Excelsior: Roman parisien
The Project Gutenberg eBook of Excelsior: Roman parisien
Title: Excelsior: Roman parisien
Author: Léonce de Larmandie
Release date: February 22, 2006 [eBook #17828]
Language: French
Credits: Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online
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EXCELSIOR
ROMAN PARISIEN
PAR
LÉONCE DE LARMANDIE
PARIS
CAMILLE DALOU, ÉDITEUR
17, QUAI VOLTAIRE, 171888
A l'auteur de la Décadence Latine.
A l'écrivain catholique, aristocratique et indépendant.
A
JOSÉPHIN PÉLADAN
TÉMOIGNAGE DE SYMPATHIQUE ADMIRATION
PREMIÈRE PARTIE
LE DÉDAIN DE LA FEMME
Race trop haute.
I
QUATORZE ANS
La scène est au petit séminaire de Saint-Yrieix (Haute-Vienne), dirigé par les R. P. P. Jésuites. Le révérend père Fugères, professeur de rhétorique, pour délasser ses jeunes disciples d'une laborieuse explication de Tacite, interroge les meilleurs élèves de la classe sur les carrières futures qu'ils comptent embrasser.
—Voyons, Laflaquière, que voulez-vous être un jour?
Un petit bonhomme grêle et chétif, déjà voûté, prédestiné aux pantoufles et aux lunettes, répondit d'une voix aigrelette: Huissier près le tribunal de paix, comme papa.
—Voilà un voeu facile à contenter; et vous, Coquardot?
—Militaire,—rugit un gros garçon trapu, à la mine rébarbative,—comme mon père.
—Cela vous honore. Et vous, Carcasset?
Un fort en thème, assez malpropre et ne rappelant en rien Antinoüs, anonna sentencieusement:
—Géomètre arpenteur, comme l'auteur de mes jours.
—Vous êtes mesuré dans vos désirs; et vous, Beaussillon?
—Je compte entrer dans les ordres, mon Révérend Père, soupira d'un ton mystique un grand gaillard, maigre et pâle avec de longs cheveux.
Une voix satirique ajouta de façon à être entendue de tous: «Comme celui qui m'a engendré.»
Un éclat de rire s'éleva. Le P. Fugères devint très rouge, fixa des yeux terribles sur le malencontreux souffleur et lui cria rageusement: M. de Mérigue, venez tout de suite devant ma chaire, vous y resterez debout, les bras croisés, jusqu'à la fin de la classe.
L'élève interpellé obéit nonchalamment en haussant les épaules. Le professeur reprit avec une expression dédaigneuse:—Et vous, monsieur qui vous moquez d'une façon si inconvenante de vos camarades les plus méritants, voudriez-vous nous faire part de vos projets d'avenir!
Tous les collégiens, voyant l'un d'entre eux sur la sellette, le fixaient avidement pour jouir de son embarras.
—Je veux être empereur, répliqua Jacques de Mérigue, en levant orgueilleusement sa grosse tête ébouriffée.
Un hurrah de surprise railleuse salua cette réponse inattendue.
—Empereur... de quoi?...
—Empereur du monde.
—Ah!... rien que cela?...
—Pardon! j'enverrai des ballons à la conquête des étoiles...
—Pas mal... allez à votre place, je vous pardonne en faveur de l'originalité de vos vues.
—Et puis, vous pourriez aussi faire taire tous ces huissiers et tous ces géomètres qui ricanent sottement, dit Mérigue.
—Respect à Sa Majesté, messieurs! exclama le jésuite avec beaucoup de gravité.
II
LE REPAIRE NOBLE
Malgré de remarquables aptitudes et un amour profond des choses littéraires et artistiques, Jacques de Mérigue, trop rêveur et trop fantaisiste, n'avait jamais moissonné beaucoup de lauriers en papier vert aux distributions de prix; ses maîtres l'avaient cependant toujours considéré comme un sujet hors ligne tout en l'accablant de punitions et de remontrances en raison de son caractère indomptable. Il justifia pleinement leurs appréciations en enlevant dès sa quinzième année son baccalauréat ès-lettres, tandis que ses heureux émules de classe échouaient pitoyablement.
On le dirigea vers les mathématiques qu'il exécrait. Son amour-propre le fit triompher de ses répugnances, et, à dix-sept ans, il était bachelier ès-sciences avec la mention très bien.
Son père, ivre de joie, parla incontinent de l'école polytechnique. Jacques grogna longtemps, finit par se soumettre, et parvint à force d'énergie à posséder la triple x et les dérivés comme un vieux taupin des lycées de Paris. Arrivé à l'examen devant M. Toumard, le célèbre et grincheux interrogateur, il fut malmené avant d'avoir ouvert la bouche pour sa façon incorrecte de prendre la craie. Comme il s'excusait en maugréant déjà, son terrible juge lui dit: «Parlez plus haut, monsieur, pour que l'on entende vos sottises!» Mérigue se retourna, pâle comme un suaire, et riposta d'un voix retentissante: «Parlez plus bas pour que l'on n'entende pas les vôtres!»—Il fut exclu du concours et se mit à l'étude du droit. Mais sa famille était nombreuse et pauvre; impossible de pourvoir convenablement à son entretien dans la capitale. Jacques, qui adorait les siens, commença par employer toute son énergie à se priver de tout, à vivre de rien. Puis, un certain jour, la protection d'un ami puissant lui valut l'entrée au ministère des cultes en qualité d'expéditionnaire et aux appointements de 1200 francs. «Me voici en route pour la conquête des étoiles», écrivait-il à son père le soir de sa nomination. Et il se voyait déjà chef de service, sous-secrétaire d'État, ministre. Malheureusement pour lui, il avait la république en exécration, et arrivait tous les jours au bureau avec une énorme fleur de lys à sa cravate. Il battit des mains au 16 Mai, et se fit une réputation méritée d'enragé réactionnaire. Aussi ne tarda-t-il pas à être révoqué quelques mois après l'échec de la tentative conservatrice, et se trouva-t-il, à vingt-cinq ans, sans ressources et sans position sur le pavé inhospitalier de Paris.
Il se mit à faire des vers, probablement pour continuer sa marche vers les astres.
La famille de Mérigue fut atterrée à la nouvelle de la mesure qui frappait son représentant.
Le lendemain du jour fatal, nous trouvons le père, la mère et leurs trois filles, tristement assis dans la pièce délabrée qui servait de salon à la pauvre maison tout en ruines.
Le vieux Mérigue, vif et plein d'ardeur, prompt à toutes les illusions, faisait diversion à son chagrin par des interjections d'espérance: «Je n'ai aucune inquiétude pour l'avenir. Jacques est un garçon hors ligne, il arriva à tout, à tout, entendez-vous, mes enfants.
—Mon ami, soupira madame de Mérigue, un ange de piété et de douceur, il faut prier le bon Dieu et s'en rapporter à sa sainte volonté. Il n'abandonnera certainement pas notre pauvre enfant.
Marianne, la fille aînée, le type achevé du dévouement et de l'abnégation, hochait la tête tristement. Elle dirigeait le ménage depuis de longues années et, avec les ressources les plus exiguës, faisait face à toutes les nécessités à force de travail, d'esprit de suite et de privations personnelles. Sa vie pénible et terre à terre l'avait imprégnée de sens pratique.
—Notre cher frère, dit-elle après une pause, aurait peut-être mieux fait de se tenir tranquille, on n'abdique pas ses opinions parce qu'on les garde au fond de son coeur... Marianne, à ces mots, fut brusquement interrompue par sa cadette, Mathilde, souverainement exaltée en politique comme en religion.—Par exemple!... C'est son plus beau titre d'honneur... tu voudrais peut-être qu'il eût consenti à garder le silence devant les actes de ce gouvernement infâme... lui!... un Mérigue... un fils des Croisés!...
A ce moment, la plus jeune des soeurs de la victime, Jacqueline, qui avait toujours été sa préférée, ayant participé à tous les jeux et à tous les rêves de son enfance, embrassa le vieux Mérigue sur les deux joues en disant: «Papa a raison. Jacques parviendra... il ramènera le roi sur le trône. Il sera ministre d'Henri V, vous verrez!...
—A la bonne heure, s'écria le père. Voilà le cri de mon sang... bien parlé, fillette.
—Sans doute, observa Marianne, mais en attendant, comment vivra-t-il?... Nous ne pouvons rien lui envoyer... C'est le dénûment!
—S'il pouvait songer à offrir ses souffrances au bon Dieu, hasarda la sainte mère...
—Mais enfin, dit Mathilde, le parti royaliste est riche, il ne laissera pas dans la misère un coreligionnaire aussi méritant... On va se disputer l'honneur de lui trouver une position.
—Il la conquerra, affirma le père.
—Comme les étoiles!... murmura Marianne pensive.
—Et puis, continua le chef de la famille, Jacques se mariera... brillamment... splendidement... il sera riche.
—Précisément, dit Jacqueline, il m'écrivait l'autre jour qu'il avait vu à l'église Sainte-Radegonde, une jeune fille admirablement jolie qui avait paru le considérer attentivement.
—Quand on est en présence de Dieu, observa Mme de Mérigue, on ne doit penser qu'à lui.
—Mais enfin, reprit l'aînée, comment voulez-vous qu'il se marie?—Quelle dot apportera-t-il à l'opulente héritière qu'il convoite? L'usufruit du quart de nos dettes...
—Que dis-tu, ma fille? exclama le vieux Mérigue, il apportera un nom sans tache, aussi vieux que la chevalerie française, une glorieuse suite d'aïeux illustres, un alliance avec les Montmorency pendant la guerre de Cent-Ans... une intelligence... un coeur... une grande destinée...
—Et pas d'argent, pas de situation...
—Et l'alliance avec les Montmorency pendant la guerre de Cent-Ans?...
—Mieux eût valu une alliance avec les Rothschild à l'époque de Waterloo...
—Quelle horreur! s'écria Mathilde en levant les bras. Avoir de l'or fluide au lieu de sang dans les veines, plutôt mendier... plutôt mourir!
—Mais, reprit Jacqueline, si cette jolie jeune fille faisait toujours attention à lui, il pourrait faire une visite à sa famille.
