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Etudes sur Aristophane

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The Project Gutenberg eBook of Etudes sur Aristophane

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Title: Etudes sur Aristophane

Author: Emile Deschanel

Release date: September 14, 2006 [eBook #19266]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online EU-Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ETUDES SUR ARISTOPHANE ***

Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online

EU-Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

ÉTUDES SUR ARISTOPHANE

PAR
M. ÉMILE DESCHÂNEL

Ancien Maître-de-Conférences à l'École Normale Supérieure.

PARIS

LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie

1867.

AVERTISSEMENT.

Les bégueules, de l'un ou de l'autre sexe, feront bien de ne pas ouvrir ce livre; on les en prévient.

S'il leur plaisait, après cela, de passer outre, ces très-respectables personnes seraient malvenues à crier: Shocking!

L'esprit attique est, comme l'esprit gaulois, fort libre en ses propos,—principalement dans les comédies,—lesquelles faisaient partie des fêtes de Bacchus.

Or, si Bacchus a découvert la vigne, jamais, que je sache, il ne conseilla d'en mettre la moindre feuille à ses statues,—ni aux œuvres littéraires qui lui furent consacrées.—L'invention de la feuille de vigne est toute moderne. Quoiqu'ils n'aient pas de vigne en Angleterre, comme dit la chanson, je croirais volontiers que la feuille de vigne est originaire de ce pays-là,—tant est grotesque cette pudibonderie, tant cette décence est indécente!

Aristophane n'était pas prude. Aujourd'hui on l'est prodigieusement,—signe peut-être qu'on est plus corrompu.

Pour moi, Gaulois, je me suis amusé dans les vignes d'Aristophane; j'y ai fait vendange à loisir. Et voici le dessus des paniers.

Ces paniers sont ceux des Dionysies, où l'on se barbouillait de lie, et où l'on portait en procession le phallos, organe mâle de la génération, emblème de la fécondité.—C'est de là qu'est né le théâtre grec.

Avouons toutefois, sans être bégueule ni hypocrite, que, malgré la prodigieuse culture intellectuelle et l'esprit extrêmement raffiné des Athéniens, le sens moral, chez eux, comme chez tous les peuples du midi, n'était pas très-châtié. Les méridionaux sont trop gâtés par le climat: ils restent aisément sensuels,—et, en tout cas, insoucieux de la pudeur.

La pudeur est, apparemment, une vertu du Nord, plutôt que du Midi,—une vertu des pays où le froid nous rend laids en nous forçant de nous habiller:—les nations qui vivent demi-nues, sous un ciel plus clément, restent plus belles, parce qu'elles cultivent davantage le corps et prennent plus de souci de la beauté.

La philosophie morale des Athéniens était pour eux un art, comme tout le reste, un exercice, un jeu,—une sorte de gymnastique de l'esprit, complétant celle du corps;—mais il ne paraît pas qu'elle constituât un code, une certaine nécessité générale dans la manière d'être et dans la conduite de la vie. Voilà pourquoi l'idée de la décence publique ne trouve pas jour dans tout Aristophane.

Nous autres, au rebours, nous sommes tout confits en décence et en hypocrisie publique.

Au surplus, bien des choses qui paraissent grossières quand on les traduit du grec en français, sont exquises dans le grec. Quelque énormes qu'elles puissent sembler ici, où encore on n'en laisse voir qu'une faible partie, dans le texte c'est la grâce même. Voilà ce qu'il ne faut pas perdre de vue en lisant ces études sincères.

Elles parurent pour la première fois en 1849, dans la Liberté de penser. En les revoyant, après dix-huit ans, je les ai un peu modifiées; j'ai ajouté plus d'un détail, j'en ai retranché d'autres, qui faisaient allusion aux événements de ce temps-là, et qui aujourd'hui ne s'entendraient plus.

Quant aux citations assez nombreuses, qui donnent ici la fleur des comédies d'Aristophane, je les ai cueillies sur le texte même la plupart du temps,—sans négliger cependant de me servir parfois des deux remarquables traductions d'Artaud et Destainville, et de mon ancien élève Poyard, mais en essayant çà et là de serrer de plus près encore le poëte grec, et d'en saisir au vol le mouvement et la couleur.

Bref, on trouvera dans ces Études une sorte d'Aristophane écrémé, à l'usage des gens du monde qui ont de l'esprit et de l'honnêteté, et qui, par conséquent, ne sont pas prudes.

É. D.

ÉTUDES SUR ARISTOPHANE.

VUE GÉNÉRALE.

Chez les Athéniens, comme le dit Fénelon avec une brièveté élégante, «tout dépendait du peuple et le peuple dépendait de la parole.»

Or, les deux principales formes de la parole publique à Athènes, étaient la tribune et le théâtre.

Le théâtre était une institution nationale et religieuse. La comédie, en effet, et le drame de Satyres, et la tragédie elle-même, étaient nées des fêtes de Dionysos, autrement dit Bacchus. Dans ces fêtes, le peuple tout entier assistait aux représentations. L'entrée en fut d'abord gratuite; et, même après qu'elle eut cessé de l'être, l'État remettait aux citoyens pauvres l'argent nécessaire pour payer leur place, de peur que la nécessité de travailler pour vivre ne les empêchât de venir au théâtre. C'était quelque chose d'analogue à ce que nous appelons aujourd'hui l'éducation gratuite. Il y avait des fonds spécialement destinés à ce grand service public: on nommait cela le théôricon, c'est-à-dire, l'argent destiné au théâtre et aux fêtes[1].

Il faut nous figurer que cet argent faisait partie, comme nous dirions à présent, du budget des cultes et de l'instruction publique: nous devons mêler tout cela ensemble dans l'idée du théâtre grec.

Il n'était permis, sous aucun prétexte, de changer la destination de ces fonds. Même dans les plus grands besoins de l'État, par exemple s'il s'agissait de quelque guerre à soutenir, on ne pouvait point y toucher: une loi prononçait la peine de mort contre l'orateur qui eût osé faire une proposition si hardie. Loi excessive en apparence, mais d'une grande profondeur morale si l'on y songe, puisqu'elle interdisait, sous peine de la vie, de sacrifier quelque chose du budget des arts, qui est celui de la civilisation, au budget des armes, qui est souvent celui de la force brutale et de la barbarie.

Le théâtre était donc une des institutions organiques de la démocratie athénienne. C'était une sorte d'éducation populaire, d'autant plus pénétrante qu'elle ne s'annonçait pas et qu'elle s'insinuait par le plaisir.

À la vérité, les représentations n'avaient pas lieu tous les jours comme chez nous, mais seulement deux ou trois fois par an, aux diverses Dionysies, et pour cela l'on pourrait croire que cette influence était moindre. Elle était pour le moins égale, parce qu'elle s'exerçait dans un monde plus étroit.

Songez que la surface de l'Attique tout entière n'était pas la moitié de celle de nos plus petits départements français; que la population d'Athènes, vers l'époque d'Aristophane, ne se composait que de quinze à vingt mille citoyens libres, et d'environ dix mille étrangers domiciliés[2]. Les revenus de l'Attique, dans le même temps, s'élevaient, selon quelques historiens, à cent mille talents; selon quelques autres, à deux cent mille: prenons une recette moyenne de quinze cent mille talents, et, comme l'argent valait alors six ou huit fois plus qu'aujourd'hui, cela fait un revenu annuel de quarante-cinq à soixante millions de notre monnaie, soit à peu près le revenu de la ville de Paris en 1851.

Vous voyez combien cela était petit. Mais, précisément, une force concentrée dans une sphère plus étroite a plus de puissance que si elle s'épand dans une plus vaste étendue. C'est pourquoi les représentations du théâtre athénien, quoique intermittentes, avaient sans doute plus d'influence que celles de nos théâtres quotidiens.

Le théâtre d'Athènes, au témoignage de Platon, pouvait contenir trente mille spectateurs, qui ne manquaient pas de s'y rendre; tandis que l'Assemblée ordinaire du peuple, qui à la vérité avait lieu deux ou trois fois par mois, s'élevait rarement, selon Thucydide, à cinq mille citoyens présents. Il y avait cependant aussi une indemnité allouée aux citoyens qui prenaient la peine d'y assister: usage essentiellement démocratique: toute fonction publique doit être rétribuée, afin que la pauvreté n'en écarte pas les gens de mérite, et que la richesse n'y implante pas les gens médiocres, à l'exclusion des autres; mais, si le principe est bon et louable, l'usage offrait bien des inconvénients.

Quoi qu'il en soit, Athènes par son théâtre, autant que par sa tribune, était l'institutrice de l'Hellade, comme par ses marchés et ses ports, elle en était la cité nourricière. Il n'existait pas dans le monde un plus grand marché de céréales que le Pirée, ni une lumière intellectuelle plus éclatante que celle de la tribune et du théâtre Attiques[3].

* * * * *

Pour ne parler que de la comédie, celle qu'on appelle la comédie ancienne jouissait d'un privilége singulier: au milieu de la pièce, à travers l'action, le poëte prenait la parole, par la bouche du coryphée ou du principal personnage, et discourait des affaires du moment avec une liberté complète, comme il eût fait à la tribune de l'Agora, et même avec cette différence que lui, sur le théâtre, avait seul la parole et qu'on ne pouvait lui répliquer. C'était comme nos prédicateurs[4].

Aussi ne pouvait-on avant un certain âge se déclarer poëte comique et jouir de ce privilége. Chose singulière et digne de remarque: à trente ans, le citoyen pouvait entrer au Sénat; à vingt ans, il pouvait faire partie de l'Assemblée du peuple, non-seulement pour y voter, mais même pour y prendre la parole; et avec cela, s'il en faut croire un des scholiastes d'Aristophane, on ne pouvait avant trente ans, et peut-être même avant quarante (il est incertain sur le chiffre), se déclarer poëte comique. Ainsi la fonction de poëte comique était considérée comme plus délicate que celle même de membre de l'Assemblée.

Et c'est pour cela qu'Aristophane, selon ce scholiaste, aurait donné ses premières pièces sous les noms de Philonidès et de Callistrate, poëtes à ce qu'il paraît, et non pas acteurs ainsi qu'on l'a prétendu.-—«Comme j'étais encore fille, dit-il plaisamment (dans un de ces passages où il prenait la parole[5] au milieu de la comédie), et qu'il ne m'était pas permis de devenir mère, je confiai à des mains étrangères l'enfant que j'avais mis au monde en secret; et vous, Athéniens, vous me fîtes la grâce de le nourrir et de l'élever.»

Quelques-uns, il est vrai, expliquent ces prête-noms seulement par la peur de ne pas réussir, par la modestie ou par la prudence de l'auteur[6].

Quoi qu'il en soit, cette loi, ou du moins cette coutume, des trente ans, sinon des quarante, met bien en lumière l'importance démocratique de la comédie ancienne à Athènes.

Une autre loi défendait aux membres de l'Aréopage d'écrire des comédies, moins sans doute à cause de la gravité, de leur caractère, que parce que c'eût été réunir sur la même tête deux fonctions incompatibles, celle de juge, et celle, en quelque sorte, d'accusateur public.

* * * * *

La comédie ancienne était donc politique et militante. Celle qui vint ensuite, et qu'on appelle comédie moyenne, fut plutôt philosophique ou allégorique. Enfin, la comédie nouvelle, dont nous n'avons pas à nous occuper, représente les mœurs générales de l'humanité, et, n'ayant plus rien de local, put être facilement imitée par les Latins et les Modernes.

* * * * *

La comédie ancienne était essentiellement locale et mêlée à la vie publique d'Athènes, essentiellement démocratique, même lorsqu'elle combattait la démocratie: à Athènes, l'esprit faisait tout passer, même la caricature du peuple; Aristophane en est un exemple éclatant, notamment par sa comédie des Chevaliers, que nous analyserons tout à l'heure.

Chez les anciens Athéniens, la vie privée était close aux regards, et n'aurait d'ailleurs fourni au poëte comique, par la constitution même de la société, qu'une matière assez restreinte. C'était donc une nécessité pour la comédie ancienne de représenter la vie publique.

Elle suit en effet tous les mouvements de la politique et des affaires, toutes les fluctuations de l'aristocratie et de la démocratie. Il ne lui manque que d'être quotidienne pour devenir dès cette époque quelque chose d'analogue au journalisme moderne, un pouvoir réel en dehors des pouvoirs officiels, une sorte d'institution libre qui complète toutes les autres et qui les contrôle, qui au besoin les modifie ou les renverse, les défait et les refait.

Comme le remarque un spirituel critique, «lorsque Périclès voulut substituer son influence à l'autorité des lois, il se crut obligé de supprimer la comédie (peut-être le désir de se venger des plaisanteries des poëtes comiques ne fut pas non plus étranger à ce coup d'État; nous savons qu'il avait été attaqué par Cratinos, Eupolis, Hermippos et Aristophane lui-même, qui l'appelait le Jupiter Olympien d'Athènes); mais le peuple ne renonça pas à la comédie aussi facilement qu'à ses garanties constitutionnelles: trois ans après, le dictateur démocrate fut forcé de la rétablir, et elle acquit assez de puissance pour que Platon définît la république d'Athènes une théâtrocratie[7].»

Quand ce philosophe voulut faire comprendre à Denys de Syracuse le gouvernement d'Athènes, il ne trouva rien de mieux que de lui envoyer les comédies d'Aristophane.

La comédie attique était même, quelquefois, aussi terrible et aussi formidable que cet usage étrange qu'on nommait l'ostracisme: c'était seulement un ostracisme moins immédiat et moins absolu. Mais jusqu'à quel point le plus grand des Grecs, Socrate, en ressentit les funestes effets, c'est ce que nous aurons à voir quand nous étudierons la pièce des Nuées.

Avec une toute-puissante liberté, la comédie ancienne, fait comparaître devant elle les philosophes, les poëtes, les orateurs, les démagogues, les généraux, les administrateurs des finances. Elle ridiculise l'impudence des ambitieux parvenus et des coteries au pouvoir. Elle maintient par sa censure l'égalité républicaine. Elle satisfait même l'envie, cette plaie ou, si l'on veut, cet aiguillon de la vie publique, à Athènes comme dans toute démocratie. Pas une question, politique, littéraire, sociale, philosophique, religieuse, qu'elle ne saisisse et ne retienne, comme étant de son ressort. Elle éprouve par la plaisanterie, les actes et les projets des gouvernants; elle les discute quelquefois sérieusement, comme dans l'Assemblée: avec une éloquence simple et forte, familière et élevée, elle adresse au peuple des interpellations et des conseils. Elle a le droit de parler de tout et de tous.

Les plus hautes renommées ne sont pas à l'abri de ses atteintes: Euripide est tourné en ridicule, Socrate est travesti et calomnié; les dieux, Dionysos lui-même, en l'honneur de qui on célèbre ces solennités du théâtre, n'obtiennent pas plus de respect. Pourvu qu'on fasse rire le peuple Athénien, même de lui et en le nommant par son nom, Dèmos, on est applaudi, couronné. Telle est la puissance redoutable de l'ancienne comédie attique.

* * * * *

Je ne m'occuperai point ici des origines mégariennes et doriennes de la comédie, soit avec Susarion, chez les Icariens, habitants d'un village attique, soit avec Épicharme chez les Siciliens; cela seul fournirait un livre. Notons seulement les premiers auteurs de la comédie athénienne.

Après Myllos et quelques autres qui n'avaient pas laissé d'ouvrages, les premiers dans l'ordre chronologique furent Chionidès, Magnès, Ecphantidès; puis Cratinos, qui mourut l'an 423 avant notre ère, à un âge très-avancé. «Il paraît n'avoir pas été beaucoup plus jeune qu'Eschyle, dont il occupe à peu près le rang parmi les poëtes comiques. Toutes les données que nous avons sur ses poëmes dramatiques, dit Otfried Müller, concernent cependant les dernières années de sa vie; et tout ce qu'on peut dire de lui, c'est qu'il ne craignit pas d'attaquer dans ses comédies Périclès au faîte de son autorité et de sa puissance[8]. Cratès s'éleva du rang d'acteur dans les pièces de Cratinos, à la hauteur d'un poëte estimé; carrière commune à plusieurs comiques de l'antiquité. Téléclidès aussi et Hermippos sont au nombre des poëtes du temps de Périclès. Eupolis ne commença à donner des comédies qu'après l'ouverture de la guerre du Péloponnèse, en 429, et sa carrière se termina à peu près en même temps que cette guerre. Aristophane débuta en 427 sous des noms empruntés, et trois ans plus tard seulement sous son propre nom. Il composa des comédies jusqu'en 388. Parmi les contemporains de ces grands comiques, il faut remarquer encore Phrynichos, à partir de 429; Platon (non le philosophe), de 427 à 391, ou plus longtemps encore; Phérécratès, également pendant la guerre du Péloponnèse; Amipsias, rival assez heureux d'Aristophane; Leucon, qui combattit souvent le grand comique. Dioclès, Philyllios, Sannyrion, Strattis, Théopompe, qui fleurissent à la fin de la guerre du Péloponnèse ou peu après, forment déjà la transition à la comédie moyenne des Athéniens[9].»

* * * * *

Ce que l'on sait de la biographie d'Aristophane est peu de chose.

Aristophane, fils de Philippe, naquit à Athènes vers l'an 452 avant notre ère. En 430, il alla, en qualité de colon, avec sa famille et avec d'autres citoyens attiques, dans l'île d'Égine, enlevée à ses anciens habitants, pour y prendre possession d'un domaine.

On ne connaît guère les autres circonstances de sa vie, et on ignore la date de sa mort. Le peu que l'on a recueilli encore s'offrira de soi-même et plus à propos en parcourant les onze comédies qui nous restent d'une cinquantaine de pièces qu'il avait composées.

* * * * *

Nous ne pouvons, certes, nous flatter de connaître exactement ce grand poëte, quand nous ne possédons que le quart ou le cinquième de son œuvre. Mais il faut bien se contenter de ce qu'on a.

Au surplus les pièces qui ont surnagé dans le grand naufrage étant apparemment celles dont on avait fait le plus de copies, il y a lieu de croire que le jugement public avait choisi les plus remarquables.

* * * * *

Ces pièces, au premier coup d'œil, étonneraient fort un lecteur moderne qui n'y serait pas préparé. On n'y distingue rien d'abord, que des créations fantastiques, des personnages grotesques, des figures bizarres, se mouvant dans des lieux changeants ou imaginaires, tantôt la terre, tantôt les airs, tantôt les enfers, parlant, chantant, dansant, aboyant, grognant, coassant; on est étourdi, ébaubi, abasourdi. On se croirait à un de ces sabbats où Faust est entraîné par Méphistophélès: ici comme là, «cela se pousse et se choque, cela s'échappe et cliquette, cela siffle et grouille, cela saute et jacasse, cela reluit, étincelle et pue et flambe!»

C'est tantôt un chœur de grenouilles, tantôt un de nuées, ou de guêpes, ou d'oiseaux; c'est le juste et l'injuste dans une cage et armés d'éperons comme des coqs de combat; ou c'est un personnage qui monte au ciel sur un escarbot de la plus sale espèce. Parmi tout cela, des cris d'animaux, des bruits sans nom, des onomatopées étranges:—Coï, coï! coï, coï!—Mymy, mymy, mymy!—mymy, mymy, mymy!—Houah, houah, houah!—Iattataïax, iattataye!—Bombax, bombalobombax!—Brékékoax, koax, koax, koax, brékékoax!—Épopo, popopo, popopo, popi!—Toro, toro, toro, torolililix!—Kiccabau, kiccabau!—toute une fourmilière de drôleries, de coq-à-l'âne, de calembours, d'équivoques licencieuses et d'obscénités, qui, avec ce vacarme baroque, donnent à ces comédies une physionomie fantastique rappelant confusément à notre esprit l'arche de Noé, les Bacchanales, la fête de l'Âne et celle des Fous, le Carnaval, Callot, Goya, Grandgousier et Gargantua, Pourceaugnac et ses matassins, le Mamamouchi et ses chandelles, Robert-Macaire, les Saltimbanques, le Chapeau de paille d'Italie et la Mariée du mardi-gras.

Puis, çà et là, du milieu de ce fleuve d'imagination burlesque, amphigourique et ordurière, on est étonné de voir s'élever des îlots verdoyants de poésie gracieuse et pure, pleine de suavité et de fraîcheur.

