Etudes sur Aristophane
III
CLÉON, EUCRATE, LYSICLÈS, HYPERBOLOS.
«Dans le grand accroissement que prirent le commerce et la population à Athènes et au Pirée pendant les quarante dernières années, une nouvelle classe de politiques paraît être née: hommes engagés dans divers genres de commerce et de manufacture, qui commencèrent à rivaliser plus ou moins en importance avec les anciennes familles des propriétaires attiques. Ce changement fut analogue en substance à celui qui s'opéra dans les villes de l'Europe au moyen âge, où les marchands et les commerçants des diverses corporations commencèrent à entrer en concurrence avec les familles patriciennes dans lesquelles la suprématie avait résidé primitivement, et finirent par les supplanter. À Athènes, les personnes de famille et de condition anciennes ne jouissaient à cette époque d'aucun privilége politique, puisque, par les réformes d'Éphialtes et de Périclès, la constitution politique était devenue entièrement démocratique. Mais elles continuaient encore à former les deux plus hautes classes dans le sens solonien fondé sur la propriété, les Pentakosiomedimni et les Hippeis ou Chevaliers. Des hommes nouveaux enrichis par le commerce entraient sans doute dans ces classes, mais probablement en minorité seulement, et s'imprégnaient du sentiment de la classe tel qu'ils le trouvaient, au lieu d'y apporter aucun esprit nouveau. Or, un Athénien de cette classe pris individuellement, bien qu'il n'eût aucun titre légal à une préférence, s'il se mettait en avant comme candidat pour obtenir une influence politique, continuait cependant à être décidément préféré et bien accueilli par le sentiment social, à Athènes, qui conservait dans ses sympathies spontanées des distinctions effacées du code politique. Outre cette place toute préparée pour lui dans la sympathie générale, surtout avantageuse au début de la vie publique, il se trouvait en outre soutenu par les liens de famille, par les associations et les réunions politiques, etc., qui exerçaient une très-grande influence, tant sur la politique que sur la justice, à Athènes, et dont il devenait membre tout naturellement. Ces avantages n'étaient sans doute qu'auxiliaires; ils donnaient à un homme un certain degré d'influence, mais ils le laissaient achever le reste par ses propres qualités et sa capacité personnelle; néanmoins leur effet était très-réel, et ceux qui, sans les posséder, l'affrontaient et l'attaquaient dans l'assemblée publique, avaient à lutter contre de grands désavantages. Une personne d'une telle condition inférieure ou moyenne ne rencontrait ni présomption favorable ni indulgence de la part du public, qui la prissent à mi-chemin; et elle ne possédait pas non plus de relations établies pour encourager ses premiers succès, ou l'aider à sortir des premiers embarras. Elle en trouvait d'autres déjà en possession de l'ascendant, et bien disposés à abattre de nouveaux compétiteurs; de sorte qu'elle avait à faire son chemin sans aide, du premier pas jusqu'au dernier, par des qualités toutes personnelles, par une présence assidue aux assemblées, par la connaissance des affaires, par la puissance d'un langage frappant, et en même temps par une audace inébranlable, qui seule pouvait lui permettre de tenir tête à cette opposition et à cette inimitié qu'elle rencontrait de la part d'hommes politiques de haute naissance et de réunions de parti organisées, aussitôt qu'elle paraissait gagner de l'importance.
La libre marche des affaires politiques et judiciaires produisit plusieurs hommes de cette sorte, pendant les années où commence la guerre du Péloponnèse et pendant celles qui la précèdent immédiatement. Même pendant que Périclès vivait encore, ils paraissent s'être élevés en plus ou moins grand nombre. Mais l'ascendant personnel de cet homme illustre, qui combinait une position aristocratique avec un fort et véritable sentiment démocratique, et une vaste intelligence qui se trouve rarement attachée à l'une ou à l'autre, donnait à la politique athénienne un caractère particulier. Le monde athénien se partageait en partisans et en adversaires de cet homme d'État, et dans le nombre il y avait des individus de haute et de basse naissance, bien que le parti aristocratique proprement appelé ainsi, la majorité des Athéniens opulents et de haute naissance, ou lui fût opposé, ou ne l'aimât pas. C'est environ deux années après sa mort que nous commençons à entendre parler d'une nouvelle classe d'hommes politiques: Eucrate, le cordier; Cléon, le corroyeur; Lysiclès, le marchand de moutons; Hyperbolos, le lampiste, dont les deux premiers doivent cependant avoir été déjà bien connus comme orateurs dans l'Assemblée, même du vivant de Périclès. Entre eux tous, le plus distingué était Cléon, fils de Cléænetos.
Cléon acquit sa première importance parmi les orateurs opposés à Périclès, de sorte qu'il obtint ainsi, pendant sa première carrière politique, l'appui des nombreux et aristocratiques adversaires de ce personnage. Thucydide le représente en termes généraux comme l'homme du caractère et du tempérament le plus violents à Athènes, comme déloyal dans ses calomnies et virulent dans ses invectives et ses accusations. Aristophane, dans sa comédie des Chevaliers, reproduit ces traits avec d'autres nouveaux et distincts, aussi bien qu'avec des détails exagérés, comiques, satiriques et méprisants. Sa comédie dépeint Cléon au point de vue sous lequel le voyaient les Chevaliers d'Athènes: un apprêteur de cuir, sentant la tannerie; un braillard de basse naissance, terrifiant ses adversaires par la violence de ses accusations, l'élévation de sa voix, l'impudence de ses gestes, de plus comme vénal dans sa politique, menaçant d'accuser les gens et recevant ensuite de l'argent pour se désister, voleur du trésor public, persécutant le mérite aussi bien que le rang, et courtisant la faveur de l'assemblée par les cajoleries les plus basses et les plus coupables. Les attributs généraux présentés par Thucydide,—séparément d'Aristophane, qui ne fait pas profession d'écrire l'histoire,—peuvent être raisonnablement acceptés, l'invective puissante et violente, souvent déloyale de Cléon, en même temps que son assurance et son audace dans l'assemblée publique. Des hommes de la classe moyenne, tels que Cléon et Hyperbolos, qui parlaient sans cesse dans l'assemblée et tâchaient d'y prendre un rôle dominant, contre des personnes qui avaient de plus grandes prétentions de famille qu'eux, devaient être assurément des hommes d'une audace plus qu'ordinaire. Sans cette qualité, ils n'auraient jamais triomphé de l'opposition qui leur était faite. Il est assez probable qu'ils la possédaient à un degré choquant, et, même s'ils ne l'avaient pas eue, la même mesure d'arrogance que le rang et la position d'Alcibiade faisaient supporter en lui, eussent passé chez eux pour une impudence intolérable. Par malheur, nous n'avons pas d'exemples qui nous permettent d'apprécier l'invective de Cléon.
Nous ne pouvons déterminer si elle était plus virulente que celle de Démosthènes et d'Eschine, soixante-dix ans plus tard, chacun de ces éminents orateurs imputant à l'autre l'impudence la plus éhontée, la calomnie, le parjure, la corruption, la haute voix et l'audace révoltante des manières, dans un langage que Cléon aurait difficilement surpassé par l'intensité de l'objurgation, bien que sans doute il restât infiniment au-dessous en perfection classique. Et nous ne pouvons même pas dire dans quelle mesure les dénonciations portées par Cléon contre Périclès, à la fin de sa carrière, étaient plus violentes que les mémorables invectives contre la vieillesse de sir Robert Walpole, par lesquelles s'ouvrit la carrière politique de lord Chatam. Le talent d'invectives que possédait Cléon, employé d'abord contre Périclès, était regardé comme une grande impudence par les partisans de cet illustre homme d'État, aussi bien que par les citoyens impartiaux et judicieux. Mais, parmi les nombreux ennemis de Périclès, il était applaudi comme une explosion d'indignation patriotique, et procurait à l'orateur cet appui étranger d'abord, qui le soutenait, jusqu'à ce qu'il acquît son empire personnel sur l'assemblée publique.
Par quels degrés ou par quelles causes cet empire s'accrut-il peu à peu? c'est ce que nous ignorons… Il était arrivé à une sorte d'ascendant que décrit Thucydide en disant que Cléon était «à cette époque l'orateur de beaucoup le plus persuasif aux yeux du peuple.» Le fait de la grande puissance de parole de Cléon et de son talent à traiter les affaires publiques d'une manière populaire, est mieux attesté que toute autre chose relative à lui, en ce qu'il repose sur deux témoins qui lui sont hostiles: Thucydide et Aristophane.
L'Assemblée et le Dikastèrion étaient le théâtre et le domaine de Cléon: car le peuple athénien, pris collectivement dans son lieu de réunion, et le peuple athénien, pris individuellement, n'était pas toujours la même personne et n'avait pas la même manière de juger: Démos siégeant dans la Pnyx était un homme différent de Démos au logis. La haute combinaison de qualités que possédait Périclès exerçait une influence et sur l'un et sur l'autre; mais Cléon dominait considérablement le premier, sans être en grande estime auprès du second… Comme les grands journaux dans les temps modernes, Cléon paraissait souvent guider le public, parce qu'il donnait une vive expression à ce que ce dernier sentait déjà, et le développait dans ses rapports et ses conséquences indirectes[254].»
IV
OISEAUX.
COURS ET TRIBUNAUX.
TRIBUNAL CIVIL DE LA SEINE (2e chambre).
Présidence de M. Latour.
Le testament d'un ornithophile.
Me LÉON DUVAL, avocat de la demoiselle Élisabeth Perrot, expose les faits suivants:
«Le commandeur de Gama Machado, gentilhomme de la chambre de S. M. le roi de Portugal et conseiller de l'ambassade portugaise, est mort à Paris, le 9 juin 1861, laissant une grande fortune. Il laissait aussi un testament enrichi de soixante-dix codicilles, des héritiers du sang, des légataires de toutes sortes, et parmi ceux-ci, la demoiselle Élisabeth Perrot, pour qui je parle, et à laquelle il a légué 30 000 fr. de rente viagère. Mlle Élisabeth est entrée au service du commandeur à l'âge de vingt ans; elle en a aujourd'hui soixante-six, et pendant ce demi-siècle elle a donné de tels soins à son maître, que les plus respectables amis du commandeur sont devenus les siens; que des personnages qui comptent aux premiers rangs de la noblesse portugaise sont entrés en correspondance avec elle, et qu'enfin M. Machado lui a légué une place à côté de lui dans sa sépulture.
Malheureusement la santé de Mlle Élisabeth s'est détruite au service du commandeur, elle a aujourd'hui le privilége d'une maladie bien rare en Europe, l'éléphantiasis, des souffrances, des infirmités, une vieillesse qui tient à un fil. Parmi les devoirs qu'elle remplissait avec le plus intelligent dévouement, il faut mettre l'entretien d'une collection d'oiseaux des plus rares, une centaine d'oiseaux vivants, pris dans les ravins inconnus des Indes orientales, dans les roseaux du Gange, et les fourrés de l'Himalaya.
Le commandeur avait étudié toute sa vie les oiseaux; il avait une pente et bientôt il eut une passion pour les volatiles. Il disait qu'ils échappaient au grand signe d'infériorité que Dieu a infligé aux autres animaux,
Pronaque quum spectent animalia caetera terram…
les oiseaux, au contraire, ont le regard dans le bleu du ciel et vivent librement dans l'espace. Il aimait à observer les oiseaux-parleurs (il y en a qui imitent la voix humaine d'une façon humiliante pour nous), les oiseaux-tisserands, les oiseaux-maçons, les oiseaux-géographes, car il en est qui, dans les déserts de sable ou dans l'infini des mers, s'orientent avec une précision que la boussole ne nous permet pas au même degré.
Il éprouvait un vrai bonheur à voir des chardonnerets puiser de l'eau avec la régularité d'une machine. Il cherchait surtout à constater avec certitude jusqu'à quel point il est vrai que:
Brevior est hominum quam cornicum vita.
Et à cet effet il avait constaté par des procès-verbaux l'âge de divers oiseaux doués de longévité, en prenant des mesures pour les transmettre de mains en mains, de générations en générations, jusqu'à la fin de leur vie. Un merle bleu, légué par lui à M. Geoffroy Saint-Hilaire, avait déjà des miracles de vie bien prouvés.
M. Machado aimait profondément la nature; il trouvait Descartes injuste envers les animaux. Il leur soupçonnait une âme, il attribuait même aux oiseaux la prééminence sur l'humanité. C'est lui qui a écrit, dans ses dispositions testamentaires, ce mot si convaincu: «On propagera ma doctrine et on l'enseignera, mais en ayant soin de retrancher ce qui pourrait froisser l'amour-propre des hommes.»
Digne testament de celui qui ne voulut à son enterrement que son sansonnet, porté dans une cage par un valet de chambre!
On raille ses vues sur la couleur, c'est qu'on ignore le triomphe qu'il eut sur ce point à la face du monde savant. Il avait dans ses volières des oiseaux qui, tenant de Dieu le génie de Jacquard, tissaient avant lui des pièces de soie… J'entends de petites pièces, assez grandes cependant pour qu'on en fût confondu. Il essaya hardiment sur ce point sa théorie des couleurs, il prit ses mesures pour se procurer d'autres oiseaux appartenant à d'autres espèces, mais offrant avec les oiseaux tisseurs identité de plumage et de nuances. Y chercha-t-il aussi des ressemblances d'organisation? C'est son secret. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'on mit des flocons de soie à la portée des nouveaux venus et qu'ils se mirent à tisser. Ce fut son plus beau jour, sa joie, sa croix de Saint-Louis. Et comment douter de l'intelligence des animaux quand tant de peuplades nègres ne savent pas compter jusqu'à dix, tandis que les buffles de l'Egypte attelés à la meule et se sachant condamnés à poursuivre leur pénible traction jusqu'au centième tour, s'arrêtent d'eux-mêmes au centième!
Le dernier trait de sagacité du commandeur fut d'inviter les corbeaux du Louvre à ses funérailles et de les y faire venir. Voici comment il s'y prit: Il demeurait quai Voltaire depuis plusieurs années; il faisait exposer sur son balcon, à trois heures précises, des assiettes, chargées de viandes en menus morceaux, et les corbeaux étaient exacts à la curée. Il lui suffit donc de prescrire à ses héritiers qu'on fît ses obsèques à trois heures; les corbeaux du Louvre n'y manquèrent pas, et même, s'il y voulait des êtres véritablement affligés, il y réussit à merveille, car le repas des corbeaux n'ayant pas été servi ce jour-là, il y eut un vacarme tout-à-fait de circonstance… ovantes gutture corvi. J'ai vu des hommes sérieux, des savants, qui croyaient en savoir sur les oiseaux à en remontrer, revenir de ces funérailles avec la stupeur d'un prodige inexpliqué.
M. Machado a laissé un ouvrage magnifiquement édité sur les travaux qui ont rempli sa longue vie; il y expose ses idées sur les oiseaux et sur les grands problèmes de l'âme et de la physiologie. La Revue d'Édimbourg le citait récemment avec respect pour sa théorie sur l'hérédité des caractères, particulièrement sur cette étrange hérédité du suicide dans certaines familles.
C'était en présence de ses oiseaux, chef-d'œuvre d'une splendide nature, que le commandeur étudiait, observait, composait ses systèmes. Il était en rapport avec tous les savants de son temps, Russes, Anglais, Allemands. S. M. le roi de Portugal a bien voulu visiter ses volières, et les princes de la science y venaient aussi curieusement. Mais quels soins de tous les jours, quelle sollicitude il y fallait! Il y a là des oiseaux qui ne s'accommoderaient pas de notre température glacée; il est indispensable de leur ménager une chaleur graduée sur leur organisation, un air pur et vif leur est nécessaire; ils ne vivraient pas huit jours dans la rue du Bac. Mlle Élisabeth les connaît et ils la connaissent; ils s'aiment, ils se le disent et ils se le prouvent. Elle donne à chacun ce qui lui convient: l'air du pays natal autant qu'on puisse l'imiter, la vue des marronniers des Tuileries, à défaut des jungles de l'Inde,
… simulataque magnis Pergama!
Quand M. Machado a vu la mort de près, il s'est demandé à qui léguer ses chers oiseaux. Il n'y avait qu'un légataire possible, Mlle Élisabeth, qui est leur mère depuis si longtemps, qui sait seule la qualité, les secrets, les proportions de leur nourriture. Le commandeur les lui a légués.
Mais ici une difficulté ardue a surgi.
Les héritiers du sang sont en Portugal. Mme Valpole a un legs important, et elle est Anglaise. Qui sait si le testament ne sera pas attaqué? Les demandes en délivrance sont faites, mais il a fallu observer les délais de distance, qui sont considérables. En attendant, que faire des oiseaux? On a bien nommé M. Trépagne administrateur provisoire; mais, si ce notaire était obligé de gouverner et de nourrir les oiseaux, soit dit sans l'offenser, il serait bien embarrassé. Dans cette perplexité, ne voulant pas délivrer à Mlle Élisabeth les créatures ailées qui lui ont été léguées, de peur d'engager sa responsabilité par l'exécution du testament; ne pouvant non plus s'en rapporter à personne du soin de nourrir ces petites bêtes, vu la difficulté de la tâche, M. Trépagne a mis les volières en séquestre et en a confié la garde à Mlle Élisabeth. Mais alors elle ne possède pas, animo domini; les oiseaux ne sont que ses locataires, il faut payer leur entretien et leur nourriture. Là se placent des détails nécessaires. Il ne s'agit pas ici de vulgaires canaris qui vivent de colifichets, il y va d'oiseaux pour qui la Providence fait mûrir l'ananas, le limon, la grenade, les fruits qui ne donnent leur maturité qu'au soleil de l'Orient. Il y a tel de ces pensionnaires à qui il faut du chasselas toute l'année, tel qui requiert une nourriture animale, des vers enfarinés de safran et des insectes tout vifs; tel qui se nourrit de baba et d'œufs sucrés, tel qui a contracté l'habitude du pain Cressini, et tel, des dragées. Il faut être matinal: car qui l'est plus que les oiseaux? Il faut verser abondamment l'eau fraîche dans les baignoires: car le bain n'est pas seulement un plaisir, pour certains oiseaux raisonneurs c'est une médication, et ils se l'administrent toujours avec une attention judicieuse. C'est surtout à l'époque de l'émigration que leur naturel contenu produit en eux des crises fatales: il y en a qui se saignent eux-mêmes comme ferait Nélaton, et tout aussi adroitement il y en a qui domptent le mal:
… studio gestire lavandi.
