Etudes sur Aristophane
Ouf!… Un tel mot vaut un discours; c'est une carte de restaurateur; cela signifie à peu près:
«Huîtres, salaisons, turbots, têtes de squales, silphium à la sauce piquante, assaisonné de miel, grives, merles, tourterelles, crêtes de coq grillées, poules d'eau, pigeons, lièvres cuits au vin, tendons de veau, ailes de volaille.»
Pour dire un pareil mot tout d'une haleine, il faudrait être Grandgousier, Gargamelle ou Gargantua. Il me rappelle les chefs-d'œuvre de la gastronomie allemande et particulièrement les principes de la composition du Saucissenkartoffelbreisauerkrautkrantzwurst. Formidable couronnement de l'édifice culinaire allemand, ce mets est surmonté d'une guirlande de boudins et d'andouilles; une corniche de choucroute, entrelacée de betteraves confites au sel, forme un anneau qui repose sur une coquille de saucisses et de saucissons fumés et rôtis sur le gril. Des ornements, imitant lourdement le travail des orfèvres, contournent la coquille et sont composés de sept espèces de boudins, pour les noms desquels nous renvoyons le lecteur au fameux Kochbuch, composé par un professeur de chimie de Heidelberg. Une purée de pois, flanquée de boules de pommes de terre, s'agite à la base du mets, qui s'élève magistralement assis sur une vaste croûte de pâté. Il est arrosé de haut en bas avec de l'eau-de-vie de pommes de terre, et enduit d'une couche épaisse de sirop de groseilles. Puis, on l'allume et on le place flambant sur la table.
Il y a aussi un Noël populaire de la Bresse qui pourrait être cité ici
(Voir les Chansons populaires des provinces de France, notices par
Champfleury, p. 41 et 42).
* * * * *
En somme, la comédie des Femmes à l'Assemblée nous fait voir une fois de plus qu'il n'y a point d'idée si sérieuse que la comédie ne puisse atteindre, pour la faire tomber sous le ridicule, ou la contrôler par la raillerie, ou la faire triompher par le bon sens.
PLUTUS.
Plutus, en grec Ploutos, c'est à dire Richesse, mais Richesse au masculin, le bonhomme Richesse; c'est quelque chose comme le seigneur Capital, qu'on a, de notre temps, mis sur la scène; ou le dieu Trésor chez les Latins.
Plutus, dieu des richesses, était au nombre des dieux infernaux, parce que les richesses se tirent du sein de la terre[122]. Selon Hésiode, il était fils de Cérès: l'agriculture est, en effet, la première source des richesses. On le représentait ordinairement sous la forme d'un vieillard aveugle, boiteux et ailé, venant à pas lents, mais s'en retournant d'un vol rapide, et tenant une bourse à la main. À Athènes, la statue de la Paix tenait sur son sein Plutus enfant, symbole des richesses dont la Paix est la mère.
La pièce de Plutus est une satire économique et une allégorie morale. Le poëte, ayant critiqué dans la pièce précédente le système de la communauté des biens, aborde dans celle-ci une autre question qui touche de près à la première ou qui est une autre face du même problème, celle de la répartition des richesses. «Ne semble-t-il pas,—dit Chrémyle, qui est, après Plutus, le premier personnage de la pièce,—ne semble-t-il pas que tout soit extravagance ou plutôt démence dans le monde, à voir le train dont il va? Une foule de méchants jouissent des biens qu'ils ont acquis par l'injustice, tandis que les plus honnêtes gens sont misérables et meurent de faim.»
Cette pièce est, parmi celles qui nous restent d'Aristophane, la seule appartenant à la comédie moyenne, période de transition entre l'ancienne et la nouvelle[123]. Nous n'en avons de lui aucune qui appartienne à la comédie nouvelle.
Après la victoire remportée par les Lacédémoniens sur les Athéniens au fleuve de la Chèvre (Ægos Potamos), victoire qui mit fin à la guerre du Péloponnèse, Athènes ayant été prise par Lysandre en 404, le gouvernement des Trente, établi sur les ruines de la démocratie, défendit par un décret de mettre désormais sur la scène les événements contemporains, de désigner par son nom aucune personne vivante, et de faire usage de la parabase. Plutus avait été représenté pour la première fois en 408, quatre ans avant ce décret, et fut reprise vingt ans après la première représentation, avec les changements nécessaires[124]; la pièce, telle que nous l'avons aujourd'hui, est un composé de ces deux éditions[125].
Au reste, dès la défaite de Sicile, comme on manquait également d'argent pour subvenir aux représentations scéniques et de gaieté pour les animer, on avait déjà réduit le chœur. À plus forte raison, lorsque la constitution politique fut changée, la chorégie disparut avec la démocratie: c'est-à-dire que les citoyens riches, s'il en restait quelques-uns, n'étant plus intéressés à nourrir, faire instruire et habiller magnifiquement des choristes, comme sous le régime démocratique, pour gagner la faveur du peuple et ses voix dans les élections, il en résulta que le chœur, cessant d'être soutenu par les fortunes particulières, et ne l'étant point, ne l'ayant jamais été par le trésor public, devint de plus en plus pauvre et mince, et fut presque réduit à rien. Enfin, la parabase, qui en était la partie vitale, l'âme et l'aiguillon, en ayant été retranchée par ce décret, ce fut la mort du chœur: il disparut. Dans la pièce que nous venons d'analyser, les Femmes à l'Assemblée, il n'y a plus de parabase[126]; dans Plutus, repris en 388, il n'y a plus ni parabase ni chœur lyrique; il y a seulement quelques vers prononcés par le chœur, c'est-à-dire par le coryphée, dans le dialogue de la pièce. Dans plusieurs endroits est marquée la place où le chœur proprement dit, le chœur lyrique, chantait et dansait, selon la coutume, lors de la première représentation, en 408; mais la place est vide, le chœur n'y est plus.
Ainsi périt la comédie ancienne. Et, chose singulière! elle périt parce que les idées d'Aristophane avaient triomphé. En effet, qu'a-t-il soutenu toujours? l'aristocratie et la paix. Et qu'a-t-il combattu toujours? la démocratie et la guerre. Or, sa cause est victorieuse, les faits sont pour lui, la paix est conclue, l'aristocratie triomphe, la démocratie succombe, mais avec elle la liberté, et dès lors l'ancienne comédie. La démocratie revint plus tard avec Thrasybule, mais sans rétablir la liberté du théâtre.
Le poëte comique, ne pouvant plus se prendre aux personnes ni aux choses du temps, est obligé de se borner à la critique philosophique et littéraire, ou à l'allégorie morale et à une sorte d'apologue en action; c'est ce qu'on appelle la comédie moyenne, acheminement à la nouvelle, qui entreprendra de peindre la vie privée, les mœurs domestiques et les caractères. Pour la comédie en général, ce sera un progrès; pour la comédie grecque, une décadence. En effet, elle cesse d'être un combat, une discussion partiale et brûlante, en même temps qu'un jet lyrique de l'ivresse dionysiaque; elle n'est plus qu'une œuvre littéraire: or ce fut, chez les Grecs, un signe de décadence pour la littérature, quand elle cessa de faire partie de la vie politique et sociale, et qu'elle commença de se prendre elle-même pour fin et pour objet.
Le sort de la tragédie et celui de la comédie, comme le remarque Schlegel d'une manière aussi ingénieuse que juste, furent très-différents: l'une mourut de mort naturelle, et l'autre de mort violente; la tragédie expira, lorsque ses forces se furent peu à peu épuisées et qu'elle ne fut plus en état de se soutenir à son antique hauteur; la comédie fut privée, par un acte du pouvoir suprême, de la liberté illimitée, condition nécessaire de son existence.
Horace, dans l'Épître aux Pisons, que l'on nomme communément Art poétique, indique cette catastrophe en peu de mots: «À ces poëtes (Thespis et Eschyle) succéda l'ancienne comédie, qui obtint de grands succès; mais la liberté y dégénéra en licence et mérita d'être réprimée par une loi. La loi fut portée, et le chœur se tut honteusement, quand il n'eut plus le pouvoir de nuire.»
Mais cette dernière raison n'est pas la principale. La principale est celle que nous venons de dire: à savoir que la ruine des grandes fortunes, d'une part, et de l'autre la difficulté de trouver des choréges, lorsque l'intérêt politique eut cessé de les exciter, firent d'abord réunir la chorégie comique et la chorégie tragique en une seule liturgie[127], qui elle-même bientôt parut trop lourde à ceux que ne stimulaient plus l'ambition et la soif de la popularité. C'est ce qui causa la décadence du théâtre. Les corporations d'acteurs, en se substituant à l'État, soutinrent seules, pendant quelque temps encore, l'art dramatique, ou, pour mieux dire, en prolongèrent la décadence[128].
* * * * *
Ces réflexions étaient nécessaires avant l'analyse de Plutus. On ne peut se défendre, en lisant cette comédie, d'une sorte de tristesse: on sent qu'Athènes est humiliée, ruinée; plus de liberté, plus d'argent, plus de joie dans les fêtes de Bacchus! Le poëte comique s'évertue à mériter encore ce titre par des œuvres d'un esprit fin et par des allégories délicates, mais où l'abstraction se fait un peu sentir.
Au reste, si la fantaisie est moins vive, moins impétueuse, moins lyrique dans Plutus que dans les autres comédies d'Aristophane, en revanche elle est plus morale, plus relevée et plus sévère. C'est ce que fera voir l'analyse de la pièce.
Le laboureur Chrémyle, homme de bien et pauvre, s'apercevant que la fortune n'a de faveurs que pour les scélérats et les parjures, les sycophantes, les orateurs vendus, va demander à l'oracle d'Apollon s'il a eu tort de rester honnête homme, et, puisque «pour lui, le carquois de sa vie est épuisé,» s'il ne doit pas songer à faire de son fils un coquin[129], la voie de l'injustice et de l'iniquité paraissant être celle du bonheur.
N'admirez-vous pas comme, dès le début, la question se pose d'une manière à la fois piquante et grave? En même temps, ne croit-on pas déjà sentir un souffle de moralité ésopique ou socratique, je ne sais quel parfum noble et pur, comme une exhalaison prochaine des jardins d'Acadèmos.
Apollon ordonne à Chrémyle de suivre la première personne qu'il rencontrera au sortir du temple, de l'aborder et de l'emmener dans sa maison.
Cette première personne se trouve être Plutus. Il est aveugle. Chrémyle lui demande qui il est. Plutus refuse d'abord de répondre; enfin les menaces de Chrémyle et de son esclave Carion le contraignent à se faire connaître.
PLUTUS.
Je suis Plutus.
CARION.
Toi, Plutus? en cet état misérable!
PLUTUS.
Oui.
CHRÉMYLE.
Quoi! lui-même?
PLUTUS.
Tout ce qu'il y a de plus lui-même!
CHRÉMYLE.
D'où viens-tu donc, en si piteux équipage?
PLUTUS.
De chez Patrocle[130], qui ne s'est pas baigné depuis sa naissance.
CHRÉMYLE.
Et qui est-ce qui t'a rendu aveugle, dis-moi?
PLUTUS.
C'est Jupiter, jaloux des hommes. Quand j'étais jeune, je le menaçai de ne visiter que les gens honnêtes, justes et vertueux; alors il me rendit aveugle, pour m'empêcher de les reconnaître, tant il est jaloux des gens de bien[131]!
CHRÉMYLE.
Cependant les gens de bien et les justes sont les seuls qui l'honorent!
PLUTUS.
C'est vrai.
CHRÉMYLE.
Eh bien donc, si tu recouvrais la vue, tu fuirais les méchants?
PLUTUS.
Sans doute.
CHRÉMYLE.
Tu visiterais les bons?
PLUTUS.
Assurément. Il y a si longtemps que je n'en ai vu!
CHRÉMYLE.
Ce n'est pas étonnant: moi qui vois clair, je n'en aperçois pas non plus!
Et il regarde les spectateurs.
Chrémyle promet à Plutus de le guérir et de lui rendre la vue, s'il consent à demeurer chez lui. Plutus veut rester aveugle, il craint la colère de Jupiter.—«Mais, dit Chrémyle, que serait, au prix de ta puissance, celle de Jupiter et de ses tonnerres, si tu recouvrais la vue, fût-ce peu d'instants?» Et il le lui prouve par une série de questions et de répliques subtiles, qu'on pourrait prendre, par moments, pour une page détachée des dialogues de Platon. Le ton comique se maintient par toutes sortes de plaisanteries et d'allusions aux choses et aux personnes du temps, que le poëte, habilement, entremêle aux subtilités philosophiques. Le dialogue se termine ainsi.
CHRÉMYLE.
Enfin, Plutus, c'est par toi que tout se fait; tu es la seule et unique cause du bien comme du mal; n'en doute pas!
CARION.
À la guerre, la victoire est toujours du côté où tu fais pencher la balance[132].
PLUTUS.
Quoi! à moi seul, je peux faire tant de choses?
CHRÉMYLE.
Et bien d'autres encore! Aussi jamais personne ne se lasse de toi.
On se rassasie de tout le reste: d'amour,…
CARION.
De pain,
CHRÉMYLE.
De musique,
CARION.
De friandises,
CHRÉMYLE.
D'honneur,
CARION.
De gâteaux,
CHRÉMYLE.
De gloire,
CARION.
De figues,
CHRÉMYLE.
D'ambition,
CARION.
De bouillie,
CHRÉMYLE.
De pouvoir,
CARION.
De lentilles[133],
CHRÉMYLE.
Mais de toi on ne se rassasie jamais! Qu'on ait treize talents, on désire d'autant plus en avoir seize. Si on atteint ce chiffre, on en veut quarante[134]; sans quoi on ne saurait vivre!
Plutus consent enfin à rester chez Chrémyle, qui, en brave homme et en bon cœur (le caractère se suit bien) invite aussitôt les laboureurs ses voisins à venir partager sa joie. Ce sont eux qui forment le chœur de la pièce.
Pour guérir Plutus de sa cécité, il veut le faire coucher une nuit dans le temple d'Esculape[135]. Comme il s'apprête à l'y conduire, une femme lui barre le chemin; c'est la Pauvreté,—qui ne souffrira pas qu'on essaye de la chasser de partout.—Ici vous sentez un peu l'abstraction. Pourtant l'allégorie est belle, et soutenue avec une éloquence qui fait songer encore à Prodicos, à Xénophon, à Platon et à Socrate.
La Pauvreté leur prouve que, loin d'être l'auteur de tous les maux comme on le croit vulgairement, elle est l'auteur de tous les biens; et que rendre la vue à Plutus, ce serait faire la plus grande des folies: supposé, en effet, que Plutus, la Richesse, se donne à tous également, personne ne voudra plus rien faire; c'est la ruine de l'industrie et du commerce; des sciences, des lettres et des arts. «Qui se souciera de forger le fer? de construire des vaisseaux? de faire des habits? de fabriquer des roues? de tailler le cuir? de faire de la brique? de blanchir, de corroyer; de labourer la terre pour en tirer les dons de Cérès,—si l'on peut vivre sans travailler, dans une oisiveté parfaite?»
Un phalanstérien aurait réponse prête: la théorie du travail attrayant;—réponse plus spécieuse que solide, et qui compte sans la papillonne du même système, autrement puissante que la cabaliste! Le travail attrayant est sujet au caprice, et le caprice ne permet pas d'accomplir des œuvres ardues, surtout des travaux plats et monotones, comme ceux dont se compose la vie quotidienne de la plupart des hommes. L'héroïsme d'une minute est plus facile que le travail suivi, le dévouement quotidien, obscur.
Le bonhomme Chrémyle ne répond guère plus solidement.
CHRÉMYLE.
Tu radotes! tous ces travaux, nos serviteurs nous les feront.
LA PAUVRETÉ.
Où donc trouveras-tu des serviteurs?
CHRÉMYLE.
Nous en achèterons avec de l'argent.
LA PAUVRETÉ.
Et qui donc d'abord voudra vendre, si tout le monde a de l'argent?… Il te faudra donc labourer, bêcher, te livrer à toutes sortes de travaux: ta vie sera bien plus pénible qu'elle ne l'est aujourd'hui.
CHRÉMYLE.
Que ce présage retombe sur ta tête!
LA PAUVRETÉ.
Tu n'auras plus, ni lit pour te coucher, où en trouveras-tu? ni tapis, qui voudra en faire, s'il a de l'or? ni parfums pour la toilette de ta jeune femme, ni étoffes brochées et teintes en pourpre pour sa parure. Et cependant à quoi sert d'être riche, si l'on est privé de toutes ces jouissances? Grâce à moi, au contraire, vous avez aisément tout ce qu'il vous faut: comme une maîtresse vigilante, je force l'ouvrier par le besoin à travailler pour gagner sa vie[136].
CHRÉMYLE.
Quels autres biens peux-tu donner que des brûlures au feu de l'étuve publique[137], que les cris des enfants affamés et des vieilles femmes gémissantes; que les puces, les poux, les cousins, dont le bourdonnement nous réveille et nous dit: «Lève-toi pour crever de faim!» Et quels autres habits que des haillons? quel lit, qu'une litière de joncs pleine de punaises qui nous empêchent de fermer l'œil? Pour couverture, une natte pourrie; pour oreiller, une grosse pierre sous la tête: en guise de pain, des racines de mauve; pour tout potage, des feuilles de rave sèches; pour siége, un vieux tesson de cruche; pour pétrin, une douve de tonneau fendue; voilà les biens dont tu nous combles!
LA PAUVRETÉ.
Cette vie-là n'est pas la mienne; c'est celle des mendiants que tu décris!
CHRÉMYLE.
Mendicité n'est-elle pas sœur de Pauvreté?
LA PAUVRETÉ
Comme Denys, pour vous, est frère de Thrasybule! Mais telle n'est point; telle ne sera jamais ma vie. La mendicité consiste à végéter sans posséder rien; la pauvreté, à vivre d'épargne et de travail: point de superflu, mais le nécessaire!
CHRÉMYLE.
Vie heureuse, ma foi! d'épargner et de se donner de la peine, pour ne pas laisser de quoi se faire enterrer!
LA PAUVRETÉ.
Tu plaisantes et tu railles, au lieu de parler sérieusement, quand tu refuses de reconnaître que je sais, bien mieux que Plutus, rendre les hommes forts et de corps et d'esprit. Avec lui, ils sont lourds, ventrus, goutteux, chargés d'un honteux embonpoint; avec moi, minces, à taille de guêpes, et redoutables à l'ennemi.
CHRÉMYLE.
C'est en les affamant, sans doute, que tu leur donnes cette taille de guêpes?
LA PAUVRETÉ.
Quant au moral, je m'en vais te prouver que la modestie habite avec moi, et l'insolence avec Plutus.
CHRÉMYLE.
Ah! la belle modestie, que de voler et de percer les murs!
BLEPSIDÈME.
