← Retour

Etudes sur Aristophane

16px
100%

LES OISEAUX.

Voilà la pièce de fantaisie par excellence. Jamais l'imagination d'Aristophane ne fut plus charmante, plus légère que dans les Oiseaux. Et jamais Athènes aussi ne fût plus brillante qu'à l'époque où il les donna.

«Cette époque, comme le remarque Otfried Müller, ne peut être comparée pour l'étendue, l'éclat de la puissance et de la souveraineté, qu'avec les temps de 456, avant la destruction de son armée en Égypte. Athènes venait, par la paix très-favorable de Nicias, de fortifier sa domination sur la mer et les côtes de l'Asie Mineure et de la Thrace, d'ébranler le Péloponnèse jusque dans son sein par une politique habile, de porter ses revenus au plus haut point qu'ils aient jamais atteint; enfin, à l'expédition de Sicile, entreprise sous des auspices si heureux, s'attachait l'espoir d'étendre encore l'empire maritime et colonial d'Athènes, sur les parties occidentales de la Méditerranée. Grâce à Thucydide, nous connaissons la disposition des esprits à Athènes dans ce moment: le peuple se laissait éblouir par les brillants châteaux en Espagne de ses démagogues et devins; rien désormais ne semblait impossible à atteindre; tout le monde s'abandonnait à une véritable ivresse d'espérances exagérées. Alcibiade, avec sa légèreté, son outrecuidance, et cette union merveilleuse d'intelligence pénétrante et calculatrice et d'imagination hardie et illimitée, était le héros du temps. Même lorsque le malheureux procès des Hermocopides l'eut fait disparaître d'au milieu des Athéniens, l'esprit qu'il avait excité et entretenu vécut longtemps encore[191].»

Parcourons cette brillante comédie.

Deux citoyens, Peisthétairos et Évelpide, Celui qui aime à en faire accroire aux amis et Celui qui espère toujours, excédés de la vie agitée et bruyante que l'on mène à Athènes,—ainsi qu'Umbritius de celle qu'on mène à Rome, et Damon de celle qu'on mène à Paris, dans les satires de Juvénal et de Boileau,—ont pris la résolution d'aller vivre parmi les oiseaux. Des ailes! des ailes! fuyons, fuyons cette ville tumultueuse et criarde!

L'un, avec un geai ou un choucas, l'autre avec une corneille pour guides ou peut-être pour montures, les voilà partis: c'est ainsi que s'ouvre la pièce.—Le théâtre représente un paysage de rochers et de forêts.

«Les cigales ne chantent qu'un mois ou deux, perchées sur les buissons; mais les Athéniens crient toute l'année, perchés sur les procès!» C'est à n'y pas tenir!

Ils s'en vont donc bien loin de cette ville chicanière, toute de juges et de plaideurs, dont nous avons vu la satire développée dans les Guêpes.

Ayant ouï dire que la huppe, l'hirondelle, le rossignol, et beaucoup d'autres, ont jadis appartenu au genre humain, ils espèrent que le souvenir de leur ancienne condition les déterminera à accueillir favorablement des transfuges de la race humaine.

Ils cherchent d'abord la huppe.—La huppe dans l'imagination des Grecs, était un oiseau mystérieux,—de même que dans les poésies orientales, où elle voyage et converse avec Salomon, comme Solon avec Crésus.

Ils finissent, grâce à leurs guides, par découvrir la demeure de la huppe, et ils frappent à la porte de son nid. Le roitelet, serviteur de la huppe, vient leur ouvrir, comme Céphisophon à Dicéopolis dans les Acharnéens, comme le disciple de Socrate à Strepsiade dans les Nuées:—Aristophane a ses procédés, auxquels ils reste fidèle, parce qu'ils sont bons, et parce qu'ils tiennent en partie à la construction même et aux conditions matérielles de la scène antique.

LE ROITELET.

Qui va là? Qui appelle mon maître

ÉVELPIDE, effrayé.

Apollon sauveur! quelle largeur de bec!

LE ROITELET, effrayé aussi.

Malheur à nous! Deux oiseleurs!

ÉVELPIDE.

Mais nous ne sommes pas des hommes!

LE ROITELET.

Qu'êtes-vous donc?

ÉVELPIDE.

Moi, je suis le Peureux, oiseau d'Afrique.

LE ROITELET.

Allons donc!

ÉVELPIDE.

Regarde plutôt ce qui tombe derrière moi!

LE ROITELET.

Et cet autre? quel oiseau est-ce? (à Peisthétairos:) Parleras-tu?

PEISTHÉTAIROS.

Moi, je suis l'Embrenné, du pays des Faisans…

C'est par ces grosses bouffonneries que le poëte s'empare tout d'abord de la partie la plus nombreuse et la moins délicate de son public.

En écartant les jambes dans leur frayeur à la vue de ce large bec d'un roitelet de fantaisie, Peisthétairos et Évelpide laissent échapper, avec le reste, leurs montures, la corneille et le choucas, qui disparaissent, sans doute pour se disposer à figurer de nouveau dans d'autres rôles de la même pièce, en changeant quelques accessoires.

La huppe survient, avec un bec encore plus horrifique que celui de son serviteur,—la huppe qui fut jadis Térée, parent mythologique de la nation athénienne.—C'était peut-être une parodie de Sophocle, qui dans sa tragédie de Térée avait, dit-on, représenté la métamorphose de ce roi en oiseau.—La huppe n'a pas de plumes. Elles sont tombées, dit-elle, pendant la mue.

LA HUPPE.

Qui vous amène ici?

ÉVELPIDE.

Le désir de nous trouver avec toi.

LA HUPPE.

À propos de quoi?

ÉVELPIDE.

D'abord tu as été homme, comme nous; tu as eu des dettes, comme nous; comme nous, tu aimais à ne pas les payer; ensuite, changé en oiseau, tu as fait, en volant, le tour de la terre et des mers: tu as donc toute la science de l'homme et toute celle de l'oiseau[192]. Voilà ce qui nous amène vers toi, pour te prier de nous indiquer quelque ville paisible, où, comme dans une couverture mœlleuse, on puisse goûter les douceurs du repos.

La huppe leur propose successivement plusieurs villes, dont les noms donnent lieu à des plaisanteries et à des calembours.

Aucune ne paraît convenir. Alors Peisthétairos s'avise d'une grande idée, et en fait part à la huppe: c'est de bâtir une ville dans les airs.—Au commencement des choses, l'empire du monde appartenait aux oiseaux; ils doivent le reconquérir!

     Vous régnerez sur les hommes comme vous régnez sur les sauterelles.
     Et, quant aux dieux, vous les ferez mourir de faim.

LA HUPPE.

Comment?

PEISTHÉTAIROS.

Voici. L'air, n'est-ce pas? est entre le ciel et la terre: et de même que, pour aller à Delphes, nous demandons passage aux Béotiens, ainsi, quand les hommes sacrifieront aux dieux, vous pourrez, si les dieux ne vous payent pas tribut, empêcher la fumée des sacrifices de traverser votre ville et les plaines de l'air.

La huppe trouve le plan parfait. Mais il faut le soumettre au peuple des oiseaux, et, pour cela, les convoquer.

PEISTHÉTAIROS.

Comment les convoqueras-tu?

LA HUPPE.

C'est facile. Je vais entrer dans le bocage, j'éveillerai Philomèle, ma compagne, et nous les appellerons de concert: dès qu'il entendront notre voix, ils accourront à tire-d'aile.

PEISTHÉTAIROS.

O le plus chéri des oiseaux, ne tarde pas, je t'en supplie: entre dans le bocage et éveille Philomèle.

LA HUPPE, chantant.

O ma compagne, cesse de sommeiller! Que l'hymne sacré jaillisse de ton gosier divin en harmonieux soupirs! Roule en légères cadences tes fraîches mélodies pour plaindre le sort d'Itys[193], cause pour nous de tant de larmes! Pure, ta voix s'élève du milieu des ifs au feuillage sombre jusqu'aux demeures de Jupiter, où Phébus à la chevelure d'or répond à tes chants plaintifs par les sons de sa lyre d'ivoire et préside aux chœurs des dieux immortels. Et les accords de leurs voix bienheureuses forment un céleste concert.

Ici on entendait, derrière le théâtre, les sons d'une flûte imitant les chants du rossignol.

PEISTHÉTAIROS.

O Jupiter souverain! ô chants délicieux d'un si petit oiseau! C'est du miel qui coule dans tout le bocage!

LA HUPPE, continuant à chanter.

Épopopo, popopo, popopo, popi! Io, io! ici, ici, ici, ici! Vous tous qui portez comme moi des ailes! Vous qui butinez dans les guérets fertiles, innombrables tribus au vol rapide et au gosier mélodieux, mangeurs d'orge et pilleurs de grains; vous qui vous plaisez, au milieu des sillons, à gazouiller d'une voix grêle, tio tio tio tio, tio tio tio tio! Et vous qui, dans les jardins, habitez le feuillage du lierre, ou qui becquetez, sur les collines, le fruit de l'olivier sauvage ou de l'arbousier, accourez, volez à ma voix: trioto, trioto, totobrix! Vous aussi qui, dans les vallées marécageuses, happez les cousins à la trompe aiguë, et vous qui hantez l'aimable prairie de Marathon, humide de rosée; et vous, oiseaux à l'aile diaprée, francolin, francolin, et vous encore, tribus des alcyons, qui voguez sur les flots gonflés des mers; venez ici apprendre une grande nouvelle! Toute la race au col flexible est ici convoquée par moi! Sachez qu'il nous est arrivé un vieillard à l'esprit subtil, avec des idées neuves et de neuves entreprises. Venez, tous à cette conférence! ici, ici, ici, ici! toro, toro, toro, torotix! kikkabau, kikkabau! toro, toro, toro, torolililix!

Que l'on s'imagine tout cela chanté, en strophes élégantes et légères, dans ce langage aimé des dieux, envié par Racine et par André Chénier,

     Dans ce langage grec aux douceurs souveraines,
     Le plus beau qui soit né sur des lèvres humaines!

et que l'on dise si l'on veut: Quelle bizarrerie!—Mais aussi, quelle grâce!

Il n'y a rien de plus suave, de plus brillant, ni de plus frais, chez le poëte oriental Azz-Eddin Elmocaddessi, alors qu'il fait chanter les oiseaux et les fleurs. Ces onomatopées étranges forment avec ce qui les suit et les précède un ensemble charmant, plein d'originalité.

Combien cette fantaisie ailée et gazouillante est au-dessus de la prétendue exactitude avec laquelle un Allemand, nommé Bechstein, a voulu noter d'après nature le chant, non pas de la huppe, mais du rossignol, qu'Aristophane n'a osé rappeler que par les sons d'une flûte! Voici l'œuvre du bon Allemand, qui n'a pas senti que, si l'onomatopée, discrètement employée, produisait par une pointe de bizarrerie un assaisonnement piquant, l'onomatopée toute seule et trop prolougée était simplement cocasse:

Tiouou, tiouou, tiouou, tiouou, Shpe tiouto koua, Tio, tio, tio, tio, Kououtiou, kououtiou, kououtiou, kououtiou, Tskouo, tskouo, tskouo, tskouo, Tsii, tsii, tsii, tsii, tsii, tsii, tsii, tsii, tsii, tsii, Kouoïor tiou, tskoua pipits kouisi. Tso, tso, tso, tso, tso, tso, tso, tso, tso, tso, tsirrhading! Tsi si, tosi si si si si si si si, Tsorre, tsorre, tsorre, tsorrehi; Tsatn, tsatn, tsatn, tsatn, tsatn, tsatn, tsatn, tsi. Dlo, dlo, dlo, dlo, dlo, dlo, dlo, dlo, dlo, Kouïoo trrrrrrrizl! Lu lu lu, ly ly ly, li li li, Kouïoo didl li ioulyli, Ha guour guour, koui, kouïo! Kouïo, kououi, kououi, kououi, koui koui koui koui, Ghi, ghi, ghi! Gholl, gholl, gholl, gholl, ghia huhudoï, Koui koui, horr ha dia dia dillhi! Hets, hets, hets, hets, hets, hets, hets, hets, hets, hets, Hets, hets, hets, hets, hets, Touarrho hostehoï, Kouïa, kouïa, kouïa, kouïa, kouïa, kouïa, kouïa, kouïati, Koui koui koui, io io io io io io io, koui, Lu ly li, lolo, didi io kouïa! Higuaï, guaï, guaï, guaï, gûaï, guaï, guaï, guaï, Kouïor tsio, tsiopi!

Entre cette page et celle d'Aristophane il y a toute la différence de la lettre morte à l'esprit vivant, de l'imitation lourde à la création fantaisiste.

Vous rappelez-vous le fameux Boudoux, dont parle Alexandre Dumas dans ses Mémoires? «Boudoux, dit-il, qui ne parlait aucune langue morte, et qui, parmi les langues vivantes, ne parlait que la sienne, et encore assez mal, Boudoux, était à l'endroit des oiseaux le premier philologue, je ne dirai pas de la forêt de Villers-Coterets, mais encore, j'ose l'assurer, de toutes les forêts du monde. Il n'y avait pas une langue, pas un jargon, pas un patois ornithologique qu'il ne parlât, depuis la langue du corbeau jusqu'à celle du roitelet.»—Eh bien! Boudoux peut-être eût admiré Bechstein; il eût admiré également Raspail, qui dans la Revue complémentaire du 1er janvier 1855 donne le chant du rossignol, paroles et musique. Pour nous, à Bechstein, à Boudoux, et à Raspail lui-même, nous préférons Aristophane, dans cette légère et bizarre, mais gracieuse fantaisie.

* * * * *

En entendant le double appel de la huppe et du rossignol, les oiseaux arrivent, de çà, de là. L'entrée de chaque survenant donne lieu à des mots et à des plaisanteries de toutes sortes, allusions et calembours. Peu à peu les oiseaux se pressent: en voici une multitude et enfin comme une tempête, qui fond sur la scène avec de grands cris: Torotix, torotix!… Épopo, popopo, popopopi!… Ti ti ti, ti ti, ti ti!…

PEISTHÉTAIROS.

Par Neptune! Vois donc quels tourbillons d'oiseaux!

ÉVELPIDE.

Apollon-roi! quelle nuée! Oie, oïe! ils volent si serrés qu'ils remplissent tous les passages!… Comme ils piaillent, comme ils se précipitent! quels cris! quels becs!… On dirait qu'ils nous menacent! oh là là! c'est toi et moi qu'ils regardent en ouvrant le bec.

Les oiseaux, en effet, à la vue de ces étrangers, se croyent pris dans quelque piège. Effroi des deux parts.

La huppe, à travers ce tumulte, essaye de se faire entendre, annonçant que ces deux étrangers viennent proposer une chose magnifique. On n'écoute rien d'abord, on se croit trahi, on s'apprête à venger sur ces deux intrus tous les crimes de l'espèce humaine, antique ennemie de la race ailée.

Io, io! sus! en avant! à mort, à mort! De nos ailes pressées cernons l'ennemi! il faut que ces deux hommes jettent des cris de douleur, et servent de pâture à nos becs! Ni l'ombre des montagnes, ni les nuées du ciel, ni la mer blanchissante, ne les soustrairont à nos coups. En avant, bec et ongles! Que le chef de cohorte engage l'aile droite!

Vous avez encore dans la mémoire les scènes analogues des Acharnéens s'élançant contre Dicéopolis, des Chevaliers contre Cléon, des Guêpes contre Bdélycléon; mais ici la scène est plus fantastique: on dirait le combat des grues et des pygmées.

Dans les œuvres de Cyrano de Bergerac, se trouve un morceau qui pourrait bien être une réminiscence de ce passage: c'est un réquisitoire des oiseaux contre deux hommes qui se sont glissés parmi eux[194].

* * * * *

Cependant on finit par s'entendre. Peisthétairos, soutenu par Évelpide, comme Robert Macaire par Bertrand, expose son plan et ses idées. L'un et l'autre, par toutes sortes de rapprochements spirituels, et de légendes poétiques, prouvent à la race emplumée son antique supériorité et primauté sur toutes les autres.

Les oiseaux sont les premiers-nés, les premiers souverains de l'univers. D'où vient que les ouvriers en tout genre se mettent à la besogne au chant du coq? N'est-ce pas le souvenir d'une vieille habitude du temps où les oiseaux, maîtres du monde, donnaient à leurs esclaves le signal des travaux?…

PEISTHÉTAIROS.

Oui, autrefois, vous étiez rois!

LE CHŒUR DES OISEAUX.

Nous, rois! Et de qui? Et de quoi?

PEISTHÉTAIROS.

     De tout! De moi d'abord, et de lui (Montrant Évelpide.) Et de
     Jupiter même! Votre race est plus ancienne que Saturne, que les
     Titans et que la Terre.

LE CHŒUR.

Que la Terre elle-même?

PEISTHÉTAIROS.

Oui, par Apollon!

LE CHŒUR.

Voilà, par Jupiter! ce que je ne savais pas.

PEISTHÉTAIROS.

Parce que vous êtes des ignorants, des insouciants, et que vous n'avez jamais lu Ésope. Ésope dit que l'alouette naquit avant tous les autres êtres, avant la Terre même: son père mourut de maladie; comme la terre n'existait pas; il fut sans sépulture pendant cinq jours: enfin l'alouette dans l'embarras se décida, faute de mieux, à enterrer son père dans sa tête.

ÉVELPIDE.

     Ce qui fait que le père de l'alouette est enterré à
     Céphalée[195]…

PEISTHÉTAIROS.

Mais la plus forte preuve, c'est que Jupiter, qui règne maintenant, est représenté, comment? debout avec un aigle sur la tête, c'est le symbole de sa royauté[196]; sa fille a la chouette; et Apollon, comme son ministre, l'épervier.

ÉVELPIDE.

Par Cérès! voilà qui est bien dit! Mais que font dans le ciel tous ces oiseaux?

PEISTHÉTAIROS.

Quand on sacrifie et que, suivant le rite, on offre les entrailles aux dieux, ces oiseaux en prennent leur part avant Jupiter. Autrefois, les hommes ne juraient jamais par les dieux, mais toujours par les oiseaux: à présent encore, Lampon jure par l'oie, quand il veut mentir[197].—C'est ainsi que vous étiez grands et sacrés, en ce temps-là! Mais maintenant on vous regarde comme des esclaves, des niais, des ilotes; on vous jette des pierres comme à des fous furieux, même dans les lieux sacrés! Une foule d'oiseleurs vous tendent des lacets, des filets, des gluaux, des pièges de toute espèce; on vous prend, on vous vend en masse, et les acheteurs vous tâtent pour s'assurer si vous êtes gras. Encore, si l'on vous servait simplement rôtis, sur la table! Mais on fait un mélange d'huile, de vinaigre et d'échalotes, avec du fromage râpé; de tout cela broyé ensemble, on fabrique une sauce douce et grasse, puis on la verse sur vous toute bouillante, comme si vous étiez des chairs infectes!

Un tel état de choses est intolérable! Il s'agit de reconquérir la sécurité, l'indépendance, et la souveraineté!—Oui, oui! répondent les oiseaux. Tu es notre sauveur! Mais que faut-il faire?—Il faut, répond Peisthétairos, qu'il n'y ait qu'une seule ville, un seul État pour toute la nation des oiseaux; qu'ils entourent l'air tout entier d'une grande muraille en briques; comme l'enceinte de Babylone; et, quand cette muraille sera élevée, ils enverront des ambassadeurs sommer Jupiter de leur restituer l'empire: s'il n'y consent pas, on lui déclarera la guerre sainte, et l'on fera défense aux dieux de traverser désormais ce pays pour descendre, comme autrefois, contenter leur envie chez les Alcmènes, les Alopées, les Sémélés. Les hérons feront sentinelle sur une patte: Halte-là! on ne passe pas.

En même temps on enverra une autre ambassade aux hommes pour leur dire que dorénavant ils ayent à sacrifier d'abord aux oiseaux, souverains du monde, et seulement ensuite aux autres dieux.

LA HUPPE.

Mais comment les hommes reconnaîtront-ils en nous des dieux et non des geais? nous qui volons et qui avons des ailes?

PEISTHÉTAIROS.

Tu es fou: est-ce que Mercure n'est pas dieu? Cependant il vole et il a des ailes! Et tant d'autres divinités! la Victoire vole avec des ailes d'or! Et l'Amour, n'a-t-il pas des ailes? Et Iris, la colombe aux ailes agitées, comme dit Homère!

LA HUPPE.

Mais si Jupiter se met à tonner et lance sur nous sa foudre, qui a aussi des ailes?…

PEISTHÉTAIROS, sans l'écouter.

Si les hommes, aveugles à votre égard, méconnaissent votre puissance et ne veulent adorer que les dieux de l'Olympe, alors il faut qu'une nuée de passereaux gourmands de graines s'abatte sur leurs champs et y dévore tout; et puis nous verrons si Cérès vient au secours de leur famine par une distribution de blé!

ÉVELPIDE.

Elle s'en gardera bien, par Jupiter! vous la verrez donner cent mauvaises défaites[198].

PEISTHÉTAIROS.

Les corbeaux aussi leur prouveront votre divinité, en crevant les yeux à leurs bœufs de labour et à leurs troupeaux. Qu'Apollon ensuite les guérisse et gagne ses honoraires de médecin!

ÉVELPIDE.

Là, là! qu'ils attendent au moins que j'aie vendu mes deux bouvillons!

PEISTHÉTAIROS.

Si, au contraire, ils reconnaissent que vous êtes la Divinité, la Vie, la Terre, Saturne, Neptune,—alors tous les biens leur seront donnés.

LA HUPPE.

Cite-moi donc un de ces biens.