—J'aimerais bien mieux, dit Mme de Mérigue, qu'il allât voir ce bon abbé de la Gloire-Dieu qui le confessait autrefois quand il était sage!...
—Et la conclusion pratique de tout cela, dit Marianne, positive...
—D'abord, répliqua le vieux Mérigue, écrivons-lui, ça lui fera du bien au coeur.
—Mettons tous un petit mot, proposa Jacqueline, qu'il sache que nos pensées ne le quittent pas!
Si nous commencions tout de suite? A toi, papa.
M. de Mérigue trempa nerveusement sa plume dans un vieil encrier qui traînait sur la table, et traça ces mots:
«Mon cher enfant,
«Courage! courage! pas de défaillances. Tu as devant toi un magnifique avenir. L'accident que tu as éprouvé est sans portée... et n'infirme pas dans le coeur de ton père l'inébranlable foi qu'il a dans le travail et l'énergie de son fils, du représentant de son nom glorieux. Nous t'embrassons tous.
«Joseph, comte de Mérigue.»
Madame de Mérigue ajouta:
«Mon fils bien-aimé,
«Reconnais la main de Dieu dans le coup qui te frappe et reviens franchement à lui. Confie-toi à sa divine providence, et songe bien que rien n'arrive dans ce monde sans son ordre ou sa permission. Nous pouvons tout avec son secours. S'il nous abandonne, nous sommes impuissants. Prie-le avec ferveur et écoute les conseils de ta mère qui pense toujours à toi.
«Caroline de Mérigue, née de Barat.»
Marianne prit la plume.
«Mon cher frère,
«Il est temps que tu te mettes à réfléchir d'une façon pratique et sérieuse. Si le malheur qui t'arrive te faisait abandonner tes rêves de grandeur, je le bénirais mille fois. Tu es intelligent et bien portant, tu as tout ce qu'il faut pour acquérir une position solide et honorable. Fais des efforts dans ce but et renonce aux chimères qui ont obsédé ta jeunesse. Tu sais bien que ce langage m'est dicté par ma raison et ma fraternelle amitié.
«Marianne.»
Mathilde griffonna impétueusement:
«Mon bien cher Jacques,
«Je suis fière de ta disgrâce. Tu es tombé en combattant le bon combat, quand même tu ne te relèverais pas, ce serait un éternel honneur pour toi et pour nous. Restons ce que nous sommes, dussions-nous mourir de misère. Vive le roi!...
«Mathilde.»
Jacqueline clôtura ainsi la soirée des épîtres:
«Mon petit Jacques,
«Moi, je suis tout à fait de l'avis de papa qui n'a aucune crainte pour ta situation future. J'ai tressailli d'espérance quand j'ai lu dans ta dernière lettre, qu'une jeune fille du grand monde avait paru faire attention à toi... Comme je vais prier le bon Dieu pour que tu puisses conquérir cette étoile!... en attendant les autres... Je t'embrasse de tout mon coeur.
«Jacqueline.»
Maintenant, insinua Mme de Mérigue, si nous faisions notre prière du soir?...
III
AU CINQUIÈME
93, rue des Saints-Pères. En attendant l'heure propice pour la conquête des étoiles, Jacques de Mérigue s'est logé au cinquième étage, au-dessus de l'entresol, le plus près possible de son futur empire céleste. Son appartement se compose d'une chambrette et d'une petite entrée mesurant à peine un mètre carré, le tout loué moyennant 400 francs par an, à l'époque de sa prospérité relative, lorsqu'il gagnait 100 francs par mois. Le mobilier de la chambre se compose en premier lieu d'un lit de fer, d'une telle étroitesse que les amis du locataire le qualifient de certificat de bonne vie et moeurs; on voit ensuite deux chaises de paille grossière, une table boiteuse et une commode en bois blanc. Sur la cheminée une photographie du comte de Chambord non encadrée et souillée de poussière, s'appuie au socle d'une petite lampe à pétrole. L'âtre ne possède pas de chenets, ces ustensiles ne servant point aux personnes qui se passent de feu. Le plafond de la pièce est naturellement très bas et très sombre, il semble vouloir écraser la tête du jeune homme, et étouffer ses élans vers l'idéal. Jacques vient de recevoir la lettre où tous les membres de sa famille ont voulu lui rappeler leur affection inaltérée. Il abandonne pour quelques instants son grand poème La Rédemption des damnés, sur lequel il compte pour faire un pas dans le chemin de la gloire. Il parcourt rapidement les quatre premières parties de l'épître et s'arrête longuement aux dernières lignes tracées par sa chère Jacqueline, qui font allusion «à la belle demoiselle de Sainte-Radegonde...»—Si j'y allais ce soir, se dit-il. Il y a une cérémonie en l'honneur du carême... Elle m'a bien regardé l'autre jour!... Si on voit des rois épouser des bergères, le contraire peut évidemment arriver... enfin allons-y. Cela me fera toujours passer quelques bons moments, et puis la vue de cette face rayonnante m'inspirera pour mes vers.
Jacques descendit quatre à quatre ses cent vingt marches, et enjamba en dix minutes l'espace qui le séparait de l'église. La nuit était close, il entra par une des portes latérales et se dirigea vers la chapelle du fond, noyée dans une douce pénombre où flottait un brouillard d'encens.
Soudain, il s'arrêta brusquement, comme hypnotisé par une vision. Elle était là. Gracieusement agenouillée de façon à faire ressortir le contour élégant de son corps, la tête légèrement inclinée et à demi cachée dans ses mains, elle paraissait poursuivre une prière monotone, vaguement troublée par une rêverie amoureuse... Un imperceptible sourire plissait de temps à autre ses lèvres fines, puis survenait un mouvement de tête destiné sans doute à chasser une obsession doucement importune. Mais le sourire allait toujours s'accentuant et les mouvements de résistance, s'atténuaient de minute en minute. Mérigue toussa maladroitement. La belle nymphe se redressa sur le champ, aperçut son contemplateur, et, de ses yeux profonds et noirs, lui envoya un regard pareil à un coup de lance. Le pauvre Jacques, anéanti, s'appuya à une colonne pour ne pas tomber, et laissa choir sa canne, qui, rebondissant sur le pavé sonore, produisit en plein tantum ergo, un cacophonie scandaleuse.
Du coup Mlle *** éclata de rire, en dépit d'efforts héroïques, et laissa voir à l'expéditionnaire révoqué deux rangées de dents éclatantes, belles à tenter les lèvres des anges. Mérigue tressaillit longuement troublé jusqu'au plus profond de ses sens et de son âme. Se voyant en veine de commettre des bourdes, il prit assez d'empire sur lui-même pour tourner les talons et se retirer. Au moment où il poussait la portière de velours, il jeta comme Orphée un regard en arrière, et rencontra cette fois un visage où la gaîté et le courroux avaient fait place à une vague expression de pitié.
—Oh! se dit Jacques en entendant son coeur battre une charge frénétique, elle m'aimera! Elle m'aime! Et une rage lui vint de savoir le nom, la famille, la maison et la situation de celle qu'il appelait déjà sa bien-aimée... Comment s'y prendre?... L'attendre et la suivre à la sortie de l'église? Oh! non jamais! Si on s'en apercevait!... S'il recevait encore un de ces coups d'oeil formidables comme lorsqu'il avait toussé d'une façon si inopportune.
Plutôt ne jamais rien savoir que d'exciter encore son mécontentement... A qui s'adresser?...
Évidemment, c'était une personne du grand monde, de cette société supérieure, où il brûlait d'entrer, mais qui ferme généralement ses portes aux employés de ministère... même destitués... Une idée?... s'il interrogeait un prêtre? Le clergé a toujours un libre accès auprès des plus opulentes familles... Eh bien!... ce bon vicaire de Saint-Barthélémy auquel il se confessait jadis.... Cet excellent abbé de la Gloire-Dieu... si prôné par tout pour l'austérité et la dignité de sa vie... il devait connaître tous les grands noms celui-là... Comment n'y avoir pas songé plus tôt?...
Le bon vicaire, par affection pour son ancien pénitent, pourrait peut-être lui donner des indications précises... des conseils sur la façon d'agir... qui sait?... un secours tout-puissant.
Jacques se mit presque à courir plein d'émotions de tout genre et d'espérances bizarres... A huit heures et demie du soir, il frappait au presbytère de Saint-Barthélémy.
IV
L'ABBÉ DE LA GLOIRE-DIEU
L'abbé Christian de la Gloire-Dieu, premier vicaire à Saint-Barthélémy, était effectivement, et sous tout rapport, l'ecclésiastique le plus distingué et le plus justement apprécié des quatre paroisses aristocratiques du noble faubourg. C'était un prêtre dans toute la force auguste et grave de l'expression. Très sévère pour lui-même, son austérité à l'égard des autres était tempérée par un grand souffle de douceur et de compassion. Toutes ses ressources passaient aux malheureux, et il savait toujours découvrir les plus méritants, les plus timides, les plus dénués. Sa chambre ressemblait à la cellule d'un chartreux, sauf qu'elle était plus grande et plus froide. Un immense crucifix de bois noir en était le seul ornement. Sa vie était celle d'un solitaire de la Thébaïde. Donnant à peine cinq heures au sommeil, une demi-heure en tout à ses deux repas, il consacrait tout le reste de ses journées aux travaux et aux fatigues du saint ministère. Sa piété, sa charité et son zèle, le mettaient prodigieusement en vue et on parlait fort peu du curé l'abbé Vaublanc, excellent prêtre, un peu fatigué, et du deuxième vicaire, l'abbé Marquiset trop superficiel dans ses relations et trop recherché dans son élégance. L'abbé de la Gloire-Dieu avait failli être nommé curé de Sainte-Radegonde, mais comme le succès va plus souvent à l'intrigue qu'à la vertu, on lui avait préféré l'abbé Roubley, un bon prêtre, sans doute, mais un de ces ecclésiastiques trop ambitieux et trop habiles pour être entièrement sympathiques. L'abbé de la Gloire-Dieu, universellement connu dans le monde, y jouissait d'une autorité et influence considérables. L'immense majorité des dames et des jeunes filles du faubourg affluait à son confessionnal. Non que les défauts ou les légèretés de ces nobles pénitentes trouvassent en lui un censeur indulgent, mais il avait le secret de subjuguer ces âmes hautaines par la chaleur et l'entraînement de sa foi.