Eh bien! est-ce que le voleur n'est pas modeste, puisqu'il se cache?
LA PAUVRETÉ.
Vois les orateurs dans les républiques, tant qu'ils sont pauvres, ils plaident pour le bonheur du peuple et la gloire de la patrie; mais, une fois que le peuple les a enrichis, ils ne se soucient plus du droit, ils trahissent la nation, et dressent des embûches à la démocratie.
CHRÉMYLE.
Tu dis vrai, quoique mauvaise langue; mais ne triomphe pas pour cela, car je ne t'en ferai pas moins repentir d'avoir prétendu me persuader que Pauvreté vaut mieux que Richesse.
LA PAUVRETÉ.
Tu ne peux cependant pas me réfuter; tu ne répliques que par des moqueries et des propos en l'air.
CHRÉMYLE.
Eh bien! comment se fait-il donc que tous les hommes te fuient?
LA PAUVRETÉ.
C'est parce que je les rends meilleurs. Est-ce que les enfants ne fuient pas les salutaires avis de leurs parents? Tant il est difficile de discerner ce qui est bon!
Le débat continue ainsi, mêlé de sérieux et de plaisant. Et Chrémyle, bonhomme un peu entêté, s'écrie: «Tu ne me persuaderas pas, quand même tu me persuaderais[138]!» Il finit par chasser la Pauvreté, qui lui dit en s'éloignant: «Un jour tu me rappelleras.—Eh bien! tu reviendras alors, répond Chrémyle; mais, pour le moment, va te faire pendre! J'aime mieux être riche.»
Quelle admirable scène! Que de sens, d'esprit, d'éloquence! Horace a raison de le dire, la comédie peut hausser le ton quelquefois. Jamais elle ne le haussa davantage. Ni le père du Menteur arrachant à son indigne fils le titre de gentilhomme, ni le père de Don Juan reprochant à cet hypocrite scélérat de déshonorer sa noblesse, ni Cléante flétrissant la fausse dévotion et la tartuferie, ne font rien entendre de plus fort, de plus grand, de plus beau.
La conclusion de cette scène, c'est plus que le fecunda virorum Paupertas[139] du poëte; c'est, à savoir, que le travail est la condition de notre nature, la loi, non-seulement physique, mais morale, la dignité, la sauvegarde et la consolation de la vie humaine. Il nous sauve, en effet, soit des plaisirs qui nous dissipent et parfois nous corrompent, soit de la préoccupation constante du problème de notre destinée, et de cette pensée, unique de l'infini, qui mène à la folie ou à l'abétissement recommandé en propres termes par Pascal. Le travail nous courbe physiquement, mais nous tient debout moralement. Ceux qui n'aiment pas le travail finissent tôt ou tard par s'avilir. Ô la fausse doctrine qui prétend que le travail est un châtiment!
Une telle scène est, à elle seule, un monument littéraire et moral.
* * * * *
Chrémyle conduit Plutus au temple d'Esculape. Plutus y recouvre la vue: fidèle à sa promesse, il ne favorisera que les gens de bien.
Le poëte fait raconter par l'esclave Carion à Myrrhine, femme de Chrémyle, comment Plutus a recouvré la vue, et saisit cette occasion de montrer au doigt les fraudes des prêtres avides, le charlatanisme des médecins. Myrrhine répond à ces révélations de Carion, en bonne dévote un peu scandalisée.
Plutus guéri revient avec Chrémyle, et l'enrichit de tous les biens. Chrémyle aussitôt se voit obsédé des innombrables courtisans de toute fortune nouvelle[140]. Il a peine à se dégager de cet encombrement d'amis. «Allez vous faire pendre! Ah! que d'amis se montrent tout à coup, quand on est heureux! Ils me percent de leurs coudes, ils me meurtrissent les jambes, pour me témoigner leur tendresse!».
* * * * *
La dernière partie de la pièce nous présente le contraste assez plaisant (c'est un des procédés d'Aristophane) de fripons subitement ruinés et d'honnêtes gens subitement enrichis par la guérison de Plutus: une révolution sociale sous forme comique.
UN SYCOPHANTE.
Ah! quel coup! je suis ruiné par ce misérable Plutus! Il faut le rendre aveugle de nouveau, s'il y a encore une justice!
UN HOMME JUSTE.
Je ne crois pas me tromper en disant que cet homme ruiné était un coquin.
CHRÉMYLE.
Alors, par Jupiter! son malheur est justice!
LE SYCOPHANTE.
Où est, où est celui qui à lui seul avait promis de nous enrichir tous, s'il recouvrait la vue? Au contraire, il ruine les gens!
CHRÉMYLE.
Qui donc ruine-t-il?
LE SYCOPHANTE.
Mais, moi d'abord!
CHRÉMYLE.
Tu étais sans doute un coquin et un voleur?
LE SYCOPHANTE.
C'est vous plutôt qui êtes des misérables! je suis sûr que c'est vous qui avez mon argent!
Et ce sycophante essaye de prouver que Plutus a ruiné la république.
* * * * *
Ensuite une vieille femme vient se plaindre d'être abandonnée par un beau jeune homme à qui elle donnait de l'argent, et qui, devenu riche, se moque d'elle.
LA VIEILLE.
Il était si joli, si bien fait, si honnête! il se prêtait si bien à mes désirs, et s'en acquittait si parfaitement! De mon côté, je ne lui refusais rien.
CHRÉMYLE.
Et qu'est-ce qu'il te demandait d'ordinaire?
LA VIEILLE.
Peu de chose: il était avec moi d'un discrétion étonnante! Tantôt c'étaient vingt drachmes pour un manteau, ou huit pour des chaussures; ou bien il me priait d'acheter des tuniques pour ses sœurs, une petite robe pour sa mère; tantôt il avait besoin de quatre boisseaux de blé.
CHRÉMYLE.
En effet, c'était peu de chose, et j'admire sa discrétion!
LA VIEILLE.
Et ce n'était pas, disait-il, l'intérêt qui le portait à me rien demander, mais la tendresse! c'était afin que ce manteau donné par moi lui rappelât sans cesse mon souvenir!
CHRÉMYLE.
Tendresse étonnante, en effet!
LA VIEILLE.
Hélas! il n'en est plus ainsi; et le perfide est bien changé! Je lui avais envoyé ce gâteau et les autres friandises que tu vois sur cette assiette, en lui annonçant ma visite pour ce soir…
CHRÉMYLE.
Eh bien! qu'a t-il fait?
LA VIEILLE.
Il m'a renvoyé mes cadeaux; en y ajoutant cette tarte, à condition que je ne viendrais plus jamais chez lui, et avec cela il m'a fait dire: «Les Milésiens furent braves autrefois[141]!»
CHRÉMYLE.
L'honnête garçon! Que veux-tu? Pauvre, il dévorait n'importe quoi; riche, il n'aime plus les lentilles!
LA VIEILLE.
Autrefois il venait chaque jour à ma porte!
CHRÉMYLE.
Pour voir si l'on t'enterrait?
LA VIEILLE.
Non, rien que pour entendre le son de ma voix.
CHRÉMYLE.
Et emporter quelque cadeau.
LA VIEILLE.
S'il me sentait triste, il m'appelait tendrement sa petite colombe, son petit canard!
CHRÉMYLE.
Et ensuite il demandait pour avoir des souliers?
LA VIEILLE.
Un jour que je me rendais en char aux grands mystères, quelqu'un me regarda; il en fut si jaloux, qu'il me battit toute la journée[142].
CHRÉMYLE.
C'est sans doute qu'il aimait à manger seul.[143]
LA VIEILLE.
Il me disait que j'avais les mains très-belles.
CHRÉMYLE.
Oui, quand elles lui tendaient vingt drachmes!
LA VIEILLE.
Que j'exhalais de ma personne un doux parfum.
CHRÉMYLE.
Quand tu lui versais du Thasos!
Ensuite, viennent des répliques plus grosses, pour divertir la populace: il en fallait pour tous les goûts. Un théâtre, fait pour tout un peuple, ne peut pas être aussi châtié, aussi pur, qu'un théâtre restreint, fait seulement pour les classes lettrées et polies. Cela explique bien des choses soit dans Aristophane, soit dans Shakespeare.
Bien plus! le jeune homme paraît à son tour, et, non content d'abandonner la vieille, l'insulte grossièrement et platement. C'est dans une telle scène qu'on peut mesurer toute la distance qui sépare la civilisation grecque de la nôtre. Certes, ce qu'on appelle chez nous la jeunesse dorée ne brille guère par la politesse envers les femmes; mais le plus malotru, le plus brutal de nos jeunes gens d'aujourd'hui ne dirait pas à la dernière des prostituées une seule des plaisanteries ignobles que dit ce jeune athénien à cette malheureuse.
Après un chœur que l'on n'a plus, les spectateurs voyaient entrer
Mercure.
Hermès, toujours affamé[144], déserte le parti des dieux, à qui les hommes n'offrent plus de sacrifices depuis que Plutus règne sur la terre. Il vient se mettre au service de Chrémyle, hôte de Plutus.
«Quoi! lui dit l'esclave Carion, tu quitterais les dieux pour rester ici?
—On est beaucoup mieux chez vous, dit Hermès.
—Mais déserter? crois-tu que ce soit honnête?»
Hermès, déclamant un vers de tragédie:
La patrie est partout où l'on se trouve heureux!
Il ne faut pas perdre de vue qu'Hermès, quoiqu'il soit gourmand et voleur, est le dieu des arts et de l'éloquence: ce n'est pas sans intention que le poëte nous le fait voir, en ce temps de ploutocratie, désertant les hauteurs célestes pour venir, lui aussi, offrir et ses hommages et ses services à la divinité de l'or; allégorie qui parle d'elle-même, mais que de trop nombreux exemples pourraient au besoin commenter.
* * * * *
Un prêtre même de Jupiter abandonne les autels du maître de l'Olympe, et se consacre au culte de Plutus, souverain des hommes et des dieux! En d'autres termes, la Religion, aussi bien que l'Art, s'agenouille devant la Richesse. Les exemples de cela ne manqueraient pas non plus.
De pareils traits, de pareilles scènes, est-ce là ce que Voltaire appelle «des farces dignes de la foire Saint-Laurent?» car c'est ainsi qu'il qualifie les comédies d'Aristophane. La Harpe, disciple trop fidèle en ce point, se hâte de jurer in verba magistri. Au reste, le grand Eschyle lui-même n'était-il pas à leurs yeux «un barbare?» Et Fontenelle, moins poliment, ne disait-il pas en parlant de ce Shakespeare athénien: «C'est une manière de fou?»—Pourquoi Aristophane aurait-il trouvé grâce devant ces Français entichés de leur pays et de leur temps?
* * * * *
Lucien, qui à certains égards a mérité d'être appelé le Voltaire grec, a mieux compris Aristophane, et s'en est souvent inspiré. Timon est un reflet de Plutus: l'un, comme l'autre, est une satire de l'injuste répartition des biens, et une peinture des péripéties qu'amènent la richesse et la pauvreté. Plusieurs personnages de ce dialogue, Richesse, Pauvreté, Hermès, sont les mêmes que ceux de la comédie.—Shakespeare, à son tour, a repris ce sujet, dans sa pièce intitulée: Timon d'Athènes.
* * * * *
Les Aristophanes de nos jours ont refait le Plutus de diverses manières et sous différents titres: Bulwer, l'Argent; Alexandre Dumas fils, la Question d'Argent; Balzac, Mercadet; etc.
George Sand, admirant Plutus comme il convient, en a fait une imitation[145]. Le tort de l'illustre écrivain est d'avoir mêlé à cette fable antique des sentiments modernes: par exemple, d'avoir donné à Chrémyle une fille qui aime un esclave nommé Bactis.
* * * * *
Si cette comédie de Plutus n'est pas une des plus vives entre celles qui nous sont parvenues comme spécimens du génie d'Aristophane, elle est une des plus hautes et des plus nobles, prise dans sa généralité, dans son esprit et dans sa conclusion: car enfin, c'est là la moralité, en même temps que le poëte stigmatise la cupidité, l'égoïsme et les autres vices des hommes, il fait voir, par l'exemple de Chrémyle, qu'on peut rester honnête tout en devenant riche; il montre aussi, chose consolante, que, si les gredins et les scélérats peuvent réussir pour un temps, leur règne n'est pas éternel: un tour de roue de la fortune les a portés en haut, un autre les renverse. Si leur triomphe paraît long, c'est eu égard à la brièveté de la vie des individus qui souffrent; mais il est court dans le développement général de l'humanité.
Cette comédie eut l'honneur assez rare d'être représentée deux fois: car ordinairement c'était pour une représentation unique que ces grands poëtes athéniens prenaient la peine de composer et d'écrire, de faire apprendre par cœur et répéter aux acteurs et aux choristes une comédie, ou une tragédie, ou un drame de Satyres. Que de soins et de travaux pour une heure ou deux! Quelle princière munificence de l'esprit et du génie[146]!
Plutus eut donc cette gloire exceptionnelle d'être repris une seconde fois, après une vingtaine d'années.
* * * * *
La comédie moyenne ne fut pas toujours, tant s'en faut! d'un caractère si élevé, d'une intention si philosophique! Nous savons, d'autre part, que la gastronomie y jouait un rôle très-important; les curiosités littéraires aussi, les griphes par exemple.—Il faut donc nous féliciter de ce que l'unique échantillon de la comédie moyenne épargné par le temps soit justement un des plus nobles.
* * * * *
Revenons à la comédie ancienne, pour ne la plus quitter.
III
COMÉDIES LITTÉRAIRES.
Après les quatre comédies politiques et les quatre comédies sociales, il nous reste à analyser les trois comédies littéraires. Ce sont:
Les Femmes aux fêtes de Cérès,
Les Grenouilles,
Les Oiseaux.
De même qu'il y a deux comédies politiques contre Cléon, les Acharnéens et les Chevaliers, il y a deux comédies littéraires contre Euripide, les Femmes aux fêtes de Cérès et les Grenouilles, outre une scène des Acharnéens, et un grand nombre de traits épars dans toutes les pièces; sans compter celles que nous avons perdues, Proagon Lemniæ, etc.
* * * * *
On nous permettra de revenir en quelques mots sur la scène des Acharnéens, que nous avons mentionnée seulement.
On se rappelle que Dicéopolis, ayant dessein de prendre la parole devant le peuple pour le convertir à la politique de la paix, imagine d'aller emprunter à Euripide les haillons d'un de ses héros tragiques, afin de mieux émouvoir l'Assemblée.
Il frappe à la porte du poëte. C'est Céphisophon qui vient lui ouvrir. Céphisophon était le collaborateur et l'ami d'Euripide, et un peu celui de sa femme, dit-on.
Encore une chose que notre siècle n'a pas inventée: le collaborateur!
DICÉOPOLIS.
Holà! quelqu'un!
CÉPHISOPHON.
Qui est là?
DICÉOPOLIS.
Euripide est-il à la maison?
CÉPHISOPHON.
Il y est et il n'y est pas.
DICÉOPOLIS.
Comment peut-il y être et n'y être pas?
CÉPHISOPHON.
Sans doute, bonhomme: occupé à chercher des vers subtils, son esprit n'est pas au logis; mais son corps y est. Mon maître, perché en l'air, compose une tragédie.
La réplique de Céphisophon à Dicéopolis: «Il y est et il n'y est pas,» semble une parodie de celles qu'Euripide prête souvent à ses personnages; par exemple à Hippolyte: «La langue a juré, mais non pas le cœur!» Ou bien «Phèdre, en n'étant pas sage (par son amour), a été sage (en m'accusant); et moi, qui ai été sage (par ma chasteté), je n'ai pas été sage (en me laissant accuser).—Corneille a des subtilités semblables; par exemple, lorsque Chimène, dans sa douleur, s'exprime ainsi:
La moitié de ma vie (mon amant) a mis l'autre au tombeau,
(mon père)
Et m'oblige à venger, après ce coup funeste,
Celle que je n'ai plus (mon père) sur celle qui me reste
(mon amant).
Le bon Dicéopolis est émerveillé de la réponse de Céphisophon, et s'écrie:
O trois fois heureux Euripide, d'avoir un serviteur qui réponde si
subtilement.—Appelle ton maître!
CÉPHISOPHON.
Impossible!
DICÉOPOLIS.
Appelle toujours: car je ne m'en irai point d'ici, et je resterai à frapper.—Euripide, mon petit Euripide! si jamais tu as écouté personne, écoute-moi! C'est Dicéopolis de Chollide qui t'appelle, c'est moi!
EURIPIDE, derrière le théâtre.
Je n'ai pas le temps.
DICÉOPOLIS.
Fais-toi rouler ici[147].
EURIPIDE.
Impossible.
DICÉOPOLIS.
Cependant…
EURIPIDE.
Eh bien! pour rouler, oui, mais pour descendre, non.
Alors on voit apparaître Euripide dans un panier suspendu à une corde,, comme Socrate dans les Nuées.
DICÉOPOLIS.
Euripide!
EURIPIDE, avec une emphase tragique.
Quel son a frappé mon oreille?
DICÉOPOLIS.
Ainsi tu perches pour composer, au lieu d'écrire à terre? Je ne m'étonne plus que tu fasses des héros boiteux[148]. Oh! comme te voilà couvert de lambeaux tragiques et de haillons pitoyables. Je ne m'étonne plus, que tes héros soient des mendiants!… Eh bien! je t'en conjure à genoux, Euripide, donne-moi des haillons de quelque vieille pièce: car j'ai à débiter au chœur une longue tirade, et si je parle mal, je suis mort.
EURIPIDE.
Quelles guenilles veux-tu? Celles dont j'ai affublé le pauvre vieux
Œnée?
DICÉOPOLIS.
Non: pas celles, d'Œnée! celles d'un plus malheureux encore!
EURIPIDE.
Veux-tu celles de Phénix, l'aveugle?
DICÉOPOLIS.
Non, celles d'un autre encore plus infortuné!
EURIPIDE.
Mais quelles loques demande-t-il donc? Est-ce celles du pauvre
Philoctète que tu veux dire?
DICÉOPOLIS.
Point; mais d'un bien plus pauvre encore!
EURIPIDE.
Seraient-ce les sales guenilles du boiteux Bellérophon?
DICÉOPOLIS.
Non; pas Bellérophon! Celui que je veux dire était à la fois boiteux, mendiant, bavard et beau parleur.
EURIPIDE.
Ah! j'y suis! c'est Télèphe, le Mysien[149]!
DICÉOPOLIS.
Oui, Télèphe! Télèphe! Donne-moi ses haillons, je t'en supplie!
EURIPIDE.
Garçon, donne-lui les haillons de Télèphe, ils sont au-dessus de ceux de Thyeste, avec ceux d'Ino.
CÉPHISOPHON, à Dicéopolis.
Tiens, les voici!…
DICÉOPOLIS, étalant le manteau troué.