PEISTHÉTAIROS.

Premièrement, les sauterelles ne rongeront plus leurs vignes en fleur: un seul escadron de chouettes et de crécerelles les dévorera toutes. Ensuite, les cousins et les perce-oreilles ne mangeront plus leurs figues: une seule compagnie de grives les avalera tous jusqu'au dernier.

LA HUPPE.

Et la richesse, comment la leur donnerons-nous? C'est là leur grande passion!

PEISTHÉTAIROS.

Quand ils consulteront les oiseaux, ceux-ci leur indiqueront les mines les plus riches, et les trésors enfouis depuis des siècles: car ils en connaissent la place; aussi dit-on toujours: Personne ne sait où est mon trésor, excepté peut-être un oiseau!

Ainsi, légendes mythologiques, croyances populaires, contes, proverbes, histoire naturelle, science des augures, fables d'Ésope, d'Hésiode ou d'Homère, simples dictons même et images courantes, le poëte cueille tout cela en voltigeant, et y mêle ses propres richesses, la grâce et la fleur de sa poésie, ou de ses charmantes maximes:—«Comment leur donner la santé?—S'ils sont heureux, n'ont-ils pas la santé? L'homme malheureux ne se porte jamais bien!»

* * * * *

Et il n'y aura pas besoin d'élever aux oiseaux des temples de pierre fermés avec des portes d'or. Ils habiteront dans les bois et sous le feuillage des chênes. Les plus vénérés auront l'olivier[199] pour temple. Les voyages de Delphes et d'Ammon seront inutiles pour les sacrifices: debout parmi les arbousiers et les oliviers sauvages, on leur offrira l'orge et le blé; on les priera, en étendant, les mains, de nous faire part de leurs bien faits, qu'ils accorderont aussitôt en échange de quelques grains.

Le projet des deux Athéniens est adopté avec enthousiasme. On leur donne le droit de cité, on les naturalise oiseaux. Une certaine racine qu'ils mangeront va leur taire pousser des ailes.

* * * * *

Pendant ce temps, Philomèle et Procné, du milieu des joncs fleuris, s'élèvent sous la forme de deux jolies filles avec des ailes et des têtes d'oiseaux; le chœur les salue de ses chants; puis continue ainsi, s'adressant au public, avec une poésie suave et exquise:

Pauvres humains dont l'existence obscure, frêle comme les feuilles des bois, rampe, sans ailes, sur la terre fangeuse, d'où vous sortez, où vous rentrez, race éphémère, infortunés mortels, ombres légères pareilles à des songes, écoutez les oiseaux, êtres immortels, aériens, exempts de vieillesse, qui méditent sur les choses incorruptibles: vous apprendrez de nous à connaître le ciel, la nature des êtres ailés, l'origine des dieux et des fleuves, de l'Érèbe et du Chaos; grâce à nous, Prodicos[200] enviera votre science.

Il n'y avait d'abord que le Chaos, la Nuit, le sombre Érèbe et le profond Tartare: la Terre, l'Air, le Ciel n'existaient pas. Au sein des abîmes infinis de l'Érèbe, la Nuit aux ailes noires, féconde toute seule, pondit un œuf, duquel, après un certain temps, naquit l'Amour, le gracieux Éros, aux ailes d'or étincelantes, rapides comme les vents d'orage. Il s'unit, dans le profond Tartare, au sombre Chaos, ailé comme lui, et engendra la race des Oiseaux, qui vit le jour la première de toutes…

Selon la théogonie orphique, le premier des dieux fut Chronos, le Temps; après lui, vinrent l'Éther et le Chaos, d'où Chronos tira l'œuf immense du monde. Il était naturel qu'Aristophane, dans la cosmogonie des oiseaux, n'oubliât pas cet œuf. En le faisant pondre par la Nuit aux ailes noires, et en faisant éclore de cet œuf l'Amour aux ailes d'or, en donnant des ailes au Chaos lui-même, il use du droit de poésie, il complète et développe les images qui conviennent à son sujet.

* * * * *

Ainsi,—continue le chœur des Oiseaux,—notre origine est bien plus antique que celle des habitants de l'Olympe. Nous sommes nés de l'Amour, mille preuves l'attestent. Nous avons des ailes, et nous en prêtons aux amants[201]…

Et quels services les oiseaux ne rendent-ils pas aux mortels! Nous leur indiquons les saisons, le printemps, l'hiver, l'automne. Si la grue en criant émigre vers la Libye, elle avertit le laboureur de semer; le nocher, de se reposer auprès de son gouvernail suspendu dans sa demeure[202]; et Oreste[203], de se tisser un manteau, afin que la rigueur du froid ne le pousse plus à dépouiller les autres. Dès que le milan reparaît, il vous annonce le retour du printemps et le moment de tondre les brebis. Lorsqu'ensuite l'hirondelle arrive, on se hâte de vendre son manteau, pour acheter un vêtement léger. Nous vous tenons lieu d'Ammon, de Delphes, de Dodone et de Phébus Apollon. Avant de rien entreprendre, affaire commerciale, mariage, achat de vivres, vous consultez les oiseaux[204]…

Muse agreste, aux accents si variés, tio tio tio, tio tio tio, tiotix, je chante avec toi dans les vallons verts et sur les sommets des collines, tio tio, tio tiotix! Du haut d'un frêne à l'épais feuillage, tio tio, tio tiotix, je lance de mon gosier d'or des mélodies sacrées en l'honneur du dieu Pan; ma voix s'unit sur la montagne aux chœurs augustes qui célèbrent la Mère des dieux, tototo, tototo, totototix! C'est là que Phrynichos, comme une abeille, vient butiner l'ambroisie de ses chants et la douce fleur de sa poésie, tio tio, tio tiotix!…

Tels les cygnes, tio tio tio, tio tio tio, tiotix, sur les rives de l'Hèbre, tio tio, tio tiotix, unissent leurs voix pour chanter Apollon en battant des ailes, tio tio, tio tiotix; leurs chants traversent les nuages des airs; les hôtes variés des forêts s'arrêtent étonnés; les vents se taisent, la sérénité assoupit les flots, tototo, tototo, totototix; l'Olympe en retentit au loin; les dieux écoutent, dans un saisissement de joie: et les Grâces et les Muses, filles de l'Olympe, répètent leurs mélodies, tio tio, tio tiotix!

Comme toujours, chez Aristophane, cette charmante poésie s'entremêle de grossières bouffonneries et de gaietés fort lestes: c'est le caractère de l'écrivain et de l'esprit attique,—comme de l'esprit gaulois.—Cette variété semble indispensable surtout à Athènes, pour contenter tous les goûts tour à tour, dans un public qui est le peuple tout entier. Là comme partout, Aristophane, «maître de tous les tons de la lyre», se montre presque au même instant «sublime et bouffon, grave et licencieux, mais toujours poëte, et s'égalant aux plus grands poètes, soit qu'il les raille, soit qu'il les imite[205].»

* * * * *

Peisthétairos et Évelpide reviennent affublés en oiseaux grotesques, comme Quinola et Spadille en princes, dans la comédie d'Alfred de Musset.

IRUS.

     Mettez ces deux habits;
     Vous vous promènerez ensuite par la chambre,
     Pour que je voye un peu l'effet que je ferai.

SPADILLE.

Moi, j'ai l'air d'un marquis.

QUINOLA.

Moi, j'ai l'air d'un ministre.

IRUS.

Spadille a l'air d'une oie, et Quinola, d'un cuistre.

Peisthétairos et son ami, non moins cocasses dans leur nouvel accoutrement, se font l'un à l'autre les mêmes compliments, ou à peu près, que fait Irus à Quinola et à Spadille. C'est Peisthétairos qui d'abord éclate de rire en regardant Évelpide.

PEISTHÉTAIROS.

Par Jupiter! je n'ai jamais rien vu de plus drôle!

ÉVELPIDE.

Qu'est-ce qui te fait rire?

PEISTHÉTAIROS.

Tes bouts d'ailes! qui te font ressembler, sais-tu à quoi? à une oie peinte sur une enseigne!

ÉVELPIDE.

Et toi, à un merle pelé et râpé!

Ils conseillent à la huppe de donner à la ville nouvelle un nom magnifique et pompeux: par exemple, Néphélococcygie, c'est-à-dire la Ville des Nuées et des Coucous,—quelque chose comme Coucouville-lés-Nuées.—«Ah! le grand et beau nom que tu as trouvé là! s'écrie la huppe émerveillée.—N'est-ce pas de ce côté-là, dit Évelpide, que s'étendent les immenses propriétés de Théagène et toutes celles d'Eschine?»

C'étaient deux hâbleurs de ce temps, et peut-être quelque peu industriels, ayant découvert mainte mine, à exploiter avec les actionnaires.

On dépêche les deux ambassades, l'une en haut, vers les dieux, l'autre en bas, vers les hommes. Puis on se met à l'œuvre.

À peine a-t-on tracé l'enceinte, et procédé aux cérémonies qui accompagnaient la fondation d'une ville,—en invoquant les dieux-oiseaux, Apollon-Cygne, Latone-Caille, Diane-Chardonneret, Bacchus-Pinson, Cybèle-Autruche;—à peine le prêtre a-t-il entonné le chant sacré, en aspergeant d'eau lustrale la place des fondations futures, qu'une volée d'aventuriers s'abat déjà sur la ville projetée,—comme sur le nouveau Marseille ou le nouveau Paris,—pour y chercher fortune. Dévoré de l'amour du bien public, chacun veut en avoir la meilleure part.

     Échevins, Prévôt des marchands,
     Tout fait sa main; le plus habile
     Donne aux autres l'exemple, et c'est un passe temps
     De leur voir nettoyer un monceau de pistoles.

C'est d'abord un poëte dithyrambique, au manteau troué, faiseur de cantates à l'usage de tous les nouveaux pouvoirs.

J'ai, dit-il, composé des vers en l'honneur de votre Néphélococcygie, une foule de beaux dithyrambes et de parthénies[206] dignes de Simonide.

PEISTHÉTAIROS.

Et quand les as-tu composés? depuis combien de temps?

LE POETE.

Oh! il y a longtemps, longtemps déjà, que je chante cette cité!

PEISTHÉTAIROS.

     Mais on fait en ce moment même la cérémonie de sa naissance, et je
     viens de nommer l'enfant, il y a une minute!

On se débarrasse de ce républicain de l'avant-veille, en lui faisant l'aumône d'un manteau.

* * * * *

Un devin lui succède. «Il y a, dit-il, un oracle de Bacis qui concerne évidemment Néphélococcygie.—Eh! que n'en parlais-tu avant qu'elle existât?—Le ciel ne le permettait pas encore!—Voyons ton oracle…»

Le devin récite un grimoire quelconque, qui peut s'appliquer à tout ce qu'on veut, comme toutes les prophéties possibles. Peisthétairos le paye d'un autre oracle, conçu à peu près en ces mots:

     Lorsque, le ventre à jeun, par de vains artifices
     Quelque saltimbanque effronté
     Viendra troubler vos sacrifices
     Sans être par vous invité,
     Prenez un bon paquet de gaules
     Et cassez-le sur ses épaules[207].

Ainsi dit, ainsi fait: Hors d'ici, drôle! Va-t'en débiter aux vieilles femmes tes oracles et tes prophéties!—Et on vous le chasse à coups de bâton.

* * * * *

Le prêtre se dispose à continuer la cérémonie, déjà deux fois interrompue, lorsqu'un géomètre-arpenteur survient à son tour, avec règles, toises et niveaux, pour tirer les lignes des rues aériennes, faire de beaux boulevards dans les nues, toiser, arpenter, cadastrer Néphélococcygie et sa banlieue, partager l'air en lois… «Qui es-tu donc? lui demande Peisthétairos.—Qui je suis? Méton! connu dans toute la Grèce et à Colone.»—Comme François Villon, dans son épitaphe: «Né de Paris, emprès Pontoise.».

«Eh bien! Méton, reprend Peisthétairos, un conseil d'ami: décampe lestement!»

LE GÉOMÈTRE.

Seriez-vous par hasard en discorde?

PEISTHÉTAIROS.

Au contraire!

LE GÉOMÈTRE.

Mais alors…

PEISTHÉTAIROS.

     D'un accord unanime et sincère Nous avons résolu d'expulser de chez
     nous Fripons et charlatans, en les rouant de coups[208].

Méton ne se le fait pas dire deux fois, et arpente, sans règle ni toise:
Peisthétairos le chasse à coups de trique.

Ce Méton, malmené si lestement par Peisthétairos et par Aristophane, est-il le même que le célèbre astronome athénien qui forma, vers l'an 432 avant notre ère, un cycle de dix-neuf ans, dans le dessein de faire concorder l'année lunaire avec l'année solaire (ce qu'on nomme aujourd'hui le Nombre d'or)? Je ne sais; mais cela paraît probable, et il n'y aurait rien d'étonnant à voir un homme très-sérieux comme l'astronome Méton traité par Aristophane avec autant d'irrévérence que le grand Socrate.

* * * * *

Survient un inspecteur, avec des airs de roi, dans cette ville qui existe à peine. C'est une satire des petits fonctionnaires qui étaient chargés d'inspecter les cités tributaires, et qui faisaient du zèle aux dépens de ces villes, à moins qu'on ne leur graissât la patte.

PEISTHÉTAIROS, à voix basse.

Veux-tu recevoir ton salaire, ne rien faire et t'en aller?

L'INSPECTEUR.

Ma foi! oui; j'aurais bien besoin d'être à Athènes pour assister à l'Assemblée: je suis chargé des intérêts de Pharnace[209].

PEISTHÉTAIROS, le battant.

Tiens, voici ton salaire, va-t'en avec cela!

Il l'expédie comme les autres, malgré ses protestations indignées.

* * * * *

Enfin un marchand de décrets vient pour vendre des lois toutes neuves et qui n'ont pas encore servi. Peisthétairos s'en débarrasse de la même façon.

Tout ce mouvement animait la scène et égayait les spectateurs. Ce sont des épisodes, comme les Fâcheux de Molière, ou comme nos vaudevilles-revues. Le poëte y donne l'essor à sa verve et à sa malice. Au monde de la fantaisie il entremêle adroitement celui de la réalité. Ces critiques et caricatures de détail parodiaient la conduite des Athéniens dans les villes alliées et dans les colonies.

* * * * *

On achève le sacrifice d'inauguration. Les oiseaux, dans un nouveau chœur, chantent leur puissance, leur félicité:

C'est à nous désormais que tous les mortels adresseront leurs sacrifices et leurs prières! Rien n'échappe à notre vue, à notre puissance! Nos regards embrassent l'univers! Nous préservons le fruit dans la fleur, en détruisant ces mille espèces d'insectes voraces nés de la terre, qui s'attaquent aux arbres et se nourrissent du germe à peine formé dans le calice. Nous tuons aussi ceux qui ravagent, comme un fléau, les parterres embaumés. Tous ces êtres rampants et rongeurs périssent sous les coups de la race ailée[210]!…

Que le sort des oiseaux est doux! l'hiver, ils n'ont pas besoin de manteau; l'été, ils n'ont point à souffrir des ardeurs de la canicule; dans les vallons fleuris, au sein des feuilles fraîches, ils reposent, tandis que la cigale, brûlée de rayons torrides à l'heure de midi, pousse des cris, de pythonisse! Nous hivernons au creux des antres, et folâtrons avec les Nymphes des montagnes; et nous butinons au printemps les tendres baies du myrte aimé des vierges et les jardins des Grâces tout blancs de fleurs!

Quelle délicieuse poésie! Victor Hugo n'a rien de plus charmant, ni dans la légende des oiseaux, épisode du Beau Pécopin, ni dans les Chansons des rues et des bois, ni dans les Contemplations, lorsqu'à son tour il peint le bonheur des oiseaux en traits si brillants et si vifs:

Ils vont, pillant la joie en l'univers immense!…

Et autour des tombes elles-mêmes ils rapportent quelque gaieté!

Michelet n'a rien de plus poétique, quand, pour chanter l'oiseau, lui-même se fait oiseau, quand il peint amoureusement et qu'il célèbre avec enthousiasme ces fils de l'air, de la lumière: «Mélodieuses étincelles du feu d'en haut, où n'atteignez-vous pas?… Pour vous, ni hauteur, ni distance: le ciel, l'abîme, c'est tout un! Quelle nuée et quelle eau profonde ne vous est accessible? La terre, dans sa vaste ceinture, tant qu'elle est grande, avec ses monts, ses mers et ses vallées, elle vous appartient. Je vous entends sous l'équateur, ardents comme les traits du soleil. Je vous entends au pôle, dans l'éternel silence, où la dernière mousse a fini: l'ours lui-même regarde de loin et s'éloigne en grondant; vous, vous restez encore; vous vivez, vous aimez, vous témoignez de Dieu, vous réchauffez la mort!»

* * * * *

Cependant la ville nouvelle s'élève de toutes parts. Les murailles ont cent stades de long, et sont si larges «que Proxénide, le vantard, et Théagène pourraient s'y croiser sur leurs chars, fussent-ils attelés de chevaux aussi grands que le cheval de Troie[211].»

Nul autre que les oiseaux n'a mis la main, ni la patte, aux constructions: ni charpentiers, ni tailleurs de pierre, ni maçons, ni briquetiers d'Egypte, les oiseaux ont tout fait eux-mêmes. «Trente mille grues, venues de la Libye, ont déposé les pierres qu'elles avaient avalées: pierres de fondement, qui ont été taillées ensuite par le bec des râles; dix mille cigognes fabriquaient les briques; les pluviers et autres oiseaux aquatiques pompaient, montaient l'eau dans les airs; les hérons servaient dans des auges le mortier qu'avaient préparé les oies avec leurs pattes en truelles; les pélicans ont pélicannelé le bois des portes avec leur bec; c'était un bruit comme dans un chantier naval. À présent toute l'enceinte est close et bien gardée.

* * * * *

Pline le naturaliste raconte que les grues, en guerre avec les pygmées, posaient, pendant la nuit, des sentinelles tenant un caillou dans la patte, afin que, si par hasard une de ces sentinelles venait à s'endormir, le caillou en tombant les réveillât toutes.—À Néphélococcygie, civilisation plus avancée, c'est avec des sonnettes que les gardes font la ronde, et l'on allume des feux sur toutes les tours.

* * * * *

On ne dit pas sur quoi posent les fondements de cette ville aérienne.—Est-ce, comme dans la Genèse indienne, sur un éléphant, dont les pieds reposent sur quatre tortues, et les tortues sur on ne sait pas quoi? Ou bien, comme dans la légende ésopique, est-ce dans de grands paniers portés par des aigles?

Quoiqu'il en soit, Néphélococcygie coupe le chemin de l'Olympe: les dieux sont bloqués. Les oiseaux les remplaceront: l'aigle détrônera Jupiter de Corinthe; la chouette, Minerve d'Athènes, et ainsi des autres.

À des peuples-oiseaux il faut des dieux-oiseaux;—comme à des hommes, un dieu-homme; comme, aux triangles, s'ils en ont, un dieu-triangle, dit Montesquieu; tout cela, par la même raison que les nègres font le diable blanc.—Xénophane, de Colophon, disait que, si les bœufs et les chevaux savaient peindre, ils feraient des dieux qui auraient figure de bœufs ou de chevaux.—«Les lézards m'ont raconté, dit Henri Heine, ou un de ses personnages dans les Reisebilder, qu'il court parmi les pierres une tradition selon laquelle Dieu veut un jour se faire pierre pour les délivrer de leur endurcissement.» Mais un vieux lézard prétend que cette impétrification n'aurait lieu qu'après que Dieu se serait successivement incarné et invégétalisé dans les formes de tous les animaux et de toutes les plantes, et les aurait délivrés.»

* * * * *

Les douaniers de Néphélococcygie font bonne garde: toute la fumée des sacrifices que les hommes offrent aux anciens dieux est interceptée. Ne recevant plus l'odeur des victimes, ces pauvres Olympiens, réduits à un jeûne cruel, ne savent que devenir: les immortels meurent de faim. Iris, leur messagère, chargée d'aller sur terre savoir les raisons de cette famine, est arrêtée par les buses, gendarmes de Coucouville-lés-Nuées, qui lui demandent son passe-port: elle n'en a pas; il lui faut retourner d'où elle était venue, sans avoir accompli sa mission. Les immortels se serrent le ventre, et leurs dents augustes s'allongent démesurément. C'est Prométhée, fidèle à sa vieille amitié pour les races mortelles, qui vient en secret donner ces nouvelles aux habitants de Coucouville-lés-Nuées: il se couvre d'un parasol pour échapper aux yeux de Jupiter, son ennemi.

* * * * *

Les hommes, d'autre part, envoient à Peisthétairos, illustre fondateur de Coucouville-lés-Nuées, une couronne d'or. L'empire des oiseaux est fondé; l'empire en l'air est déclaré éternel, comme tous les empires. Tout le monde vient lui rendre hommage; tout le monde sollicite l'honneur d'être annexé, naturalisé oiseau le plus tôt possible.

Un jeune homme d'abord, de la jeunesse dorée, brûle du désir d'être oiseau, parce qu'il a entendu dire qu'il est permis chez les oiseaux de mordre et d'étrangler son père, et qu'il veut étrangler le sien tout de suite, pour en hériter. Peisthétairos le rappelle à la piété filiale par l'exemple des cigognes.

Un littérateur veut avoir des ailes pour aller chercher dans les nues des strophes tourbillonnantes.

Un sycophante en veut avoir aussi pour espionner plus activement de ville en ville et dénoncer devant les tribunaux athéniens les riches citoyens des îles sujettes.

PEISTHÉTAIROS.

Joli métier!

LE SYCOPHANTE.