—Bonjour, monsieur l'abbé.
—Tiens! mon cher Jacques, c'est vous! D'honneur le plaisir de vous voir ne m'était pas échu depuis de long mois...
—Deux ans à peu près, monsieur l'abbé, mais j'ai pensé que vous ne m'en voudriez pas pour cela.
—Dieu m'en préserve, mon enfant, puis-je quelque chose pour vous être agréable?
—Oui, monsieur l'abbé. Vous savez ma révocation?
—Sans doute, Jacques. Elle vous honore.
—Mais elle me ruine... pour le moment, et je voudrais vous prier de m'aider à trouver quelque chose...
—Tout mon pouvoir, qui n'est pas bien grand, est à votre service, quel genre d'occupations désirez-vous?
—Mon Dieu! monsieur l'abbé, je serais volontiers professeur libre, mais j'ai en ce moment l'esprit occupé d'une autre idée; je voudrais me marier.
—Cette pensée est des plus louables.
—Le jour où vous avez remplacé M. le curé de Sainte-Radegonde pour le catéchisme de persévérance, j'étais dans cette église... une des jeunes filles qui suivaient l'instruction vous a remis à la sortie une aumône probablement considérable, dont vous l'avez beaucoup remerciée... je l'ai vue deux fois et je lui ai voué un amour immense, je crois qu'elle y répond... mais voyez la malechance, je ne sais pas seulement son nom... je voulais vous prier de me l'apprendre, excusez mon indiscrétion.
L'abbé de la Gloire-Dieu ouvrait la bouche pour demander à son interlocuteur s'il était fou, quand il sentit que cette prodigieuse naïveté était entièrement franche et convaincue. Il ne sourit même pas, son visage revêtit au contraire une expression de tristesse.
—Mais, mon bien cher Jacques, reprit-il, on me remet tous les jours des aumônes, il m'est impossible de savoir à qui vous faites allusion, de plus il s'agit certainement d'une personne fort riche, appartenant à une grande famille et fiancée à l'heure qu'il est, n'en doutez pas. Dans le monde les mariages se décident souvent fort longtemps d'avance. Je vous engage à ne plus penser à cela et à étouffer un sentiment qui ne peut que vous infliger des souffrances morales. Songez d'abord à une situation... Je m'offre à vous en faciliter la recherche. Revenons à cette idée de professorat dont vous me parliez tout à l'heure. Voulez-vous que je vous recommande au père Coupessay, directeur du collège Oratorien de la rue de Monceau?
Mérigue avait compris à l'accent du prêtre que le désir manifesté par lui était chimérique et même un peu ridicule. Il avait trop d'opiniâtreté pour y renoncer, mais il fut profondément humilié de l'accent de pitié qu'il avait découvert dans les paroles de l'abbé. Aussi se contenta-t-il de répondre à l'offre de celui-ci par un «oui, monsieur, je veux bien» un peu indifférent et assez dépité.
—J'écrirai ce soir même, répliqua le vicaire et vous irez voir le Révérend Père après demain. Adieu, mon enfant, et tout à votre service pour ce qui dépendra de mes faibles moyens.
Jacques s'éloigna la rage au coeur. Comme il remontait précipitamment la rue du Bac, il se sentit frapper amicalement sur l'épaule. Il se retournait plein d'humeur, quand il se trouva en face du seul ami intime qu'il possédât à Paris, le jeune baron de Sermèze, fort riche, fort lancé, dont il avait fait la connaissance par hasard dans un musée, et qui s'intéressait à ses productions littéraires.
—Eh bien! mon pauvre vieux, exclama le baron d'une voix bonne enfant, c'est comme cela que tu passes devant les amis sans crier gare?
—Tiens, dit Mérigue, je te rencontre à propos.
—Qu'y a-t-il pour ton service?...
—Une chose très simple; je voudrais savoir le nom d'une jeune fille ravissante qui va tous les soirs au salut à Sainte-Radegonde et qui se tient près du pilier gauche de la chapelle de la Vierge.
Sermèze partit d'un éclat de rire.
—Toujours tes ambitions impériales, pauvre fou!...
—J'ai lieu de croire qu'elle m'a remarqué, et, entre nous, si je pouvais un jour... arriver à en faire...
—Ta maîtresse?...
—Ma femme.
—Je croyais que ta folie était bénigne, elle est furieuse, mon cher...
—Tu ne veux pas me procurer ce renseignement?
—Oh! que si fait... si cela suffit à ton bonheur, donne-moi deux jours...
—Je t'en donne quatre.
—C'est trop de moitié.
—Va, cher, je te revaudrai cela. Adieu!...
—Tu me quittes ainsi?
—Oui, excuse-moi, je n'ai pas la tête bien libre.
—Je suis trop poli pour te contredire. Au revoir.
Deux jours après Jacques de Mérigue recevait l'épitre suivante:
«Mon cher aliéné,
«Tu as tout bonnement jeté ton dévolu sur Mlle Blanche de Vanves; charmante, spirituelle, un million de dot. Toutes mes félicitations pour ton bon goût. Renseignements complémentaires: vingt ans d'âge. Domicile: Hôtel Soubise, 85, rue Saint-Dominique (ne va pas y demander une chambre, entre parenthèse). Le jour de ton départ pour Charenton, fais-moi l'amitié de me prévenir.
«Tout à toi,
«Sermèze».
P. S.—Mlle de Vannes est fiancée depuis un mois au duc de Largeay.
V
CANDIDAT
Mérigue, la tête dans ses mains, avait laissé tomber son porte-plume sur une page de son grand poème la Rédemption des damnés. «Blanche de Vannes,» se disait-il en lui-même, «Hôtel Soubise... un million de dot... et moi, dans une mansarde, avec soixante-dix francs de fortune... Ah! si j'étais seulement célèbre dans les lettres, dans la politique... personne n'a voulu imprimer mon dernier manuscrit, ces pauvres Jacinthes et Pervenches. Ma Rédemption aura-t-elle plus de succès! si je pouvais me présenter à la Chambre ou même au Conseil municipal de Paris. Je percerais, bien sûr. Ah! oui, on parlerait de moi. Il y a précisément un siège vacant au Pavillon de Flore... Mais que faire avec soixante-dix francs, juste ce qu'il faudrait pour m'en retourner chez moi, en laissant ici deux cents francs de dettes. Partirai-je? Ah! dix ans de souffrances m'ont bien mérité quelque repos? mais mon pauvre père, ma mère, mes soeurs, qui ont placé en moi tout leur espoir; et le nom que je dois représenter et relever, et le vieil orgueil qui a été ma viande et mon vin quand je mangeais du pain sec en buvant de l'eau claire. Non, je ne capitulerai pas. Il y a quelque chose dans ma tête comme dans celle d'André Chénier. Si je dois succomber, je veux que ce soit ici, sur la brèche, glorieusement et non aux lieux où fut mon berceau. Blanche de Vannes... O rage!... Allons, descendons des hauteurs du rêve dans la fange de la réalité. Il me reste soixante-dix francs. Si je n'ai pas d'ici huit jours une position quelconque, il ne me reste plus que le dépôt de mendicité ou... oh! non, pas cela, j'aime trop ma mère. Allons voir ce P. Coupessay.
Et Jacques se dirigea vers le collège de la rue de Monceau. A peine eut-il franchi le seuil de l'établissement qu'il se rencontra nez à nez avec un religieux de haute taille, vêtu avec une certaine élégance et portant à ses chaussures des boucles d'argent.
—Vous désirez, monsieur?...
—Voir le R. P. Coupessay, mon père.
—Le connaissez-vous, monsieur?
—Non, mon père.
—Eh bien! c'est moi, monsieur.
—Enchanté, mon père.
—Je vous écoute, je n'ai qu'une seconde...
—Veuillez m'excuser, mon père...
—Allez, allez, monsieur, dépêchons-nous, il y a cinq dames qui m'attendent au parloir.
—Vous avez dû recevoir une lettre de recommandation, me concernant et émanant de M. l'abbé de la Gloire-Dieu?...
—Ah! Oui... La Gloire-Dieu... La Gloire-Dieu...
—Je désirerais donner des leçons dans votre établissement.
Le P. Coupessay qui jusqu'alors avait affecté de ne pas regarder le jeune homme, le toisa dédaigneusement de la tête aux pieds. Il ne prit point garde à l'expression énergiquement intelligente du postulant et remarqua seulement ses habits râpés et ses bottines éculées... Il répondit sèchement: «Impossible... impossible. Mes cadres sont complets... vous repasserez.» Et il tourna prestement les talons pour entrer au parloir où plusieurs dames se précipitèrent vers lui avec une série de frou-frous retentissants. Mérigue en sortant put entendre ces bouts de phrases: Mon Révérend Père...—Bien chère madame...—Cuistre! murmura-t-il en haussant les épaules, et il regagna la rue des Saints-Pères. Après avoir réintégré son domicile, il mangea un petit pain avec deux ronds de saucisson et avala une gorgée d'eau à son broc. Il appelait cela dîner. Comme il achevait son festin de Balthazar, un violent coup de sonnette retentit à sa porte! C'était son ami le baron de Sermèze.
—Bonne nouvelle! cria tout d'abord le baron en serrant vigoureusement la main de Jacques.
—Blanche?... fit celui-ci avec un tressaillement.
—Imbécile! reprit Sermèze, je vais m'en aller sans te rien dire, si au moment où je viens te faire les propositions les plus importantes et les plus sérieuses, tu me préviens en me jetant à la tête tes chimères stupides.
Tiens, tu me parles de Blanche; c'est le docteur du même nom qui devrait s'occuper de toi.
—Après?...
—Tu es un triple idiot.
—Nego, après?
—Veux-tu te présenter au conseil municipal?
Mérigue bondit en ouvrant de grands yeux.
—Réponds donc, grand nigaud.
—Eh bien, oui, pardié, mais comment?...
—Voici, et ne m'interromps pas, surtout; figure-toi pour un moment que tu es Cinna et que je suis Auguste. Tu sais qu'il y a un siège vacant au Conseil?