L'instinct médical des oiseaux a de quoi nous faire honte. Voyez chez nous les vieillards et même beaucoup d'adultes; ils attendent les rigueurs de l'hiver occidental, ils les subissent en fatalistes, et ils meurent presque tous d'un rhume. Si nous avions le bon sens des hirondelles, nous chercherions comme elles des climats plus propices:
… melioraque sidera cœli,
et la durée de la vie humaine en serait doublée. Mais c'est encore Mlle Élisabeth qui est la meilleure infirmière de ses oiseaux; je vais plus loin, elle connaît leur caractère, et eux le sien; elle sait les amitiés qui se sont formées dans le logis, et le voisinage qu'il faut à chacun, sous peine de mort; oui, sous peine de mort, car qui ne sait que l'oiseau est trop frêle pour le chagrin, et que les amants ne survivent jamais à leurs maîtresses?
Je demande donc que le tribunal accorde une large et généreuse provision à Mlle Élisabeth: il faut conserver ces oiseaux à la science, ils portent presque tous un problème.»
Me NICOLET, pour M. Trépagne, administrateur des biens dépendant de la succession de M. le commandeur de Gama Machado, a répondu:
«L'inventaire auquel il a été procédé après le décès de M. le commandeur de Gama Machado a été clos le 25 octobre 1861. Mlle Élisabeth Perrot ne doit en conséquence s'en prendre qu'à elle-même si elle a attendu jusqu'au 18 janvier pour former sa demande en délivrance de legs.
Son legs a d'ailleurs été contesté dans l'inventaire. L'administrateur a remis à Mlle Élisabeth Perrot 600 fr. le 27 juillet; 1000 fr. le 26 novembre; il ne peut faire davantage.
Il faut un peu rabattre du merveilleux récit qu'on vient de faire, et de ces oiseaux qui auraient été, au dire de l'adversaire, en quelque sorte l'unique préoccupation de M. le commandeur Machado. Il semble qu'il faille un lieu choisi pour abriter la volière de M. Machado. Vous le représentez installant sur le quai Voltaire ses oiseaux bien-aimés afin de retracer à deux pas du jardin des Tuileries, à leurs intelligences naïves, quelques images des forêts vierges du nouveau monde. Le quai Voltaire n'est pourtant rien moins, ce me semble, que l'endroit le plus triste et le plus glacial de tout Paris. Le commandeur avait là, comme il eût pu l'avoir ailleurs, sa chambre, sa volière, ses oiseaux. Aujourd'hui, Mlle Élisabeth Perrot a tout cela aux Ternes, où elle habite. Les oiseaux causeurs, les oiseaux chanteurs y font vacarme, mais les voisins les supportent et le propriétaire ne se plaint pas.
C'est pour cela qu'on demande 1500 fr. par mois? Sans doute, Mlle Élisabeth est séquestrée pour les soins journaliers, et l'administrateur ne le conteste pas. Mais calculons, évaluons, comptons ce qu'il faut pour l'entretien des oiseaux, faisons l'état du foin que peut manger une poule en un jour.
À combien se montera cette dépense? voulez-vous 2 fr., 2 fr. 50 c., voulez-vous 3 fr.? C'est accordé. Mais voici Mlle Perrot qui se pose en artiste, en professeur, il faut payer ses talents. Voulez-vous 100 fr., 150 fr. par mois? C'est trop, c'est insensé; c'est sacrifier à la folie du défunt; nous le voulons pourtant. Mais demander 4000 fr., 5000 fr., 10 000 fr. de provision et 1500 fr. par mois de pension alimentaire pour toute la famille, en vérité cela est déraisonnable. Le chiffre que nous offrons, le chiffre que l'administrateur ne peut dépasser sans excéder ses pouvoirs, est bien suffisant, et nous ne doutons pas que le tribunal ne le déclare tel.»
Le tribunal, après avoir entendu M. le substitut LAPLAGNE-BARRIS en ses conclusions, condamne M. Trépagne, en sa qualité d'administrateur, à payer à la demoiselle Élisabeth Perrot une provision de 3000 fr. et une pension de 500 fr. par mois pour faire face à la mission qui lui a été confiée par le testament.
V
OISEAUX.
Charles Fourier sur l'Analogie:
«Les tableaux de nos passions deviennent très-gracieux lorsqu'on les étudie en détails comparatifs, comme serait une échelle des degrés de sottise, de bel esprit et de bon esprit, représentés par les coiffures d'oiseaux: leurs huppes, crêtes, appendices, aigrettes, colliers, excroissances et ornements de tête. L'oiseau étant l'être qui s'élève au-dessus des autres, c'est sur sa tête que la nature a placé les portraits des sortes d'esprits dont les têtes humaines sont meublées: aigle vautour, paon, dronte, perroquet, faisan, coq, pigeon, cygne, canard, oie, dinde, pintade, serin, chardonneret, etc., sont, quant à l'extérieur des têtes, le portrait de l'intérieur des nôtres. L'analyse comparative de leurs coiffures fournit une galerie amusante, un tableau des divers genres d'esprit ou de sottise, dévolus à chacun des personnages dont ces oiseaux sont l'emblème.
L'aigle, image des rois, n'a qu'une huppe chétive et fuyante en signe de la crainte qui agite l'esprit des monarques, obligés de s'entourer de gardes et d'entourer leurs sujets d'espions pour échapper aux complots. Le faisan peint le mari jaloux, tout préoccupé des risques d'infidélité, et pour s'en garantir épuisant les ressorts de son esprit. Aussi voit-on, du cerveau d'un faisan, jaillir en tout sens des plumes fuyantes (le genre fuyant est symbole de crainte). On voit une direction contraire dans la huppe du pigeon, relevée audacieusement, peignant l'amant sûr d'être aimé, et dont l'esprit est libre d'inquiétude, fier du succès. Parmi les coiffures d'oiseau, la plus digne d'étude est celle du coq, emblème de l'homme du grand monde, de l'homme à bonnes fortunes; mais, comme les analogies ne sont intéressantes que par l'opposition des contrastes, il faut, à côté du coq, décrire son moule opposé, le canard, emblème du mari ensorcelé qui ne voit que par les yeux de sa femme. La nature en affligeant le canard mâle d'une extinction de voix, représente ces maris dociles qui n'ont pas le droit de répliquer quand leur femme a parlé. Aussi le canard, lorsqu'il veut courtiser sa criarde femelle, se présente-t-il humblement, faisant des inflexions de tête et de genoux, comme un mari soumis, mais heureux, bercé d'illusions; en signe de quoi la tête du canard baigne dans le vert chatoyant, couleur de l'illusion.
Le coq dépeint le caractère opposé, l'homme courtois, qui, sans maîtriser les femmes, sait tenir son rang avec elles; c'est l'homme de bon esprit; aussi la nature fait-elle jaillir de son cerveau la plus belle et la plus précieuse des coiffures, une crête de chair belle et bonne; autant que celle du dronte est déplaisante et inutile, comme le sot orgueilleux qu'elle représente.
Mais laissons ce joli sujet qui nous conduirait trop loin.»
VI
Je mets ici, pour finir, l'article suivant, qui complétera certains points généraux, notamment dans l'analyse de la comédie des Grenouilles. Je l'avais publié il y a vingt ans, 1er juin 1847, dans la Revue des Deux-Mondes.
LES DERNIERS JOURS DU THÉATRE GREC.
I
Trois noms représentent la tragédie grecque, Eschyle, Sophocle, Euripide; trois noms en marquent les commencements, Thespis, Phrynichos, Chœrilos; trois noms en marquent le déclin, Agathon, Ion, Achæos. Ainsi l'atteste le Canon alexandrin; c'est-à-dire la liste officielle et classique des écrivains les plus considérables, qui fut dressée par les grammairiens d'Alexandrie et close par le fameux Aristarque. Mais, outre ces noms principaux, l'histoire nous a transmis ceux d'un grand nombre d'autres poëtes: une quinzaine avant Thespis; une centaine après Achæos; d'autres, contemporains des trois grands maîtres. Combien d'œuvres se produisirent, admirables ou curieuses! Et presque toutes ont péri! Même de celles des trois grands poètes, une bien faible partie seulement nous est parvenue. D'Eschyle, les critiques anciens reconnaissaient soixante-quinze ouvrages authentiques: il en reste sept et des fragments;—de Sophocle, soixante-dix: il en reste sept et des fragments;—d'Euripide, soixante-quinze: il en reste dix-neuf et des fragments. De tous les autres poëtes, pas une seule œuvre n'a survécu. Un assez grand nombre de fragments très-courts, tels sont les seuls monuments que nous possédions des derniers temps de cette tragédie.—On y peut joindre une sorte de drame chrétien de plus de deux mille six cents vers, composé avec des centons d'Euripide, ayant pour titre la Passion du Christ, et trois autres morceaux dramatiques d'un genre analogue, mais moins étendus[255]. Quelle perte que celle de tant de pièces, dans lesquelles on aurait pu suivre la décadence de cette grande tragédie! Dans l'espace d'un siècle à peine, le cinquième avant notre ère, elle naît, grandit, atteint la perfection, et décline; bientôt elle est à l'agonie, mais cette agonie dure plusieurs siècles. Et que d'aperçus nouveaux sur les chefs-d'œuvre mêmes l'étude de ces œuvres inférieures eût pu présenter! car c'est surtout à travers sa décadence qu'il faut regarder une littérature pour la bien voir. Chez nous, par exemple, apercevrait-on aussi clairement combien le système tragique du dix-septième siècle est artificiel et abstrait, s'il fallait le juger uniquement d'après les œuvres des deux grands poëtes dont le génie a su l'animer? Non: pour l'apprécier à sa juste valeur, c'est dans les tragédies du siècle suivant qu'il faut l'étudier, dans Campistron, dans Châteaubrun, dans La Harpe, dans Voltaire même: alors, il est jugé. Quel regret de ne pouvoir contrôler de la même manière le système tragique des Grecs! Combien ces dernières œuvres nous eussent-elles peut-être offert d'analogies inattendues avec le théâtre moderne! Qui sait enfin combien d'horizons imprévus, au-delà de l'horizon déjà si nouveau d'Euripide! Interrogeons du moins les fragments qui nous restent; cherchons à préciser comment se fit cette décadence, dont les ruines seules sont sous nos yeux.
Dès que les trois grands poëtes, Eschyle, Sophocle, Euripide, sont morts, la tragédie elle-même commence de mourir. Dans l'année même, on la juge et on règle ses comptes: Phrynichos d'abord[256], dans sa comédie des Muses, fait comparaître Euripide et Sophocle à leur tribunal; Aristophane ensuite, dans sa comédie des Grenouilles, instruit le procès d'Eschyle et d'Euripide. La première de ces deux pièces est perdue; mais nous possédons la seconde. Le poëte comique y fait voir comment, selon lui, la tragédie grecque, dès Euripide, avait déjà décliné, en un certain sens.
Quand Euripide fut mort après Eschyle, et que Sophocle les eut suivis tous les deux, elle descendit rapidement sur cette pente où il l'avait placée. Agathon, son ami et son imitateur, exagéra encore, en les copiant, des défauts qui réussissaient, et sut partager avec lui les bonnes grâces du roi Archélaos et la faveur de tous les Grecs. Plus rapidement encore qu'Euripide, il achemina la tragédie vers la comédie nouvelle. Par là il plaisait à ses contemporains, et il avait pour amis les plus aimables. C'est chez Agathon, après sa première victoire dramatique, que Platon a placé la scène de son Banquet, où les convives sont, entre autres, Socrate et Aristophane, auxquels vient se joindre Alcibiade. Nous avons d'Agathon une vingtaine de fragments, dont le plus long, qui a six vers, donne une idée des tristes jeux d'esprit que ne dédaignait pas dès-lors la tragédie. Un berger qui ne sait pas lire, mais qui rapporte ce qu'il a vu, y décrit lettre par lettre le nom de Thésée: «Parmi ces caractères, on voyait d'abord un rond avec un point au milieu; puis deux lignes debout, jointes ensemble (par une autre); la troisième figure ressemblait à un arc de Scythie; puis c'était un trident couché; ensuite deux lignes se réunissant au sommet d'une troisième, et la troisième figure se retrouvait à la fin encore.» Croirait-on qu'Euripide avait donné le modèle de ce singulier détail littéraire, et que Théodecte le renouvela après Agathon?
D'abord le fonds de la tragédie était épuisé. Elle était née du croisement de la poésie chorique avec la poésie épique dans les chants des fêtes de Bacchus. Or, la partie chorique était tombée bientôt, en même temps que l'esprit religieux, qui d'abord l'avait animée. Le chœur, qui a le rôle principal dans Eschyle, n'a plus que le second dans Sophocle; dans Euripide, il ne tient plus guère à l'action; dans Agathon, il acheva de s'en détacher. Plus tard, on en vint jusqu'à supprimer quelquefois les chœurs des tragédies qu'on représentait. La partie épique, au contraire, s'était développée, et l'action, d'abord admise comme par grâce, avait fini par être toute la tragédie; mais ces légendes, homériques ou hésiodiques, qui la défrayaient, s'épuisèrent enfin. Ces familles tragiques des Pélopides et des Labdacides avaient fourni tout ce qu'elles pouvaient fournir de meurtres, d'incestes, d'adultères et d'horreurs de toute sorte: il n'y avait plus à en espérer, à moins de fausser les traditions. Ainsi, par ses deux éléments, épique et chorique, la tragédie dépérissait; elle avait fait son temps. «Cette mythologie, sur laquelle elle vivait depuis plus d'un siècle, avait été enfin épuisée par tant d'écrivains empressés de reproduire incessamment les mêmes sujets dans des drames qui se comptaient par centaines; en outre, une infatigable parodie tendait, depuis bien des années, à la chasser du théâtre, comme une audacieuse philosophie à l'exiler du monde réel. L'histoire, à laquelle la tragédie avait, par exception, touché deux ou trois fois, eût pu renouveler heureusement les tableaux de la scène; mais Athènes, abaissée plus encore par elle-même que par sa fortune, ne suffisait plus à une tâche trop forte pour son patriotisme expirant, et que lui eussent d'ailleurs prudemment interdite les ombrages de tant de tyrannies diverses, aristocratiques et démocratiques, lacédémoniennes et macédoniennes, qui se la disputaient[257].»
Fallait-il donc recourir à la fantaisie, imaginer soit des héros nouveaux, soit des aventures nouvelles? Euripide, dans quelques-unes de ses pièces, l'avait essayé: il avait modifié plusieurs légendes pour les rajeunir et pour en tirer des effets inconnus. Il avait préludé au genre romanesque, qui cependant n'était pas né encore. Agathon exploita cette veine nouvelle, et, par exemple, dans sa pièce intitulée la Fleur, les personnages, les noms, les choses, il inventa tout. Il suppléa par la variété des mœurs à celle des passions, et à l'intérêt par la curiosité. Dès lors, ce fut la fantaisie qui devint la muse du théâtre. Aristote lui-même, loin de condamner ce procédé nouveau, l'approuva; mais ce n'est pas sans danger qu'on est réduit à repousser du pied le sol ferme et sûr de la tradition ou de l'histoire pour s'élancer d'une aile aventureuse dans les espaces de l'invention pure: entreprise icarienne, vol périlleux, entre les feux brûlants du soleil et les vapeurs humides de la mer. Comparez Shakespeare, soutenu par la tradition et par la légende populaire, créant Othello, et Voltaire, sans la tradition, tirant de son cerveau Zaïre: même sujet, et pourtant, d'un côté, quelle œuvre vivante et profonde, de l'autre, quelle œuvre artificielle et légère! Outre la différence de génie, c'est que l'un s'appuie sur la tradition, qui n'est autre que le fonds de la nature humaine elle-même, qu'il s'y établit puissamment, et qu'il y jette les fondements d'une œuvre éternelle; l'autre imagine au gré de son caprice, et improvise en vingt jours une œuvre de fantaisie. Or, plus il y a de fantaisie, soit dans la composition, soit dans les détails d'une œuvre tragique, moins elle est durable, parce que la fantaisie, de sa nature, est arbitraire, et que l'arbitraire est passager. C'est le lieu commun qui dure et qui est éternel. La fantaisie, comme la plaisanterie, est locale et contemporaine. Quand les esprits blasés n'admettent plus autre chose, les poëtes sont bien forcés d'y recourir; alors la tragédie est perdue. La fantaisie, comme son nom l'exprime, c'est ce qui paraît et disparaît. Le lieu commun, donné par la tradition ou par l'histoire, c'est ce qui est et ce qui reste; c'est le fonds humain, qui toujours subsiste, dans tous les pays et dans tous les temps.—Par conséquent, la fantaisie, à vrai dire, ne pouvait non plus renouveler la tragédie grecque.
Ainsi donc le fonds manquait;—mais surtout le génie. Quatre-vingt-douze petits auteurs tragiques que l'on compte font-ils la monnaie d'un bon poëte?
En effet, aux trois grands tragiques succédaient leurs familles et leurs écoles. L'existence de ces sortes d'écoles est un fait considérable qui domine toute la littérature grecque. Tout grand poëte naissait d'une école, ou une école naissait de lui; d'une façon ou d'une autre, il en était le couronnement ou le chef, et c'était de son nom qu'elle tirait le sien. Telle la caste des prêtres-poëtes, qu'on appela l'école orphique; telle la famille de chanteurs qu'on appela les homérides; telle l'école hésiodique; telles les écoles des lyriques; telles enfin les familles tragiques d'Eschyle, de Sophocle, d'Euripide, et de plusieurs autres encore. Ces écoles étaient fécondes ou funestes. D'une part, cette initiation vivante, cette foi commune, cette adoration et cette poursuite du même idéal multipliaient les forces de chacun par celles de tous[258]. De là, quelle sûreté et quelle richesse dans les procédés et dans les vues, surtout quelle assurance dans l'inspiration! Avec l'autorité pour point d'appui, la liberté du génie s'élançait toute-puissante et intrépide; on pouvait tout, parce que l'on croyait tout pouvoir. Sans cette assurance, sans cette foi, point d'enthousiasme, point de poésie naturelle et vraie. Aujourd'hui le poëte isolé se défie, son inspiration est pleine d'inquiétude, sa force est distraite; il cherche sa voie, et, lorsqu'il la trouve, au milieu du premier essor, il s'arrête, il songe à ce que dira la critique. Il hésite, le moment de foi est passé; il faut attendre que le génie revienne, et l'esprit souffle quand il veut. Heureux ces poëtes qui ne doutaient pas, qui s'excitaient les uns les autres, qui s'enhardissaient, qui s'élevaient! Tous ces génies divers poussaient ensemble; c'était une seule moisson, semée en même temps, germant du même sol, dorée par le même soleil, abreuvée des mêmes rosées! Dans cette atmosphère favorable, qui donc n'eût pas été poëte? ou qui n'eût été philosophe dans les jardins d'Académos?—Cependant, d'un autre côté, ces écoles ne donnaient pas l'inspiration, elles la favorisaient seulement; elles développaient le métier autant que l'art. Fécondes tant qu'il y eut du génie, dès que le génie manqua elles devinrent funestes. En effet, quelle source d'œuvres communes! quel foyer de médiocrités! L'imitation morte succède à l'initiation vivante. Soulevés par les procédés qu'on leur prête, mille esprits impuissants croyent tout pouvoir. Sans s'avouer que l'inspiration personnelle leur manque, ils essayent de se faire, si l'on peut parler ainsi, une sorte d'inspiration extérieure; ils la demandent aux œuvres des maîtres; ils copient ces œuvres, ils les retournent, ils les manient et les remanient; espérant peut-être vaguement que l'originalité se communique par le contact. Aussi ne composent-ils eux-mêmes que des œuvres ou plutôt des produits inanimés, uniformes et monotones, que des pastiches brillants çà et là, mais par reflet. Alors, chose déplorable, il y a des milliers de littérateurs et pas un poëte. Alors, chose périlleuse même et dissolvante, il y a des milliers de formes au service de pas une idée.—Mais les écoles tragiques surtout furent plus funestes que fécondes, car non-seulement elles ne créèrent point, mais elles détruisirent, et voici comment.