* * * * *

Une bonne part de toute cette folie et de toute cette licence appartient moins à Aristophane en particulier qu'à la comédie ancienne en général. Cette comédie faisant partie du culte de Bacchus, l'ivresse y règne.

Premièrement, l'ivresse physique: on distribuait du vin au chœur à son entrée; on faisait ce repas qui s'appelait cômos, d'où vint le nom de comédie, chant du cômos, et non pas de cômè village, comme on l'a prétendu.

Les phallophories, c'est-à-dire les processions où l'on portait le phallos, faisaient aussi partie de ces fêtes. La religion, qui consacrait les plus beaux principes de la morale et de la politique sortis de la bouche des Solon et des Lycurgue, consacrait également ces étranges cérémonies:—étranges pour nous, non pour les Grecs, puisque cette religion, au fond, n'était que le culte de la nature, en sa complexité indéfinissable d'esprit et de matière, de pensée et d'animalité.

Un passage du Grand Étymologique dit formellement: «On regarde les chants phalliques comme ayant été les premières trygédies,» c'est-à-dire les premières pièces, soit tragiques, soit comiques, qu'on jouait en se barbouillant de lie dans les vendanges, trygè.

Ces processions étaient accompagnées de danses: les principales danses phalliques s'appelaient la Sicinnis et le Cordax, noms trop significatifs, quelque étymologie qu'on adopte, danses licencieuses, auprès desquelles les danses les plus lascives des modernes ne sont rien, et dont nous n'avons trouvé quelque idée que dans celles des Gitanos et des Gitanas de l'Albaycin de Grenade.

La Sicinnis était la danse des drames de Satyres, le Cordax était celle des comédies.

Si l'on oubliait les phallophories, on ne s'expliquerait pas parfaitement Aristophane: elles seules vont rendre raison de certaines scènes des Acharnéens, de plusieurs passages de la pièce intitulée les Femmes aux fêtes de Cérès, et de Lysistrata presque tout entière.

* * * * *

Outre cette ivresse physique, une sorte d'ivresse morale régnait dans les fêtes de Dionysos et dans la comédie ancienne. Le peuple grec, le peuple Athénien surtout, race fine et naturellement artiste, était sujet à des accès de diverses sortes d'enthousiasme: l'enthousiasme religieux, l'enthousiasme belliqueux, celui de la douleur, celui de la gaieté, l'enthousiasme politique, l'enthousiasme musical, l'enthousiasme orgiaque.

Dans tout le culte de Bacchus, la poésie, le chant, la danse, la mimique, le dessin et les arts plastiques, sont animés de cette double ivresse.

Le chœur comique était le porte-voix et l'interprète, désordonné en même temps qu'officiel, de la joie populaire dans ces fêtes où la sensualité naturelle prenait ses ébats.

C'est le chœur des fêtes de Bacchus qui, avant les poëtes comiques, inventa maints déguisements et maintes métamorphoses. Ces fêtes, en un mot, donnaient lieu à une sorte de carnaval, dans lequel figuraient parfois les animaux, comme jadis dans le nôtre: rappelez-vous les lions et les ours de notre mardi-gras classique, et aussi l'Arlequin italien, dont le masque n'est autre qu'un museau.

Ce genre de fantaisie, d'ailleurs, se retrouve chez tous les peuples. Un des personnages de Shakespeare est orné d'une tête d'âne, un autre fait le rôle du lion, un autre celui de la muraille qui sépare Pyrame et Thisbé. Dans les vieilles farces anglaises, Vice, le héros principal, remplissait le rôle du hareng-saur. Chez les Romains, peuple sérieux pourtant et bien plus rarement gai que les Grecs, un certain Asellius Sabinus n'avait-il pas fait dialoguer ensemble un bec-figue, une huître et une grive? L'empereur Tibère, sensible à cette littérature culinaire, lui donna deux cent mille sesterces en récompense d'une si belle imagination. Ce n'est pas d'hier, vous le voyez, qu'on s'avisa de mettre en scène les légumes, les poissons, les huîtres, les oiseaux, et monsieur le Vent et madame la Pluie, qui pourraient bien être issus des Nuées.

Au moyen âge, certaines fêtes religieuses et populaires ne seraient pas sans analogie avec les Fêtes de Bacchus; surtout celles dans lesquelles on voyait figurer les saints avec leurs animaux familiers, saint Antoine avec son porc, saint Roch avec son chien, saint Jean avec son aigle, saint Luc avec son bœuf, etc.—Dans la comédie grecque, selon M. Magnin, la parodie respecta d'abord la figure de l'homme et ne se prit qu'aux animaux… La transition de la parodie des animaux à la parodie de l'homme se fit par les Satyres et les Centaures.

* * * * *

Ainsi, Aristophane ne fut pas toujours l'inventeur de ces personnifications bizarres et de ces travestissements; l'inventeur, ce fut tout le monde.

Chaque poëte ensuite augmenta ce fonds, créé par tous, légué à tous, et l'imagination de chacun d'eux, se mariant au génie populaire, produisit des effets nouveaux.

Cratinos fit une comédie des Chèvres et une des Androgynes, ou Hommes-Femmes (était-ce la même idée que celle de la jolie légende de Platon dans le Banquet?). Phérécrate fit représenter les Hommes-Fourmis et un Faux Hercule, apparemment le même personnage que nous verrons figurer dans les Grenouilles de notre auteur. Magnès avait donné aussi des Grenouilles, des Oiseaux et des Moucherons,-—Parmi les pièces d'Aristophane qui ne nous sont point parvenues, il y avait les Cigognes.

Mais personne peut-être avant lui n'avait imaginé de faire paraître sur le théâtre des êtres aussi incorporels que les Nuées, de les faire danser, chanter et parler; et jamais sans doute on ne vit représenter rien de plus fantastique, si ce n'est ces ballets imaginés au dix-septième siècle par quelques régents de collège et dansés par leurs écoliers, où figuraient en menuets les Prétérits, les Gérondifs et les Supins, avec les Adjectifs Verbaux.

* * * * *

Souvent aussi le chœur comique parodiait les mouvements et la pompe du chœur tragique par ses gambades désordonnées et son burlesque appareil.

* * * * *

Outre l'influence générale du culte de Bacchus, peut-être aussi l'influence particulière des ïambes d'Archiloque sur le développement du talent d'Aristophane contribua-t-elle à produire cette sorte de lyrisme dans la satire et jusque dans la bouffonnerie, «cet essor enthousiaste dans la peinture du mal et de la vulgarité,» qui est, selon la remarque d'Otfried Müller, un des caractères saillants du grand poëte comique athénien.

* * * * *

Aristophane ne fit donc que multiplier ou varier ces inventions drolatiques, qu'il trouva, si l'on peut s'exprimer ainsi, dans le répertoire courant, c'est-à-dire dans l'usage: car presque tout, comme vous savez, se passait de vive voix et se transmettait de mémoire.

En quoi est-ce, alors, que le grand poëte fit éclater son génie propre? Ce fut en introduisant, plus habilement encore et plus vivement que ne firent tous ses rivaux, des idées sérieuses et utiles sous ces personnifications bizarres, sous ces costumes et ces masques, sous ces groins, ces becs et ces ailes; ce fut en se servant merveilleusement de tout cet appareil grotesque pour mettre en action des moralités, comme celles des fables ésopiques, mais avec bien plus de puissance et de portée, ou, chose plus difficile encore, des questions politiques et sociales.

* * * * *

En effet, si la comédie d'Aristophane, ivresse ou lyrisme, relève de la fantaisie et de la poésie par sa forme à la fois très-vive et très-hardie mais très-fine et très-arrêtée, elle appartient presque entièrement par le fond à la politique ou à la philosophie sociale.

Elle n'est donc ni frivole ni stérile. Elle assaisonne de gaieté les idées graves, pour allécher le peuple et le nourrir à son insu, pendant qu'il croit seulement s'enivrer du vin des Dionysies. Comme Solon, elle cache un grand dessein sous son apparente folie: elle veut dicter des lois et gouverner.

Cette comédie ne nomme pas toujours le personnage qu'elle attaque; mais elle le désigne d'une manière si claire qu'il n'y a pas moyen de s'y tromper; elle prend parfois un masque qui lui ressemble, ou même qui ne lui ressemble pas et qui n'est que la caricature de son visage, afin que la malignité le reconnaisse mieux.

Chacune de ces pièces est une action, un combat; et cependant elle paraît toujours, grâce à l'imagination et à l'art du poëte, un pur caprice, une boutade, un accès de la double ivresse dionysiaque.

Aristophane excelle à mettre l'idée en scène, à la revêtir d'une forme vive, dramatique et lyrique en même temps. L'imprévu de sa fantaisie, l'agilité de son esprit dans l'imaginaire, étonnent et ravissent. Il faut aller jusqu'à Shakespeare pour retrouver dans la littérature un nouvel exemple, aussi admirable, de cette puissance légère, ailée: la comédie des Oiseaux n'a d'égal que le Songe d'une Nuit d'été.

Rabelais seul, avant Shakespeare, pourrait en donner parfois une idée. Mais la langue française du seizième siècle, quelle que soit sa richesse soudainement accrue par la féconde inondation de la Renaissance, ne peut avoir encore ni la limpidité ni la perfection de la langue attique à l'époque d'Aristophane. Celui-ci, d'ailleurs, a pour lui, outre la supériorité de la langue grecque sur toute autre langue humaine, celle de la poésie sur la prose. Et, en même temps que les vers d'Aristophane ont la couleur de ceux de Mathurin Régnier, ils ont aussi, lorsqu'il le faut, chose qui semble inconciliable, la sobriété élégante et fine de la prose de la Rochefoucauld et de Voltaire.

Précisément, ce sont les jeux exquis de cette langue unique au monde qui faisaient tout passer, même les choses les plus fortes. Le peuple grec était amoureux de sa langue—riche, musicale, souple, fantaisiste—il jouait avec elle, comme les Italiens avec leurs fioritures. De là toutes ces plaisanteries, ces onomatopées, ces choses intraduisibles. Maniée par des esprits d'élite, cette langue, qui n'eut jamais d'égale, savait conserver la beauté jusque dans l'ivresse, la grâce jusque dans les plus énormes folies. C'est ce qui purifie ces folies mêmes.

Ce point de vue doit dominer toute notre appréciation. Si vous refusez de vous y placer, n'allez pas plus avant, je vous en prie: il est temps encore de vous arrêter.

* * * * *

I

COMÉDIES POLITIQUES.

Quatre des onze comédies qui nous restent touchent aux questions politiques; quatre aux questions sociales; trois aux questions littéraires. C'est dans cet ordre que nous allons les parcourir.

Les quatre comédies politiques sont: Les Acharnéens, représentés 426 ans avant notre ère, la sixième année de la guerre du Péloponnèse.

Les Chevaliers, 425 avant notre ère, septième année de la guerre.

La Paix, 421.

Lysistrata, 412.

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Aristophane est l'historien de la guerre du Péloponnèse aussi bien que Thucydide, quoique différemment. Pour mieux dire, il en est le pamphlétaire. Il est, pour cette période de l'histoire grecque, ce que Rabelais, par exemple, est pour le règne de François Ier et pour la crise de la Réforme, ce que la Satire Ménippée est pour la Ligue, ce que sont les Tragiques de d'Aubigné pour la cour d'Henri III, et son Baron de Fæneste pour celles d'Henri IV et de Louis XIII, les Mazarinades pour l'époque de la Fronde, les Provinciales pour les assemblées violentes de la Sorbonne en 1656; ce qu'est Saint-Simon, après coup, pour le règne de Louis XIV; ce que sont Voltaire et Beaumarchais pour le dix-huitième siècle; Camille Desmoulins, ou Rivarol, pour les luttes de la Révolution française; les Chansons de Béranger et les pamphlets de Paul-Louis Courier pour la Restauration. Toute crise politique ou sociale a ses pamphlets, pour ou contre. Or la crise fut l'état ordinaire des petites républiques de la Grèce tant qu'elles vécurent réellement, et jamais elles ne vécurent d'une vie plus active, plus intense, que dans cette guerre où éclata l'antagonisme originel des deux principales races dont la nation grecque se composait, la race ionienne et la race dorienne. Mais Aristophane comprit que, dans cette crise fiévreuse, Athènes, même victorieuse, usait ses forces et sa vie. Il fut donc l'adversaire déclaré de cette guerre funeste, et ne cessa de la blâmer, de l'attaquer.

Voyons comment il s'y prenait.

LES ACHARNÉENS.

Acharnes était un bourg, assez riche, voisin d'Athènes. Depuis six ans, la guerre désolait le Péloponnèse et l'Attique. Périclès, qui avait engagé la lutte pour le compte d'Athènes, était mort, il y avait trois ans, victime de la peste (en 429), et le pouvoir flottait en des mains inhabiles: la guerre redoublait de fureur. Chassés par les invasions des Lacédémoniens, les paysans s'étaient réfugiés dans les murs d'Athènes.

L'un d'eux, Dicéopolis (dont le nom signifie à peu près Bonne-Politique), désespéré de voir que ses compatriotes s'obstinent à rejeter la trêve que les Lacédémoniens leur proposent, s'avise de négocier lui-même une petite trêve pour son usage particulier.

On lui présente des échantillons de différentes trêves, en forme de petits flacons de vin, tels qu'on les employait à la libation dans les traités de paix: Trêve de cinq ans?—Mais elle sent le goudron et les navires! (c'est-à-dire, encore la guerre).—Trêve de dix ans?—Cela vaut mieux.—Trêve de trente ans sur terre et sur mer?—Vive Dionysos! celle-ci a un goût d'ambroisie et de nectar! Elle ne dit pas: «Pars, prends des vivres pour trois jours.» Elle dit dans la bouche: «Va où tu voudras!» Tope! je la reçois et la bois! Serviteur aux Acharnéens! Délivré de la guerre et de ses maux, je m'en vais aux champs célébrer la fête de Dionysos!

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Les Acharnéens, vieux soldats de Marathon, irrités contre Dicéopolis qui a conclu la paix pour lui et sa famille sans leur participation, veulent lui faire un mauvais parti: ils parlent de le lapider. Il les menace de poignarder… leurs paniers à charbon!—Les Acharnéens (presque tous charbonniers) sont intimidés; capitulent.

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Dicéopolis, alors, leur fait un discours sur les maux de la guerre et les avantages de la paix. Il a eu soin, pour mieux toucher ses auditeurs, d'aller emprunter à Euripide la défroque et les accessoires d'un de ses héros: des haillons, un bâton de mendiant, une vieille lanterne et une écuelle ébréchée.—«Malheureux! s'écrie Euripide, tu m'enlèves ma tragédie!»

Dicéopolis, ainsi équipé, prouve que tous les torts ne sont pas du côté des Lacédémoniens; qu'on ferait bien de suivre son exemple, de conclure la paix, et de couper court à cette horrible guerre qui, depuis six années déjà, entrave le commerce, tient toutes les affaires en souffrance et porte partout la désolation.—Sous l'accoutrement comique du bonhomme, c'est Aristophane qui parle raison, et sa parole simple et familière s'élève souvent jusqu'à l'éloquence, sans disparate et sans effort.

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Les Acharnéens se laissent convaincre et, à leur tour, font entendre au public, une harangue hardie, d'un style varié, où se mêlent la plaisanterie et la poésie. (Nous reviendrons plus tard sur ce morceau, lorsque nous parlerons des Parabases; celle-ci est une des plus belles.) Ici encore c'est Aristophane lui-même qui s'adresse aux Athéniens par la voix du coryphée.

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Mais raisonner longtemps ne vaudrait rien, au milieu des fêtes de Bacchus. Pour faire éclater l'idée du poëte à l'esprit et aux yeux de tous, il faut présenter à ce peuple un tableau qui l'amuse et le séduise: il importe moins de le convaincre que de le gagner.

La maison de Dicéopolis, depuis qu'il a fait la paix pour son compte, devient un pays de Cocagne; tout y afflue, tout y abonde; c'est le seul marché de l'Attique. Pendant que la guerre affame et désole le reste du pays, lui seul peut acheter tout ce que le commerce fournit aux besoins de la vie et aux plaisirs. Il fait bombance et chère-lie.

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Un Mégarien, réduit par la famine à vendre ses deux filles qu'il ne peut plus nourrir, les déguise en petites truies avec des groins, et les apporte, dans un sac, sur le marché de Dicéopolis. De là une foule de bouffonneries licencieuses, le mot truie ayant aussi en grec un autre sens. Les deux petites truies grognent du mieux qu'elles peuvent: Coï, coï! coï, coï!—«La chair de ces animaux-là, dit le Mégarien, est délicieuse quand on la met à la broche!» Vous entendez d'ici les rires! il y a là un feu roulant d'équivoques, qui ne dure pas moins d'une quarantaine de vers, pour la plus grande gloire de Bacchus et des phallophories[10].

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Ensuite survient un Béotien, qui apporte à Dicéopolis tous les produits de son pays. Dicéopolis lui livre en échange une des denrées qu'Athènes produit en abondance, un sycophante[11] empaqueté. Il faut lire ce dialogue:

DICÉOPOLIS.

Veux-tu que je te paye en espèces sonnantes, ou en marchandises de ce pays-ci?

LE BÉOTIEN.

     Je veux bien de ce qu'on trouve à Athènes et qu'on ne trouve pas en
     Béotie.

DICÉOPOLIS.

Des anchois de Phalère? de la poterie?

LE BÉOTIEN.

Oh! des anchois, de la poterie, nous en avons! je veux un produit qui manque chez nous et soit ici en abondance.

DICÉOPOLIS.

J'ai ton affaire: prends-moi un sycophante, bien emballé, comme de la poterie!

LE BÉOTIEN.

Par Castor et Pollux! je gagnerais gros à en emporter un! je le montrerais comme un singe plein de malice!

DICÉOPOLIS.

Tiens! voici justement Nicarque, qui moucharde!

LE BÉOTIEN.

Qu'il est petit!

DICÉOPOLIS.

Mais il est tout venin!

On empoigne le sycophante, on le roule, on le ficelle comme un ballot, et le Béotien l'emporte.

Imaginez tout cela en action: quelle fantaisie divertissante! quel mouvement! quel entrain! quelle verve!

Croyez-vous qu'une scène semblable n'aurait pas, encore aujourd'hui, quelque succès autre part qu'à Athènes?

Je ne veux pas dire pour cela qu'il faille imiter cette scène. Il faut étudier, et non imiter; et, après qu'on a étudié les livres, il faut étudier les hommes et les femmes et les enfants. Les imitations et les pastiches sont choses mortes et inanimées; aussi bien les pastiches de comédies que les pastiches de tragédies; aussi bien les pastiches de temples grecs que les pastiches de cathédrales gothiques; mais, aujourd'hui que l'invention manque, parce qu'on ne croit plus chaudement à rien, on ne fait plus guère, en toutes choses, que des pastiches.

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Ensuite, le poëte, dans une série de scènes à tiroir courtes et vives, achève ce qu'on appelle en rhétorique la démonstration par les contraires.

UN LABOUREUR.

Oh là, là! Pauvre que je suis!

DICÉOPOLIS.

Par Hercule! qui es-tu?

LE LABOUREUR.

Un homme bien malheureux!

DICÉOPOLIS.

Tourne-moi les talons!

LE LABOUREUR.

Ah! mon ami, puisque seul tu jouis de la paix, cède-m'en un peu, ne fût-ce que cinq ans!

DICÉOPOLIS.

Qu'est-ce qu'on t'a fait?

LE LABOUREUR.

Je suis ruiné! j'ai perdu ma paire de bœufs!

DICÉOPOLIS.

Et comment?

LE LABOUREUR.

Les Béotiens me l'ont enlevée à Phylé!

DICÉOPOLIS.

Pas de chance!…

LE LABOUREUR.

Hélas! le fumier de mes bœufs faisait ma richesse!

DICÉOPOLIS.

Qu'est-ce que j'y peux?

LE LABOUREUR.

     Je perds la vue à pleurer mes bœufs! Ah! si tu t'intéresses à
     Dercétès de Phylé, frotte-moi vite les yeux avec ton baume de paix!

DICÉOPOLIS.

Mais ce n'est pas un baume de paix pour tout le monde!

LE LABOUREUR.