—Oui.
—Chut!... précisément dans le quartier Saint-Barthélémy.
—Oui.
—Chut!... tu sais qu'il y a un comité royaliste?
—Oui.
—Chut! te dis-je. Eh bien, ce comité est composé de très braves gens, d'une honorabilité parfaite et qui n'a d'égale que leur incapacité. Pour t'en donner une idée, ils ne songent point à présenter de candidat, bien qu'ils aient toutes les chances pour eux.
—Les crétins! fit Mérigue.
—Chut, reprit le baron. Tu n'es pas respectueux, mais tu es véridique. Enfin, il se trouve parmi eux un petit vieux moins momifié que les autres et qui s'appelle le vicomte d'Escal. Il est affligé de cent mille francs de rente.
—Il ne doit pas invoquer de consolatrice, alors.
—Tais-toi, bavard. Ses collègues ne le prennent pas au sérieux, ce dont il rage considérablement. Pour leur faire pièce, il veut susciter à lui seul et, bien entendu, à ses frais, une candidature royaliste. Il m'a demandé si je connaissais quelqu'un, je lui ai répondu: «J'ai votre affaire.» Eh bien?
—C'est entendu.
—Mais tu sais, il faut se hâter, la proclamation doit être affichée cette nuit.
—Ah!
—Chut... Le vicomte a une petite imprimerie à ses ordres qu'on appelle: La Presse de Saint-Pierre. Il met tout sur l'heure à ta disposition; pas de maladresse au moins, si tu réussis, ta fortune est faite.
—N'aie pas peur, dit Jacques, en jetant à son horrible plafond un regard de défi; j'ai pu être impuissant et gauche, dans les circonstances banales de la vie terre à terre, mais qu'une occasion digne de moi se présente et tu verras que ton ami le rêveur était fondé à se croire quelqu'un et quelque chose. Quant à toi, mon cher, je t'aimais déjà bien, désormais, c'est entre nous à la vie et à la mort.
—A la vie, espérons-le, reprit Sermèze très ému.
Le lendemain, l'affiche suivante, imprimée sur papier vert, s'étalait sur tous les murs du quartier Saint-Barthélémy:
«Messieurs les électeurs,
«Je viens vous offrir de vous représenter au Conseil municipal de Paris;
«Je n'ai l'honneur d'être ni propriétaire, ni négociant dans votre quartier; j'en suis le plus simple électeur;
«J'ai pris mes grades dans trois facultés et je travaille pour gagner ma vie;
«J'étais expéditionnaire à l'administration des cultes; j'ai été révoqué pour avoir signé une pétition en faveur de la liberté;
«Si vous approuvez les basses oeuvres du Conseil qui gouverne actuellement la Commune de Paris, ne me donnez pas vos suffrages;
«Je défendrai dans tous mes votes:
«La liberté des pères de famille;
«L'égalité de tous les citoyens dans la protection qu'ils ont le droit de demander aux lois;
«La fraternité qui ne traite pas en suspects les frères des écoles et les soeurs des hôpitaux;
«La franchise m'ordonne de vous déclarer mes opinions politiques et religieuses:
«J'estime qu'un peuple sans religion est un peuple sauvage;
«Je crois que la France, privée de son roi légitime, est une nation décapitée et condamnée à devenir la proie de ses ennemis;
«Ainsi j'ai toujours cru, ainsi je croirai tant qu'une goutte de sang coulera dans mes veines.
«Jacques de Mérigue,
«93, rue des Saints-Pères.»Cette ferme et fière proclamation produisit dans tout Paris l'effet d'une bombe d'énergie honnête, au milieu d'un camp de sceptiques et de ramollis. Toute la presse s'occupa de ces quelques lignes de prose claire, simple et vibrante, tracées par un inconnu qui, du matin au soir, était devenu célèbre. Les feuilles conservatrices exultaient de joie et s'écriaient qu'on avait enfin un homme. Les journaux républicains disaient aimer ce langage net et dépourvu d'obscurités. D'Escal et Sermèze étaient radieux. Mérigue trouvait tout cela très naturel et recevait comme lui étant parfaitement dus les compliments et les hommages. Une seule idée l'enthousiasmait: la pensée que toute cette renommée qui fondait sur lui allait le rapprocher de son idole.
Le soir, lorsqu'il rentra chez lui, son concierge, jadis rèche, maintenant souriant et obséquieux, lui remit un monceau de cartes de visite qu'il s'amusa à dépouiller sur sa table boiteuse.
En voici quelques-unes:
Le prince de La Roche-Bernard félicite M. de Mérigue de sa courageuse attitude.
Madame Salotru, blanchisseuse royaliste, envoie à M. de Mérigue tous ses compliments et l'assurance de sa parfaite considération.
Le général, comte de la Croisaie, grand officier de la Légion d'honneur: Bravo, jeune homme, vous êtes un brave.
L'abbé de la Gloire-Dieu, vicaire de Saint-Barthémy: sympathies bien cordiales.
Anselme Rotin, employé de commerce, a l'honneur d'informer le candidat qu'il votera vraisemblablement pour lui.
L'avant-dernière carte était insérée dans une enveloppe et ainsi conçue:
Gustave Coupessay, directeur des Oratoriens de la rue de Monceau, envoie à M. de Mérigue toutes ses congratulations et lui fait connaître qu'il sera trop heureux de l'attacher à son établissement dans les conditions qu'il voudra bien fixer lui-même.
—Tiens, dit Mérigue, il a fait une évolution, l'animal d'hier au soir.
Puis il lut la dernière carte:
Théodore de Vannes, élève externe au collège de la rue de Monceau, apprend que M. de Mérigue va donner des leçons à l'école et le prie de lui réserver quelques heures. Il saisit cette occasion pour serrer la main au vaillant candidat royaliste.
—Théodore de Vannes!!! Le frère de Blanche! s'écria Jacques. Ah! mon Dieu! je tiens les étoiles... enfin!...
VI
FIANCÉS
—Vous ne savez pas, ma chère, disait à Mlle de Vannes le jeune duc de Largeay, petit bellâtre insipide, empesé comme un faux-col et raide comme un échalas, vous ne savez donc pas?
—Quoi? fit Blanche d'un air distrait et quelque peu ennuyé, sans regarder son noble fiancé.
—Eh bien! cet espèce de polisson qui vous regardait l'autre jour à l'église d'une façon si impertinente...
—N'en dites pas de mal, cher duc, il est très bien.
—Ah! quel bon goût, ma chère, enfin, laissez-moi vous finir mon histoire.
—Faites, mais faites vite.
—Je l'ai rencontré tout à l'heure.
—Je regrette de ne pas avoir eu la même chance.
—Vous êtes aimable... je sais son nom.
—Vous êtes bien heureux.
—Jacques de Mérigue.
—Tiens, un joli nom.
—Vous trouvez?
—C'est tout ce que vous aviez à m'apprendre?
—Ah! mais non... un peu de patience.
—Vous voyez que je n'en manque pas.
—Ce Mérigue est l'étonnant candidat qui a signé les affiches extraordinaires dont tout le monde parle.
Blanche, à ces mots, prêta une attention plus soutenue aux paroles de son fiancé.
—Vous dites? interrogea-t-elle.
—Ce Mérigue, votre insolent admirateur, n'est autre chose que ce candidat qui fait tant de bruit.
—Tiens, tiens; mais il devient tout à fait intéressant, ce jeune homme.
—Quoi! ce malotru qui a osé...
—Ta, ta, ta, pas de gros mots; pourquoi lui en voudrais-je de me trouver bien? Est-ce que vous ne dites pas comme lui, par hasard?
—Ma chère, si je ne croyais de manquer au respect que je vous dois...
—Ne craignez rien, allez, j'ai bon dos.
—Je vous dirais...
—Pas de conditionnel.
—Que vos réflexions frisent l'impertinence.
—C'est un point de vue.
—Et je ne comprends guère qu'à un mois de notre mariage...
—Un mois!... qui vous a dit cela?
—Mais je croyais... pardon!
—Vous êtes bien pressé.
—Quel changement soudain.
—Vous enterrez bien vos vies de garçon, vous autres...
—Mais, chère amie, je ne suppose pas que vous ayez à faire une opération du même genre...
—Chi lo sa?
—Je ne comprends pas l'hébreu, ma chère.
—S'il n'y avait que l'hébreu!...
VII
LE COMITÉ
Monsieur le Président, Vidame du Merlerault.—Messieurs, vous devinez tous l'objet de notre réunion. Il vient de se produire un fait bizarre, absolument inouï, dans les annales du parti. Nous avions décidé sagement et prudemment que nous ne décrions pas notre drapeau à l'élection partielle qui va avoir lieu, le temps et les fonds nous manquant absolument. Et voici qu'à la stupéfaction générale, un jeune inconnu s'empare de cet étendard fleurdelysé qui a été confié à notre garde, et va-t-en guerre sans demander notre avis, sans prendre notre signal.
Le vicomte d'Escal.—Il eût attendu longtemps.
Le Président.—Sans doute. Nous n'avons pas habitude de confier à des gens sortis on ne sait d'où la représentation de nos intérêts et de nos opinions.
Le vicomte d'Escal—Parbleu, vous ne les confiez à personne.
Le Président.—Mieux vaut une abstention digne qu'une action irréfléchie.
Le vicomte d'Escal.—Il y a cinquante ans que vous vous abstenez dignement.
Le Président.—Mon cher vicomte, vous m'interrompez avec une opiniâtreté inconcevable. Je vous cède la parole.
Le vicomte d'Escal.—Merci, je l'accepte. Messieurs, voici en deux mots mon sentiment. Certainement, M. de Mérigue est blâmable d'avoir agi sans nous consulter, mais, outre qu'il ignorait probablement notre existence...
Le Président.—Un royaliste ne peut pas ignorer...
Le vicomte d'Escal.—Pardon! voilà que c'est vous qui m'interrompez, maintenant... je continue: nous nous trouvons en présence d'un fait accompli.
Monsieur de Prunières.—Hélas! oui, malheureusement.
Le vicomte d'Escal.—Comment, hélas? et d'un fait crânement accompli.
Le chevalier de Sainte-Gauburge.—Qu'importe la crânerie?