O Jupiter, dont l'œil perce tout, laisse-moi revêtir le costume de la misère! Euripide, achève ton bienfait en me donnant le petit bonnet mysien qui va si bien avec ces haillons. Il me faut aujourd'hui avoir l'air d'un mendiant, «être ce que je suis, mais ne point le paraître[150].» Les spectateurs sauront bien qui je suis, mais le chœur sera assez bête pour l'ignorer, je l'entortillerai de mes sentences.
EURIPIDE.
Je te donnerai le bonnet, en faveur du noble projet que médite ton habile esprit.
DICÉOPOLIS.
«Que les dieux contentent tes désirs, et ceux que je forme pour Télèphe[151]!» Ah! je me sens déjà tout bourré de sentences! Mais il me faut aussi un bâton de mendiant.
EURIPIDE.
Le voici. «Et maintenant, éloigne-toi de ces portiques[152]!»
DICÉOPOLIS.
«Ah! mon âme! tu vois comme on te chasse de cette maison[153],» quand il te faut encore tant de petits accessoires! Mais soyons pressant, opiniâtre, importun. Euripide, donne-moi un petit panier, et dedans une lampe allumée.
EURIPIDE.
Et qu'as-tu à faire de ce panier-là?
DICÉOPOLIS.
Rien; mais je veux l'avoir tout de même.
EURIPIDE.
Ah! que tu m'ennuies! sors de ma maison!
DICÉOPOLIS.
Hélas!… Puissent les dieux t'accorder un aussi brillant destin qu'à ta mère[154]!
EURIPIDE.
Hors d'ici, je te prie!
DICÉOPOLIS.
Oh! seulement une petite écuelle ébréchée!
EURIPIDE.
Allons, prends, et va te faire pendre. Tu es assommant, sais-tu?
DICÉOPOLIS.
«Ah! tu ignores le mal que tu me fais!» Mon bon Euripide chéri, plus rien qu'une petite cruche bouchée avec une éponge.
EURIPIDE.
Malheureux! tu m'enlèves ma tragédie. Allons, tiens et va-t'en.
DICÉOPOLIS.
Je m'en vais; mais, grands dieux! il me faut encore une chose: si je ne l'ai pas, je suis un homme mort. Écoute-moi, mon petit Euripide, donne-moi encore cela, et je m'en vais, je ne reviens plus: quelques petites herbes dans mon panier[155]!
EURIPIDE.
Tu veux donc ma ruine! Tiens, mais c'en est fait de mes drames.
DICÉOPOLIS.
Je ne demande plus rien, je m'en vais. «Importun, je ne songe pas que j'excite la haine des rois!…» Ah! malheureux! je suis perdu! j'ai encore oublié une chose sans laquelle tout le reste n'est rien. Euripide, mon excellent, mon cher Euripide, que je meure misérablement, si je te demande encore une seule chose après celle-ci, la dernière de toutes, la vraie dernière: donne-moi de ce cerfeuil que ta mère t'a laissé en héritage.
EURIPIDE.
L'insolent! (à Céphisophon:) Garçon, ferme la porte à clef.
Voilà cette scène curieuse, étrange. Retranchons-en par la pensée ce qui n'eût pas dû s'y trouver: les allusions à la profession de la mère d'Euripide; il faut avouer qu'elles sont misérables: comme il arrive d'ordinaire, c'est une faute d'esprit en même temps que de cœur. Qu'y a-t-il en effet de piquant à rappeler qu'Euripide est fils d'une verdurière? qu'est-ce que cela peut enlever au mérite du grand poëte? Cela ne pourrait qu'y ajouter: car, supposé que la première éducation eût fait défaut à cet esprit, il aurait donc développé tout seul et par sa propre force ses germes naturels; il se serait donc fait lui-même: on ne voit pas en quoi sa gloire en serait amoindrie ou obscurcie. Entre deux hommes ou deux arbres dont les têtes sont au même niveau, est-ce que celui qui part de plus bas n'est pas réellement le plus grand des deux? Ainsi l'on doit reconnaître qu'ici la pensée d'Aristophane ne vaut pas mieux que ses sentiments.
Mais, en laissant de côté ces sottes allusions, les critiques littéraires du poëte comique ne manquent ni d'agrément ni de justesse. Les subtilités où se complaisait le génie déjà très moderne d'Euripide, et l'excès de son réalisme, comme l'on dirait aujourd'hui, prêtaient matière à raillerie, et l'esprit satirique d'Aristophane en a su tirer bon parti. Il y a là un grand nombre de plaisanteries de bon aloi, et un trait qui était devenu proverbe: «Malheureux! tu m'enlèves ma tragédie!»
Pour qui étudie l'art de présenter la critique littéraire sous une forme vive et dramatique, cette scène des Acharnéens est un modèle.
* * * * *
Or elle est comme le prélude des Femmes aux fêtes de Cérès et des Grenouilles.
Notons d'autre part, qu'il y a trois comédies d'Aristophane où les femmes,—les femmes grecques,—figurent comme personnages principaux; ce sont:Lysistrata,—les Femmes à l'Assemblée,—et celle-ci: les Femmes aux fêtes de Cérès.
LES FEMMES AUX FÊTES DE CÉRÈS.
On dit qu'il y eut deux pièces portant ce titre, qui est en grec: les Thesmophoriazuses. Ou bien ce serait la même pièce qui, ayant eu sous sa première forme, peu de succès (s'il en faut croire Artaud), aurait été refondue. Il ajoute cette remarque: «Un passage cité par Aulu-Gelle (livre XV, ch. XX) et par Clément d'Alexandrie (Stromat., livre VI) comme de la première édition, se trouve dans la pièce telle que nous l'avons aujourd'hui; un autre que cite Athénée comme appartenant à la seconde, ne s'y trouve point: d'où il résulte que nous avons la première;» celle, par conséquent qui eut peu de succès.
Cependant, la pièce, telle que nous la possédons, n'est à mon avis, ni moins bien menée, ni moins gaie, ni moins gaillarde même, que Lysistrata. Peut-être un peu moins serrée seulement. Elle est remplie de parodies, et extrêmement littéraire, soit par le fond, soit par la forme.
Les Thesmophoriazuses, c'est à dire les Femmes célébrant les Fêtes de Cérès et de Proserpine. L'assemblée des Thesmophoriazuses se formait de la manière suivante: chaque tribu élisait deux femmes qui prenaient part à la fête; en montant à Éleusis, elles portaient sur la tête les livres sacrés où étaient écrites les lois de Cérès, appelées Θεσμοί: de là le nom de Thesmophories: procession où l'on portait les Thesmoi. On ne sait pas avec certitude si, comme Théodoret l'assure, les femmes adoraient dans ces mystères le signe représentatif des parties qui distinguent leur sexe, ainsi que cela se pratiquait aux mystères d'Éleusis; mais Apollodore dit formellement qu'elles se permettaient dans ces fêtes les propos les plus lascifs, en mémoire de ceux avec lesquels Iambè ou Baubo, selon les vers attribués à Orphée, avait fait rire Cérès malgré sa douleur, lorsqu'elle était venue chez Célée, en cherchant Proserpine.
Quoi qu'il en soit, l'entrée du temple où les femmes célébraient ces fêtes était interdite aux hommes.
* * * * *
Aristophane donc imagine qu'elles saisissent cette occasion pour délibérer à huis clos sur les moyens de se venger d'Euripide, qui ne cesse de les accabler d'injures dans ses tragédies: il ne présente sur le théâtre que des Ménalippes et des Phèdres, jamais une Pénélope. (Elles oublient Polyxène, Iphigénie, Électre, Alceste; la passion ne voit jamais qu'un côté des choses.) Indignées, furieuses, elles ont résolu de faire à Euripide un mauvais parti,—comme à Orphée les femmes de Thrace,—comme celles de Meung à Jean Clopinel qui, dans la seconde partie du Roman de la Rose, les traite moins délicatement que Guillaume de Lorris dans la première.
Euripide, par hasard, apprend le complot formé contre lui. Il songe aussitôt combien il lui importerait d'avoir une avocate parmi ses ennemies. Mais comment trouver une seule femme qui veuille prendre sa défense?
Il propose à Agathon, son confrère en tragédie, de se déguiser en femme, il aura peu de chose à faire pour cela, et d'aller plaider adroitement sa cause dans le conciliabule féminin.
«Eh! que ne vas-tu toi-même te défendre? dit Agathon,—qui est arrivé suspendu en l'air, comme Euripide dans la scène des Acharnéens.
—Voici, répond Euripide: d'abord je suis connu; ensuite je suis chauve et j'ai de la barbe. Toi, ta figure est belle, blanche et sans poil; tu as une voix de femme, un air mignon.»
Agathon cependant refuse.—Mnésiloque, beau-père d'Euripide, s'offre pour jouer ce rôle périlleux. On commence à le raser, on l'écorche; il crie, et veut s'enfuir avec sa figure à demi-rasée; on le retient de force et on l'achève. Puis, on le flambe par le bas, selon l'usage des femmes grecques; et cela, s'il vous plaît, en plein théâtre.
«Aïe, aïe! on me brûle! De l'eau, voisins, de l'eau, avant que la flamme…»
La suite de cette toilette est intraduisible.
* * * * *
Tant y a qu'enfin, Mnésiloque, homme entre deux âges, est métamorphosé en femme, encore plus que M. de Pourceaugnac ou Mascarille, ou Mme Gibou et Mme Pochet. Ce travestissement devait faire une parade très amusante pour le gros du public, surtout avec toutes les circonstances de fantaisie bouffonne et licencieuse que nous n'avons pu qu'indiquer.
C'étaient des hommes qui, dans les tragédies aussi bien que dans les comédies, jouaient les rôles de femme chez les Grecs, du moins, à l'époque de Périclès et jusqu'à celle d'Alexandre; de même chez les Latins, au commencement; de même chez les Anglais, jusque du vivant de Shakespeare; imaginez-vous Desdémona, ou Miranda, ou Ophélia, jouée par un homme!—Dans un des prologues de ce poëte, on prie les spectateurs de prendre patience parce que la reine n'est pas encore rasée. Dans nos Mystères du moyen âge les rôles de femmes aussi bien que d'hommes furent joués d'abord par des prêtres et des clercs, et cela au sein même des églises, qui, en proscrivant le théâtre antique, devinrent le berceau du théâtre moderne.—Jusque chez Molière, quelques personnages, Mme Jourdain par exemple, et Philaminte, dit-on, ou plutôt Bélise à ce que je pense, étaient jouées par l'acteur Hubert, auquel succéda Beauval. Béjart le boiteux joua d'original le rôle de Mme Pernelle, et s'en acquitta des mieux, dit le bon Robinet. De notre temps, à Constantinople, on a représenté le Malade imaginaire traduit en turc, et tous les rôles étaient joués par de jeunes Turcs de la maison du sultan. Argant et Toinette, Turcs! M. Purgon et Angélique, Turcs! M. Fleurant, MM. Diafoirus et la petite Louison, Turcs!
Mais autant par le masque et par les draperies, par la démarche et par la diction, l'acteur grec s'il représentait Électre ou Myrrhine, Déjanire ou Lysistrata, s'étudiait à produire l'illusion de la beauté ou de la grâce féminines, autant, lorsqu'il représentait Mnésiloque travesti en femme, il avait soin de conserver la laideur qui est généralement l'apanage du sexe masculin dans l'âge mûr.
Cet usage de faire jouer les rôles de femme par des hommes, explique la liberté excessive, la licence gaillarde de tant de passages, et en diminue relativement l'obscénité.
* * * * *
La scène, qui était d'abord devant les maisons d'Agathon et de Mnésiloque, est transportée ensuite au temple de Cérès, dont on voit à la fois l'intérieur et les abords avec une multitude de petites tentes; ce qui pouvait donner lieu à un décor piquant, supposé qu'on voulût se mettre en frais.
Les femmes y tiennent séance, et y discutent, dans les formes d'une délibération politique, la perte de leur ennemi, ce fils de fruitière qui a l'audace de révéler au public leurs fraudes et leurs artifices, au risque de rendre les maris clairvoyants! Si les maris ouvrent les yeux, il n'y aura donc plus moyen ni de supposer des enfants, ni de s'évader pendant la nuit! Déjà voilà qu'on met des verrous à leurs portes, et même qu'on les scelle d'un cachet! Si encore elles pouvaient, ainsi recluses, se consoler par la gourmandise! Mais non, toutes les provisions, la farine, l'huile, le vin, sont aussi sous clef.
Ce qui est assez comique c'est qu'Aristophane, au moment où il semble critiquer indirectement les duretés d'Euripide envers les femmes, ne se montre pas moins cruel à leur égard.
Mnésiloque, d'un ton de fausset qu'il essaye de rendre argentin, prend la défense de l'accusé.—Et le poëte dans ce cadre, continue la satire des femmes, thème que reprendront plus tard Juvénal, Boileau et tant d'autres: car le mal qu'on a dit des femmes pourrait fournir bien des volumes[156].
MNÉSILOQUE.
Je ne m'étonne point, ô femmes, que les médisances d'Euripide excitent contre lui votre colère et fassent bouillonner votre bile. Moi-même, j'en jure par mes enfants, je hais cet homme: ne pas le haïr serait insensé! Cependant, réfléchissons un peu: nous sommes seules et n'avons pas à craindre que nos paroles soient divulguées. Pourquoi lui faire un crime capital d'avoir révélé deux ou trois de nos mauvais tours, quand nous les comptons par milliers? car moi, d'abord, sans parler d'aucune autre, j'ai sur la conscience pas mal de péchés; celui-ci, par exemple, qui n'est pas mince: J'étais mariée depuis trois jours; mon mari dormait près de moi; j'avais un ami qui avait pris mon pucelage lorsque j'avais sept ans; poussé par sa passion, il vint gratter à la porte; je l'entendis et quittai le lit doucement. Mais mon mari me dit: Où vas-tu?—Où? j'ai la colique, mon ami; je souffre horriblement; je vais au cabinet.—Va, dit-il. Et alors, il broie pour moi des graines de cèdre, de l'anis, de la sauge, pendant que moi, graissant les gonds, j'allai à mon amant; et là, près de la porte, courbant mon corps, et prenant pour appui l'autel et le laurier sacré,… je fus à lui.—Voyez, cependant, est-ce qu'Euripide a jamais parlé de cela? Et, quand nous accordons nos complaisances à des esclaves ou à des muletiers, à défaut d'autres, en parle-t-il? Et quand, après une nuit d'amour avec quelque galant, nous mangeons de l'ail dès le matin, pour rassurer par cette odeur le mari qui revient de monter la garde sur le rempart; Euripide, dites-moi, en a-t-il jamais soufflé mot? S'il maltraite Phèdre, que nous importe? Il n'a jamais parlé non plus de cette femme qui, en déployant un manteau devant son mari, sous prétexte de le lui faire admirer au grand jour, masque ainsi l'amant qui s'évade. J'en connais une autre qui pendant dix jours fit semblant d'être en mal d'enfant, jusqu'à ce qu'elle en eût acheté un; le mari allait de tous côtés chercher des drogues pour hâter la délivrance; une vieille apporta l'enfant dans une marmite, et, pour l'empêcher de crier, elle lui avait mis du miel plein la bouche; elle fait signe à l'autre qui pousse des cris, et dit: Va-t'en, va-t'en, mon homme, car je sens que j'accouche!» C'est que le petit jouait des talons contre le ventre de la marmite[157]. Le mari s'en va tout joyeux; la vieille ôte le miel de la bouche de l'enfant; il se met à vagir; alors elle, la vieille sorcière, qui l'avait apporté, court après le mari et dit en souriant: «C'est un lion, un lion, qui t'est né! ton portrait vivant, dans toutes ses parties, et même dans celle-ci, toute pareille à la tienne et torse comme une pomme de pin!» Ne sont-ce pas là de nos tours? Oui, par Diane! Eh bien alors, pourquoi nous fâcher tant contre Euripide, qui en dit bien moins que nous n'en faisons?»
Ce plaidoyer trop favorable à Euripide inspire déjà à l'assemblée quelques soupçons sur cette avocate inconnue; lorsque Clisthène, un mignon qui a ses entrées chez les femmes, même aux Thesmophories, satire sanglante pour dire que c'est un homme-femme, encore plus qu'Agathon, vient leur donner avis qu'un homme s'est glissé parmi elles sous un déguisement.
«C'est impossible! s'écrie étourdiment Mnésiloque, quel est l'homme assez fou pour se laisser épiler et flamber?»—Exclamation aussi comique que celle de M. de Pourceaugnac, également déguisé en femme: «Ce n'est pas moi!» crie-t-il aux archers qui le cherchent et qui, sans cette imprudente parole, passaient devant elle, sans le remarquer.
La péripétie est la même: ce mot naïf de Mnésiloque achève de donner l'éveil.—«Il faut, dit Clisthène, que toutes passent à l'examen.»—Mnésiloque est inquiet: «Ah! grands dieux!» dit-il à part.—On l'entoure, on veut procéder à la vérification:—cela toujours en plein théâtre!—Scène plus que bouffonne, qui rappelle fort un certain conte de La Fontaine, sur un sujet analogue:—un gaillard qui s'est déguisé en nonne pour s'introduire dans un couvent de femmes.
Mnésiloque voudrait bien s'en aller, ou se soustraire à l'examen qui le menace. Il simule un besoin pressant; on le suit dans son coin, on ne le quitte pas.
CLISTHÈNE.
Tu restes bien longtemps à pisser…
MNÉSILOQUE.
Hélas oui, j'ai une rétention d'urine: j'ai mangé hier du cresson.
CLISTHÈNE.
Que nous contes-tu avec ton cresson? Allons, viens ici!
MNÉSILOQUE.
Aïe! ne tire donc pas ainsi une pauvre femme souffrante!
CLISTHÈNE.
Dis-moi, qui est ton mari?
MNÉSILOQUE.
Mon mari?… Connais-tu à Cothocide un certain individu?…
CLISTHÈNE.
Qui? son nom?
MNÉSILOQUE.
C'est un individu à qui… un jour, quelqu'un, le fils d'un certain individu…
CLISTHÈNE.
Tu patauges!… Voyons, es-tu déjà venue ici?
MNÉSILOQUE.
Mais sans doute, chaque année!
CLISTHÈNE.
Quelle est ta camarade de tente[158]?
MNÉSILOQUE.
C'est une certaine… (à part) Je suis pincé!
CLISTHÈNE.
Tu ne réponds pas.
UNE FEMME.
Laisse: je vais la questionner comme il faut sur les cérémonies de l'année dernière. Éloigne-toi: car tu es homme, tu ne dois rien entendre de cela.—Voyons; dis-moi; quelle fut la première cérémonie qui fut accomplie par nous? Réponds, quelle fut la première?
MNÉSILOQUE.
La première, ce fut de boire.
LA FEMME.
Et après, quelle fut la seconde?