Une tragédie, dans le principe, était destinée à n'être jouée qu'une fois, à l'une des fêtes de Bacchus. Les représentations dramatiques n'avaient lieu qu'à ces fêtes. Quelquefois seulement la pièce était reprise, quand elle avait été bien accueillie. Dans l'intervalle d'une représentation à l'autre, elle était retouchée ou remaniée. Ainsi le furent la Médée d'Euripide, les Nuées et le Plutus d'Aristophane, etc. Il arrivait très-rarement qu'on reprît la pièce sans y rien changer; c'était la marque d'un succès complet: ce fut le cas des Grenouilles. Si le poëte était absent ou mort, ses collaborateurs ou ses élèves, ses parents ou ses amis, sa famille ou son école, se chargeaient de la diascève, c'est-à-dire du remaniement. Que d'altérations arbitraires, surtout pour accommoder l'ouvrage aux nouvelles circonstances politiques, pour en refaire une œuvre actuelle, une réalité, ce que devait toujours être chacune de ces pièces avant d'être une œuvre d'art! En outre, la famille ou l'école héritait des pièces inédites du poëte, et ce n'était pas sans y avoir mis la main qu'elle les faisait représenter. Euphorion, fils d'Eschyle, remporta quatre fois le prix en faisant jouer des pièces que son père n'avait pas encore données, et il est probable que Philoclès, neveu du même Eschyle, avait présenté au concours quelque ouvrage posthume de son oncle, lorsqu'il remporta la victoire sur l'Œdipe roi de Sophocle. Eschyle, pendant sa retraite en Sicile, écrivit sans doute un certain nombre de pièces qui ne furent représentées qu'après sa mort, et sous d'autres noms que le sien. Il est attesté que le fils de Sophocle, Iophon, donna sous son nom plusieurs ouvrages de son père, et Euripide laissa trois fils qui firent de même. Ce fut peut-être un de ces fils, ou plutôt son neveu, nommé comme lui Euripide, qui fit représenter après sa mort Iphigénie à Aulis, Alcméon et les Bacchantes, et qui, par ces trois pièces, remporta le prix. C'était donc vraiment un droit d'héritage reconnu. On en usa et abusa.
Ce ne furent pas seulement les parents et les amis qui s'approprièrent les œuvres des trois grands tragiques. Néophron de Sicyone, sous Alexandre le Grand, interpola d'un bout à l'autre la Médée d'Euripide, et la publia comme une tragédie nouvelle de sa façon. Heureusement c'est bien la seconde édition d'Euripide, et non pas celle de Néophron, qui nous est parvenue. Ce Néophron avait, dit-on, composé cent vingt tragédies. Avant l'imprimerie, ces fraudes étaient faciles; elles étaient d'ailleurs autorisées. Ce qui était d'abord droit d'héritage fut bientôt regardé comme droit commun. La propriété des ouvrages de l'esprit était inconnue alors. Toutes ces admirables tragédies, dont chacune est pour nous un monument sacré, étaient à la merci de tous les petits poëtes à qui il pouvait prendre fantaisie d'en faire usage. Une fois données au public, elles n'appartenaient plus à personne, mais à tout le monde. Il y eut, quoiqu'à un moindre degré, quelque chose de semblable chez les modernes, jusqu'à Molière. Chez les Grecs, la poésie ni les œuvres poétiques n'étaient chose individuelle, comme chez nous, mais chose commune à tous, comme le soleil et comme l'air. Ainsi le premier venu put corrompre impunément ces chefs-d'œuvre, qui étaient propriété publique; c'était une sorte de communisme littéraire: au point que les poëmes homériques, transmis pendant environ quatre cents ans par la mémoire et la parole seules, puis rédigés d'abord partiellement, réunis ensuite en un corps, revus, refondus, recensés, interpolés de mille manières, n'ont peut-être pas été plus corrompus que les ouvrages des tragiques. Ce n'était pas le style seul qui se trouvait remanié, mais la fable elle-même. On bouleversait tout.
Que voulait-on en effet? Faire des pièces nouvelles avec les anciennes; car, par un phénomène curieux, mais naturel, la production diminuant et la curiosité croissant toujours, on remettait à neuf les vieux chefs-d'œuvre. On y mêlait parfois un appareil pompeux et une mise en scène éclatante, qui les relevait ou les effaçait, mais qui les renouvelait et les faisait accepter. C'était surtout Euripide et Sophocle que l'on accommodait ainsi. Quant à Eschyle, l'entreprise était moins facile: comment démolir ces grands blocs pélasgiques pour en faire des constructions modernes? et l'on y touchait beaucoup moins. Aussi bien les deux autres plaisaient davantage. Euripide surtout était adoré: Aristophane déjà s'était moqué de cette passion excessive.
Philémon, poëte comique, se serait pendu s'il eût été certain de revoir
Euripide.
Il va sans dire qu'outre les chefs-d'œuvre remaniés on faisait paraître des tragédies nouvelles, mais comment nouvelles? La plupart étaient composées de lambeaux pillés çà et là; c'étaient des bigarrures ou des redites. Voici donc quelles étaient les deux opérations inverses, mais analogues, de ces rapiéceurs[259]: ou bien ils cousaient des vers de leur façon dans les tragédies des grands maîtres, ou bien ils inséraient des morceaux des grands maîtres dans de mauvaises pièces de leur façon; la falsification ou le plagiat, l'interpolation ou le centon, procédés analogues, également misérables, ou plutôt pitoyables manipulations. Toutefois il y eut encore, çà et là, jusqu'à l'époque d'Aristote, quelques poëtes qui n'étaient point méprisables, puisqu'il a daigné les citer: c'étaient, par exemple, Chærémon, les deux Astydamas, descendants d'Eschyle, les deux Carkinos, qui eurent leur école à part, Théodecte, Dicæogène, et deux Sophocle, outre le grand. Les fragments de ces poëtes sont très-courts et n'ont pas beaucoup de valeur. Il y en a une cinquantaine de Chærémon: il paraît qu'il excellait dans les descriptions, ce qui n'est pas directement tragique, et on peut ajouter, d'après quelques-uns des traits qui sont sous nos yeux, que ces descriptions n'étaient pas exemptes d'affectation ni de mignardise. Il y a onze fragments du second Carkinos, huit sous le nom des Astydamas, dix-neuf de Théodecte, presque rien de Dicæogène, rien des deux Sophocle. D'un certain Moschion, qu'il faut nommer aussi, on a vingt-trois fragments, dont un d'une trentaine de vers sur ce thème éternel, la vie sauvage et la naissance des sociétés. Au reste, il est étonnant à quel point les fragments si peu nombreux de tous ces poëtes se répètent les uns les autres; à chaque pas, on rencontre les mêmes pensées et quelquefois les mêmes expressions à peine retournées. Cela confirme ce qu'on sait d'ailleurs sur les procédés employés dans ces écoles grecques, par suite de cette sorte de communisme dont nous parlions: c'est que, par exemple dans l'école des homérides et dans celle des tragiques, il y avait une collection de lieux communs tout faits, de maximes et d'antithèses, de vers et de morceaux qu'on se transmettait; c'était comme un répertoire où chacun puisait à son gré, ou bien, qu'on nous pardonne la comparaison, une espèce de trésor poétique, à peu près comme ceux que l'on fait aujourd'hui pour les écoliers sous forme de dictionnaires, si ce n'est que ceux-là n'étaient pas écrits, mais se transmettaient de vive voix, et qu'ils étaient aussi à l'usage des maîtres. C'était dans la mémoire qu'on gardait tout cela: on sait que la mémoire alors était plus vive qu'aujourd'hui, parce qu'elle était plus exercée. Si les bons poëtes eux-mêmes ne se faisaient pas faute de puiser dans ce fonds commun qu'ils enrichissaient en retour, à plus forte raison les poëtes inférieurs et les diascevastes, soit épiques, soit dramatiques, y prenaient-ils à pleines mains de quoi replâtrer leurs reconstructions. C'étaient des matériaux tout prêts, et une sorte de ciment poétique, propre à rajuster tout. Et cela explique très-bien comment, même chez les bons poëtes grecs, le style ne tient pas toujours à la pensée. Le style existe jusqu'à un certain point en dehors d'elle et en lui-même. Il y a un certain nombre de belles draperies qui peuvent s'attacher ici ou là sur telle ou telle idée. Pour l'esprit grec, artiste et rhéteur, amoureux des finesses jusqu'à la rouerie, subtil jusqu'à la malhonnêteté, la forme importe presque plus que le fond; un beau détail, une expression brillante, un heureux tour, une formule bien aiguisée, ont leur prix en eux-mêmes, indépendamment de la pensée. Aussi voit-on que le même moule, sert à vingt idées différentes, que la même antithèse reparaît cent fois, les deux termes diversement balancés montant ou descendant tour à tour, selon l'argument: procédé littéraire que nous constatons sans le trouver légitime, et qui ne satisferait pas des esprits moins artistes et plus consciencieux.—D'ailleurs, à ne considérer même que l'art littéraire, où cette voie les conduisait-elle? Précisément à ces misères auxquelles nous les voyons réduits: à l'interpolation en règle et au centon systématique, dont la Passion du Christ va tout à l'heure nous présenter le dernier excès.
* * * * *
Mais, si le talent poétique s'affaiblissait, le goût des représentations dramatiques croissait toujours; et ce n'était plus seulement à Athènes qu'on se passionnait pour les tragédies, des théâtres s'élevaient partout. En 420, on en bâtit un grand nombre dans le Péloponnèse. Polyclète, architecte, sculpteur et peintre, construisit celui d'Épidaure; Épaminondas, celui de Mégalopolis. Celui des Tégéates, restauré par le roi Antiochos, était tout en marbre. Chaque ville importante avait le sien. Nous ne parlons pas de la Sicile et du théâtre de Syracuse, pour lequel Denys lui-même composait ces pièces qui faisaient conduire aux carrières le railleur Philoxène: Denys pourtant écrivait sur les tablettes d'Eschyle, qu'il avait achetées, à grand prix dans l'espoir qu'elles l'inspireraient. Les Béotiens eux-mêmes eurent leurs jeux scéniques, comme le prouve une inscription rapportée par Bœckh; les Thessaliens pareillement, puisque Alexandre, tyran de Phères, le plus cruel des hommes, fondait en larmes lorsqu'il voyait Jouer Mérope par le fameux Théodore. On sait ce que raconte plaisamment Lucien de l'enthousiasme des Abdéritains pour Euripide: sous le règne de Lysimaque, s'il faut l'en croire, ils furent atteints d'une singulière épidémie; un comédien célèbre leur avait joué l'Andromède, et voilà qu'ils couraient tous par les rues, maigres et pâles, et déclamant comme lui:
«O amour! ô tyran des hommes et des dieux!»
Les rois macédoniens poussèrent jusqu'à la passion le goût de la tragédie: Euripide et Agathon avaient passé leurs dernières années à la cour d'Archélaos. Philippe, son successeur, ne fêta pas moins les poëtes, et traita les acteurs avec beaucoup de munificence et de bonté; on le voyait souvent au théâtre, et c'est même dans un théâtre qu'il fut tué. Alexandre, non content de traiter magnifiquement les comédiens, eut toujours auprès de lui deux poëtes, c'étaient Néophron et Antiphane, et il déclamait lui-même souvent de longs morceaux de tragédies qu'il savait par cœur. Une troupe dramatique suivait son camp dans toutes ses conquêtes, c'était peut-être un moyen de civilisation en même temps que de divertissement. Nous voyons que Bonaparte en usait de même. Dans une note autographe datée d'Égypte, outre des fournitures d'artillerie, il demande: «1° une troupe de comédiens; 2° une troupe de ballarines; 3° des marchands de marionnettes pour le peuple, au moins trois ou quatre; 4° une centaine de femmes françaises.» Alexandre, à Ecbatane, où se célébrèrent des jeux funèbres en l'honneur d'Héphestion, fit venir de Grèce trois mille comédiens. Ses successeurs l'imitèrent. Antigone entre autres, proposa de grands prix pour les artistes dramatiques. Les rois de Pergame les favorisèrent également; mais ce fut surtout en Égypte, à la cour des Ptolémées, princes lettrés, et amis des arts, que le théâtre fut en honneur. Pline parle de la magnifique ambassade qu'ils envoyèrent au-devant des deux poëtes comiques Philémon et Ménandre. Ils traitèrent avec autant de largesse les poëtes tragiques, et consacrèrent aux représentations théâtrales des sommes immenses.—En Judée même, tant c'était un goût universel, Hérode avait fait bâtir deux théâtres, l'un à Césarée, l'autre à Jérusalem.
C'est ainsi que, partie d'Athènes, la tragédie grecque, quoique dégénérée et mourante, se répandait partout. Les Romains la rencontrèrent à chaque pas, lorsqu'ils s'emparèrent de l'Asie. Lucullus, qui, en allant combattre Tigrane, «enchantait les villes sur son passage par des spectacles, des fêtes triomphales, des combats d'athlètes et de gladiateurs,» ayant pris d'assaut Tigranocerte, «y trouva une foule d'artistes dionysiaques que Tigrane avait rassemblés de toutes parts pour faire l'inauguration du théâtre de cette ville, et jugea à propos de s'en servir dans les spectacles qu'il donna pour célébrer sa victoire[260].» Plus tard, lorsque le Suréna des Parthes envoya la tête et la main de Crassus à Hyrodès, en Arménie, celui-ci donnait une fête dans laquelle on jouait une tragédie d'Euripide.
«Lorsqu'on apporta la tête de Crassus à la porte de la salle, un acteur tragique, nommé Jason, de Tralles, jouait le rôle d'Agavé dans les Bacchantes. Au moment où elle vient d'égorger son fils, Sillacès se présente à l'entrée de la salle, et, après s'être prosterné, il jette aux pieds d'Hyrodès la tête de Crassus. Les Parthes applaudissent avec des cris de joie, et les officiers de service font, par ordre du roi, asseoir à table Sillacès. Jason passe à un personnage du chœur la fausse tête de Penthée qu'il tenait à la main[262], puis, prenant la tête de Crassus, avec le délire d'une bacchante et saisi d'un enthousiasme réel, il se met à chanter ces vers: «Nous apportons des montagnes ce cerf qui vient d'être tué: nous allons au palais, applaudissez à notre chasse!» Cette saillie plut fort à tout le monde; mais, lorsqu'il continua le dialogue avec le chœur: «Qui l'a tué?—Moi, c'est à moi qu'en revient l'honneur,» Promaxéthrès, celui qui avait coupé la tête et la main de Crassus, s'élance de la table où il était assis, et, arrachant à l'acteur cette tête, il s'écrie: «C'est à moi de dire cela, et non à lui!» Le roi, charmé de ce nouvel incident, lui donna la récompense d'usage, et fit présent à Jason d'un talent.—Telle fut la fin de l'expédition de Crassus, et la petite pièce après la tragédie.»
Sans suivre la tragédie grecque à Rome, nous voyons comment le goût du théâtre était encore très-vif, quand le génie poétique était déjà mort. Voici un autre trait caractéristique de cette décadence, c'est que les comédiens célèbres remplacèrent les grands poëtes, et devinrent les maîtres du théâtre.
Dans l'origine, c'étaient les poëtes eux-mêmes qui étaient acteurs. Sous le régime démocratique, le théâtre et les représentations dramatiques s'étaient organisés démocratiquement. Lorsqu'un poëte voulait faire jouer une tragédie, il allait trouver l'archonte et lui demandait de mettre un chœur à sa disposition. L'archonte assignait au poëte un chorége. Le chorége était un riche citoyen auquel on décernait la fonction onéreuse et honorable de former un chœur, de le nourrir, de le faire instruire, de l'équiper, en un mot de le mettre en état de jouer une pièce. Le poëte, ayant obtenu ce chœur, lui récitait sa pièce morceau par morceau, et les choristes répétaient après lui autant de fois qu'il était nécessaire pour que la pièce fût bien sue. Le poëte se réservait le personnage, d'abord unique, qui avait été ajouté au chœur pour constituer la tragédie. Même quand il y eut deux et trois personnages, il continua quelque temps à se charger d'un rôle. C'est ainsi que Sophocle remplit ceux de l'aveugle Thamyris et de la jeune Nausicaa qui jouait à la paume avec ses compagnes. De même Aristophane joua Cléon dans les Chevaliers.
Le poëte s'adjoignait peut-être deux de ses collaborateurs ou de ses amis; mais il arriva sans doute que ce moyen manqua. Alors ce ne fut plus le poëte, ce fut l'État qui se chargea du soin de faire représenter les pièces. Le chorége payait les choristes, l'État paya les acteurs. Ces acteurs prirent naturellement le nom d'artistes dionysiaques, c'est-à-dire consacrés à Bacchus (Dionysos), en l'honneur de qui ces fêtes dramatiques se célébraient. On les faisait instruire, et bientôt on institua des concours d'acteurs, parallèlement en quelque sorte aux concours de poëtes. Comme les représentations dramatiques faisaient partie du culte, c'était un devoir pour les citoyens d'y assister: de là vient que l'État encore distribuait de l'argent à ceux qui n'avaient pas de quoi payer leur place au théâtre, et une loi prononçait la peine capitale contre l'orateur qui eût proposé de prendre l'argent destiné à cet usage pour l'employer à soutenir la guerre.