Le vicomte d'Escal.—Je la préfère à l'abstention digne. Je poursuis... d'un fait crânement accompli par un homme jeune et vaillant.
Monsieur de Saint-Benest.—C'est précisément là qu'est le mal!
Monsieur de Prunières.—Il vaudrait mieux qu'il fût vieux et prudent.
Monsieur de Saint-Benest.—Le candidat nous a manqué de respect.
Le vicomte d'Escal.—Il ne vous connaît pas.
Le chevalier de Sainte-Gauburge.—C'est une circonstance aggravante.
Monsieur de Saint-Benest.—Et puis, enfin, qui est-il? Qu'est cela, Mérigue? Sommes-nous certains qu'il soit né, seulement?
Le vicomte d'Escal.—Aussi vrai que vous êtes morts, vous autres.
Le Président.—Ne faisons pas d'esprit, cher vicomte, ce n'est pas dans les habitudes de nos réunions.
Le vicomte d'Escal.—Veuillez m'excuser, Monsieur le Président, une fois n'est pas coutume.
Le Président.—Je constate, Messieurs, qu'à l'exception de l'honorable vicomte préopinant, nous sommes tous unanimes à déplorer cette malencontreuse candidature, mais enfin, coûte que coûte, il faut prendre une décision.
Monsieur de Saint-Benest.—Une décision, y pensez-vous? déjà!
Le Président.—Hélas! oui, malheureusement.
Monsieur de Prunières.—Quelle fâcheuse aventure!
Le chevalier de Sainte-Gauburge.—Oh! que c'est grave, oh! que c'est grave!
Le Président.—Je vous propose, en premier lieu, de voter un blâme à M. Jacques de Mérigue, pour avoir posé sa candidature en dehors de notre assentiment. Le vicomte d'Escal est lui-même de cet avis. Que ceux qui sont d'un sentiment contraire veuillent bien lever la main. Personne ne lève la main. Le comité royaliste inflige un blâme à M. Jacques de Mérigue.
Le vicomte d'Escal.—Soutiendrez-vous, oui ou non, sa candidature?
Le Président.—La question est double. D'abord nous ne pouvons pas lui donner un centime.
Le chevalier de Sainte-Gauburge.—Pour ça, jamais! Il ne manquerait plus que ça.
Monsieur de Prunières.—D'abord, il n'y a que 35 francs dans la caisse.
Monsieur de Saint-Benest.—Pardon! c'est moi qui suis trésorier, il y a tout juste un louis.
Le vicomte d'Escal.—Versé entre nos mains par le tapissier royaliste de la rue Vanneau.
Le Président.—Là n'est pas la question. Je ne crois même pas utile de mettre en discussion une subvention pécuniaire que nous ne pouvons ni ne voulons accorder.
Monsieur de Saint-Benest.—Ça lui apprendra à ne pas nous consulter.
Le Président.—Maintenant, Messieurs, il faut boire le vin qui est tiré. Je vous demande de bien vouloir vous résigner à donner votre appui au candidat. Je crois que vous y consentirez tous et j'ai l'honneur de prier notre cher secrétaire, le chevalier de Sainte-Gauburge, de vouloir bien insérer au procès-verbal que: 1º Le comité vote un blâme à M. Jacques de Mérigue (à l'unanimité!); 2° Le comité ne fournit à M. Jacques de Mérigue aucune subvention pécuniaire (à l'unanimité!); 3° Le comité appuie la candidature de M. de Mérigue (à l'unanimité!) Mes chers collègues, la séance est levée.
VIII
A LA MODE
Mérigue était le lion du jour. Toute la presse s'occupait de cet audacieux Éliacin qui, rompant avec les habitudes gâteuses de la phraséologie politique, parlait un langage clair, net, incisif, catégorique. Le Rappel le qualifia de petite vipère réactionnaire couvée trop longtemps dans le sein d'une administration républicaine. Il reçut dans son grenier une visite d'un reporter du Figaro qui se plut à louer la simplicité spartiate du vaillant champion de la légitimité. D'innombrables cartes de congratulation affluaient à son casier. On ne parlait que de lui dans les salons bien pensants et beaucoup de jeunes femmes témoignaient le désir de voir en chair et en os le jeune athlète dont le nom retentissait si fort à leurs oreilles. Deux princes, trois ou quatre ducs, une demi-douzaine de marquis, des régiments de comtes et des troupeaux de barons voulurent faire l'ascension des cent vingt marches. Ils restaient tous bouche béante devant le dénûment du candidat et se demandaient comment il était possible que tant de valeur et de hardiesse fussent le partage d'un personnage aussi déshérité du sort. Jacques, qui croyait «marcher vivant dans son rêve étoilé», recevait toutes les félicitations et tous les compliments d'une façon à la fois gauche et hautaine qui était pleine d'une étrange saveur. Il s'était empressé, naturellement, d'aller occuper son poste de répétiteur au collège ecclésiastique de la rue de Monceau, où le révérend Père Coupessay l'avait accueilli comme une grande dame. Ce religieux opportuniste eut même l'admirable toupet de lui dire qu'il lui semblait bien l'avoir déjà vu quelque part. Tous les jeunes gens de famille avaient réclamé, comme une précieuse faveur, les leçons de ce conquérant si remarquable à la fois par sa mine fière, sa désinvolture et son caractère bon enfant. Son premier élève avait été Théodore de Vannes, le propre frère de la Vénus de Sainte-Radegonde, sorte de gros garçon, jovial et brutal, élevé à la diable, notablement intelligent et doué par-dessus tout d'une excentricité voisine de l'aliénation. Théodore avait, dès le premier jour, voué à son maître d'occasion une admiration désordonnée et une sorte d'amitié violente et sans mesure. Jacques trouvait bien toutes les démonstrations de l'adolescent un peu encombrantes, mais le vague espoir d'arriver à la soeur par le frère le déterminait à supporter toutes les effusions obsédantes du collégien. Il le fit causer avec un certain art et apprit une foule de choses intéressantes, au sujet de sa chimère. Il eut la confirmation des fiançailles de Blanche avec le duc de Largeay. Théodore ajouta que cette union était le résultat d'une pure convenance de famille et que sa soeur trouvait le duc fade et ennuyeux. Il était absolument du même avis et regrettait vivement que Blanche n'épousât pas un homme intelligent et digne d'elle. On la surnommait partout la quatrième Grâce et elle allait unir ses destinées à celles d'un boudin sans savoir et sans esprit, dont tout le mérite consistait à perpétuellement rire, aux fins d'exhiber un râtelier perfectionné payé six mille francs chez Préterre. Du reste, ajoutait Théodore, ce mariage n'était certes pas fait encore et pourrait bien ne jamais se réaliser. On juge si ces déclarations étaient approuvées et appuyées par Mérigue, qui arrivait à se dire intérieurement: décidément, ce gaillard-là est très fort! il n'a pas les préjugés de ses pareils: il est utilisable. L'affection qu'il me témoigne, jointe à cette largeur d'idées, peut mettre bien des atouts dans mon jeu.
Un jour, le candidat royaliste reçut la lettre suivante:
«Monsieur,
«Je fais une collecte à domicile pour les pauvres du quartier spécialement secourus par M. l'abbé de la Gloire-Dieu. Tout le bien qu'on dit de vous me fait un devoir de compter sur votre générosité. J'aurai le plaisir de me présenter moi-même chez vous et je ne doute pas de l'accueil que vous voudrez bien faire à mes sollicitations en faveur des malheureux.
«Recevez, Monsieur, l'assurance de mes sentiments très distingués.
«Comtesse de Vannes,
«Hôtel Soubise, 85, rue Saint-Dominique.»
Pardieu! s'écria Jacques, je crois bien, que je t'en donnerais, si j'en avais, mais où diable trouver assez de monacos pour te faire une aumône digne... de la fille!
Il réfléchit quelques instants et s'élança tout à coup chez le vicaire de Saint-Barthélémy. Il lui exposa la situation et le pria de lui avancer cinq louis.
—Mais, voyons, mon cher enfant, lui dit l'abbé dont la sagacité devinait toutes les pensées du jeune homme, voyons, pourquoi voulez-vous jeter une somme pareille par la fenêtre? Croyez-vous qu'on vous en saura gré. On vous remerciera sans doute, mais on se dira que vous avez voulu poser, lancer de la poudre aux yeux, vous faire passer pour ce que vous n'êtes pas, enfin... je vois que vous persistez... qu'il soit fait selon vos désirs, pauvre enfant!... pauvre enfant!
Le prêtre prononça ces dernières paroles avec une tristesse qui fit trembler sa voix. Jacques n'y prit point garde, reçut les cinq louis, remercia chaleureusement l'ecclésiastique et courut sans désemparer à l'hôtel de Soubise pour apporter son offrande.
—Mme la comtesse ne reçoit pas aujourd'hui, lui dit assez insolemment un concierge habillé en suisse de cathédrale.
—Voulez-vous lui dire que c'est M. de Mérigue.
—Ni Mérigue, ni personne, répliqua avec sécheresse le pipelet resplendissant.
Jacques se demanda s'il n'allait pas bâtonner ce drôle. Il comprit bien vite l'inanité d'une pareille exécution, tendit au cerbère l'enveloppe qui contenait sa carte et son billet de cent francs, en le foudroyant de ses yeux irrités. «Bien», répondit le valet et il referma brusquement la porte au nez frémissant du donateur.
IX
LA FAMILLE JOYEUSE
—Papa! maman, Marianne, Mathilde, s'écriait Jacqueline toute haletante d'émotion et de bonheur, écoutez! écoutez! une lettre de mon cher petit frère. Ah! si vous saviez!... venez tout de suite. Marianne! dis à Jeannette de faire boire un coup au facteur, merci, mon Dieu! merci.
