne sont pas ses représentants; ils ne sont que ses commissaires. Toute loi que le peuple n'a pas ratifiée est nulle... Le peuple anglais se croit libre; il se trompe fort; il ne l'est que durant l'élection des membres du parlement; sitôt qu'ils sont élus, il n'est rien.»—Et nous voilà revenus au pur gouvernement direct, c'est-à-dire à la foule pur tyran, tyran dans toute la force du terme, c'est à savoir despote capricieux et irresponsable.
Plus capricieuse, plus irresponsable et plus despote qu'un roi absolu, remarquez-le, parce qu'elle est multiple et anonyme. Un roi absolu n'est jamais absolu, parce qu'il n'est jamais irresponsable. L'isolement est une responsabilité. Un homme qui gouverne seul ose rarement tout se permettre, parce qu'il est seul, et qu'il a un nom, et qu'il est connu. Il sait, quand une faute est commise, vers qui les yeux se tournent, sur qui les blâmes tombent, vers qui les plaintes montent. La foule anonyme se permet tout, parce que son irresponsabilité est absolue. Elle ne risque pas même d'être méprisée.—C'est pourtant à ce despote sans frein que l'ombrageux Rousseau, si jaloux de son indépendance, s'abandonne. Il n'y a pas un atome ni de liberté ni de sécurité dans son système.
Il n'y a pas non plus une seule chance de bonne justice. Ce peuple souverain qui m'élève, me fait penser, me fait agir, et me pétrit de toute part, me jugera-t-il aussi? Oui, sans doute, et soyez-en sûrs. Dans l'Etat de Rousseau, la justice sera rendue par les candidats à la députation87. «La fonction de juge doit être un état passager d'épreuves sur lequel la nation puisse apprécier le mérite et la probité d'un citoyen pour l'élever ensuite aux postes plus éminents dont il est trouvé capable. Cette manière de s'envisager eux-mêmes ne peut que rendre les juges très attentifs....»—à quoi, si ce n'est à plaire à ceux qui les nomment, et à être les instruments dociles d'un parti? Tout au gré du suffrage universel, rien qui soit soustrait, par une constitution, ou par des privilèges et droits acquis, ou par une reconnaissance du droit de l'individu, à sa prise inquiète, avide et capricieuse; et avec cela le mandat impératif, le plébiscite nécessaire à chaque loi pour qu'elle soit valable, et la magistrature élective, c'est-à-dire servante d'un parti: tel est le système complet de Rousseau. C'est la démocratie pure, dans toute sa rigueur, avec tout son danger.
J'ai montré que Montesquieu, déjà, sans être démocrate, avait eu quelques illusions sur l'aptitude du peuple, non pas seulement à contrôler la manière dont on le gouverne, mais à choisir ses gouvernants. Montesquieu repousse absolument le plébiscite, et ne reconnaît à la foule aucune valeur législative; mais il la croit très judicieuse dans le choix des personnes. «Le peuple est admirable pour choisir ses magistrats», dit Montesquieu; et s'il n'avait été un parlementaire, sans doute eût-il pris le mot magistrat aussi bien dans le sens de juge que dans celui de représentant politique. Cette manière de penser, dont on voit que je ne fais point l'erreur du seul Rousseau, vient d'abord d'un certain optimisme généreux, de quelques souvenirs de l'antiquité ensuite, qui mieux entendus, au reste, pourraient conduire à d'autres conclusions, enfin et surtout de l'absence d'expérience, et de l'impossibilité d'observer. Les hommes du XVIIIe siècle ont eu l'idée de bien des choses; ils n'ont pas pu avoir l'idée d'une nation. Ils ont tous cru, plus ou moins, qu'une nation avait beaucoup d'unité dans les vues, et qu'au moins, ce qui en effet paraît probable au regard superficiel, elle ne pouvait que bien entendre son intérêt. Un penseur est toujours un homme qui a peu de passions, du moins qui en a moins que les autres, du moins qui en est moins continuellement obsédé que les autres, moyennant quoi, justement, il pense; et il est par là toujours assez porté à voir dans le monde plus de raison et moins de passion qu'il n'y en a. Rousseau tout à fait, Montesquieu un peu, voient une nation comme une famille qui a un procès et qui ne songe qu'à choisir le meilleur avocat. Une nation n'est point telle; c'est, fatalement, un certain nombre de classes, de groupes, de partis, qui sont surtout menés par l'instinct de combattivité. L'essentiel pour chacun est de vaincre les autres, ou à deux d'en vaincre un troisième, cela même sans haine violente, et sans noirs desseins. Jamais on n'a vu une élection qui ne fut un combat, et un combat pour le plaisir de combattre, sans plus, ou à bien peu près. Dès lors, non seulement le résultat de l'élection n'est pas l'expression de la volonté nationale, mais il n'est pas même l'expression de la volonté du parti le plus fort; il n'indique que ses répugnances. Toute décision de la majorité a le caractère d'un veto. Indication précieuse, qu'il faut bien se garder de négliger, et que même il faut provoquer, mais qui ne peut être le fondement ni d'une législation ni d'une politique. Or toute législation et toute politique, selon Rousseau, est fondée sur cette base unique. Là est l'erreur, qui part, à ce que j'ai cru voir, d'une psychologie des foules fausse ou incomplète.