Mais oui: dénicheur de procès! Et c'est pourquoi j'ai besoin d'ailes, pour voltiger autour des villes et puis les citer en justice.

PEISTHÉTAIROS.

Citeras-tu mieux si tu as des ailes?

LE SYCOPHANTE.

Non, mais je ne craindrai plus les pirates: je reviendrai en l'air avec les grues, ayant avalé, en guise de lest, une provision de procès.

PEISTHÉTAIROS.

Voilà donc ton métier! Quoi! un jeune homme! vivre de dénonciations!

LE SYCOPHANTE.

Que faire? Je ne sais pas labourer.

PEISTHÉTAIROS.

Mais, par Jupiter! à ton âge, on peut gagner sa vie plus honnêtement qu'à tramer des procès.

LE SYCOPHANTE.

L'ami, ce sont des ailes que je demande, et non des avis.

PEISTHÉTAIROS.

Eh bien! Mes paroles te donnent des ailes.

LE SYCOPHANTE.

Comment des paroles donneraient-elles des ailes?

PEISTHÉTAIROS.

Les paroles en donnent à tout le monde.

LE SYCOPHANTE.

À tout le monde?

PEISTHÉTAIROS.

N'entends-tu pas à chaque instant chez les barbiers les pères dire aux jeunes gens: «C'est étonnant comme les conversations de Diitrèphe ont donné des ailes à mon fils pour l'équitation!»—«Le mien, dit un autre, emporté par les ailes de l'imagination, a pris son vol vers la tragédie!»

LE SYCOPHANTE.

Ainsi les paroles donnent des ailes?

PEISTHÉTAIROS.

Assurément. Elles élèvent l'esprit et lui donnent l'essor. J'espère donc que les miennes te donneront des ailes pour t'envoler vers un état plus honorable.

LE SYCOPHANTE.

Mais je ne veux pas, moi!

PEISTHÉTAIROS.

Que comptes-tu donc faire?

LE SYCOPHANTE.

Ne pas déshonorer ma race: dans ma famille nous sommes mouchards de père en fils! Donne-moi donc vite les ailes rapides de l'épervier ou de la crécerelle; que je puisse citer les insulaires, soutenir ici l'accusation, puis retourner là-bas à tire d'ailes.

PEISTHÉTAIROS.

Je comprends: ainsi l'étranger est condamné avant de comparaître.

LE SYCOPHANTE.

C'est cela même.

PEISTHÉTAIROS.

Et, tandis qu'il se rend ici par mer, tu revoles vers les îles pour t'emparer de ses biens confisqués.

LE SYCOPHANTE.

Parfaitement! Il faut donc que je vole, comme un sabot, de çà, de là.

PEISTHÉTAIROS.

     Un sabot? je comprends. Ma foi! j'ai là d'excellentes ailes de
     Corcyre. (Il le bat. Les fouets venaient de ce pays-là.)

LE SYCOPHANTE.

Ho la la! ho la la! Mais c'est un fouet!

PEISTHÉTAIROS.

Ce sont des ailes, pour te faire aller comme un sabot.

LE SYCOPHANTE.

Ho la la! ho la la!

PEISTHÉTAIROS.

Prends ton vol! Hors d'ici, canaille! Tu sauras qu'il en cuit de moucharder les gens et de pervertir la justice[212]!

Interdum tamen et vocem comœdia tollit.

* * * * *

À cette série de scènes épisodiques, Aristophane, s'il eût vécu de notre temps, aurait pu ajouter les pigeons de la Bourse, que Béranger a pris pour sujet de chanson, et bien d'autres oiseaux étranges,—sans compter ceux dont parle Rabelais.

* * * * *

Cependant les dieux, voyant que décidément on leur a coupé les vivres, sont réduits, comme les hommes, à capituler avec le nouvel empire et à reconnaître son hégémonie. Jupiter, depuis qu'il en est à l'ambroisie pour tout potage, tombe d'inanition. Il prend donc le parti de députer à la Ville des Oiseaux trois ambassadeurs: Hercule, le plus affamé des Olympiens; Neptune, qui paraît être considéré comme le diplomate de la troupe, peut-être parce qu'il est ondoyant et fuyant comme l'élément sur lequel il règne; enfin un certain dieu Triballe, grotesque et idiot. Les Triballes étaient un peuple de Thrace que les Athéniens trouvaient fort grossier. Ce dieu Triballe, ne sachant pas le grec, ne prononce que des sons informes dans un triballique patois. Hercule, quoiqu'assez peu lettré lui-même, lui sert d'interprète; à peu près comme, dans le Bourgeois gentilhomme, Covielle traduit le turc du Mamamouchi.

D'abord le fils d'Alcmène, pour toute diplomatie, veut étrangler tous ceux de la ville nouvelle qui lui tomberont sous la main.—«Mais, mon bon, lui dit Neptune, nous sommes députés pour traiter de la paix.—Raison de plus pour étrangler!» répond le magnanime Hercule.

Heureusement pour la conclusion de la paix, Hercule est aussi gourmand qu'il est brave et fort. Un fumet de cuisine qui lui arrive adoucit son humeur. «Quelles sont ces viandes?» dit-il en ouvrant les narines.—«Ce sont,—lui dit Peisthétairos, chef de la nouvelle république,—ce sont des oiseaux,—coupables de conspiration contre les libertés populaires,» et que l'on a mis à la broche.—Hercule ne peut plus en détourner ses sens.

On entre en pourparler. Les conditions de Peisthétairos sont dures: il veut, premièrement, que Jupiter lui cède le sceptre. Cet article une fois réglé, il fera servir à dîner aux trois ambassadeurs.

HERCULE.

Ce mot me suffit. Je vote pour.

NEPTUNE.

Mais, malheureux! tu n'es qu'un idiot et un goinfre! Veux-tu donc détrôner ton père? Eh! c'est te dépouiller toi-même! Car, si Jupiter meurt, n'es-tu pas son fils et son héritier?

PEISTHÉTAIROS, tirant Hercule à part.

Écoute ici que je te parle. Ton oncle t'entortille, mon pauvre ami: la loi ne t'accorde pas une obole des biens paternels, puisque tu es bâtard et non fils légitime… Ce Neptune, qui t'excite, serait le premier à revendiquer les biens de ton père, en sa qualité de frère puîné.

Hercule, qui n'est pas fort d'esprit comme de corps, ne sait auquel entendre. On consulte le dieu Triballe.

PEISTHÉTAIROS.

Et toi, que t'en semble?

LE TRIBALLE, baragouinant.

Nabaïsatreu.

NEPTUNE.

Que dis-tu, Triballe?

HERCULE.

Hé! Triballe, veux-tu des coups?

LE TRIBALLE.

Saunaca bactaricrousa.

HERCULE.

Il dit: «Très-volontiers.»

NEPTUNE.

Si tel est votre avis à tous deux, j'y consens.

HERCULE.

Eh bien! nous accordons le sceptre.

PEISTHÉTAIROS.

Ah! j'allais oublier le second article: je laisse Junon à Jupiter, mais je veux qu'on me donne en mariage la belle jeune Royauté.

Neptune trouve cette seconde clause inacceptable et veut se retirer avec ses deux collègues.—«Comme vous voudrez,» dit Peisthétairos d'un air détaché. Puis, se tournant vers la cuisine: «Chef! soigne bien la sauce!» Ce mot retient Hercule, qui ramène Neptune et le dieu Triballe, et le force à signer le traité.

     Quels dinés,
     Quels dinés
     Les ministres m'ont donnés!

C'est la conclusion de cette mission diplomatique[213].

* * * * *

Ce dénoûment n'est-il pas admirable? Peisthétairos l'ex-révolutionnaire, le chef élu par acclamation de toutes les tribus de la république des oiseaux, ne se contente pas d'embrocher et de manger ceux qui ne partagent pas ses opinions; il songe à fonder une dynastie; il épouse la Royauté! Et voilà, ô Athéniens, comment finissent les révolutions[214].

Les oiseaux poussent des cris de joie: «Io Pæan! ô Hymen, ô Hyménée!» pendant que Peisthétairos reparaît, costumé en Jupiter, avec la jeune Royauté, qui brandit la foudre de Zeus.

«Bien, très-bien, dit Peisthétairos, je suis charmé de vos épithalames, de vos acclamations et de vos chants. Mais cela ne suffit pas; il faut chanter aussi mes éclairs, mes foudres et mon tonnerre!»

Et nos oiseaux, serins, buses et butors, d'obéir avec joie et de crier à tue-tête:

Vive le roi, la reine, et vive le tonnerre!

Tout cela n'est-il pas très-joli, et très-vrai?—fort gai et fort triste à la fois, comme une peinture à jamais vivante de la bêtise humaine toujours la même!

* * * * *

Remarquons les deux caractères de Peisthétairos et d'Évelpide: «l'un est un rusé faiseur de projets, tête inquiète et inventive, qui sait faire accroire les choses les plus insensées; l'autre, un honnête sot, bien crédule, et qui, avec une gaieté naïve, adopte toutes les folies du premier[215].» Mais, lorsqu'il arrive qu'une de ces folies a réussi contre toute espérance, le bon Évelpide, qui avait servi à tirer les marrons du feu, est mis de côté. Il ne reste sur la scène que jusqu'à ce qu'on ait fait le plan de Néphélococcygie; après cela, il disparaît entièrement. Dans la première partie de la comédie, il semblait jouer le rôle principal, ou du moins il était sur la même ligne que Peisthétairos; dans la seconde partie, il est éclipsé, et Peisthétairos le remplace. Tant qu'on croyait qu'il y avait du danger dans ce voyage aux pays inconnus, Peisthétairos, le général de poche, se tenait prudemment à l'arrière-garde, et poussait en avant le bon Évelpide. Mais, sitôt que l'affaire réussit, le socialiste-autocrate passe sur le premier plan; lui seul existe désormais: l'autre est enterré.

* * * * *

La pièce se termine par des chants et des danses, et par un brillant cortége de toutes les tribus des oiseaux, accompagnant jusqu'au palais et au lit nuptial le nouveau Jupiter-oiseau (jadis Peisthétairos, du bourg de Trie) et sa jeune femme, la Royauté.

* * * * *

Telle est cette féerie éblouissante, si variée, si pleine d'idées, où la plus charmante imagination touche légèrement à toutes choses, se jouant des hommes et des dieux, éclatant de rire au nez de Jupiter même, mais si franchement et si drôlement que Jupiter n'a pas le courage de s'en fâcher.

* * * * *

Avant Aristophane, d'autres poëtes comiques avaient déjà donné des pièces ayant pour titre: les Oiseaux.

Dans ce cadre, déjà populaire, l'imagination de notre poëte trace des lignes capricieuses, des moralités générales, sans aucun but particulier.

Vainement a-t-on prétendu que cette comédie était spécialement politique: l'hypothèse ne repose que sur un seul détail, où l'on croit découvrir une allusion à Alcibiade se liguant avec les Lacédémoniens contre ses compatriotes et exhortant les ennemis de son pays à fortifier Décélie, ville de l'Attique. Ce serait, suivant d'autres, une satire religieuse, c'est-à-dire anti-religieuse; mais les dieux ne sont ridiculisés que dans une partie de la pièce, et par occasion, ce semble, plus que par dessein. Suivant d'autres, ce serait une satire sociale, comme les Femmes à l'Assemblée, une parodie des républiques idéales imaginées par les philosophes, une critique de Platon qui isole sa cité philosophique de tout le reste du genre humain, une utopie bouffonne à propos de ces utopies sérieuses. Ces diverses interprétations peuvent avoir plus ou moins d'apparence. Pour moi, j'incline à croire, avec Schlegel, qu'on ne doit assigner à cette comédie aucun but direct, et c'est peut-être pour cela qu'elle est une des plus amusantes, et à coup sûr la plus brillante de toutes. Autour de ce titre, les Oiseaux, l'esprit d'Aristophane s'égaye et prend des ailes.

Quoiqu'il veuille toujours, d'une manière générale, rester fidèle à sa maxime que le poëte doit être l'éducateur du peuple, il ne se propose point ici une moralité unique et précise. Il cueille au hasard, tio, tio, tio, dans les guérêts fertiles, trioto, trioto, dans les bois et sur les collines, trio totobrix, dans les jardins des Muses et dans l'agréable prairie de Marathon humide de rosée, tous les traits, toutes les malices, toutes les moralités, toutes les fleurs de bel esprit attique et de gaieté bouffonne, toutes les réminiscences poétiques et mystiques, toutes les jolies métaphores qu'il rencontre; il va voltigeant, becquetant, chantant, kikkabau, kikkabau, toro, toro, toro, torolilix!

C'est au sortir de cette comédie que l'on comprend et que l'on goûte le joli distique de Platon:

«Les Grâces, voulant avoir un temple indestructible, choisirent l'esprit d'Aristophane.»

Et le mot de Schlegel: «La comédie grecque ancienne dépasse les limites de la réalité pour entrer dans la sphère de l'imagination libre et créatrice.»

Et celui de Mme de Staël: «Il n'y a point de route qui conduise à ce genre… Le don de plaisanter appartient beaucoup plus réellement à l'inspiration que l'enthousiasme le plus exalté.»

Cette pièce est vraiment unique en son genre. Shakespeare n'a rien de plus léger, de plus frais, ni de plus brillant, dans le Songe d'une nuit d'été, ni Calderon dans les Matinées d'avril et de mai, ni Calidâsa dans Sacountâla.

Rabelais s'est-il rappelé cette comédie d'Aristophane dans sa description de l'Isle sonnante (c'est-à-dire de l'Église romaine avec ses cloches), île dont tous les habitants «estoient devenus oiseaux, mais bien ressemblants aux hommes: clergaux, monagaux, prestregaux, abbégaux, évesgaux, cardingaux, et papegaut, qui est unique en son espèce,» comme le phénix;—«clergesses, monagesses, prestregesses, abbégesses, évesgesses, cardingesses, papegesses?» Oiseaux, certes, non moins originaux, mais moins gais que ceux de cette comédie.

Et Marnix de Sainte-Aldegonde, s'en était-il souvenu? Je ne sais[216].

Et Jean-Jacques Rousseau, quand, par une hypothèse un peu osée, il peuple le ciel catholique de pies et de sansonnets?

Dans un de nos vieux fabliaux, les oiseaux chantent la messe: c'est le rossignol qui officie; le perroquet, à l'offertoire, prononce un sermon sur l'amour, et donne ensuite l'absoute aux vrais amants.

Un conte de Voltaire, la Princesse de Babylone, met chez un peuple des bords du Gange des perroquets prédicateurs. «Nous avons surtout, dit un oiseau qui se trouve être le phénix,—nous avons surtout des perroquets qui prêchent à merveille.»—Dans ce même conte, le phénix écrit à deux griffons de ses amis par la poste aux pigeons; les cancans d'un merle (quelque aïeul, sans doute, du Merle blanc d'Alfred de Musset) causent les malheurs de la princesse Formosante.

George Sand, dans le Diable aux champs, fait parler le moineau et la fauvette, une bande de grues, une poule, une couvée de petits canards, une chouette et son mari, deux rouges-gorges, et un chœur de coqs, tout cela alternant avec des hommes et des femmes. On voit figurer aussi dans cette fantaisie: des grenouilles, des lézards et des grillons des champs: d'autre part, un cricri de cheminée, deux scarabées et plusieurs araignées; une chienne nommée Léda, un chien de manchon, appelé Marquis, et Pyrame, chien de basse-cour.

On connaît l'œuvre charmante de M. Toussenel, le Monde des oiseaux, l'Ornithologie passionnelle, où l'on démontre avec beaucoup d'esprit que le phalanstère fouriériste est établi et organisé depuis la création du monde dans la république des Oiseaux[217].

Les légendes du Nord ont leurs femmes-cygnes, et d'autre part leurs hommes-corbeaux, dont parle Henri Heine dans ses traditions populaires de l'Allemagne[218].

Dans la légende celtique de saint Brandan, sorte d'Odyssée monacale, le Saint rencontre, en un de ses voyages, le paradis des oiseaux, où la race ailée vit selon la règle des religieux, chantant matines et laudes aux heures canoniques; Brandan et ses compagnons y célèbrent la Pâque avec les oiseaux, et y restent cinquante jours, nourris uniquement du chant de leurs hôtes.—C'est peut-être cette légende que l'imagination de Rabelais a parodiée.

Dans une autre légende bretonne, saint Keivin s'endormit un jour en priant, agenouillé devant sa fenêtre et les bras étendus: une hirondelle, apercevant la main ouverte du vieux moine, trouva la place bonne pour y faire son nid; le Saint, à son réveil, voyant cela et la mère qui couvait ses œufs (il paraît qu'il avait dormi longtemps), ne voulut pas la déranger et attendit pour se relever que les petits fussent éclos.

Les oiseaux jouent des rôles nombreux et variés dans les Chants populaires de la Grèce moderne[219]. C'est comme une lointaine réminiscence d'Aristophane et de Platon.

Platon, dans le Timée, esquissant quelques traits d'une métempsycose, suit les hommes dans les animaux, et dit: «La famille des oiseaux, qui a des plumes au lieu de cheveux, est formée de ces hommes innocents mais légers, aux discours pompeux et frivoles, et qui, dans leur simplicité, s'imaginent que la vue est le meilleur juge de l'existence des choses.»

Selon le docteur Yvan, dans ses Voyages et Récits, les bons Indiens, pleins du sentiment de la fraternité universelle, «veulent que les âmes des enfants morts revêtent la brillante parure des oiseaux pour habiter encore parmi les vivants.» Il y a loin de cette croyance à celle des limbes, vestibule de l'enfer, où les enfants morts sans baptême sont privés à toute éternité de la vue de Dieu. Par quel crime les pauvres petits ont-ils pu mériter cette quasi-damnation?

Crimine quo parvi cædem potuêre mereri?

Le catholicisme d'aujourd'hui n'étale plus cette croyance du moyen âge, et la voile au contraire avec le plus grand soin, de peur de révolter le cœur des mères. Au reste, qu'est devenu l'Enfer lui-même, depuis que la science ne lui laisse aucun lieu, ni la raison aucun refuge?

La Fontaine et Florian, Grandville et Kaulbach, fourniraient, aussi plus d'un trait à la comédie des Oiseaux; sans oublier vingt autres jolies légendes,—ni celle de François d'Assise, «à qui l'oiseau paraît, comme à Jésus, mener la vie parfaite: car l'oiseau n'a pas de grange; il chante sans cesse; il vit à toute heure du don de Dieu, et il ne manque de rien[220];»—ni la légende de la cigale qui chantait le Salve Regina sur le doigt de François de Sales:—la cigale aussi a des ailes.

* * * * *

Mais, quelque charmant que soit tout cela, Aristophane est plus charmant encore. Dans sa comédie pleine de fraîcheur et de gaieté, on sent partout cette adoration dont toute l'antiquité était éprise pour la beauté de la nature, avec cet amour instinctif pour tous les êtres frères de l'homme. Tout ce qu'il y a de plus gracieux, les bois, les oiseaux et les fleurs, le poëte en a recueilli les chants, les couleurs, les parfums; à mêlé tout cela dans son esprit avec les idées les plus vives, les plus piquantes, parfois les plus profondes. Ainsi est née cette œuvre exquise, légère, ailée, toute chantante, comme la Symphonie pastorale d'un Athénien du temps d'Alcibiade; œuvre d'une originalité et d'une grâce incomparables, d'une forme capricieuse et étincelante, improvisée et immortelle!

«Personne, dit Henri Heine en parlant de cette comédie, personne ne saurait traduire ces chœurs aériens qui se perdent dans l'infini, cette poésie ailée, escaladant hardiment le ciel, ces chants de triomphe de la folie, enivrants comme des mélodies de rossignols en gaieté.»

IV

LA PARABASE.

C'est dans les chœurs des comédies d'Aristophane, particulièrement dans la parabase, que se montrent avec le plus d'imprévu et d'originalité ces perpétuelles alternatives d'ironie et de sérieux, ce mélange de bouffonnerie et d'élévation, de verve satirique et lyrique, qui constituent le caractère saillant de sa poésie.

Qu'était-ce que la parabase?

Élément essentiel et singulier de la comédie grecque ancienne, c'était cette partie du chœur dans laquelle le poëte, au milieu de la pièce, prenait tout à coup la parole, par la bouche du coryphée, et adressait au peuple des interpellations, sur lui-même, sur ses comédies, sur l'accueil bon, ou mauvais qu'on leur avait fait, sur ses rivaux en poésie ou sur ses adversaires politiques, sur les affaires publiques, sur la paix ou la guerre, sur les questions sociales, enfin sur tout ce qu'il lui plaisait.

«Il faut convenir, dit W. Schlegel, que la parabase est contraire à l'essence de toute fiction dramatique, puisque la loi générale de la comédie est, d'abord, que l'auteur disparaisse pour ne laisser voir que ses personnages, et ensuite, que ceux-ci agissent et parlent entre eux sans faire aucune attention aux spectateurs.—Certainement toute impression tragique serait détruite par de semblables infractions aux règles de la scène; mais les interruptions, les incidents épisodiques, les mélanges bizarres de toute espèce, sont accueillis avec plaisir par la gaieté, et cela lors même qu'ils paraissent plus sérieux que l'objet principal de la plaisanterie. Quand l'esprit est disposé à l'enjouement, il est toujours bien aise d'échapper à la chose dont on l'occupe, et toute attention suivie lui paraît une gêne et un travail.»