Toute la famille de Mérigue s'était précipitée aux appels triomphants de son plus jeune membre. Jeannette, la vieille et fidèle cuisinière, rappelait le facteur à grands cris et, sans savoir de quoi il pouvait bien s'agir, lui versait généreusement un grand verre du meilleur vin de la cave; le domestique lui-même, le brave et digne Pierrille, quoique non interpellé, avait abandonné ses boeufs à moitié liés au seuil de la grange et était accouru, son bonnet à la main, en entendant les exclamations de Mlle Jacqueline. Bientôt un groupe s'était formé dans la cour: la famille entière, Jeannette, Pierrille, le facteur, ces trois derniers à une distance respectueuse, faisaient un cercle autour de la jeune fille qui brandissait sa lettre en l'air comme un porte-drapeau arbore son étendard. A tout ce tumulte inusité dans l'habitation si paisible, la chienne du logis, la douce et gentille Éva, s'était avancée à son tour et regardait ses maîtres d'un air étonné, en remuant la queue. Jacqueline lut d'une voix tremblante la missive extraordinaire qu'elle avait fiévreusement parcourue:
«Ma chère petite Jacqueline,
«Papa, maman, mes grandes soeurs ne m'en voudront pas de t'avoir adressé l'importante correspondance d'aujourdhui. Je te devais bien cela, compagne aimée de mon enfance et de ma jeunesse; comme papa, tu n'as jamais désespéré de mon avenir. Vous aviez raison: Je suis candidat du comité royaliste aux élections parisiennes, j'ai toutes les chances possibles de succès. Je suis répétiteur au collège de la rue de Monceau, et tous les jeunes gens des plus grandes familles se disputent l'honneur de mes leçons. Le premier que j'ai eu est précisément le frère de ma belle demoiselle de Sainte-Radegonde qui s'appelle Blanche de Vannes et appartient à la première aristocratie du faubourg. Cet élève m'a voué une affection extraordinaire. Je vais pouvoir approcher l'idole de mes rêves! Mes chères âmes, que de bonheurs à la fois: l'honneur, l'argent! et peut-être l'amour. Je ne t'en écris pas plus long aujourd'hui, ma bonne Jacqueline, tu comprends aisément quelles doivent être mes occupations. Je joins à ma lettre un exemplaire de ma proclamation aux électeurs du quartier Saint-Barthélemy et divers extraits des journaux qui me portent aux nues. Dans tout cela, ma première pensée a été celle-ci: je vais donc pouvoir envoyer un peu de joie à ceux qui sont si tristes et que j'aime tant. Je vous embrasse de toutes mes forces.
«Jacques.»
—Louez Dieu et tirez le canon! exclama le vieux Mérigue en voulant saisir les extraits des journaux qu'il jeta à terre dans sa précipitation.
—Mon ami, interrompit la pieuse Caroline, d'une voix plus calme, mais toute vibrante de bonheur, mon ami, tu as bien dit. Il faut commencer par remercier la Providence divine qui vient à notre secours au moment où nous croyons tout désespéré.
La sage Marianne prit alors la parole.
—Je crois, dit-elle, que voilà un bon début. Il ne faut pas attendre monts et merveilles; nous pourrions nous ménager de pénibles déceptions, mais enfin on peut dire, d'ores et déjà, que Jacques a le pied à l'étrier, et la possibilité de parvenir à une situation honorable et avantageuse...
—Il marche à ses grandes destinées, affirma Jacqueline, il glorifiera notre nom.
—Il sert son Dieu et son roi, dit à son tour l'enthousiaste Mathilde. Que pouvons-nous désirer encore?...
—Que quelques émoluments solides viennent s'ajouter à toute cette fumée de gloire, reprit Marianne sérieuse et grave.
—Mais s'il y avait vraiment quelque chose derrière cette jolie amourette, dit Joseph de Mérigue, anxieux. Pourquoi pas, ma chère Marianne?
—Tout est possible, mon père, mais cela n'est pas probable, répondit la soeur aînée.
—Comment? pas probable, ma fille?... Mais au contraire, rien n'est plus vraisemblable. Quelle jeune fille ne serait jalouse d'unir son sort à celui d'un garçon aussi vaillant, aussi bien né, et je puis ajouter maintenant aussi célèbre que Jacques de Mérigue?...
—Papa a raison comme toujours, dit Jacqueline en sautant au cou du vieux comte...
Jeannette et Pierrille, les deux bons serviteurs, quoique placés à une certaine distance du groupe familial, avaient vaguement saisi le sens général de cette conversation. Ils comprenaient que Jacques allait devenir un grand personnage, lui qu'ils avaient vu au berceau, et auquel il ne cessaient de pronostiquer un avenir sidéral. Un bon sourire, moitié étonné, moitié joyeux, épanouissait leurs traits minés par le travail et la fatigue; Éva s'était approchée de Jacqueline et lui léchait doucement les mains. Un gai soleil de printemps éclairait cette petite scène, et mêlait au bonheur de ces pauvres êtres l'immense allégresse de la résurrection du ciel.
—Pierrille! dit tout à coup Joseph de Mérigue, en attendant l'artillerie qui nous manque, tu vas tirer deux coups de fusil. Pierrille obéit avec empressement et déchargea en l'air à deux reprises une vieille canardière informe qui, à la seconde détonation éclata, et fit au tireur une légère blessure.
Comme on s'empressait autour de lui et que Marianne blâmait l'ordre imprudent du comte, le domestique affirma, dans son patois pittoresque, qu'il était heureux d'arroser de son sang la première couronne de son jeune maître.
Tous les membres de la famille voulurent répondre incontinent à leur cher représentant qui leur envoyait de cent cinquante lieues un si brillant rayon d'honneur.
Le chef de la maison et Jacqueline furent dithyrambiques, les adjectifs hyperboliques et les adverbes sonores éclatèrent sous leur plume comme des gerbes d'étincelles sous le galop d'un cheval. Joseph déchira deux feuilles de papier dans son impatience nerveuse, et entra dans une grande colère accompagnée de gros mots, en prétendant que sa femme n'avait que de sale encre, de sacrées plumes, et de fichu papier! Caroline, tout en félicitant son cher fils, lui exprima que la première chose qu'il avait à faire, était de témoigner sa reconnaissance au bon Dieu en allant trouver au plus vite son confesseur qu'il négligeait depuis si longtemps.
Mathilde, en quelques pattes de mouche fiévreusement tracées, recommanda à son frère de toujours viser à l'honneur et de dédaigner les vils métaux si recherchés en ce siècle matérialiste.
Marianne au contraire avertit Jacques de ne pas trop songer à la vaine gloriole et à l'immortalité décernée par les journaux. Elle lui conseilla de profiter d'une popularité, peut-être éphémère, dans un milieu bien capricieux, pour s'efforcer d'acquérir honnêtement les moyens de vivre et d'aider les siens.
Au repas du soir, où fut invité le vieux curé Desmolard, on but une bouteille de vieux Mérigue soigneusement bouchée, cachetée et étiquetée cinq ans auparavant par la prévoyante Marianne. Les six convives absorbèrent à peine la moitié du précieux flacon qui fut renvoyé à la cuisine où le digne Pierrille se chargea de l'achever.
M. de Mérigue, selon sa coutume, se coucha en même temps que les poules, oubliant, à la grande indignation de sa sainte épouse, de réciter sa prière du soir.
Mme de Mérigue resta agenouillée jusqu'à une heure avancée de la nuit.
X
LA DOUAIRIÈRE SCANDALISÉE
La comtesse douairière de Vannes, assise auprès de sa fille, dans le grand salon blanc et or de l'hôtel Soubise, était en train de la moréginer tout doucement.
Cet adverbe était essentiel à côté du verbe précédent, car Mlle Blanche était absolument dans la catégorie de ces jeunes filles qui, en un instant d'humeur ou de caprice, envoient promener par-dessus les moulins, père, mère, directeur... et bonnets...
—Ma bien chère Blanche, j'ai une toute petite observation à te faire...
—Encore des reproches.
—Je m'en garderais bien... une simple remarque... un léger conseil...
—Dites toujours, cela n'engage à rien...
—Je trouve que tu lis beaucoup, et des livres bien risqués.
—Affaire de goût, chère maman... J'ai toujours préféré les romans aux méditations de l'Évangile...
—Sont-ce là, mon enfant, les leçons que tu as reçues au couvent du Sacré-Coeur?
—Ah! les leçons des révérendes mères, vous savez, j'en prends et j'en laisse...
—Véritablement, tu m'abasourdis. Dis-moi où tu peux avoir trouvé toutes ces idées d'indépendance malsaine, prématurée?
—Dans ma tête.
—Mes compliments. Tu es à peine gentille pour moi... et... pas du tout pour ce pauvre duc, ton fiancé...
—Ah! le duc!...
—Eh bien! le duc?...
—Eh bien, là! il m'ennuie! en bon français...
—Comment? déjà!
—Depuis le premier jour.
—Mais, malheureuse enfant, tu l'as accepté, voyons?
—Sans doute... et après?...
—Mais il sera ton mari dans quelques semaines...
—Oh! d'abord, rien ne presse... et puis...
—Et puis...
—Soit! il sera mon mari. Beau nom!... Un des lions du club habillé à la dernière mode!... parfaitement niais... Rien de mieux...
—Tu me fais tomber des nues, ma fille, tu n'as donc pas l'intention de l'aimer?
—Oh! mon Dieu!... si fait!... comme on aime... un mari!...
—Tais-toi, Blanche, s'il t'entendait!...
—Il m'a déjà comprise, allez!...
—Et c'est pour cela qu'il est si triste, ma fille... En vérité, tu me navres...
—Triste?... Le duc de Largeay?... Toujours assez gai pour faire de petits soupers aux Ambassadeurs avec Mlle Zoé!...
—Blanche!... y penses-tu?...
—Pour payer un coupé de deux cents louis à Mlle Microche des Nouveautés...
—Tais-toi, de grâce! si quelque domestique était derrière les portes...
—Pour avoir un compte de cent louis chez la bouquetière du Jockey!
—Mais il t'envoie chaque jour des fleurs!...
—Des rossignols!... achetés au rabais sur les brouettes qui passent dans les rues... Eh! chère maman, vous ne saviez pas tout cela!... Cela prouve qu'à votre âge, vous avez encore des choses à apprendre de votre fille.
—Tu me confonds...
—Ah! vous n'avez pas fini... oui, le duc sera mon mari! C'est entendu. C'est conclu. Je l'aimerai... par convenance... mais quand à lui donner un atôme de mon coeur, vous entendez, un atôme...