Peut-être aussi—je n'en sais rien du reste—peut-être aussi les quelques écrivains politiques qui ont penché, au XVIIIe siècle, vers «l'Etat populaire» n'ont-ils jamais songé au suffrage universel. Il était trop loin d'eux, trop inouï, trop absent de la terre, trop inconnu même dans l'antiquité (où les esclaves sont le peuple, et où le «citoyen» est déjà un aristocrate), pour que l'idée, nette du moins, de la foule gouvernant se soit vraiment présentée à eux.—Sans doute quand ils parlaient démocratie, ils songeaient aux «bourgeoisies» des villes libres, c'est-à-dire à des aristocraties assez larges, mais très éloignées encore des démocraties modernes.
Quoi qu'il en soit, le système de Rousseau, en sa simplicité extrême dont il est si fier (car il méprise les gouvernements «mixtes» et «composés» et fait de haut, sur ce point, la leçon à Montesquieu), est certainement l'organisation la plus précise et la plus exacte de la tyrannie qui puisse être.
Mais encore d'où vient-il, puisque les idées générales de Rousseau n'y mènent point?—Il vient, ce me semble, de l'éducation protestante de Jean-Jacques Rousseau, ni tant est qu'il ait reçu une éducation; mais on sait assez que l'éducation de l'esprit se fait des lieux ou l'on a passé sa jeunesse, autant et plus que de tout autre chose. Rousseau a vécu dans une cité protestante durant tout le premier développement de son esprit, et c'est chose constante qu'il a perpétuellement eu les yeux tournés vers Genève pendant toute sa vie. Or, l'ancienne théorie politique des écoles protestantes n'est pas autre chose que le dogme de la souveraineté du peuple. Quand on lit les écrits politiques de Fénelon, on peut être étonné de le voir réfuter point par point, et comme texte en main, le Contrat social88. Cela tient à ce que ce n'est pas Rousseau qui a écrit le Contrat social. C'est Jurieu qui en est l'auteur, et non pas même le premier auteur; c'est Jurieu que Fénelon (Bossuet aussi, du reste) s'attache à réfuter et à confondre.