Je t'en supplie! Peut-être retrouverais-je mes bœufs.

DICÉOPOLIS.

Non, rien! Va-t'en pleurer plus loin!

LE LABOUREUR.

Rien qu'une seule goutte de paix! verse-la-moi, là, dans, ce chalumeau!

DICÉOPOLIS.

Non pas une goutte! va-t'en geindre ailleurs!

LE LABOUREUR, s'en allant.

Ah! ah! malheureux que je suis!… Mes deux pauvres bœufs de labour!

Le poëte comique, qui est vrai avant tout, et qui, tout en suivant son idée politique, ne perd pas de vue la nature humaine, représente avec naïveté dans cette scène l'endurcissement des parvenus. Dicéopolis, malheureux la veille comme ce pauvre laboureur, et qui alors eût compati sans doute aux infortunes qu'il partageait, devient impitoyable, tout naturellement, sitôt qu'il se voit riche. Il ne connaît plus ces misères; il y est insensible désormais, si ce n'est peut-être pour en jouir, par la comparaison de son bonheur, selon la profonde et triste pensée de Lucrèce, le poëte philosophe:

Non quia vexari quemquam est jucunda voluptas, Sed, quitus ipse malis careas, quia cernere suave est.

«Non pas qu'on prenne plaisir à l'infortune d'autrui, mais parce que la vue des maux dont on est exempt a sa douceur.»

À peu près de même l'auteur de Gil Blas nous montre son héros se dépouillant de toute sensibilité humaine dès qu'il a fait fortune et qu'il est à la cour. «Avant que je fusse à la cour, dit Gil Blas dans sa naïve confession, j'étais compatissant et charitable de mon naturel; mais on n'a plus, là, de faiblesse humaine, et je devins plus dur qu'un caillou. Je me guéris aussi, par conséquent, de ma sensibilité pour mes amis; je me dépouillai de toute affection pour eux…»

Ainsi fait Dicéopolis. Il ne songe qu'à se réjouir, et ne veut pas donner un brin de son bonheur.

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Un garçon de noces vient aussi, de la part d'un nouveau marié, lui demander une goutte de ce baume admirable, élixir de félicité! Le nouvel époux voudrait bien, au lieu de partir pour la guerre, passer chez lui sa nuit de noces!—«Non! répond Dicéopolis, je ne donnerais pas une goutte de paix, fût-ce pour mille drachmes!»

Une matrone vient faire la même prière, de la part de la mariée. Elle brûle, cette pauvre petite mariée, de garder pour elle, au logis, tout ou partie de son époux!—Que veux-tu dire? réplique Dicéopolis.—Alors la matrone lui parle à l'oreille. Et le peuple de rire! Et Dicéopolis de même. Il a ri, il est désarmé. «Allons! dit-il, je vais lui en donner une goutte! pour elle seule! parce qu'elle est femme et ne doit pas souffrir des maux de la guerre!»

Et il donne avec le flacon la manière de s'en servir, qui est encore une polissonnerie.

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Un dénoûment en antithèse, on ne peut plus bouffon, achève de rendre sensible à tous l'idée du poëte, les maux de la guerre et les avantages de la paix:

Le général Lamachos est obligé d'aller se mettre à la tête de l'armée, pendant que Dicéopolis va se mettre à table. L'un demande son casque, l'autre crie qu'on apporte le civet. Il y a là un cliquetis de répliques, vers par vers.

LAMACHOS.

Esclave décroche ma lance, et apporte-la-moi!

DICÉOPOLIS.

Esclave! esclave! retire le boudin du feu, et apporte-le-moi!

LAMACHOS.

Allons! que j'ôte ma lance du fourreau! Tiens, tiens bien, esclave!

DICÉOPOLIS.

Tiens, tiens bien, esclave! que je retire la broche!…

Cette antithèse et ce contraste se développent pendant une cinquantaine de vers avec une verve étourdissante. Puis, l'un s'en va combattre, et l'autre banqueter. Et le chœur, qui reste toujours en scène, achève d'indiquer à l'imagination des spectateurs ce que l'on ne peut mettre tout à fait sous leurs yeux; quoiqu'on ne se gêne pourtant pas beaucoup, comme vous allez le voir bientôt; mais le chœur dit en attendant:

«Bien du plaisir à tous les deux, dans vos expéditions qui ne se ressemblent guère! l'un va boire, couronné de fleurs, avec une belle fille à ses côtés…; l'autre va geler et monter la garde pendant la nuit…»

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Après ce chœur, assez court,—mais dans le théâtre grec, soit tragique, soit comique, le temps marche au gré du poëte et de l'imagination des spectateurs, et il n'y a rien de plus chimérique que les prétendues unités de temps et de lieu imputées aux Athéniens,—voilà que l'on rapporte Lamachos blessé, estropié;—Dicéopolis arrive de l'autre côté, chantant à tue-tête, avec deux courtisanes, une sous chaque bras, et les caresse et se fait caresser par elles en plein théâtre, tandis que le chœur lui décerne l'outre réservée au meilleur buveur dans les fêtes de Dionysos[12].

Par là le poëte semblait présager le succès qu'obtint en effet sa pièce:
Aristophane, par cette comédie des Acharnéens, remporta le prix sur
Eupolis et sur Cratinos.

Cet appareil si varié et si bizarre de guerre et de cuisine, de tribune et de marché, ces scènes courtes et vives, l'originalité de la mise en scène et des accessoires, les costumes et les évolutions du chœur, ses chants joyeux et gaillards «au dieu Phalès compagnon de Dionysos, ami des festins, coureur nocturne, patron de l'adultère, séducteur des jeunes garçons»; à travers tout cela, un dialogue naturel, rapide, étincelant, une abondance intarissable de plaisanteries, les unes bonnes, les autres mauvaises, toutes concourant à l'effet voulu; le mouvement, l'entrain scénique de ce dénoûment en action et en antithèse; les gaietés énormes de la dernière scène, entre Dicéopolis et les deux filles, tout cela enchanta le peuple d'Athènes et les juges du concours, qui n'étaient pas prudes comme on se pique de l'être aujourd'hui.

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Il est vrai que l'on peut, sans être prude, trouver tout cela un peu bien vif; mais les mœurs des Grecs n'étaient pas les nôtres et leurs bienséances étaient moins étroites. Il faut songer que les rôles de femmes étaient joués par des hommes. Cela rendait la licence plus aisée, mais cela diminue l'obscénité réelle.

Le bonheur de la paix, tel que le poëte nous le représente, est un peu matérialiste si vous voulez; mais, au théâtre et pour un grand public, il faut des choses qui frappent les sens. Le théâtre a des procédés qui lui sont propres, autres que ceux de la tribune et non moins puissants. Souvent le sens commun parlant le langage de la bouffonnerie convaincra mieux le peuple que la plus grave éloquence:

L'auteur de l'Esprit des Lois, désignant la nation française: «Laissez-lui traiter, dit-il, les choses frivoles sérieusement, et gaiement les choses sérieuses.» Et un peu plus loin: «On n'aurait pas plus tiré parti d'un Athénien en l'ennuyant, que d'un Lacédémonien en le divertissant.» Le difficile est de rendre intelligible, d'animer et de personnifier les idées qu'on veut mettre aux prises devant le peuple, afin qu'il soit juge du combat et qu'il prononce lui-même par le rire en faveur de ses intérêts, contre ce qui peut les menacer. Aristophane excelle en ce point.

LES CHEVALIERS.

On sait comment il crayonna à l'usage du peuple souverain d'Athènes, qui était bon prince à ses heures, une jolie caricature de la démocratie. C'est dans la comédie des Chevaliers qu'il met en scène le bonhomme Peuple lui-même, sot, un peu sourd, irascible, radoteur et gourmand, et, à côté de lui, Cléon, le principal meneur de l'Assemblée depuis la mort de Périclès. Il ne nomme pas Cléon, du moins dans cette pièce, mais il le désigne clairement; et dans une autre, il dit bien que c'est lui qu'il a attaqué dans les Chevaliers. Il l'avait maltraité déjà, incidemment, dans les Acharnéens, et précédemment encore dans les Babyloniens, pièce qui ne nous est point parvenue. Cléon, pour se venger, accusa le poëte devant le Sénat, premièrement d'avoir livré le peuple à la risée des étrangers, qui assistaient en grand nombre aux représentations, secondement de n'être pas citoyen d'Athènes et d'en usurper les droits. Nous avons dit qu'Aristophane avait des biens à Égine, et il paraît que sa famille était originaire de Rhodes: de là ces accusations. Sur le second point il se justifia en poëte comique par le mot de Télémaque au premier chant de l'Odyssée: «Nul ne sait jamais sûrement quel est son père.» Sur le premier il répondit par une audace plus grande encore que celle qui lui avait attiré ces accusations, il fit les Chevaliers. Il nous apprend lui-même dans sa pièce, revue apparemment et augmentée, qu'aucun ouvrier n'osa faire un masque représentant le visage de l'homme qu'il voulait ridiculiser, tant Cléon était redouté! Et le scoliaste raconte à ce propos, mais on ne sait s'il faut ajouter foi à cette anecdote, qu'aucun comédien n'ayant eu la hardiesse de se charger du rôle, Aristophane se barbouilla légèrement le visage avec de la lie et monta sur le théâtre pour y représenter lui-même son ennemi.

Le fait est, que les Chevaliers sont le premier ouvrage qu'il donna sous son nom et sans prendre pour chaperon Philonidès ou Callistrate. Ainsi ce fut la première fois qu'il parut dans la lice personnellement, pour combattre à visage découvert, de quelque façon qu'on veuille l'entendre: il faut donc toujours louer son courage.

Cette comédie fut jouée aux fêtes dites Lénéennes, la septième année de la guerre du Péloponnèse, 425 ans avant notre ère.

Cléon perpétuait la guerre, afin, disait-on, de se rendre indispensable.
C'est donc toujours la guerre qu'Aristophane attaque, en attaquant
Cléon.

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Les Acharnéens sont tout à la jovialité, à l'ivresse dionysiaque; les Chevaliers respirent la haine politique: Cléon était à l'apogée de sa puissance, et la fortune, à ce moment, couronnait jusqu'à ses témérités; il avait pour lui la chance et la veine; la faveur populaire enflait ses voiles; tout lui riait, tout l'acclamait; Aristophane, personnellement irrité par les persécutions judiciaires que lui avaient values les Babyloniens, l'attaque cette fois plus violemment encore; il prend le taureau par les cornes, il le secoue, il l'exaspère, il lui plante au cou vingt banderillas, dont les feux d'artifice éclatent dans les plaies.

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L'exposition de la pièce est des plus vives. Deux esclaves du bonhomme Peuple (le poëte, dans ces deux personnages, désignait, sans les nommer, deux généraux athéniens, Démosthène et Nicias; ces noms, même, ont été introduits par les copistes dans la liste des personnages; mais ils ne se trouvent point dans les vers d'Aristophane, et ne pouvaient pas s'y trouver: ce ne sont pas là des noms d'esclaves); le premier esclave, donc, et le second esclave, car dans la pièce il n'y a pas autre chose, se plaignent d'avoir été supplantés dans l'esprit du vieillard par un nouveau venu, souple et hâbleur.

Ils poussent des gémissements fantastiques: Iattataiax, iattataye!… Mymy, mymy, mymy! Mymy, mymy, mymy!…

«Il faut que vous sachiez, dit l'un aux spectateurs, c'est-à-dire au peuple lui-même, que nous avons un maître d'un naturel difficile et colérique, Peuple, le Pnycien, mangeur de fèves, vieillard morose et un peu sourd…»

La Pnyx était le nom du lieu des Assemblées, situé près de la citadelle: le poëte en fait la patrie du bonhomme Peuple. Et, s'il l'appelle mangeur de fèves, c'est que les Athéniens, étant tous juges ou jurés tour à tour, se servaient de fèves blanches et noires pour donner leurs suffrages: ils recevaient pour cette fonction, un salaire, d'abord d'une, puis de deux, puis de trois oboles. Notez ce point qui va revenir souvent.

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«Le mois dernier, continue l'esclave à qui on a donné le nom de Démosthène dans la liste des personnages, il achète un nouvel esclave, un corroyeur paphlagonien[13], intrigant et calomniateur. Ce corropaphlagon, ayant connu l'humeur du vieillard, se mit à faire le chien couchant auprès de lui, à le caresser de la queue, à le flatter, à le tromper, à l'enlacer dans ses réseaux de cuir, en lui disant: «O Peuple, c'est assez d'avoir jugé une affaire, va-t'en au bain, prends un morceau, bois, mange, reçois tes trois oboles. Veux-tu que je te serve à souper?» Puis il s'empare de ce que nous avons apprêté, et l'offre au maître généreusement. L'autre jour encore, à Pylos, je prépare un gâteau lacédémonien, ce voleur-là me l'escamote, et le présente de sa main, quand c'était moi qui l'avais pétri! Il nous écarte, il ne souffre pas qu'un autre que lui donne des soins au maître. Débout, l'épouvantail en main[14], il éloigne de sa table les orateurs qui bourdonnent. Il lui débite des oracles, et le vieillard raffole de prophéties. Quand il le voit dans cet état d'imbécillité, il en profite pour accuser effrontément tous ceux de la maison, pour nous calomnier, et les coups de fouet pleuvent sur nous.»

Ce trait du gâteau de Pylos devait faire rire les Athéniens, qui étaient au courant des faits. Ces faits nous sont rapportés par Thucydide, au quatrième livre de son Histoire de la guerre du Péloponnèse, dans un passage qui est lui-même une assez jolie scène de comédie et qui éclaire d'un nouveau jour cette curieuse figure de Cléon. Au reste, n'oublions pas que Thucydide, qui était, comme Aristophane, partisan de l'aristocratie, devait être, lui aussi, très-hostile à Cléon, homme nouveau, homme populaire. Il ne faut donc pas plus se fier aveuglément au témoignage de Thucydide sur Cléon que, par exemple à celui de Froissart, le chroniqueur de la noblesse et du clergé, sur Van Arteveld le tribun des Flandres. Ceci soit dit sans mettre Froissart, si léger, si enfant, si indifférent, sur la même ligne que Thucydide, si plein et si mûr.

L'historien raconte comment Cléon avait empêché la paix de se conclure, comment les Athéniens continuaient, à Pylos, de tenir les Lacédémoniens assiégés dans l'île de Sphactérie, et souffraient une grande disette d'eau et de vivres.

Cléon, de peur qu'on ne s'en prît à lui de ces souffrances, assurait qu'on ne recevait que de fausses nouvelles. À quoi on répondit en le priant d'aller lui-même voir les choses par ses yeux, en compagnie de Théagène. Cléon sentit qu'en y allant il serait forcé de convenir que les nouvelles étaient vraies. Il conseilla, voyant qu'on n'était pas encore tout à fait dégoûté de la guerre, de ne point envoyer aux informations, ce qui ne servirait qu'à perdre du temps; ajoutant que, si l'on regardait les nouvelles comme vraies, il fallait s'embarquer et porter aux assiégeants du renfort. Puis, attaquant indirectement Nicias, fils de Nicératos, qui était alors général et qu'il n'aimait pas (ce Nicias, représenté par le second esclave), il dit qu'avec la flotte qui était appareillée il serait facile aux généraux, s'ils étaient des hommes, d'aller prendre les ennemis qui étaient dans l'île; qu'il le ferait bien, lui, s'il avait le commandement! Le peuple fit entendre quelques murmures contre Cléon: «Que ne partait-il à l'instant, puisque la chose lui paraissait si facile?» Nicias surtout, attaqué par lui, dit qu'il n'avait qu'à prendre ce qu'il voudrait de troupes et se charger de l'affaire. Cléon crut d'abord qu'on ne lui parlait pas sérieusement et répondit qu'il était prêt. Mais, quand il vit que Nicias voulait tout de bon lui céder le commandement, il commença à reculer et dit qu'après tout ce n'était pas lui, mais Nicias, qui était général. Il était un peu interdit; il ne croyait pas cependant que Nicias voulût tout de bon lui remettre le généralat. Celui-ci le pressa de l'accepter, renonça à conduire l'affaire de Pylos, et prit le peuple à témoin. Plus Cléon essayait d'éluder la proposition, plus la multitude (car tel est son caractère, dit Thucydide) pressait Nicias de lui remettre le commandement, et criait à Cléon de s'embarquer. Ne pouvant plus retirer ce qu'il avait dit, Cléon accepte enfin, et promet d'amener vifs, dans une vingtaine de jours, les Lacédémoniens qui étaient dans Sphactérie, ou de les laisser morts sur la place. On rit de la forfanterie, et les honnêtes gens se réjouissaient de voir que, de deux biens, il y en avait un immanquable: ou d'être délivrés de Cléon, et c'est sur quoi l'on comptait; ou, s'ils étaient trompés dans cette attente, d'en avoir fini avec les Lacédémoniens. Cléon partit, et, des généraux qui étaient à Pylos, ne voulut pour collègue que Démosthène (ce Démosthène représenté par l'autre esclave du bonhomme Peuple, dans l'exposition de la comédie). C'est qu'il avait ouï dire que ce général pensait à faire une descente dans l'île pour mettre un terme à la déplorable situation des soldats qui ne demandaient pas mieux que de tenter, de leur côté, une sortie, si dangereuse qu'elle fût, pour en finir à tout prix, d'une ou d'autre façon. Un incendie survenu parmi les assiégés acheva de décider ce général: les Athéniens entrèrent dans l'île de deux côtés à la fois, d'une part avec Démosthène, de l'autre avec Cléon; les Lacédémoniens, pris entre deux, furent vaincus et faits prisonniers. Ainsi la promesse de Cléon eut son effet, quoiqu'elle fût des plus téméraires, et, dans le terme de vingt jours, il amena les Lacédémoniens captifs, comme il s'y était engagé.

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Tel est, en abrégé, le piquant récit de Thucydide, que l'on est habitué à regarder comme un écrivain sévère et triste; et certainement en l'abrégeant, nous l'avons plutôt gâté qu'embelli.

Ne trouvez-vous pas que l'historien ajoute de nouveaux traits au poëte comique, et que le poëte comique, à son tour, complète l'historien?

Voilà comment Cléon servit au peuple cet excellent gâteau que Démosthène avait pétri de ses mains et fait cuire dans l'incendie de Sphactérie.

Encore une fois, ne perdons pas de vue que Thucydide est hostile à Cléon, tout comme Aristophane. Et cependant l'historien et le poëte comique sont forcés d'avouer que Cléon vint à bout de ce qu'il avait promis. Tout en nous amusant de leurs malices, il faut donc nous garder de les prendre au mot, ni l'un ni l'autre, dans tous les détails: ce serait comme si l'on voulait juger un des hommes politiques du gouvernement de Juillet ou de la République de 1848 d'après le Charivari ou d'après quelques-unes des parades satiriques et calomnieuses qui parurent pendant cette dernière révolution.

Thucydide, moins âpre qu'Aristophane et par conséquent moins suspect, représente partout Cléon comme un démagogue violent et éloquent, d'un naturel ardent et sombre. Mais il ne va point, comme Aristophane, jusqu'à attaquer sa moralité et son honneur. Cependant Thucydide lui-même appartient, aussi bien qu'Aristophane, au parti oligarchique, au parti de l'aristocratie, et du régime ancien.

Cléon, d'ailleurs, fut cause du bannissement de Thucydide comme général, et en conséquence Thucydide, s'étant mis à écrire l'histoire de son temps pour occuper son exil, traita Cléon plus durement qu'il n'aurait dû le faire en sa qualité d'historien.

Le savant et sage M. Grote, dans son Histoire de la Grèce, estime qu'en cette circonstance «il n'y eut rien dans la conduite de Cléon qui méritât le blâme ou la raillerie.» (Voir tome IX, page 63 à 79.) Il établit très-bien aussi que Nicias était un général un peu plus estimé que de raison, lent, indécis, honnête homme et dévot, mais assez incapable. Démosthène était un général plus habile[15].

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Revenons à l'exposition de la comédie des Chevaliers.—Le moyen dont s'avisent les deux esclaves pour combattre l'ascendant de leur rival, c'est de lui dérober, tandis qu'il dort gorgé de viande et de vin volés au maître, un de ces oracles dont il se sert pour duper le vieillard.—On sait, encore par Thucydide (II, 54; VIII, 1), l'influence qu'exercèrent sur les dispositions du peuple, pendant toute la guerre du Péloponnèse, les oracles et les prédictions de prétendus prophètes antiques. Plus d'une fois pendant la guerre du Péloponnèse, les chefs de partis firent parler les dieux.