La comtesse douairière était anéantie. Elle ne put répliquer à ce trait final et leva les mains au ciel en murmurant à la cantonade: Eh bien! Mesdames, mettez donc vos filles au couvent!...
XI
UNE LECTURE
Le duc de Largeay, prétentieusement accoudé à la grande cheminée du salon blanc et or, pince du bout des lèvres une cigarette du Levant dont il envoie la fumée au plafond en petits cercles bleuâtres géométriquement mesurés. La comtesse douairière de Vannes se concentre sur une broderie d'un dessin compliqué; sa fille, Blanche, à demi vautrée sur un divan, regarde les bibelots et les candélabres d'un air distrait et maussade.
—Eh bien! dit-elle tout à coup, voyant que personne ne se décidait à rompre l'auguste silence, eh bien, duc, nous apportez-vous des nouvelles du boulevard ou du club?
—Oui, ma chère. Enfin, quand je dis des nouvelles, elles se ressemblent toutes ces jours-ci. Ouvrez la première feuille venue, royaliste ou intransigeante, matinale ou vespérale, c'est Mérigue, toujours Mérigue, encore Mérigue. J'ai précisément dans ma poche son discours à la réunion publique.
—Voudriez-vous être assez aimable pour nous en donner lecture?
—Si cela peut vous être de quelque agrément?
—Certes.
—Cela n'ennuiera-t-il pas la comtesse?...
—Oh! moi, je brode, répondit la douairière interpellée.
—Eh bien, ma chère Blanche, reprit le duc, je vais vous faire faire connaissance avec la prose de votre admirateur.
—J'écoute, monsieur le duc.
—«Messieurs, dès l'ouverture de la période électorale un groupe de royalistes, sans s'arrêter aux considérations d'âge, de fortune ou de notoriété qui devaient me dérober à l'attention publique, est venu m'engager à poser ma candidature aux élections de notre quartier. J'ai cédé à leurs instances, et je suis descendu résolument dans l'arène.
—Très gentil à la fois de modestie et de crânerie, observa Blanche.
Le duc poursuivit en se mordant les lèvres:
«La démagogie triomphante déclare une guerre sans merci à toutes nos forces constituées: Nous voulons conserver tout ce qu'elle veut détruire, protéger tout ce qu'elle attaque, sauver tout ce qu'elle bat en brèche; nous sommes les assiégés de la grande citadelle de l'ordre!...
—Belle image! dit Blanche.
—Mauvaise rhétorique, répliqua Largeay.
—Oh! ne parlez pas de rhétorique, répliqua Mlle de Vannes, vous n'avez pas encore fait la vôtre...
Le duc, muselé, continua: «Examinons d'abord comment nos édiles entendent appliquer la devise surannée dont ils noircissent les murailles de tous nos édifices publics. La liberté qu'ils exigent pour eux, ils la refusent péremptoirement aux autres, et les honnêtes gens, bon gré, mal gré, verront leurs enfants courber la tête sous les fourches caudines de l'athéisme gratuit et de la polissonnerie obligatoire...»
—Bravo! fit Blanche en applaudissant.
—Vous applaudissez des violences, ma chère.
—Essayez donc d'en faire des violences, vous!
—Oh! Blanche! Je reprends:
«La fraternité signifie aujourd'hui la proscription des frères et des soeurs...
—Charmant! murmura Blanche.
—Calembour vulgaire! entonna le duc. Je poursuis: «Quelles sont les oeuvres de ces hommes? A quoi emploient-ils nos millions? Ils dressent sur nos places publiques des Mariannes aux grossiers appas que l'on ne voudrait pas rencontrer au coin des carrefours. Ils votent à leurs aimables Calédoniens des fonds de déplacement et des indemnités pour «travaux extraordinaires».
On voit qu'il sort d'une administration, ce monsieur...
—Où vous seriez incapable d'entrer si jamais vous étiez ruiné.
—Ne m'interrompez donc pas à toute minute.
«Maintenant, j'aborde le côté politique de ma profession de foi, je suis catholique et royaliste...»
—Franc, loyal, splendide! s'écria Blanche.
—Et fortement maladroit.
—Je voudrais vous y voir.
—Vous serez privée de ce spectacle.
—Je m'en doute, cher duc... Vous à la tribune! Ah! ah! ah! J'en pâme, rien que d'y penser, un guignol de grandeur naturelle... Continuez...
—«La République engendre la licence, le désordre, la perversion; elle abaisse les caractères, amollit les courages, émousse les forces vives de la nation dans des luttes intestines sans profit et sans grandeur, et livre, en fin de compte, le pays désarmé à l'âpre convoitise des hordes conquérantes...»
—Très bien! très bien! appuya Blanche.
—Du pathos pur et simple.
—Pathos? dites-vous. Prenez garde, ce mot a une terminaison grecque, ne vous aventurez pas sur les terrains que vous ignorez... Allez!
—«Je veux lutter galamment contre les républicains convaincus, mais une juste colère s'empare de moi à la vue des acrobates et des jongleurs politiques. Que je voie venir à ma rencontre un ennemi franc et probe, je le combattrai sans cesser de l'estimer, et quand nous interromprons le duel, à la chute du jour, nous échangerons peut-être des présents comme les héros d'Homère...» Aïe, aïe, des réminiscences classiques, à présent.
—Ce n'est pas vous qui en auriez de semblables, bien cher duc... La raillerie vous est malséante... Allez!...
—«Mais pour les gens sans foi qui ne craignent pas d'employer des engins perfides, pour les espions et les délateurs, pour les fabricants et souteneurs de l'article vu et autres ordures...»
—Ah! quelles expressions. Quel langage!
—Allez donc... Opoponax!...
—«Je ne les épargnerai pas, car je le déclare hautement, je ne redouterai jamais ni leur plume, ni leur épée...»
—Fier, crâne, charmant!...
—Une simple provocation, ma chère!...
—Que vous dédaigneriez, n'est-ce pas?
—Certes, ma bonne amie.
—Comme je vous connais bien... Ensuite!
—«Quelques jours à peine nous séparent de l'ouverture du scrutin; que ma personnalité s'efface, que l'amour de notre cause enflamme seul l'ardeur de nos âmes. Ne nous inquiétons pas du résultat de nos peines et de nos fatigues. Quand on s'est tracé une route, on doit la suivre invariablement... Le royaliste qui a gardé une plume ou une épée à la main, et sa vieille foi dans le coeur, quand il a interrogé sa conscience, doit affronter le sort. Va où tu peux. Meurs où tu dois!»
—Superbe! superbe! dit Blanche en battant des mains.
—Tout bonnement de l'épigramme.
—Vous dites, cher duc?
—Pardon, pardon, je voulais dire mélodrame.
—Diable! je vous souhaiterais sincèrement des réminiscences de langue française puisque vous paraissez si fort mépriser les autres... Voulez-vous continuer?
—C'est fini, chère amie, le journal ne donne que des extraits.
—Déjà terminé? Quel dommage! Je veux lire ce discours in-extenso, c'est-à-dire en entier, je traduis pour ceux qui ne comprennent pas le latin. C'est tout bonnement splendide. N'est-ce pas, maman, que vous êtes de mon avis?
—Ah! moi, j'ai brodé, répondit la comtesse douairière sans lever les yeux.
—Vous n'avez pas le goût bien sûr, ma chère, dit Largeay en froissant le journal qu'il venait de parcourir avec un dépit mal dissimulé, vous lisez trop les auteurs modernes.
—C'est une petite différence qui existe entre nous. Bref, ce Mérigue est un homme, quelles que soient les critiques des clubmen et autres gens bien peignés.
—Un homme... Je n'en suis donc pas un à votre compte?
—Oh!... cher duc!... Mais laissons un sujet que vous estimez frivole et parlons un peu des choses qui vous intéressent. Quoi de nouveau au club?
—Saint-Benest a perdu deux mille louis au Quinze.
—Et puis?
—Prunières plaide en séparation avec sa femme qui, paraît-il, l'a battu.
—Dame! elle a dû le secouer comme un Prunières.
—Oh! que vos plaisanteries sont de mauvais goût, ma chère amie.
—Après, après, pas de paroles oiseuses!
—M. du Merlerault a gagné mille louis sur M. de Senlis, à Chantilly.
—Est-ce tout?
—Non! Le petit Mora s'est battu au pistolet avec le grand du Tranchey.
—Pourquoi cela?
—Ces deux messieurs s'étaient rencontrés dans l'antichambre d'une femme légère.
—Dites donc d'une cocotte, allons!
—Pardon! il y a une nuance.
—Et cette femme légère s'appelait...?
—Je n'ai pas retenu le nom.
—Mlle Zoé, peut-être!
—Connais pas, chère amie, connais pas.
—Celle qui aime tant les soupers fins.
—Ah! je ne savais pas!
—Bien... assez... Vous n'avez plus d'histoires!
—Ah! si fait! le petit vicomte d'Escal se vante partout d'avoir inventé la candidature Mérigue, d'avoir été le Christophe Colomb de cette Amérique.
—Ah! encore, cher duc, vous êtes exécrable. Non, je vous en conjure, ne faites pas d'esprit, je vous préfère à votre état naturel.
—Toujours ce Mérigue! On ne peut se retourner sans voir ses affiches vertes ou sans entendre parler de lui.
—Soyez tranquille, il ne vous en arrivera jamais autant.
—Je ne vous cacherai pas que je commence à être agacé d'ouïr ce nom ressassé par tous les échos.
—Allez le lui dire, cher duc. Vous vous battrez, et il vous tuera.
—Comme vous allez vite en besogne, chère amie. Croyez-vous que je me commettrais avec un aventurier?
—Non, non, duc, je ne le crois pas.
Comme Blanche de Vannes achevait ces mots la porte du salon s'ouvrit brutalement et livra passage au gros Théodore, chancelant, titubant, les yeux pochés et les habits en lambeaux.
La comtesse douairière se précipita pleine d'inquiétude.
—Faites-le conduire au lit, dit Blanche sans se déranger, il est encore dans les brindezingues. Ce n'est que la troisième fois depuis deux jours. Il y a du progrès.