Jurieu avait dit en propres termes: «Le peuple est la seule autorité qui n'ait pas besoin d'avoir raison pour valider ses actes.» Avant lui Grotius, bien moins hardi, beaucoup plus prudent et circonspect, n'en avait pas moins posé en principe et comme base de tous ses raisonnements le «contrat social» de Rousseau, une convention par laquelle les hommes ont fait délégation de leurs droits pour les assurer, ce qui mène (quoique Grotius tergiverse là-dessus) à penser qu'ils peuvent toujours légitimement les reprendre quand ils jugent qu'on les viole.—Même doctrine dans Pufendorf, élève de Grotius, et dans Barbeyrac, élève de Pufendorf. C'est l'école protestante qui s'organise, se maintien et se répète. Même doctrine enfin dans Burlamaqui, auquel il me semble qu'il faut faire attention; car il est protestant, il est de Genève, et les Principes du droit politique sont de 1751, et le Contrat social est de 1762. Or, les principes de Burlamaqui sont ceux-ci textuellement: La société humaine est par elle-même et dans son origine une société d'égalité et d'indépendance.—L'établissement de la souveraineté anéantit cette indépendance.—Cet établissement ne détruit pas et ne doit pas détruire la société naturelle.—-Il doit servir à lui donner plus de force. (Ce n'est pas Rousseau que je copie, c'est Burlamaqui.)—De Burlamaqui encore, copiant Grotius, du reste, et ne faisant que le souligner, cette idée que «la souveraine autorité sur l'économie de la religion doit appartenir au souverain», que «la nature de la souveraineté ne saurait permettre que l'on soustraie à son autorité quoi que ce soit de tout ce qui est susceptible de la direction humaine»; que, quand on prend une autre voie, il y a soit «anarchie», soit «deux puissances», auquel cas tout est perdu; car «on ne peut servir deux maîtres, et tout royaume divisé périra».—De Burlamaqui encore cette idée89 que la démocratie exige un Etat d'un territoire peu étendu, etc.
Rousseau était donc comme le dernier venu de l'école protestante, il ne faisait, ce me semble bien, qu'en résumer très brillamment toutes les leçons; il en subissait très directement l'influence, et ses idées générales elles-mêmes ne réussissaient pas à l'en détacher, comme il me parait qu'elles auraient dû faire. Cette école était trop autorisée, trop illustre, et il y tenait par trop d'attaches d'amour-propre religieux et d'amour-propre national. (Remarquez qu'il cite quelque part Grotius parmi les livres de chevet de son père.)—Cette école, tout entière, avait pris la souveraineté populaire pour la liberté. L'idée libérale a été très lente à naître en Europe. Elle est essentiellement moderne; elle est d'hier. Elle consiste à croire qu'il n'y a pas de souveraineté; qu'il y a un aménagement social qui établit une autorité, laquelle n'est qu'une fonction sociale comme une autre, et qui, pour qu'elle ne soit qu'une fonction, doit être limitée, contrôlée, et divisée, toutes choses aussi difficiles, du reste, à réaliser, qu'elles sont nécessaires, et qu'on arrive à réaliser, quelquefois, avec beaucoup de tâtonnements dans beaucoup de bonne volonté. Cette idée était presque inconnue au XVIIIe Siècle, et l'on sait à quel point pour les hommes de la Révolution elle est restée confuse.
—Mais Montesquieu?—Nous y arrivons. Montesquieu a eu une très grande influence sur le Contrat social. Trop orgueilleux pour en convenir, Rousseau a commencé par railler durement Montesquieu. Il fait remarquer90 ce qui est vrai, mais va contre Rousseau plus que contre l'auteur de l'Esprit des Lois, que Montesquieu est plutôt un critique sociologue qu'un théoricien systématique: «... il n'eut garde de traiter des principes du droit politique; il se contenta de traiter du droit positif des gouvernements établis». Il plaisante un peu lourdement sur la théorie de la division des pouvoirs: «Nos politiques, ne pouvant diviser la souveraineté dans son principe, la divisent dans son objet: ils la divisent en force et en volonté, en puissance législative et en puissance exécutive.... Tantôt ils confondent toutes ces parties, et tantôt ils les séparent. Ils font du souverain un être fantastique et formé de pièces rapportées.... Les charlatans du Japon dépècent, dit-on, un enfant aux yeux des spectateurs; puis, jetant en l'air tous ses membres l'un après l'autre, ils font retomber l'enfant vivant et tout rassemblé91.» —Voilà qui est dédaigneux. Il n'en est pas moins qu'après avoir ainsi détourné le soupçon d'imitation ou d'emprunt, Rousseau profite de Montesquieu et ramène à son profit quelques-unes de ses idées;— et nous voilà ainsi conduits nous-mêmes à relever ce qu'il y a de libéralisme dans le Contrat social; car il y en a.