* * * * *

Dans l'origine, le chœur phallique était toute la comédie, comme le chœur dithyrambique était toute la tragédie; le poëte lui-même, souvent, remplissait le rôle du coryphée: de là peut-être l'habitude qu'il prit d'adresser parfois la parole aux spectateurs pour développer ses idées personnelles, habitude qu'il conserva même lorsqu'il ne parut plus en personne à la tête du chœur, même lorsque l'épisode, pour parler comme les Grecs, c'est-à-dire la fable et le dialogue, furent survenus au milieu du chœur, comme l'exprime ce nom même d'épisode, et se furent mêlés avec lui pour constituer l'œuvre dramatique.

Ce chœur phallique, d'abord improvisé dans la licence des fêtes de Dionysos, plus tard spécialement composé pour ces fêtes en vue de la variété, contenait, outre les louanges du dieu, la satire des hommes. La parabase était donc en germe dans les chants phalliques, et la comédie dans la parabase: ou plutôt, tout cela ensemble se forma et se développa confusément.

* * * * *

«Ce que la comédie avait en propre, dit Otfried Müller, c'était surtout l'organisation, les mouvements et les chants du chœur. Le nombre des personnes qui composaient le chœur comique était, d'après des renseignements qui concordent, de vingt-quatre. On avait, évidemment, divisé par moitié le chœur complet d'une tétralogie tragique, qui était de quarante-huit personnes, et la comédie conservait toute cette moitié, tandis que chaque pièce d'une tétralogie n'avait qu'un chœur de douze personnes. La comédie, quoique moins généreusement traitée que la tragédie à bien des égards, avait donc sur elle l'avantage d'un chœur plus considérable, avantage qui résultait de ce qu'on la donnait isolément et non comme partie d'une tétralogie. De là aussi la fécondité beaucoup moins grande des poëtes comiques comparés aux tragiques[221].

Le chœur, quand il paraît en ordre régulier, fait une entrée par rangs de six personnes, en chantant la parodos, qui n'a cependant jamais l'étendue et la forme savante de celle de la plupart des tragédies. Moins considérables encore sont les stasima, que le chœur chantait à la fin des scènes, pendant le changement de costume des acteurs. Dans la comédie ils ne servent qu'à limiter et à définir les différentes scènes, et ne se proposent nullement, comme ceux de la tragédie, de permettre un recueillement de la pensée et un apaisement de l'émotion. Ce qui manque ainsi de chants du chœur à la comédie, elle le remplace d'une façon qui lui est propre, par la parabase.

La parabase, qui formait une marche du chœur au milieu de la comédie, est évidemment sortie de ces cortéges phalliques qui avaient été l'origine de tout le drame: elle est l'élément primitif de la comédie, développée et devenue œuvre d'art. Le chœur qui, jusqu'au moment de la parabase, a eu sa position entre la scène et la thymélè[222], le visage tourné vers la scène, fait un mouvement et passe en rang le long du théâtre, dans le sens le plus étroit du mot, c'est-à-dire devant les bancs des spectateurs. Telle est la vraie parabase[223], accompagnée d'un chant qui consiste généralement en tétramètres anapestiques, parfois aussi en autres vers longs. Elle commence par une petite chanson d'ouverture en anapestes ou en trochées, que l'on appelle commation (petit morceau), et elle finit par un système très-étendu d'anapestes, que l'on appelait, à cause de sa longueur qui épuisait l'haleine, le pnigos, quelquefois aussi le macron (grand ou long).

Dans cette parabase, le poëte fait parler le chœur de ses propres affaires poétiques, de l'intention de ses ouvrages, des mérites qu'il a acquis envers l'État, de ses rapports avec ses rivaux, etc.

Vient ensuite, si la parabase, dans le sens le plus étendu du mot, est complète, une seconde partie qui constitue la chose principale, et dont les anapestes ne forment que la marche d'introduction. Le chœur chante un poëme lyrique, la plupart du temps un chant de louange adressé à quelque dieu[224], et débite ensuite en vers trochaïques, qui sont généralement au nombre de seize, quelque grief plaisant, des reproches à la ville, une saillie spirituelle contre le peuple, toutes choses qui ont un rapport plus ou moins éloigné avec le thème de la pièce entière: on l'appelle l'épirrhème, c'est-à-dire ce qui est dit en sus.

Les deux parties, la strophe lyrique et l'épirrhème, se répètent, à la manière des antistrophes. Le morceau lyrique et son antistrophe sont évidemment nés du vieux chant phallique, tandis que l'épirrhème et l'antépirrhème ne sont autres que les plaisanteries proférées autrefois par le chœur ambulant contre le premier venu des passants. Il était naturel, dès que la parabase devint comme le centre de la comédie, que, à la place de ces railleries contre des individus, on mît une pensée plus importante, intéressante pour la ville entière, tandis que les moqueries contre tel ou tel spectateur pouvaient toujours, conformément à la nature primitive de la comédie, être placées dans la bouche du chœur, à n'importe quel endroit de la pièce et sans égard aucun au sujet et à la cohérence de cette pièce[225].

La parabase ne peut, évidemment, avoir lieu que dans une pause principale: car elle interrompt complètement l'action du drame comique. Aristophane aime à la placer là où l'action, après toutes sortes d'arrêts et de retards, est arrivée au point où le fait principal va se produire, où il va se décider si le but poursuivi est atteint ou non. Cependant, avec la grande liberté que la comédie s'arroge dans l'emploi de toutes ses formes, elle peut aussi diviser en deux la parabase, en séparant la partie principale de la marche anapestique du chœur[226], ou bien faire succéder à la première parabase une seconde, sans la marche anapestique cependant, afin d'indiquer un second point critique de l'action[227]. La parabase enfin peut manquer complètement. C'est ainsi qu'Aristophane a entièrement supprimé cette apostrophe au public dans sa Lysistrata, où un double chœur de femmes et de vieillards débite tant de chansons originales d'une exécution ingénieuse[228].

Pour caractériser la danse du chœur comique, il suffit de rappeler que c'était le cordax, genre de danse que nul Athénien, à moins d'être sous le masque et d'avoir bu, n'aurait pu exécuter sans s'attirer la réputation d'une insolence et d'une impudence excessives. Aussi Aristophane se vante-t-il dans ses Nuées,—qui, malgré toutes les scènes burlesques, prétendent cependant à un comique plus noble que celui des autres pièces,—de n'y pas laisser danser le cordax, et d'avoir supprimé certaines inconvenances de costume[229].

On voit donc que la comédie, par sa forme extérieure, avait tous les caractères de la farce, où l'expansion de la nature sensuelle et presque bestiale de l'homme n'était pas seulement permise, où elle était une règle et une loi. Il n'en faut que plus admirer l'esprit élevé, la dignité morale que les grands comiques surent inspirer à ce jeu folâtre, sans en détruire le caractère fondamental. Il y a plus: lorsque l'on compare à cette comédie ancienne la forme plus récente de la moyenne comédie et de la nouvelle qui nous est mieux connue et qui, sous un extérieur beaucoup plus décent, prêche une morale bien autrement relâchée, lorsqu'on songe en même temps à certains phénomènes de la littérature moderne, on est presque tenté de croire que ce comique grossier qui ne voile rien et qui, dans la représentation des choses vulgaires, reste vulgaire et bestial, convient mieux et est plus utile, à un âge qui prend au sérieux la morale et la religion, que ce comique prétendu plus délicat, qui gaze tout, et ne découvre partout que le ridicule du mal, nulle part l'horreur qu'il devrait inspirer[230].»

* * * * *

Les comédies d'Aristophane, ainsi que nous l'avons constaté, se présentent, d'une manière assez constante, comme divisées en deux parties: c'est ordinairement entre ces deux parties que se place la parabase.

Pendant que les choristes chantaient en accomplissant ce mouvement, les acteurs de la pièce avaient le temps de se reposer un peu, ou de changer de costume, s'il y avait lieu. Ainsi la parabase était un intermède.

Que cet intermède se rattachât plus ou moins à la pièce, c'est de quoi le public ne s'inquiétait guère.

Les contemporains de Molière s'inquiétaient-ils que le ballet de Polichinelle se rattachât, ou non, à la comédie du Malade imaginaire avec laquelle il s'entrelaçait? ou de voir, au cinquième acte de Psyché, Polichinelle et les matassins se mêler dans le divertissement aux personnages mythologiques[231]?» N'ai-je pas vu, à Turin, au théâtre Carignan, entremêler un ballet turc à l'opéra de Medea? Ces disparates sont habituelles en Italie.

Or, il s'en fallait de beaucoup que la parabase fût si étrangère à la pièce. Et les Athéniens s'accommodaient de cette demi-interruption, qui les reposait par la variété.

* * * * *

Dans les Chevaliers, par exemple, après ce véhément assaut de Cléon et du charcutier, à coups de pieds, à coups de poings, à coups de tripes, après ce torrent d'invectives, de quolibets, d'ordures et de fou rire, on comprend que les spectateurs, autant que les acteurs, eussent besoin de respirer. Le poëte donnait un moment de repos, et mettait ce moment à profit pour exposer et pour défendre ses opinions personnelles et ses intérêts, ou ceux de la république, tels qu'il les entendait. Quand, par ses fantaisies bouffonnes et bizarres, il s'était préparé un auditoire bienveillant, il soulevait le masque et révélait au peuple toute sa pensée. Tantôt il sollicitait les applaudissements des spectateurs; tantôt il osait se plaindre de leur injustice à son égard dans une occasion précédente.

Quelque attrayante que fût l'action de la pièce, la parabase devait être, ce me semble, impatiemment attendue de l'auditoire. Elle était restée le cœur de l'ancienne comédie, comme elle en avait été le germe.

* * * * *

Sur les onze comédies que nous venons d'étudier, il y en a trois qui manquent de parabase: ce sont Lysistrata, les Femmes à l'assemblée et Plutus. Nous en avons dit les raisons diverses.—Rappelons les parabases des huit autres pièces: ce sera le complément de nos Etudes sur le poëte de l'ancienne comédie.

Avant la parabase proprement dite des Acharnéens, Dicéopolis, revêtu des haillons de Télèphe qu'il a empruntés à Euripide, tient déjà un petit discours qui est comme un prélude de la parabase:

Ne vous offensez pas, spectateurs, si, tout pauvre que je suis, je viens parler aux Athéniens des affaires publiques dans une trygédie. La trygédie, elle aussi, sait ce qui est juste. Mon langage sera sévère, mais vrai… Quelques jeunes gens, après avoir bu, vont à Mégare, et enlèvent la courtisane Simætha; les Mégariens, irrités, enlèvent à leur tour deux suivantes d'Aspasie. Dès ce moment, pour trois filles, la guerre éclate dans toute la Grèce! Périclès l'Olympien, dans son courroux, lance éclairs et tonnerres, et met l'Hellade en feu…

C'est ainsi que, sous le nom de Dicéopolis, le poëte, adversaire déclaré de la guerre du Péloponnèse, commence par étaler aux yeux des spectateurs, et par faire comprendre à ceux qui n'y songeaient pas, sinon la cause réelle, du moins l'occasion à la fois ridicule et honteuse de cette guerre. Sous son ironie on sent la tristesse. Aussi ne peut-il pardonner, même après la mort de Périclès, à l'auteur de tant de calamités, à ce Jupiter d'Aspasie.—Il y revient dans la Paix, il y revient partout et toujours. Cette guerre est son ennemie: il fait la guerre à cette guerre, une guerre infatigable, implacable et sans trêve: chaque comédie est un combat.

Peu après l'éloquent discours de Dicéopolis dont nous n'avons cité que quelques vers, vient la parabase proprement dite, faite par le chœur d'Acharnéens. En voici une partie:

Depuis que notre poëte préside aux chœurs comiques, on ne l'a pas encore vu s'avancer sur le devant du théâtre pour faire son éloge. Mais, aujourd'hui que ses ennemis le calomnient auprès des inconstants Athéniens, et l'accusent de jouer la république et d'insulter le peuple, il faut qu'il leur réplique devant vous. Il prétend vous rendre service, en vous avertissant de ne pas vous laisser décevoir par les discours des étrangers, ni duper par la flatterie, en vrais gobe-mouches politiques. Lorsque les députés des villes avaient l'intention de vous tromper, il leur suffisait de commencer ainsi: «O Athéniens couronnés de violettes,…» A ce mot de couronnés, vous vous dressiez, vous n'étiez plus assis que du bout des fesses. Qu'un autre, d'un ton emphatique, vint à dire: «la brillante Athènes!» il obtenait à l'instant toutes choses pour ce brillant dont il vous revêtait, comme des anchois. Le poëte a bien mérité de vous, en vous ouvrant les yeux, à vous et aux villes alliées. C'est pourquoi elles vous apportent leurs tributs, curieuses de voir le courageux poëte qui n'a pas craint de dire la vérité aux Athéniens! Et même le bruit de sa hardiesse s'est déjà répandu si loin, que le Roi (de Perse) questionnant un jour les députés de Lacédémone, après leur avoir demandé quelle était des deux cités rivales celle qui avait la supériorité sur mer, voulut savoir aussi à laquelle des deux ce poëte lançait le plus de railleries: «Heureuse celle-là, ajouta le Roi, si elle écoute ses conseils! elle croîtra en puissance, et la victoire lui est assurée.» Voilà pourquoi les Lacédémoniens vous offrent la paix, si vous leur cédez Égine: ce n'est pas qu'ils se soucient de cette île: mais ils veulent vous enlever le poëte…

On se rappelle qu'Aristophane avait dans cette île des propriétés.—Quelques critiques ont pris au pied de la lettre cette prosopopée hyperbolique, qui n'est qu'une imagination plaisante; aucun Athénien ne dut s'y tromper.

Le poëte, poursuivant sa parabase, défie et insulte Cléon. Puis il plaide pour les vieux combattants de Marathon, qui se trouvent en butte aux railleries des jeunes orateurs dans l'Agora, et aux embûches de la chicane dans la place Héliée: «À Marathon nous poursuivions l'ennemi! aujourd'hui c'est nous que des misérables poursuivent et accablent!…»

Dans les Chevaliers, pièce plus politique qu'aucune autre, il y a deux parabases pour une.

La première parle des vieux poëtes, comme celle des Acharnéens parlait des vieux soldats. Est-ce pour plaider sérieusement la cause des vieux poëtes, ou pour les railler? Il semble que ce soit l'un et l'autre tour à tour. Le chœur des Chevaliers s'exprime ainsi:

Vous, spectateurs dont l'esprit est orné de tous les dons des Muses, prêtez attention à nos anapestes. Si quelqu'un des vieux poëtes comiques eût voulu me contraindre à monter sur le théâtre pour y réciter ses vers, il n'y eût pas facilement réussi; mais notre poëte est digne de cette faveur: il partage nos haines; il ose dire la vérité; il affronte bravement l'orage et la tempête. Beaucoup d'entre vous, nous a-t-il dit, viennent lui témoigner leur étonnement et lui demander pourquoi il est resté si longtemps sans faire représenter de pièce en son nom. À vos questions voici ce qu'il nous charge de répondre: Ce n'est pas sans raison qu'il s'est tenu dans l'ombre: à son avis, faire représenter une comédie est de toutes les œuvres la plus difficile; beaucoup l'ont essayé, peu ont réussi. Il sait, de plus, que vous êtes inconstants par nature, et que vous abandonnez vos poëtes dès qu'ils vieillissent. Quel a été le sort de Magnès, lorsque ses cheveux ont blanchi? Bien des fois il avait triomphé de ses rivaux; il avait chanté sur tous les tons, joué de la lyre, battu des ailes: il s'était fait Lydien, moucheron, il s'était barbouillé de vert pour se faire grenouille[232]. Vains efforts! jeune, vous l'applaudissiez: vieux, vous l'avez honni, bafoué, parce que sa verve railleuse l'avait abandonné! Et Cratinos, c'était comme un torrent de gloire qui se précipitait à travers la plaine, déracinant, entraînant pêle-mêle chênes, platanes et rivaux! Dans les festins on ne chantait que «Doro, chaussé de figues,» ou «Habiles artisans de la muse lyrique;» si grande était sa renommée! Voyez-le aujourd'hui: il radote; plus de clefs, plus de cordes à sa lyre; sa voix est chevrotante, et vous n'avez pas pitié de lui, et vous le laissez errer à l'aventure, comme Connas[233], le front ceint d'une couronne desséchée, et il meurt de soif, le pauvre vieillard, qui pour prix de son glorieux passé devrait boire à son aise dans le Prytanée, et, au lieu de battre la campagne, s'asseoir, tout parfumé d'essences, au premier rang des spectateurs, près de la statue de Dionysos! Et Cratès, l'avez-vous assez poursuivi de vos colères et de vos sifflets? C'étaient menus festins, il est vrai, que vous servait sa Muse stérile: petites idées en colifichet. Seul pourtant il sut tenir bon et se relever après ses chutes. De tels exemples, cependant, effrayaient notre poëte. Il se disait, d'ailleurs, qu'avant d'être pilote, il faut ramer d'abord, puis veiller à la proue, puis observer le vent, et qu'après cela seulement on est apte à gouverner son navire. Si donc c'est par une sage réserve qu'il n'a pas voulu s'élancer trop tôt sur la scène, de peur de vous débiter des niaiseries, soulevez aujourd'hui en sa faveur les vagues tumultueuses de vos applaudissements: que, dans ces fêtes Iénéennes, le souffle de votre faveur enfle pour lui les voiles de la galère triomphale, afin que le poëte se retire fier de son succès, le front haut, le visage rayonnant de joie!

Quelle charmante et exquise poésie!

Puis, les Chevaliers invitent Neptune à leurs cérémonies et à leurs fêtes. Ensuite, ils célèbrent la gloire des ancêtres, c'est le thème éternel et sans fin.

Chantons la gloire de nos pères! Toujours vainqueurs et sur terre et sur mer, ils méritaient qu'Athènes, illustrée par ces fils dignes d'elle, inscrivit leurs exploits sur le péplos sacré[234]. Apercevaient-ils l'ennemi? ils bondissaient contre lui, sans compter. Tombaient-ils sur l'épaule dans un combat? ils secouaient la poussière, niaient leur chute, et luttaient de nouveau…

Aujourd'hui, quelle différence! On refuse de combattre, ou bien l'on ne combat qu'après avoir fait ses conditions.

     Pour nous, ajoutent les Chevaliers, nous défendrons toujours
     gratuitement la patrie et les dieux.

Une invocation à Pallas forme l'antistrophe, et correspond avec l'invocation à Neptune, qui formait la strophe.

O Pallas, protectrice d'Athènes, toi qui règnes sur la cité la plus religieuse, la plus puissante, la plus féconde en guerriers et en poëtes, accours à mon appel, suivie de notre alliée fidèle dans les expéditions et les combats, la Victoire, qui sourit à nos chœurs et lutte avec nous contre nos ennemis! Apparais à nos regards, ô Déesse! aujourd'hui plus que jamais nous méritons que tu nous assures le triomphe!

L'antépirrhème est cet éloge fantastique des chevaux confondus avec les Chevaliers, dont nous avons signalé la brillante poésie dans l'analyse de la pièce.

Telle est la première, la vraie parabase de la comédie des Chevaliers. Plus loin, dans la même pièce, au vers 1263, on trouve un second morceau parabatique, qui est comme un rejeton du premier: tout-à-coup une satire pure et simple, qui ne tient pas du tout au sujet, s'intercale dans la comédie. Elle commence par faire sa propre apologie, l'apologie de la satire:

La satire, dit-elle, exercée contre les méchants, n'a rien d'odieux; elle est aux yeux de tout homme sage un hommage à la vertu.

Pensée très-juste et très-nécessaire à rappeler aujourd'hui, où l'on passe pour esprit chagrin si l'on témoigne que l'on hait ou que l'on méprise tel ou tel qui manque de conviction, de probité, et qui préfère les honneurs à l'honneur.—Mais pourquoi l'attaquer s'il ne vous a rien fait?—S'il ne m'a rien fait, dites-vous! Et la justice, la vérité, l'honnêteté! ne leur a-t-il rien fait? Qui les blesse me blesse, et blesse tous les hommes qui veulent rester justes, vrais, honnêtes. Voilà pourquoi j'attaque ce pied-plat, cet hypocrite, cet ambitieux, ce sauteur, quoiqu'il ne m'ait rien fait à moi personnellement et quoique nous soyons inconnus l'un à l'autre. Mais je connais ses actes, et je les juge, comme vous pouvez juger les miens.—Tel est le sens de cette pensée d'Aristophane.

Il arrive souvent, de nos jours, que l'excès de la politesse est une sorte de complicité. On reçoit dans sa maison des gens qu'on méprise; on les ménage plus que ceux qu'on estime. On accueille, on soigne ceux-là que l'on sait lâches et dangereux; on néglige ceux qu'on sait honnêtes et incapables de vouloir nuire. Un tel excès de politesse dénote une grande lâcheté de cœur.

C'est plutôt par l'excès contraire que pécherait Aristophane. Ici, par exemple, il se met à décrire les débauches d'un certain Ariphrade, avec des détails et des mots qui ne pouvaient être dits et entendus que par des Grecs, avec des expressions telles que les dictionnaires eux-mêmes ne les admettent pas toujours. Il a sur ces matières une richesse effroyable et une abondance de synonymie digne de Rabelais.—Aucun écrivain, que je sache, n'a jamais combiné aussi étroitement qu'Aristophane le style avec l'obscénité.

Après Ariphrade le débauché, il prend à partie Cléonyme le goinfre, dont il raille la voracité, en parodiant un vers de l'Hippolyte d'Euripide: «J'ai souvent songé, pendant la longueur des nuits, aux causes… de la voracité de Cléonyme.»