Ces artistes dionysiaques étaient classés en protagonistes, deutéragonistes et tritagonistes, c'est-à-dire acteurs des premiers, des seconds et des troisièmes rôles. Quelques-uns des protagonistes devinrent célèbres: entre autres, Timothée, ce Théodore, qui jouait si pathétiquement Mérope, Molon, Satyros, qui donna des conseils à Démosthène, Aristodème, et surtout ce Pôlos d'Égine, qui, pour mieux jouer le rôle d'Électre pleurant sur l'urne de son frère, pleura des larmes véritables sur l'urne même qui contenait les restes de son fils.—Quoiqu'ils menassent, pour la plupart, une vie assez débauchée, non-seulement ils étaient honorés à ce point qu'on leur élevait quelquefois des statues, mais, ce qui paraît plus étrange, plusieurs, Néoptolème et Thessalos par exemple, furent assez considérés même pour qu'on les chargeât de missions diplomatiques, lorsqu'ils allaient donner des représentations à l'étranger.
En effet, pendant leurs congés, c'est-à-dire dans l'intervalle des diverses fêtes de Bacchus, prenant sous leur direction et à leur solde d'autres comédiens de moindre talent, ils allaient jouer de ville en ville, moyennant des sommes considérables. Ils étaient engagés d'avance pour un certain nombre de représentations par les magistrats des villes, et ils étaient passibles d'un dédit très-fort en cas de retard au jour fixé. C'est ce qu'atteste une inscription découverte en 1844 par M. Le Bas sur les murs d'un théâtre antique, dans les ruines d'Iasos, en Carie. Elle donne aussi la liste d'une troupe dramatique composée ainsi qu'il suit:
Joueurs de flûte Timoclès et Phœtas. Tragédiens Posidonios et
Sosipâtre. Comédiens Agatharque et Mœrias. Joueurs de cithare
Zénothée et Apollonios.
Dans ces représentations à l'étranger, le chœur, soit tragique, soit comique, lorsqu'on ne le supprimait pas, était souvent une recrue locale des jeunes gens distingués de la ville. Le plus habile était naturellement désigné pour coryphée.—Mais les comédiens proprement dits, les acteurs et artistes de la pièce, étaient hommes de métier, en permanence, et ambulants.
Il est probable qu'au lieu de retourner à Athènes, quelques-unes de ces troupes dramatiques se fixèrent dans telle ou telle ville, et donnèrent naissance aux associations dionysiaques. La plus remarquable de ces associations était établie à Téos, puis à Lébédos, vers le temps d'Alexandre. Ces corporations étaient si favorisées, qu'elles obtenaient des immunités et des exemptions d'impôts pour les villes où elles faisaient leur séjour. C'était donc, pour peu qu'on eût de talent, une excellente profession que celle de comédien, puisqu'on y trouvait à la fois honneur et profit; mais autant les acteurs distingués étaient bien traités par les villes, autant ils maltraitaient eux-mêmes les acteurs médiocres qu'ils dirigeaient. C'étaient ordinairement ceux-ci qui remplissaient les rôles de dieux, et, dit Lucien, «lorsqu'ils avaient mal joué Minerve, Neptune ou Jupiter, on leur donnait le fouet.»
* * * * *
Il va sans dire que ces grands acteurs continuaient l'œuvre de destruction qu'avaient commencée les petits poëtes. L'héritage des tragédies et comédies ayant passé dans leurs mains, à leur tour ils les remanièrent, retranchant, ajoutant, accommodant les rôles à leurs moyens.
À quoi avait-il servi que l'orateur Lycurgue portât une loi pour prévenir ces interpolations?—À constater le mal sans y remédier, ou à le prévoir sans le prévenir.
Ces acteurs eurent quelquefois d'illustres spectateurs et d'illustres rivaux. Antoine, à Athènes et à Samos, essayait d'en amuser Cléopâtre. Néron, poëte, acteur et citharède, courait les scènes des petites villes grecques pour y disputer des prix: outre les rôles de l'incestueuse Canaké, d'Œdipe aveugle, du despote Créon, d'Alcméon, d'Hercule, il jouait celui d'Oreste tuant sa mère.
Les représentations tragiques et comiques duraient encore au temps de saint Jean Chrysostome et de Théodose. Saint Augustin, à l'âge de dix-sept ans, assistait à celles que l'on donnait sur le théâtre de Carthage (Bossuet, vers le même âge, était fort assidu aux pièces de Corneille). Ce fut, au VIe siècle, l'empereur Justinien qui supprima ces représentations.
Quant à la tragédie elle-même, depuis longtemps déjà elle n'existait plus. C'était à la cour des Ptolémées, dans cette atmosphère philologique, qu'elle avait achevé de mourir. La faveur des grammairiens l'avait étouffée.
II
LA PASSION DU CHRIST.
TRAGÉDIE GRECQUE.
Désormais, simple exercice littéraire, destinée à la lecture et non plus à la scène, elle ne conserve de la tragédie que le nom. Les chrétiens adoptent cette forme ancienne pour répandre la foi nouvelle: car, ainsi qu'on l'a très-bien remarqué, tandis que l'Église d'une part frappait le théâtre d'anathème, de l'autre «elle faisait appel à l'imagination dramatique, elle instituait des cérémonies figuratives, multipliait les processions et les translations de reliques, et composait enfin ces offices qui sont de véritables drames: celui du Praesepe ou de la Crèche à Noël; celui de l'Étoile et des trois Rois à l'Épiphanie; celui du Sépulcre et des trois Maries à Pâques, où les trois saintes femmes étaient représentées par trois chanoines, la tête voilée de leur aumusse, ad similitudinem mulierum, comme dit le Rituel; celui de l'Ascension, où l'on voyait, quelquefois sur le jubé, quelquefois sur la galerie extérieure, au-dessus du portail, un prêtre représenter l'ascension du Christ[263].»—En même temps donc l'Église essayait, avec des morceaux des tragédies profanes, de composer des tragédies chrétiennes.
C'est une de ces œuvres singulières qui nous est parvenue sous le titre de la Passion du Christ. On croit que cette pièce est du IVe siècle, et on l'attribue généralement à saint Grégoire de Nazianze, quoiqu'il paraisse difficile, après l'avoir lue, de l'imputer à un si savant écrivain.
Au reste, ce monument vaut la peine d'être analysé, ne fût-ce que pour sa bizarrerie. C'est un long centon, tiré notamment de six tragédies d'Euripide, savoir: Hippolyte, Médée, les Bacchantes, Rhésos, les Troyennes, Oreste. Aussi a-t-il été fort utile pour la recension de ces pièces. Le sujet est non-seulement la passion du Christ, mais la descente de croix, l'ensevelissement, la résurrection, et enfin l'établissement du christianisme. C'est même ceci qui est évidemment la raison et le sens du drame tout entier. Ce dessein ne manque pas de grandeur; mais l'exécution y répond-elle?
La pièce est précédée d'un prologue, comme les tragédies d'Euripide. Les personnages principaux sont: Le Christ, la Mère de Dieu, Joseph, un chœur de femmes (parmi lesquelles Magdeleine), Nicodème, et deux autres personnages, dont l'un appelé Théologos, le théologien, doit être saint Jean[264], et l'autre est un jeune disciple.
L'exposition se fait par un couplet de quatre-vingt-dix vers que prononce la Mère de Dieu. Les trente premiers, imités du début de la Médée, sont raisonnables; les voici en abrégé: «Plût au ciel que jamais le serpent n'eût rampé dans le jardin et n'eût épié en embuscade sous ces ombrages; le traître!» Ève n'eût point péché et n'eût point fait pécher Adam; le genre humain n'eût point été damné, et n'eût pas eu besoin d'un rédempteur: et moi je n'eusse pas été, vierge-mère, réduite à pleurer sur mon fils qu'on traîne en justice aujourd'hui. Le vieillard Siméon l'avait bien prédit…»—Au moyen de cette transition du vieillard Siméon, arrive une autre trentaine de vers moins raisonnables; c'est un chapelet de maximes de tragédies, qui ne se tiennent pas mieux entre elles une à une que le morceau entier ne tient au sujet. Enfin, dans la troisième trentaine, l'esprit grec fournit à la Mère de Dieu toute sorte d'antithèses et de pointes sur sa virginité rendue féconde. Elle s'approprie les paroles où Hippolyte exprime sa chasteté. Elle se rappelle l'heureux moment où il lui fut annoncé qu'elle allait être mère et où son sein virginal tressaillit de joie, et ce sein est déchiré maintenant par des traits de douleur. «Toute cette nuit, dit-elle, je voulais courir pour voir quels maux souffre mon fils; mais celles-ci m'ont persuadé d'attendre le jour.» Elle désigne par ce mot le chœur, qui, à ce moment, prend la parole:
Maîtresse, enveloppez-vous vite. Voilà des hommes qui courent vers la ville.
LA MÈRE DE DIEU.
Qu'est-ce donc? Vient-on d'apprendre que l'ennemi la menace dans l'ombre?
LE CHŒUR.
C'est une foule nocturne qui roule, bruyamment. J'aperçois dans l'espace obscur une armée nombreuse qui porte des torches et des glaives.
LA MÈRE DE DIEU.
Quelqu'un vient vers nous à pas pressés nous apportant sans doute quelque nouvelle.
LE CHŒUR.
Je vais voir ce qu'il veut et ce qu'il vient vous annoncer… Ah! ah! hélas! hélas! auguste mère et chaste vierge, quel est votre malheur, vous qu'on appelait bienheureuse!
LA MÈRE DE DIEU.
Quoi donc! Veut-on me tuer?
LE CHŒUR.
Non, c'est votre fils qui périt par des mains impies.
LA MÈRE DE DIEU.
Ah! que dis-tu? tu me fais mourir.
LE CHŒUR.
Regarde ton fils comme perdu.
L'avant-dernière réplique est précisément celle de la nourrice à Phèdre dans Euripide, à la suite de ce vers célèbre: «Hippolyte? grands dieux!—C'est toi qui l'as nommé.—Ah! que dis-tu? tu me fais mourir!» Il semblerait que le premier cri de la Mère de Dieu dût être pour son fils et non pour elle-même; on n'aime pas que sa première pensée soit celle-ci: «Quoi donc! Veut-on me tuer?» Cela est peut-être plus réel, mais certainement moins idéal, et le personnage de la Mère de Dieu doit être plus près de l'idéal que du réel.
Le chœur lui apprend avec plus de détail qu'au point du jour son fils mourra, que pendant toute cette nuit on le juge.—Survient un second messager: il annonce qu'un disciple perfide a trahi le maître pour de l'argent. Il raconte comment celui-ci, après la cène et le lavement des pieds, était allé au Jardin des Oliviers prier son père, et comment, dans ce jardin même, le traître, avec une troupe de gens armés, est venu le surprendre et le livrer en l'embrassant.—Les mots du récit de l'Évangile sont conservés çà et là, et des expressions empruntées au polythéisme viennent s'y mêler bizarrement: «Le traître! avoir livré le chef de nos mystères (le mystagogue)!… L'illustre Pierre aussi a renié le maître. Seul le disciple qui a coutume de poser la tête sur son sein l'a suivi sans trembler. Il m'a semblé que j'entendais une voix (celle d'un homme, ou celle d'un ange? on ne sait) dire lentement, comme si elle s'adressait tout bas au scélérat qui a vendu le maître: Crime impie! O misérable! ne crains-tu pas Dieu?…» Par cette transition fantastique, le messager se lance dans une prosopopée, ou long discours indirect, d'environ soixante-quinze vers. La pendaison de Judas y est prédite; des morceaux du Credo y sont enchâssés dans des formules du vocabulaire tragique; on y parle de l'Enfer avec des périphrases faites pour le Phlégéton.—Et cependant ce damné pourra être sauvé encore, s'il se repent:—idée remarquable au IVe siècle.
La Mère de Dieu répond, si tant est qu'il y ait à répondre, car ce sont plutôt des monologues qui se succèdent sans s'inquiéter l'un de l'autre qu'un dialogue véritable; sa réponse n'a pas moins d'une centaine de vers; elle commence sur un ton parfaitement païen: «O terre, mère de toutes choses, ô voûtes du ciel radieux, quel discours viens-je d'entendre!…» À son tour, elle parle longuement à Judas toujours absent, et maudit sa scélératesse. Entre beaucoup d'autres pièces de rapport qui composent cette mosaïque, on retrouve vers la fin les paroles que prononce Thésée dans Hippolyte:
Quoi! ne devrait-on pas à des signes certains
Reconnaître le cœur des perfides humains?
Elle veut se rendre auprès de son fils; le chœur la retient: «Ah! ah! ah! ah! Tais-toi, tais-toi, tu ne pourras plus voir ton fils vivant.—Hélas! quel nouveau malheur m'annoncent tes larmes?—Je ne sais, mais voici qui va nous instruire du sort de ton fils.»—Survient un troisième messager. — Le procédé est peu varié, et l'auteur ne cherche pas assez à dissimuler qu'au lieu de se passer en action, toute la pièce se passe en récits. Seulement celui-là n'est pas un messager si abstrait que les autres, c'est un aveugle à qui le Christ a rendu la vue.—Le messager: «Ton fils doit mourir en ce jour; tel est l'arrêt des scribes et des prêtres.» Il raconte l'acharnement des Juifs, semblables, autour de l'accusé, à des chiens furieux; le juge faible, étonné de ses réponses, et n'osant le déclarer innocent: «Allons, parlez, dit-il au peuple; faut-il que Jésus meure ou non? Lequel vaut-il mieux relâcher, lui, ou l'un de ces brigands qui sont en prison?» Ils répondent avec de grands cris que c'est Jésus qui doit mourir en croix, et qu'il faut relâcher le brigand. Le juge essaye de leur persuader le contraire, mais il n'y peut réussir. Voilà le jour qui paraît; on va traîner l'accusé hors des portes. La Mère de Dieu répond à ce récit par de belles métaphores très-déplacées qu'elle aurait dû laisser où elle les a prises; mais bientôt elle pousse des cris de douleur en apercevant son fils traîné et enchaîné. Elle veut s'élancer vers lui. Le peuple la menace. Le chœur exhorte la Mère de Dieu à se tenir à l'écart: «D'ici on aperçoit tout au loin, regardons.» Serait-ce que le cortège tout entier de la passion était supprimé ainsi? Je ne le crois pas; en admettant que la pièce fût destinée à être représentée, la procession devait être le principal de la fête.
La Mère de Dieu gémit et souhaite de mourir, puis elle recommence ses antithèses et ses périphrases sur sa virginité féconde, qui font pendant d'une manière trop évidente aux périphrases et aux antithèses des Jocaste et des Œdipe sur leur hymen incestueux; mais celles-ci sont suivant l'esprit grec, et celles-là sont on ne peut plus déplacées dans un sujet chrétien. Elle entre dans tels détails que les citer en français serait impossible; elle y revient encore plus loin (aux vers 1550 et suivants) en des termes inimaginables; après cela, elle explique au chœur le péché originel qui a rendu la rédemption nécessaire, et lui annonce la résurrection qui doit suivre la rédemption. Tout cela est décousu et froid comme un catéchisme; puis elle finit comme elle a commencé, et reprend sa douleur.—Le chœur ne veut pas être en reste de métaphores, et à son tour il en accomplit une très-laborieuse pour exprimer son désespoir.—Un quatrième messager vient annoncer que le Christ est crucifié et mourant. Aucune des précautions oratoires et des circonlocutions raffinées qu'emploient en pareille circonstance les poëtes grecs n'est omise. Enfin commence le récit; mais, dès le quatrième vers, le principal est dit: Jésus est crucifié. Les vers suivants ne viennent que pour décrire les autres détails de la passion; c'est justement ce qui devrait être développé qui ne l'est pas. Ce récit est très mal fait, il n'y a pas d'écolier de rhétorique qui ne le composât infiniment mieux.
La Mère de Dieu:—«Venez, mes filles, venez! plus de crainte! que pouvons-nous craindre maintenant? Allons! je veux voir les souffrances de mon fils. Ah! ah! hélas! hélas! (Ici la scène change et représente le calvaire). O femmes! comme le visage de mon fils a perdu son éclat, sa couleur et sa beauté!» Alors elle adresse la parole à son fils agonisant; son fils lui répond du haut de la croix et la console doucement.—Pierre vient à passer, pleurant sa trahison: elle demande et obtient le pardon de Pierre. Enfin le Christ expire; elle recommence à se lamenter en plus de quatre-vingts vers. Saint Jean vient, pour adoucir sa douleur, lui débiter des lieux communs, qu'elle sait bien, puisqu'elle les a déjà dits elle-même.
À partir de là, l'action, si action il y a, marche plus lentement encore qu'elle n'a marché jusqu'ici. Un soldat perce d'une lance le côté du Christ: de la blessure jaillissent deux ruisseaux, l'un de sang, l'autre d'eau limpide. Le soldat, converti par ce miracle, se purifie avec cette eau.—Survient Joseph et l'on opère la descente de croix. En recevant dans ses bras le corps de son fils, la Mère de Dieu dit une litanie de cent vingt vers, et remaudit Judas. Joseph, pour couper court, lui annonce qu'on l'a vu pendu. On ensevelit le Christ. La nuit tombe. La Mère de Dieu adresse à son fils, qui est dans le tombeau, un nouveau couplet de trente vers, tout rempli de bigarrures et dans lequel les mots de la légende chrétienne: «Tu as vaincu l'enfer, le serpent et la mort» se détachent bizarrement sur des lambeaux d'Antigone ou d'Alceste: «Tu descends dans ces cavernes sombres, etc.» La même idée est toujours exprimée au moins par dix formes différentes, quelquefois par trente, l'auteur voulant employer absolument toutes les périphrases qu'il a recueillies. La Mère de Dieu en dit, je crois, en somme, plus d'une centaine sur sa virginité. Enfin elle propose aux femmes du chœur de se retirer toutes avec elle «dans la maison du nouveau fils que son fils unique lui a légué.» Et elles se retirent en effet[265].
Quelques-unes cependant restent aux alentours du tombeau pour observer ce qui se passe. La scène demeure occupée par Joseph, qui converse avec le Théologien très-longuement; il prédit la punition des Juifs, prédiction dont la Mère de Dieu avait déjà touché quelques mots: ils seront dispersés par tout l'univers. Au bout de cette conversation paraît enfin l'aube du troisième jour, ce qui n'est pas, pour le lecteur consciencieux, si invraisemblable qu'on pourrait croire.
Pendant ce temps, si la pièce était représentée, on devait voir, par un double décor, la Mère de Dieu et le chœur dans l'intérieur de la maison. Elle songe à son fils, et sa douleur la prive de sommeil.
Hélas! hélas! quand donc le sommeil descendra-t-il sur mes yeux?
PREMIER DEMI-CHŒUR.
Pour nous, ô maîtresse, étendues à terre, nous avons reposé, laissant aller nos corps, et toutes, vieilles, jeunes ou vierges, appuyant nos têtes contre le dos les unes des autres, ou bien plaçant nos mains sous nos joues, nous avons pris un peu de sommeil; mais toi, tu n'as ni dormi ni étendu ton corps, et tu as passé toute la nuit à gémir. Voici l'aurore…
DEUXIÈME DEMI-CHŒUR.