Cette division des pouvoirs que Rousseau raille si dédaigneusement, il la rétablit par un détour. La souveraineté doit rester indivisible, mais les délégations de la souveraineté doivent être séparées, les pouvoirs délégués doivent être distincts, et cette précaution prise, revenant tout simplement à l'idée et même au langage de Montesquieu qu'il jugeait tout à l'heure si plaisants, Rousseau nous dira: «Dans le corps politique on distingue la force et la volonté, celle-ci sous le nom de puissance exécutive92.... Il n'est pas bon que celui qui fait les lois les exécute 93.»
Et cela pour une raison à la fois un peu subtile et très juste, que Rousseau tire ingénieusement de l'idée même qu'il se fait de la souveraineté. La loi est la parole de la souveraineté; elle est l'expression de la volonté générale. C'est pour cela que la souveraineté ne peut parler que par la loi, non par une décision particulière. La volonté générale n'a son expression que dans la loi; elle ne peut l'avoir dans une résolution de détail, d'interprétation ou d'application. Elle cesserait alors d'être volonté générale. «La volonté générale change de nature ayant un objet particulier, et ce n'est pas à elle de prononcer ni sur un homme, ni sur un fait94.» Donc le peuple ne doit être ni gouvernement, ni juge. Il y perdrait comme sa nature propre. Il deviendrait un particulier. Il y perdrait son droit (et il faudrait ajouter son aptitude) à penser généralement, à décider sur les ensembles, et à concevoir l'ordre et la règle. Donc ni le peuple, du moment même qu'il est législateur, ne peut être ni gouvernement, ni juge; ni, non plus, la loi ne peut avoir un caractère particulier, viser une personne, ou être faite pour une circonstance. Une loi contre une personne, ou une loi de circonstance, non seulement a toutes les chances du monde d'être injuste, mais elle est une monstruosité: elle n'est pas une loi; elle est un acte de gouvernement qu'on appelle loi pour tromper l'opinion. C'est le renversement de toute morale politique.
Quel dommage que ces idées, d'une part restent un peu obscures dans le texte de Rousseau, d'autre part soient disséminées et diffuses dans ce texte, soient quittées, reprises et quittées encore, ne forment point corps et faisceau! Il me semble que Rousseau n'en a pas pris très nettement conscience, ou qu'il a eu peur de les amener à leur dernier point de netteté, sentant qu'à ce moment il eût été la main dans la main de Montesquieu, ce que peut-être sa vanité redoutait.
Toujours est-il que ces idées si libérales et si justes, qui ne vont à rien moins qu'à réduire infiniment la souveraineté du peuple, et qu'à ruiner le Contrat social, sont dans le Contrat social. C'est la plus heureuse des contradictions. Elle montre et que Rousseau, qui n'a pas assez médité sur les questions politiques, n'est point arrivé, quoi qu'il en croie, à un système arrêté, définitif et rigoureux; et que Rousseau, se retrouvant lui-même, avec sa passion intime de liberté individuelle, au milieu même de son rêve de souveraineté populaire, y a glissé ou laissé s'introduire toute une théorie, qui, suivie jusqu'où elle tend, mènerait à la doctrine libérale des publicistes modernes. —Et voilà que le dernier représentant de l'école politique protestante apparaît, non plus comme celui qui en a le plus étroitement ramassé les principes tyranniquement démocratiques, mais comme celui qui s'en relâchait déjà, et, au moins, en atténuait singulièrement la rigueur.
Seulement ce n'est pas sur ces premières vues libérales, encore que si profondes, que Rousseau insistait le plus, et c'est le dogme de la souveraineté populaire, considérée comme ayant existé toujours, et s'étant seulement organisée fortement, sans abdiquer jamais, dans les sociétés civilisées, qu'il posait avec netteté, soutenait avec vigueur, proclamait avec éloquence et avec passion.—Et c'était aussi, partie grâce à lui, partie par la nature même du sujet, ce qu'il y avait dans son livre de plus clair, de plus frappant, de plus prenant, de plus vite et facilement intelligible.—Et il faut bien que je reconnaisse, en finissant, que c'est ce qui en est resté; et que de cette doctrine, encore qu'elle ne soit pas de lui, encore qu'elle soit peu conforme à ses idées générales, encore que même dans le Contrat il s'en écarte, Rousseau est demeuré le propagateur le plus éclatant, le seul éclatant, glorieux et influent, à ce point qu'elle ne porte guère plus, parmi les hommes, que son seul nom. Elle a fait, ou consacré (ce qui est plutôt mon avis) beaucoup de mal, dont il est difficile de ne pas le laisser, pour une grande part au moins, responsable.