Après Cléonyme, c'est Hyperbolos, qu'il nomme ici en toutes lettres, non content de le désigner, comme dans le reste de la pièce. Voici par quel tour original il le met en scène:

On dit que nos trirèmes se sont formées en conseil et que la plus vieille de toutes s'est exprimée ainsi: «N'avez-vous pas ouï parler, mes sœurs, de ce qui se passe dans la ville? Un mauvais citoyen, le vaurien Hyperbolos, a demandé cent d'entre nous pour une expédition contre Chalcédoine.» On ajoute que toutes s'indignèrent, et que l'une d'elles, encore vierge, s'écria: «Que les dieux nous préservent d'un tel malheur! Jamais! non jamais il ne me montera!…

Le cri vertueux de cette jung-frau des galères athéniennes trouverait, du moins pour le dernier trait, une sorte de commentaire dans une pièce curieuse que rapportent les Mémoires du comédien Fleury[235].

* * * * *

Cette espèce de regain de la parabase, dans la comédie des Chevaliers, formait un nouvel intermède, afin sans doute de donner aux acteurs de la pièce le temps de changer de costume, pour reparaître dans la marche triomphale de Dèmos, rajeuni et métamorphosé.—On trouve un exemple de composition semblable dans les Guêpes.—Les intermèdes des clowns dans les drames anglais, et les scènes de bouffonnerie qui alternent avec les scènes pathétiques dans nos mélodrames, s'expliquent en partie par les mêmes raisons: détendre les nerfs des spectateurs, et donner le temps de préparer, derrière le rideau de manœuvre, une autre grande scène ou un tableau brillant.

* * * * *

La parabase des Nuées, ajoutée pour la seconde représentation de la pièce, est une réclamation du poëte contre le succès insuffisant, à son avis, de la première. Il n'avait obtenu que la troisième place; Cratinos, la première, par sa comédie de la Bouteille; Amipsias, la seconde, par sa comédie de Connos.

C'est le coryphée ou la coryphée du chœur des Nuées qui parle au nom d'Aristophane:

Spectateurs, je jure par Dionysos, dont je suis l'élève, de vous dire franchement la vérité. Puissé-je obtenir victoire et honneur, aussi vrai que je vous croyais des spectateurs habiles et que je regardais cette comédie comme ma meilleure, quand je vous offris la primeur d'une œuvre qui m'avait coûté beaucoup de travail. Mais je me retirai injustement vaincu par d'ineptes rivaux. C'est un reproche que je vous adresse, à vous gens éclairés. Cependant je ne renoncerai jamais volontairement à conquérir le suffrage des habiles…

Plus loin, le poëte reprend l'apologie des Nuées, il vante la modestie et la décence de cet ouvrage, en le comparant à ceux de ses rivaux. En effet, dit-il, on n'y voit ni phallos de cuir, ni cordax, ni plaisanteries sur les chauves. Il critique ainsi et passé en revue les moyens bas ou obscènes auxquels avaient recours, pour exciter le rire, ses confrères les poëtes comiques, et lui-même quelquefois; pour le moment, il fait le chaste et le pudique, désavoue de pareils moyens et en témoigne une sainte indignation. Il développera les mêmes idées dans la parabase de la Paix. Il fait étalage de moralité au moment où il calomnie Socrate. On en pensera ce qu'on voudra; mais, à notre avis, l'obscénité de Lysistrata et des Fêtes de Cérès est bien moins blâmable que les outrages des Nuées et des Grenouilles contre Socrate et contre Euripide.

Ma comédie, continue-t-il, ne se fie qu'en elle-même et en ses vers. Et, quoiqu'on sache ce que je vaux, je n'en ai pas plus d'orgueil. Je ne suis pas de ceux qui cherchent à vous tromper en reproduisant deux et trois fois les mêmes sujets. Sans cesse j'en invente de nouveaux, aucun ne ressemble aux autres, tous sont agréables et plaisants. J'ai attaqué Cléon dans sa puissance, je l'ai frappé au ventre; mais je ne l'ai pas foulé aux pieds après l'avoir renversé.

Ceci n'est pas exact, nous l'avons vu, et trente vers plus bas on peut le voir encore: il se vante d'une délicatesse ou d'une modération qu'il n'a pas eue, et qu'il n'a point dans cette parabase même.

Ensuite il accuse Eupolis d'avoir pillé les Chevaliers et de les avoir maladroitement retournés pour en faire la comédie de Maricas. Il reproche également à d'autres rivaux de lui avoir pris tel personnage, telle comparaison, telle idée,—comme cet historien de nos jours qui disait d'un confrère: «Il m'a volé mes faits!»

Il ajoute, un peu plus dédaigneusement encore que ne feront Virgile et Boileau: «Puissent les gens qui s'amusent de leurs pièces ne pas se plaire aux miennes! Pour vous qui m'aimez, moi et mes ouvrages, votre bon goût sera loué dans l'avenir.»

Quoique ce ne soit pas le poëte en personne qui prononce ces paroles, quoiqu'elles soient dites par le coryphée, quoique ce coryphée soit une des Nuées, enfin quoiqu'on puisse toujours, ce semble, apercevoir un demi-sourire au coin de la lèvre de ce beau parleur attique, qui sait si bien, comme le veut Platon, mêler le plaisant au sérieux, cependant la franchise naïve de ces vanteries a quelque chose qui étonne, et il est difficile de partager l'opinion des critiques qui trouvent le ton de ces parabases plein de modestie.

Au surplus, les poëtes dans tous les temps se vantent avec la même désinvolture. Horace s'écrie:

Exegi monumentum ære perennius!

«J'achève là un monument plus durable que l'airain!»—Corneille dit, de son côté, au moment même où il vient de faire de larges emprunts à Guillen de Castro:

Je ne dois qu'à moi seul toute ma renommée!

De nos jours on y met moins de naïveté, plus de modestie ou d'hypocrisie: vous voyez le moi le plus colossal s'effondrer en humilités, plus maladroites que la vanterie.

* * * * *

Suit, dans la strophe, une invocation à Jupiter, à Neptune, à l'Éther, au Soleil; et, plus bas, dans l'antistrophe, une autre à Phébus, à Minerve, à Bacchus.—On voit là manifestement que la parabase ne tenait pas à la pièce, puisque c'est ici le chœur des Nuées qui parle, et qu'on les entend invoquer ces mêmes divinités qu'elles ont détrônées et qu'elles prétendent remplacer, dans le courant de la comédie.

Supposera-t-on que le demi-chœur, qui adresse ces invocations aux dieux, était peut-être séparé du chœur principal des Nuées et ne portait pas leur costume? Rien ne l'indique, et cela n'est pas probable.

Non: cette contradiction, sans doute, ne frappait pas l'esprit des spectateurs. L'usage était qu'à tel endroit de la comédie il y eût une invocation aux divinités: l'invocation arrivait à sa place ordinaire, sans qu'on y fit autrement attention, et sans qu'on songeât, dans ce moment-là, à l'idée de la pièce, contradictoire ou non avec cette forme usitée.

Et pourtant, dans l'épirrhème qui suit la strophe, et dans l'antépirrhème, qui suit l'antistrophe, le poëte reprend sa fiction,—pour la quitter de nouveau et la reprendre encore.

Les Nuées se plaignent aux Athéniens de leur ingratitude envers elles, et de ce qu'ils ne tiennent pas compte de leurs avertissements, de leurs présages. «Aussi dit-on que la folie préside à vos conseils, mais que les dieux font tourner à bien toutes les fautes que vous commettez.»

Enfin elles se font les interprètes des plaintes de la Lune. On venait de réformer le calendrier, et il en était résulté quelque confusion dans le retour des fêtes et des cérémonies religieuses.

Comme nous nous disposions à venir ici, la Lune nous a abordées et nous a chargées d'abord de souhaiter joie et bonheur aux Athéniens et à leurs alliés; puis elle nous a dit qu'elle était en colère, et que vous la traitiez fort mal, elle qui vous rend à tous de signalés services, non en belles paroles, mais en réalité. Premièrement, chaque mois, vous épargnez, grâce à elle, une drachme au moins de lumière; car, le soir, en sortant, chacun dit à l'esclave: «Garçon, n'achète pas de torche, il fait un beau clair de lune.» Sans compter mille autres bienfaits. Et vous, voilà que vous bouleversez les jours et les nuits, et que vous mettez tout sens dessus dessous; de sorte que les dieux s'en prennent à la Lune toutes les fois qu'ils rentrent à la maison frustrés du festin et du sacrifice sur lesquels ils comptaient d'après l'almanach. Lorsque vous devriez sacrifier, vous êtes occupés à donner la question ou à rendre la justice. Ou bien, lorsque là-haut c'est jour de jeûne, pour la mort de Memnon ou de Sarpédon[236], vous autres vous vous livrez aux libations et aux rires…

Ainsi, une fois admise la fiction des Nuées, le poëte en tire tout le parti possible, et groupe alentour tout ce qui s'y rapporte.—De même dans les Guêpes et dans les Oiseaux.

Outre la parabase proprement dite, cinq cents vers plus loin, la Nuée en chef adresse encore la parole aux spectateurs:

Juges, nous allons vous dire ce que vous gagnerez à nous décerner la couronne comme l'exige l'équité. Lorsque vous voudrez, au printemps, donner à vos champs une première façon, nous ferons tomber la pluie pour vous d'abord; les autres attendront. Puis nous veillerons sur vos blés et sur vos ceps; ils n'auront à craindre l'excès ni de la chaleur ni de l'humidité. Mais, si quelque mortel refuse de nous rendre les honneurs qui nous sont dus, à nous déesses, qu'il songe aux maux dont nous l'accablerons: pour lui, ni vin, ni récolte quelconque. Nos terribles frondes raseront ses plants nouveaux d'oliviers et de vignes. Si nous le voyons préparer des briques, nous pleuvrons sur elles. Nous casserons avec nos balles de grêle toutes les tuiles de son toit. S'il s'agit de noces pour lui-même, ou pour quelqu'un de ses parents ou amis, nous pleuvrons pendant toute la nuit[237]. Si bien qu'alors peut-être il aimerait mieux habiter l'Égypte que d'avoir rendu cet inique jugement.

Telle est la double réclamation que le poëte crut devoir faire en faveur de sa comédie, dans cette comédie même, remaniée en vue d'une seconde représentation.

* * * * *

Mais, sans attendre l'occasion lointaine et incertaine d'une représentation nouvelle, il se hâta, dès l'année qui suivit la première représentation des Nuées, de faire entendre déjà une protestation dans la parabase des Guêpes.

C'est le chœur des Guêpes qui parle, c'est-à-dire la Guêpe en chef:

Et vous, en attendant, ô myriades innombrables, gardez-vous de laisser tomber à terre les sages conseils que l'on va vous donner: ce serait le fait de spectateurs sans esprit, et non d'un tel auditoire.

Peuples, prêtez-nous donc votre attention, si vous aimez un langage sincère. Le poète veut vous adresser des reproches. Il a, dit-il, à se plaindre de vous, lui qui si souvent vous prouva son zèle, d'abord sans se nommer, donnant ses comédies sous le nom d'autrui;… puis affrontant lui-même, à visage découvert, les périls de la lutte, et de sa propre main lâchant la bride à ses Muses. Comblé de succès et de gloire plus qu'aucun de vos poëtes, il ne croit pas avoir atteint la perfection; on ne le voit pas, gonflé d'orgueil, parcourir les palestres, séduire les jeunes gens,… faire de ses Muses des entremetteuses. La première fois qu'il parut sur le théâtre, ce n'est pas à des hommes qu'il s'attaqua; avec un courage d'Hercule, il osa combattre des monstres affreux, assaillir cette bête aux mâchoires effroyables (Cléon), dont les yeux dardaient des éclairs terribles, comme ceux de Cynna (courtisane). Cent têtes de flatteurs infâmes, en cercle autour de lui, le léchaient. Il avait la voix d'un torrent enfantant la dévastation, l'odeur d'un phoque[238]… À la vue de ce monstre horrible, le poëte ne trembla pas… Aujourd'hui encore, il combat pour vous… Et vous, ayant trouvé un tel dompteur de monstres pour purifier ce pays, vous ne l'avez pas soutenu! vous l'avez trahi, l'an dernier, lorsqu'il semait les idées les plus neuves, qui, faute d'avoir été saisies, n'ont pu germer dans vos esprits. Il jure cependant sur l'autel de Dionysos que l'on n'ouït jamais de meilleurs vers comiques. La honte est donc pour vous qui ne les avez pas goûtés tout de suite; mais le poëte n'en est pas amoindri dans l'estime des gens de goût, quoiqu'en tournant la borne et passant ses rivaux il ait brisé son espérance.

À l'avenir, mes amis, sachez mieux distinguer et accueillir ceux de vos poëtes qui cherchent et trouvent des idées nouvelles. Ne laissez pas se perdre leurs pensées; serrez-les dans vos coffres, comme un fruit odorant. Si vous le faites, vos vêtements exhaleront, toute l'année, un parfum de sagesse…

Quelle fraîche et neuve poésie! Quelle succession d'images vives et naturelles! Quelle abondance de métaphores aisées, transparentes, gracieuses! Et comme ces tours spirituels et piquants font accepter la réclamation et même l'orgueil du poëte! Otez tout cet esprit, toute cette poésie, il restera, quoi? un Oronte, un versificateur infatué, répliquant à son juge avec dépit:

Et moi, je vous soutiens que mes vers sont fort bons

Mais avec quel art, ici, le poëte rappelle ses exploits, ses services, y oppose les griefs qu'il croit avoir! Avec quelle naïveté bien jouée il développe tous ses avantages! et comme il égaye cette réclamation par toutes sortes de détails de mœurs du temps, dont nous avons dû élaguer plusieurs à cause de leur vivacité. Mais cette vivacité même, avec la variété des figures, le naturel du tour et la légèreté, enfin la grâce incomparable, mettait en joie tout le public athénien.

Le poëte, déjà, avait cause gagnée. Qu'était-ce lorsque aussitôt après, ramenant les souvenirs patriotiques, les éternels sujets d'orgueil d'Athènes, les villes enlevées aux Mèdes, les victoires de Samos, Lesbos, Naxos, Paros, il en venait à faire le portrait des Guêpes attiques, que j'ai cité dans l'analyse de la pièce, et où la satire et l'éloge des Athéniens sont mêlés si subtilement.

Il sait qu'en leur rappelant leurs conquêtes il conquerra, lui, le droit de tout dire, et fera pardonner, applaudir son audace.

* * * * *

À cette éclatante parabase il ajoute, cent cinquante vers plus loin, un petit intermède satirique sur divers contemporains, avares et parasites, ou débauchés, et à la fin vient le passage suivant, assez curieux, parce que l'on y voit comme quoi Aristophane qui vient encore de vomir feux et flammes contre Cléon, du moins rétrospectivement, n'avait pas cependant toujours rompu en visière au puissant démagogue, mais avait su plier quelquefois devant lui, lorsque les circonstances l'y forçaient:

Il y a des gens qui ont dit que je m'étais réconcilié avec Cléon. Voici le fait: Cléon me harcelait et s'acharnait sur moi, me faisait des misères; et le public, pendant qu'on m'écorchait, riait de me voir jeter les hauts cris, sans souci de mon mal, attendant seulement si, foulé de la sorte, je ne lâcherais pas, pour riposte, quelques invectives. Ce que voyant, je fis un peu le singe. Mais, après cela, l'échalas trompa la vigne, et patatra!

Il y a là, je trouve, un certain cynisme. Ce passage contraste étrangement avec les vanteries de tout à l'heure. Voilà le pourfendeur de monstres qui avoue qu'il a fait le singe. Cela me gâte un peu ses tirades bravaches. On a même quelque étonnement de rencontrer ces deux morceaux dans la même comédie, à cent cinquante vers l'un de l'autre, c'est-à-dire à une demi-heure de distance environ. Il est vrai que l'édition de Dindorf met, immédiatement, avant ce curieux passage, une ligne d'étoiles qui indique une lacune dans le texte tel qu'il nous est parvenu: l'intervalle entre l'un et l'autre morceau pouvait donc être un peu plus grand, dans le texte complet d'Aristophane; mais, cela ne diminuerait toujours pas beaucoup l'étonnement d'un aveu dont l'ingénuité ressemble fort à de l'effronterie. La guerre politique a peut-être parfois de ces nécessités; mais on a mauvais air à insulter encore un ennemi devant lequel on s'est courbé, et qui peut nous rendre mépris pour mépris. Au contraire, il est consolant d'avoir toujours le droit de lui cracher au visage sans baisser les yeux.

* * * * *

Ce violent portrait de Cléon se trouve reproduit dans la parabase de la Paix, avec les mêmes vanteries, qu'on ne s'attendrait guère pourtant à rencontrer là, après le début de cette parabase, qui commence ainsi:

Un poëte qui se vanterait lui-même dans les anapestes qu'il adresse aux spectateurs mériterait d'être fouetté de verges…

Mais, après cet exorde, voici la fin de la phrase:

Cependant, s'il est juste, ô fille de Jupiter, que le meilleur poëte comique soit aussi le plus honoré, le nôtre, certes, a droit à la plus grande gloire.

Cela dit, il vante de nouveau la délicatesse de ses plaisanteries, bien supérieures à celles de ses rivaux; il énumère celles-ci ironiquement, et raillant maint effet comique usé, tire de cela même un effet neuf; puis jette en passant cette brillante image:

Après nous avoir délivrés de ces inepties assommantes, de ces ignobles bouffonneries, notre poëte a créé un grand art, pareil à un édifice aux tours élevées, construit de grandes pensées et de beaux vers et de plaisanteries qu'on ne ramasse pas dans les carrefours.

Il rappelle encore la hardiesse de ses attaques, et c'est là que revient, interpolée peut-être, la peinture du monstre terrible qu'il a le premier osé affronter. Les termes, les métaphores, les vers sont les mêmes. Est-ce le poëte qui s'est répété avec complaisance? Est-ce un rapprochement fait par un copiste sur un manuscrit et qui aura passé de la marge dans le texte, à une copie nouvelle? Je ne sais.

Résumant tout en quelques mots, il se félicite d'avoir fait «peu de chagrin, beaucoup de plaisir et toujours son devoir.» Puis il injurie encore quelques individus pour finir: «Muse, inonde-les d'un large crachat, et célèbre gaiement avec moi cette fête.»

* * * * *

De la parabase des Oiseaux nous avons cité un charmant passage, quand nous ayons analysé la pièce: ils comparent leur félicité au sort des malheureux humains; ils montrent, par les traditions mythologiques, que les oiseaux, fils de l'Amour, sont plus anciens que tous les autres êtres mortels et même que tous les autres dieux. Ils rendent déjà aux hommes mille services; mais, que les hommes les prennent pour leurs divinités, ils en recevront des biens sans nombre. Puis, les oiseaux prouvent plaisamment combien il serait avantageux pour les hommes de devenir oiseaux et d'avoir des ailes:

Rien n'est plus utile ni plus agréable que d'avoir des ailes. Supposons un spectateur qui, mourant de faim, s'ennuie aux chœurs des tragiques: s'il avait des ailes, il s'envolerait, irait dîner à la maison, puis reviendrait, le ventre plein. Un Patroclidès, pressé d'un besoin, ne salirait pas son manteau: il pourrait s'envoler, se soulager, reprendre haleine, et revenir. Si l'un de vous, n'importe qui, avait une liaison avec la femme d'un autre, et qu'il aperçût ici le mari sur les bancs des sénateurs, il prendrait son vol, verrait sa maîtresse, et vite reviendrait prendre ici sa place. Vous voyez combien il est précieux d'avoir des ailes!…

Une idée analogue, mais avec un sentiment bien plus délicat, se trouve dans ce joli couplet d'une vieille chanson du seizième siècle, recueillie parmi les œuvres musicales de Janequin:

     Pleust à Dieu que feusse arondelle!
     O le grand plaisir que j'auroys
     À voler aussi fort comme elle!
     Bien loing d'ici tost je seroys:
     Vers mon ami je m'en iroys,
     Feust-il au plus haut d'une tour!
     Et, en le baisant, lui diroys:
     Voici l'aronde de retour!

Outre la parabase proprement dite, il y a, çà et là, dans la comédie des Oiseaux, comme dans plusieurs autres, maint passage satirique, à l'adresse de tel ou tel; celui-ci par exemple, où le poëte attaque, non pas pour la première fois, le délateur et poltron Cléonyme:

LE CHŒUR.

J'ai vu, en parcourant les airs, bien des choses nouvelles, étranges, incroyables: il existe un arbre exotique, nommé Cléonyme, d'une espèce bizarre: il est grand et mou, il n'a pas de cœur, et n'est bon à rien. Au printemps, en guise de bourgeons, il pousse des calomnies; à l'automne, il jonche le sol, non de feuilles, mais de boucliers.

Lysistrata n'a point de parabase, soit que le poëte n'ait pas toujours usé de son droit, soit que le temps ait mutilé cette pièce.

* * * * *

Dans la parabase des Femmes aux fêtes de Cérès, les femmes font leur propre apologie: elles réfutent les médisances injurieuses ou les calomnies d'Euripide et des hommes en général.

Il va sans dire que le poëte comique, dans le discours qu'il prête aux femmes, leur fait débiter plus de drôleries que de bonnes raisons. À peine quelques traits demi-sérieux se mêlent aux sophismes plaisants, vers la fin du plaidoyer. Les femmes, usant de représailles, énumèrent indirectement les méfaits des hommes, et, par ce tour, la satire fait coup double:

On ne voit pas, disent-elles, de femme, ayant volé cinquante talents à l'État, parcourir la ville sur un char magnifique; notre plus grand larcin, c'est une mesure de blé que nous dérobons à notre mari, et encore la lui rendons-nous le même jour. Mais nous pourrions désigner parmi vous (cela s'adresse aux spectateurs) plusieurs qui font la même chose, et qui, par-dessus le marché, sont gourmands plus que nous, écornifleurs, voleurs—d'habits, de viandes, d'esclaves même!—Les hommes savent-ils, comme nous, conserver l'héritage et le ménage? Nous avons toujours nos bobines, nos navettes, nos corbeilles, nos parasols; tandis que beaucoup d'entre vous ont perdu le bois de leurs lances avec le fer, et que tant d'autres ont jeté leur bouclier sur le champ de bataille!