MNÉSILOQUE.
Ce fut de boire à nos santés.
LA FEMME.
Tu auras su cela de quelqu'un. Et en troisième lieu?
MNÉSILOQUE.
Xénylla demanda une coupe: car il n'y avait pas de pots de chambre…
LA FEMME.
Tu ne me dis rien qui vaille.—Viens, Clisthène, viens: c'est l'homme dont tu nous parles.
CLISTHÈNE.
Eh bien! que faut-il faire?
LA FEMME.
Ote-lui ses vêtements. Il ne dit rien qui ait le sens commun.
MNÉSILOQUE.
Quoi! vous mettrez toute nue une mère de neuf enfants?
CLISTHÈNE.
Imprudent, ôte vite ce corset[159]!
LA FEMME.
Certes, voilà une solide gaillarde, mais elle n'a pas de tétons comme nous.
MNÉSILOQUE.
C'est que je suis stérile, je n'ai jamais eu d'enfants.
LA FEMME.
Oui-dà? Tout à l'heure tu en avais neuf.
CLISTHÈNE.
Tiens-toi droit! Pourquoi essayes-tu de dissimuler quelque chose[160]?…
LA FEMME.
Voyez: il n'y a pas à s'y tromper[161]!
CLISTHÈNE.
Où est-ce passé maintenant?
LA FEMME.
En avant.
CLISTHÈNE.
Mais non.
LA FEMME.
Ah! en arrière à présent!
CLISTHÈNE.
Mais c'est un va-et-vient, l'ami, plus que sur l'isthme de
Corinthe[162]!
LA FEMME.
Ah! le misérable! Voilà pourquoi il nous insultait et défendait
Euripide.
MNÉSILOQUE.
Aïe! malheureux, où me suis-je fourré?…
N'est-ce pas, à peu de chose près, le conte de l'Abbesse et des
Lunettes? Seulement, auprès d'Aristophane, La Fontaine a l'air pudibond.
C'est qu'aussi les couvents cachaient ce que les phallophories
étalaient.
* * * * *
Le cas de l'infortuné Mnésiloque, malgré tous les efforts qu'il fait pour le cacher, est donc à la fin découvert. Les femmes vont faire subir au traître un châtiment terrible,—comme les blanchisseuses du Gros-Caillou au perruquier libertin caché sous l'autel de la patrie, dans le Champ de Mars, en 91.
Mnésiloque s'empare d'un enfant qu'une femme portait dans ses bras, et jure de le mettre à mort si on ne le laisse pas en repos. Il se trouve que cet enfant est une outre de vin emmaillotée, que la femme baisait tendrement, tétant au lieu d'être tétée. Mnésiloque lève le poignard sur cette outre, comme Dicéopolis sur le panier à charbon des Acharnéens.—La femme demande un vase pour recueillir le sang de son enfant.
Ces parodies de scènes tragiques quelconques sont suivies d'autres plus directes de diverses pièces d'Euripide, Palamède, Andromède, Hélène. De telles allusions, en grande partie perdues pour nous à qui ces tragédies ne sont pas parvenues, avaient de l'intérêt pour les Athéniens qui souvent voyaient représenter à peu d'intervalle les ouvrages parodiés et les parodies, aimant à rire des choses même qui leur avaient tiré des larmes, et s'accommodant aisément de voir tourner en ridicule les œuvres qu'ils admiraient le plus.
* * * * *
En vain Mnésiloque se défend; en vain il essaye aussi de s'enfuir: on le poursuit, et cela donnait lieu à une sorte d'entrée de ballet, comme on aurait dit chez nous au dix-septième siècle, ou à un intermède de danse, comme nous dirions aujourd'hui. Cette poursuite était réglée et rythmée: cela est indiqué par les changements de mètre, et par les paroles mêmes du chœur (vers 655 à 684). Il faut nous figurer tout cela, avec la jolie mise en scène de cette multitude de tentes, entre lesquelles Mnésiloque essayait de fuir.
* * * * *
Pendant ce temps, une autre partie du chœur faisait l'apologie des femmes et réfutait les médisances, les calomnies et les injures d'Euripide et de son téméraire défenseur (vers 785 à 845). C'est la parabase; nous y reviendrons.
* * * * *
Le pauvre Mnésiloque est enfin arrêté et garrotté par ordre d'un prytane; sorte de juge de paix ou de commissaire, que l'on est allé requérir.
Le chœur des femmes exprime, par un nouvel intermède de chant et de danse, la joie qu'elles ont de se venger, pendant qu'un archer scythe, qui baragouine, comme les Suisses dans les comédies de Molière, attache Mnésiloque à un poteau, et le serre cruellement, malgré ses cris de douleur et ses imprécations.
Mnésiloque, nouvelle Andromède captive, appelle quelque Persée à son secours.
Euripide paraît, vêtu en Persée, pour délivrer son Andromède.—Il venait de faire représenter une tragédie sur ce sujet. Toute cette scène en était la parodie.
* * * * *
Ensuite il fait le rôle de la reine Écho, un autre de ses personnages, et répète seulement les derniers mots des répliques d'Andromède-Mnésiloque;—ce qui produisait un effet de scène, nouveau sans doute en ce temps-là:
MNÉSILOQUE, en Andromède.
Triste mort!
EURIPIDE, en Écho.
Triste mort!
MNÉSILOQUE.
Tu m'assommes, vieille bavarde!
EURIPIDE.
Vieille bavarde!
MNÉSILOQUE.
Ah! tu es par trop insupportable.
EURIPIDE.
Insupportable.
MNÉSILOQUE.
Mon amie, laisse-moi parler seule; tu me feras plaisir. Allons, assez.
EURIPIDE.
Allons, assez.
MNÉSILOQUE.
Va te pendre!
EURIPIDE.
Va te pendre!
MNÉSILOQUE.
Quelle peste!
EURIPIDE.
Quelle peste!
MNÉSILOQUE.
Quel radotage!
EURIPIDE.
Quel radotage!
MNÉSILOQUE.
Maudit animal!
EURIPIDE.
Maudit animal!
MNÉSILOQUE.
Gare aux coups!
EURIPIDE.
Coups!
L'archer ou gendarme, étonné de ce bavardage, en demande la cause, et la plaisanterie reprend avec lui.
L'ARCHER.
Qu'as-tu à jacasser?
EURIPIDE.
Qu'as-tu à jacasser?
L'ARCHER.
J'appellerai les prytanes!
EURIPIDE.
Anes!
L'ARCHER.
C'est bizarre!
EURIPIDE.
C'est bizarre!
L'ARCHER.
D'où vient cette voix?
EURIPIDE.
Vois!
L'ARCHER, à Mnésiloque.
Est-ce toi qui parles?
EURIPIDE.
Est-ce toi qui parles?
L'ARCHER.
Ah! gare à toi!
EURIPIDE.
Oie!
L'ARCHER.
Tu te moques de moi?
EURIPIDE.
Oie!
MNÉSILOQUE.
Non; c'est cette femme qui est près de toi.
EURIPIDE.
Oie!
L'ARCHER.
Où est la coquine? Ah! elle se sauve! Où, où te sauves-tu?
EURIPIDE.
Où, où te sauves-tu?
L'ARCHER.
Tu ne m'échapperas pas.
EURIPIDE.
Tu ne m'échapperas pas.
L'ARCHER.
Tu jases encore?
EURIPIDE.
Encore!
L'ARCHER.
Arrêtez la coquine!
EURIPIDE.
La coquine!
L'ARCHER.
Peste soit de la vieille bavarde!
EURIPIDE.
Bavarde!
Euripide, qui vient de figurer déjà en Ménélas, en Persée, en Écho, reparaît encore en Persée. Le ventru Mnésiloque a représenté tour à tour la belle Hélène et la jeune Andromède.
Persée-Euripide veut la délivrer. Là, Euripide devait paraître dans les airs; il faut nous figurer toute cette mise en scène, les travestissements, les métamorphoses, les danses et les chants entremêlés à ces parodies, qui à elles seules auraient suffi à divertir l'esprit très-littéraire des Athéniens.
«Il semble, dit Schlegel, que l'esprit d'Aristophane redouble de causticité lorsqu'il s'attaque aux tragédies d'Euripide.»
Persée ne réussit à rien: le gendarme fait bonne garde. Euripide finit par faire aux femmes des propositions de paix, qui sont acceptées: il s'engage à ne plus dire de mal des femmes, à condition qu'elles rendront la liberté à son beau-père. Mais le gendarme ne veut pas lâcher prise.
* * * * *
Euripide, alors, prend encore une nouvelle forme: il paraît sous la figure d'une vieille, et cette vieille amène une danseuse et une joueuse de flûte qui, par leurs poses et leurs chansons lascives, émeuvent à compassion le cœur du gendarme.
Ah! pour être gendarme, on n'en est pas moins homme!
«Qu'elle est légère!» s'écrie le Scythe en suivant d'un œil émerillonné les passes provocantes de la danseuse, «on dirait une puce sur une toison!»
Ce qui rappelle le mot de Sancho Pança admirant une belle femme: «Ah! si toutes les puces de mon lit étaient faites comme cela!» Mot imité par Mérimée dans Colomba.
Euripide fait asseoir la danseuse presque nue sur les genoux du bon gendarme, qui est ravi: Oui, oui! dit-il, mets-toi, mets-toi; oui, oui, ma belle enfant! Oh! les jolis…» Ici, pour traduire, il faudrait citer le Cantique des Cantiques et ses grappes de raisin.
Il est pourtant nécessaire de dire, afin de laisser du moins entrevoir ce qu'était le théâtre d'Aristophane, que le Scythe énumère et montre aux spectateurs toutes les perfections de la danseuse, et les siennes; et que le bâton de la Brinvilliers, dans Mme de Sévigné, n'est rien au prix.
* * * * *
Pendant que le gendarme, qui ne se possède plus, se distrait avec cette belle, comme Cerbère avec la levrette du Federigo de Mérimée, Mnésiloque et Euripide saisissent le moment et prennent la fuite.
Le gendarme s'en aperçoit, mais un peu tard, et, le devoir reprenant le dessus, il s'élance après eux et court encore.
* * * * *
Cette pièce est bien la sœur de Lysistrata. Il n'y a rien de plus indécent que ces deux comédies, mais il n'y a rien de plus bouffon. Maître François Rabelais seul aurait pu traduire mot à mot, en français du seizième siècle, Lysistrata et les Thesmophoriazuses; et encore peut-être aurait-il eu peine, tout joyeux curé de Meudon qu'il était, à se maintenir si longtemps à un tel degré d'ivresse orgiaque.
Il y a, pour nous, dans cette pièce, un peu trop de parodies de détail.
LES GRENOUILLES.
Voici une comédie charmante, dans laquelle on respire un air plus pur.
Les Grenouilles, continuent les Fêtes de Cérès; c'est un nouvel assaut livré à Euripide.
Il venait de mourir. Aristophane, néanmoins, le poursuit, comme il a poursuivi Cléon; jusqu'aux enfers.
Sitôt qu'Euripide y fut arrivé, dit-il, il donna un échantillon de son savoir-faire aux larrons, aux coupeurs de bourses, aux enfonceurs de portes, aux parricides, qui foisonnent en ces tristes lieux.
À l'instant, cette aimable multitude, admira sa subtilité et son adresse à la parole pour et contre (vous vous rappelez le Juste et l'Injuste, dans les Nuées, où Socrate, est représenté, lui aussi, comme un voleur). Charmés de la souplesse d'Euripide et de ses artifices, tous ces gens-là raffolèrent de lui: ils le jugèrent le plus habile, et détrônèrent Eschyle pour le mettre à sa place.
* * * * *
Peut-être aura-t-on peine à comprendre aujourd'hui cette guerre d'injures et de calomnies en guise de critique littéraire; peut-être n'y verra-t-on qu'un acte de jalousie peu honorable pour l'auteur et peu intéressant pour le public. Mais reportez-vous à Athènes, au milieu de ce peuple artiste, passionné pour l'esprit, pour la dialectique, la poésie et l'éloquence, et vous comprendrez mieux l'emportement des écoles diverses et des divers partis. Ne perdez pas de vue que la littérature était étroitement unie à la morale, à la politique, à la religion; qu'elle était la dépositaire des traditions nationales. Ce n'était pas comme chez les modernes, une littérature de papier; c'était l'âme même de la nation qui palpitait dans cette poésie, presque toute de mémoire encore et à peine écrite. Chargée de transmettre aux générations nouvelles cet héritage sacré des traditions, si elle en perdait quelque chose, si elle permettait aux novateurs et aux sophistes de l'envahir et de le saccager, Aristophane ne pouvait-il pas croire, ou essayer de se persuader à lui-même, qu'il remplissait une mission patriotique en poussant le cri d'alarme contre cette dépositaire infidèle? De là sa haine pour Euripide, comme pour Socrate. Socrate, c'est, comme nous dirions aujourd'hui, la révolution dans l'éducation; Euripide, c'est la révolution au théâtre. Donc Aristophane croit de son devoir de les attaquer partout et toujours, comme des impies et de mauvais citoyens, comme des hommes sans foi ni loi, tandis qu'il n'hésite point à se considérer lui-même en dépit de son obscénité et de son irrévérence envers certains dieux, comme un poëte très-religieux et très-moral.
La tragédie continuait l'éducation du peuple grec, que l'épopée avait commencée: la tragédie était une sorte d'initiation populaire à l'histoire nationale, à la morale et aux dogmes. La faire descendre de cette fonction sacrée, altérer les traditions mythologiques, transporter sur la scène l'art des sophistes et les habitudes des déclamateurs, y lancer des maximes périlleuses, y invoquer le dieu inconnu, n'était-ce pas ébranler les croyances publiques et miner la foi populaire?
Euripide faisait alors dans ses tragédies ce que, vingt-deux siècles plus tard, Voltaire devait renouveler dans les siennes: la guerre à tout le régime ancien.
Eh bien! alors, comprenez-vous l'indignation d'Aristophane, l'homme du passé, contre Euripide, l'homme de l'avenir?
Aussi, écoutez ce qu'il lui reproche: est-ce seulement le mauvais goût de certaines innovations réalistes, l'abus des machines, des costumes, des moyens matériels et extérieurs? Non, ce qu'il lui reproche surtout c'est d'avoir faussé les esprits, corrompu les âmes, altéré le caractère national, dégradé la race hellénique, cette race valeureuse qui défendit si bien les autels de ses dieux et les tombeaux de ses pères à Marathon.
Dans Aristophane, fanatique de l'ancien régime, il y a du Joseph de
Maistre.
Et pourquoi Aristophane s'adresse-t-il à Euripide plutôt qu'a tout autre poëte? C'est qu'Euripide est le représentant le plus brillant, et par conséquent, suivant lui, le plus dangereux, de cette jeune littérature née au milieu des déclamations de l'Agora et des subtilités de l'école sophistique; c'est qu'il personnifie en lui l'esprit nouveau, avec sa mobilité inquiète, sa curiosité, son audace, son irrévérence, sa fureur de tout discuter, de tout ébranler.
À la vérité, la tragédie d'Euripide avait aussi ses inspirations sublimes, lorsqu'elle se souvenait des leçons d'Anaxagore et des entretiens de Socrate. Mais si, aux yeux de la philosophie moderne, et même des Pères de l'Église, ces inspirations font la gloire d'Euripide, précisément aux yeux d'Aristophane, partisan des vieilles idées en toutes choses et des antiques divinités, ces spéculations téméraires étaient autant de niaiseries coupables, d'attaques à la morale publique, et de blasphèmes contre la religion.
Euripide fait du théâtre une tribune, d'où il prêche les maximes nouvelles. Il bouleverse sans scrupule les vieilles légendes hiératiques, les traditions vénérées. Les personnages de la tragédie d'autrefois, ces demi-dieux, hauts de quatre coudées, il les force à descendre, il les abaisse au niveau de l'humanité. De l'idéal, la tragédie tombe au réel. Les dieux mêmes, ne sont plus pour lui que des machines à prologue ou à épilogue. Le langage suit cette décadence des personnages. Pour le rendre plus populaire et plus humain, le poëte dialecticien en altère la forme austère et sacrée; il le brise pour l'assouplir. Il ouvre la porte du théâtre tragique à une foule de mots profanes, «babillards et chétifs.» La tragédie se rapproche de la comédie. Elle fait allusion à l'événement du jour: elle parle guerre, s'il y a guerre; elle attaque un usage qui déplaît à l'auteur. Sûr de charmer les Athéniens, ou de piquer leur curiosité, Euripide dénature le spectacle tragique: au lieu d'une leçon élevée, d'un enseignement indirect mais général, s'adressant à tous les âges, il en fait une œuvre de critique, de polémique ou de fantaisie, comme la comédie elle-même. Il mêle à son Andromaque une pointe de satire littéraire sur les collaborateurs, dont il savait par expérience les inconvénients de diverse sorte; à son Électre et à ses Phéniciennes, la critique des œuvres d'Eschyle sur le même sujet (les Choéphores, les Sept chefs). Dans la même Andromaque, il s'élève contre un décret qui, à ce que l'on croit, permettait, depuis les désastres de la guerre, le mariage avec deux femmes (ce qui expliquerait que Socrate, comme on l'a dit, en ait eu deux). Enfin, il transporte au théâtre les discussions de l'Agora, et, amenant le peuple à se déjuger, lui fait parfois condamner sur la scène ce qu'il a approuvé ailleurs.
Par là encore la tragédie, telle que la faisait Euripide, empiétait sur la comédie. Il était naturel qu'Aristophane défendît le domaine de celle-ci, ses priviléges et ses franchises.
Plus les Athéniens goûtaient Euripide, plus Aristophane l'attaquait; mais plus aussi il devait déployer d'habileté, d'esprit, de verve dans ses attaques, pour les faire accepter et pardonner.
C'est l'admiration du public athénien pour Euripide qu'il a voulu parodier dans cet enthousiasme de tous les gueux des enfers en faveur du poète qui vient d'y arriver.—Le poète Philémon se serait pendu, disait-il, s'il eût été certain de revoir Euripide aux enfers.
Remettons-nous bien en mémoire à quel moment paraissent les
Grenouilles.
Euripide mort, à la cour d'Archélaos, roi de Macédoine, les Athéniens envoient une ambassade à ce prince pour lui redemander le corps de leur poète; Archélaos revendique pour sa patrie l'honneur de le posséder: on se dispute Euripide après sa mort, comme on se l'était disputé pendant sa vie. Athènes entière, Sophocle en tête, qui allait mourir presque aussitôt après son illustre rival, prend le deuil autour du cénotaphe qu'on élève aux restes absents du poète adoré… Au milieu de ce concert de louanges et de regrets, une voix s'élève pour protester en ricanant, c'est la voix d'Aristophane.
Convenez que la situation est singulière, et que les attaques d'Aristophane contre Euripide dans un pareil moment dénotent une conviction ardente.—Que ce soit son excuse.