IX
ROUSSEAU ÉCRIVAIN
Tel est ce singulier homme, puissant et faible, faible par le coeur, puissant par la pensée et l'imagination, et assez puissant par elles pour faire de ses faiblesses mêmes des forces redoutables à charmer et plier les coeurs.
Rousseau est un de ces hommes séduisants et dangereux, chez qui l'imagination et la sensibilité dominent et étouffent la raison, le sens commun, les facultés de réflexion, d'analyse et d'observation. Autant dire que c'est un poète, et il est très vrai que c'est un des plus grands poètes de notre race. Seulement, c'est un poète né dans un siècle de théories, de systèmes et de raisonnement, et sa poésie, il l'a mise, sous l'influence de ses contemporains, dans des systèmes et des théories; et c'est là son originalité en même temps que le danger perpétuel, et pour lui-même et pour les autres, de tout ce qu'il écrit et de tout ce qu'il pense.
Entraîné, comme tous les poètes, à un rêve de perfection de vie idéale, froissé, comme tous les poètes, par ce qu'il y a de vulgaire dans la vie telle qu'elle est, et dans la société telle qu'elle existe autour de nous, il s'est réfugié, non pas, comme les poètes à l'ordinaire, dans des rêveries, des contemplations, des visions, mais dans des théories politiques et des doctrines sociales, où il a apporté non l'observation et l'étude des faits, mais des constructions à priori et des abstractions de «promeneur solitaire».
Et ces systèmes étaient spécieux, d'abord parce que tout ce qui porte la marque du génie est spécieux, et ensuite parce que Rousseau était doué d'une singulière puissance de raisonnement et de logique. Un logicien n'est pas nécessairement un homme de raison froide et tranquille. Il arrive fort souvent que la déduction à outrance est une des formes de l'imagination et de la passion. On ne s'enivre point de raison, c'est-à-dire d'étude, d'attention, d'examen et de réflexion; mais on s'enivre de raisonnement, c'est-à-dire de la poursuite indéfinie, en ses transformations successives, d'une idée générale devenant système politique, système pédagogique, système religieux, système social.
Un poète que le dégoût des choses qui l'entourent jette dans un rêve de perfection irréalisable, prolongé par un logicien qui de ce rêve fait une théorie sociale très logique, très suivie, très liée, très systématique et très séduisante, voilà Rousseau.
Et, comme il arrive toujours quand on a affaire à ces rêveurs qui ont du génie, telle intuition, peu ramenée à la vérité pratique par l'auteur lui-même, mais contenant, comme en un germe, une partie de vérité, met d'autres hommes moins grands, et plus réfléchis et attentifs, sur la voie d'une excellente doctrine de détail, très réalisable, très utile et féconde en résultats. Et voilà pourquoi de pareils hommes, non seulement doivent être étudiés au point de vue de l'art, comme des poètes glorieux et des rénovateurs de l'imagination humaine, ce qui déjà vaut qu'on s'en pénètre; mais encore, au point de vue des applications, comme des initiateurs, des promoteurs, des prophètes un peu obscurs, mais inspirateurs et «suggestifs», des guetteurs de la lumière qui commence à poindre, un peu étourdis par les premiers rayons qu'ils en surprennent; en un mot, presque comme les alchimistes, précurseurs de la chimie, qu'ils rêvent, qu'ils aident à naître et qu'ils doivent ne pas connaître.
Rousseau est un des plus grands prosateurs français. Il est un rénovateur du style et de la langue. Il a ramené en France le style oratoire qu'elle avait complètement désappris depuis Fénelon, et presque depuis Bossuet.