L'oracle dérobé prédit qu'un marchand de boudins héritera du pouvoir; qu'un charcutier évincera le corroyeur.

Un charcutier ambulant vient à passer: ils s'emparent de lui, et, dans une scène qui a pu servir de modèle à la farce du Médecin malgré lui (moins les coups de bâton, toutefois), le saluent sauveur de la République. Le charcutier s'en défend d'abord, comme Sganarelle se défend d'être médecin.—On le débarrasse, bon gré mal gré, de son éventaire et de sa poêle à saucisses.

«Vois-tu ce peuple nombreux? (On lui montre les spectateurs). Tu en seras le maître souverain, et aussi des marchés, des ports, de l'Assemblée; tu fouleras aux pieds le Sénat, tu casseras les généraux, tu les garrotteras, les emprisonneras; tu mèneras des filles dans le Prytanée.»

Le charcutier commence à se laisser faire plus volontiers. Alors s'engage un dialogue plein de verve et d'audace.

DÉMOSTHÈNE.

     Tourne maintenant l'œil droit du côté de la Carie, et l'autre vers
     Chalcédoine, et, dis-moi, n'es-tu pas heureux?

LE CHARCUTIER.

Parce que tu me fais loucher?

DÉMOSTHÈNE.

Non; mais d'avoir tout cela à t'administrer: car cet oracle te fait souverain.

LE CHARCUTIER.

Souverain, moi? un charcutier!

DÉMOSTHÈNE.

Oui, souverain, pour cela même, parce que tu n'es rien, que vaurien, faubourien!

LE CHARCUTIER.

Je ne me crois pas digne d'un si haut rang.

DÉMOSTHÈNE.

Et pourquoi donc, pas digne? Aurais-tu des scrupules? serais-tu d'honnête famille!

LE CHARCUTIER.

Par tous les dieux! je suis de la canaille!

DÉMOSTHÈNE.

Heureux drôle! tu es né pour gouverner!

LE CHARCUTIER.

Mais je n'ai pas d'éducation: à peine je sais lire, et mal.

DÉMOSTHÈNE.

Ceci pourrait te faire tort de savoir lire, si mal que ce soit. Le gouvernement populaire n'appartient pas aux hommes instruits ni aux honnêtes gens, mais aux ignorants et aux gredins.

Aristophane ici confond l'ochlocratie, ou gouvernement de la populace, avec la démocratie, ou gouvernement du peuple: c'est que les démagogues, dont il est l'adversaire, font de leur côté la même confusion, pour des raisons différentes, et, par de perpétuelles agitations, ne veulent faire monter à la surface que la lie; il retourne donc contre eux-mêmes cette confusion sophistique.

LE CHARCUTIER.

Mais je ne puis comprendre comment je serai capable de gouverner le peuple.

DÉMOSTHÈNE.

Rien de plus simple; continue ton métier: brouille et pétris ensemble les affaires, comme quand tu fais tes andouilles; tire-les en longueur, comme les boudins; pour t'attacher le peuple, cuisine-lui toujours quelque petit ragoût qui lui plaise. Au surplus, que te manque-t-il pour faire un bon démagogue? Voix crapuleuse, nature de gueux, vrai voyou, tu as tout ce qu'il faut pour gouverner!

Voilà la grande audace du poëte dans cette pièce: ce n'est pas seulement d'avoir offert aux risées du peuple le peuple lui-même, tel que l'on vient de le décrire et tel que nous allons le voir paraître; ce n'est pas seulement d'avoir désigné et dénigré Cléon, le puissant démagogue, et de l'avoir servi en pâture à la haine de ses ennemis, à la jalousie de ses rivaux; c'est encore d'avoir attaqué parfois la démocratie elle-même, de l'avoir confondue avec l'ochlocratie; c'est d'avoir ouvert par-devant le bonhomme Peuple ce débat qui remplit presque toute la pièce, entre le corroyeur et le charcutier, celui-ci succédant à celui-là uniquement parce qu'il est encore plus voleur et plus impudent; c'est d'avoir osé dire à la multitude que bien souvent, si elle chasse un coquin, ce n'est que pour se livrer à un autre coquin plus détestable encore.

À la vérité, les faits étaient là pour prêter quelque vraisemblance aux attaques du poëte comique: en effet, à un marchand d'étoupes, nommé Eucrate, avait succédé un marchand de moutons appelé Lysiclès; à celui-ci, le corroyeur Cléon; à Cléon, le lampiste Hyperbolos. Y avait-il eu aussi un charcutier parmi ces démagogues? ou était-ce une invention par analogie? Peu importe.

Ce qu'il y a de vrai au fond de tout cela, c'est qu'à Athènes, où il n'existait guère de grands propriétaires fonciers, tout homme public, si public qu'il fût, tenait à un commerce quelconque, à un négoce, à un métier. Et il n'y avait pas de sots métiers. Mais le poëte oligarchique tirait parti de ces métiers pour la drôlerie et la mise en scène. Et le public, tout démocratique qu'il était, ne demandait pas mieux que de s'y prêter pour un moment[16].

* * * * *

Que de verve cependant ne fallait-il pas pour faire pardonner, pour faire applaudir, pour faire couronner une témérité si grande, pour faire rire de bon cœur la spirituelle Athènes en lui riant au nez! Rabelais se moque bien aussi du peuple de Paris, «tant sot, tant badaud, et tant inepte de nature, qu'un bateleur, un porteur de rogatons, un mulet avec ses cymbales, un vielleux au milieu d'un carrefour, assemblera plus de gens que ne feroit un bon prescheur évangélique.» Il ne s'en moque pas sur le théâtre, devant un public parisien.

Mais, outre que jamais souverain n'entendit mieux la plaisanterie que le peuple d'Athènes, surtout le jour où il fêtait Bacchus, peut-être aussi sentait-il tant de courage sous cette témérité du poëte, et tant de bon sens sous ces bouffonneries, qu'il se mettait volontiers, contre lui-même, du parti d'Aristophane, sauf à ne pas profiter de ses avis.

* * * * *

Le Paphlagonien paraît; le charcutier va pour s'enfuir. Les deux esclaves le rappellent, lui promettant l'assistance des Chevaliers.

Les Chevaliers, ainsi nommés parce que chacun d'eux devait entretenir à ses frais un cheval de guerre, étaient la classe moyenne, les propriétaires aisés, la bourgeoisie de la République. En les choisissant pour former le chœur qui donne le titre à la pièce, le poëte les lie habilement à sa cause. Le langage qu'il leur prête est fait pour leur plaire: ils célèbrent la gloire ancienne des Athéniens, promettent de rendre toujours à l'État des services gratuits; enfin, comme il ne serait pas séant qu'ils chantassent leurs propres louanges, ils chantent celles de leurs coursiers; ou plutôt le brillant poëte, dans sa fantaisie intrépide, confond ensemble et amalgame les chevaux et les chevaliers. Ailleurs nous trouverons une personnification aussi brillante et aussi vive des guêpes attiques.

Par ce panégyrique des chevaliers, Aristophane indiquait clairement que le meilleur gouvernement, à son avis, était une aristocratie tempérée, juste-milieu entre un patriciat oppressif et une turbulente démagogie. L'aristocratie qui plaisait à Aristophane, comme à Thucydide, à Périclès et à Platon, ce n'était pas celle qui prétend être fondée sur la naissance ou la fortune, mais celle qui s'acquiert par le mérite et qui est, ainsi que son nom l'exprime, «le gouvernement des meilleurs.» Or, précisément, la beauté de la véritable démocratie, c'est d'être la source féconde de la véritable aristocratie, jamais fermée, toujours ouverte à qui se rend digne d'y entrer. C'est ce qu'Aristophane, sans doute, comprenait bien en théorie, mais oubliait parfois dans la pratique, étant ennemi instinctif et des nouvelles choses et des nouvelles gens, et conservateur à l'excès.

Son esprit était, à vrai dire, plus vif qu'étendu. On peut avoir beaucoup d'esprit, et être rétrograde par les idées: nos temps en fourniraient plus d'un exemple. Eh bien! Aristophane était ainsi: lui aussi, de nos jours, il eût parlé contre les chemins de fer à leur naissance. Lui aussi, en toute occasion, se défie du progrès, regrette le bon vieux temps, ce temps d'ignorance et de rudes mœurs; «où un marin athénien ne savait que demander son gâteau d'orge, et crier: Ho! ho! ryppapaye!» Il va même parfois jusqu'à présenter la corruption et la turpitude morale comme la conséquence naturelle du progrès intellectuel de l'époque agitée et critique dans laquelle il vit et que nous analyserons.

* * * * *

Les Chevaliers viennent, comme on l'a promis, prêter main-forte au charcutier, qui peu à peu, se sentant soutenu, s'enhardit. Ils accablent le corroyeur des accusations les plus violentes:

«Infâme! scélérat! braillard! ton audace envahit tout, le pays, l'assemblée, les bureaux de finances, le greffe, le tribunal. Tu ravages la ville, comme un torrent fangeux. Tu assourdis Athènes de tes clameurs. Perché sur une roche, tu guettes l'arrivée des tributs, comme un pêcheur les thons.»

Le corroyeur n'est pas en reste d'invectives. Il y a là un formidable assaut d'injures: cela dure pendant plus de deux cent cinquante vers. Il faut que vous imaginiez cette abondance d'énormités, qui sans doute plaisait au peuple en liesse, comme les ripostes flamboyantes du catéchisme poissard dans notre carnaval d'autrefois.

CLÉON.

M'opposer un rival à moi! Bah! quand j'ai dévoré un thon bien chaud, et bu, par-dessus, un grand pot de vin pur, je me moque des généraux de Pylos!

LE CHARCUTIER.

Moi, quand j'ai avalé les tripes d'un bœuf avec le ventre d'une truie, et bu la sauce par-dessus, je suis capable, tout dégouttant de graisse, de hurler plus haut que les orateurs et de faire peur à Nicias!

LE CHŒUR.

Ton langage me plaît, la seule chose que je n'approuve pas, c'est que tu avales toute la sauce à toi tout seul…

CLÉON, au charcutier.

Je ferai de ta peau un tabouret!

LE CHARCUTIER.

Et moi, de la tienne une poche de filou!

CLÉON.

Je l'étendrai par terre avec des clous!

LE CHARCUTIER.

Je te hacherai menu comme chair à pâté!

CLÉON.

Je t'arracherai les paupières!

LE CHARCUTIER.

Je te crèverai le jabot!…

Nous ne citons que les répliques les plus douces. Beaucoup d'autres sont trop colorées pour qu'on en puisse donner même une faible idée. Cela étonnera peut-être quelques personnes qui ne s'imaginaient pas que l'atticisme admît de pareilles libertés. Ces mêmes personnes, sans doute, expurgeraient Molière, au nom de la morale, et même Mme de Sévigné, au nom du bon goût. Les Athéniens étaient encore moins délicats que Mme de Sévigné et que Molière. Pourtant il est à croire que les Athéniens se connaissaient en atticisme. Mais les bienséances du Midi ne sont pas celles du Nord, et qui dit convenances dit conventions. La morale est une et identique dans ses principes; mais ses applications varient à l'infini, comme le thermomètre et le baromètre montent et descendent.

Les deux rivaux font gloire, à qui mieux mieux, de leur friponnerie et de leur impudence. Le charcutier, comme Scapin, se vante de son habileté qui fut précoce. Il n'était pas plus haut que cela, qu'il se signalait déjà par cent tours d'adresse jolis:

«Dès mon enfance, je savais plus d'un tour. Pour attraper les cuisiniers, je leur disais: O mes amis, regardez donc! une hirondelle! Voilà le printemps!… Eux de regarder; moi, pendant ce temps, je leur chipais de bons morceaux… Ordinairement, ils n'y voyaient que du feu. Mais, si l'un d'eux s'apercevait du tour, vite je cachais la viande entre mes fesses, et je niais par tous les dieux! Ce qui fit dire à un orateur: «Voilà un enfant qui ira loin; il y a en lui l'étoffe d'un homme d'État!»

Le charcutier, par sa vive éloquence et ses chaudes répliques, prélude à sa victoire, et prouve déjà, dans cette première lutte, qu'il mérite mieux de gouverner.

Bientôt, en effet, il triomphe devant le Sénat, qu'il achète en lui promettant les sardines à bon marché, et en lui offrant un peu de coriandre et de ciboules pour les assaisonner. Le chœur, son fidèle allié, avait eu soin de le munir préalablement d'utiles conseils: «Frotte-toi le cou avec ce saindoux, et tu glisseras entre les mains de la calomnie…»

* * * * *

Après une admirable parabase, dont nous reparlerons plus tard, le charcutier vient faire un récit animé de cette victoire devant le Sénat. C'est une vive parodie des manœuvres et des stratagèmes employés par les orateurs pour tromper l'auditoire, et une mordante raillerie de la crédulité et de la mobilité des assemblées.

Mais le corroyeur espère bien prendre sa revanche devant le Peuple. C'est ici une des scènes capitales de la pièce, une scène homérique et rabelaisienne, d'une philosophie profonde, d'une admirable bouffonnerie.

CLÉON.

Je te traînerai devant le Peuple, pour avoir justice de toi!

LE CHARCUTIER.

Moi aussi, je t'y traînerai et je te dénoncerai encore bien plus!

CLÉON.

Mais, misérable, le Peuple ne te croit pas; moi, je me moque de lui tant que je veux!

LE CHARCUTIER.

Comme il est sûr que le peuple est à lui!

CLÉON.

Oui, car je sais les friandises qui lui plaisent.

LE CHARCUTIER.

Bon! Tu fais comme les nourrices: tu goûtes avant lui chaque chose et lui en mets dans la bouche une miette, puis tu en avales trois fois plus que lui.

CLÉON.

Grâce à mon habileté, je sais lui élargir ou lui resserrer le gosier…

* * * * *

Peuple paraît enfin. Le poëte a fait longtemps attendre son entrée pour la mieux préparer. Ainsi fera Molière pour Tartuffe. L'entrée du bonhomme Peuple est excellente.

PEUPLE.

Quel tapage! Allons, hors d'ici! décampez de devant ma porte!… Voyez un peu! ils en ont fait tomber le rameau d'olivier… Ah! c'est toi, Paphlagonien; qui est-ce qui te fait du mal?

CLÉON.

C'est cet homme et ces gamins-là, qui me battent à cause de toi.

PEUPLE.

Comment cela?

CLÉON.

Parce que je t'aime, ô peuple, et te chéris…

Alors chacun des deux adversaires, tour à tour, essaye de se faire valoir auprès du bonhomme.

CLÉON.

Peuple, convoque vite l'assemblée, afin de connaître lequel de nous deux t'est le plus dévoué et mérite tes faveurs.

LE CHARCUTIER.

Oui, décide entre nous, pourvu que ce ne soit pas dans la Pnyx!

LE PEUPLE.

Je ne saurais siéger ailleurs: on se rendra à la Pnyx comme de coutume.

LE CHARCUTIER.

Ah! malheureux! je suis perdu! Chez lui, ce vieillard est le plus raisonnable des hommes; mais, sitôt qu'il siége sur ces bancs de pierre là-bas, aussitôt il baye aux corneilles.

* * * * *

Ici probablement la scène changeait et représentait la Pnyx.

Le charcutier, pour gagner la victoire, promet à Peuple de le bien nourrir, de le dorloter comme il faut. Il commence par lui apporter un bon coussin, qu'il a cousu lui-même. «Allons, soulève-toi, cher maître, et repose plus mollement ce derrière qui s'est tant fatigué en ramant à Salamine!»

* * * * *

Aux bouffonneries se mêlent des paroles sérieuses. «On te connaît, dit le charcutier à Cléon, tu veux que la guerre enveloppe comme d'un brouillard tes friponneries, que le peuple n'y voie goutte, et que la nécessité, le besoin, l'attente de son salaire, le réduisent à n'espérer qu'en toi. Mais, si jamais la paix lui est rendue, s'il retourne à ses champs se réconforter avec du pain frais et saluer ses chères olives, il saura de quels biens tu le sevrais, tout en lui payant un salaire, et il se lèvera, plein de haine et de rage, brûlant de voter contre toi. Tu le sais, et c'est pour cela que tu le berces de tes mensonges!»

* * * * *

Le Paphlagonien, de son côté, s'évertue et proteste, et fait assaut de zèle. Les deux rivaux luttent de platitude avec fierté…

Combien de fois avons-nous assisté, depuis quinze ans, à des luttes pareilles!

CLÉON, au bonhomme Peuple.

Ah! tu ne trouveras jamais d'ami plus dévoué que moi! Seul j'ai su étouffer les conspirations! Il ne se trame pas un complot dans la ville, que je ne sonne aussitôt l'alarme!

LE CHARCUTIER.

Oui, tu fais comme les pêcheurs d'anguilles: si l'eau reste calme, ils ne prennent rien; mais, après qu'ils ont agité la vase, la pêche est bonne. Et toi aussi tu pêches en eau trouble, et pour cela tu imagines des complots…

Le charcutier donne encore au bonhomme un manteau à manches pour l'hiver et une paire de souliers; Peuple, tout doucement, se sent attendrir, et témoigne au charcutier sa royale satisfaction. «À mon avis, dit-il, nul citoyen, de tous ceux que je connais, n'a si bien mérité du Peuple, ni ne s'est montré aussi dévoué à la ville et à mes orteils.»

LE CHARCUTIER, encouragé par son succès.

Tiens, voici une boîte d'onguent pour les plaies de tes jambes.

CLÉON.

Permets que j'ôte tes cheveux blancs, pour te rajeunir.

LE CHARCUTIER.

Prends cette queue de lièvre, pour essuyer tes yeux.

CLÉON.

Quand tu te moucheras, ô Peuple, essuie tes doigts à mes cheveux!

LE CHARCUTIER.

Aux miens!

CLÉON.

Aux miens!

Qu'on se figure ces jeux de scène: quel mouvement!… Quelle brûlante verve!… Et quels immenses éclats de rire dans le public!…

Que dire de la joute d'oracles qui vient ensuite? Et de ces répliques entrechoquées, comme celles de Bartholo et de Figaro plaidant!…

Les orateurs aimaient beaucoup à s'appuyer sur des textes d'oracles. Aussi, lorsque le bonhomme Peuple ne veut plus de Cléon pour intendant et lui redemande l'anneau, signe de ses fonctions, Cléon s'écrie:

Maître, je t'en conjure, ne décide rien avant d'avoir entendu mes oracles!

LE CHARCUTIER.

Et les miens!…

CLÉON.

Mes oracles disent que tu dois, couronné de roses, régner sur la terre entière!

LE CHARCUTIER.

Les miens, que revêtu d'une robe de pourpre brodée à l'aiguille, et couronne en tête, tu parcourras la Thrace sur un char d'or!

PEUPLE.

Va me chercher tes oracles, afin qu'il les entende.

LE CHARCUTIER.

Volontiers.

PEUPLE.

Et toi, apporte aussi les tiens.

CLÉON.

J'y cours.

LE CHARCUTIER.

J'y cours aussi: rien de mieux.

* * * * *

Au bout de quelques instants, ils reviennent, apportant chacun des monceaux d'oracles.

CLÉON.

Tiens, regarde!… Et je ne les apporte pas tous!

LE CHARCUTIER.

Ouf! je crève sous le poids, et je n'apporte pas tout!

PEUPLE.

Qu'est ceci?

CLÉON.

Des oracles.

PEUPLE.

Tout cela?

CLÉON.

Tout cela. Tu en es étonné?… Mais j'en ai encore une caisse pleine.

LE CHARCUTIER.

Et moi, deux chambres et mon grenier.

PEUPLE.

Allons, lisez-les moi, et d'abord celui que j'aime tant, où il est dit que je serai «l'aigle planant dans les nues!»

Après l'assaut d'oracles, il y en a un autre, d'offrandes culinaires, digne de Rabelais: croûtes contre gâteaux, sauces contre purées, andouilles contre poissons, le tout au profit du bonhomme Peuple et de son ventre souverain.