Il y a bien des reproches que nous aurions le droit d'adresser aux hommes. Voici le plus grave: c'est que la femme qui a donné le jour à un citoyen utile, taxiarque ou stratège[239], devrait recevoir quelque distinction; on devrait lui réserver une place d'honneur dans les Sthénies, les Scires[240], et les autres fêtes que nous célébrons. Celle qui aurait donné le jour à un homme lâche et bon à rien, mauvais triérarque, pilote inhabile, s'assiérait, la tête rasée, derrière la mère du bon citoyen…

Aristophane veut donc que les honneurs publics accordés aux pères des grands hommes, le soient également à leurs mères. C'est là une juste et noble idée!

* * * * *

La parabase des Grenouilles est ce qui fit redemander la pièce.

Du vers 354 au vers 369, il y a déjà, en quelque sorte, un commencement de parabase, et par les idées et par le mètre. C'est le chœur des Initiés qui parle:

… Qu'ils se retirent ceux qui se plaisent à des propos bouffons et à des plaisanteries déplacées; ceux qui, au lieu d'apaiser une sédition funeste et d'entretenir la bienveillance parmi leurs concitoyens, excitent et attisent la discorde dans leur intérêt personnel; qui, placés à la tête d'une ville en proie aux orages, se laissent corrompre par des présents, livrent une forteresse ou des vaisseaux; ou bien, comme Thorycion, ce misérable percepteur, envoient d'Égine à Épidaure des marchandises prohibées, du cuir, du lin, de la poix; ou qui conseillent de prêter de l'argent aux ennemis pour construire des vaisseaux[241]; ou qui souillent les images d'Hécate, en chantant quelque dithyrambe[242]. Loin d'ici l'orateur qui rogne le salaire des poëtes parce qu'il a été raillé sur la scène dans les fêtes nationales de Dionysos!…

Ce n'est là qu'une sorte de prélude à la parabase, mêlé à ces passages d'une poésie exquise: «Éveille la flamme des torches…»—«Allons à présent dans les prés fleuris…» La vraie parabase de la pièce arrive au vers 686.

C'est toujours le chœur des Initiés qui parle; car, ainsi qu'on l'a remarqué, celui que chantent les Grenouilles, une centaine de vers plus haut, et qu'elles faisaient entendre peut-être sans se montrer, n'est qu'épisodique et accessoire dans la pièce, quoiqu'il lui donne son nom.—Le chef des Initiés s'exprime en ces termes:

Il convient au chœur sacré de donner à la cité d'utiles conseils. Je demande d'abord qu'on rétablisse l'égalité entre les citoyens, et que nul ne puisse être inquiété. S'il en est que les artifices de Phrynichos[243] aient entraînés à quelque faute, permettons-leur de présenter leurs excuses, et oublions ces anciennes erreurs. Et qu'ainsi il n'y ait pas à Athènes un seul citoyen privé de ses droits. Autrement, ne serait-ce pas une indignité de voir les esclaves devenus maîtres, et traités comme les Platéens[244], pour s'être trouvés une fois à un combat naval[245]? Non que je blâme cette mesure, je l'approuve, au contraire: c'est tout ce que vous avez fait de sensé. Mais ces citoyens qui tant de fois, eux et leurs pères, combattirent avec vous, et qui vous sont unis par les liens du sang, n'est-il pas juste que leur prière obtienne le pardon de leur unique faute? Renoncez à votre colère, vous qui êtes sages par nature; et que tous ceux qui ont combattu ensemble sur les galères d'Athènes vivent en frères et jouissent des mêmes droits…

On croit que le poëte, dans ce passage, demande l'amnistie pour les généraux qui s'étaient soustraits à la condamnation prononcée contre eux au sujet de l'affaire des Arginuses. Le magnanime Socrate seul, sur le moment même, s'était levé contre ce rigoureux décret; Aristophane essaye ici de le faire rapporter: il se rencontre avec la généreuse pensée de l'homme calomnié par lui dans les Nuées.

* * * * *

Après quelques autres détails, le chœur des Initiés termine par cette comparaison, qui plut aux spectateurs:

Nous avons souvent remarqué, dans cette ville, qu'on en use à l'égard des honnêtes gens comme à l'égard de l'ancienne monnaie. Elle est d'un excellent titre, la plus belle de toutes, la seule bien frappée et qui sonne bien, la seule qui ait cours partout, chez les Grecs et chez les Barbares; cependant, au lieu de nous en servir, nous préférons ces méchantes pièces de cuivre nouvellement frappées et de mauvais aloi. De même, les citoyens que nous savons bien nés, modestes, justes, honnêtes gens, habiles aux exercices de la palestre, à la musique, à la danse, nous les dédaignons; tandis que nous trouvons bons à tous les emplois les derniers venus, des fronts d'airain, des étrangers, des chenapans de père en fils, dont la ville autrefois n'eût pas même voulu pour victimes expiatoires. O insensés, changez donc de méthode, et faites donc usage des gens de bien. Alors, si vous réussissez, ce sera justice; ou, si la fortune vous trahit, les sages vous loueront du moins d'être tombés avec honneur.

Laissons de côté l'idée, qui, au fond, est comme toujours d'un esprit attardé, exclusivement épris de l'ancien régime, des vieilles choses et des vieilles gens, ennemi des hommes nouveaux; mais comme l'image est charmante, joliment tournée, neuve et bien frappée!

* * * * *

Il n'y a point de parabase dans les Femmes à l'Assemblée. Nous avons expliqué pourquoi: la pièce fut représentée en 393 ou 392 avant notre ère. Or, c'était onze ou douze années auparavant, l'an 404, lors de la prise d'Athènes par Lysandre et de l'établissement du gouvernement des Trente sur les ruines de la démocratie, qu'avait paru le décret qui interdisait de désigner par son nom aucune personne vivante et de faire usage de la parabase.

Toutefois la première partie du discours de Praxagora en tient lieu jusqu'à un certain point, quoiqu'il soit Bien entendu que la parabase proprement dite n'est jamais faite que par le chœur.

Au vers 728, le chœur manque.

* * * * *

Il n'y a pas non plus de parabase dans la comédie de Plutus. Et toute la partie lyrique du chœur a été supprimée: on le voit par sept lacunes. Il n'en reste que la partie dialogique, c'est-à-dire celle où le chœur s'entretient avec les personnages de la pièce, et où le chœur, pour ainsi parler, n'est plus le chœur.

C'est que cette comédie, donnée pour la première fois en 409, cinq ans avant le décret, fut reprise vingt ans plus tard, avec les changements nécessaires. Il est probable qu'à la première représentation elle ne manquait point de parabase; lorsqu'elle fut reprise, la loi ne permettait plus qu'elle en eût.

Nous avons dit que cette pièce est le seul exemple qui nous soit parvenu de ce qu'on nomme la comédie moyenne, transition entre l'ancienne et la nouvelle.

Les personnalités y sont moins nombreuses et moins vives que dans aucun autre ouvrage d'Aristophane: encore peut-on croire qu'elles sont des restes de la première édition qui ont été remêlés dans la seconde, après la représentation amendée de celle-ci.

Le Plutus est la dernière pièce que le vieux poëte ait fait jouer lui-même; car, les deux autres qu'il composa encore ensuite, le Coccalos et l'Æolosicon, il les fit donner par son fils Araros.

La comédie moyenne, cependant, conserva non la parabase, mais les chœurs: seulement elle en ôta ce qu'il y avait de trop fantastique dans la forme, de trop satirique dans l'esprit.

La comédie nouvelle les perdit entièrement.

* * * * *

Ainsi, en résumé, la comédie ancienne, née de la démocratie et sa plus vivante image, en suit la fortune: elle fleurit et meurt avec elle.

N'y eût-il pas eu de décret, les Trente étant les maîtres, le peuple anéanti n'aurait pu soutenir les poëtes comiques qui auraient osé les railler. La parabase n'était plus possible. En outre il n'y avait plus d'argent pour les chorégies, les citoyens aisés n'ayant, depuis la chute de la démocratie, aucun intérêt de popularité et d'ambition à prendre des fonctions si onéreuses.

La parabase tomba donc en même temps que la démocratie, comme le fruit avec l'arbre.

* * * * *

On nous pardonnera d'avoir, après des études déjà si détaillées sur les comédies d'Aristophane, consacré un chapitre spécial aux seuls monuments qui nous restent de ce singulier phénomène dramatique, la parabase.

* * * * *

Nous avons remarqué qu'il y a quelquefois, outre la parabase même, deux ou trois rejetons de parabase dans une seule comédie; en d'autres termes, que la parabase est parfois précédée ou suivie, à une assez grande distance, de morceaux anapestiques ou lyriques, qui s'y rapportent visiblement et qui sont entièrement détachés de l'action et du dialogue.

Ce fait s'explique par les mêmes raisons que la parabase elle-même.

Dans ce théâtre, né de la poésie chorique, l'action ayant été ajoutée peu à peu sous le nom d'épisode, le drame, soit tragédie, soit comédie, resta composé de ces deux éléments. Et, même après que l'action se fut étendue et que les épisodes se furent multipliés, le chœur demeura toujours le lien, le centre et l'unité de l'œuvre dramatique, et non pas du tout l'accessoire comme nous serions tentés de l'imaginer suivant nos idées modernes. Eh bien! dans ce théâtre épisodique, lorsque deux scènes se seraient succédé sans tenir assez l'une à l'autre, le chœur faisait la transition et l'intermède.

La comédie, selon toute apparence, fut improvisée beaucoup plus longtemps que la tragédie, et garda toujours quelque chose de plus négligé dans ses plans et de plus abandonné dans ses épisodes. De là, des espèces de lacunes. Le chœur les remplaçait avec un ou deux couplets.

Voilà comment, outre la parabase même qui venait se planter au beau milieu de la pièce entre le nœud et la péripétie, il y avait parfois, tantôt avant, tantôt après, un ou deux rejetons de parabase, qui germaient et qui fleurissaient, au souffle de la fantaisie, dans chaque fissure de l'action.

Quelques-unes, d'ailleurs, de ces fissures et de ces lacunes étaient peut-être ménagées à dessein ou laissées volontiers par le poëte, justement afin que le chœur, qui, après tout, malgré les développements et envahissements successifs de l'action, était resté le principal personnage, ne fût pas trop longtemps silencieux.

Faute de se figurer ainsi les choses selon la réalité de leur formation pour ainsi dire organique, ces rejetons de parabase pourraient sembler bizarres, on comprendrait à peine ce qu'ils viennent faire au milieu de la comédie. Par exemple, dans les Oiseaux, du vers 1553 au vers 1564, tout-à-coup entre deux scènes le chœur se remet à chanter et dit ces paroles fantastiques:

Dans le pays des Ombres est un marais, où Socrate, qui ne se lave jamais, évoque les âmes. Pisandre arriva là, pour voir son âme, qui l'avait quitté même de son vivant; il amenait pour victime un chameau en guise d'agneau: il l'égorgea et, comme Ulysse (dans l'Odyssée), se retira à l'écart. Alors, sortit des Enfers, pour sucer le sang du chameau, Chéréphon, le vampire.

Puis, la comédie reprend sa marche, qui n'a pas été autrement interrompue. Ce petit morceau ne fait suite à rien, si ce n'est apparemment à un autre de même sorte qui est soixante vers plus haut. La musique seule, et le changement de mètre, servaient de transition et de rappel.

Un autre exemple se trouve dans les Guêpes, au vers 1265 et suivants.

* * * * *

En résumé, la parabase était, sans doute, contraire à l'essence du genre dramatique, tel du moins qu'on le comprend chez nous; mais concevez quel intérêt devaient y trouver le poëte et les spectateurs.

Pour le poëte, ce privilége énorme de parler seul sans craindre de réplique, le mettait à l'égal de nos prédicateurs; et cela devant un auditoire immense, auquel il pouvait aisément, grâce au prestige de la scène, de la poésie, de la fantaisie, imposer ses idées, ses amitiés, ses haines. La parabase était comme un filet qu'il jetait sur ses auditeurs pour pêcher leurs âmes. Ou bien elle était le carquois sonore qu'il épuisait contre ses ennemis.

S'il est vrai, comme quelques-uns l'ont prétendu, que Sophocle ait été nommé stratège à cause des connaissances politiques dont il avait fait preuve dans Antigone, un tel exemple n'avait-il pas de quoi tenter les esprits ambitieux? Pour peu qu'ils fussent poëtes, surtout poëtes comiques, quoi de plus commode que cette parabase dans laquelle ils pouvaient exposer leurs idées sous la forme la plus séduisante, sans crainte d'être réfutés ni contredits?

Cela est si vrai qu'Euripide, un des précurseurs de l'esprit moderne, cherchant toutes les occasions de propager les opinions nouvelles,—révolutionnaire, en un mot, comme nous dirions aujourd'hui, c'est-à-dire évolutionnaire,—Euripide n'était pas loin de faire des parabases dans la tragédie même, par les idées, sinon par la forme métrique (nous avons vu, du reste, par les Nuées, que l'anapeste n'était pas une nécessité[246]). Dans les Danaïdes, par exemple, c'était si bien Euripide qui exprimait ses idées par la voix du chœur, que ce chœur, composé de femmes, parlait au masculin.—Or, Aristophane lui-même, dans ses parabases comiques, n'abandonne jamais à ce point la fiction. Même lorsqu'il parle pour son compte, il n'oublie pas le sexe du coryphée dont il emprunte la voix. C'est ainsi qu'il dit dans les Nuées, faisant allusion aux prête-noms dont il avait usé d'abord: «Comme en ce temps-là, j'étais encore fille, et qu'il ne m'était pas permis de devenir mère,» etc. Mais Euripide, dans les Danaïdes, oublie complètement le personnage et parle tout-à-fait en son propre nom.

Songez donc, quel puissant élément d'action que la parabase, que cette harangue à la fois satirique et grave, familière et élevée, mêlée de réalité et de poésie, où le polémiste pouvait attaquer et se dérober, et, pour décocher une idée hardie, l'enrubanner de métaphores qui en cachaient la pointe sans l'émousser, ou l'empenner de drôleries qui la faisaient voler plus loin, pénétrer plus profondément! C'était souvent pour ce morceau privilégié que le poëte faisait la pièce. Tel événement, tel homme le frappaient; il les saisissait au passage, les crayonnait au vol; les vers, sur ses tablettes, s'improvisaient d'eux-mêmes. C'était moins le poëte qui prenait son sujet, que le sujet qui prenait son poëte, comme le journaliste chez nous.

Et, pour les spectateurs, quel intérêt aussi! Par la parabase, ils étaient eux-mêmes mis en jeu et pris à partie, introduits dans la comédie et dans l'action. On tremblait de s'entendre apostropher; mais on s'amusait de voir son voisin ridiculisé, en attendant qu'on le fût à son tour; et ce tour semblait reculé d'autant, comme quand les balles dans une bataille font tomber ceux qui sont autour de nous. Tel, atteint d'une flèche barbelée, forcé de dévorer son affront en silence, pensait ce que dit Lamachos, raillé par Dicéopolis dans les Acharnéens: «O démocratie! peut-on supporter de tels outrages!» ou ce que dit Neptune, dans les Oiseaux: «O démocratie! à quoi nous réduis-tu!»

Bon gré, mal gré, on souffrait tout, de la part des poëtes comiques, «ces fous privilégiés des vingt mille rois d'Athènes[247]».

C'était la vie du régime populaire dans ce qu'elle avait de plus libre, de plus agité, de plus heurté même; c'étaient les passions de la démocratie, se choquant, jaillissant en étincelles. Que de jouissances! et que d'aiguillons! Quelle fièvre, mais quelle joie! Quel bonheur de se sentir vivre, tous ensemble, poëte et spectateurs, avec une telle intensité! La parabase plaisait aux sages comme aux méchants: elle réprimait les abus, elle satisfaisait l'envie. Grâce à la mesure des vers, on retenait aisément par cœur les passages les plus malicieux, ou les plus beaux, ces sentences morales chéries des Grecs, offertes dans d'élégantes métaphores, ou bien ces portraits satiriques en deux coups de langue ineffaçables. En sortant du théâtre, on répétait ces vers, on les chantait, comme nos vaudevilles d'autrefois. Malheur aux pauvres hères, ou aux puissants, dont les noms prêtant à la raillerie, avaient retenti dans les anapestes! Théognis, le poëte à la glace, et le débauché Ariphrade, et le démagogue Hyperbolos, et le lâche Cléonyme, poltron et goinfre, devenaient plus fameux qu'ils n'eussent voulu. D'une représentation à l'autre, entre deux fêtes de Bacchus, les traits qu'on avait retenus volaient de bouche en bouche. Parfois c'était une tirade entière. Les représentations n'étant pas quotidiennes et ne revenant qu'à de longs intervalles, faisaient une impression d'autant plus vive. Tout était saisi, commenté, par l'esprit rapide et subtil des Athéniens; et on emportait de la comédie des sujets de discussions sur les places publiques et sous les portiques.

Il faut se figurer tout cela à la fois, pour bien comprendre la parabase et l'immense intérêt qu'y prenait tout le monde à des titres divers.

On l'a dit, si le grand ressort des sociétés modernes est la presse, à Athènes c'était la parole, c'est-à-dire la voix des orateurs et des poëtes. Par la parabase, la comédie, si elle eût été quotidienne, eût réuni à elle seule, la double puissance que chez nous la tribune et la presse exercent chacune à part: tribune, en effet, qui admettait tout, depuis l'éloquence et la poésie, jusqu'aux discussions d'affaires, avec statistique et arithmétique; depuis les pensées les plus hautes jusqu'aux drôleries et aux calembours; presse de tous les tons et de toutes les allures, depuis les paroles les plus graves d'un Times ou les plus acérées d'un Journal des Débats, jusqu'aux pochades fantastiques d'un Charivari ou d'un Punch.

Même en n'élevant la voix que de temps à autre, elle était déjà assez redoutable. Elle exerçait peut-être, à cause de cela même, une influence plus énergique et plus durable: chez nous, la régularité du bruit quotidien de la presse le rend monotone et assourdissant, et fait parfois qu'on ne l'entend plus; mais à Athènes, l'intermittence, et les époques assez distantes entre elles, des représentations comiques, préparaient à la parabase un public alerte et avide, qui avait eu le temps de sentir revenir son appétit de discours poétiques, de malices et de bouffonneries.

Aussi, le jour venu, comme on envahissait les gradins de l'amphithéâtre! Et comme, une fois là, assis ou debout, les vingt mille citoyens libres, et les dix mille métèques, soixante mille oreilles, attendaient avec joie ou avec crainte, les interpellations de la parabase, les révélations d'opinions nouvelles, les avis sérieux et plaisants assaisonnés de médisances, de railleries et d'invectives! Croyez-vous qu'en ce moment-là les hommes, d'État prévaricateurs, dilapidateurs des finances, violateurs de la constitution, ne fussent pas un peu inquiets tout en essayant de sourire, quand ils sentaient suspendu sur leur tête ce thyrse aigu, orné des pampres de Bacchus!

* * * * *

On chercherait en vain ailleurs que dans la comédie ancienne quelque chose de pareil.

Pénétrons plus avant. L'œuvre dramatique vraie est, au fond, un acte de liberté de la part du poëte envers le public: c'est un échange de l'un à l'autre, une communication réciproque.

Quand il y a une liberté moindre, le poëte peut se contenter, pour communiquer ainsi, d'un prologue ou d'un épilogue. Le prologue, parfois, donne naïvement le programme de la pièce qui va se dérouler, ou supplée au décor, ou essaye de se concilier par divers moyens l'esprit du public. L'épilogue sollicite ses applaudissements, sous une forme quelconque.

Mais, dans la liberté complète, telle que celle de la comédie ancienne, la parole dramatique, sans recourir à ces moyens qui sont extérieurs à la pièce et qui n'en sont que des appendices, va droit à son but tout au travers de la fiction théâtrale, qu'elle rompt et qu'elle perce, pour se faire jour, quand il lui plaît.

La parabase reste l'exemple unique de cette liberté complète, absolue.

Des exemples de la liberté du second degré, si l'on peut ainsi dire, se trouveraient, soit dans les prologues, soit dans les épilogues, de certaines pièces, ou grecques, ou latines, ou françaises, ou anglaises, etc.—Les burlesques harangues de Bruscambille à son public qui lui permettait tout, les Compliments courtois et bien tournés de Molière ou de son camarade Lagrange à la Cour ou à la Ville, l'usage qui se perpétua pendant le dix-septième et le dix-huitième siècles, d'adresser au public un Compliment final, sous prétexte d'annoncer le spectacle suivant; surtout les Compliments de clôture et de réouverture avant et après la quinzaine de Pâques; puis le couplet final des vaudevilles, qui remplaça le Compliment final quotidien, sont des variétés du même procédé.

On rencontrerait quelque chose de plus analogue à la parabase dans les prologues dont le théâtre anglais a fait usage presque toujours, dans Shakespeare, et avant et après lui, et où l'auteur même de la pièce, plus souvent un de ses amis ou partisans, contemporain ou non, prend la parole pour l'honorer littérairement, mais ne laisse pas de faire appel quelquefois à la passion politique.