A la prose large, étoffée, nombreuse et harmonieuse, au beau développement et aux souples évolutions des grands maîtres eu style du XVIIe siècle, avait, peu à peu, et même assez brusquement, sans qu'on en puisse voir très nettement les causes, succédé une prose fort distinguée aussi, mais d'un genre essentiellement différent, un style coupé, court, nerveux plutôt que fort, procédant par phrases braves, vives et comme tranchantes, par traits, par maximes et par épigrammes.
Fontanelle, Montesquieu, Voltaire, avec de très grandes différences entre eux, du reste, présentent tous ce caractère commun; et leurs contemporains portent à l'excès cette manière, comme toujours font les élèves. Rousseau, qui, sinon pour les idées, du moins pour ce qui est l'homme même, à savoir le style, n'est l'élève de personne, apporte avec lui un style nouveau; et comme il est passionné, c'est le style oratoire.
Il est éloquent dans l'effusion, dans la confidence, qu'il mêle à tout ce qu'il écrit, dans la raison, dans le raisonnement, dans le sophisme, jusque dans les souvenirs, et sa manière émue, attendrie et brûlante de les rapporter. Il a la suite, la pente, le prolongement facile dans la conduite du discours, et, plutôt que l'ordre véritable, ce mouvement qui vient de l'échauffement d'un coeur toujours en émoi, ce mouvement que Buffon a donné avec raison pour la seconde des deux qualités fondamentales du style, mais que, après l'avoir une fois nommé, il oublie complètement et laisse à l'écart, parce que lui-même n'en a pas le don.
C'est le don propre de Rousseau. Pour la première fois depuis plus de cinquante ans, quand il parut, on put lire un livre comme un discours qui saisit l'auditeur, le captive, l'entraîne, le porte avec soi, et, sans le laisser reposer, le mène au but toujours poursuivi.
Ajoutez l'éclat, la richesse du coloris, le mot qui n'est pas seulement un signe de la pensée, mais qui est une trace de la sensation, qui vit, qui respire et qui brille.
C'est grâce à ces dons que Rousseau est non seulement un écrivain, orateur entraînant et séduisant, mais un peintre des choses réelles, ce que personne n'était plus depuis bien longtemps. C'est ainsi qu'il a pu faire vivre la nature pittoresque dans ses écrits et réveiller chez les Français le goût des beautés naturelles, susciter dans la génération littéraire qui l'a suivi une foule de grands peintres de la nature, les Bernardin de Saint-Pierre, les Chateaubriand, les Sénancour, et surtout son élève passionné, George Sand.
A ces titres, j'entends comme peintre ému de la nature et comme écrivain éloquent, Rousseau est un grand précurseur. Ce qu'il y a de plus sincère, de plus vrai, de plus solide et de plus durable dans la révolution littéraire du commencement de ce siècle, en grande partie dérive de lui. Il a aimé les grandes harmonies de la nature, et il a retrouvé les grandes harmonies de la phrase. C'étaient deux découvertes, et deux chemins ouverts au génie, et aussi à la médiocrité. Mais qu'importe que celle-ci suive, si l'autre a passé?
X
Rousseau a été en son temps le maître et le guide le plus fascinateur, le «subtil conducteur» dont parle Bossuet. Il l'a été, et parce qu'il était bien de son siècle, et parce qu'il s'en séparait juste assez pour l'inquiéter, le piquer et achever de le séduire.