Pour moi, agitée aussi d'inquiétude, je suis étendue à terre, mais sans sommeil ni repos, écoutant, ô Vierge, tes violents soupirs et tes sanglots.
LA MÈRE DE DIEU.
Debout! debout! Qu'attendez-vous, femmes? Sortez, allez du côté de la ville. Approchez-vous autant que cela vous sera possible, vous apprendrez peut-être quelque chose de nouveau.
Un cinquième messager arrive:
Où pourrais-je trouver la mère de Jésus? Est-elle dans cette maison?
LE CHŒUR.
Tu la vois, c'est elle qui est là.
Il lui annonce qu'une nombreuse cohorte marche vers le tombeau pour le garder, de peur que les disciples ne dérobent le corps.
LA MÈRE DE DIEU.
Va! va! cohorte impie, veille bien alentour. Tu serviras peut-être de témoin à sa résurrection.
La nuit marche (comme on vient de le voir, c'est la troisième nuit depuis le commencement de la pièce). Une des femmes, Magdeleine, se propose de sortir pour aller épier autour du tombeau; elle y rencontrera peut-être celles qui y sont restées.—La mère de Dieu veut partir avec elle. Elles réveillent les femmes qui se sont endormies. «Allons! allons! ouvrez vos yeux. Ne voyez-vous pas la lune qui brille? L'aurore, l'aurore va paraître! Voici déjà l'étoile du matin.» Ici la scène changeant de nouveau, ou le décor étant double, ainsi que nous avons dit, Magdeleine et la mère de Dieu rencontrent les autres femmes qui veillaient à quelque distance du sépulcre.—Enfin elles arrivent au sépulcre même.—Plus de gardes! Embaumons le corps; mais qui soulèvera la pierre? La pierre a roulé loin du tombeau. Le tombeau est vide; le corps a été enlevé!-—Elles sont saisies d'effroi. Tout-à-coup un ange, vêtu de lumière et de blancheur, éblouissant comme la neige, leur annonce la résurrection du Christ. Bientôt, le Christ lui-même leur apparaît, et leur ordonne d'aller annoncer aux disciples la bonne nouvelle.
Puis, vient un sixième messager, et selon les habitudes du théâtre grec, la narration en forme succède au récit sommaire de l'événement. Le messager raconte aussi les inquiétudes que ce miracle inspire aux prêtres; mais ce qui est curieux, et ce qui prouverait que cette pièce n'était pas faite pour être représentée, c'est un dialogue entre les gardes du tombeau et les prêtres incrédules, qui s'intercale ici dans le récit même, et qui forme une scène dans une autre scène. Les noms des interlocuteurs sont indiqués hors du texte, comme dans le courant de la pièce proprement dite. Les prêtres engagent les gardes à dire à Pilate qu'ils se sont endormis, et qu'on a volé le corps pendant leur sommeil. Pilate hésite à croire les gardes; ils vont peut-être avouer la vérité, quand les prêtres se hâtent de prendre la parole pour brouiller tout. Cette scène est, à notre avis, la plus intéressante de la pièce, et c'est une scène en parenthèse. C'est le messager qui raconte tout cela, de sorte que ce dialogue direct nous arrive indirectement. Magdeleine, à son tour, sur l'invitation de la Mère de Dieu, recommence le récit de tout ce qu'on sait déjà, la résurrection, l'ange vêtu de blanc, et lui fait du reste observer par deux fois qu'elle sait tout cela aussi bien qu'elle. C'est pour le messager qu'elle parle apparemment.
La scène change une dernière fois. Toutes les femmes se rendent à la maison où les disciples sont rassemblés. On ferme les portes, et, malgré les portes fermées, voilà que le Christ apparaît au milieu d'eux. Il leur adresse à peu près les mêmes paroles que dans l'Évangile pour exhorter les apôtres à aller prêcher par toute la terre, liant et déliant en son nom. Tout se termine par une longue prière au Christ et à la Vierge.
Tel est ce drame singulier, qui contient quelques passages assez beaux parmi des longueurs infinies. C'est en quelque façon un mystère, destiné peut-être à une sorte de demi-représentation, c'est-à-dire de récitation sans mise en scène et sans décors, mais plus vraisemblablement à la lecture seule, dans quelque école chrétienne ou dans quelque cloître: car, outre cette scène intercalée dans un récit, il faut songer que, sur deux mille six cents vers et plus dont la pièce se compose, et qui, à entendre réciter, eussent lassé la patience d'un saint, la Mère de Dieu pour sa part en dit mille ou douze cents, qui à réciter eussent lassé les poumons d'un moine. La lecture permet quelques haltes.
Maintenant il y a tant de maladresse et quelquefois tant d'inconvenance dans ce centon, sans parler des fautes de métrique, qu'il me paraît difficile de l'imputer à Grégoire de Nazianze, un saint et un littérateur si distingué. Ce qui s'adresse à Vénus dans Euripide, le chœur ici l'adresse à Marie. Cela rappelle cet épisode d'un poëme anti-religieux publié à la fin du siècle, dans lequel la Vierge Marie s'accommode de la ceinture de Vénus. Vraiment, à qui vient de lire cette tragédie de la Passion du Christ, l'auteur paraît avoir fait la même chose, involontairement, que voulut faire l'empereur Adrien, lorsque pour détruire la religion chrétienne, en profanant les lieux où elle a pris naissance, il fit mettre la statue de Jupiter sur le Calvaire, et celle de Vénus à Bethléem.—Ce drame dure trois jours; le chœur va deux fois se coucher et se relève deux fois.—L'épilogue, que rappelle un peu le prologue d'Esther, mérite attention. Il est conçu en ces termes: «Je t'adresse ce drame de vérité, et non de fiction, non souillé de la fange des fables insensées; reçois-le, toi qui aimes les pieux discours. Maintenant, si tu veux, je prendrai le ton de Lycophron (esprit de loup), reconnu dorénavant pour avoir en vérité l'esprit de l'agneau[266], et je chanterai dans son style la plupart des autres vérités que tu veux apprendre de moi.» L'auteur chrétien après avoir fait un centon d'Euripide, offre de faire encore sur un sujet sacré un centon de Lycophron. On croit cependant que cet épilogue est de Tzetzès, célèbre grammairien et mauvais poëte de Constantinople, à la fin du douzième siècle. Sur les trois autres morceaux dramatiques qui se trouvent réunis à celui-là avec les fragments des petits tragiques dans le dernier volume de la Bibliothèque grecque, quelques mots suffiront. Le premier est d'une date antérieure à la Passion du Christ. L'auteur est un poëte juif appelé Ézéchiel, qui vivait un ou deux siècles avant notre ère. Ce sont plusieurs fragments d'une pièce tirée de l'ancien Testament, intitulée à peu près la Sortie d'Égypte. C'était l'Exode paraphrasé.—Le second est un dialogue dont voici les personnages: un paysan, un sage, la Fortune, les Muses, le chœur. La Fortune est entrée chez le paysan. Le prétendu sage en conçoit de la jalousie. Les Muses essayent en vain de le consoler. L'auteur est Plochiros Michaël, la date inconnue.—Le troisième est de Théodoros Prodromos, savant littérateur du douzième siècle, auteur de plusieurs poëmes. Celui-ci est intitulé l'Amitié bannie. Répudiée par son époux, le Monde, qui, par les conseils de sa servante, la Sottise, prend pour concubine la Méchanceté, l'Amitié raconte son malheur à un homme charitable qui lui a donné l'hospitalité. Elle finit même par le prendre pour second mari, quoiqu'on ne dise pas qu'elle soit veuve du premier, mais apparemment selon cette maxime tragique:
«Il me rend mes serments lorsqu'il trahit les siens.» Au reste, outre que l'Amitié, dans son discours de deux cent trente vers, semble toute confite en dévotion, ce mariage a bien la mine d'être purement allégorique et parfaitement innocent.
Voilà donc où aboutit le théâtre grec, après sa longue décadence. Cette décadence, nous l'avons vue se produire et se consommer. Le grand fait qui la domine, après l'extinction du génie, c'est l'interpolation des œuvres, d'abord par les petits poëtes dans les écoles tragiques, ensuite par les comédiens, ensuite par les rhéteurs, ensuite par les Juifs, puis par les chrétiens; et, parallèlement à l'interpolation, le centon, qui en est la contre-partie. L'interpolation et le centon commencent par faire brèche dans la tragédie grecque et finissent par la dissoudre et par l'absorber tout entière. L'interpolation, c'est l'agonie; le centon, c'est la mort. Le dernier mot de l'un et de l'autre, le dernier excès du genre et la dernière forme très-informe de la tragédie grecque au tombeau, c'est la Passion du Christ, ce drame interminable où tout se passe en récits faits de pièces et de morceaux, cette vaste mosaïque, cette énorme marqueterie, cette éternelle litanie, qui nous rappelle un drame indien, en dix actes, assez ennuyeux aussi, à la fin duquel un des personnages, la prêtresse Camandaki, dit aux autres avec une assurance et une naïveté qui font sourire: «Notre intéressante histoire, si pleine d'incidents variés, est terminée maintenant; nous n'avons plus qu'à nous féliciter mutuellement.»
NOTES
[1: Voir l'Appendice, numéro I.]
[2: Les femmes et les enfants ne sont pas compris dans ce chiffre. Les esclaves non plus. Voir, sur la population totale, Wallon, Histoire de l'Esclavage dans l'antiquité.]
[3: Victor Duruy, Histoire grecque.]
[4: «Le roi fit des reproches à M. de Vendôme, puis à M. de la Rochefoucauld, de ce qu'ils n'allaient jamais au sermon, pas même à ceux du père Séraphin. M. de Vendôme lui répondit librement «qu'il ne pouvait aller entendre un homme qui disait tout ce qu'il lui plaisait, sans que personne eût la liberté de lui répondre,» et fit rire le roi par cette saillie.» Mémoires du duc de Saint-Simon.]
[5: Par la bouche du coryphée. Ici c'est le coryphée du chœur des Nuées, c'est par conséquent une Nuée qui parle, une Nuée sous la forme d'une fille: de là la plaisanterie.]
[6: «Il faut remarquer, dit Otfried Müller, qu'à Athènes l'État se souciait peu de savoir qui était le véritable auteur d'un drame, et cette question n'était même jamais posée officiellement. Le magistrat qui présidait à une des fêtes de Dionysos, où il était d'usage d'amuser le peuple par des drames nouveaux [Aux grandes Dionysies c'était le premier archonte; aux Lénéennes, le basileus.], accordait cette concession au maître de chœur qui offrait de préparer le chœur et les acteurs pour une pièce nouvelle, pour peu qu'on eût en lui la confiance nécessaire. Les comiques étaient, aussi bien que les tragiques, maîtres de chœur, chorodidascales, de profession; et, dans toutes les choses officielles, telles que payement et distribution des prix, l'État s'enquérait uniquement de celui qui avait préparé le chœur et monté la pièce nouvelle. En outre, une coutume que les tragiques abandonnèrent dès le temps de Sophocle s'était maintenue plus longtemps parmi les comiques: le poëte chorodidascale jouait en même temps le premier rôle, celui de protagoniste.
Aristophane avait donc confié ses premières pièces à deux maîtres de chœur de ses amis, Philonidès et Callistrate. On ajoute même, d'après quelques témoignages anciens, qu'il avait fait la distinction de donner à Callistrate les pièces politiques, à Philonidès celles qui se rapportaient à la vie privée. Ces amis sollicitaient ensuite de l'archonte le chœur, mettaient la pièce en scène, obtenaient même (les didascalies en citent plusieurs exemples) le prix, si la pièce était couronnée; le tout comme s'ils étaient les véritables auteurs, quoique le public intelligent ne pût guère se tromper sur l'auteur de la pièce, ni hésiter entre le génie d'Aristophane, qui venait de se révéler, et Callistrate, qui leur, était bien connu.» (Otfried Müller, Hist. de la litt gr., trad. K. Hillebrand).]
[7: E. Du Méril, Revue des Deux-Mondes, 1er juillet 1846. C'est à peu près ainsi qu'on définissait autrefois la France «une monarchie absolue tempérée par des chansons.»]
[8: Ainsi que le montrent les fragments qui concernent les Longs Murs et l'Odéon.]
[9: Otfried Müller, Hist. de la litt. gr., trad. K. Hillebrand.]
[10: La scène des petits cochons de lait semble une broderie de fantaisie sur le proverbe athénien qui disait: «Un Mégarien vendrait bien ses enfants pour de petits cochons, si quelqu'un voulait les prendre.»]
[11: Proprement: Dénonciateur de [ceux qui exportent les] figues [par contrebande]. Le Sénat, à une époque ancienne, dit Plutarque, avait défendu par une loi d'exporter les figues de l'Attique: ceux qu'on trouvait en contravention étaient condamnés à une amende, au profit du dénonciateur. Le ministère public étant chose inconnue à la Grèce comme à Rome, c'étaient les citoyens eux-mêmes qui dénonçaient ceux qui, en violant la loi, faisaient tort à la société. Les sycophantes ne méritèrent donc pas toujours le mépris qui s'attache à leur nom, puisque les coupables fussent restés impunis si quelque citoyen ne les eût appelés en justice, et cela à ses risques et périls: car, dans les actions publiques, l'accusateur qui n'obtenait pas au moins un cinquième des suffrages payait une amende de mille drachmes; c'était un moyen de tenir en bride les sycophantes. Mais on comprend que, malgré cette précaution de la loi, ce rôle, par sa nature même, pouvait devenir aisément abusif et odieux. Souvent on accusa des innocents. Il en résulta que, par extension, le nom de sycophantes fut donné d'une manière générale aux calomniateurs et aux gens très-nombreux qui vivaient du produit de leurs dénonciations. Aristophane ne laisse échapper aucune occasion de flétrir et de ridiculiser les sycophantes. Isocrate, lui aussi, poursuivra sans relâche les sycophantes. «C'est, dit M. Ernest Havet, le nom dont on nommait à Athènes ces aboyeurs misérables, ces dénonciateurs infâmes, qui donnent les citoyens à déchirer aux citoyens, jetant de préférence en proie aux passions publiques ceux dont ils redoutent le plus la raison ou la vertu… Isocrate trouve contre les sycophantes des flétrissures presque égales à leur abjection. Il a tracé notamment, à la fin du discours sur l'Antidosis un portrait de cette espèce d'hommes vraiment achevé et ineffaçable. Il a oublié un trait cependant, qui ne se dessinait pas encore: c'est que le sycophante contient en lui le délateur, c'est-à-dire ce qui se présente de plus triste et de plus odieux dans l'histoire. Le délateur du temps des Césars, c'est le sycophante sans la liberté.»]
[12: Érasme s'est souvenu sans doute de ce tableau, lorsqu'il a mis en scène un chartreux et un soldat: celui-ci revenant de la guerre, éclopé, misérable, aussi ruiné de corps que de biens; celui-là en pleine fleur de santé, libre de soins et charmé du repos; tous deux étrangers à toute croyance noble et généreuse. Aussi Érasme se moque-t-il de tous les deux.]
[13: Cléon était fils d'un corroyeur et avait été corroyeur lui-même. Il n'était point Paphlagonien; mais ce nom en grec, par une sorte d'onomatopée, fait allusion à sa voix rauque et à son éloquence violente et tumultueuse. De plus, le poëte, en le nommant ainsi, semble à son tour le désigner comme étranger et lui renvoyer son injure. Enfin le scoliaste ajoute que les Paphlagoniens, en général, passaient pour d'assez malhonnêtes gens.]
[14: On rend, comme on peut, ce calembour, l'épouvantail au lieu de l'éventail: le grec dit βυρσινην, fouet de cuir, au lieu de μυρσινην, branche de myrte, avec laquelle les esclaves éventaient le maître ou chassaient les mouches. Ici, les mouches, ce sont les orateurs, qui seuls alors, avec les poëtes comiques, remplissaient le rôle que les journalistes remplissent aujourd'hui.]
[15: Voir l'Appendice, numéro II.]
[16: Voir dans l'Appendice, numéro III, les excellentes observations de M. Grote, pour compléter ce point.]
[17: G. Grote, Hist. de la Grèce, trad. par A.-L. de Sadous, tome IX.]
[18: Comme on a pu le voir précédemment, nous ne partageons pas absolument ce point de vue particulier.]
[19: Ernest Havet, Introduction au Discours d'Isocrate sur l'Antidosis.]
[20: Ernest Havet, Introduction au Discours d'Isocrate sur l'Antidosis.]
[21: On appelle didascalie un ensemble de renseignements, très-précieux pour la plupart, relatifs à la date, à l'auteur et à la mise en scène d'une pièce, et qui en accompagnent le titre.]
[22: Otfried Müller, Hist. de la litt. gr., trad. K. Hillebrand.]
[23: Pour une expédition.—Voir les Acharnéens.]
[24: Cléon.]
[25: Cléon ou la Guerre? Le sujet, dans le texte, n'est pas exprimé.]
[26: Comme les serpents changent de peau, dit le Scholiaste. Le mot grec, aspis, qui signifie bouclier, signifie aussi serpent. L'exactitude n'est pas nécessaire dans les plaisanteries; au contraire! c'est pourquoi les gens trop exacts ne sont pas toujours très-plaisants.]
[27: On plantait en terre un long bâton, en travers duquel un autre faisait comme une balance, sous les deux bassins de laquelle étaient deux autres bassins plus grands et remplis d'eau, et sous cette eau il y avait une figure en bronze doré, qu'on appelait Manès. Le jeu, à la fin des banquets, consistait à verser, d'assez loin, du vin dans l'un des bassins d'en haut, de façon qu'entraîné par le poids du liquide il trébuchât et allât heurter avec bruit la tête du bonhomme caché sous l'eau, sans que le vin se répandît: alors on avait gagné, et c'était signe qu'on était aimé de celle qu'on aimait, autrement, on avait perdu.]
[28: Chargé d'exécuter la statue de Minerve, Phidias fut accusé par ses ennemis d'avoir détourné une partie de l'or dont elle devait être ornée. La calomnie et l'exil furent la récompense de ses travaux; Périclès se considéra comme attaqué dans la personne de son ami, et craignit peut-être de se voir lui-même obligé de rendre ses comptes: ce fut, dit-on, un des motifs qui le déterminèrent à engager les Athéniens dans la guerre du Péloponnèse.]
[29: Ce décret interdisait de laisser entrer aucun Mégarien sur le territoire de l'Attique, ni de faire aucun commerce avec ce peuple. Les Mégariens, qui tiraient d'Athènes tous leurs approvisionnements, furent réduits par ce décret à la famine. Qu'on se rappelle la scène du Mégarien forcé de vendre ses deux filles, dans la comédie des Acharnéens; voir ci-dessus.]