Une image lointaine de la parabase pourrait s'apercevoir aussi dans ces comédies toutes spéciales que Molière a intitulées la Critique de l'École des Femmes et l'Impromptu de Versailles; et peut-être dans tel passage du monologue de Figaro, où c'est Beaumarchais lui-même qui parle, autant et plus que son personnage favori.

Il y aurait toutefois à noter, en ce qui regarde Beaumarchais, cette différence générale, qu'il attaque l'ancien régime, et qu'Aristophane le défend; que Beaumarchais prépare la révolution, tandis qu'Aristophane essaye de l'arrêter.

Veut-on quelque autre vague idée de la parabase aristophanesque, idée empruntée à cette même pièce: le Mariage de Figaro? Lorsqu'à la fin de la comédie tous les acteurs s'avancent contre la rampe et se rangent en espalier devant le public, pour lui dire des couplets piquants, sur les gens et les choses du jour, c'est, dans une certaine mesure, une sorte de parabase. Mais elle n'est pas dans le milieu de la pièce, elle arrive quand l'action est terminée; et elle se contente d'épigrammes ou d'allusions, sans aborder directement, excepté peut-être dans le couplet sur Voltaire, les sujets à l'ordre du jour; enfin sans traiter telle ou telle question formellement, comme le fait Aristophane. La ressemblance est donc fort légère.

* * * * *

Alfred de Musset, dans ses poésies, suppose, une parabase d'Aristophane,—d'Aristophane ressuscité et Parisien, à l'époque des lois de septembre sur la presse;—et, à propos de la déportation, dont ces lois menaçaient les journalistes, il lui prête des strophes brillantes:

   L'an de la quatre-vingt-cinquième olympiade
   (C'était, vous le savez, le temps d'Alcibiade,
   celui de Périclès, et celui de Platon),
   Certain vieillard vivait, vieillard assez maussade…
   Mais vous le connaissez, et vous savez son nom,
   C'était Aristophane, ennemi de Cléon…

   Il nommait par leur nom les choses et les hommes.
   Ni le mal, ni le bien pour lui n'était voilé;
   Ses vers au peuple même, au théâtre assemblé,
   De dures vérités n'étaient point économes;
   Et, s'il avait vécu dans le temps où nous sommes,
   À propos de la loi peut-être eût-il parlé.

   Étourdis habitants de la vieille Lutèce,
   Dirait-il, qu'avez-vous, et quelle étrange ivresse
   Vous fait dormir debout? Faut-il prendre un bâton?
   Si vous êtes vivants, à quoi pensez-vous donc?
   Pendant que vous dormez, on bâillonne la presse,
   Et la Chambre en travail enfante une prison!

   On bannissait jadis, aux temps de barbarie:
   Si l'exil était pire ou mieux que l'échafaud,
   Je ne sais; mais du moins sur les mers de la vie
   On laissait l'exilé devenir matelot.
   Cela semblait assez de perdre sa patrie.
   Maintenant avec l'homme on bannit le cachot.

   Dieu juste! nos prisons s'en vont en colonie!
   Je ne m'étonne pas qu'on civilise Alger:
   Les pauvres Musulmans ne savaient qu'égorger;
   Mais nous, notre Océan porte à Philadelphie
   Une rare merveille, une plante inouïe,
   Que nous ferons germer sur un sol étranger.

   Regardez, regardez, peuples du Nouveau Monde!
   N'apercevez-vous rien sur votre mer profonde?
   Ne vient-il pas à vous, du fond de l'horizon,
   Un cétacé informe, au triple pavillon?
   Vous ne devinez pas ce qui se meut sur l'onde:
   C'est la première fois qu'on lance une prison.

   Enfants de l'Amérique, accourez au rivage!
   Venez voir débarquer, superbe et pavoisé,
   Un supplice nouveau par la mer baptisé.
   Vos monstres quelquefois nous arrivent en cage;
   Venez, c'est notre tour, et que l'homme sauvage
   Fixe ses yeux ardents sur l'homme apprivoisé.

   Voyez-vous ces forçats que de cette machine
   On tire deux à deux pour les descendre à bord?
   Les voyez-vous fiévreux, et le fouet sur l'échine,
   Glisser sur leurs boulets dans les sables du port?
   Suivez-les, suivez-les; le monde est en ruine:
   Car le génie humain a fait pis que la mort.

   Qu'ont-ils fait, direz-vous, pour un pareil supplice?
   Ont-ils tué leurs rois, ou renversé leurs dieux?
   Non. Ils ont comparé deux esclaves entre eux;
   Ils ont dit que Solon comprenait la justice
   Autrement qu'à Paris les préfets de police,
   Et qu'autrefois en Grèce il fut un peuple heureux.

   Pauvres gens! c'est leur crime; ils aiment leur pensée,
   Tous ces pâles rêveurs au langage inconstant:
   On ne fera d'eux tous qu'un cadavre vivant.
   Passez, Américains, passez tête baissée;
   Et que la liberté, leur triste fiancée,
   Chez vous du moins, au front les baise en arrivant.

L'invraisemblance de cette fiction d'Alfred de Musset, c'est qu'Aristophane, parfait réactionnaire, loin de blâmer les lois de septembre, y aurait peut-être applaudi, réclamant pour lui seul et pour ses partisans ce que nos cléricaux appellent subtilement la liberté du bien.

* * * * *

La parabase aurait aujourd'hui fort à faire et fort à dire sur toutes sortes de sujets, pour un Aristophane progressiste; mais peut-être l'archonte éponyme refuserait-il au poëte un chœur.

À dire vrai, la parabase n'était possible que dans la comédie attique ancienne, essentiellement libre, démocratique et militante, au milieu de toutes les sortes d'enthousiasmes orgiaques.

Quoique contraire, en apparence et selon nos idée modernes, à la nature même de la fiction dramatique, la parabase était si bien l'âme de la comédie ancienne que sitôt qu'on l'en eût arrachée violemment par un décret de l'autorité, cette comédie n'eut plus qu'à périr.

Et alors, en effet; comme la guêpe à qui vous arrachez son aiguillon, elle mourut.

CONCLUSION.

J'ai essayé de faire voir comment la comédie d'Aristophane, qui au premier coup d'œil paraît si folle, cache ordinairement un dessein sérieux sous cette apparente folie. Au fond, elle traite les questions politiques, ou sociales ou littéraires; mais elle les traite à sa façon et par les procédés qui lui sont propres, par la bouffonnerie et par la fantaisie, tantôt drôlatique; tantôt gracieuse, souvent obscène.

Vous rappelez-vous ce conte de fées, où deux jeunes filles, deux sœurs, toutes les fois qu'elles ouvrent la bouche, en laissent échapper l'une des fleurs, des perles et des pierreries; l'autre, des vipères et des crapauds? De ces deux jeunes filles, faites-en une seule, dont la bouche répandra tout cela pêle-mêle: c'est la Muse d'Aristophane.

Plutarque déjà condamne ses peintures lascives, et les déclare indignes d'un homme poli et d'un homme de bien.

Il est vrai que, d'autre part, Platon, Cicéron, Quintilien, saint
Chrysostome, saint Augustin, lui pardonnent pour sa grâce exquise.
Serons-nous plus sévères que des saints?

Ses conceptions fantastiques, dont le laisser-aller quelquefois est extrême, ses bouffonneries extravagantes et licencieuses, sont des moyens de captiver le peuple, de le gagner à ses idées. Pour pouvoir lui donner des conseils qu'il croit bons, il s'empare de lui par tous les moyens: il le prend par les yeux, par les oreilles, par tous les sens, par tous les bouts; sauf, une fois qu'il le tient, à lui parler net et à lui donner de graves leçons.

Mais, direz-vous, si le poëte doit être, comme le veut Aristophane lui-même, l'éducateur des hommes assemblés, pourquoi faut-il que cette éducation croye nécessaire de revêtir d'une forme si licencieuse un patriotique dessein?

J'ai déjà indiqué, chemin faisant, les diverses explications qui sont des circonstances atténuantes. Je les rappellerai en finissant.

Sans doute le poëte dramatique, le poëte comique lui-même, au lieu de descendre jusqu'à la foule, doit tâcher d'élever la foule jusqu'à lui. Mais, pour l'élever, il faut la prendre; et on la prend par où l'on peut.

Comme il n'y avait à Athènes qu'un seul théâtre pour tout le monde, le poëte comique devait faire en sorte de plaire à toutes les classes de spectateurs. Vingt à trente mille hommes fêtant Bacchus ne s'accommodaient guère de la décence. Les fêtes elles-mêmes de ce dieu étaient loin de la conseiller. La comédie conservait volontiers les allures lascives, la verve brutale, le délire sensuel des chants phalliques, d'où elle avait tiré son origine.

Loin d'accuser Aristophane de ce qui est la faute de son temps, il faut plutôt lui savoir gré d'avoir entremêlé souvent à ces phallophories, consacrées par l'usage, les inspirations d'une poésie fraîche et suave, qui purifiaient la comédie. Si le libidineux cordax était une nécessité dionysiaque, remercions le poëte comique d'y avoir fait succéder quelquefois des chœurs gracieux, des danses idylliques; et ne nous étonnons pas trop de respirer, après l'odor di femina des chastes Muses au doux parfum, l'odeur âcre et infâme des Satyres. À tant d'exhibitions obscènes, que la tradition rendait presque innocentes, félicitons le poëte d'avoir mêlé, du moins çà et là, de hautes et nobles moralités.

Lorsque tout ce peuple en liesse sortait de la fête des Marmites, il était potus et exlex. Les comédies qu'on lui servait devaient être fortement assaisonnées.

Madame de Staël a fort bien dit: «Les Grecs avaient le goût qui tient à l'imagination, et non celui qui naît de la moralité de la vie.»

Qu'on se figure cette société à laquelle les femmes ne se mêlaient pas, si l'on peut appeler société la vie d'un peuple ainsi abandonné à la brutalité masculine toute pure. Imaginez ce peuple d'hommes, que rien n'obligeait à la politesse et aux bienséances auxquelles le monde moderne s'est astreint par la présence des femmes, qui seule a pu réaliser la société véritable. Imaginez, dis-je, ces hommes vivant toujours entre eux, demi-nus ou tout nus, dans les palestres, dans les bains, sous les portiques; concevez le laisser-aller et la licence de ces mœurs, le ton de la conversation. Quoique l'esprit fût très-raffiné, les mœurs étaient assez grossières. Les manières et les paroles étaient des plus libres: on ne sentait le besoin d'aucune contrainte; on n'en avait pas même l'idée. Tout au plus quand les hommes les plus polis passaient quelques heures chez les courtisanes dont on avait cultivé le corps et l'esprit, chez une Phryné, chez une Aspasie, rencontraient-ils parfois instinctivement un peu de la mesure et de la bienséance qui devaient être, longtemps après, les lois de la conversation moderne[248].

Mais ces exceptions elles-mêmes font entrevoir quelle devait être cette grossièreté naturelle et nécessaire dans les habitudes de la vie, en dépit des finesses exquises de la poésie et des arts, et même des élévations de la morale théorique. La licence des paroles, sinon des actions, pouvait aller aussi loin que possible, sans choquer et sans étonner presque personne, et sans qu'on s'avisât que ce fût de la licence: c'était simplement la nature.

Voyez, aujourd'hui même, le soir, après dîner, pendant que les femmes restent au salon, voyez et entendez les hommes causant entre eux, en fumant leur cigare: la liberté de leur conversation diffère-t-elle beaucoup de celle d'Aristophane, quoiqu'il y ait vingt-deux siècles d'intervalle entre l'une et l'autre civilisation? Ils ne se croyent pas pour cela licencieux le moins du monde: ils ne se gênent plus, voilà tout. Pour un moment, ils se détendent et se laissent aller à la nature: tout à l'heure ils rentreront dans la société. À la vérité, quelque chose de peu galant restera dans leur air, comme l'odeur du tabac à leurs habits.

Je ne veux rien dire des femmes entre elles, dont les conversations aussi sont prodigieuses quelquefois. Et cependant les femmes, encore plus que les hommes, reçoivent aujourd'hui, relativement à l'antiquité, une éducation fortement saturée de morale et de qu'en dira-t-on. Dès l'âge où elles étaient fillettes, l'habitude du monde leur a appris à porter le corset des bienséances. Mais, sitôt qu'elles sont seules entre elles, et un peu intimes, comme la nature reprend ses droits! Tant il est vrai que la vraie société et la vraie conversation, avec la mesure et la bienséance, n'existent que quand les hommes et les femmes sont stimulés en même temps et contenus par la présence les uns des autres.

À Athènes, les femmes, selon toute apparence, étaient exclues des représentations comiques, du moins à l'époque d'Aristophane. La tragédie seule leur était permise; et, tout au plus après la tragédie, le drame de Satyres[249].

Rappelons aussi que les femmes ne figuraient pas sur la scène; c'étaient des hommes qui jouaient tous les rôles.

L'absence des femmes, dans l'auditoire et sur la scène, explique cette liberté, gaillarde, que rien ne contraignait.

Nos vieilles comédies gauloises avaient presque la même gaillardise, et n'avaient pas les mêmes excuses. Jusque dans le dix-septième siècle, Corneille et Molière sont encore bien vifs dans certains détails de leurs comédies, quoiqu'ils se vantent à leur tour, comme Aristophane en son temps, d'être plus châtiés, plus réservés que les poëtes d'auparavant. Il est donc très-possible et très-croyable qu'Aristophane ait épuré la scène, comme il s'en vante mainte fois. Et l'on ne doit pas plus lui reprocher ce qu'il a conservé de grosse bouffonnerie, que nous ne reprochons à Corneille et à Molière quelques derniers vestiges d'une impureté relativement aussi choquante pour nous, et qu'ils avaient en général contribué à faire disparaître. Lorsqu'il s'agit de décence, tout est relatif, et on ne peut partir que d'où l'on est.

Ce qui importe, c'est que la fantaisie, même la plus libre et la plus bouffonne, soit le vêtement de la raison. Proudhon a fort bien dit, parlant de la littérature et de l'art, «que la fantaisie elle-même doit toujours se ramener à l'idée.» C'était ce que voulait aussi Boileau, écrivant dans l'Art poétique:

Il faut, même en chansons, du bon sens et de l'art.

Toute œuvre d'art, vraiment digne de ce nom, doit satisfaire en même temps l'imagination et la raison. De ce côté-là, assurément, on ne saurait rien reprocher à Aristophane, qui, sous les formes les plus folles, a des idées si arrêtées, si obstinées même.

Ajoutons qu'elles semblent très-désintéressées, puisque souvent elles doivent avoir été contraires à celles du plus grand nombre des spectateurs.

La comédie est une sorte de suffrage universel, appliqué non aux personnes, mais aux idées. Si le poëte comique doit être, comme on l'a dit des représentants du peuple, le médecin et non le valet de l'opinion, l'auteur des Chevaliers et des Guêpes, il faut le reconnaître, se conduisit en médecin, non en valet.

Reste à savoir si le médecin fut toujours aussi éclairé que courageux. Michelet, dans la Bible de l'humanité, l'appelle «le grand Aristophane.» Il fut grand, en effet, par le patriotisme, lorsqu'il combattit de toutes ses forces cette funeste guerre du Péloponnèse. Mais, dans les questions sociales, il manqua souvent d'élévation, d'étendue et de sens philosophique. Il mit son imagination jeune et charmante au service d'une cause vieillie et arriérée. Dans sa superstition pour le passé, il tourna le dos à l'avenir. Les apôtres et les précurseurs de cet avenir furent poursuivis incessamment de ses injures et de ses calomnies. Si donc Aristophane est grand par son amour de la patrie, s'il est grand aussi par sa poésie et par les merveilles de son style, nous avons été obligés de constater que, philosophiquement et socialement, il est petit. Esprit timoré, il a la vue courte.

Quand on le compare à Rabelais et à Molière, on trouve que ceux-ci ont marché hardiment dans le sens du progrès futur: ils ont été vraiment les précurseurs de l'avènement du tiers-état. Molière prend le flambeau des mains de Rabelais et le passe à Voltaire. Aristophane arrache le flambeau des mains de Socrate et d'Euripide, et le met sous ses pieds.

S'il montra du courage en attaquant Cléon, il ne fit voir, en diffamant ces deux grands hommes, représentants de la philosophie de l'avenir, qu'un esprit étroit et pusillanime; Rabelais et Molière, en déclarant la guerre, l'un aux terribles chats-fourrés, et aux nombreux oiseaux de l'Isle Sonnante, l'autre aux Jésuites et aux Tartuffes, font éclater un courage héroïque que n'altère jamais aucune éclipse. Aristophane essaye en vain de défendre et de ranimer des institutions surannées, de relever des traditions qui s'écroulent de toutes parts. Rabelais et Molière ne démolissent que les choses qui doivent tomber, et en édifient beaucoup d'autres. Aristophane n'édifie rien, et attaque ceux qui édifient. Les idées de ce grand poëte sont donc aussi faibles, la plupart du temps, qu'obstinées. S'il est hardi, c'est seulement par l'imagination et par la fantaisie. Ce qu'on doit admirer chez lui, c'est l'art d'animer les idées abstraites, de leur donner la vie, le mouvement, la voix, d'en faire des réalités, des personnes, des actions comiques.

Ces actions, sans doute, ne sont pas très-serrées; elles sont un peu lâches et flottantes. L'art dramatique, en ce temps-là, se contentait à peu de frais, et produisait pourtant ainsi des effets qui durent encore. Aujourd'hui, comme on a vingt-deux siècles de plus, on est plus habile à nouer l'intrigue, à charpenter le drame, à ménager ou plutôt à accumuler les péripéties. Et cependant, malgré cet art et cette industrie nous ne faisons souvent rien qui vaille. Cinq ou six auteurs dramatiques surnagent seuls dans l'océan des platitudes. Les peintures simples et naïves produisent encore plus d'effet que les coups de théâtre, les ficelles et les trucs.

Ce qui manque au théâtre de notre temps, ce n'est pas l'habileté, c'est la conviction. La comédie s'adresse aux masses, et elle est le plus communicatif de tous les arts: elle peut donc exercer la plus grande influence. Il faut mettre cette influence au service de la vérité et de l'honneur.

Je sais bien que l'art est une chose et que la morale en est une autre. La présence assidue d'une intention morale, comme le dit fort bien M. Taine dans son Essai sur Thackeray, nuit au roman ainsi qu'au romancier. Mais je ne crois pas qu'il en soit tout-à-fait de même au théâtre. Le théâtre, comme le veut Molière et comme le voulait Aristophane, est et doit être l'école des mœurs, non directement et par des sermons, quoiqu'Aristophane et Molière et Corneille en aient de fort beaux et soient de merveilleux prédicateurs, mais indirectement, par la peinture vraie des ridicules et des vices. Le théâtre, sans doute, est un art qui, avant tout, a pour objet de divertir, mais ensuite de moraliser en divertissant.

D'un côté il est incontestable que l'art a en lui-même sa raison d'être, et qu'il a pour objet direct la beauté, non l'utilité. C'est, apparemment, ce que voulait dire la célèbre formule de l'art pour l'art, qui a prêté à d'autres interprétations. De l'autre, il est incontestable aussi que les esprits élevés et les nobles cœurs, vraiment amis du peuple, cherchent partout l'occasion de l'instruire, de l'éclairer, de le rendre meilleur. Tout ce qui ne porte point ce caractère d'un généreux enseignement n'est aux yeux de ceux-là que misère et frivolité: ce n'est pas œuvre d'homme. Or l'artiste avant tout est homme. Il ne doit ni ne peut rester indifférent aux destinées de son pays, aux vicissitudes sociales aux progrès de l'humanité; il ne saurait échapper aux idées ni aux passions de son temps. Qu'il le veuille ou non, il reçoit plus ou moins l'influence des unes et des autres; il réagit sur elles à son tour. Si l'artiste est celui qui crée, il ne peut créer qu'avec l'esprit de son cœur, comme dit l'Écriture, mente cordis sui. Il n'y a d'artistes féconds que ceux qui ont en eux un foyer ardent ou une source jaillissante; et ceux-là, croyez-moi, sont citoyens d'abord, artistes après. Il faut donc que l'artiste influe sur son époque, comme elle influe sur lui; c'est ce qui fait que l'art est toujours, par ressemblance ou par contraste, l'expression de la société. Aux siècles de religion et de foi, les poëtes composent des mystères, dans lesquels ils développent les légendes sacrées; les architectes élèvent des cathédrales, que les peintres et les sculpteurs remplissent des images des saints. Dans les siècles de discipline et d'autorité la poésie et la peinture ont un caractère réglé, noble et élevé: les contemporains de Louis XIV, de Colbert, de Turenne et de Condé, sont Corneille, Racine et Molière, Poussin, Lebrun et Lesueur. Louis XV et madame de Pompadour voient fleurir Marivaux et Boucher; les grands artistes du dix-huitième siècle, ce sont les hommes qui emploient leur plume à attaquer et à renverser l'ancien ordre social et à déblayer le terrain sur lequel nous essayons aujourd'hui d'édifier l'ordre nouveau. À aucune époque, l'artiste ne peut s'empêcher d'être effet ou cause, d'exercer ou de subir une influence, d'être chef ou soldat. Qu'il le comprenne donc, et, renonçant à des théories ambiguës, qu'il s'associe de tout son cœur à l'œuvre de ses contemporains. Qu'il se serve de son génie ou de son talent pour moraliser et pour apaiser, pour répandre l'idée du devoir, pour aider les hommes de bonne volonté à préparer, l'avenir. Pourvu que l'utile n'exclue pas le beau, et s'y subordonne, l'art ne peut-il, sans cesser d'être l'art, devenir un moyen d'action, venir en aide à la morale, voire même à la politique, qui n'est que la morale appliquée aux peuples? Dites alors que les Philippiques de Démosthènes, que les Catilinaires de Cicéron, que Don Juan et Tartuffe, et le Mariage de Figaro, ne sont pas œuvres d'art: car les Philippiques ont retardé l'asservissement de la Grèce; car les Catilinaires délivrèrent Rome d'un scélérat qui voulait la détruire par le fer et par le feu; car Don Juan et Tartuffe ont préparé l'émancipation religieuse du dix-huitième siècle; car le Mariage de Figaro a été, comme le remarquait Napoléon dans ses lectures de Sainte-Hélène, le premier coup de canon de la révolution française. Encore une fois, pourvu que l'utilité n'exclue pas la beauté et s'y subordonne, la condition de l'art est remplie; il faut que l'utilité demande à la beauté non-seulement son concours, mais son secours. En un mot, la poésie, nous disons la poésie véritable, ayant nécessairement une influence, et ne pouvant point ne pas l'avoir si elle mérite vraiment de s'appeler poésie, nous voulons que cette influence soit bonne et non mauvaise, utile et non funeste. L'art doit être patriotique en même temps qu'idéal; par là il sera tout ensemble contemporain et éternel. Le poëte n'est pas libre, on l'a dit, de n'être qu'un amuseur de la foule. Il doit l'instruire, lui enseigner ses devoirs, et lui présenter la leçon sous une forme vivante et élevée qui fasse passer dans les âmes, en les récréant, les impressions du vrai et du juste, du bon et du beau. Il faut qu'il soit en même temps homme d'action et poëte, homme d'action par sa poésie.