* * * * *

À ces caricatures d'une gaieté si franche le poëte mêle de graves leçons, tempérées par de délicates flatteries:

LE CHŒUR.

O Peuple, ta puissance est grande: tous les hommes te craignent comme un maître absolu; mais tu es facile à séduire! tu te plais à être flatté, trompé; tu écoutes, bouche béante, chaque orateur, et ton esprit va et vient avec eux.

PEUPLE.

Ah! qu'il n'y en a guère, d'esprit, sous vos cheveux, si vous croyez que je ne sais pas ce que je fais. C'est à dessein que j'ai l'air imbécile. J'aime à boire tout le jour, et me plais à nourrir un ministre voleur; mais, quand il est plein, je le frappe, il tombe.

LE CHŒUR.

Rien de mieux, si, comme tu le prétends, tu mets du calcul dans cette conduite, si tu les engraisses exprès dans la Pnyx comme des victimes publiques, et qu'ensuite, en guise de provisions, tu prennes le plus gras pour l'immoler et le manger.

PEUPLE.

Oui, voilà comme j'attrape ceux qui se croient bien fins et pensent me tromper! je les suis de l'œil, sans en avoir l'air, pendant qu'ils me volent; ensuite je leur fourre un jugement dans la gorge, et ils rendent tout ce qu'ils ont pris.

* * * * *

Enfin Cléon, vaincu encore une fois, devant le Peuple comme devant le
Sénat, est livré au charcutier son vainqueur.

Puis on voit reparaître Peuple, régénéré et rajeuni par les soins du charcutier, qui l'a fait bouillir dans sa marmite, comme Médée le vieil Éson. Il est paré élégamment, quoiqu'à la vieille mode. Il est brillant de paix, de bien-être et d'honneur. Il a recouvré la vigueur de son esprit comme de son corps, et rougit de son imbécillité passée,—qui était donc plus réelle qu'il ne l'avouait.—Agoracrite, de son côté, n'est plus dès-lors, évidemment, le charcutier impudent et fripon, mais Aristophane lui-même. Aristophane se sert de sa fiction comme d'un masque qu'il ôte ou reprend à son gré (Rabelais fera de même). Selon le moment, dans la même pièce, Aristophane appelle la ville d'Athènes «la République des Gobe-mouches,» τήν κεχηναίων πόλιν, ou bien c'est ensuite, «l'antique Athènes, couronnée de violettes, la belle et brillante Ville, qui porte sur sa chevelure la cigale d'or!»

Il sait que ses concitoyens riront volontiers de ses railleries sur leur légèreté et leur mobilité, s'il caresse leur patriotisme.

Telle est cette comédie pleine de verve, si mal appréciée par La Harpe, et beaucoup mieux par M. Grote: «C'est, dit-il, le chef-d'œuvre de la comédie, diffamatoire. L'effet produit sur l'auditoire athénien quand cette pièce fut jouée à la fête Lénéenne (janvier 424 av. J.-C., six mois environ après la prise de Sphactérie), en présence de Cléon lui-même et de la plupart des chevaliers réels, a dû être puissant au delà de ce que nous pouvons facilement nous imaginer aujourd'hui. Que Cléon ait pu se maintenir après cet humiliant éclat, ce n'est pas une faible preuve de sa vigueur et de sa capacité intellectuelles. Son influence ne semble pas en avoir été diminuée.—Non pas, du moins, d'une manière permanente. Car non-seulement nous le voyons le plus fort adversaire de la paix pendant les deux années suivantes, mais il y a lieu de croire que le poëte jugea à propos de baisser le ton à l'égard de ce puissant ennemi.—La plupart des écrivains sont tellement disposés à trouver Cléon coupable, qu'ils se contentent d'Aristophane comme témoin contre lui, bien que nul autre homme public, d'aucune époque ni d'aucune nation, n'ait jamais été condamné sur une telle preuve. Personne ne songe à juger sir Robert Walpole, ni M. Fox, ni Mirabeau, d'après les nombreux pamphlets mis en circulation contre eux. Personne ne prendra Punch comme mesure d'un homme d'État anglais, ni le Charivari, d'un homme d'État français. L'incomparable mérite comique des Chevaliers d'Aristophane n'est qu'une raison de plus de se défier de la ressemblance de son portrait avec le vrai Cléon[17].»

* * * * *

En résumé, l'exposition vive et amusante faite par les deux esclaves qui entrent en poussant des mugissements fantastiques; le portrait si fin du bonhomme Peuple, qui rappelle les têtes de vieillards d'Holbein; les scènes si hardies où le poëte se sert des libertés de la démocratie pour en attaquer les excès; les luttes prolongées, et pourtant variées, du charcutier avec le corroyeur; leurs assauts d'impudence, d'effronterie, de coups de poings et de coups de tripes, leurs plaisanteries, grossières et jolies tour à tour, mais abondantes comme les eaux dans les montagnes; enfin la métamorphose joyeuse et touchante de Peuple, rajeuni et régénéré, entouré de trêves de trente ans, personnifiées en de belles jeunes femmes, et cette marche triomphale accompagnée de fanfares; tout cela valut au poëte une nouvelle victoire, dans un sujet si délicat, si hasardeux! Par sa gaieté et son adresse il fit applaudir son audace. Il obtint encore cette fois le premier prix, par-dessus Aristomène et Cratinos.

Aristophane aimait à rappeler cette victoire et n'en parlait qu'avec orgueil. Il se vante, en plusieurs endroits, du courage herculéen qu'il a déployé, au début de sa carrière, en attaquant un monstre affreux.

* * * * *

En effet, ne l'oublions pas, la hardiesse du poëte comique, en cette circonstance, était moins de faire la caricature du peuple et de la démocratie elle-même que d'attaquer son meneur redouté. Car, selon la remarque de Macchiavel, «du peuple on peut médire sans danger, même là où il règne; mais, des princes, c'est autre chose.» Or Cléon, à ce moment-là, ayant remplacé Périclès, était en quelque sorte le prince de cette mobile démocratie.

On voit par cet exemple comment la liberté de la comédie ancienne n'était limitée que par la faveur ou la défaveur du public. Cette sorte de journalisme oral pouvait aller aussi loin qu'il voulait, à la seule condition de se faire applaudir.

Imaginez-vous la représentation d'une pareille pièce. Quelle journée! et que d'émotions! N'est-ce pas bien là cette Athènes que Bossuet définit ainsi: «Une ville où l'esprit, où la liberté et les passions donnaient tous les jours de nouveaux spectacles?»

Shakespeare, dans ses drames de Coriolan, de Jules César et de Richard III, a fait aussi d'admirables peintures du peuple, de sa crédulité, de sa mobilité, qui sont les mêmes dans tous les temps; il n'a pas effacé Aristophane. L'un et l'autre sont également vrais, par des procédés différents: Shakespeare, Anglais et réaliste, nous fait mieux voir la bête à mille têtes; Aristophane, Grec et idéaliste, les réunit en une seule et fait du peuple une personne. L'un met en mouvement la foule, comme les flots de l'Océan; l'autre la résume en un type et anime une abstraction, qui semble une réalité. Shakespeare n'a aucun parti pris, que de peindre la nature humaine; Aristophane en a un autre, et très-arrêté: c'est de combattre la démagogie, et même quelquefois la démocratie.

Mais ce que l'on nommait alors démocratie, n'était pas encore, tant s'en faut, la démocratie véritable. «Le vrai malheur d'Athènes, non plus que d'aucune cité antique, dit M. Havet, n'a pas été d'aller jusqu'à la démocratie, mais plutôt de n'y pas atteindre. On ne voit nulle part, dans le monde grec, un peuple qui ne dépende que de lui-même, mais des villes sujettes d'une autre ville, et, dans la ville maîtresse, une population d'esclaves sous une plèbe privilégiée. Pour qui n'était pas citoyen, il n'y avait pas de droit proprement dit. Si c'était une grande nouveauté dans la physique que de briser la voûte de cette sphère, d'un si court rayon, où on enfermait l'univers, comme l'osèrent Démocrite et Épicure, ce ne fut pas une tentative moins hardie, dans la philosophie morale, que de franchir les bornes de la cité, comme le firent les stoïciens. Les socratiques ne s'occupaient encore que de la cité, et là point d'inégalité, point de maître; on buvait, comme dit Platon, le vin pur de la liberté, on s'en enivrait jusqu'au délire, et la raison des sages se heurtait avec colère aux folies démagogiques qui s'étalaient de toutes parts. Il nous est facile aujourd'hui de reconnaître que le véritable principe de ces excès n'était pas l'égalité établie entre les citoyens, mais, au contraire, l'inégalité sur laquelle la cité était fondée. Et d'abord les délibérations de la multitude, amassée sur la place publique, seraient devenues chose impossible si dans le peuple eussent été compris les esclaves, et plus impossible encore si ces sujets d'Athènes, qu'on appelait ses alliés, eussent été tenus pour Athéniens, et n'avaient fait qu'un avec les habitants de l'Attique. Ainsi disparaissaient d'un seul coup l'extrême mobilité d'un gouvernement à vingt mille têtes, absolument incapable d'aucune suite; l'influence des démagogues tournant au vent de leur parole une foule assemblée deux ou trois fois par mois comme pour un spectacle; le scandale de la souveraineté exercée pour un salaire[18] par une population besogneuse, qui subsistait des oboles de l'agora ou des tribunaux; les fonctions publiques tirées au sort, non comme un service, mais comme un profit, tandis que les sages demandaient si ceux qui montent un navire ont coutume de tirer au sort celui qui gouvernera le vaisseau; une justice capricieuse comme une loterie, faite non pour les jugés, mais pour les juges, car il fallait leur fournir des procès pour les faire vivre, et ils recevaient, pour ainsi dire, des bons pour juger comme ils auraient reçu des bons de pain; enfin les malheureux alliés faisant principalement les frais de cette justice, comme l'atteste Xénophon, et forcés, pour l'alimenter, de s'en venir plaider dans Athènes. Toutes ces misères ne résultaient pas de ce que la république athénienne était une démocratie, mais bien de ce qu'elle était la démocratie de quelques-uns, et non pas de tous. Cette multitude exerçait en réalité une tyrannie, et, comme les tyrans, elle usait de sa puissance pour satisfaire ses envies et pour se dispenser de ses devoirs. Elle voulait régner par la guerre et elle ne voulait pas faire la guerre: elle payait donc des mercenaires, et c'est la plainte perpétuelle des bons citoyens; mais avec quoi les payait-elle? Avec l'argent des sujets. Sans les sujets, il n'y aurait pas eu de mercenaires, car qui les aurait payés? Et, sans les esclaves, il n'y aurait pas eu non plus de mercenaires: car, si tous les habitants avaient été des citoyens, Athènes n'aurait pas eu besoin d'étrangers pour se défendre. La multitude voulait encore avoir des fêtes, des spectacles, des distributions; elle payait tout cela, avec quoi encore? Toujours avec l'argent des sujets. Et, comme ce n'étaient pas ses propres deniers qu'elle administrait, ni les fruits de son travail, mais ceux du travail d'autrui, elle les administrait mal, et perdait en dépenses folles les ressources des services publics. Enfin toutes les misères privées ou publiques, toutes les espèces d'infériorité que l'esclavage entraîne avec soi, Athènes y était condamnée, ainsi que le monde ancien tout entier. Il ne s'agissait donc pas, pour la délivrer des maux qu'elle souffrait ou la mettre à couvert des périls dont elle était menacée, de restreindre chez elle la démocratie; tout au contraire il aurait fallu l'élargir, là comme dans toutes les cités du monde antique, l'étendre jusqu'où la démocratie moderne s'est étendue, et faire de l'empire d'Athènes, ou plutôt de la Grèce elle-même, ce que nous appelons une nation, dont tous les membres, égaux et libres, servent au même titre la patrie, et ne sont sujets que de la loi[19].»

* * * * *

Ne laissons pas cependant d'admirer la noble race athénienne. Quelle autre a plus fait pour la gloire et pour les progrès de l'humanité? Dans son amour de l'idéal, elle aurait voulu devancer les siècles; mais à toute chose il faut le temps pour se développer et pour mûrir. C'est donc l'honneur d'Athènes, et non pas son erreur, quoi qu'en aient dit Aristophane, et avant lui les pythagoriciens, et après lui les socratiques, d'avoir conçu et essayé la démocratie avant le temps. «Elle a aimé, du moins pour ses citoyens, l'égalité, le droit, la seule souveraineté de la loi et de l'opinion; elle a fait voir dans l'antiquité l'effort le plus indépendant et le plus hardi que la liberté humaine, eût fait jusqu'alors vers l'idéal politique: la république de l'avenir a donné là ses prémices, bien imparfaites et cependant déjà grandes[20].»

* * * * *

Le patriotisme d'Aristophane l'empêchait d'étendre ses regards vers l'avenir: il ne s'attachait qu'au présent, et même il eût voulu ramener le passé.

Dès cette époque, cinq siècles avant notre ère, la religion et la philosophie, par suite, la littérature et l'art, commençaient à être travaillés d'une crise de rénovation et de révolution qui ne devait aboutir que longtemps après, sous le nom de christianisme. Aristophane, dont l'imagination était si hardie, était d'une raison prudente à l'excès. Effrayé de l'ébranlement général des esprits, inquiet aussi et irrité des excès démocratiques, il se déclare à la fois l'adversaire de la démagogie, ennemie de l'ordre, de la sophistique, qui renverse les croyances, de la nouvelle tragédie, qui prêche une morale téméraire et qui abuse du pathétique en l'excitant par de mauvais moyens. Il personnifie la première dans Cléon, la seconde dans Socrate, la troisième dans Euripide. En toute chose, il déteste l'excès et craint la nouveauté; il prêche les anciennes mœurs, l'ancienne religion, l'ancienne politique, l'ancienne tragédie, les anciennes formes et les anciennes idées.

* * * * *

Pour nous modernes, qui sommes instruits par la longue suite des événements historiques accumulés pendant vingt-deux siècles depuis lors, une vérité est évidente:

Il y a tel progrès qui ne peut s'accomplir pour l'humanité tout entière qu'en brisant le peuple qui l'accomplit. Telle nation enfante une grande révolution dont profiteront tous les autres peuples, et est destinée elle-même à périr dans l'enfantement. Aristophane avait-il le vague pressentiment de cette vérité, que les destins de la Grèce et de Rome devaient manifester plus tard? et était-il moins soucieux du progrès de l'humanité que du danger de sa patrie? On pourrait le lui pardonner.

LA PAIX.

Le plus immédiat de ces dangers était cette guerre du Péloponnèse que perpétuait l'égoïste ambition des démagogues. Aussi Aristophane y revient-il sans cesse.

La comédie intitulée la Paix présente sous une nouvelle forme la même idée que la pièce des Acharnéens: il faut mettre fin à cette funeste guerre. Mais l'imagination du poëte sait créer des allégories variées, pour ne point lasser le public. Quoique le sujet soit le même au fond, vous allez voir que les deux pièces ne se ressemblent guère.

Une didascalie[21] nouvellement découverte établit d'une manière authentique que la Paix fut représentée aux grandes Dionysies de l'année 421; cette pièce fut donc montée peu de temps avant la conclusion de la paix appelée de Nicias, qui mit un terme à la première partie de la guerre du Péloponnèse et qui devait, de l'aveu de tout le monde, finir à jamais cette guerre désastreuse des États grecs.

Le sujet de la Paix est au fond le même que celui des Acharnéens; seulement la paix qui dans cette dernière pièce n'est que le vœu d'un individu, est ici l'objet des désirs de tout le monde: dans les Acharnéens, le chœur était contraire à la paix; dans la Paix, il se compose de paysans de l'Attique et de Grecs de toutes les contrées, regrettant tous vivement la paix[22]. Mais la comédie des Acharnéens est bien supérieure en intérêt dramatique à celle qui a pour titre: la Paix. Celle-ci manque d'unité et de vigueur.

Il y aurait à rapprocher de ces deux comédies d'Aristophane contre la guerre, tant de pages ironiques et éloquentes de Rabelais, de Montaigne, de Johnson, de La Bruyère, de Voltaire, d'Erckmann-Chatrian, pages que l'on pourrait appeler l'honneur de la raison et de l'humanité, mais qui n'ont fait jusqu'à présent triompher ni l'une ni l'autre.

* * * * *

Voici la comédie d'Aristophane:

Un personnage nommé Trygée (comme qui dirait Vigneron, ou plutôt Vendangeur) ouvre la scène en se disposant à monter au ciel sur un certain escarbot d'une nature si disgracieuse que l'esclave chargé de le nourrir demande aux spectateurs s'ils pourraient lui vendre un nez bouché. Trygée a pris une résolution: c'est d'aller apprendre de Jupiter lui-même pourquoi depuis tant d'années, et toujours, et sans fin, il laisse les Athéniens en proie aux calamités de la guerre. Les filles du bonhomme essayent en vain de le retenir. Il excite son Pégase, comme il l'appelle, se recommande au machiniste, craignant de se casser le cou, et commence son ascension grotesque.

Cet escarbot était, en même temps qu'un souvenir ésopique, une parodie du coursier ailé sur lequel le Bellérophon d'Euripide s'enlevait dans les airs, et une critique des machines qui embarrassaient le début de cette tragédie.

* * * * *

La scène change presque aussitôt, et représente le ciel. Lorsque Trygée sur sa monture, approche de la demeure des dieux, Mercure, qui joue là à peu près le rôle de saint Pierre dans nos fabliaux, Mercure sentant une odeur de mortel, comme Don Juan odor di femina, reçoit d'abord notre voyageur en portier bourru. Mais Trygée graisse le marteau, un bon plat de viande adoucit Mercure. C'est bien là le Mercure de la légende et des poëmes homériques: venu au monde le matin, à midi il joue de la cithare, le soir il vole les bœufs d'Apollon, les tue, les fait cuire, et en mange une partie; premier type de Gargantua, qui soubdain qu'il fut nay, à haulte voix s'escrioyt: À boire, à boire, à boire! Mercure était, après Hercule, le plus goinfre de cet Olympe grand mangeur!

Amadoué par ce plat de viande, le portier du ciel consent à répondre aux questions de Trygée. Il lui apprend que les dieux, irrités de la folie des Grecs, ont déménagé depuis la veille, et se sont retirés bien loin, bien loin, tout au fond de la calotte du ciel. Ils l'ont laissé, lui, pour garder la vaisselle, les petits pots, les petites marmites, les petites tables, les petites amphores. Ils ont installé la Guerre dans la demeure qu'ils occupaient eux-mêmes et lui ont donné tout pouvoir de faire des Grecs ce que bon lui semblerait. Puis ils sont allés aussi haut que possible pour ne plus voir vos combats et ne plus entendre vos prières.

TRYGÉE.

Et pourquoi en usent-ils de la sorte à notre égard?

MERCURE.

Parce qu'ils vous ont plus d'une fois ménagé l'occasion de faire la paix, et que, les uns comme les autres, vous avez préféré la guerre. Les Lacédémoniens remportaient-ils le plus mince avantage? «Par Castor et Pollux, s'écriaient-ils, il en cuira aux Athéniens!» Ceux-ci triomphaient-ils au contraire, et les Laconiens venaient-ils faire des ouvertures de paix? «Par Cérès, disiez-vous, ce n'est pas nous qu'on attrapera! Non, par Jupiter, nous ne les écouterons point! Ils reviendront toujours, tant que nous aurons Pylos!»

TRYGÉE.

Oui, c'est bien là le style de nos gens.

La Guerre donc a pris la place de Jupiter et règne à présent sur les hommes. Elle a commencé par enfermer la Paix dans une caverne profonde, qu'elle a obstruée d'un monceau de pierres.

C'est là encore une parodie des tragédies, où l'on voyait plusieurs cavernes de cette sorte: Antigone, par exemple, est enfermée ainsi.

À présent la Guerre s'apprête à broyer dans un grand mortier les villes grecques. Elles sont désignées par leurs productions: les poireaux, l'ail, le miel attique, avec force jeu de mots et calembours.

* * * * *

La Guerre paraît alors, à peu près comme la Mort dans la tragédie d'Alceste: elle est accompagnée de son serviteur Vacarme, à qui elle ordonne de lui apporter un pilon.

«Nous n'en avons point, dit Vacarme, nous ne sommes emménagés que d'hier.