Mais quelle sera celle de ce peuple qui tour à tour et presque en même temps admire, adore, encense le grand poète tragique, le philosophe du théâtre, rend à sa mémoire les honneurs suprêmes avec autant d'enthousiasme que de douleur, dispute ses restes à un roi;—et qui tout de suite, ô mobilité,—athénienne, populaire, humaine!—est prêt à rire, avec le poète insulteur, toutes les injures prodiguées à son dieu!
Telle est l'humanité dans tous les temps et dans tous les pays, à
Athènes, à Paris.
* * * * *
Le sujet de la comédie des Grenouilles est une querelle littéraire entre Eschyle et Euripide se disputant, dans les Enfers, le trône tragique.—Mais cette scène, malgré la simplicité extrême de l'art grec, n'eût pas suffi pour faire une comédie: aussi est-elle précédée d'une introduction très-divertissante qui forme à elle seule une longue odyssée de fantaisie: le Voyage de Bacchus aux Enfers. C'est la première moitié de la pièce.
La plupart des pièces d'Aristophane, les Acharnéens, Plutus, les
Guêpes, et à présent les Grenouilles, et tout à l'heure, les
Oiseaux, se présentent comme divisées en deux parties.
Le reste de la comédie des Grenouilles est, si l'on peut ainsi parler, un feuilleton de critique dialogué et mis en scène qui fait penser à la Critique de l'École des Femmes, mais avec la différence du temps, du genre et de tout le merveilleux bizarre que comportait l'ancienne comédie. D'ailleurs, outre que le débat, malgré sa vivacité, n'est pas aussi évidemment personnel de la part d'Aristophane contre Euripide, qu'il l'est de la part de Molière contre Boursault, la doctrine morale dans la pièce grecque l'emporte sur la critique littéraire; c'est le contraire dans la pièce française.
Eschyle mort, Euripide mort, Sophocle mort, Agathon retiré chez Archélaos (il semble que la cour d'Archélaos fût pour les poëtes athéniens à peu près comme la cour du roi de Prusse pour les philosophes français du dix-huitième siècle, ou comme la Russie pour les comédiens et les artistes de notre temps), la poésie tragique semblait morte ou exilée avec eux. Aristophane suppose que Bacchus, dieu du théâtre, ennuyé de ne plus voir que de mauvaises pièces à Athènes, prend le parti d'aller aux Enfers chercher quelque ancien poëte digne de célébrer ses Fêtes: il veut en ramener Euripide.
Voilà déjà une parodie de la tragédie de Sémélé, dans laquelle Bacchus descendait aux Enfers pour y chercher sa mère. À peu près de même dans les Démoï d'Eupolis, pièce dont le chœur était composé d'habitants des dèmes d'Athènes, Myronidès, général célèbre au temps de Périclès et qui lui survécut, allait aux Enfers rechercher un des anciens généraux d'Athènes dégénérée, il en ramenait Solon, Miltiade, Aristide et Périclès.
* * * * *
Pour ce périlleux voyage, Bacchus, Dionysos, le dieu vermeil, joufflu, ventru, fanfaron, gourmand, poltron, a pris l'attirail d'Hercule, la massue, la peau de lion.—Phérécrate avait fait aussi un Faux Hercule. Ménandre en donna un également.
Le voilà parti, ce Bacchus-Hercule, brave comme Sganarelle dans son armure, c'est-à-dire tremblant au moindre bruit, fort empêché et fort gêné dans son accoutrement de héros.
Son esclave Xanthias l'accompagne, monté sur un âne, comme le Silène de Plaute, ou comme Sancho Pança à la suite de Don Quixote. Il porte le bagage de son maître.
Dionysos frappe à la porte d'Hercule, qui autrefois, par l'ordre de son frère Eurysthée, était descendu aux Enfers pour y aller chercher Cerbère[163]: il lui demande, à lui qui a fait ce voyage, des indications et des renseignements, les chemins, les stations, les hôtelleries, les ports, les auberges sans punaises, les boulangeries, les cabarets, les maisons de plaisir, et enfin la route la plus courte pour aller aux Enfers, une route qui ne soit ni trop chaude ni trop froide.
HERCULE.
La plus courte? C'est celle de la corde et de l'escabeau. Va te pendre!
DIONYSOS.
Tais-toi: ta route me suffoque.
HERCULE.
Il y a aussi un sentier très-court et très-battu: celui qui passe par le mortier[164].
DIONYSOS.
C'est la ciguë que tu veux dire?
HERCULE.
Tout juste!
DIONYSOS.
Ce chemin-là est froid et glacial. On s'y gèle tout de suite les jambes[165].
HERCULE.
Veux-tu que je t'en dise un très-rapide et qu'on descend très-vite?
DIONYSOS.
Ah! de grand cœur! je n'aime pas les longues marches.
HERCULE.
Va au Céramique.
DIONYSOS.
Et puis?
HERCULE.
Monte au haut de la tour.
DIONYSOS.
Pour quoi faire?
HERCULE.
Aie les yeux sur la torche au moment du signal[166]; et quand les spectateurs crieront de la lancer, alors lance-toi.
DIONYSOS.
Où?
HERCULE.
En bas.
DIONYSOS.
Mais je me briserai le crâne. Merci de ta route. Je n'en veux pas.
HERCULE.
Mais laquelle donc?
DIONYSOS.
Celle que tu as suivie jadis.
HERCULE.
Ah! le trajet est long. D'abord tu arriveras sur le bord d'un vaste et profond marais.
DIONYSOS.
Et comment le franchir?
HERCULE.
Un vieux nocher te passera dans une toute petite barque, moyennant deux oboles.
DIONYSOS.
Quel pouvoir ont partout les deux oboles[167]!
Après cela, il apercevra une multitude de serpents et de monstres effroyables; puis, un bourbier épais, et un torrent fangeux,—de la même fange dont parle Dante en un certain endroit de son Enfer.—Plus loin, enfin, il entendra un doux concert de flûtes, il verra luire une belle lumière, et, parmi des bosquets de myrte, il rencontrera des troupes bienheureuses d'hommes et de femmes.—Qui sont ces bienheureux?—Les initiés;—c'est-à-dire ceux et celles qui ont eu part aux mystères de Cérès à Éleusis, et qui, selon la foi du temps, jouissaient après leur mort d'une sorte de béatitude.
Ceux-là lui donneront tous les autres renseignements nécessaires: car ils demeurent tout près de là; sur la route même qui conduit au palais de Pluton.
Dionysos en sait assez long pour la première moitié de son voyage: il repart avec Xanthias.
* * * * *
Ce voyage qui se fait sur la scène même est quelque chose d'assez fantastique. On peut croire que le décor se modifiait une ou deux fois sous les yeux des spectateurs, mais d'une manière fort simple et fort élémentaire probablement: on n'en était pas à simuler, comme dans nos féeries, la marche du personnage en faisant marcher en sens inverse le paysage représenté au fond de la scène. Au reste, ce genre d'illusion était peut-être celui dont les Grecs, et surtout les Athéniens, se souciaient le moins. L'imagination du spectateur suivait très-volontiers celle du poète, et, guidée par ses rares indications, faisait presque tous les frais du décor.—Il n'en sera guère encore autrement du temps de Shakespeare en Angleterre, et en France au dix-septième siècle.—Comme le remarque fort bien M. Vitet, dans ses études sur l'art et le théâtre antiques, «plus les peuples ont d'imagination et de fraîcheur d'esprit, moins ils demandent à leur théâtre un système de décors rigoureusement imitatifs. Voyez les enfants! ils se figurent ce qu'ils veulent voir; ils transforment tout à plaisir: Un bâton sur l'épaule, et les voilà soldats! Un bâton qu'ils enfourchent, les voilà cavaliers! Ainsi des peuples jeunes. Ils ont les yeux dociles et complaisants. Pour se passer de nos décors modernes, il faut ou la jeunesse ou le raffinement de l'esprit. Dans nos salons, dans nos châteaux, on joue la comédie, on la joue sans coulisses et sans toile de fond: un simple paravent fait l'affaire. C'était un paravent de marbre que la décoration du proscenium antique.»
* * * * *
L'indolent Xanthias, qui porte au bout d'un bâton le léger bagage de son maître, se plaint du poids de son paquet. On ne sait trop pourquoi il le porte lui-même, puisqu'il peut le faire porter à son âne,—à moins que ce ne soit exprès pour donner lieu à un assaut de subtilités dans le goût des tragiques et particulièrement d'Euripide:
DIONYSOS.
Quel excès d'insolence et de mollesse! Moi, Dionysos, fils de la Bouteille, je vais à pied et me fatigue, tandis que je donne à ce drôle une monture, afin qu'il soit à l'aise et n'ait rien à porter…
XANTHIAS.
Est-ce que je ne porte rien?
DIONYSOS.
Comment porterais-tu puisque tu es porté?
XANTHIAS.
Oui, mais je porte ce paquet.
DIONYSOS.
Comment?
XANTHIAS.
Comment? Avec bien de la peine!
DIONYSOS.
N'est-ce pas l'âne qui porte le paquet que tu portes?
XANTHIAS.
Non, certes, ce n'est pas l'âne qui porte ce que je porte.
DIONYSOS.
Mais, comment est-ce toi qui portes, puisque c'est toi qui es porté?
XANTHIAS.
Je n'en sais rien; mais j'ai mal à l'épaule.
DIONYSOS.
Eh bien! puisque tu dis que l'âne ne te sert de rien, à ton tour, prends-le sur ton dos et porte-le, pour voir!…
Xanthias propose à son maître de faire marché avec quelqu'un des morts qui s'en vont par là aux Enfers, pour lui donner son paquet à porter. Bacchus y consent.
DIONYSOS.
Eh! justement, en voilà un qu'on mène!… Holà, hé! l'homme! le mort! c'est à toi que je parle: dis donc, veux-tu porter notre bagage aux Enfers?
LE MORT.
Comment est-il gros?
DIONYSOS.
Le voici.
LE MORT.
Tu me payeras deux drachmes.
DIONYSOS.
Oh! c'est trop cher.
LE MORT.
Porteurs, continuez votre route.
DIONYSOS.
Un moment, l'ami: on peut s'arranger.
LE MORT.
À moins de deux drachmes, pas un mot.
DIONYSOS.
Allons, neuf oboles!
LE MORT.
J'aimerais mieux revivre!
Xanthias trouve ce mort impertinent et reprend son paquet.
* * * * *
Nos deux voyageurs arrivent au marais de l'Achéron. Charon est là avec sa barque. Mais il refuse de passer Xanthias, qui est esclave et ne s'est point racheté en combattant à la bataille des Arginuses[168]. Xanthias, est donc forcé de faire à pied le tour du marais: il quitte la scène.
Bacchus entre dans la barque. Les grenouilles du marais accompagnent sa traversée de leurs coassements. De là le titre de la pièce.—Deux poëtes, Magnès et Callias, l'un certainement avant Aristophane, l'autre soit avant, soit après, car Callias était précisément contemporain d'Aristophane, avaient aussi composé des comédies intitulées les Grenouilles.
On croit que le chœur des Grenouilles devait être caché sous le proscenium (comme qui dirait, chez nous, dans le trou du souffleur), tandis que Caron et Bacchus, assis dans la barque, ramaient dans l'orchestre.
Il faut entendre cette poésie pleine de bizarrerie et de grâce, et y ajouter, en imagination, la musique qui l'accompagnait.
CHARON.
Rame avec moi. Tu vas entendre les chants les plus doux.
DIONYSOS.
Quels chants?
CHARON.
Des grenouilles à voix de cygnes: c'est admirable.
DIONYSOS.
Allons! commande la manœuvre!
CHARON.
Oop, op! Oop, op!
LES GRENOUILLES.
Brékékékex, coax, coax! Brékékékex, coax, coax! Filles des eaux marécageuses, unissons nos accents aux sons des flûtes; chantons nos chants harmonieux, coax, coax, ces chants dont nous saluons le dieu de Nysa, Dionysos, fils de Jupiter, le jour de la fête des marmites, lorsque la foule, enivrée du cômos, se presse vers notre temple du marais[169]. Brékékékex, coax, coax!
DIONYSOS.
Moi, je commence à avoir mal aux fesses, ô coax, coax! mais cela vous est bien égal!
LES GRENOUILLES.
Brékékékex, coax, coax!
DIONYSOS.
Crevez donc avec votre coax! Coax, coax, rien que coax!
LES GRENOUILLES.
Oui, vraiment, faiseur d'embarras! Nous sommes chéries des muses à la lyre mélodieuse, et de Pan aux pieds de corne, qui se joue à faire chanter les roseaux, les roseaux de nos marécages! C'est aussi avec nos roseaux qu'Apollon, dieu de la musique, fait le chevalet de sa lyre: aussi sommes-nous aimées de ce dieu! Brékékékex, coax, coax!
DIONYSOS.
Moi, j'ai des ampoules, et le derrière en sueur; et lui aussi bientôt, à force de trimer, dira…
LES GRENOUILLES.
Brékékékex, coax, coax!
DIONYSOS.
Race de braillardes, finirez-vous?
LES GRENOUILLES.
Au contraire, nous redoublerons nos chants; si jamais dans les jours pleins de soleil nous les avons fait retentir en sautant et nous élançant parmi le souchet et la pimprenelle, ou si, fuyant la pluie de Jupiter, nous avons, du fond de l'étang, mêlé nos voix au bruit des gouttes bouillonnantes. Brékékékex, coax, coax!
Dans ce passage l'imagination d'Aristophane se montre à la fois sous ses deux aspects. Quelle poésie neuve, charmante et fraîche! Et quelles ordures en même temps! Ce serait mal étudier Aristophane que de cacher tous ses vilains côtés.
La pièce, cependant commençait par une sorte de protestation contre l'usage de ces bouffonneries grossières, et par une critique assez dédaigneuse des poëtes comiques, Phrynichos, Lysis, Amipsias, qui ne rougissaient pas d'y avoir recours: Aristophane a donc bien vite oublié sa belle morale.
Corneille et Molière, à leur tour, se vantent à peu près de même, d'avoir épuré le théâtre, et ont pourtant des mots qui nous étonnent. Qu'est-ce que cela prouve? Que tout est relatif; et les bienséances plus que tout le reste. Tous les vingt-cinq ou trente ans environ, on met au rang-quart un certain nombre de mots devenus malséants: on les remplace par d'autres, moins colorés, que l'usage éclaire peu à peu; et, quand ils sont tout-à-fait éclaircis, on les rejette à leur tour. Sur certaines idées ou sur certains faits la bienséance met un voile, que le temps lève peu à peu et qu'on remplace par un autre. Et ainsi de suite indéfiniment. La grossièreté gratuite est de plus en plus refoulée. La pudeur va toujours montant,—et l'hypocrisie avec la pudeur…—Où est la limite de l'une et de l'autre?
* * * * *
Bacchus, ayant traversé le marais, retrouve Xanthias qui a fait le tour; ce qui peut-être dérange un peu la géographie traditionnelle des enfers. C'est pour cela sans doute qu'Aristophane a fait du fleuve Achéron un marais: afin qu'on puisse le tourner. L'Achéron ordinairement est présenté comme un fleuve.
Le maître et l'esclave reprennent leur route. Xanthias est d'avis de presser le pas: car ce doit être ici la région des monstres effroyables annoncés par Hercule.
XANTHIAS.
Par Jupiter! j'entends du bruit!
DIONYSOS, tremblant.
Où, où?
XANTHIAS.
Par derrière.
DIONYSOS.
Va derrière!
XANTHIAS.
Non, c'est par devant.
DIONYSOS.
Passe devant!
L'esclave et le maître tremblent à qui mieux mieux,—quoique Bacchus essaye de faire le brave, à cause de la peau de lion:—c'est proprement, en cet endroit, la comédie du faux Hercule.
Ils ne sont pas au bout de leurs transes. «Voyager, disait le spirituel directeur de Port-Royal, M. de Sacy, c'est voir le diable habillé en toutes sortes de façons.» C'est bien le cas plus que jamais, lorsque l'on voyage aux Enfers.
Ils voyent paraître un monstre énorme, épouvantable, qui prend toutes sortes de formes: bœuf, mulet, femme, chien tour à tour. C'est Empuse, un des spectres que la redoutable Hécate envoyait aux hommes pour les effrayer. Ce monstre fantastique a le visage en feu, une jambe d'airain et une jambe d'âne.
Dionysos, dans sa frayeur, se recommande à son prêtre,—qui occupait une des places réservées, au premier rang des spectateurs.—Cette suspension de la fiction dramatique, ce mélange de la fable avec la réalité, fait rire pourvu qu'on n'en abuse pas.—«Prêtre! lui dit-il, sauve-moi, pour que je puisse boire avec toi!»
Xanthias, de son côté, invoque son maître sous le nom d'Hercule, dans l'espoir d'effrayer le monstre. Bacchus lui impose silence, et bravement se cache, jusqu'à ce que le fantôme ait disparu.
* * * * *
Alors ils entendent le son des flûtes, et sentent l'odeur des torches mystiques, qui indiquent l'approche des initiés.
Ces initiés forment le chœur, le véritable chœur de la pièce: celui des grenouilles n'est qu'accessoire, quoiqu'il donne son nom à la comédie.
On croyait que les initiés, au sortir de la vie terrestre, jouissaient d'un sort plus heureux que le commun des mortels.
Sur les mystères eux-mêmes, si le secret des rites grecs a été gardé scrupuleusement, on peut,—comme le conjecture M. Morel[170],—juger de ce qu'ils devaient être par ceux qui se pratiquaient dans les temples d'Isis. «Le culte de cette déesse fut de bonne heure transporté des rives du Nil sur les plages helléniques et imité en partie.» Probablement, dans les cérémonies d'Éleusis comme dans celles de l'Égypte, le myste traversait des épreuves multipliées: «il fallait rester intrépidement dans les ténèbres, au milieu de bruits effroyables et inconnus, passer de l'obscurité à la lumière la plus éclatante, affronter l'eau, le feu, les poignards, les menaces de spectres sanglants. Puis, le front ceint du diadème, le corps enveloppé d'une robe semée d'étoiles d'or, l'hiérophante couronnait enfin la vertu de l'adepte, et le déclarait reçu au nombre des initiés parfaits, des époptes ou voyants, et, dans de symboliques représentations, toujours accompagnées de chœurs et de danses, on lui expliquait les plus sublimes lois de la société et de la nature. Le dogme des récompenses et des peines dans une autre vie, l'immortalité de l'âme, ainsi que l'unité de Dieu, principal enseignement des Mystères éleusiniens, surtout des grands Mystères, était réservé peut-être à ceux qui étaient parvenus au dernier degré de l'initiation, aux époptes, et dramatisé avec tout l'appareil des joies de l'Élysée et des châtiments du Tartare. Pour que ce spectacle ne fût pas stérile, il fallait enseigner aussi l'efficacité de l'expiation: «Par elle, dit Ovide dans son poëme des Fastes, tout crime, toute trace du mal sont effacés. Cette opinion vient de la Grèce, où le criminel, après les cérémonies lustrales, semble dépouiller son forfait.» Les rapports que les Mystères établissaient entre l'homme et Dieu étaient d'un ordre si élevé, d'un effet si consolant, que, suivant le commentateur ancien d'Aristophane, tout habitant d'Athènes aurait regardé comme un malheur de mourir sans s'être fait initier.