[30: C'est-à-dire que, les vignes ayant été ravagées par l'ennemi dès le commencement, cela augmenta l'animosité, et dès lors la guerre fut lancée avec fureur.]
[31: Le texte dit: La jeune Thrace. Les esclaves portaient souvent le nom de leur pays, comme autrefois chez nous les domestiques: Champagne, Bourguignon, etc.]
[32: Ce qu'on appelle étoiles filantes.]
[33: Ce démagogue que, dans la comédie des Chevaliers, on a vu remplacer Cléon dans la faveur de la multitude: car un démagogue chasse l'autre, et tous sont chassés tour à tour.]
[34: On joue sur le nom de Trygée, qui, nous l'avons dit, signifie à peu près vendangeur. Mot à mot, nous la vendangerons, nous la vendangerons.]
[35: Rapprochez Rabelais, au chapitre de Frère Jean des Entommures: «Les taborineurs avoient défoncé leurs taborins d'un costé, pour les emplir de raisins; les trompettes estoient chargées de moussines» (de grappes liées ensemble), etc.—Et Alfred de Musset, à ce vers:
De ta robe de noce on fit un parapluie!]
[36: Poyard, Notice.]
[37: Alceste, aussi déterminé et aussi sensé que Lysistrata, ripostera à peu près de même à Célimène:
Non, ce n'est pas, madame, un bâton qu'il faut prendre,
Mais un cœur à leurs vœux moins facile et moins tendre.
]
[38: Pandrose. Une des deux filles de Cécrops. Ce nom fut donné aussi à Minerve.]
[39: À Athènes la plupart des archers étaient Scythes. Dans la première scène, où Lysistrata convoque les femmes à prêter serment, elle dit: «Où est la scythe?» comme on dirait chez nous: «Où est la gendarme!» ou comme on eût dit, sous la Restauration: «Où est la cent-suisse?»]
[40: Ces derniers mots sont les paroles d'Hector à Andromaque, au sixième chant de l'Iliade.]
[41: C'est-à-dire que les tributs, au lieu de couler dans telle ou telle dépense spéciale, devraient être directement versés dans le Trésor, afin que le peuple tout entier en fît un emploi profitable. C'est la centralisation des finances. Ici Aristophane, contrairement à son habitude, émet et patrone une idée qui appartient à l'avenir, non au passé.]
[42: Allusion au récent désastre de Sicile.]
[43: Michelet, Bible de l'humanité.]
[44: On lit dans la Gazette de Cologne, 1er septembre 1865:
«Nous aurons sous peu à Leipzig le spectacle d'une assemblée toute particulière: un congrès allemand de femmes! Déjà, dans une assemblée préparatoire, ont été proposés «les points principaux de la question concernant l'affranchissement pratique du «sexe féminin», et Mme Louise Otto-Peters, ainsi que Mlle Augusta Schmidt y ont fait un appel patriotique à leurs sœurs d'Allemagne pour les engager à prendre part au congrès, et à préparer les rapports qu'elles pourraient avoir à faire touchant la question.
«Voici quel serait le sujet de leurs délibérations: Exposition industrielle et artistique de travaux féminins, organisation de caisses de subventions et de secours mutuels, participation de talents féminins dans les salles d'audience des académies et universités, érection d'écoles économiques et commerciales pour femmes, etc., etc. Il paraît que, des principales villes d'Allemagne, sont déjà arrivées plus de cinquante lettres annonçant la participation d'autant de membres au futur congrès.»]
[45: On doit se rappeler ici ce que W. Schlegel nomme le temps idéal, c'est-à-dire le temps qui s'allonge ou qui s'abrège au gré de l'imagination du poëte ou des spectateurs, par conséquent tout le contraire de la fameuse unité de temps, qui n'existe pas plus dans le théâtre grec, que la fameuse unité de lieu. Resterait l'unité d'action, qui encore, dans le théâtre grec comme dans le théâtre de Shakespeare, se réduit à l'unité d'intérêt, pour relier les divers épisodes d'une action extrêmement libre et changeante, ou même plus simplement encore à ce que nous avons nommé l'unité de verve, en ce qui regarde le théâtre d'Aristophane.]
[46: Même observation qu'à la note précédente: le spectateur admettait donc sans peine, quoiqu'il n'y eût pas eu d'entr'acte et qu'il n'y en eût jamais, qu'il s'était écoulé six jours et six nuits depuis que les femmes avaient formé le complot par lequel commence la pièce.]
[47: Bien entendu, par ce mot de corset, il ne faut pas ici entendre absolument le corset d'aujourd'hui. Cependant, le στροφιον, dont parle ici le texte, étant la pièce du vêtement destinée, comme le prouvent d'autres passages des poëtes comiques, à tourner sous la gorge pour la soutenir, ce mot correspond plus exactement à celui de corset, qu'à celui de ceinture. Mais c'est un corset primitif, qui soutient la gorge et ne la brise pas: un peuple artiste ne l'aurait pas permis.]
[48: Le texte dit: Ανθροπος, cet homme, mais dans le sens générique, comme on pourrait dire: Cet être-là! Cet exemple est encore plus curieux que celui de Cicéron, souvent cité, où il pleure la mort de sa fille, malheur auquel pourtant il faut se résigner, dit-il, quoniam homo nata erat, puisqu'elle était née homme (et par conséquent sujette à la mort).]
[49: Minerve chalcièque.]
[50: Ernest Havet, le Christianisme et ses origines.]
[51: Au vers 955.]
[52: Cicéron, Tusculanes, V, 37.—-Cf. Plutarque, sur l'Exil, ch. V;—-Épictète, Discours philosophiques, recueillis par Arrien, I, 9, 1.]
[53: M. F. Laurent, Histoire du Droit des gens, t. II, p. 392.]
[54: En quoi il se trompait, je crois.]
[55: Platon, Apologie de Socrate.—Et Morel, Histoire de la Sagesse et du Goût.]
[56: Ernest Havet, Introduction à Isocrate.]
[57: Ibidem.]
[58: G. Grote, Hist. de la Grèce, t. VII, p. 395.]
[59: G. Grote, Hist. de la Grèce, tome VII, p. 391. V. p. 392, les noms des principaux sophistes.]
[60: Le mot cheval, [Grec: hippos] en grec, entre dans tous ces noms.]
[61: Nom formé de φειδομαι, j'épargne, et de [Grec: hippos], cheval.]
[62: Artaud, notice sur les Nuées.]
[63: C'étaient des espèces d'histrions, desquels on pourrait rapprocher ceux de la comédie italienne au dix-huitième siècle. Ceux-ci également amusaient leur public par toutes sortes de définitions curieuses, analogues à celles que nous venons de citer. Brighella, par exemple, type de nos Scapins, n'est pas un voleur, non! mais un homme d'esprit et un calculateur habile qui sait résoudre ce problème de trouver une chose avant que son propriétaire l'ait perdue. Les objets qu'il s'approprie sont des biens dont il hérite avant la mort de ceux qui les possèdent. Quand il est forcé de voyager, c'est-à-dire de fuir, il console les poules veuves, adopte les poulets mineurs et les canards orphelins. Il délivre les bourses et les montres captives; etc.]
[64: Pascal, dans le fragment intitulé de l'Art de persuader, retrouve cette théorie, comme il avait, plus jeune, deviné les premières propositions d'Euclide.—Cette note, et la phrase à laquelle elle se rapporte, sont de M. Morel, dans le livre déjà cité, Histoire de la Sagesse et du Goût.]
[65: À propos du saut des divers insectes, dont la force musculaire croît à mesure que leur taille diminue, lire la Revue des Deux-Mondes du 15 mars 1867, pages 542, 543. On y verra que la science moderne n'a pas dédaigné ces problèmes, qui paraissaient à Aristophane vains et ridicules.]
[66: Dans ce trait se trouve le germe de la comédie suivante, les Guêpes.]
[67: Voir Morel, Hist. de la sagesse, etc.]
[68: Si toutefois on n'a pas mêlé ensemble deux hommes différents, portant le même nom de Diagoras.]
[69: Monnaie fictive, d'une valeur que l'on suppose avoir été égale à 5700 francs environ.]
[70: Barthélémy, Voyage d'Anacharsis.]
[71: Réticence. C'est-à-dire: Si toutefois tu admets qu'il y ait des dieux.]
[72: Montagne de Thrace.]
[73: Cacare volo.]
[74: Montagne voisine d'Athènes.]
[75: Ces onze derniers mots n'en font qu'un dans le grec. Il est vrai qu'il a neuf syllabes, et qu'il est formé de quatre vocables soudés ensemble: [Grec: sphragidonuchargochomhêtas]. Mais si, de nos onze mots français, on ôte les articles, mots parasites, et la conjonction et, les onze se réduiront à six.]
[76: C'est-à-dire aux sophistes.]
[77: À peu près de même, à la première scène du Mariage forcé, Sganarelle, sortant de chez lui, dit à ses gens: «Si l'on m'apporte de l'argent, que l'on me vienne quérir vite chez le seigneur Géronimo; et, si l'on vient m'en demander; qu'on dise que je suis sorti, et que je ne dois revenir de toute la journée.»]
[78: Encore un trait qui prépare la comédie des Guêpes.]
[79: Edita doctrina sapientum templa serena. LUCRÈCE.]
[80: Dans l'Italie grecque, à Crotone, la foule s'était soulevée contre les pythagoristes accusés d'oligarchie, et avait mis le feu à leurs écoles.]
[81: Voir Egger, De la deuxième édition des Nuées.]
[82: Expression de Montaigne, masculin du mot sage-femme.]
[83: Otfried Müller, Hist. de la litt. gr., trad. K. Hillebrand.]
[84: Voir la dernière partie du dialogue de Platon intitulé Gorgias.]
[85: Voir Poyard, notice sur les Nuées.]
[86: Morel, Hist. de la Sagesse.]
[87: V. Otfried Müller, Hist. de la litt. gr., trad. et commentée par K. Hillebrand, t. II.]
[88: Les premières Nuées avaient, d'après une tradition authentique, une parabase différente. Elles n'avaient pas non plus la lutte du Juste et de l'Injuste, ni l'incendie de l'école à la fin. Il est probable, d'ailleurs, d'après Diogène de Laerte (II, 18), et malgré toutes les confusions que nous trouvons chez lui,—dit Otfried Müller,—que dans les premières Nuées Socrate était mis en rapport avec Euripide, et qu'on attribuait à l'un une part dans les tragédies de l'autre. (V. les remarques contraires de F. Ritter dans son compte rendu de cet ouvrage.)]
[89: L'obole valait 12 centimes de notre monnaie: le triobole faisait donc 36 centimes. Mais une valeur de 36 centimes, en ce temps-là, représentait bien l'équivalent de 3 fr. de nos jours.]
[90: Hist. de la Grèce, fin du tome VII.]
[91: Tous les jours, le premier aux plaids et le dernier.
Racine, les Plaideurs, acte I, scène 1.]
[92: Sorte d'horloge à eau, qui mesurait le temps aux orateurs pour leurs plaidoyers.]
[93:
Il fit couper la tête à son coq, de colère,
Pour l'avoir éveillé plus tard qu'à l'ordinaire:
Il disait qu'un plaideur dont l'affaire allait mal
Avait graissé la patte à ce pauvre animal.
Racine, les Plaideurs, acte I, scène 1. ]
[94: Une des colonnes qui soutenaient le toit abritant les juges contre le soleil dans la place Héliée.]
[95: Insigne des juges.]
[96: Comme Chrémyle y fait coucher Plutus, dans la comédie qui porte ce dernier nom. (Voir plus loin.) C'était l'usage, en pareil cas.]
[97: Sorte de proverbe. On contait qu'un voyageur, ayant loué un âne pour aller à Mégare, s'était assis, pendant une halte, à l'ombre de cet âne, afin de s'abriter contre l'ardeur du soleil. L'ânier lui disputa la place, prétendant qu'il avait loué l'âne, mais non son ombre. De là, contestation et procès.—Démosthènes reprit ce conte dans un de ses discours, pour réveiller l'attention de son public.]
[98:
…Le voilà, ma foi! dans les gouttières;
…
…Vous verrez qu'il va juger les chats!
RACINE, les Plaideurs, acte I. ]
[99: Eschyle, dans le récit de la même bataille, celle de Salamine, se sert de la même comparaison. Il est intéressant de rapprocher, sur ce sujet national, Eschyle, Aristophane et Hérodote, génies si divers,—tragédie, comédie, histoire;—partout le même esprit, la même fierté, la même joie patriotique.]
[100: Les tribunaux.]
[101: Les six derniers archontes présidaient les tribunaux civils, sous le nom de Thesmothètes.]
[102: Magistrats qui instruisaient les affaires criminelles et qui veillaient à la garde des condamnés. Socrate, en prison depuis son jugement jusqu'au jour où il but la ciguë, resta, sous la surveillance des Onze.]
[103: Amphithéâtre construit par Périclès. On y donnait des concours de musique: de là le nom Odéon, «lieu où l'on chante.» On y faisait aussi les distributions de farine au peuple; et la présence de juges était sans doute nécessaire pour mettre fin aux contestations qui s'élevaient.]
[104: «Ceci regarde les magistrats préposés à l'entretien des murs. Du reste, cet office n'était pas une magistrature proprement dite, mais seulement une commission temporaire, selon les besoins. C'est ainsi que Démosthènes fut élu par la tribu Pandionide; ce qui nous a valu les deux célèbres discours de Démosthènes et d'Eschine pour et contre Ctésiphon.» ARTAUD.]
[105: Racine semble s'être rappelé ces vers d'Aristophane dans le trait suivant du dialogue de Chicaneau avec la comtesse de Pimbesche:
CHICANEAU.
Mais cette pension, madame, est-elle forte?
LA COMTESSE.
Je n'en vivrais, monsieur, que trop honnêtement;
Mais vivre sans plaider, est-ce contentement?
]
[106: [Grec: Tetraphêcheis], littéralement, hauts de quatre coudées. C'est Racine qui nous fournit l'équivalent.
Qu'est-ce qu'un gentilhomme? Un pilier d'antichambre.
Combien en as-tu vus, je dis des plus huppés,
À souffler dans leurs doigts dans ma cour occupés,
Le manteau sur le nez, ou la main dans la poche;
Enfin, pour se chauffer, venir tourner ma broche!
Les Plaideurs, Acte I, scène 5.]
[107: C'était un usage des accusés, pour se rendre les juges favorables. Xénophon (Rep. Ath.) le mentionne aussi. Au surplus, cela fait partie de la mimique naturelle, instinctive, et peut s'observer encore aujourd'hui chez les enfants et chez les simples.]
[108: Vers 609. Les pauvres gens portaient dans la bouche leur menue monnaies.—De là aussi par suite, l'usage de mettre une obole dans la bouche des morts pour payer leur passage dans la barque de Caron.—«Encore aujourd'hui, dans l'Orient, les Juifs et autres marchands portent dans leur bouche une quantité incroyable de petites monnaies, sans que cela les empêche de parler.» Artaud.]
[109: Même aux îles Fortunées, un des paradis de l'antiquité, ce vieux juge ne serait heureux qu'en jugeant.]
[110: Les deux autres mois, nous l'avons dit, se dissipaient en fêtes de toute sorte, pendant lesquelles les tribunaux chômaient, et, par conséquent, on ne touchait pas le triobole.]
[111: Dans son beau livre du Progrès.]
[112: Mesure qui correspond à peu près au litre.]
[113: Sans doute, le poêlon et la bouteille.]
[114: Le pot de chambre. La clepsydre, nous l'avons dit, était une horloge à eau: de là, l'analogie et la plaisanterie.]
[115: De [Grec: aguia], rue.]
[116: Et toi, lampe nocturne, astre cher à l'amour! ANDRÉ CHÉNIER, Élégies.]
[117: Les femmes seules y étaient admises, et les hommes disaient qu'à huis clos il se passait parfois entre elles d'étranges choses: c'est à quoi peut-être Aristophane fait ici quelque allusion satirique.—Cependant la pièce que nous avons de lui sous ce titre: Les Fêtes de Cérès et de Proserpine ne nous présentera rien de tel; mais un assez grand nombre d'autres détails plaisants. Voir plus loin.]
[118: Ceci était écrit en 1849, dans la Liberté de penser, où ces Études parurent d'abord en quatre articles. Je suis plus que jamais de cette opinion. L'enfant lui-même, puisqu'il peut être propriétaire, devrait avoir son vote:—et encore, en parlant ainsi, je me place au point de vue le plus étroit, qui ne découvre la source du droit de suffrage que dans la propriété. À plus forte raison, selon le droit vrai et complet, tout être faisant partie de la nation devrait-il voter, soit par lui-même s'il est en âge, soit par ses parents ou tuteurs en attendant. Autant de têtes, autant de votes. Voilà le vrai.]
[119: Cela signifie que son manteau était tellement mince et déchiré, qu'on pouvait douter qu'il en eût un.]
[120: Le petit-fils, à ce que l'on croit du célèbre général dont il est question dans les Chevaliers.]
[121:
Œdipe, qui jadis eut la douleur amère
De faire des enfants à madame sa mère!
Boursault, le Mercure galant, comédie.]
[122: Rapprochez Plutus et Pluton.]
[123: Voici l'ordre chronologique des onze pièces d'Aristophane qui nous sont parvenues:
426 ans avant notre ère, les Acharnéens; 425, les Chevaliers; 424, les Nuées; 423, les Guêpes; 421, la Paix; 415, les Oiseaux; 412, Lysistrata; 411, les Fêtes de Cérès et de Proserpine; 406, les Grenouilles; 393, les Femmes à l'Assemblée; 408 et 388, Plutus, représenté deux fois.]
[124: «On peut supposer, dit Schlegel, que, déjà quelque temps avant la loi, il était devenu dangereux pour le poëte comique de donner toute l'étendue possible au privilége dont il jouissait. S'il est vrai, comme on l'a prétendu et contesté tour à tour, qu'Alcibiade ait fait noyer Eupolis pour le punir d'avoir dirigé contre lui une satire dialoguée, il n'y a aucune gaieté comique en état de résister à l'idée d'un pareil danger.
«Le Plutus qui nous est conservé n'est pas celui que le poëte avait mis sur la scène en 408, mais bien celui qu'il donna vingt ans plus tard, en 388; c'est la dernière pièce que le vieux poëte ait fait jouer lui-même; car les deux comédies qu'il composa encore, le Coccatos et l'Éolosicon, il les fit donner par son fils Araros [Otfried Müller, Hist. de la litt. gr.].»]