—Va m'en chercher un à Athènes, et lestement…»

Vacarme revient presque aussitôt:

«Hélas! les Athéniens ont perdu leur pilon, ce corroyeur qui broyait l'Hellade.»

En effet, Cléon avait été tué, en 422, un an avant la représentation de cette comédie, dans un combat devant Amphipolis, le même jour que le général des Lacédémoniens, Brasidas; et c'était cette double mort qui avait donné lieu à la paix, ou plutôt à la trêve trop courte, occasion de cette pièce.

On s'étonne que le poëte continue d'attaquer un homme mort; on ne s'étonne pas moins que les Athéniens le permettent. On est tenté de dire à Aristophane, ce que lui-même fait dire par Trygée à Mercure un peu plus loin: «Assez, assez, puissant Hermès; cesse de prononcer ce nom, laisse cet homme aux enfers, où il est maintenant; il n'est plus à nous, mais à toi.» Cependant, même après cette parole très-juste, le poëte y revient, et à plusieurs reprises, et plus violemment que jamais.—Nous le verrons s'acharner de même sur Euripide jusque dans les enfers. Ses convictions sont si profondes et si ardentes, qu'il suit ses haines au-delà du tombeau.

Avant que la Guerre et Vacarme aient trouvé un nouveau pilon, Trygée se hâte de convoquer les laboureurs, les ouvriers et les marchands,—les habitants, les étrangers, domiciliés ou non,—les insulaires, les Grecs de tout pays, pour délivrer la Paix. Tous accourent avec des leviers, des pioches, des cordes, afin de débarrasser l'accès de la caverne, et font une entrée de ballet d'un entrain bacchique, qui donne une idée de l'ivresse joyeuse des Dionysies.

LE CHŒUR.

Allons, que faut-il faire? ordonne, dirige; je jure de travailler aujourd'hui sans relâche, jusqu'à ce qu'avec nos leviers et nos engins nous ayons ramené à la lumière la plus grande de toutes les déesses, celle à qui la vigne est le plus chère.

TRYGÉE.

Silence! si la Guerre entendait vos cris de joie, elle bondirait furieuse hors de sa retraite.

LE CHŒUR.

C'est qu'une telle entreprise nous remplit d'allégresse. Ah! qu'elle diffère de ce décret qui nous commandait de venir avec des vivres pour trois jours[23]!

TRYGÉE.

Prenons garde que, du fond des enfers, ce Cerbère maudit[24], par ses hurlements furieux, ne nous empêche encore, comme quand il était sur la terre, de délivrer la déesse.

LE CHŒUR.

Quand une fois nous la tiendrons, rien au monde ne pourra nous la ravir. Iou! iou!

TRYGÉE.

Mes amis, vous me faites mourir avec vos cris! Si le monstre accourt[25], il foulera tout sous ses pieds.

LE CHŒUR.

Qu'il foule, qu'il écrase, qu'il bouleverse tout! Nous ne saurions modérer notre joie!

TRYGÉE.

Qu'est-ce donc, citoyens? qu'avez-vous? Au nom des dieux, quelle mouche vous pique? ne gâtez pas par vos gambades la plus belle des entreprises!

LE CHŒUR.

Ce n'est pas moi, ce sont mes jambes qui sautent de joie.

TRYGÉE.

Assez! Allons, cessez, cessez de gambader.

LE CHŒUR.

Tiens, j'ai fini.

TRYGÉE.

Vous le dites, mais vous ne finissez pas.

LE CHŒUR.

Une fois encore, et je finis.

TRYGÉE.

Une seule donc, et rien de plus.

LE CHŒUR.

Nous cessons de danser, pour te servir.

TRYGÉE.

Mais, voyez, vous ne cessez pas du tout!

LE CHŒUR.

Encore cette échappée de la jambe droite, et, par Jupiter, c'est fini.

TRYGÉE.

Allons, je vous l'accorde; mais cessez de m'inquiéter.

LE CHŒUR.

La gauche réclame aussi ses droits. Quelle joie! je ne me sens pas d'aise! je pète, je ris! Déposer le bouclier, c'est plus, pour moi, que dépouiller la vieillesse[26].

TRYGÉE.

Ne vous réjouissez pas encore, vous n'êtes pas assurés du succès. Mais, quand vous tiendrez la déesse, alors chantez, riez, criez: car vous pourrez alors, à votre bon plaisir, naviguer ou rester chez vous, faire l'amour ou dormir, assister aux fêtes et aux processions, jouer au cottabe[27], vivre en Sybarite, et crier: Iou, iou!

Quelle vivacité! et quelle fantaisie! Cela rappelle cet avocat bizarre consulté par M. de Pourceaugnac, et qui ne lui répond qu'en sautant et qu'en rebondissant comme une balle élastique: on voudrait en vain l'arrêter.

Mais ici ce n'est pas un homme, c'est le chœur tout entier qui gambade en criant, et que Trygée veut en vain retenir. Figurez-vous cette sorte de ballet orgiaque, ces bonds et ces cris fantastiques.

Enfin, tous se mettent à l'ouvrage, mais avec plus ou moins de zèle, plus ou moins d'amour pour la Paix: les Béotiens mollement; c'était leur caractère, en toute chose, d'être mous et lourds; les Argiens plus mollement encore, parce que la guerre leur profitait et qu'ils recevaient tour à tour des subsides des deux partis; il y a dans tout ce passage une multitude d'allusions qui étaient transparentes pour les contemporains; les uns tirent les cordes dans un sens, les autres tirent en sens contraire. Les Lacédémoniens y vont de tout cœur: c'étaient eux qui récemment, après la mort de leur général Brasidas, s'étaient décidés à faire des propositions de paix. Les Mégariens n'avancent guère: la faim a épuisé leurs forces (rappelez-vous la scène du Mégarien, avec ses deux filles, dans la comédie des Acharnéens). Les laboureurs Athéniens sont ceux qui, avec les Laconiens, font le plus avancer l'ouvrage. Mercure et Trygée les excitent et prêchent d'exemple.

L'entrée de la caverne est, à la fin, déblayée, et l'on en voit sortir la Paix, suivie de l'Automne chargée de fruits, et de la belle Théoria, patronne des processions et des fêtes. Ces déesses répandent sur leur passage mille parfums délicieux, et ramènent avec elles tous les biens de la vie: vendanges, banquets, dionysies, flûtes harmonieuses, joies de la comédie, chants de Sophocle, grives, petits vers d'Euripide!…

Aristophane semble ne laisser échapper ce demi-éloge d'Euripide que pour donner lieu tout de suite à une réplique désobligeante de Trygée. Un peu plus loin, il reparle de Sophocle, pour l'accuser d'avarice. Cratinos est traité d'ivrogne. Ainsi le poëte comique ne respecte rien: ceux-là même qu'il honore en certains moments, dans d'autres il les ridiculise. Les spectateurs, ici encore, payent leur tribut, comme les hommes illustres, à la toute-puissante comédie, au bon plaisir de la malice et de la joie: Trygée, les parcourant des yeux, montre du doigt à Mercure le fabricant d'aigrettes qui s'arrache les cheveux, le faiseur de hoyaux qui se moque du fourbisseur de sabres, le marchand de faulx qui se réjouit et qui fait la nique au marchand de lances: les lances désormais serviront d'échalas pour soutenir les vignes… Le public, du reste, est toujours content quand on le met de la partie, quand l'auteur comique le mêle à la pièce, parce que le spectateur alors, devenant acteur en même temps, s'intéresse par l'amour-propre à la comédie. Bien que la fiction dramatique en soit quelque peu altérée ou suspendue, le succès de l'auteur n'en est que plus certain.

* * * * *

Aux plaisanteries vient se mêler la poésie, avec des accents bucoliques, qui sont comme un lointain prélude de Tityre et de Mélibée,

Post aliquot mea regna videns mirabor aristas!

et aussi avec des éclats de joie et des triomphes de sensualité dignes de Rubens dans sa Kermesse ou de Teniers dans ses intérieurs flamands. Il faut lire dans le texte même ces vers charmants, mêlés de tons si divers, dont notre prose ne peut donner qu'un pâle reflet:

LE CHŒUR, à la déesse de la Paix.

O toi que désiraient les gens de bien et qui es si douce aux cultivateurs, à présent que je t'ai contemplée avec bonheur, permets que j'aille saluer mes vignes, et embrasser, après une si longue absence, les figuiers que j'ai plantés dans ma jeunesse!…

TRYGÉE.

La belle chose qu'une houe bien emmanchée! Comme ces hoyaux à trois dents reluisent au soleil! Qu'ils vont tracer des plants bien alignés! je brûle d'aller dans mon champ et de remuer cette terre si longtemps délaissée! O mes amis, rappelez-vous les plaisirs dont la Paix nous comblait autrefois: beaux paniers de figues fraîches ou confites, myrtes, vin doux, prés émaillés de violettes sur le bord des ruisseaux, olives tant regrettées! Pour tous ces biens qu'elle nous rend, ô mes amis, adorons la déesse!

LE CHŒUR.

Salut, salut, divinité chérie! ton retour nous comble de joie! comme nous soupirions après toi, consumés du désir de revoir nos campagnes! O Paix si regrettée, mère de tous les biens! Seule tu soutiens ceux qui, comme nous, usent leur vie à travailler la terre. Nous goûtions sous ton règne mille douceurs charmantes qui ne nous coûtaient rien. Tu étais le gâteau de froment des laboureurs, tu étais leur salut! Aussi nos vignes, et nos jeunes figuiers, et tous les arbres de nos vergers souriront avec joie à ton retour! Mais où donc était-elle pendant un si long temps? Dis-le-nous, ô le plus bienveillant des dieux!

MERCURE.

Sages laboureurs, écoutez mes paroles, si vous voulez savoir comment elle fut perdue pour vous. Le principe de nos infortunes, ce fut l'exil de Phidias[28]: Périclès craignit de partager sa mauvaise fortune, et, redoutant votre naturel irritable, pour en prévenir les effets, mit lui-même l'État en feu: avec cette petite étincelle du décret de Mégare[29], faisant souffler un vent de guerre, il alluma l'incendie, dont la fumée a fait pleurer ici et là-bas les yeux de tous les Grecs. Dès que le feu eut fait craquer nos vignes, les tonneaux irrités heurtèrent les tonneaux[30]; dès lors, il ne fut plus au pouvoir de personne d'arrêter le mal, et la Paix disparut.

TRYGÉE.

Voilà, par Apollon, ce que personne ne m'avait appris; je ne me doutais pas quel lien pouvait exister entre Phidias et la Paix.

LE CHŒUR.

Ni moi, et je viens de l'apprendre. Je ne m'étonne plus qu'elle soit belle, s'il y a entre elle et Phidias quelque parenté! Que de choses nous ignorons!…

O joie! ô joie! de laisser là le casque! et le fromage, et les oignons! Foin de la guerre et des combats! Ce que j'aime, c'est de boire avec de bons amis, devant le feu, où pétille un bois sec, coupé pendant l'été; de faire griller des amandes sur les braises, ou des fênes de hêtre sous la cendre; ou de caresser la jeune servante[31], pendant que ma femme est au bain!

Non, rien n'est plus charmant, quand les semailles sont faites et quand Jupiter les arrose d'une pluie bienfaisante, que de recevoir un voisin qui vient vous dire: Eh bien, cher Comarchide, que faisons-nous? Pour moi, je boirais volontiers, pendant que le ciel féconde nos terres.—Allons, femme, fais-nous cuire trois mesures de haricots, où tu mêleras un peu de froment, et donne-nous des figues. Que Syra rappelle Manès des champs: il n'y a pas moyen d'ébourgeonner la vigne aujourd'hui, ni de briser les glèbes: la terre est trop humide.—Qu'on apporte de chez moi la grive et les deux pinsons. Il doit y avoir encore du lait caillé, et quatre morceaux de lièvre, à moins que le chat n'en ait volé hier au soir: car j'ai entendu, au logis, je ne sais quel tapage. Garçon, apportes-en trois pour nous; laisse le quatrième pour mon père.—Demande aussi à Eschinade des branches de myrte avec leurs fruits. Et puis,—c'est le même chemin,—qu'on appelle Charinade, afin qu'il vienne boire avec nous, pendant que le Dieu bienfaisant fait prospérer nos travaux.

Mais, quand revient le temps où la cigale chante sa gentille chanson, j'aime à aller voir si les vignes de Lemnos commencent à mûrir, car celles-là sont les plus précoces; ou si les figues se gonflent et rougissent. Qu'il est doux, quand elles sont à point, de les cueillir, de les goûter, en s'écriant: O saison douce!

Quelle variété dans ces esquisses, si finement touchées et enlevées! Quelle fraîcheur! Quelle senteur de la campagne! Un intérieur rustique pendant l'hiver, des promenades pendant l'été, tout cela se succède en quelques vers. Quelle poésie, et quelle réalité tout à la fois! Quelle saveur et quelle simplicité exquise!

Déjà le chœur des Acharnéens avait dit, aux vers 989 et suivants: «O Paix, compagne de la belle Aphrodite et des Grâces souriantes, que tes traits sont charmants! et je l'ignorais! Puisse l'Amour m'unir à toi, l'Amour que l'on peint couronné de roses!»

Il semble que, dans ces vers de la première comédie, se trouvât le germe de l'autre.

Dans une ode de Bacchylide se rencontraient déjà ces riantes images de la paix: «La Paix, la grande Paix produit pour les mortels la richesse et la fleur des douces chansons. Sur les splendides autels des Dieux, elle brûle à la flamme blonde les cuisses des bœufs et des brebis à la riche toison: les jeunes gens ne songent plus qu'aux jeux du gymnase, aux flûtes et aux fêtes. La noire araignée file sa toile sur les agrafes de fer des boucliers; la rouille ronge le fer des lances et des épées. On n'entend plus retentir les clairons, et le doux sommeil n'est plus écarté des paupières au moment où il apaise le cœur. Dans les rues se dressent les tables de festin, et partout éclatent les hymnes joyeux.»

Ce petit tableau, sans doute, est charmant; mais combien ceux d'Aristophane sont plus riches, plus vifs et plus variés.

* * * * *

Trygée, à qui Mercure donne pour compagnes l'Automne et Théoria, redescend du ciel sur la terre. Chemin faisant, il rencontre deux ou trois âmes de poëtes dithyrambiques.

Que faisaient-elles là? dit l'esclave à qui il raconte les épisodes de son voyage aérien.

TRYGÉE.

Elles tâchaient d'attraper au vol quelques débuts lyriques dans le vague des airs.

L'ESCLAVE.

Est-il vrai, comme on le dit, que les hommes, après leur mort, soient changés en étoiles?

TRYGÉE.

Très-vrai.

L'ESCLAVE.

Quel est donc cet astre que je vois là-bas?

TRYGÉE.

C'est Ion de Chios, l'auteur de cette ode qui commençait par: «L'Orient…» Dès qu'il parut dans le ciel, on l'appela l'astre d'Orient.

L'ESCLAVE.

Et qu'est-ce que ces étoiles qui traversent le ciel et brûlent en courant[32]?

TRYGÉE.

Ce sont des étoiles riches qui reviennent de dîner en ville, elles portent des lanternes, et dans ces lanternes du feu.—Mais, dépêchons, conduis cette femme chez moi, nettoie la baignoire, et fais chauffer l'eau; puis prépare, pour elle et pour moi, le lit nuptial. Quand tout sera prêt, reviens ici. Pendant ce temps, je vais la présenter au Sénat.

L'ESCLAVE.

Où donc as-tu pris ce joli bagage?

TRYGÉE.

Où? Dans le ciel.

L'ESCLAVE.

Oh bien! je ne donne pas trois oboles des dieux, s'ils font commerce de femmes, comme nous autres mortels.

TRYGÉE.

Ils ne le font pas tous; mais, là-haut comme ici, quelques-uns vivent de ce métier.

L'ESCLAVE, à la femme.

Eh bien, entrons. (À Trygée:) Dis-moi, lui donnerai-je à manger?

TRYGÉE.

Non. Elle ne voudrait ni pain ni gâteau, habituée qu'elle est là-haut, chez les dieux, à lécher l'ambroisie.

L'ESCLAVE.

Mais on peut aussi lui servir ici quelque chose à lécher…

Enfin Trygée, à peu près comme Dicéopolis dans les Acharnéens, et comme Peuple dans les Chevaliers, ne songe plus qu'à vivre en joie et en liesse, avec sa déesse. Ici encore, éclatent, jaillissent à foison mille bouffonneries licencieuses, qui sont le couronnement de la comédie et en quelque sorte le dessert du cômos. Il y a, du vers 868 au vers 904, une longue description digne de l'Arétin, quand l'esclave vient dire que l'épousée est prête et que tout est bien en état. Et, du vers 1226 au vers 1239, on rencontre une scène qui pourrait figurer dans le chapitre XIII du livre Ier de Gargantua.

Le mariage n'est pas encore à cette époque le dénoûment obligé de la comédie; mais on en voit déjà poindre l'usage: ce n'est alors qu'un instinct de la chair, ce sera plus tard une habitude et un procédé.

* * * * *

Quoiqu'on retrouve dans cette pièce l'imagination et la poésie de détails qui brillent dans les précédentes, l'ensemble en est moins remarquable, la trame en est plus faible. La seconde partie, dépouillée pour nous de tout l'appareil du spectacle, semble un peu traînante. Pour les Athéniens, elle était relevée par la mise en scène, par les costumes, et par toute la pompe poétique et musicale de l'épithalame qui la terminait:

LE CHŒUR.

Faites silence, voici que la fiancée va paraître: prenez des torches! Que tout le peuple se réjouisse avec nous et se mêle à nos danses! Quand nous aurons bien dansé et bien bu, et chassé Hyperbolos[33], nous déménagerons pour retourner aux champs, et nous prierons les dieux de donner la richesse aux Grecs, d'accorder à tous d'abondantes récoltes, en orge, en vin, en figues, de rendre les femmes fécondes, de nous faire recouvrer enfin tous les biens que nous avions perdus, et d'abolir l'usage du fer meurtrier.

TRYGÉE.

Chère épouse, partons pour les champs, et viens, belle, coucher bellement avec moi.

LE CHŒUR.

Ô hymen, ô hyménée! ô trois fois heureux! et bien digne de ton bonheur!

TRYGÉE.

Ô hymen, ô hyménée!

PREMIER DEMI-CHŒUR, montrant la femme.

Que lui ferons-nous?

DEUXIÈME DEMI-CHŒUR.

Que lui ferons-nous?

PREMIER DEMI-CHŒUR.

Nous cueillerons ses baisers.

DEUXIÈME DEMI-CHŒUR.

Nous cueillerons ses baisers[34].

PREMIER DEMI-CHŒUR.

Allons, camarades, nous qui sommes au premier rang, enlevons et portons le fiancé. O hymen, ô hyménée!

TRYGÉE.

Ô hymen, ô hyménée!

DEUXIÈME DEMI-CHŒUR.

Vous aurez une jolie maison, pas de soucis, et de bonnes figues. Ô hymen, ô hyménée!

TRYGÉE.

Ô hymen, ô hyménée!

PREMIER DEMI-CHŒUR.

Celui-ci en a de grosses, celle-là en a de douces.

TRYGÉE.

Mangez et buvez à cœur-joie, et ensuite répétez encore: ô hymen, ô hyménée!

DEUXIÈME DEMI-CHŒUR.

Ô hymen, ô hyménée!

TRYGÉE.

Joie et liesse, mes amis! Ceux qui me suivront auront des gâteaux.

Il faut vous figurer cette fin animée. Vous la devinez, quoiqu'il y ait plusieurs lacunes dans le texte de cette dernière scène.

On croit que cette pièce fut presque improvisée et cela expliquerait la faiblesse de la composition et de la contexture; mais combien de détails charmants!

Au reste, la contexture des comédies d'Aristophane en général est des plus simples. C'est à peu près la même que nos auteurs emploient, sans se mettre la tête à la torture, dans nos revues de fin d'année: le procédé épisodique est celui de tout le théâtre grec, aussi bien des tragédies que des comédies. C'est également celui de Shakespeare. Il n'y en a point de plus aisé ni de plus naturel. Le procédé de notre théâtre classique est plus concentré, plus artificieux, et peut-être aussi plus artificiel, lorsque le génie ne l'anime point.