«Heureux, dit un fragment de Pindare, le mort qui descend sous la terre ainsi initié! car il connaît le but de la vie, il connaît le royaume donné par Jupiter.»—«Les initiations, dit Cicéron (Des Lois, II, 4), n'apprennent pas seulement à être heureux dans cette vie, mais encore à mourir avec une meilleure espérance.»—Dans l'Hymne à Cérès, qui se trouve parmi les poëmes dits homériques, nous lisons ce passage: «La déesse… leur enseigne à tous les orgies (les divins Mystères), choses saintes qu'il n'est permis ni de transgresser, ni d'apprendre, ni de révéler indiscrètement: un pieux respect s'y oppose. Mais heureux sur la terre les hommes qui les ont vus! Celui qui n'y a point de part et qui n'est pas initié n'aura jamais un sort égal au leur quand il sera descendu dans l'humide séjour des ténèbres.»
Le chœur proprement dit de la comédie que nous étudions est donc un chœur de bienheureux initiés, dont les paroles et les chants semblent appartenir en effet à un monde autre que la terre, à une sorte de paradis hellénique:
Iacchos! toi qu'on adore en ce séjour! Iacchos, ô Iacchos! Viens parmi les apôtres sacrés de tes mystères, mener leurs danses sur la prairie! Qu'autour de ta tête se balancent en épaisse couronne les rameaux de myrte chargés de fruits! Que ton pied hardi marque la mesure de cette danse libre et joyeuse, de cette danse pure et pleine de grâces, chérie des saints initiés!
Et, comme il faut toujours que chez Aristophane le burlesque se mêle au gracieux, à cet endroit Xanthias s'écrie: «O vénérable et très-honorée fille de Cérès, quel délicieux parfum de chair de porc!»—Sur quoi Bacchus l'apostrophe en ces termes: «Ne peux-tu donc rester tranquille, une fois que tu sens quelque tripe?»—Puis le chœur recommence, plus suave et plus frais encore:
Réveille l'éclat des torches ardentes, en les agitant dans tes mains, Iacchos, ô Iacchos, astre brillant des nocturnes mystères! La prairie étincelle de mille feux; le jarret des vieillards s'agite: ils secouent le poids des années et des soucis, pour prendre part à tes solennités; et la jeunesse amie des danses bondit, ô bienheureux, à la suite de ton flambeau, sur les prés où luisent les fleurs pleines de rosée.
Loin d'ici les âmes impures, ignorantes de nos mystères, qui ne connaissent les fêtes ni les danses des Muses!… loin d'ici ceux qui applaudissent à des bouffonneries déplacées! J'ordonne à ceux-là encore une fois, et encore une fois je leur ordonne de céder la place à nos chœurs et de se retirer en silence.
Vous, au contraire, éveillez de nouveau les chants et les hymnes
nocturnes qui conviennent à cette fête!
Dansons sans nous lasser dans nos vallons fleuris, frappons du pied
la terre! À nous la joie, le rire!…
Que nos hymnes maintenant s'adressent à Cérès, la reine des moissons; couronnons-la de nos chansons divines! O Cérès, qui présides aux purs mystères, sois-nous favorable, protège les chœurs qui te sont consacrés! Fais que nous puissions en tout temps nous livrer aux jeux et aux danses, mêler le rire aux sérieux propos, et par un agréable badinage, digne de tes solennités, mériter la couronne du vainqueur!
Mais allons, que nos chants appellent de nouveau l'aimable dieu qui préside à nos danses: Iacchos très-honoré, qui as trouvé pour cette fête des chants si doux, viens avec nous jusque vers la déesse, montre que tu peux sans fatigue parcourir une longue route[171].
Iacchos, ami de la danse, guide nos pas!
C'est toi qui, pour exciter le rire et par économie[172], as déchiré nos brodequins et nos vêtements: sautons, dansons à notre aise, nous n'avons rien à gâter!
Iacchos, ami de la danse, guide nos pas!
Tout à l'heure, du coin de l'œil, j'ai vu, par la tunique déchirée d'une belle jeune fille, compagne de nos jeux, sortir le bout de son sein.
Iacchos, ami de la danse, guide nos pas!
DIONYSOS.
Je les guiderai très-volontiers du côté de cette jolie fille, pour danser et rire avec elle: on sait que je suis bon compagnon.
XANTHIAS.
Moi, j'irai bien aussi, par-dessus le marché.
Après diverses plaisanteries sur tel ou tel contemporain, ou sur les Athéniens en général,—que les initiés, heureux habitants de cet autre monde inférieur, appellent «les morts d'en haut,» par une assez plaisante idée, semblable à celle d'Holbein dans la Danse macabre,—le chœur finit comme il a commencé, par des vers pleins de fraîcheur:
Allons dans les prés fleuris, parfumés de roses, former selon nos rites ces chœurs joyeux, où président les Parques bienheureuses! C'est pour nous seuls que brille le soleil! sa lumière sourit aux initiés, qui ont toujours été justes et bons envers les étrangers et leurs concitoyens.
Quelle charmante poésie! c'est le Songe d'une nuit d'été dans un autre monde. Quel mélange singulier d'inspiration lyrique et de gaieté bouffonne! quelle fraîcheur de coloris! quelle harmonie!… Ajoutez-y la forme grecque, et la mesure, et la musique des vers, et l'accompagnement des flûtes, et les flambeaux et les danses! Quel enchantement! Et comme tout cela est plus gai que le paradis du moyen âge!
* * * * *
Les initiés indiquent à Bacchus le chemin du palais de Pluton.
Bacchus frappe à la porte d'Éaque, concierge des Enfers, qui le prend pour Hercule en voyant la massue et la peau de lion. Or Hercule, lors de son voyage au sombre royaume, avait malmené Cerbère et failli l'étrangler. Éaque jure qu'il va venger son chien:
Ah! scélérat! ah! gueux! je te rattrape donc! Le noir rocher du Styx, l'écueil ensanglanté de l'Achéron, et les monstres errants du Cocyte me répondent de toi: Échidna aux cent têtes déchirera tes flancs; la murène tartésienne[173] dévorera tes poumons; les Gorgones tithrasiennes arracheront par lambeaux tes reins saignants et tes entrailles[174]; je cours les appeler!
Bacchus ne peut contenir sa frayeur et souille la peau de lion: le cœur, dit-il, lui est descendu dans le ventre; et ce cœur est troublé.
Ici recommence une série de péripéties très-comiques. Dionysos repasse à Xanthias, qui n'y tient pas du tout, les attributs d'Hercule, pour donner le change au terrible Éaque et à sa légion de monstres infernaux, qui ne peuvent tarder. Xanthias aimerait bien mieux rester valet et continuer à porter le bagage; mais il est forcé d'obéir.—Heureusement voici une consolation:
Proserpine, qui apparemment n'avait pas eu à se plaindre d'Hercule pendant la nuit qu'il passa aux Enfers, apprenant qu'il est de retour, envoie bien vite une servante au-devant de lui pour l'inviter à dîner. La servante, voyant la massue et la peau de lion, s'adresse à Xanthias:
Ah! c'est donc toi, Hercule bien aimé! Viens! Dès que Proserpine a su ton arrivée, elle a pétri des pains, elle a fait cuire deux ou trois marmites de purée[175], elle a fait mettre un bœuf tout entier à la broche, préparé des galettes et des gâteaux. Entre donc.
Xanthias-Hercule meurt d'envie d'accepter; mais il hésite, craignant de déplaire à son maître: «C'est bien de l'honneur je te remercie,» dit-il à la servante messagère.
LA SERVANTE.
Oh! par Apollon! je ne te laisserai pas aller! Elle a fait bouillir des volailles, rissolé des croquettes, tiré le vin le plus exquis. Allons, entre avec moi!
XANTHIAS-HERCULE.
Bien obligé.
LA SERVANTE.
Es-tu fou? Je ne te lâche pas! Il y a aussi, à ton intention, une joueuse de flûte des plus jolies, et deux ou trois danseuses.
XANTHIAS-HERCULE.
Que dis-tu? des danseuses!
LA SERVANTE.
Dans la fleur de la jeunesse, et frais épilées. Allons, entre, car le cuisinier allait retirer les poissons du feu, et l'on dressait la table.
XANTHIAS-HERCULE.
Eh bien! va vite dire aux danseuses que je viens. (S'adressant à
Dionysos) Esclave, suis-moi avec le bagage.
DIONYSOS.
Là, là, pas si vite! Ah çà, je t'ai par plaisanterie déguisé en
Hercule, et tu prends ton rôle au sérieux[176]! Pas de niaiseries,
Xanthias, reprends le bagage.
XANTHIAS-HERCULE.
Comment! tu ne songes pas, sans doute, à m'ôter ce que tu m'as donné toi-même?
DIONYSOS.
Non, je n'y songe pas, je le fais. Ote la peau.
XANTHIAS-HERCULE.
Voyez comme on me traite, grands dieux, et soyez juges!
Le chœur, parodiant les maximes douteuses d'Euripide et ses moralités parfois ambiguës, se range du côté du plus fort, selon son habitude (le chœur représente les majorités), et donne son approbation à Bacchus:
C'est le fait d'un homme prudent et sensé, qui a beaucoup navigué, de se porter toujours du côté du navire qui enfonce le moins, au lieu de rester comme une statue, toujours dans la même posture. Changer d'attitude selon l'intérêt de son bien-être, c'est agir en sage, en vrai Théramène[177].
Bacchus reprend donc, la peau de lion, mais se repent bientôt de sa déloyauté.
Si Hercule jadis satisfit Proserpine, il ne satisfit pas de même deux cabaretières des Enfers, chez lesquelles il avala un jour seize pains, vingt portions de viande bouillie, quantité de gousses d'ail, de salaisons, et un fromage tout frais, qu'il dévora avec le panier! Et puis, quand elles lui demandèrent de payer, il les regarda de travers en poussant un mugissement, et tira son épée comme un furieux. Elles, de frayeur, sautèrent dans la soupente; et lui, s'enfuit, en emportant les nattes.
Mais il ne s'échappera pas aujourd'hui! s'écrient les deux cabaretières en menaçant l'homme à la peau de lion. Elles appellent à leur secours Cléon et Hyperbolos, les deux fameux démagogues devenus depuis peu habitants des Enfers.
Xanthias triomphe de cette péripétie, et dit en sourdine, entre les diverses apostrophes des cabaretières à Bacchus-Hercule: «Cela va mal pour quelqu'un.»—«Quelqu'un sera houspillé.» Il excite même les cabaretières à la vengeance.
Elles n'ont pas besoin d'être excitées!
* * * * *
Bacchus voudrait bien ne pas avoir repris la peau de lion et la massue. D'un ton câlin et avec de belles protestations d'amitié, il invite Xanthias à les reprendre. Xanthias n'entend pas de cette oreille-là.—C'est la scène de Scapin avec Léandre, quand celui-ci, après l'avoir battu, a de nouveau besoin de lui et essaye de le fléchir. La ressemblance de la situation est frappante: Xanthias d'abord refuse fièrement, comme Scapin, et reste sourd aux prières de son maître; puis, comme Scapin aussi, il se laisse fléchir.
Il était temps! Éaque, avec ses estafiers, arrive pour garrotter
Hercule. On se jette sur l'homme à la peau de lion.
Xanthias a beau prendre les dieux à témoins qu'il n'est jamais venu aux Enfers, et que par conséquent il n'y a jamais commis aucune des violences dont on l'accuse: on va lui faire un mauvais parti; Bacchus, qui se croit sauvé, triomphe, et dit à son tour: «Cela va mal pour quelqu'un!» quand tout à coup Xanthias s'avise d'une idée qui produit une péripétie nouvelle,—une situation comique n'attend pas l'autre,—il s'écrie donc:
Je suis prêt à donner une preuve éclatante de mon innocence! Prenez cet esclave (montrant Bacchus), mettez-le à la question! et, si vous me convainquez d'être coupable, faites-moi périr!
ÉAQUE.
Quelle question lui ferai-je subir?
XANTHIAS.
Toutes les espèces de questions! Tu peux le lier sur le chevalet, le pendre par les pieds, lui donner les étrivières, l'écorcher, lui tordre les membres, lui verser du vinaigre dans le nez, le charger de briques, tout ce que tu voudras! excepté de le fouetter avec des poireaux ou de l'ail nouveau[178].
ÉAQUE.
Fort bien; mais, si j'estropie ton esclave, tu me réclameras des dommages-intérêts.
XANTHIAS.
Tu ne me devras rien. Ainsi emmène-le à la torture.
ÉAQUE.
Ce sera ici même, afin qu'il parle devant toi. (À Bacchus):
Allons, dépose vite ton attirail, et garde-toi de mentir.
DIONYSOS, se redressant.
Je défends qu'on me touche, je suis un immortel. Si tu l'oses, malheur à toi!
ÉAQUE, à Dionysos.
Que dis-tu?
DIONYSOS.
Je dis que je suis un immortel: Dionysos, fils de Jupiter! (Montrant Xanthias:) C'est lui qui est esclave.
ÉAQUE, à Xanthias.
Tu l'entends?
XANTHIAS.
Oui. Raison de plus pour le fouetter de verges: s'il est dieu, il ne sentira pas les coups.
DIONYSOS, à Xanthias.
Eh bien! alors, puisque tu es dieu comme moi, tu peux être comme moi fouetté impunément!
XANTHIAS.
C'est juste. (À Éaque:) Celui de nous deux que tu verras pleurer le premier, ou se montrer sensible aux coups, tu peux conclure que celui-là n'est pas un dieu.
ÉAQUE.
Voilà parler! C'est la justice même. Ça, déshabillez-vous.
XANTHIAS.
Pour que la question soit équitable, comment t'y prendras-tu?
ÉAQUE.
C'est facile: je vous frapperai l'un après l'autre.
XANTHIAS.
Très-bien.
ÉAQUE, frappant Xanthias.
Tiens!
XANTHIAS, impassible.
Observe si tu me vois bouger.
ÉAQUE.
Je t'ai frappé déjà.
XANTHIAS, avec un sourire.
Moi? Point du tout!
ÉAQUE.
En effet, on ne le dirait pas. (Montrant Dionysos.) À celui-ci maintenant. Vlan! (Il le frappe.)
DIONYSOS, après une pause.
Quand sera-ce donc?
ÉAQUE.
Mais je t'ai frappé.
DIONYSOS.
Bah? M'as-tu entendu souffler?
ÉAQUE.
Je n'y comprends rien. Retournons à l'autre. (Il frappe de nouveau
Xanthias.)
XANTHIAS.
Est-ce pour aujourd'hui? (Éaque redouble les coups, Xanthias ne peut plus se contenir, et crie): Oïe! oïe! oïe!!!
ÉAQUE.
Que veut dire: Oïe, oïe, oïe? Aurais-tu mal?
XANTHIAS, se grattant le front.
Moi? point du tout. C'est que j'essayais de me rappeler à quelle date tombe la fête d'Hercule à Diomée[179].
ÉAQUE.
Le saint homme!—Revenons à l'autre. (Il frappe de nouveau
Dionysos.)
DIONYSOS.
Ho! ho!
ÉAQUE.
Qu'y a-t-il?
DIONYSOS.
Rien. Je vois des cavaliers, et je disais: Hop, hop!
Tout cela n'est-il pas très-gai?
C'est à peu près la scène de Bilboquet avec Gringalet et Sosthène, dans la jolie bouffonnerie des Saltimbanques, lorsque ces deux derniers se disputent l'honneur d'être le paillasse de cet homme illustre. Bilboquet, avec l'impartialité d'Éaque, distribue alternativement ses coups de pied aux deux candidats.
GRINGALET.
Mais qu'est-ce qu'il sait faire, pour que vous le préfériez?—Sait-il seulement recevoir un coup de pied?
SOSTHÈNE.
J'en recevrais aussi bien qu'un autre, sans me flatter.
GRINGALET.
C'est ce qu'il faudrait voir.
BILBOQUET, gravement.
On peut essayer.
GRINGALET.
Je parie qu'il n'en a pas la moindre idée.
SOSTHÈNE.
Bah! qui est-ce qui n'a pas idée d'un coup de pied?
BILBOQUET.
La théorie n'est rien sans l'application: je vais appliquer la théorie. À toi, Sosthène!
SOSTHÈNE, recevant le coup de pied.
Ho!
GRINGALET, triomphant.
Il a dit: Ho!
BILBOQUET, constatant.
Il a dit: Ho!
SOSTHÈNE.
J'ai dit: Ho! parce que vous me l'avez attrapé!
BILBOQUET.
Mais, imbécile, si tu dis tout ce que je t'attrape, tu révolteras la société!… (Concluant.) Messieurs, votre émulation me plaît, mais elle me fatigue.
Éaque, après avoir distribué un grand nombre de coups de pied à Bacchus et à Xanthias, conclut aussi en ces mots:
Par Cérès! je ne puis discerner lequel de vous deux est le dieu. Mais entrez seulement: mon maître et Proserpine, qui sont dieux eux-mêmes, sauront en juger.
DIONYSOS.
C'est bien dit; mais tu aurais dû songer à cela, avant de nous battre!
Cette scène n'est-elle pas d'excellente comédie? Et y a-t-il rien de meilleur que cette série de cinq péripéties, la première quand Bacchus, craignant Éaque, passe à Xanthias la peau de lion et la massue; la seconde quand il les lui reprend, pour l'amour des belles danseuses; la troisième quand l'arrivée des deux cabaretières furieuses lui fait regretter d'être redevenu Hercule; la quatrième quand il essaye par ses câlineries de faire reprendre ce rôle au pauvre Xanthias; la cinquième lorsque celui-ci propose de mettre son esclave à la question pour savoir la vérité. Et enfin cet assaut de coups distribués à l'un et à l'autre, et chacun d'eux faisant tout son possible pour les recevoir sans sourciller et la bouche en cœur! Tout cela est parfait.
* * * * *
Une belle parabase (nous parlerons des parabases dans un chapitre à part) sépare les deux moitiés de la pièce. Nous avons parcouru jusqu'ici la première; voici la seconde, qui, dans le dessein d'Aristophane, est la principale, la plus sérieuse.