[125: «L'absence de la parabase, et de nombreuses allusions à des faits politiques postérieurs à 408, ne permettent pas de supposer que nous ayons entre les mains l'édition primitive; d'un autre côté, les vers où Aristophane attaque certains citoyens par leur nom ne peuvent appartenir à l'édition de 388, puisqu'alors cette licence était proscrite.» POYARD, Notice.]
[126: Ni dans Lysistrata, soit que le temps ait mutilé cette pièce, soit que le poëte n'ait pas toujours usé de son droit.]
[127: Ou charge publique honorifique et onéreuse.]
[128: Voir l'Appendice, numéro IV: Les derniers jours du théâtre grec.]
[129: Comme dans cette belle chanson russe, d'une si poignante ironie, où la femme d'un fonctionnaire berce son enfant en disant:
«Dors, vaurien, pendant que tu es inoffensif.—Do, do, l'enfant do.
«La lune couleur de cuivre répand mystérieusement sa lumière sur ton berceau.—Ce n'est pas une histoire en l'air que je veux te dire, je vais chanter la vérité. Toi, ferme les yeux.—Do, do, l'enfant do.
«Toute la province est dans la joie à la nouvelle qui vient de se répandre: Ton père, coupable de tant de méfaits, vient enfin d'être cité en justice. Mais ton père, gredin consommé, saura se tirer d'affaire.—Dors, vaurien, tandis que tu es honnête.—Do, do, l'enfant do.
«En grandissant tu apprendras à apprécier le nom de chrétien.—Tu achèteras un habit de scribe et tu prendras la plume.—Tu diras avec hypocrisie: «Je suis honnête, je suis pour la justice!»—Dors, ton avenir est assuré.—Do, do, l'enfant do.
«Tu auras l'apparence d'un grave fonctionnaire, et tu seras coquin dans l'âme.—On te reconduira jusqu'à la porte, puis on fera derrière ton dos un geste de mépris.—Tu apprendras à courber l'échine avec grâce…—Dors, vaurien, tandis que tu es innocent.—Do, do, l'enfant do.
«Quoique doux et peureux comme un mouton, et peut-être bête comme lui, tu sauras arriver en rampant à une excellente place, sans te laisser prendre en faute.—Dors, tandis que tu ne sais pas voler.—Do, do, l'enfant do.
«Tu achèteras une maison à plusieurs étages;—tu atteindras un haut grade, et deviendras un grand seigneur, un noble!—Tu vivras longtemps, entouré d'honneurs, et finiras ton existence en paix.—Dors, mon beau fonctionnaire!—Do, do, l'enfant do.»]
[130: C'était un riche avare.]
[131: Voir dans Hérodote la théorie et les exemples de cette jalousie des dieux ou du destin. C'est par là qu'il explique les vicissitudes de l'histoire.]
[132: Ou, comme on dit aujourd'hui, «du côté des gros bataillons.»]
[133: Au troisième acte du Bourgeois gentilhomme, scène IX, Molière, emploie ce même procédé d'antithèses comiques, lorsque Cléonte et son valet Covielle, parlant l'un de l'ingrate Lucile, l'autre de la servante Nicole, non moins oublieuse que sa maîtresse, disent tour à tour:
CLÉONTE.
Après tant de sacrifices ardents, de soupirs et de vœux que j'ai faits à ses charmes!
COVIELLE.
Après tant d'assidus hommages, de soins et de services que je lui ai rendus dans sa cuisine!
CLÉONTE.
Tant de larmes que j'ai versées à ses genoux!
COVIELLE.
Tant de seaux d'eau que j'ai tirés au puits pour elle!
CLÉONTE.
Tant d'ardeur que j'ai fait paraître à la chérir plus que moi-même!
COVIELLE.
Tant de chaleur que j'ai soufferte à tourner la broche à sa place!…
Etc., etc.]
[134: Le talent valait 5560 francs.]
[135: Voir, ci-dessus, l'analyse des Guêpes, et la note 96.]
[136: «Nécessité d'Industrie est la mère,» a dit La Fontaine dans une de ses Fables; et Perse, dans le Prologue de ses Satires, avait dit, plus énergiquement encore: Magister Artis Venter, «le Ventre est le maître de l'Art.»]
[137: Où les pauvres, pendant l'hiver, se réfugiaient en foule, et parfois se brûlaient en se pressant contre le fourneau des bains.]
[138: C'est par ce vers que M. Boissonade répliquait aux hardiesses de Wolf sur Homère.]
[139: «La pauvreté, féconde en hommes!» LUCAIN.]
[140: «Que d'amis, que de parents naissent, en une nuit, au nouveau ministre!» LA BRUYÈRE.]
[141: Sorte de proverbe, pour dire: Tout change. Vous fûtes belle autrefois peut-être; mais la saison des amours est passée.—Milet avait été longtemps la plus puissante des villes Ioniennes: elle avait possédé une flotte très nombreuse, et fondé plus de quatre-vingts colonies. Elle se laissa amollir par le luxe et la volupté, et dégénéra; ce qui est résumé dans ce vers, réponse rendue par l'oracle à Polycrate, tyran de Samos. Tombée au pouvoir des Perses, elle essaya inutilement de secouer leur joug.]
[142: Éleusis, où l'on célébrait les grands-mystères, était à deux lieues d'Athènes: les femmes élégantes s'y rendaient en char, et faisaient assaut de luxe. C'était le Longchamp de ce temps là.]
[143: Au second acte de l'École des Femmes, Alain dit à Georgette, par une métaphore semblable:
Dis-moi, n'est-il pas vrai, quand tu tiens ton potage,
Que, si quelque affamé venait pour en manger,
Tu serais en colère, et voudrais le charger?
GEORGETTE.
Oui, je comprends cela.
ALAIN.
C'est justement tout comme
La femme est en effet le potage de l'homme;
Et, quand un homme voit d'autres hommes parfois
Qui veulent dans sa soupe aller tremper leurs doigts,
Il en montre aussitôt une colère extrême…
]
[144: voir ci-dessus l'analyse de la Paix]
[145: Voir la Revue des Deux-Mondes du 1er janvier 1863.]
[146: Au reste c'était aussi pour une heure ou deux qu'un Bossuet composait ses chefs d'œuvre, l'oraison funèbre de la reine d'Angleterre, ou de la duchesse d'Orléans, ou du prince de Condé.—Oui, c'était pour une heure ou deux, et pour tous les siècles.]
[147: Par la machine suspendue qui roulait les dieux dans les tragédies, et qu'on appelle chez nous une gloire.]
[148: S'ils tombent de là-haut. Allusion au Télèphe, au Philoctète, au Bellérophon, tous boiteux. Dans la Paix de notre poëte, la fille de Trygée dit à son père qui monte au ciel sur l'escarbot: «Prends garde de tomber et de devenir boiteux: ne va pas fournir un sujet de tragédie à Euripide!»]
[149: Œnée, Phénix, Philoctète, Bellérophon, Télèphe, tragédies d'Euripide, desquelles il ne reste que des fragments fort courts.]
[150: Vers emprunté à Euripide. Il y a dans cette scène un grand nombre de vers parodiés de la même façon.]
[151: Ces deux vers sont empruntés au Télèphe d'Euripide.]
[152: Autre vers parodié.]
[153: Idem.]
[154: La mère d'Euripide avait, dit-on, vendu des herbes et des légumes sur le marché.—Ceci est, du reste, une parodie des vers de tragédie où l'on disait souvent, par un tour semblable, la pensée contraire: «Puissent les dieux t'accorder un plus heureux destin qu'à ta mère!» C'était devenu une formule, comme dans nos mélodrames: la croix de ma mère! ou: sauvé! sauvé, mon Dieu!…]
[155: Encore la même allusion à la mère d'Euripide.]
[156: Nous en avons fait un petit extrait en un seul livre: le Mal qu'on a dit des Femmes.—Mais, avec impartialité, nous avons recueilli aussi le Bien.—Le Mal a eu déjà sept éditions.—On vient de réunir en un volume le Mal et le Bien.]
[157: Ce qui faisait du bruit et allait trahir sa présence. Telle est je crois, l'interprétation véritable, quoique Artaud, d'après un scholiaste, en ait adopté une autre, et Poyard à son exemple; comme j'avais fait aussi d'abord. Mais je me rallie à la version de Brunck.]
[158: Pendant les Thesmophories, les femmes logeaient deux à deux sous des tentes dressées près du temple de Cérès.]
[159: Voir la note 47.]
[160: Quo penem trudis deorsum? Brunck.]
[161: Eccum vide: prominet, et optimi coloris est. Brunck.]
[162: Isthmum aliquem habes, homo: sursumque et deorsum penem trahis retrahisque, frequentius quam Corinthii. Les Corinthiens, pour n'avoir pas à faire le tour du Péloponnèse, faisaient passer sans cesse leurs navires d'une mer à l'autre à travers l'isthme, au moyen de machines. On sait, au surplus, que les vaisseaux grecs étaient de très-petites dimensions.]
[163: Hercule était Thébain: aussi quelques commentateurs ont-ils voulu placer d'abord à Thèbes le lieu de la scène où Dionysos frappe à la porte de ce dieu; mais la supposition est inutile: Hercule avait un temple près d'Eleusis, et de là aux Enfers l'imagination et la foi populaires faisaient aisément le chemin.]
[164: Où l'on pilait la ciguë.]
[165: Allusion aux premiers effets de la ciguë. Voir, dans le Phédon de Platon, la mort de Socrate, imitée par Lamartine dans ses premières poésies.]
[166: C'était au Céramique qu'on célébrait, en l'honneur de Minerve, de Vulcain et de Prométhée, les lampadophories et les lampadodromies, c'est-à-dire les processions aux flambeaux et les courses aux flambeaux: dans celles-ci on se passait les torches de main en main, et il fallait prendre garde de les éteindre en courant! Le beau vers de Lucrèce:
Et quasi cursores vitae lampada tradunt,
est une allusion à cet usage. On donnait aux concurrents le signal du départ, en lançant une torche du haut de la tour.]
[167: Nouvelle allusion au salaire que recevaient les citoyens pour aller juger et voter, et dont nous avons parlé plusieurs fois, notamment à propos des Guêpes. Ce salaire varia, à diverses époques, de 1 à 2 et à 3 oboles.]
[168: Célèbre bataille navale, gagnée par les Athéniens sur les Lacédémoniens, en 406, quelques mois seulement avant la représentation des Grenouilles. Les Athéniens avaient embarqué sur leur flotte un certain nombre d'esclaves qui combattirent vaillamment et reçurent la liberté pour récompense.—D'autre part, les chefs de l'armée navale furent condamnés à la peine capitale pour n'avoir point enseveli leurs morts, quoique la tempête les en eût empêchés.—Socrate le juste vota seul contre ce décret trop rigoureux.
Un passage de M. Grote (Hist. de la Grèce, t. XI), achèvera de mettre ce point en lumière:
Après la bataille des Arginuses, dans l'étourdissement de la victoire, non-seulement on n'avait pas recueilli pour les ensevelir les corps des guerriers morts flottants sur l'eau, mais on n'avait pas visité les carcasses des vaisseaux désemparés, pour sauver les hommes qui vivaient encore. Le premier de ces deux points, même seul, aurait suffi pour exciter à Athènes un sentiment pénible de piété offensée. Mais le second point, ici partie essentielle du même oubli, aggrava ce sentiment et le transforma en honte, en douleur et en indignation du caractère le plus violent.» Les huit généraux furent accusés: ils alléguèrent qu'une tempête les avait empêchés de remplir ce double devoir. Plus de mille hommes avaient été noyés ainsi. Les huit généraux furent condamnés, et les six qui se trouvaient alors à Athènes furent exécutés. Au reste, dans ce jugement rendu par passion, les formes de la justice avaient été violées, et Socrate, en qualité de prytane (seule charge politique qu'il ait eue à remplir dans une vie de soixante-dix ans), avait protesté obstinément contre cette violation.—Plus tard, il eut aussi la gloire de résister à l'odieuse tyrannie des Trente.]
[169: Bacchus avait, près d'Athènes, un temple situé sur le bord d'un marais: l'imagination du poëte met à profit cette circonstance.—La principale fête de Bacchus, nommée Anthestérie, se célébrait au mois Anthestérion et durait trois jours. Le premier jour portait ce nom même d'Anthestérie; le second s'appelait la fête des Coupes ou des Conges, le troisième, la fête des Marmites: on faisait bouillir dans des marmites toutes sortes de légumes, qu'on offrait à Bacchus, à Minerve et à Mercure. C'était le jour des concours dramatiques. Selon Théopompe, cet usage remontait au temps du déluge: ceux qui se sauvèrent des eaux offrirent un sacrifice semblable à Mercure, pour le rendre favorable à ceux qui avaient péri dans l'inondation.]
[170: Histoire de la Sagesse et du Goût.—Voyez aussi, sur les Mystères, Ernest Havet, Le Christianisme et ses Origines, dans la Revue moderne du 1er avril 1867.]
[171: La procession des initiés se rendait du Céramique à Eleusis: la distance était de vingt-cinq stades,—plus de deux lieues.]
[172: Trait lancé contre les chorèges qui avaient lésiné sur les costumes en montant cette comédie.]
[173: Tartésia était une ville située près des marais de l'Averne, qu'habitaient, dit-on, des reptiles nés de l'accouplement des murènes et des vipères.]
[174: Tithrasios était, selon le Scholiaste, un endroit de la Libye habité par les Gorgones.]
[175: La purée de pois était, à ce qu'il paraît, le mets favori d'Hercule. Au commencement de cette même comédie, Bacchus, voulant lui faire comprendre à quel point il désire de revoir Euripide, lui dit: «Un désir soudain s'est emparé de moi,… avec quelle force!… je vais te le faire saisir. As-tu jamais eu une envie soudaine de purée?
HERCULE.
De purée? oh! mille fois dans ma vie!
DIONYSOS.
Me fais-je assez comprendre? dois-je en dire davantage?
HERCULE.
Oh! pour ce qui est de la purée, je comprends!
DIONYSOS.
Eh bien! tel est le désir que j'ai d'Euripide!
]
[176: Cf. Don-Salluste disant à Ruy-Blas: «Ah ça, vous vous prenez au sérieux, mon maître!…» et la suite. Victor Hugo, Ruy-Blas, acte IV.]
[177: Théramène n'est pas ici cet honnête homme qui décrit la mort d'Hyppolyte et le monstre «couvert d'écailles jaunissantes.» Non; c'était un des Trente, connu par sa versatilité. Aristophane dit: «C'est agir en sage, en vrai Théramène,»—comme il eût dit de nos jours: en vrai Dupin, ou quelque autre de cette espèce.]
[178: Comme on faisait pour les enfants. Il excepte ce châtiment trop doux.]
[179: Bourg de l'Attique, où était un temple d'Hercule.]
[180: Aristophane veut désigner par ces métaphores la poésie sublime, mais un peu emphatique, du grand Eschyle.]
[181: Le poëte malveillant désigne par ces images dénigrantes les vers d'Euripide.]
[182: Voyez les vers 76 à 82, et 788 à 794.—Nous avons tout à l'heure traduit et cité ce dernier passage.]
[183: La Harpe fait ici un contre-sens bizarre. Il met: «C'est par une tragédie intitulée l'Accouchement de Mars.»]
[184: [Grec: Estrateumhenoi gar eiai], «ils ont fait la guerre, ils ont fait une campagne.» Pour comprendre ce passage, il faut se rappeler que le jury qui jugeait le concours des poëtes comiques était composé de cinq personnes prises au sort, indistinctement parmi tous les spectateurs; tandis que le jury du concours tragique était composé de dix personnes choisies par l'archonte parmi les citoyens qui avaient fait le service militaire. Artaud.]
[185: Voir, pour ces divers rapprochements, les excellentes Études sur les Tragiques grecs, par M. Patin, 2e édition. Paris, Hachette.]
[186: À propos du burlesque mêlé à la religion, V. Ernest Renan, Études d'histoire religieuse, p. 65 et 66.—Voir aussi Lenient, de la Satire au moyen âge.]
[187: Voir Sainte-Beuve, Étude sur le seizième siècle, de l'esprit de malice au bon vieux temps; notamment p. 468.]
[188: Ernest Renan, les Apôtres, p. 314, 315.]
[189: Traité des Études, tome I.—Voir, sur le même point, une très-bonne thèse de M. Dabas.]
[190: Ch. Benoît, Cours de litt. grecque.]
[191: Otfried Müller, Hist. de la litt. gr. trad. K. Hillebrand.]
[192: Cette croyance populaire était peut-être venue de l'Orient. Voici comme parle Azz-Eddin Elmocaddessi, dans son livré intitulé les Oiseaux et les Fleurs:
«Considère la huppe: lorsque sa conduite est régulière et que son cœur est pur, sa vue perçante pénètre dans les entrailles de la terre et y découvre ce qui est caché aux yeux des autres êtres; elle aperçoit l'eau qui y coule, comme tu pourrais la voir au travers d'un cristal; et, guidée par l'excellence de son goût et par sa véracité: Voici, dit-elle, de l'eau douce, et en voilà qui est amère.—Elle ajoute ensuite: Je puis me vanter de posséder, dans le petit volume de mon corps, ce que Salomon n'a jamais possédé, lui à qui Dieu avait accordé un royaume comme personne n'en a jamais eu: la science que Dieu m'a départie, science dont jamais ni Salomon ni aucun des siens n'ont été doués. Je suivais partout ce grand roi, soit qu'il marchât lentement, soit qu'il hâtât le pas, et je lui indiquais les lieux où il y avait de l'eau sous terre. Mais un jour je disparus tout à coup, et, pendant mon absence, il perdit son pouvoir. Alors, s'adressant à ses courtisans et aux gens de sa suite: Je ne vois plus la huppe, leur dit-il; s'est-elle éloignée de moi? S'il en est ainsi, je lui ferai souffrir un tourment violent, et peut-être l'immolerai-je à ma vengeance, à moins qu'elle ne me donne une excuse légitime.—Ce qu'il y a de remarquable, c'est qu'il ne s'informa de moi que lorsqu'il eut besoin de mon secours.—Puis, voulant faire sentir l'étendue de son autorité, il répéta les mêmes mots: Je la punirai! que dis-je? je l'immolerai! Mais le destin disait: Je la dirigerai vers toi, je la conduirai moi-même.—Lorsque je vins ensuite de Saba, chargée d'une mission pour ce roi puissant, et que je lui dis:—Je sais ce que tu ne sais pas,—cela augmenta sa colère contre moi, et il s'écria: Toi qui dans la petitesse de ton corps, renfermes tant de malice, non contente de m'avoir mis en colère en t'éloignant ainsi de ma présence, tu prétends encore être plus savante que moi?—Grâce, lui dis-je, ô Salomon, je reconnais que tu as demandé à Dieu un empire, et qu'aucun souverain n'en possédera jamais un semblable au tien; mais tu dois avouer aussi que tu n'as pas de même demandé une science à laquelle personne ne pût atteindre. Je t'ai apporté de Saba une nouvelle que tous les savants ignorent.—O huppe, dit-il alors, on peut confier les secrets des rois à celui qui sait se conduire avec prudence: porte donc ma lettre.—Je m'empressai de le faire, et je me hâtai d'en rapporter la réponse. Il me combla alors de ses faveurs, il me mit au nombre de ses amis, et je pris rang parmi les gardiens du rideau qui couvrait sa porte, tandis qu'auparavant je n'osais en approcher. Pour m'honorer, il me mit ensuite une couronne sur la tête, et cet ornement ne sert pas peu à m'embellir. D'après cela, la mention de mon immolation a été abrogée, et les versets où il est question de ma louange ont été lus.—Pour toi, si tu es capable d'apprécier mes avis, rectifie ta conduite, purifie ta conscience, redresse ton naturel, crains celui qui t'a tiré du néant, profite des leçons instructives qu'il te donne, quand même il se servirait pour le faire du ministère des animaux; et crois que celui qui ne sait pas tirer un sens allégorique du cri aigre de la porte, du bourdonnement de la mouche, de l'aboiement du chien, du mouvement des insectes qui s'agitent dans la poussière; que celui qui ne sait pas comprendre ce qu'indiquent la marche de la nue, la lueur du mirage, la teinte du brouillard, n'est pas du nombre des gens intelligents.»]