Il était de son siècle en ce que, plus que personne, il repoussait l'autorité, toutes les autorités, et la tradition, toutes les traditions. Ce n'était plus seulement avec la tradition religieuse et avec la tradition nationale qu'il rompait violemment. Derrière ces autorités séculaires, au delà des siècles, et presque au delà du temps, il allait attaquer l'autorité de l'humanité tout entière, la tradition du genre humain. Ce n'était pas seulement une nation ou une religion, c'était l'humanité qui s'était trompée. C'était l'humanité dont il fallait récuser l'exemple et qu'il fallait convaincre d'erreur, et c'était toute la sagesse humaine qu'il fallait tenir pour folie. Rien de plus inattendu—et rien de plus préparé. L'habitude une fois prise de considérer l'antiquité et la longue possession d'une doctrine comme une raison de n'y pas croire, il fallait s'attendre à ce qu'un esprit audacieux révoquât en doute la croyance la plus ancienne du genre humain, et voulût convaincre d'illusion l'instinct même par lequel le genre humain croit qu'il subsiste.—C'était, sous la forme d'un rêve doux et charmant, la plus pure, la plus nette et la plus radicale pensée révolutionnaire. Burcke disait aux révolutionnaires français: «Vous avez préféré agir comme si vous n'aviez jamais été civilisés.» Rousseau disait aux Français de 1760: «Il faut agir comme si nous n'avions jamais été civilisés.» Rousseau est le révolutionnaire par excellence, et c'est bien pour cela que Voltaire, qui ne s'y trompe pas, le déteste si fort. Il tend directement à cette sorte de nihilisme politique, dont Tolstoï, qui a tant d'idées communes, en politique, en morale, en éducation, avec Rousseau, est en ce moment le représentant prestigieux. Et les causes, là-bas et ici, sont les mêmes. C'est la civilisation, qui fléchit, en quelque sorte, sous son propre poids,—nec se Roma ferens,—qui s'épuise à se poursuivre, et finit par douter d'elle-même.
En cela Rousseau, d'abord répondait à un secret désir de ses contemporains, celui d'aller jusqu'au bout de la négation; ensuite se montrait vraiment grand penseur, encore que ses conclusions ne menassent à rien, encore même qu'il reculât devant elles. Il comprenait l'intime, l'essentielle contradiction qui est au fond de la civilisation comme au fond de toute chose humaine. Il comprenait que la civilisation se ruine à se consommer, qu'elle manque son but, en le dépassant, à force de le poursuivre; qu'inventée pour soulager l'homme, elle finit par le surcharger; qu'inventée pour diminuer l'effort individuel, elle en demande de plus en plus de nouveaux, et qu'il y a là encore une grande et douloureuse vanité, un grand et décevant préjugé. Restait à savoir si ce préjugé n'est point nécessaire, et une condition même de notre nature; mais l'avoir vu, et avoir porté sur lui la lumière est d'une vigoureuse et pénétrante intelligence; et c'est un effort et un tour de pensée qui se trouvaient bien à leur place en ce siècle de démolisseurs des idées toutes faites, qui a secoué l'esprit humain comme un crible.
S'il était de son temps par tout ce côté négateur, il en était moins, et il ne l'en flattait que davantage, par ce qu'il apportait de tendresse, de mollesse, de non-sécheresse, et de rêverie sentimentale.—C'était un romancier et un poète, en un temps où l'on devait être affamé de vraie poésie et de roman vraiment romanesque. Le XVIIIe siècle est un âge tout épris de sciences, de géométrie, de physique et d'histoire naturelle. C'est par ces armes que depuis cinquante ans on battait en ruine les traditions. C'est avec d'autres armes que Rousseau venait les attaquer, en communauté de dessein avec son siècle, s'en distinguant par les moyens. Il n'aimait pas les encyclopédistes, ni n'en était aimé. De quoi une des raisons est qu'ils sont surtout hommes de sciences, et lui le contraire. Il portait le combat sur un nouveau champ de bataille, et rien ne pouvait plus intéresser que cette continuation de la lutte avec une tactique nouvelle. Il en appelait, non plus à la raison et aux raisonnements, dont peut-être on était las, mais au sentiment, à l'instinct du coeur, à l'émotion simple et «naturelle», faisant de toutes ces choses des vertus, et, par son talent, amenant, qui plus est, à les faire considérer comme, des élégances.—C'était un poète, mais comme je l'ai dit, ce qui était pour achever de ravir ceux qui l'écoutaient, un poète logicien. La conception poétique, rêve d'humanité heureuse, ou d'éducation idéale, ou de société ramenée à la nature, au lieu de se poursuivre dans son esprit et de se dérouler en songeries ou en tableaux, se développait en systèmes, en constructions logiques, en chaînes d'arguments. Il part d'un rêve tendre, et il s'engage dans la dialectique; et je ne sais de quoi ses lecteurs lui savent plus de gré, du point de départ ou du chemin.