L'arrivée de Bacchus a mis l'Enfer en émoi,—comme celle des Héros de Romans dans la fantaisie burlesque de Boileau qui porte ce titre. Vous vous rappelez cette description où le sévère Nicolas, après avoir tonné, dans son Art poétique, contre «le burlesque effronté,» finit par céder au torrent et par y tremper un peu sa perruque:—«Prométhée a son vautour sur le poing, Tantale est ivre comme une soupe, Ixion a violé une furie, et Sisyphe est assis sur son rocher!»
De même, ici, l'Enfer est sens dessus dessous. Ce remue-ménage chez les morts est occasionné par un grand débat qui s'est élevé pour le sceptre de la tragédie. Tous les gueux des Enfers ayant détrôné Eschyle pour mettre Euripide à sa place, le peuple des morts demande à grands cris qu'un jugement dans les formes décide à qui des deux appartient le premier rang.
XANTHIAS.
Mais comment se fait-il que Sophocle n'ait pas aussi revendiqué le trône?
ÉAQUE.
Lui, point du tout. En arrivant ici, il embrassa Eschyle et lui serra la main; Eschyle voulut lui céder son trône. Pour le moment, Sophocle, simple juge du camp, comme dit Clidémides, veut rester à la seconde place, si Eschyle est vainqueur; mais, si c'est Euripide, il compte lui disputer la palme de son art.
Pluton, qui allait décider entre eux, cède la présidence à Bacchus, juge naturel en ces matières.
XANTHIAS.
Alors la lutte va commencer?
ÉAQUE.
Dans un instant. C'est ici même que s'engagera ce rude combat. La poésie sera pesée dans la balance.
XANTHIAS.
Quoi! on pèsera la tragédie comme la viande des victimes?
ÉAQUE.
Oui. On aura des règles, des toises, des coudées, des équerres et des diamètres, pour mesurer les vers. Euripide jure de faire passer à la pierre de touche, un par un, tous les vers de son rival.
XANTHIAS.
Voilà qui ne doit pas plaire à Eschyle!
ÉAQUE.
Non, certes! La tête baissée, il lance des regards de taureau…
LE CHŒUR.
Ah! quels mugissements et quelle colère, lorsqu'il verra son rival babillard aiguiser ses dents aiguës! Ah! c'est alors qu'il roulera des yeux pleins de fureur!
Quel choc de mots au casque empanaché, à l'ondoyante, aigrette[180], se heurtant contre de misérables hémistiches et des bribes de tragédie[181]! Et comme le rival subtil luttera contre le héros fièrement monté sur ses grands vers!
Hérissant sur son cou son épaisse crinière, le géant froncera ses terribles sourcils, et, arrachant des vers solidement bâtis comme la charpente d'un navire, les lancera en rugissant!
L'autre, beau diseur à la langue affilée et jalouse, se donnera carrière, ergotant sur les mots, hachant menu la poésie de son adversaire, et cherchant à réduire en poudre l'œuvre de ses puissants poumons.
Il est impossible, je crois, de répandre plus d'imagination sur des détails de critique littéraire, et de faire, sous forme lyrique, une peinture plus vive d'Eschyle et d'Euripide, l'un avec sa grande poésie pleine d'une héroïque emphase, l'autre avec sa manière familière, subtile, pathétique, mais parfois,—c'est du moins le sentiment d'Aristophane,—énervée et énervante.
«Cette lutte, dit Otfried Müller, est un curieux mélange de sérieux et de plaisanterie: elle s'étend à toutes les parties de l'art tragique, au choix des sujets et à l'effet moral, à l'exécution et au caractère du style, aux prologues, aux chants du chœur, aux monodies, et touche très-souvent, tout en restant comique, le point essentiel. Toutefois le poëte prend la liberté d'établir par des images hardies, plutôt que par des démonstrations, la manière de voir à laquelle il s'est arrêté[182].»
Il est facile de pressentir, par la seule annonce du combat, qu'Euripide aura le dessous. Et en effet il est fort maltraité dans la lutte. Eschyle cependant n'est pas absolument épargné; mais le dessein d'Aristophane est clair, c'est à Euripide qu'il en veut. Seulement, comme un panégyrique messiérait en face d'une satire, il mêle à son éloge d'Eschyle une légère teinte de parodie, pour mieux faire ressortir sa critique d'Euripide: l'un sert à l'autre de repoussoir, ou, si l'on aime mieux, de contre-poids. Cette balance est plus favorable à la comédie, l'antithèse est plus dramatique. C'est une des raisons par lesquelles il laisse Sophocle dans le demi-jour, en le voilant d'un éloge rapide, pour le dérober au débat. Ce n'est pas seulement qu'il l'admire au point de n'oser même l'effleurer: son admiration pour Eschyle, au fond, n'est pas moins vive, on le sent bien; et cependant il le parodie légèrement. Non: c'est que le parallèle et la discussion plaisante sont plus commodes entre les deux extrêmes. Peut-être aussi que la critique a moins de prise sur un poète tel que Sophocle, dont les qualités sont plus égales et mieux en équilibre. Mais il sait bien comment attaquer Euripide.
La tragédie d'Euripide, selon lui, est immorale quant au fond, et décousue quant à la forme.
Elle est immorale, parce qu'il n'est pas permis d'exciter la pitié par tous les moyens, ni de l'exciter sans mesure; d'étaler les misères du corps aussi souvent que les douleurs de l'âme; de chercher toujours, dans la peinture de la passion, l'expression familière et pénétrante, qui remue, qui trouble, qui séduit les âmes sans les élever, qui au contraire les amollit et les énerve, et qui devient contagieuse à force de réalité; d'analyser curieusement des nouveautés basses ou périlleuses, et quelquefois des monstres, sans dédaigner même les procédés matériels, l'appareil des souffrances physiques et des lambeaux souillés, pour émouvoir à tout prix.
Elle est décousue, parce que poëte impétueux, grand improvisateur, bel esprit et sceptique, dialecticien et philosophe, chercheur, discuteur, osé, téméraire, le génie d'Euripide est plein de hasard et d'inégalité. Ses compositions, éblouissantes d'éclairs, sont abandonnées et flottantes; ses plans, plus négligés qu'il n'est permis même à un Grec: et, quand il a traité les scènes à effet, il laisse à son collaborateur le soin d'achever ce qui l'ennuie.
Subissant l'influence de la révolution intellectuelle, morale et sociale qui commençait alors, et lui-même à son tour y travaillant, la poussant, la soufflant partout, mêlant à ce pathétique trop vif et trop énervant des prédications hardies et toutes les saillies turbulentes de l'esprit nouveau, ses œuvres manquent de calme et de sérénité: on y remarque déjà le trouble, l'agitation, le tapage des œuvres modernes. L'ordre intime, qu'une conception lente et désintéressée peut seule produire, y fait défaut le plus souvent. Elles ont plus de variété que d'unité; plus d'intentions philosophiques que de conviction dramatique.
Aristophane n'a donc pas tort absolument, quoique son parti pris soit de mettre en lumière et même d'exagérer les défauts d'Euripide. Et, dès Euripide en effet, bien qu'il ait été surnommé le plus tragique des poëtes, la tragédie avait décliné.
Elle avait décliné comme tragédie, par cela même qu'elle avait grandi comme prédication; elle avait décliné en tant qu'œuvre religieuse, par cela même qu'elle avait grandi en tant qu'œuvre philosophique et, comme on dirait aujourd'hui, révolutionnaire.
Le poëte comique prend donc Eschyle et Euripide comme les deux types opposés.
Avec une foule de citations et de parodiés, dans un long débat qui occupe toute la seconde moitié de la pièce et qui dure près de sept cents vers (la pièce entière en a quinze cent trente-trois), il fait tour à tour un pastiche du style de l'un et de l'autre tragique.
C'est de cette manière indirecte qu'il critique aussi dans Eschyle quelques artifices de composition: par exemple, les personnages longtemps silencieux qu'il met dans ses tragédies, pour étonner le spectateur; ou quelques excès de style, tels que ses métaphores extraordinaires, chevauchant parfois les unes sur les autres. Mais, encore une fois, on sent, à travers ces critiques et ces moqueries légères, qu'il l'admire, qu'il l'estime, qu'il l'aime, pour son patriotisme, pour son souffle héroïque, pour son esprit profondément moral et religieux.
ESCHYLE.
Mon cœur bouillonne d'indignation, d'avoir à disputer contre un tel adversaire! Mais je ne veux pas qu'il me croye désarmé. Réponds-moi donc, qu'admire-t-on dans un poëte?
EURIPIDE.
Les habiles conseils qui rendent les concitoyens meilleurs.
ESCHYLE.
Eh bien! si, au contraire, tu les as pervertis, et si de généreux, tu les as rendus lâches, quel traitement crois-tu mériter?
DIONYSOS.
La mort; je réponds pour lui.
ESCHYLE.
Vois donc quels hommes grands et braves je lui avais laissés: ils ne fuyaient pas les charges publiques; ce n'étaient pas, comme aujourd'hui, des fainéants, des fourbes, des charlatans; ils ne respiraient que lances, javelots, casques empanachés, cuirasses, jambards! C'étaient des corps hauts de quatre coudées, des âmes doublées de sept peaux de taureau!
EURIPIDE.
Gare à moi! il va m'écraser sous son avalanche d'armures.
DIONYSOS, à Eschyle.
Par quel moyen les avais-tu rendus si braves et si généreux?
Dis-le, Eschyle, mais contiens ta colère.
ESCHYLE.
C'est avec une tragédie toute pleine de l'esprit de Mars[183].
DIONYSOS.
Laquelle?
ESCHYLE.
Les sept Chefs devant Thèbes: tous les spectateurs en sortaient avec la fureur de la guerre… Je donnai ensuite les Perses, où j'inspirai à mes concitoyens l'envie de vaincre toujours leurs ennemis; c'était là encore une œuvre excellente… Voilà les sujets que doivent traiter les poëtes. Vois, combien, dès le commencement, les poëtes aux nobles pensées ont été utiles: Orphée nous a enseigné les mystères et l'horreur du meurtre; Musée, la guérison des maladies et les oracles; Hésiode les travaux de la terre, les jours où l'on doit labourer et moissonner. Et le divin Homère! d'où lui vient tant d'honneur et tant de gloire? n'est-ce pas d'avoir peint la guerre, les combats, les vertus des héros?… Le poëte doit jeter un voile sur le vice, loin de le mettre en lumière sur la scène. Le maître instruit l'enfance, et le poëte l'âge mûr. Nous né devons rien dire que d'utile… J'avais tout élevé, tu as tout dégradé… C'est toi qui as répandu le goût du bavardage et des arguties; c'est toi qui as fait déserter les palestres et corrompu les jeunes gens…
Tels sont, par la bouche d'Eschyle, les reproches sévères d'Aristophane à Euripide; telle est cette haute et noble doctrine: l'art doit être éducateur; il ne doit rien exprimer qui puisse altérer dans l'âme des hommes l'idée du beau et du bien; il doit, au contraire, nourrir et fortifier cette idée. Le poëte ne doit rien dire que d'utile: cela ne signifie pas qu'il doit disserter ou prêcher, mettre en dialogue dans ses pièces soit un journal des connaissances utiles, soit un catéchisme philosophique ou religieux; cela signifie qu'il doit toujours se proposer cet idéal: le bien par le beau.
Qu'on ne s'y trompe point: l'art utile? ce n'est pas l'art utilitaire. L'utilité et la moralité de l'art consistent à élever les âmes par l'admiration du beau, à les désintéresser de la matière par le goût des plaisirs de l'âme et des voluptés de l'esprit.
«Quand une lecture, dit La Bruyère, vous élève l'esprit, et qu'elle vous inspire des sentiments nobles et courageux, ne cherchez pas une autre règle pour juger de l'ouvrage: il est bon, et fait de main d'ouvrier.»
Le reste de la pièce est en citations alternées et en critiques de détail, quelquefois superficielles, dans l'intérêt de la comédie et du rire.
Pendant que les deux poëtes chantent et déclament tour à tour, Bacchus fait le rôle du gracioso, et commente ridiculement les répliques de l'un et de l'autre.
Par un refrain, a perdu sa fiole, qu'Eschyle ajoute à tous les vers récités par Euripide, il critique la versification lâche et décousue de son adversaire, et son amour des détails réalistes. Euripide, de son côté, par un autre refrain, qui est une onomatopée ronflante, sans aucune signification, phlattothratto, phlattothratto, tourne en ridicule le style pompeux d'Eschyle et le fracas de ses grands mots.
Ici comme dans les Fêtes de Cérès, les critiques de style sont parfois d'une finesse qui étonne, eu égard au public immense devant lequel le poëte les présentait: elles portent jusque sur les métaphores. Cela suppose que ce public, si nombreux qu'il fût, était jugé capable, en général, d'apprécier ces délicatesses. Le poëte, au surplus, semble l'y préparer, dans les Grenouilles, par une précaution oratoire; le chœur dit aux deux concurrents: «Tous les moyens que vous avez à faire valoir, vieux ou neufs, exposez-les, déployez-les hardiment; hasardez quelques arguments subtils et ingénieux. Si vous craignez que les spectateurs, par ignorance, n'entendent pas toutes vos finesses, rassurez-vous: il n'en est plus ainsi, ils ont tous fait la guerre[184]; chacun a son livre et se forme à la sagesse. Ils ont, d'ailleurs, de l'esprit naturel, et il est aujourd'hui plus aiguisé que jamais. Soyez donc sans crainte, déployez tout votre talent, vous êtes devant des spectateurs éclairés.»
Ainsi que l'avait dit Éaque, on prend une balance pour peser, un à un, les vers des deux adversaires, et voici ce qui arrive: c'est toujours le vers d'Eschyle qui l'emporte; c'est toujours le plateau d'Euripide qui remonte.—À la fin, Eschyle s'écrie avec orgueil: «Qu'il mette dans la balance, non plus un de ses vers, mais toutes ses pièces, et lui-même, et ses enfants, et sa femme, et Céphisophon! À tout cela j'opposerai deux de mes vers!»
Euripide est vaincu, quoique Bacchus hésite à se prononcer. Bacchus, c'est le public athénien, qui aime les deux poëtes pour des raisons diverses, qui va de l'un à l'autre, et qui, en fin de compte, les préfère tous les deux: ce qui est probablement, dans l'idée d'Aristophane, une critique de ce public.
Cependant Bacchus finit par choisir Eschyle, qui s'en retourne avec lui sur la terre, et laisse, pendant son absence, le sceptre tragique à Sophocle. Euripide est donc détrôné. Il reproche à Dionysos d'avoir trompé son espérance; Dionysos renvoie au poëte subtil une de ses propres maximes. «La langue a juré, mais non pas l'âme!» avait dit Hippolyte. «La langue a juré, mais… je choisis Eschyle!» répond Dionysos. Euripide est puni par où il a péché: par les maximes ambiguës.
Eschyle part avec Bacchus. Pluton lui donne ses commissions, qui sont une série d'épigrammes à l'adresse des Athéniens.
* * * * *
En résumé, si sévère que soit le jugement d'Aristophane, voulez-vous le comprendre, sinon l'admettre? Comparez seulement l'Électre d'Euripide aux Choéphores d'Eschyle et à l'Électre de Sophocle; ou bien l'Oreste d'Euripide aux Euménides d'Eschyle; ou bien les Phéniciennes aux Sept Chefs devant Thèbes. Tout ce début et la sentence qui le termine s'éclaireront d'une vive lumière[185].
Mais il faut dire, d'autre part, qu'avant l'époque d'Euripide, le génie athénien, même dans Eschyle, était demeuré étroit et cloîtré: il avait en élévation ce qui lui manquait en étendue, comme les vieilles villes enserrées de remparts. À l'époque philosophique d'Euripide, le génie grec rompt ses barrières et s'éparpille dans un champ moral bien plus vaste; il s'élance dans toutes les directions avec une généreuse audace; il entreprend sur tous les points les défrichements et les conquêtes. Si Euripide est moins parfait comme poëte dramatique, c'est parce que, comme philosophe, son élan est illimité. Il a déjà l'esprit moderne.
C'est surtout dans ses rôles de femmes que cette vérité éclate. À ce peuple jusqu'alors brutal, tenant ses femmes sous clef avec les provisions, Euripide ose montrer des types nombreux et variés de ce que sera la femme un jour, libre du gynécée, l'égale de l'homme, ayant tout comme lui une âme et un esprit, une volonté passionnée et capable de dévouement. Quel scandale pour les vieux Chrysales athéniens! Mais, à nos yeux, quelle gloire pour Euripide! À peine Sophocle, dans Antigone, l'avait-il, sur ce point, devancé ou suivi. C'est là, certes, un des traits les plus frappants de la conversion du génie grec à cette époque, et Euripide paraît être un des précurseurs inspirés à qui l'humanité, antérieurement à tout christianisme, en est redevable.
Donc, quoi qu'en dise Aristophane, Euripide est grand, et très-grand; mais c'est par cette grandeur même qu'il brise le moule sacré de l'antique tragédie: Aristophane a raison de le trouver téméraire comme les théologiens d'Espagne avaient raison, à leur point de vue, de trouver Christophe Colomb hérétique et impie.
Il a tort, en tout cas, de faire à Euripide un reproche personnel d'une tendance générale qui s'était emparée irrésistiblement de l'esprit de toute cette époque.
En un mot, les Grenouilles sont une satire des innovations dramatiques d'Euripide, comme les Nuées sont une satire des innovations philosophiques de Socrate et des sophistes. Dans l'esprit d'Aristophane, Socrate et Euripide sont liés l'un à l'autre, comme également coupables envers les anciennes idées, l'ancienne éducation et l'ancienne religion.
Le poëte de l'ancien régime en toutes choses, n'a garde de terminer cette comédie des Grenouilles sans rappeler le héros des Nuées pour lui lancer un dernier trait:
«Que ce jugement vous apprenne à ne pas rester près de Socrate à discourir.»
Par là le dessein d'Aristophane est bien marqué.—On a vu qu'il ne manque pas de rappeler aussi Cléon. Cléon, Socrate et Euripide sont les trois haines d'Aristophane: il suit ses haines au-delà même de la mort.
Il n'y a donc rien de plus obstiné, de plus sérieux, ni de plus ardent, que les convictions de ce poëte comique sous son apparente folie.