Les Grecs n'ont guère connu l'unité régulière: ils n'ont connu que l'unité de verve, si l'on peut s'exprimer ainsi. Peuple inspiré, qui créait en se jouant, et pour un jour.

Aristophane déploie plus de variété dans ses personnages que dans ses plans. Ses dénoûments ont presque tous entre eux un air de ressemblance. On pourrait en dire autant de ceux de Molière. Quand ces grands poëtes comiques ont bien fait rire et bien frappé leur auditoire, ils savent qu'ils n'ont plus besoin de se mettre en frais d'imagination pour terminer la comédie: le premier moyen venu suffit; on écoute à peine la fin de la pièce, loin de songer à l'éplucher. Les éclats de rire qui se continuent enveloppent et enlèvent le dénoûment.

Les contrastes, les antithèses en action, sont un des procédés d'Aristophane. Ainsi, au dénoûment des Acharnéens, il nous a montré, d'un côté, Dicéopolis, partisan de la paix, jouissant de tous les biens qu'elle procure; de l'autre, Lamachos, partisan de la guerre, que l'on ramène estropié, percé de coups. Dans la comédie de la Paix, nous venons de voir, d'une part, le fabricant d'aigrette qui, de désespoir, s'arrache les cheveux; de l'autre, le fabricant de faulx et le marchand de tonneaux qui se réjouissent; les piques changées en échalas, les casques en marmites, les trompettes guerrières en pieds de balances pacifiques[35].

Il a ses procédés pour les expositions, comme pour les dénoûments. Ainsi les Acharnéens, Lysistrata que nous allons analyser, les Femmes à l'Assemblée qui viendront plus tard, commencent de même, par une convocation, à laquelle on ne se rend qu'avec lenteur: le principal personnage, attendant les autres et se plaignant de leur retard, fait l'exposition, à peu près de la même manière dans chacune de ces trois comédies. Les Athéniens étaient flâneurs, comme sont les Parisiens; l'Assemblée se trouvait rarement en nombre à l'heure dite: le poëte comique ne devait donc pas craindre de renouveler la peinture de cette flânerie, qui elle-même se renouvelait tous les jours.

LYSISTRATA.

Cette comédie de Lysistrata est une des meilleures, mais une des plus effrontées. Elle montre jusqu'où pouvait aller la licence de la comédie ancienne, née de l'ivresse bacchique et des phallophories. Mieux que tout autre, elle ferait voir combien on doit se méfier de cette maxime, qu'une œuvre d'art, si elle est parfaite, est morale par cela seul. Lysistrata est une merveille d'art et de verve, mais un prodige d'obscénité. Il y a, dans le Musée secret de Naples, des priapées dont on ne peut contester la beauté plastique; dira-t-on qu'elles sont morales? Évidemment l'impression plus ou moins morale qui peut résulter de la beauté de la forme et de la perfection du style dans ces priapées, est peu de chose en comparaison de l'impression licencieuse qui résulte du sujet même. Il est donc périlleux de prétendre qu'il y ait assez de moralité dans la forme seule de l'art et dans la perfection du style. Mais, d'autre part, il n'y a pas d'idée plus erronée que de confondre l'art avec la morale, et que de vouloir ramener toujours l'idée du beau à l'idée de l'utile. L'art est une chose, et la morale en est une autre.

* * * * *

Au fond, cette comédie, comme les trois précédentes, est encore un plaidoyer pour la paix. Ainsi les quatre comédies politiques du poëte ont toutes le même dessein, le même but.

Le moment, cette fois, semblait mieux choisi que jamais pour faire accueillir enfin des conseils pacifiques. Nicias venait d'être battu en Sicile; toute l'armée athénienne, massacrée; Alcibiade, poursuivi par une haine impolitique peut-être, quoique méritée à certains égards, s'était réfugié à Sparte, et se vengeait de sa patrie en conseillant à ses nouveaux alliés de fortifier Décélie en Attique; d'un autre côté Sparte, victorieuse mais épuisée, ne semblait pas éloignée de souscrire à des conditions équitables, et de laisser à Athènes l'hégémonie de la Grèce centrale et des îles, pourvu qu'elle conservât elle-même sa suprématie dans le Péloponnèse. C'est à cette époque, l'an 412 avant notre ère, que fut représentée Lysistrata[36].

* * * * *

Lysistrata, femme d'un des principaux citoyens d'Athènes, persuade à toutes les autres femmes de sa ville et des autres villes grecques de prendre une résolution désespérée pour forcer leurs maris à conclure la paix: c'est de leur retirer leurs droits conjugaux, de les sevrer de toute caresse. Depuis assez longtemps elles pâtissent de la guerre, ils pâtiront à leur tour! Résolution énergique! Elle a bien quelque peine à les y décider: c'est jouer quitte ou double, et sur un terrible enjeu! La délibération donne lieu déjà à une scène très-joliment développée, mais d'une liberté qu'on ne peut se figurer. Cependant la courageuse et éloquente Lysistrata finit par emporter ce vote redoutable. Quelques femmes, par exemple la jeune Calonice et la jeune Myrrhine, refusent d'abord, et ensuite ne prononcent que d'une voix mal assurée le terrible serment; mais enfin, voilà qui est fait!

Cette situation est à peu près celle qui se retrouve, mais présentée avec plus de modestie, quoique avec assez de vivacité encore, dans une jolie comédie de notre temps, intitulée: Une femme qui se jette par la fenêtre, œuvre de Scribe et de M. Gustave Lemoine. Ici Myrrhine s'appelle Gabrielle. Sa mère lui conseille, comme Lysistrata, de tenir rigueur à son mari, tant qu'il n'aura pas demandé la paix. La guerre dont il s'agit dans la pièce moderne, n'est, à la vérité, qu'une simple querelle de ménage. Et les rôles sont renversés, en ce sens que c'est la jeune femme qui finit par céder à son mari, ne pouvant supporter d'être privée de lui.

Lysistrata, elle, ne cédera pas, et ne permettra ni à Calonice, ni à Myrrhine, ni à aucune autre, de faiblir. Lysistrata porte un nom significatif: cela veut dire, celle qui dissout l'armée! Voyons-la à l'œuvre, elle et ses compagnes.

* * * * *

Pour commencer, les vieilles femmes, sous couleur d'un sacrifice, s'emparent de la citadelle et du trésor qu'elle renferme: ainsi les hommes ne pourront plus subvenir aux frais de la guerre.

Un bataillon de vieux bonshommes survient: ils veulent mettre le feu à l'acropole et enfumer les femmes comme les abeilles d'une ruche. Les jeunes femmes portent secours aux vieilles et engagent la bataille avec les vieux. Figurez-vous cette comique mêlée, les torches et les cruches, le feu et l'eau, les deux sexes et les deux éléments en guerre, et, au milieu de tout cela, plus jaillissant que l'eau, plus brûlant que le feu, un dialogue où étincellent et abondent les plaisanteries de toute sorte, jets et fusées, qui semblent compléter la mêlée et l'incendie et le déluge: tout est inondé, et tout est en feu.

* * * * *

Un officier de police se présente avec son escorte, et se dispose à faire sauter la porte de l'acropole à coups de leviers.

LYSISTRATA, paraissant sur le seuil.

Inutile de faire sauter la porte. Me voici de plein gré. Ce ne sont pas des leviers qu'il vous faut, mais du bon sens[37].

L'OFFICIER DE POLICE.

Ah! c'est toi, coquine! Archer, qu'on me l'arrête, et qu'on lui lie les mains derrière le dos!

LYSISTRATA.

Par Diane! s'il me touche seulement du bout du doigt, tout archer qu'il est, il pleurera.

L'OFFICIER DE POLICE.

     Eh bien, archer, as-tu donc peur?… Prends-la à bras-le-corps…
     Allons! un autre archer! Et à vous deux, garrottez-la.

PREMIÈRE FEMME.

Par Pandrose[38]! si tu portes la main sur elle, tu crèveras sous mes pieds!

L'OFFICIER DE POLICE.

Crever? voyez-vous ça!… Allons, encore un autre archer! qu'on garrotte d'abord celle-là, pour lui apprendre à piailler!

DEUXIÈME FEMME.

Par la déesse au disque lumineux, si tu touches seulement cette femme, tu auras besoin de compresses!

L'OFFICIER DE POLICE.

Eh bien! qu'est-ceci? Où est donc l'archer? Arrêtez-la! Je vous empêcherai bien, moi, de lâcher pied!

TROISIÈME FEMME.

Si tu approches d'elle, par la déesse de Tauride, je t'arrache des crins et des cris!

L'OFFICIER DE POLICE.

Malheureux que je suis! mes archers m'abandonnent!… Mais, c'est une honte de céder à des femmes! Scythes, en avant, serrons les rangs[39]!

LYSISTRATA.

Par les déesses! Nous vous ferons voir que nous avons ici quatre vaillants bataillons de femmes bien armées!

L'OFFICIER DE POLICE.

Scythes, garrottez-les!

LYSISTRATA.

En avant, mes braves compagnes! Fruitières, grainetières, cabaretières, boulangères, marchandes d'œufs et d'ail! Frappez, tirez et déchirez, criez et engueulez! Assez! bon! arrêtez! ne les dépouillez pas!

L'OFFICIER DE POLICE.

Hélas! mes archers en déroute!

LYSISTRATA.

Ah! ah! tu croyais donc n'avoir affaire qu'à des servantes? Ou bien tu pensais que les femmes libres n'avaient pas de sang dans les veines?

Bref, la police est vaincue et battue.

Ainsi, dès ce temps-là, dans la comédie grecque ancienne, comme aujourd'hui encore au théâtre de Guignol et de Polichinelle, il est nécessaire à la joie du peuple, soit athénien, soit parisien, que les commissaires de police et les gendarmes aient toujours le dessous. Le succès de l'Auberge des Adrets et de Robert-Macaire, il y a quelque trente ans, vint en grande partie de ce que, d'un bout à l'autre de ces deux pièces, les gendarmes étaient bernés: on finissait même par en lancer un à travers les airs, aux grands éclats de rire du public, ennemi de l'autorité et ami des révolutions.

* * * * *

L'officier de police, abandonné par ses hommes, essaye de parlementer avec Lysistrata, qui n'a pas, comme on dit, sa langue dans sa poche. (Amis du style noble, voilez-vous la face, ce mot m'est échappé!)

L'OFFICIER DE POLICE, à Lysistrata.

Que prétends-tu faire?

LYSISTRATA.

Tu me le demandes? Nous voulons administrer le trésor.

L'OFFICIER DE POLICE.

Administrer le trésor?

LYSISTRATA.

Oui. Qu'y a-t-il là d'étonnant? N'est-ce pas nous qui administrons la dépense de nos ménages?

L'OFFICIER DE POLICE.

Mais ce n'est pas la même chose.

LYSISTRATA.

Pourquoi, pas la même chose?

L'OFFICIER DE POLICE.

Cet argent est pour faire la guerre.

LYSISTRATA.

Mais d'abord il n'y a pas besoin de faire la guerre.

L'OFFICIER DE POLICE.

Et le salut de la cité?

LYSISTRATA.

Nous nous en chargeons.

L'OFFICIER DE POLICE.

Vous?

LYSISTRATA.

Nous-mêmes!

L'OFFICIER DE POLICE.

Cela fait pitié!

LYSISTRATA.

Nous te sauverons, de gré ou de force!

L'OFFICIER DE POLICE.

Ah! c'est un peu fort!

LYSISTRATA.

Tu te fâches? il te faudra bien pourtant en passer par là.

L'OFFICIER DE POLICE.

Par Cérès! voilà qui est violent!

LYSISTRATA.

On te sauvera, mon ami.

L'OFFICIER DE POLICE.

Et, si je ne veux pas?

LYSISTRATA.

Raison de plus!…

Quelle franchise de dialogue! et quelle vérité! quelle force comique! Et cela continue ainsi pendant plus de cent vers encore. Et les traits tombent dru comme grêle.—Nous avons connu, nous aussi, de ces sauveurs bon gré mal gré. Mais nous sommes de l'avis d'Horace:

Invitum qui servat, idem facit occidenti.

LYSISTRATA.

Durant la dernière guerre nous avons supporté en silence tout ce qu'il vous plaisait de faire: vous ne nous permettiez pas de souffler mot. Nous n'étions guère contentes, car nous savions bien ce qu'il en était; souvent, dans nos maisons, nous vous entendions discuter à tort et à travers sur quelque affaire importante. Alors, le cœur bien triste, mais le sourire aux lèvres, nous vous demandions: «Eh bien! dans l'assemblée d'aujourd'hui, a-t-on voté la paix?—Occupe-toi de tes affaires, disait le mari, tais-toi.»—Et je me taisais.

UNE FEMME.

Ce n'est pas moi qui me serais tue!

L'OFFICIER DE POLICE.

Il t'en aurait cuit, de ne pas te taire!

LYSISTRATA.

Moi, je me taisais. Mais bientôt, apprenant que vous aviez pris quelque autre résolution déplorable: «Ah! mon ami, disais-je, comment pouvez-vous agir si follement?» Il me regardait de travers: «Tisse ta toile, répondait-il, sinon gare à tes joues! La guerre est l'affaire des hommes[40]!»

L'OFFICIER DE POLICE.

Bien dit, par Jupiter!

LYSISTRATA.

Comment, bien dit, imbécile! Ainsi, quand vous ne faites que des bêtises, il ne nous sera pas permis de vous les remontrer?—Lorsqu'enfin nous vous avons entendu dire à haute voix dans les rues: «N'y a-t-il plus un homme dans le pays?—Non, en vérité, il n'y a plus d'hommes!»—alors les femmes ont résolu de se réunir pour travailler toutes au salut de la Grèce. Car pourquoi aurions-nous attendu plus longtemps? Prêtez donc l'oreille à nos sages conseils, gardez le silence à votre tour, et nous pourrons rétablir vos affaires.

L'OFFICIER DE POLICE.

Vous, nos affaires? Une telle folie se peut-elle supporter?

LYSISTRATA.

Silence!

L'OFFICIER DE POLICE.

Comment, silence! je me tairais au commandement d'une carogne qui porte un voile sur la tête!

LYSISTRATA

Si ce n'est que mon voile qui t'offusque, tiens, le voici, mets-le sur ta tête, et tais-toi! Prends aussi ce panier, ceins-toi comme une femme, carde ta laine, et mange tes fèves. La guerre sera l'affaire des femmes!

Comme cela se retourne joliment! Et comme ce commissaire de police travesti en femme tout-à-coup par Lysistrata devait faire rire!

Cependant l'officier public essaye de tenir tête à cette luronne. L'homme se croit plus fort que la femme, surtout en fait de raisonnement. Notre commissaire fait donc à celle-ci des objections, des interrogations; Lysistrata se moque de lui, ou donne à des idées sensées une forme plaisante qu'il ne comprend pas.

L'OFFICIER DE POLICE.

Comment pourrez-vous ramener l'ordre et la paix dans toutes les contrées de la Grèce?

LYSISTRATA.

Le plus facilement du monde.

L'OFFICIER DE POLICE.

Mais comment? Je suis curieux de l'apprendre.

LYSISTRATA.

Comme, quand notre fil est embrouillé, nous faisons passer la bobine à travers l'écheveau et de ci et de là; de même, pour la guerre, nous ferons passer de ci et de là des ambassades qui débrouilleront les affaires.

L'OFFICIER DE POLICE.

Qu'est-ce qu'elle dit? Mettre fin à la guerre avec du fil et des bobines! Pauvre folle!

LYSISTRATA.

Si vous n'étiez pas fous vous-mêmes, vous sauriez faire en politique ce que nous faisons pour nos laines.

L'OFFICIER DE POLICE.

Comment cela? Voyons!

LYSISTRATA.

Nous commençons par laver la laine pour en séparer le suint; vous devriez faire de même; ensuite nous la battons à coups de baguettes; vous devriez aussi, à coups de baguettes, vous débarrasser des gredins et des scélérats. Ceux qui, noués en boules, s'accrochent aux honneurs, il faut les carder brin à brin et leur crêper la boule; et puis, les jeter tous également au panier. Étrangers domiciliés, ou du dehors, pourvu qu'ils soient amis et rapportent au trésor public, je les carderais tous indistinctement. Quant à nos colonies, par Jupiter! qui sont jusqu'à présent des pelotons séparés, je voudrais tirer jusqu'ici le fil de chacune d'elles, et n'en faire qu'un seul, en former une grosse pelote, et en tisser pour le peuple un manteau[41]!

L'OFFICIER DE POLICE.

N'est-il pas étrange qu'elles prétendent battre et pelotonner tout cela, elles qui ne prennent point part à la guerre?

LYSISTRATA.

Eh! misérable, elle pèse sur nous d'un double poids: d'abord nous enfantons des fils qui vont faire la guerre loin du pays…

L'OFFICIER DE POLICE.

Tais-toi, ne rappelle pas nos malheurs[42]!

LYSISTRATA.

Ensuite, au lieu de nous amuser et de jouir de notre jeunesse, nous couchons seules: nos maris sont au camp!… Passons sur ce qui nous regarde; mais les filles qui vieillissent dans leur lit solitaire, je pleure quand j'y pense!

L'OFFICIER DE POLICE.

Et les hommes, ne vieillissent-ils pas?

LYSISTRATA.

Quelle différence! l'homme, à son retour, eût-il des cheveux gris, trouve aisément une jeune femme. Mais la saison d'une femme est courte, et, si elle la laisse passer, elle ne trouve plus de mari, et reste assise, à consulter le sort…

La vérité de ce dialogue et de ces peintures n'est-elle pas admirable?

Battue par le raisonnement comme par les armes, la police se voit forcée de céder. Les femmes chantent victoire. Ensuite, par la bouche de leur coryphée, elles donnent à la ville d'utiles conseils. Et pourquoi pas? «Que je sois née femme, qu'importe? si je sais remédier à vos malheurs! je paye ma part de l'impôt en donnant des hommes à l'État!»

C'est là un argument très-sérieux, quoique jeté dans une comédie. Michelet ne dira pas mieux: «Qui est, plus que les mères, intéressé dans la société, où elles mettent un tel enjeu, l'enfant? Qui, plus qu'elles, est frappé par le désordre ou par la guerre[43]?»

Il a été souvent question en Angleterre et en France de conférer aux femmes le droit électoral. C'est une opinion qui a pour elle de graves partisans.—Le gouvernement de Moravie a décidé récemment que les veuves payant des impôts auraient à l'avenir le droit de voter dans les élections municipales[44].

Mais poursuivons notre analyse.

* * * * *

Vainement les femmes ont vaincu les hommes, elles ne peuvent se vaincre elles-mêmes. La plupart d'entre elles, lorsqu'elles ont prêté le cruel serment exigé par Lysistrata, ne l'ont fait qu'à contre-cœur. L'occasion ne s'est pas encore présentée de le tenir, ce serment redoutable, et déjà elles ont des démangeaisons de se parjurer. Péripétie piquante et naturelle, tirée des caractères et des tempéraments.

Quelques-unes désertent: celle-ci sous prétexte d'aller visiter sa laine, qui se mange aux vers; celle-là, son lin à teiller; une troisième fait semblant d'être sur le point d'accoucher.—«Mais tu n'étais pas enceinte hier!—Je le suis aujourd'hui…»—Leur continence est sur les dents, hors de combat, avant la lutte. Lysistrata, l'intrépide générale, tient bon et ranime les moins défaillantes. «Vous regrettez vos maris! croyez-vous qu'ils ne vous regrettent pas? Je le sais, moi, ils passent des nuits cruelles[45]. Courage, mes braves amies, patientez encore un peu…»

En effet, bientôt, selon les prévisions de Lysistrata, les hommes arrivent, dans un état… que vous dirai-je? pitoyable, ou monstrueux? Comment vous indiquer la chose?… Il y a un ancien ballet, de Noverre, intitulé: l'Enlèvement des Sabines, dont le libretto contient l'indication suivante: «Ici les Romains témoignent par leurs gestes qu'ils manquent de femmes.» Eh bien! dans cette scène d'Aristophane, les hommes témoignent la même chose, mais de la façon la moins ambiguë.