[193: Fils de Térée et de Procné.]
[194: Un siècle avant Cyrano, il y a la Néphélococcygie de Pierre Le Loyer. (Voir, à ce sujet, le quatrain de Ronsard cité par Sainte-Beuve, Étude sur le seizième siècle p. 234.)—Passerat, vers le même temps, célébrait aussi la métamorphose des hommes-oiseaux.—Il y a, dans les fragments laissés par Gœthe, un essai d'imitation, assez faible, de cette première partie des Oiseaux d'Aristophane, adaptée avec beaucoup de licence à la scène allemande, ou plutôt au goût des lecteurs allemands. Deux personnages cherchent en l'air, au risque de se casser le cou, une espèce de pays de Cocagne; ils vont trouver un vieux hibou, critique de profession, qui les traite de fous et les envoie promener. Pendant qu'ils causent entre eux, arrivent les oiseaux, qui veulent tout simplement les mettre à mort. Discours ronflant de l'un des deux voyageurs, qui leur fait comprendre qu'ils ne sont pas des hommes, mais des oiseaux en mue. Il les engage ensuite à établir leur royaume de manière à se soumettre les dieux et les hommes, en coupant toute communication entre eux.—Suit un épilogue dans lequel Gœthe promet de donner la continuation de cette pièce, en cas qu'elle soit goûtée du public.—Il fallait qu'il comptât beaucoup sur l'ignorance de ce public, pour piller ainsi Aristophane sans faire la moindre mention de lui ni de sa comédie.]
[195: Bourg de l'Attique. Le même mot, en grec, signifie tête. De là le calembour d'Évelpide, qui fait le Lazarille, le gracioso, le commentateur bouffon de Peisthétairos.]
[196: Odin, le Jupiter de la mythologie scandinave, est représenté avec un casque aux deux côtés duquel sont posés deux corbeaux, qui partent tous les soirs pour faire en volant le tour de la terre et lui rapporter le matin ce qu'ils ont appris.]
[197: Allitération sur [Grec: Thon chênha], l'oie, au lieu de [Grec: Thon Zênha], Jupiter.—Lampon était un des devins envoyés à Sybaris avec la colonie athénienne qui reconstruisit cette ville sous le nom de Thurium.—Socrate, respectant les dieux, jurait par le chien!—C'est par un scrupule analogue que les gens du peuple, chez nous, disent quelquefois: Nom d'un chien!—pour ne pas dire: Nom de D.! De même, s'il leur échappe de commencer à dire: Sac… n. de D.! ils changent et disent: Sac… rist! puis Sapristi! ou Sac… à papier! ou tel autre achèvement insignifiant.—C'est sans doute dans la même intention qu'Henri IV avait adopté Ventre-saint-gris! pour n'offenser personne au ciel, quoiqu'il y eût cependant un saint Gris.—Depuis qu'un de ses prédécesseurs, le dévot roi Louis IX, qu'on appelle saint Louis, avait promulgué une loi qui ordonnait de transpercer d'une pointe de fer rougie au feu la langue des jureurs et blasphémateurs, les anciens jurons s'étaient transformés, de manière à devenir innocents. Ainsi, au lieu de: Par la mort de Dieu, ou par la mort-Dieu!—Par le sang de Dieu ou par le sang-Dieu!—Tête-Dieu!—Ventre-Dieu!—Corps-Dieu!—Je renie Dieu!—Je maugrée Dieu! on se mit à dire: morbieu, morbleu, mordié, morgué, morguienne!—Pa' l' sang-bieu! palsambleu! Par la sambleu!—Tête-bieu, têtebleu!—Ventre-bieu, ventrebleu!—Corps-bieu! corbleu!—Je r'nie-bieu, jarnibieu, jarnidié, jarnigué, jarnigois, jarni!—Maugrebieu, maugrebleu! De même, au lieu de jurer par le Diable, on se mit à jurer par le Diantre; etc.—Dans un sentiment analogue, les gamins, au lieu de Ma parole d'honneur! disent Ma parole d'onze heures, pour ôter le serment donné à faux.]
[198: Allusion malicieuse à ceux qui, en pareilles circonstances, étaient chargés de distribuer du blé aux indigents, et qui détournaient une partie de l'argent destiné à ce secours.]
[199: L'arbre de Minerve et d'Athènes.—On peut rapprocher de ces vers si frais un passage d'une lettre de Luther au comte Palatin sur les Oiseaux des bois: «Ils tiennent leur séance en plein soleil, l'arche du ciel pour voûte, les gais feuillages pour draperies, libres et maîtres… Ils viennent déclarer la guerre à toutes les graines et semences, au blé, au seigle, aux meilleurs fruits.»—Voir l'intéressante et piquante étude de M. Philarète Chasles, intitulée: Luther dans son ménage.]
[200: Sophiste, disciple de Protagoras, et célèbre comme lui. Voir ci-dessus l'analyse des Nuées.]
[201:
Premiers-nés de l'Amour, ils ont gardé ses ailes,
Et restent à jamais ses compagnons fidèles.
A. Baron, analyse des Oiseaux, en prose mêlée de vers.]
[202: Les Grecs ne naviguaient pas, ordinairement, pendant l'hiver.]
[203: Un voleur de ce temps-là.]
[204: «Chaque animal exerce, pour subsister, une industrie spéciale; mais souvent il y joint, pour ses moments de loisir, quelque art ou quelque étude philosophique dont les résultats ne sont pas pour lui sans utilité pratique. Les oiseaux ont certainement pour étude les phénomènes atmosphériques; mais ils sont, en outre, d'excellents géographes. Des siècles avant Magellan, ils pratiquaient, ainsi que certains poissons, le voyage autour du monde. Ils ont parmi eux des géomètres et des arithméticiens: on a constaté que la pie, je crois, sait compter jusqu'à six, et pas au delà. Est-il, même en Allemagne, un plus profond philosophe que le héron? Ne semble-t-il pas qu'il y ait en lui du mystique et de l'ascète? et, par son immobilité recueillie, ne rappelle-t-il pas le vœu étrange de Siméon le Stylite?» Eugène Noel, la Campagne.]
[205: Villemain, Essai sur la Poésie lyrique.]
[206: Vers destinés à être chantés par les jeunes filles.]
[207: A. Baron, analyse des Oiseaux.]
[208: Eugène Fallex, scènes d'Aristophane traduites en vers français.]
[209: Satrape persan.—Allusion à certains orateurs qui recevaient l'or de l'étranger pour défendre à la tribune les intérêts des ennemis de la patrie. Ainsi, Aristophane fait coup double, stigmatisant dans un même personnage, le fonctionnaire prévaricateur et l'orateur vendu.]
[210: Voir le beau livre de Michelet sur l'Oiseau, «bienfaisant creuset de flamme vivante, où la Nature fait passer tout ce qui corromprait la vie supérieure.»]
[211: Cette plaisanterie donne à entendre que cette fameuse muraille est aussi chimérique que les richesses dont se vantaient Théagène et Proxénide, deux Gascons d'Athènes, dont le premier a déjà été touché précédemment dans cette même comédie.]
[212: Voir, sur les sycophantes, la note 11.]
[213: «Dans les situations politiques les plus graves, il y a toujours des idiots comme le Triballe, des gens sensés, mais faibles et débordés par leur faute, comme Neptune, et surtout des pourfendeurs qui «ne parlent que d'échiner,» et qui sont les premiers à se vendre et à vous livrer avec eux, comme Hercule.» Eug. Fallex.]
[214: A. Baron, analyse des Oiseaux.]
[215: Otfried Müller, Hist. de la Litt. gr., trad. K. Hillebrand.]
[216: Voir Edgard Quinet, Marnix de Sainte-Aldegonde, p. 163.]
[217: Livre inspiré peut-être en partie par le curieux chapitre de Ch. Fourier sur l'Analogie. Voir l'Appendice.]
[218: Voir dans ce livre de l'Allemagne, t. I, p., 16, la légende chrétienne du Rossignol de Bâle, et, t. II, p. 87 à 92, une histoire dont les personnages sont le passereau, la pie et le hibou.]
[219: Voir le recueil publié sous ce titre par M. de Marcellus.]
[220: Ernest Renan, Étude sur François d'Assise.—À l'inverse de cette pensée, voir dans notre appendice, un joli plaidoyer de Léon Duval, sur le testament d'un ornithophile.]
[221: On comptait, dans la longue carrière d'Aristophane, une cinquantaine de pièces; pas même la moitié de celles de Sophocle. Dindorf en considère quarante-quatre comme authentiques; Bergk, quarante-trois seulement.]
[222: Sorte de petit autel qui s'élevait à l'endroit où se dresse chez nous le toit du souffleur.]
[223: παραβασις, de [Grec: παραβαινω, passer le long de…]
[224: Primitivement, à Bacchus.]
[225: On trouve de ces sorties dans les Acharnéens, vers 1143 à 1174; dans les Guêpes, vers 1265 à 1291; dans les Oiseaux, vers 1470 à 1493, 1555 à 1565, 1694 à 1705. Il ne faut pas se donner la peine de chercher un rapport entre ces vers et le reste de la pièce. Dans le fait, il n'en existe point. La moindre réminiscence passagère suffit pour motiver de telles sorties.]
[226: Dans la Paix, par exemple, et les Grenouilles, où la première moitié de la parabase est fondue avec la parodos et la chanson d'Iacchos. Ce dieu étant déjà chanté dans ce premier morceau des Grenouilles, les strophes lyriques du second morceau (vers 675 et suivants) ne contiennent plus d'évocations de divinités, ni rien d'analogue, et sont remplies, par contre, de plaisanteries à l'adresse de Cléophon et de Climène, les démagogues. Nous trouvons la même déviation de la règle, et motivée par la même raison, dans la seconde parabase des Chevaliers.]
[227: Comme dans les Chevaliers.]
[228: Dans les Femmes à l'Assemblée et le Plutus, la parabase manque, pour des raisons que nous avons indiquées plus haut.]
[229: Nuées, vers 587 et suivants.]
[230: Si Plutarque, ajoute Otfried Müller en note,—si Plutarque, dans sa comparaison d'Aristophane et de Ménandre, qui nous a été conservée en extrait, porte un jugement diamétralement opposé, cela prouve seulement combien les anciens de la décadence oubliaient le fond pour la forme.]
[231: Et, de nos jours, à l'Odéon, n'a-t-on pas vu jouer deux actes de Zaïre, entre le second et le troisième acte de Tartuffe, en attendant que l'acteur qui devait jouer Tartuffe fût arrivé; puis reprendre Tartuffe, puis achever Zaïre, sans que le public soufflât mot?]
[232: Allusion à quelques-unes des pièces de Magnès: les Joueuses de flûte, les Oiseaux, les Lydiens, les Moucherons, les Grenouilles. On reconnaît là deux des titres et des cadres sur lesquels Aristophane travailla après Magnès.]
[233: Poëte vainqueur aux jeux Olympiques, et réduit, dans sa vieillesse, à la plus extrême misère.]
[234: Aux grandes Panathénées, qui se célébraient tous les quatre ans, on portait en pompe à l'Acropole un péplos, ou voile, sur lequel étaient brodées différentes scènes mythologiques qui se rapportaient à Minerve, les exploits qu'elle avait accomplis contre les Géants, sa lutte contre Neptune au sujet du nom qui devait être donné à Athènes, etc. On avait pris l'habitude d'y représenter aussi les exploits des guerres médiques, etc.]
[235: Deux actrices du Théâtre-Français étaient en rivalité et avaient chacune leurs partisans. C'était dans le moment où une guerre maritime venait de commencer entre la France et l'Angleterre. On publia un prétendu Supplément à la Gazette de France, donnant l'État des deux escadres, rouge et blanche (représentant les deux partis qui divisaient la comédie). On y lisait des détails comme ceux-ci:
ESCADRE ROUGE.
Capitaines: Vaisseaux, canons: Notes:
Mlle Sainval, l'aînée, Le Talent, 129, a Monté par M. le duc amiral. une superbe batterie. de…
Mlle Fanier. Le Prétendant, 64. Monté par M. le Vaisseau qui a besoin comte de… d'un fréquent calfatage.
Etc. Etc. Etc.
ESCADRE BLANCHE.
Mlle Bellecourt. Le Profond, 50. Monté par M. le Pesant voilier, ne prince de… pouvant plus armer en guerre.
FRÉGATES.
Mlle Luzy. La Coquette, 32, Montée par M. le supérieure sous la chevalier de… voile.
Telle autre «louvoie à merveille;» telle autre est un «bâtiment mou;» telle autre, un «bâtiment plat, mais solide;» telle autre «a plus d'apparence que de solidité;» etc.—Les noms de la troisième colonne, indiquant par qui chaque bâtiment est monté, sont en toutes lettres dans la pièce originale, dont il courut plusieurs copies.
Cette pièce est comme le développement à grand orchestre de la plaisanterie jetée ici, en passant, par Aristophane, mais qui revient, du reste, assez souvent dans ses comédies.]
[236: Fils, l'un et l'autre, de Jupiter.]
[237: C'était pendant la nuit que l'on conduisait la fiancée à la maison nuptiale.]
[238: Les deux détails qui viennent ensuite sont intraduisibles en français: Lamiæ coleos illotos, et culum cameli.
Le latin dans les mots brave l'honnêteté,
Mais le lecteur français veut être respecté.
]
[239: Comme qui dirait, chez nous, colonel et général.]
[240: Les Sthénies se célébraient en l'honneur de Minerve déesse de la force σθενος; les femmes s'y attaquaient entre elles par de violentes railleries, comme jadis les poissardes dans notre carnaval.—Pendant les Scires ([Grec: schiron], dais), on portait en pompe les statues de Minerve, de Cérès, de Proserpine, du Soleil et de Neptune, surmontées de pavillons ou dais. Nil sub sole novum!]
[241: Allusion à Alcibiade, qui avait, dit-on, obtenu de Cyrus le Jeune, satrape d'Asie Mineure, un subside pour la flotte lacédémonienne.]
[242: Allusion au poëte dithyrambique Cinésias, auquel on imputait un méfait de cette sorte.]
[243: Ce général, qu'il ne faut pas confondre avec les poëtes du même nom, avait beaucoup contribué à l'établissement du gouvernement oligarchique des Quatre-Cents,—412 ans avant notre ère.—les Grenouilles furent données l'an 406.]
[244: Les Platéens avaient le titre de citoyens d'Athènes depuis la bataille de Marathon, à laquelle ils avaient pris part honorablement.]
[245: À la bataille des Arginuses. Les esclaves qui y avaient combattu avaient été affranchis.]
[246: Remarquons, toutefois, que ce passage des Nuées qui n'est pas en vers anapestes, n'est pas non plus en vers ïambiques ni trochaïques; il est, si l'on peut ainsi dire, en vers ioniques irréguliers. Il est donc toujours dans un mètre différent de celui qui est employé dans le courant de la pièce.]
[247: Mesnard.]
[248: Voir mon petit livre des Courtisanes grecques. Paris, Hetzel.]
[249: Egger, Mémoires de littér. ancienne.]
[250: République, p. 496.]
[251: Ernest Havet, Introduction au discours d'Isocrate Sur l'Antidosis.]
[252: Hist. de la Grèce, trad. par A. L. de Sadous, tome XII]
[253: G. Grote, Hist. de la Grèce, trad. par A. L. de Sadous, tome IX.]
[254: G. Grote, Hist. de la Grèce, trad. par A. L. de Sadous, tome VIII.]
[255: Un volume de la Bibliothèque grecque éditée par Firmin Didot contient ces précieux débris. Ce n'est pas l'un des moins intéressants de cette belle collection.]
[256: Qu'il ne faut pas confondre avec le vieux poëte tragique Phrynichos, nommé plus haut.]
[257: Patin, Tragiques grecs, tome I.]
[258: Rapprochez les écoles des prophètes chez les Hébreux, celles des bardes, des druides et des scaldes chez les peuples du Nord; enfin et surtout, dans le monde moderne, les écoles et familles des peintres italiens.]
[259: Nom donné par Aristophane à Euripide, qui était loin de le mériter comme tous ceux dont nous parlons.]
[260: Plutarque, Vie de Lucullus, 29.]
[261: Plutarque, Vie de Lucullus, 29.]
[262: Tel est le sens du texte grec de ce passage de Plutarque, Vie de Crassus, qu'Amyot n'a pas compris, et les derniers traducteurs pas davantage.]
[263: Ch. Magnin. Origines du théâtre moderne.]
[264: Comme saint Grégoire de Nazianze est le seul père qui porte un titre par lequel on distingue l'évangéliste saint Jean, c'est peut-être une des raisons qui lui ont fait attribuer cet ouvrage.]
[265: Je crois qu'après le vers 1796, malgré ce vers et le précédent, qui ont pu induire en erreur, c'est toujours Joseph qui parle, et non pas la Mère de Dieu. Celle-ci est dans la maison, comme on le voit bientôt après. C'est donc à tort, je pense, qu'on lui fait dire les vers 1797, 1798, 1799.]
[266: Nous avons mis l'esprit de l'agneau au lieu de l'esprit de douceur, pour rendre le jeu de mots entre Αυκοψρονος et [Grec: υλυκοψρονος, qui sans cela est intraduisible en français.]
End of Project Gutenberg's Etudes sur Aristophane, by Emile Deschanel