* * * * *
Mais quoi? Aristophane, qui accuse Euripide d'impiété et d'irréligion, ne paraît-il donc pas lui-même quelque peu irréligieux et impie par la liberté irrévérencieuse avec laquelle, dans cette pièce par exemple, il représente certaines divinités? Ces croyances qu'ébranlaient Euripide et Socrate, n'y porte-t-il donc pas lui-même atteinte, lorsqu'il dit, par exemple, avec Plutus, dans la comédie de ce nom, que sans lui, Plutus, les dieux de l'Olympe perdraient leurs prêtres et leurs autels? Et, dans la pièce des Grenouilles, que nous venons d'étudier et dont la représentation avait lieu aux fêtes mêmes de Bacchus, sous quel aspect nous montre-t-il ce dieu? C'est grotesquement travesti, et faisant assaut de fanfaronnade, de poltronnerie et d'obscénité avec un esclave. Et, dans la dernière comédie qui nous reste à parcourir, n'allons-nous pas voir les Oiseaux disputant au maître des dieux les offrandes et l'encens des hommes; et leur pouvoir, par conséquent, balançant celui de Jupiter même? N'y trouve-t-on pas un Mercure affamé, aussi sensuel que cet Hercule dont la galante Proserpine a conservé un si doux souvenir? Peut-on penser, après cela, qu'Aristophane soit le défenseur sérieux de l'Olympe et des fables mythologiques? Est-ce vraiment un Joseph de Maistre, ou n'est-ce qu'un Louis Veuillot? Ceci demande explication.
Premièrement, la liberté gaillarde de l'ancienne comédie admettait bien des choses. Cratinos, dans sa comédie d'Ulysse, n'avait-il pas osé parodier le sage et courageux héros de l'Odyssée, et par conséquent, du même coup, Homère, le poëte national, le dieu de la poésie hellénique? C'était pis que Boileau parodiant Corneille.
Mais Homère lui-même, devançant les licences de la comédie, n'avait-il pas montré, dans l'Iliade, un Vulcain boiteux, dont la marche gauche fait rire les autres dieux «d'un rire inextinguible», et, dans l'Odyssée, le même Vulcain leur donnant le spectacle drolatique de Mars et de Vénus pris au filet, comme des oiseaux, pendant leur galant rendez-vous?
C'est que, dans tous les siècles et sous tous les cultes, la liberté humaine, de temps à autre, reprend ses droits et se revanche du respect auquel, le reste du temps, elle se laisse assujettir.
Ces irrévérences intermittentes ne sont pas inconciliables avec la foi la plus sincère. Au moyen âge, par exemple, ne voit-on pas, dans les églises mêmes, des fêtes d'une extrême licence, la Fête des Fous, la Fête de l'Ane, parodier les cérémonies du culte et les mystères? Et ce nom même de mystères, par suite des représentations demi-sérieuses, demi-grotesques qui les interprétaient à la foule ignorante, ne devint-il pas synonyme de «comédies?» Bien des figures grotesques, bien des scènes grossières ou obscènes, se voient encore, sculptées en pierre, sur les vieilles cathédrales gothiques[186].
Ce qui était admis au moyen âge dans l'art chrétien, l'avait été à plus forte raison dans la poésie hellénique, au milieu des Dionysies. Aristophane, sans doute, s'imaginait et le peuple croyait avec lui que les dieux entendaient raillerie pour le moins aussi bien que les hommes. Ils étaient de la fête. On représente quelquefois Jupiter riant des couplets qu'on fait contre lui[187]. Bacchus surtout ne devait-il pas se résigner à être barbouillé de lie par ceux qu'il avait enivrés? Les gausseurs les plus audacieux étaient ses plus fidèles adorateurs.
Mais manquer de respect aux dieux semblait un privilége des poëtes comiques, un privilége qu'Euripide, poëte tragique, ne devait pas usurper.—Et quant à Socrate, philosophe, le cas était plus grave encore: la dialectique, même quand elle se joue dans les détours des dialogues et des légendes, ne plaisante pas au fond; on le sentait: on jugeait sérieusement ses attaques sérieuses. Les poëtes ne concluaient pas, les philosophes concluaient plus ou moins: ce sont les conclusions qui donnent prise. Et, «il ne faut pas l'oublier, Athènes avait bel et bien l'inquisition. L'inquisiteur, c'était l'archonte-roi; le saint-office, c'était le portique Royal, où ressortissaient les accusations d'impiété. Les accusations de cette sorte étaient fort nombreuses; c'est le genre de causes qu'on trouve le plus fréquemment dans les orateurs attiques. Non-seulement les délits philosophiques, tels que nier Dieu ou la Providence, mais les atteintes les plus légères aux cultes municipaux, la prédication de religions étrangères, les infractions les plus puériles à la scrupuleuse législation des mystères, étaient des crimes entraînant la mort. Les dieux qu'Aristophane bafouait sur la scène tuaient quelquefois. Ils tuèrent Socrate; ils faillirent tuer Alcibiade. Anaxagore, Protagoras, Théodore l'Athée, Diagoras de Mélos, Prodicos de Céos, Stilpon, Aristote, Théophraste, Aspasie, Euripide, furent plus ou moins sérieusement inquiétés[188].»
Ce qui était interdit aux philosophes et aux poëtes tragiques, le poëte comique se le permettait, et l'inquisition le laissait faire, parce qu'il lui venait en aide d'autre part.
Et puis la religion antique, comme la religion moderne, avait des nuances très-diverses.
Rollin, quoique avec une préoccupation évidemment chrétienne, explique assez bien ce point: «On ne sait, dit-il, pourquoi les Athéniens sont si impies au théâtre et si religieux dans l'Aréopage, et pourquoi les mêmes spectateurs couronnent dans le poëte des bouffonneries si injurieuses aux dieux, pendant qu'ils punissent de mort le philosophe qui en avait parlé avec beaucoup plus de retenue. C'est qu'Aristophane, en représentant sur le théâtre les dieux avec des caractères et des défauts qui excitaient la risée, ne faisait qu'en copier les traits d'après la théologie publique: il ne leur imputait rien de nouveau et de son invention, rien qui ne fût conforme aux opinions populaires et communes; il en parlait comme tout le monde en pensait, et le spectateur le plus scrupuleux n'y apercevait rien d'irréligieux qui le scandalisât, et ne soupçonnait point le poëte du dessein sacrilége de vouloir jouer les dieux. Au contraire, Socrate, combattant sérieusement la religion même de l'État, paraissait un impie déclaré[189].»
Benjamin Constant, à son tour, dit avec justesse: «La tragédie grecque avait pris son origine dans la partie sérieuse de la religion; la comédie dut sa naissance à la partie grotesque du culte… La gaieté, dans les religions sacerdotales, a souvent représenté le mauvais principe.»—C'est ainsi que le diable, au moyen âge, fait tour à tour rire et trembler les populations naïves, jusqu'à ce qu'il arrive enfin à n'être plus, comme aujourd'hui, qu'un personnage de théâtre.
Il ne faut pas voir dans les plaisanteries d'Aristophane sur les dieux, plus de hardiesse et d'irrévérence qu'elles n'en contiennent réellement. D'ailleurs, à côté de ces plaisanteries, il plaçait l'éloge de leur justice, et leur rendait hommage en des vers admirables. (Voir le Plutus et les Nuées).
De plus, s'il met les dieux en scène, ce n'est pas au hasard et sans discernement: il respecte toujours Cérès et Minerve, les deux déesses protectrices d'Athènes; il respecte généralement Jupiter, Neptune et Pluton, qui tiennent le ciel, la mer et la terre. À qui réserve-t-il ses traits, d'ailleurs innocents et inoffensifs? C'est à Mercure Mange-tout-cru, dieu des marchands et des voleurs; c'est à Hercule, le dieu de la force brutale, qui par son appétit insatiable, affama le vaisseau des Argonautes; à Hercule, le Gargantua de Béotie, qu'un drame d'Euripide, le Sylée, représentait vendu comme esclave, et occupé, au lieu de façonner les vignes de son maître, à les déraciner, et à en former un grand feu, sur lequel il faisait cuire d'énormes pains et un taureau tout entier; puis, à forcer le cellier, à défoncer les tonneaux, et à arracher les portes de la maison pour se faire une table proportionnée à ce festin; enfin, c'est à Bacchus, dieu de l'ivresse, qu'on se représentait entouré de Satyres et couvert d'une peau de bouc: s'il plaît au poëte comique de mettre à la place une peau de lion, le dieu pourrait-il se fâcher?
Le peuple riait aussi de ces plaisanteries, et n'en croyait pas moins à ses divinités. Il laissait bafouer Mercure sur la scène; mais il ne souffrait pas qu'on mutilât les Hermès sur les places publiques. Il s'amusait de la parodie des sacrifices dans les comédies; mais il s'indignait si quelqu'un devant sa maison n'accomplissait pas avec assez de respect les cérémonies sacrées.
C'était surtout après quelque événement grave, tel que celui de la mutilation des Hermès, ou après quelque grand désastre, tel que celui de l'expédition de Sicile, qui fut la campagne de Russie d'Athènes, comme Ægos-Potamos en fut le Waterloo, que tout à coup le peuple Athénien se sentait pris en quelque sorte d'accès de religiosité extraordinaire; sa légèreté habituelle faisait place, pour un moment, à une sorte de dévotion analogue à celle des Anglais ou des Américains alors que le chef de l'État ordonne pour toute la nation un jour d'humiliation et de prière. Mais ces grandes crises de religiosité n'étaient guère dans le tempérament naturel d'Athènes.
Habituellement, on s'égayait sur le compte de certaines divinités, sans que cela tirât à conséquence. C'est à peu près ainsi qu'à Londres le prétendu grand juge baron Nicholson, un plaisant très-renommé, tient ses séances tous les soirs au cider cellar (cellier de cidre) et fait la charge des vrais juges, choisissant toujours des causes scandaleuses pour sujet de ses grotesques réquisitoires. Et dans quel pays le respect des lois est-il porté plus haut qu'en Angleterre? Le grand juge Nicholson, cependant, fait pouffer de rire toute la cité. Cette liberté britannique explique la liberté athénienne. Se moquer des choses respectées est un des attributs de la liberté.
Et puis encore, on semblait croire qu'il y avait des dieux qui avaient de l'esprit, et d'autres qui n'en avaient pas. Les dieux qui avaient de l'esprit, apparemment entendaient raillerie. Ceux qui n'en avaient pas, on pouvait donc en rire et s'amuser à leurs dépens. Voilà peut-être sur quel principe, tacitement admis entre le poëte et le peuple, certaines divinités faisaient souvent les frais de la gaieté publique.
Les Athéniens, hors du théâtre, ne vénéraient pas moins ces divinités, mais en les considérant sous d'autres aspects. Littérairement même, selon les divers genres poétiques, il y avait divers points de vue sous lesquels on envisageait tel ou tel dieu. Pour le personnage d'Hercule, par exemple, la tragédie d'Euripide intitulée Alceste nous présente, pour ainsi dire, le confluent indécis où le grandiose se mêle avec le bouffon dans ce dieu tragi-comique: il y paraît d'abord un peu burlesque (Voltaire n'a voulu voir que cet aspect); mais ensuite il y reparaît sublime.
Le grossissement de toutes les proportions était la condition, même matérielle, du théâtre grec: or le grossissement mène à deux choses: au grand, ou au grotesque. Voilà pourquoi certaines imaginations exceptionnelles, puissantes plutôt que fines, qui sont avant tout des verres grossissants, excellent et se plaisent presque indifféremment à l'un ou à l'autre, et ne voudraient pour rien au monde que l'un des deux fût retranché de la littérature et de l'art.
Ajoutons que le rire et le burlesque sont, pour le commun de l'humanité, une réaction nécessaire contre le noble et le grandiose, une détente, un soulagement. Même pour la plupart des esprits, c'est une balance nécessaire: il faut le ridicule à côté du sublime. Aussi le burlesque et le grotesque, quoique les noms en soient modernes, ont-ils existé de tout temps: Victor Hugo l'a démontré une fois pour toutes dans l'éloquente Préface de Cromwell.
Même avec les divinités sérieuses, les Athéniens en usaient quelquefois un peu familièrement, comme entre gens d'esprit sûrs de s'entendre. Après avoir bien ri à leurs dépens, ils ne hantaient pas moins les temples et ne respectaient pas moins les mystères.
Non-seulement les dieux étaient faits à l'image de l'homme, mais souvent à l'image de l'homme dégradé, dont on leur prêtait la laideur physique et morale. Au siècle brillant de Périclès, siècle de l'art et de la beauté, pendant que Phidias exposait aux yeux des peuples son Jupiter majestueux comme le Ζεύς homérique, quelques artistes représentaient ce même Jupiter et les autres dieux sous des traits comiques et bouffons. Parmi les restes de la statuaire antique qui sont parvenus jusqu'à nous, il y a un vase où l'on voit sculptés, sous la figure de masques grotesques, Jupiter et Mercure prêts à monter chez Alcmène par une échelle. Ctésiloque, élève d'Apelles, se rendit célèbre par une peinture burlesque qui représentait Jupiter accouchant de Bacchus, ayant une mître en tête et criant comme une femme, au milieu des déesses qui font l'office d'accoucheuses. Ainsi Jupiter même, à dater de ce temps, ne fut pas épargné.
La comédie dorienne de Mégare et de Sicile avait précédé dans ces voies la comédie athénienne. Épicharme, de Cos, avant Aristophane, ne s'était pas fait faute de travestir les dieux. «Jupiter, dans les Noces d'Hebé, devient un Gargantua gourmand, obèse, farceur; les Muses sont transformées en poissardes; Minerve en musicienne de carrefour, qui de sa flûte fait danser à Castor et Pollux quelque pyrrhique obscène; Vulcain avec son bonnet pointu et son habit bigarré, est le bouffon, l'arlequin de la troupe; Hercule en est le Gilles, avec sa gloutonnerie bestiale. Tout Homère, tout Hésiode, avec leurs plus gracieuses ou leurs plus vénérées traditions, y passeront pareillement, défigurés en charges bouffonnes. La comédie moqueuse d'Épicharme vient tomber au milieu de la mythologie en désarroi, comme le Don Quixotte de Cervantes à travers les romans de chevalerie[190].»
Rhinton, de Tarente, dans ses hilaro-tragédies, ne respecte pas mieux les dieux. Et Plaute, qui suivit les errements de ce poëte, fut accusé, à propos de l'Amphitryon, d'avoir compromis leur majesté par une action comique où se jouaient des scènes bouffonnes et triviales.
Mais, comme dit Arnobe, «si Jupiter est en colère, pour le remettre en belle humeur, on n'a qu'à lui jouer l'Amphitryon de Plaute.» Ponit animos Jupiter, si AMPHITRYO fuerit actus pronuntiatusque Plautinus.
À Rome, sous l'empire, dans les mines de Lentulus et d'Hostilius, Diane était fouettée sur la scène; on lisait un testament burlesque de défunt Jupiter.
Boufflers écrit quelque part à sa mère: «Annoncez au roi une de mes lettres, où je voudrais bien lui manquer de respect, afin de ne le pas ennuyer. Les princes ont plus besoin d'être divertis qu'adorés. Il n'y a que Dieu qui ait un assez grand fonds de gaieté pour ne pas s'ennuyer de tous les hommages qu'on lui rend.»—Eh bien! c'est ainsi qu'Eupolis, Cratinos et Aristophane, en rendant les leurs à Bacchus, trouvaient à propos, tout dieu qu'il était, d'y mêler quelques bonnes irrévérences, afin de le mieux divertir et de le mieux fêter. Le poëte comique, dans les dionysies, avait le droit de tout dire aux dieux et au peuple, comme dans les Saturnales romaines l'esclave avait la permission de railler son maître et de s'amuser à ses dépens, ou comme l'Arétin était admis à correspondre avec le pape Paul III pour le réjouir, une fois le mois, de ses contes licencieux et de ses saillies priapesques.
Le sévère Boileau, dédaigneux du bouffon, «et laissant la province admirer le Typhon,» y eût-il aussi renvoyé les bouffonneries d'Aristophane? Je ne sais; mais les parodies du poëte attique sur les dieux et sur leur ménage, soit dans les Grenouilles, soit dans les Oiseaux, ne diffèrent pas toujours sensiblement, si ce n'est par le style, des inventions burlesques de Scarron, sur cette même mythologie.
M. Disraëli a rouvert cette veine. Ce membre du Parlement d'Angleterre a publié deux compositions de ce genre, qui ne laissent pas d'être amusantes, quoique les traits en soient quelquefois un peu gros. L'une a pour titre: Ixion aux Enfers; l'autre, le Mariage de Proserpine.
Chez nous, récemment, Orphée aux Enfers et la Belle Hélène, ces pochades burlesques, ont fait courir, chacun pendant près d'une année, Paris et les départements.
Le burlesque, qu'on le veuille ou non, aura toujours sa place et son emploi. On peut faire un meilleur usage de l'esprit; mais celui-là sera toujours très-populaire. Et il en a toujours été ainsi, dès l'antiquité même, qu'on se figure à tort si farouche et si renfrognée. Nous venons d'en citer d'assez nombreux exemples. On en trouverait d'autres encore dans l'Histoire de la caricature antique, de Champfleury, et dans l'Histoire des Marionnettes, de Charles Maguin, où Maccus, l'ancêtre de Pulcinelle, montre à quel point les peuples les plus épris du beau étaient amoureux aussi du grotesque. M. Feuillet de Conches, dans la Vie de Léopold Robert, fait mention des joutes qui se livrent encore aujourd'hui près du mausolée d'Auguste, entre des bossus et des veaux, comme si pour ces peuples artistes le bossu n'était point un homme; et il ajoute: «Cette parodie des combats antiques et des héroïques combats de taureaux où se plaisent les Espagnols, montre combien le populaire de Rome affectionne le grotesque, comme pour se délasser du beau dont il est entouré. Il faut être un bossu vérifié, pour être admis dans l'arène. Les veaux sont de pauvres bêtes efflanquées auxquels les cornes commencent à poindre. Excités par les bossus, par les cris des spectateurs, par des pointes acérées, ils entrent en fureur, et portent à la fin de vigoureux coups. J'ai vu un des malheureux bossus, qui en avait été blessé et mis hors de combat, essayer de sortir de l'arène. La populace l'empêcha de sortir, et criait au veau: Tue, tue! afin d'en avoir pour son argent.»
Bref, pour le public athénien, ces trois dieux au moins, Mercure, Hercule et Bacchus, malgré le culte religieux qu'on leur rendait, étaient devenus peu à peu, à certains égards, des personnages bouffons. C'était une inconséquence sans doute; mais l'humanité vit d'inconséquences, étant elle-même composée et entourée d'antinomies qui paraissent inconciliables et insolubles.
Et puis, le style recouvrant tout cela, y mettait une sorte de poésie et une manière d'innocence. Le burlesque tout seul, sans génie littéraire, sans art, est digne de mépris; mais le style fait tout passer.
Pour en finir avec cette comédie des Grenouilles, n'est-ce pas par une inconséquence semblable que les Athéniens laissèrent représenter, cette satire contre un poëte illustre qu'ils admiraient passionnément, et dont ils déploraient la mort récente? Ils ne se contentèrent point de la laisser représenter, ils l'applaudirent: les juges décernèrent à Aristophane le premier prix, et les Grenouilles eurent cet honneur d'être représentées une seconde fois aux autres fêtes de Bacchus.
Les observations que nous venons de faire s'appliquent également à la comédie qui a pour titre: les Oiseaux.