Diderot, qui n'est pas suspect, prétend qu'un tableau même n'est beau que s'il instruit et élève celui qui le regarde. Et cela se rapporte tout-à-fait à ce que La Bruyère disait d'un livre. Ainsi un tableau même, selon ce paradoxe, devrait être moral d'intention et d'effet. Je pense, toutefois, qu'il est nécessaire d'expliquer cette boutade de Diderot, et je m'imagine que ce philosophe eût souscrit volontiers à la pensée de Goethe qui admirait souvent Byron devant Eckermann, et celui-ci lui ayant dit: «Je m'incline devant le jugement de Votre Excellence; mais, quelque considérable et grand que soit ce poëte, je me permets de douter que l'homme en retire un avantage marqué pour son éducation morale proprement dite;» Goethe lui répliqua: «Et je m'inscris en faux! La hardiesse, les témérités, le grandiose de Byron, tout cela ne nous élève-t-il point? Il faut nous garder de ne chercher notre culture que dans ce qui est exclusivement pur et moral… Tout ce qui est grand contribue à notre éducation.»

C'est bien un paradoxe cependant de vouloir qu'un tableau soit une leçon de morale. Mais sera-ce également un paradoxe de prétendre la même chose pour toute œuvre d'art, quelle qu'elle soit? Et, par exemple, un beau discours ayant nécessairement une influence sur les personnes qui l'écoutent et le lisent, n'est-il pas naturel de souhaiter que cette influence soit salutaire? Eh bien! une œuvre dramatique est un discours aussi, un discours indirect, par plusieurs personnages, qui se parlent entre eux pour se faire entendre au public. Donc ce discours a, comme tout autre, une influence et un effet; mais, parce que ce discours est indirect, l'influence salutaire, l'effet utile, enfin le résultat moral, sont également indirects.

Il ne faut pas confondre la morale directe des philosophes et des prédicateurs avec la morale indirecte des poëtes comiques. Les législateurs eux-mêmes quelquefois n'ont-ils pas procédé par la voie indirecte, tout comme les poëtes comiques? Les ilotes ivres, qu'on faisait paraître devant les jeunes Spartiates pour les dégoûter de l'ivresse, leur inspiraient l'amour de la sobriété. Ainsi doit faire la comédie en nous présentant la peinture des vices.

Mais le moyen est périlleux, au dire des moralistes absolus, tels que le sévère Bossuet, dans ses Réflexions et Maximes sur la Comédie: «On aura toujours une peine extrême, dit-il, à séparer le plaisant d'avec l'illicite et le licencieux. C'est pourquoi on trouve ordinairement dans les Canons ces quatre mots unis ensemble: ludicra, jocularia, turpia, obscena, les discours plaisants, les discours bouffons, les discours malhonnêtes, les discours sales: non que ces choses soient toujours mêlées, mais à cause qu'elles se suivent si naturellement et qu'elles ont tant d'affinité, que c'est une vaine entreprise de les vouloir séparer.»

Loin de vouloir les séparer, Aristophane voulait les réunir. Par ses bouffonneries excessives, il savait se faire pardonner ses hardiesses et ses sévères parabases. L'obscénité était à la surface, la moralité au fond.

Un tel exemple, certes, n'est pas à imiter. Et c'est un singulier éducateur du peuple, que celui qui emploie de pareils moyens. Antoine Arnauld, de Port-Royal, dans la Préface de son livre sur la Fréquente Communion, trouvant les directeurs jésuites trop indulgents et trop accommodants pour la foule mondaine pécheresse, se sert d'une image jolie et juste, qui viendra ici à propos: «Un directeur, dit-il, se doit considérer comme un homme qui est debout à l'égard d'un enfant qui est tombé par terre; qui s'abaisse afin de le relever, mais qui ne s'abaisse pas tellement avec lui qu'il se laisse tomber aussi.» La même recommandation convient, sans doute, au poëte comique, et plusieurs, de nos jours, y devraient bien songer. Je ne sais s'ils ont l'intention de relever à la fin le public; provisoirement ils roulent avec lui dans la fange. Les dionysies et les bacchanales durent à présent toute l'année. Il semble que toute intention morale ait disparu. On rit aux éclats de cette vieille formule: que le théâtre doit corriger les mœurs. On voit bien pourtant qu'il peut les pervertir, et on use de ce pouvoir-là avec une joie de corruption qui retourne à la barbarie.

Je ne demande pas que la comédie se fasse prêcheuse; mais enfin, quel est le rôle que sa nature lui assigne? Sous prétexte de divertir les hommes, la comédie leur dit gaiement leurs vérités; elle les rend spectateurs de leurs propres sottises, les attache en se moquant d'eux; et les force d'applaudir celui qui les démasque.

Est-ce à dire que la comédie nous corrige? Pas précisément; Le miroir qui montre les tâches n'a pas le pouvoir de les effacer; mais du moins il nous les fait voir, et nous donne quelque envie de les ôter.

Rarement on applique à soi-même la leçon de la comédie, mais on l'applique à ses voisins, à ses amis.

La comédie, en combattant les vices dominants et accrédités, leur fait perdre un peu de terrain; sans les faire disparaître complètement, car le fond de la nature humaine est toujours le même; elle les modifie dans la forme et les atténue quelque peu, de temps à autre. Ce n'est pas beaucoup, mais c'est quelque chose. La vieille devise est donc toujours vraie: Castigat ridendo mores.

Il faut, en un mot, que la comédie soit une partie de l'éducation publique. Il faut qu'elle mêle son grain de bon sens à l'opinion populaire; il faut qu'elle apporte son caillou au suffrage universel des idées.

Aristophane est convaincu de ces principes, et les applique à sa manière. Il voit l'affaiblissement d'Athènes; il a le pressentiment, un peu vague sans doute, de sa déchéance. Athènes allait subir les Spartiates et les Trente, en attendant qu'elle subît les Macédoniens. Ceux qui, à la veille de cet avenir, regrettaient passionnément la grandeur et l'indépendance du temps d'Eschyle n'avaient pas en cela tout-à-fait tort; et il y avait là une légitime inspiration, soit de poésie, soit de satire. Le tort était de confondre avec les abaissements d'Athènes ce qui était au contraire la consolation et la compensation de ces abaissements; le tort était de ne pas voir que Socrate (et Platon après Socrate) serait précisément la grande gloire qui resterait après que celle de Marathon serait finie; le tort était aussi d'attaquer à tout propos non-seulement la démagogie, mais la démocratie elle-même.

En effet, comme le dit éloquemment M. Havet, «le mépris de la démocratie, c'est au fond le mépris de l'humanité. C'est un juste dédain, je l'avoue, que celui qu'inspirent à une raison droite et à une âme élevée les excès de sottise ou de bassesse dont les hommes peuvent se montrer capables: déplorable suite des misères trop souvent attachées à la condition humaine, et la pire sans doute de ces misères; mais ce sentiment n'est pur qu'autant qu'il demeure exempt de deux vices: le désespoir et l'orgueil. Il faut conserver le respect des bons instincts de la nature humaine avec le dégoût des mauvais, et ne pas oublier que ce qui s'est fait, après tout, de bien ou de beau dans le monde, s'est fait par les hommes, ainsi que le mal; que le bien même est, plus que le mal, leur ouvrage, puisqu'ils n'ont pu le faire qu'en s'efforçant et en luttant, tandis que, pour le mal, ils n'ont eu qu'à se laisser aller aux forces de toute espèce qui les entraînent; qu'enfin cette somme du bien, si pitoyablement petite qu'elle soit, s'augmente pourtant avec les siècles, pendant que celle du mal diminue. Mais surtout que le philosophe se garde de prétendre assigner la sagesse aux uns et la déraison aux autres, imputer le mal au grand nombre, dont il se sépare, et faire honneur du bien à une élite, où il se marque sa place. Qu'il ne dise pas comme les stoïciens: Voilà les fous, et je suis le sage! Qu'il ne compare pas, comme Platon[250], la multitude qui l'entoure à une troupe de bêtes féroces au milieu desquelles un homme est tombé: comparaison aveugle autant que superbe, puisqu'elle méconnaît tout ensemble et la bête que le plus sage entend gronder au dedans de lui quand il prête l'oreille, et le cri de l'âme humaine, qui s'élève parfois si noble et si pur du fond de la foule. La science même, la plus légitime des aristocraties, n'emporte pourtant pas avec elle la sagesse, et encore moins la vertu. Le plus grossier peut monter bien haut, le plus raffiné peut tomber bien bas. Cet homme que vous dédaignez, il vous vaut déjà par certains côtés, il vaut mieux peut-être; et, si par d'autres il vous est inférieur encore aujourd'hui, il doit vous atteindre demain; car ce doit être précisément le bienfait de votre philosophie, de l'élever où vous êtes arrivé déjà. Qui méprise la multitude méprise la raison elle-même, puisqu'il la croit impuissante à se communiquer et à se faire entendre; mais, au contraire, il n'y a de vraie philosophie que celle qui se sait faite pour tous, et qui professe que tous sont faits pour la vérité, même la plus haute, et doivent en avoir leur part, comme du soleil[251].»

Une distinction, toutefois, me semble nécessaire: Cette humanité qui, par ses efforts, accroît peu à peu la somme du bien et diminue celle du mal, se compose, si l'on y regarde, de minorités successives, entraînées par quelques individus puissants: philosophes, savants, artistes, orateurs, capitalistes, industriels. Et ce sont ces minorités successives qui, à la longue, forment la majorité totale.

Loin que le nombre seul des voix, à un moment donné, sur telle ou telle question, scientifique, philosophique, ou politique, soit un signe de vérité, beaucoup de bons esprits ont cru et l'expérience a fait voir que le plus grand nombre se trompait souvent.

Lorsque les hommes sont partagés sur une question, qui donc les départagera? Nous ne sommes plus au temps des oracles; encore moins au temps où les dieux descendaient sur la terre pour nous parler. Or, faute d'un dieu qui vienne ainsi nous dire: «Dans la question qui vous divise, c'est la minorité qui a raison, et la majorité qui a tort,» on est bien obligé, pour en finir, de supposer que c'est le plus grand nombre qui voit juste, quoique cela ne soit pas du tout certain.

Au fond, la seule chose équitable dans ce parti qu'on est forcé de prendre, c'est de ne pas vouloir sacrifier le plus grand nombre au plus petit. On présume, au surplus, que la majorité, représentant les intérêts les plus nombreux, a par cela même le plus de lumières. Mais la conclusion n'est pas nécessaire: on peut être le plus intéressé à voir très-clair, et n'y voir goutte.

Ce qu'on nomme le suffrage universel, fût-il vraiment universel,—c'est-à-dire admît-il non-seulement les hommes, qui sont à peine un tiers de la population, mais aussi les femmes et les enfants,—ceux-ci représentés, comme lorsqu'il s'agit de fortune et de propriété, par leurs tuteurs ou curateurs,—même alors, ce suffrage-là ne serait encore, après tout, qu'une probabilité accrue.

Toujours y aurait-il à trouver un ressort qui complétât encore cette machine, pour permettre à l'opinion des minorités de se faire jour. Car, s'il est nécessaire de faire passer le grand nombre avant le petit, il est équitable que le petit puisse passer du moins après le grand et être compté pour quelque chose. Entre toutes les oppressions brutales, celle des minorités ou des individus sous le poids du grand nombre pur et simple, ne serait pas la moins odieuse ni la moins révoltante aux yeux de la raison et de la justice. Le grand nombre, en tant que grand nombre, représente seulement la force, non le droit: il n'est le droit que par convention et faute de pouvoir sortir autrement des différends qui partagent les hommes. Mais souvent les minorités portent en elles la vérité future, et sont les éléments épars et successifs de cette majorité finale, progressive, indéfiniment croissante, qu'on appelle démocratie et humanité.

Comme le progrès de tous, hâté par quelques-uns, suscite peu à peu un plus grand nombre d'individus puissamment doués, incessantes recrues pour les minorités qui par là grossissent toujours, il en résulte que le nombre des sots va diminuant de plus en plus dans les majorités régnantes, qui ainsi se rapprochent indéfiniment du droit et de la vérité, et tendent à avoir raison, de plus en plus, autrement que par le poids du nombre. Il est donc assuré que les majorités seront de moins en moins bêtes et lâches. C'est le progrès, effet et cause tour à tour, se multipliant par lui-même, à l'infini.

APPENDICE.

I

THÉÔRICON, OU FONDS DESTINÉS AUX FÊTES.

M. Grote, dans son Histoire de la Grèce, élucide ainsi ce point:

«Le théâtre, dit-on, recevait trente mille personnes: ici encore il n'est pas sûr de compter sur une exactitude numérique; mais nous ne pouvons douter qu'il ne fût assez vaste pour donner à la plupart des citoyens, pauvres aussi bien que riches, une ample occasion de profiter de ces belles compositions. Primitivement, l'entrée au théâtre était gratuite; mais comme la foule des étrangers aussi bien que des citoyens se trouva être à la fois excessive et désordonnée, on adopta le système de demander un prix, vraisemblablement à une époque où le théâtre permanent fut complètement arrangé, après la destruction dont Xerxès était l'auteur. Le théâtre était loué par un contrat à un directeur qui s'engageait à défrayer (soit totalement, soit en partie) la dépense habituelle faite par l'État dans la représentation et qui était autorisé à vendre des billets d'entrée. D'abord, il paraît que le prix des billets n'était pas fixé, de sorte que les citoyens pauvres étaient évincés par les riches et ne pouvaient avoir de places. Conséquemment Périclès introduisit un nouveau système fixant le prix des places à trois oboles (ou une demi-drachme) pour les meilleures et à une obole pour les moins bonnes. Comme il y avait deux jours de représentation, on vendait des billets pour deux jours respectivement au prix d'une drachme et de deux oboles. Mais afin que les citoyens pauvres pussent être en état d'assister à la représentation, on donnait sur le trésor public deux oboles à chaque citoyen, riche ou pauvre, s'il voulait les recevoir, à l'occasion de la fête. On fournissait ainsi à un homme pauvre le moyen d'acheter sa place et d'aller au théâtre sans frais, les deux jours, s'il le voulait; ou, s'il le préférait, il pouvait n'y aller qu'un seul jour, ou il pouvait même n'y point aller du tout, et dépenser les deux oboles de toute autre manière. Le prix le plus élevé perçu pour les meilleures places achetées par les citoyens plus riches doit être considéré comme étant une compensation de la somme déboursée pour les plus pauvres; mais nous n'avons pas sous les yeux de données pour établir la balance, et nous ne pouvons dire comment les finances de l'État en étaient affectées. Tel fut le théôricon primitif ou fonds destiné aux fêtes que Périclès introduisit à Athènes, système consistant à distribuer l'argent public, étendu graduellement à d'autres fêtes dans lesquelles il n'y avait pas de représentation théâtrale, et qui dans des temps postérieurs alla jusqu'à un excès funeste: car il avait commencé à un moment où Athènes était remplie d'argent fourni par le tribut étranger, et il continua avec de plus grandes exigences à une époque subséquente où elle était comparativement pauvre et sans ressources extérieures. Il faut se rappeler que toutes ces fêtes faisaient partie de l'ancienne religion, et que, suivant les sentiments de cette époque, des réunions joyeuses et nombreuses étaient essentielles pour satisfaire le dieu en l'honneur duquel la fête se célébrait[252].»

II

NICIAS ET CLÉON.

«La première moitié de la vie politique de Nicias—après le temps où il parvint à jouir d'une complète considération à Athènes, étant déjà d'un âge mûr,—se passa en lutte avec Cléon; la seconde moitié, en lutte avec Alcibiade. Pour employer des termes qui ne conviennent pas absolument à la démocratie athénienne; mais qui cependant expriment mieux que tout autre la différence que l'on a l'intention de signaler, Nicias était un ministre ou un personnage ministériel, qui souvent exerçait réellement et qui toujours était dans le cas d'exercer des fonctions officielles;—Cléon était un homme d'opposition, dont l'affaire était de surveiller et de censurer les hommes officiels pour leur conduite publique.

Nous devons dépouiller ces mots du sens accessoire qu'ils sont censés avoir dans la vie politique anglaise, celui d'une majorité parlementaire constante en faveur d'un parti: Cléon emportait souvent dans l'assemblée publique des décisions que ses adversaires, Nicias et autres de même rang et de même position, qui servaient dans les postes de stratège, d'ambassadeur, et dans d'autres charges importantes désignées par le vote général, étaient obligés d'exécuter contre leur volonté.

Pour parvenir à ces charges, ils étaient aidés par les clubs politiques ou conspirations (pour traduire littéralement le mot original) établies entre les principaux Athéniens afin de se soutenir les uns les autres, tant pour acquérir un office que pour se prêter un mutuel secours en justice. Ces clubs ou hétairies doivent avoir joué un rôle important dans le jeu pratique de la politique athénienne, et il est fort à regretter que nous ne possédions pas de détails à ce sujet. Nous savons qu'à Athènes ils étaient complètement oligarchiques de dispositions, tandis que l'égalité de position et de rang, ou quelque chose s'en rapprochant, a dû être essentielle à l'harmonie sociale des membres dans quelques villes. Il paraît que ces associations politiques existaient sous forme de gymnases pour l'exercice mutuel des membres, ou de syssitia pour des banquets communs. À Athènes elles étaient nombreuses, et sans doute non en bonne intelligence entre elles habituellement, puisque les antipathies qui séparaient les différents hommes oligarchiques étaient extrêmement fortes, et que l'union établie entre eux à l'époque des Quatre-Cents, résultant seulement du désir commun d'abattre la démocratie, ne dura que peu de temps. Mais la désignation des personnes devant servir en qualité de stratèges, et remplir d'autres charges importantes, dépendait beaucoup d'elles, aussi bien que la facilité de passer par l'épreuve de ce jugement de responsabilité auquel tout homme était exposé après son année de charge. Nicias, et des hommes en général de son rang et de sa fortune, soutenus par ces clubs et leur prêtant à leur tour de l'appui, composaient ce qu'on peut appeler les ministres, ou fonctionnaires individuels exécutifs, d'Athènes: hommes qui agissaient, donnaient des ordres pour des actes déterminés, et veillaient à l'exécution de ce qu'avaient résolu le sénat et l'assemblée publique, surtout en ce qui concernait les forces militaires et navales de la république, si considérables et si activement employées à cette époque. Les pouvoirs de détail possédés par les stratèges ont dû être très-grands et essentiels à la sûreté de l'État.

Tandis que Nicias était ainsi revêtu de ce qu'on peut appeler des fonctions ministérielles, Cléon n'avait pas assez d'importance pour être son égal; il était limité au rôle inférieur d'opposition. Nous verrons dans un autre chapitre comment il finit par avoir, pour ainsi dire, de l'avancement, en partie par sa propre pénétration supérieure, en partie par l'artifice malhonnête et le jugement injuste de Nicias et d'autres adversaires, dans l'affaire de Sphactérie. Mais son état était actuellement de trouver en faute, de censurer, de dénoncer; son théâtre d'action était le sénat, l'assemblée publique, les dikastèria; son principal talent était celui de la parole, dans lequel il a dû incontestablement surpasser tous ses contemporains. Les deux dons qui s'étaient trouvés réunis dans Périclès,—une capacité supérieure pour la parole aussi bien que pour l'action,—étaient maintenant séparés, et étaient échus, bien que tous deux à un degré très-inférieur, l'un à Nicias, l'autre à Cléon. En qualité d'homme d'opposition, d'un naturel ardent et violent, Cléon était extrêmement formidable à tous les fonctionnaires en exercice; et, grâce à son influence dans l'assemblée publique, il fut sans doute l'auteur de maintes mesures positives et importantes, allant ainsi au delà des fonctions qui appartiennent à ce qu'on appelle l'opposition. Mais bien qu'il fût l'orateur le plus puissant dans l'assemblée publique, il n'était pas pour cela le personnage le plus influent de la démocratie. Dans le fait, sa puissance de parole ressortait d'une manière d'autant plus saillante, qu'elle se trouvait séparée de cette position et de ses qualités, que l'on considérait, même à Athènes, comme presque essentielles pour faire d'un homme un chef dans la vie politique[253]…»

Chargement de la publicité...