En un mot, cette scène, d'un bout à l'autre, est une véritable phallophorie,—moins le sérieux qui pouvait, sous couleur de religion, faire passer les phallophories proprement dites.—Comme les matassins avec leurs seringues poursuivent M. de Pourceaugnac, les hommes ici, et les vieux tout d'abord, se mettent à poursuivre les femmes; et tous les jeux de scène sont indiqués, et l'on ne sait, des actions ou des paroles, lesquelles sont les plus cyniques.

* * * * *

L'un d'eux se détache du groupe: c'est le pauvre Cinésias, mari de la gentille Myrrhine,—je dis gentille, quoiqu'elle aime le vin;—mais beaucoup de jeunes Anglaises l'aiment aussi, et n'en sont pas moins belles: seulement, au bout de quelques années, leur teint éblouissant se couperose, leur joli nez bourgeonne comme un printemps: le madère, le sherry et le porto s'y épanouissent en boutons; c'est le printemps de la laideur, après celui de la beauté.

Pour le moment, Myrrhine est à croquer.—Son mari est un homme entre deux âges, maigre comme le poëte Philétas de Cos, qui, dit-on, s'attachait des boules de plomb aux jambes, de peur d'être enlevé par le vent.

Ici commence entre le pauvre homme et son espiègle femme, stylée par Lysistrata, une scène très-comique, mais très-indécente. Elle est développée avec beaucoup d'art; mais, que cette scène et la précédente aient jamais été représentées sur un théâtre public, c'est ce qui peut à peine se comprendre, même lorsqu'on se rappelle la sicinnis et le cordax, origines de la comédie, et qu'on se figure ce que pouvaient être les chœurs de Chèvres et de boucs ou les Androgynes de Cratinos.

Voici quelques passages de cette scène capitale, qu'il est aussi difficile de citer que d'omettre, quand on est résolu à ne pas éluder l'étude sincère du grand poëte comique athénien.

CINÉSIAS.

Ah! grands dieux! quel supplice!… je suis sur la roue!…

LYSISTRATA.

Qui vive?

CINÉSIAS.

C'est moi!

LYSISTRATA.

Un homme?

CINÉSIAS.

Eh! oui, un homme!…

Qu'y a-t-il de plus comique et de plus bouffon que ce mot, dans cette situation et dans cette posture?

On veut le chasser, il supplie; et, prenant sa voix la plus douce, il implore sa chère Myrrhine, sa belle petite Myrrhinette! il la fait appeler par son petit garçon. Un enfant, au milieu de cette phallophorie!… Il est vrai qu'on l'emmènera tout à l'heure.

CINÉSIAS.

Petit, appelle ta maman.

L'ENFANT.

Maman, maman, maman!

CINÉSIAS.

     Eh bien! n'entends-tu pas, et n'as-tu pas pitié de cet enfant?
     Voilà six jours qu'il n'est ni lavé ni nourri[46].

MYRRHINE.

Pauvre petit! son père n'en a guère soin!

CINÉSIAS.

Descends, chérie, descends, c'est pour l'enfant!

MYRRHINE.

Ce que c'est que d'être mère! il faut descendre. Comment s'y refuser?…

Cinésias trouve sa femme plus jeune, plus jolie que jamais. Elle embrasse l'enfant avec coquetterie: «Tu es aussi gentil que ton père est méchant! Que je t'embrasse, ô cher trésor de ta maman!»

Le mari entre en pourparlers; mais, comme à l'éloquence des paroles il veut joindre celle des gestes, Myrrhine lui dit: «À bas les mains!» Et elle dicte ses conditions: À moins qu'un bon traité ne termine la guerre, elle n'accordera rien, mais rien!

Il promet de faire conclure la paix; il jurera tout ce qu'elle voudra.
Mais il demande, en guise d'arrhes, quelques caresses.

MYRRHINE.

Non pas!… Et cependant… je ne saurais nier que je t'aime.

CINÉSIAS.

Tu m'aimes! Alors pourquoi me refuser, ma Myrrhinette?

MYRRHINE.

Y penses-tu? devant cet enfant!

CINÉSIAS.

Manès, emporte l'enfant à la maison… Là; ton fils ne nous gêne plus. Eh bien! ne veux-tu pas à présent?…

MYRRHINE.

Mais où?…

Cinésias propose la grotte de Pan, située dans le voisinage. Myrrhine fait quelque objection; le mari y répond. Vite elle en fait une autre. C'est une escrime très-bien conduite.

MYRRHINE.

Et mon serment, malheureux! veux-tu donc que je me parjure!

CINÉSIAS.

Je prends la faute sur moi, ne t'inquiète pas!

On se rappelle ici l'objection d'Elmire et la réponse de Tartuffe, dans une situation analogue:

ELMIRE.

     Mais comment consentir à ce que vous voulez,
     Sans offenser le ciel, dont toujours vous parlez?

TARTUFFE.

     Si ce n'est que le ciel qu'à mes vœux on oppose,
     Lever un tel obstacle est pour moi peu de chose…
     …..
     Oui, madame, on s'en charge…

Toutefois il n'y a là qu'une ressemblance de situation, et non une ressemblance de caractère: Cinésias n'est pas un Tartuffe; c'est simplement un homme emporté par la passion sensuelle, mais sans complication d'hypocrisie. Et c'est à sa propre femme qu'il s'adresse, non à la femme d'un ami.

À part ce point, qui a son importance, la situation est pareille,—et des plus hardies chez Aristophane, comme chez Molière. Lorsqu'Elmire feint de consentir à ce que veut Tartuffe et qu'elle le prie de regarder auparavant si son mari n'est pas dans la galerie voisine, lorsque Tartuffe revient, ferme la porte, se débarrasse de son manteau, et s'avance délibérément vers Elmire pour l'embrasser, la scène est aussi osée que possible dans le théâtre moderne; le spectateur, à la vérité, est rassuré par l'honnêteté de la femme, et par la présence du mari caché; toujours est-il que Tartuffe, quand il rentre, se dispose à satisfaire tout de suite sa brutalité, et qu'entre l'intention et l'exécution il ne se passerait pas trois minutes, si tout à coup Orgon et la morale ne le saisissaient au collet.

De même, chez le poëte grec, Cinésias, dont le nom, comme l'action, ne sont que trop significatifs, pousse les choses aussi loin que possible; mais c'est à sa femme qu'il s'adresse, et, d'après la donnée de la pièce, sa femme doit lui résister. Il est vrai que le spectateur n'est pas très-sûr de la résistance obstinée de Myrrhine, qui pourrait bien finir par se prendre elle-même au piége des coquetteries dont elle agace son mari. Elle feint, comme Elmire, de consentir à tout.

MYRRHINE.

Allons! je vais chercher un petit lit.

CINÉSIAS.

Eh non! par terre nous serons bien!

C'est répliquer comme Jupiter à Junon, au XIVe chant de l'Iliade, lorsque la rencontrant dans les bois de l'Ida, ornée de la ceinture de Vénus, irrésistible talisman, il ne prend pas le temps de regagner l'Olympe.

Mais Cinésias n'est pas Jupiter, et n'en vient pas à ses fins comme lui. Chaque fois qu'il croit toucher au but de ses désirs, c'est une chose, c'est une autre, que Myrrhine a oubliée et qu'elle va chercher: après le petit lit, un matelas, et puis un oreiller.

CINÉSIAS.

Mais à quoi bon un matelas? Pour moi, je n'en ai pas besoin!

MYRRHINE.

Par Diane! sur les sangles, ce serait honteux!

CINÉSIAS.

Eh bien! donne-moi d'abord un baiser.

MYRRHINE.

Voilà!

CINÉSIAS.

Hon! que c'est bon! À présent, reviens au plus vite!

MYRRHINE, revenant.

Voici le matelas. Couche-toi, je me déshabille… Mais il n'y a pas d'oreiller.

CINÉSIAS.

Eh! je n'en ai pas besoin!

MYRRHINE.

Mais j'en ai besoin, moi!

Le pauvre bonhomme est haletant: soif de Tantale!… Elle revient avec l'oreiller, elle raccommode. Puis elle se déshabille lentement.

CINÉSIAS.

Enfin, il ne manque plus rien!

MYRRHINE.

Plus rien? Crois-tu?

CINÉSIAS.

Allons, viens, mon bijou!

MYRRHINE.

J'ôte mon corset[47]. Mais n'oublie pas ce que tu m'as promis au sujet de la paix. Tu tiendras ta promesse?

CINÉSIAS.

Oui, que je meure!…

MYRRHINE.

Mais tu n'as pas de couverture!

CINÉSIAS.

Des couvertures! Eh! c'est toi que je veux!…

MYRRHINE.

Patience! je suis à toi dans un instant.

CINÉSIAS.

Cette femme-là[48] me fera mourir avec ses couvertures!

Myrrhine revient avec une couverture… Ah! enfin!…—Mais elle s'aperçoit, fort à propos, qu'elle a oublié… quoi encore? de l'huile, pour parfumer ce cher mari!

MYRRHINE.

Ne veux-tu pas que je te parfume?

CINÉSIAS.

Non, par Apollon! non, de grâce!

MYRRHINE.

Si! par Vénus! que tu le veuilles ou non!

CINÉSIAS.

Tout-puissant Jupiter, fais que nous en finissions avec ces parfums!

MYRRHINE.

Tends la main, que je t'en verse, et frotte-toi.

CINÉSIAS.

Par Apollon! ce parfum-là n'est guère agréable, à moins qu'il ne le devienne en frottant; il ne sent pas la couche nuptiale.

MYRRHINE.

Ah! sotte que je suis! j'ai apporté du parfum de Rhodes.

CINÉSIAS.

C'est bon, laisse, ma chérie!

MYRRHINE.

Es-tu fou?

CINÉSIAS.

Maudit soit le premier qui a distillé des parfums!

Myrrhine sort encore une fois, et revient avec une autre fiole…

«Allons, méchante, couche-toi, et ne va plus chercher rien!

—Me voilà, par Diane! Je me déchausse. Mais, mon chéri, tu voteras la paix?

—Sois tranquille.»

Et l'espiègle femme, étant déshabillée, s'en va, ne revient plus.—«Je suis mort, elle me tue!» s'écrie le malheureux Cinésias. «Dans quel état elle me laisse!… Hélas! qui me soulagera?…»

Le chœur, afin que personne n'en ignore, ajoute ses commentaires et ses descriptions aux exclamations et à la mimique priapesque de Cinésias.

Sur ces entrefaites, arrive de Sparte un héraut qui demande la paix. «À
Sparte aussi, tout est en l'air,» et le héraut comme les autres.

Un magistrat survient et le gourmande: «Drôle! dans quel état!…» Le héraut lui explique le complot formé par les femmes, non-seulement d'Athènes, mais de toute la Grèce, pour contraindre les hommes à faire la paix et à abolir la guerre. C'est une conspiration générale, qui embrasse toutes les villes: les hommes, dans tous les pays, sont excédés de cette situation, n'en peuvent plus, demandent grâce, implorent la paix à tout prix: la paix avec les femmes, la paix entre les peuples; la paix au dedans, la paix au dehors; la paix partout et toujours!… Le plan de la courageuse Lysistrata a réussi: elle a fait honneur à son nom, elle a dissous toutes les armées, plus habile à elle seule qu'un Congrès de la Paix.

Les ambassadeurs lacédémoniens arrivent ensuite, dans le même état que le héraut. «La situation, disent-ils, est de plus en plus tendue…»

* * * * *

On appelle Lysistrata. Elle conclut la réconciliation universelle. «Laconiens, approchez-vous; et vous, Athéniens, de ce côté. Écoutez-moi: Je ne suis qu'une femme, mais j'ai quelque bon sens; la nature m'a donné un jugement droit, que j'ai développé encore, en écoutant les sages leçons et de mon père et des vieillards. Permettez que je vous adresse, à tous également, un reproche, hélas! trop fondé! Vous qui, à Olympie, aux Thermopyles, à Delphes (combien d'autres lieux je pourrais nommer, si je ne craignais de m'étendre!) arrosez les autels de la même eau lustrale et ne formez qu'une seule famille, ô Hellènes, vous vous détruisez, les armes à la main, vous et vos villes, quand les Barbares sont là qui vous menacent!…»

Démosthène ne dira pas mieux que cette brave Lysistrata, et ne trouvera pas dans son cœur une plus noble et plus grande éloquence. Cavour ne parlera pas autrement pour réunir les membres dispersés de la patrie italienne, que Garibaldi ressuscitera.

Bref, Péloponnésiennes, Athéniennes, Corinthiennes, Béotiennes, se remettent avec leurs maris. Seuls les vieillards grognent un peu, tout en étant contents au fond; mais ils sont humiliés de se soumettre: «Maudites femmes! sont-elles assez rusées! Ah! qu'on a eu raison de dire: Pas moyen de vivre avec ces coquines, ni sans ces coquines!»

La comédie est couronnée par un festin et par des danses animées, sous l'invocation des dieux, avec un double chant des Athéniens et des Laconiens réconciliés. «Chantons Sparte, disent les Laconiens en terminant, Sparte qui se plaît aux divins chœurs et aux danses retentissantes, quand les jeunes filles, au bord de l'Eurotas, bondissent pareilles à des cavales, et frappent la terre de leurs pieds rapides, secouant leur chevelure, comme les bacchantes qui agitent leurs thyrses en se jouant! la belle et chaste fille de Latone les précède et conduit le chœur.—Allons! noue tes cheveux flottants, joue des mains et des pieds, bondis comme une biche! Que le bruit anime la danse! Et célébrons ensemble la puissante déesse au temple recouvert d'airain[49].»

Pendant ce chœur, chaque mari, Athénien ou Lacédémonien, prend le bras de sa femme, et s'apprête à partir, pour réparer le temps perdu. Cela finit comme la fable des Deux Pigeons; mais il y a ici bien plus de deux pigeons; c'est l'Hellade tout entière qui est le colombier.

     Voilà nos gens rejoints, et je laisse à penser
     De combien de plaisirs ils payèrent leurs peines!

* * * * *

Telle est cette liberté gaillarde dont parle quelque part Fontenelle. Gaillarde est bien modeste. Lysistrata, nous l'avons dit, est tout bonnement une phallophorie, moins la gravité religieuse. Et encore avons-nous omis les énormités de paroles qui accompagnent et qui commentent les énormités d'action.

Cela prouve que, si la morale dans ses principes ne varie pas, la pudeur et les bienséances varient selon les lieux, selon les temps. Quand on lit Rabelais, on est bien étonné; mais les obscénités de Rabelais restent enfermées dans un livre; celles d'Aristophane s'étalaient en paroles et en actions, sur le théâtre, à la face du soleil, devant trente mille spectateurs!

Croirait-on, après cela, qu'Aristophane se vante en maint endroit d'être plus réservé que les autres poëtes comiques de son temps? Vive Bacchus! Quelle réserve!… Le monde moderne ne présente rien d'aussi fort. Lorsque Charles VI fit son entrée dans Paris, des filles nues, placées aux fontaines publiques, représentaient des sirènes; dans le Jugement de Pâris, joué vers le même temps, les trois déesses, dont le berger devait comparer la beauté, paraissaient nues sur le théâtre; ordinairement, le 1er mai, mois de l'amour, des femmes se montraient nues sur la scène, et parcouraient ensuite les rues, en portant des flambeaux; mais la scène de Myrrhine et de Cinésias, sans compter les autres où les hommes figurent dans de si étranges attitudes, c'est bien autre chose vraiment que la nudité pure et simple. Le nu, en lui-même, n'est pas indécent, excepté pour des esprits faux et pour des natures déjà perverties par les sottes idées d'une morale inepte. Ah! si Myrrhine, pour ne parler que d'elle, était simplement nue!… Mais elle se déshabille! Rappelez-vous le tableau de Vanloo, cette grande femme nue, qui va se mettre au lit: elle serait décente, quoique nue, si elle n'avait pas un bonnet de nuit et si elle ne tournait pas la tête pour vous regarder dans ce moment-là. Ce bonnet ôte la pureté du nu, et ce regard tourné vers vous est provoquant. En vain répondrait-on qu'elle est seule dans sa chambre: pour qui donc se retourne-t-elle ainsi? Il faut que ce soit, tout au moins, pour son miroir: la chose est grave. Cette femme n'est donc pas décente, quelque belle qu'elle soit. De même, la rusée Myrrhine, quittant pièce à pièce tout son vêtement, «les spectateurs, comme le remarque Alfred de Musset, devaient partager le tourment de Cinésias.»

Toutefois il importe de remarquer que cette scène et cette comédie tout entière sont plutôt indécentes qu'immorales, ou du moins ne sont immorales que par l'indécence: Le but général de la pièce est honnête, ne l'oublions pas; l'idée fondamentale en est morale et vraie: n'était-ce pas un regret légitime que celui des douceurs du foyer domestique et des joies intimes de la vie de famille, sans cesse troublées et interrompues par cette guerre qui désolait toute l'Hellade? «Plus d'amour, partant plus de joie!» Cette comédie est donc, à proprement parler, la réclamation de la famille contre la guerre. Quoi de plus juste, de plus sensé, de plus moral, au fond?

Mais, dans la forme, quelle licence! quelle effronterie! quelle obscénité! La joyeuse ivresse des fêtes de Bacchus, l'habitude des phallophories, le culte de Priape, les rôles de femmes joués par des hommes; tout cela ensemble peut à peine en rendre raison.

Toujours est-il qu'on ne saurait trop admirer, dans cette pièce comme dans les trois précédentes, l'art de présenter les idées sérieuses sous une forme claire, frappante et populaire. Quelle verve et quel naturel! quelles gradations comiques! quel dialogue abondant et vrai! quel atticisme mêlé à tout ce cynisme! Ah! je comprends que saint Chrysostome voulût toujours avoir sous son chevet les comédies d'Aristophane!

Lorsque notre bon maître, M. Viguier, si artiste et si fin, si érudit et si original, nous faisait lire et nous commentait, à l'École normale, une de ces prodigieuses comédies, quelquefois son admiration allait jusqu'à l'attendrissement; riant et presque pleurant tout ensemble, ou rougissant de quelque énormité qui succédait à des détails exquis, il s'écriait, avec une douceur charmante: «Ah! messieurs, quelles canailles que ces Grecs! mais qu'ils avaient d'esprit!»

Toutefois M. Michelet, dans la Bible de l'humanité, pense qu'ils étaient plus purs en actions qu'en paroles. Soit, mais cela laisse encore une assez grande latitude. C'étaient, avant tout, des artistes. N'oublions pas, cependant, leur grandeur, leur aptitude universelle. «L'Athénien maniait également bien l'épée, la rame et la parole. Il est la guêpe ou l'abeille; il a les ailes et l'aiguillon; non pas seulement l'aiguillon qui perce les Barbares, mais celui qui pénètre les esprits. Sa ville est la citadelle et le marché de la Grèce; elle en est aussi l'école; elle a mis parmi les dieux la Persuasion, et lui fait des sacrifices. Les Athéniens sont les propagateurs ardents et les apôtres de la pensée…[50]»

Moralement, les Athéniens étaient peut-être inférieurs, à nous modernes, mais certes bien supérieurs à tous les autres hommes qui vivaient il y a vingt-deux siècles.

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Pour résumer en quelques mots cette première partie de notre étude, Aristophane, dans les pièces où il touche les questions politiques, se montre partout et toujours ennemi de la guerre et ami de la paix. Voilà son dessein immuable. Mais cette idée, toujours la même, vient d'être présentée déjà sous quatre formes différentes, sans compter toutes les pièces perdues pour nous. Ainsi donc, la guerre, qui est toujours si fatale à la démocratie, et vers laquelle, pourtant la démocratie se précipite toujours, voilà le monstre auquel Aristophane, sans être démocrate bien fervent, s'attaque sans cesse, avec toutes les ressources de son courage et de son esprit.

De ce côté-là nous n'avons que des éloges à lui donner. Nous sommes de l'avis d'Aristophane, d'Horace, de Rabelais, de Montaigne, de Johnson, de La Bruyère, de Voltaire, d'Erckmann-Chatrian, et nous considérons la guerre, excepté la guerre défensive et patriotique, comme une barbarie hideuse et une effroyable ineptie, dernier reste de la sauvagerie antique.

* * * * *

À présent que nous avons étudié le poëte grec comme critique politique, nous l'étudierons en second lieu comme critique social, et en troisième lieu comme critique littéraire.

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