—Comment?... de quoi?... grognait Théodore en s'appuyant aux murailles... d'abord il ne s'agit pas de cela. Il s'agit... d'aller... éveiller l'Académie... Vous savez, l'Académie, à l'Institut... pour donner le prix Montyon... à mon ami Mérigue... le prix Montyon, ce n'est pas trop... il m'a sauvé la vie. Voilà! il ne s'agit pas d'aller au lit, il s'agit du prix Montyon... de Mérigue... et de l'Académie... vous savez, à l'Institut, là-bas, la maison est au coin du quai.
Pendant que Largeay et la comtesse faisaient asseoir le jeune homme, un commissionnaire apporta une lettre ainsi conçue:
«Madame la Comtesse,
«Mon cher élève Théodore, presque au sortir du collège, a été attaqué par une bande d'escarpes qui exploite le quartier de l'Europe. Fort heureusement je me suis trouvé passer sur le terrain de la rixe; j'ai eu la chance de mettre en fuite les agresseurs et de vous ramener M. votre fils sain et sauf. Je ne l'ai quitté qu'à la porte même de votre hôtel, et je l'eusse même certainement accompagné jusqu'auprès de vous, si je n'avais eu la crainte de commettre une indiscrétion.
«Agréez, madame la comtesse, l'hommage de mon profond respect.
«Jacques de Mérigue.»
—Mais c'est un ange, cet homme! s'écria Blanche avec un enthousiasme sincère.
—Ou du moins un brave garçon, opina la comtesse douairière.
—Il n'a fait que son devoir, reprit sèchement le duc de Largeay.
Pour le coup, Blanche n'y tint plus.
—Duc, dit-elle d'un ton sarcastique, vous tenez le langage d'un nigaud.
—Blanche! Blanche! fit la douairière scandalisée.
Cependant Théodore s'était pesamment endormi sur un fauteuil et ronflait avec un bruit de crécelle, les bras pendants et les jambes écartées. Entre le frère ivre mort, et la soeur, plus que grincheuse, le duc sentit que sa position devenait difficile. Il baisa assez adroitement la main de sa fiancée, salua cavalièrement sa future belle mère et s'éclipsa sans autre formalité. Dès qu'il eut tourné les talons, Blanche dit à la comtesse:
—Ma chère maman, il faut absolument faire une politesse à M. de Mérigue, c'est un devoir indiscutable.
—Eh bien, ma fille, reprit la douairière, quand tu voudras.
XII
DEUX RENCONTRES.
Mérigue avait effectivement tiré Théodore de Vannes d'un très mauvais pas. Le jeune externe de l'institution de Monceau, au lieu de rentrer chez lui en quittant sa classe, avait été selon une habitude déjà enracinée, prendre quelques vermouths et plusieurs absinthes dans un cabaret borgne des Batignolles. Son humeur querelleuse étant exaltée par les spiritueux horribles qu'il avait engloutis, une rixe était survenue entre trois rôdeurs de barrière et le noble habitant de l'hôtel Soubise. Théodore, après avoir distribué quelques énormes coups de poing et reçu lui-même une sérieuse raclée, s'était retiré devant la supériorité du nombre et avait opéré vers les quartiers du centre une retraite en mauvais ordre. Comme il repassait à la hauteur de son collège, poursuivi par les trois escarpes, il avait rencontré Jacques qui jeta immédiatement dans la balance le poids de sa vigoureuse énergie et de sa grosse canne plombée. Les agresseurs prirent la fuite, non sans incriminer la lâcheté des bourgeois qui se mettaient deux pour combattre trois prolétaires. Le professeur-candidat, ayant alors remarqué que son élève n'était point, quant à la lucidité d'esprit, dans une situation absolument normale, héla un fiacre, y fit monter le jeune homme et le reconduisit à la rue Saint-Dominique. Il avait une singulière envie d'entrer et de remettre lui-même Théodore ès mains de la comtesse douairière, mais il pensa avec raison, qu'il était plus délicat et plus politique de s'effacer immédiatement après le service rendu et avant d'attendre sa constatation par les intéressés.
Le lendemain matin, au moment de quitter son logis pour commencer ses courses électorales qu'il exécutait quotidiennement avec une infatigable activité, il rencontra sous le porche du 93 un laquais de grande maison qui lui remit un billet ainsi conçu:
«La comtesse douairière de Vannes prie Monsieur Jacques de Mérigue de vouloir bien lui faire le plaisir de venir dîner chez elle demain soir à sept heures et demie. Elle saisit cette occasion pour remercier Monsieur de Mérigue d'avoir rendu à son grand étourdi de fils un service signalé comme celui d'hier soir.
«Hôtel Soubise, 85, rue Saint-Dominique.
«Ce Mercredi.»
Jacques eut pendant quelques secondes la sensation d'un aéronaute qui, par un temps calme et superbe, monte doucement dans l'air bleu. Une félicité profonde s'empara de tout son être et transparut sur son visage avec un léger sourire qui adoucit infiniment son énergie habituelle et la fondit en une expression caressante et joyeuse. En un clin d'oeil, et comme par enchantement, toutes les préoccupations politiques s'évanouirent dans son esprit et il marcha droit devant lui, à l'aventure, sans se préoccuper des passants et des rues et comme s'il eût suivi dans le vague des airs l'appel d'une vision mystérieuse. Il fut bientôt tiré de sa rêverie par un petit coup de canne sur l'épaule. Il se retourna, furieux contre le mal appris qui le précipitait des hauteurs de son extase, mais se rasséréna presque aussitôt. C'était le baron de Sermèze. Pour toute entrée en matière, Mérigue montra à son ami le billet qu'il venait de recevoir. Sermèze lui répondit simplement:
—Eh bien, mon vieux, je m'empresse de te dire que ceci ne signifie rien au point de vue de tes désirs chimériques, mais il y a une question très réelle qui est soulevée par la remise de ce poulet.
—De ce poulet?
—Je retire le mot s'il te blesse... Vrai on dirait que tu es gendre... enfin, c'est pas tout ça, tu vas donc dîner à l'hôtel Soubise?...
—Pardieu! un peu!
—As-tu seulement un habit?
—Diable! je n'y songeais pas...
—Étourneau! Un claque?
—J'en ai un qui date d'avant la guerre.
—Insuffisant, très cher... un plastron irréprochable?
—L'adjectif serait présomptueux.
—Des souliers vernis?
—Diantre, mon cher, tu m'effraies, je n'ai point réfléchi à tout cela.
—Est-ce que tu réfléchis jamais à quelque chose! As-tu au moins l'argent nécessaire pour te procurer ces divers objets?...
—J'ai soixante francs de fortune. Je ne toucherai ma première mensualité au collège que dans trois semaines.
—Voilà dix louis, tu me les rendras quand tu pourras.
—Tu es un dieu, Sermèze.
—Et toi, un animal... Allons, occupe-toi vite de cette question d'équipement et ne fais pas de gaffe.
—De ce pas, cher baron...
—Une autre chose... va-t'en chez un habile Figaro et fais-moi opérer des coupes importantes dans la forêt vierge qui ombrage ton acropole.
—Ah! tu crois, ami?
—Oui, crétin! Ces crinières-là ne sont bonnes que pour griffonner et déclamer la Rédemption des Damnés, ou autre fantaisie dantesque. Dans le monde, on porte très court.
—Je suivrai tes conseils, je reconnais ta compétence en ces questions.
—Et aussi pour dénicher des candidatures parisiennes aux Limousins obscurs.
—D'accord, le fait est brutal.
—Et tu es une brute... Rudement chouette à propos ton discours et je te renouvelle mes compliments.
—C'est heureux.
—Ah! pour une fois... enfin à revoir. Sois sage!... habile et bien peigné.
Le lendemain soir le candidat royaliste, à peu près déguisé en homme du monde, se présentait à l'hôtel Soubise et passait fièrement devant le concierge polychrome qui l'avait naguère éconduit d'une façon si sommaire. Le salon était vide lorsqu'il y fut introduit. Le dîner devait avoir lieu à sept heures et demie et la pendule ne marquait que sept heures et quart, Jacques était arrivé un peu trop tôt. «Sermèze appellerait cela une première gaffe!» se dit-il. Comme il formulait en lui-même cette pensée assez juste une porte s'ouvrit vivement et donna passage à Blanche de Vannes qui traversa l'immense pièce comme un petit ouragan et vint saisir la main de Jacques avant même que remis de son émotion il eût eu le temps de répondre à son geste.
—Il y a plusieurs jours que nous désirions vous voir, Monsieur; vous représentez nos idées d'une façon si entière et si franche... et en outre vous êtes si bon pour ce grand maladroit de Théodore.
—Mademoiselle... put à peine articuler Mérigue totalement foudroyé par cette incisive entrée en matière.
—Asseyez-vous donc, monsieur. Vous devez être harassé avec le double métier que vous remplissez si courageusement, ma mère va venir dans quelques minutes... Théodore ne tardera pas non plus à moins qu'il ne soit dans quelque taverne. Ah! monsieur!... il n'a que dix-sept ans, et déjà il veut faire le jeune homme... hein?...
—Mademoiselle...
—Ça boit une absinthe, ça fume une pipe, ça parle de femmes. Quelle pitié, n'est-ce pas?...
—Oh! mademoiselle...
—Enfin, ce sujet-là ne vous intéresse pas beaucoup... Il paraît, monsieur, qu'à toutes vos autres qualités vous joignez celle d'être poète...
—Mademoiselle...
—Eh bien! moi, voyez-vous... j'adore les vers... et j'admire beaucoup ceux qui savent les faire. Théodore m'a parlé d'un grand poème que vous étiez en train d'écrire sur la Rédemption des Damnés.
—Mademoiselle...
—Vous nous le montrerez, n'est-ce pas?...
—Assurément, mademoiselle.
—Avant qu'il soit édité, je vous prie, je raffole des primeurs... Et puis, à propos, monsieur, il me semble vous avoir déjà vu je ne sais où?
Jacques, qui était pâle comme un linge, sentit monter à ses joues un violent afflux de sang...
—Mademoiselle, je... je ne sais pas...
—Parfaitement, à Sainte-Radegonde, je crois même que vous laissâtes tomber votre canne à terre au moment le plus solennel du salut auquel je donnerai le même qualificatif... C'était bien vous, n'est-ce pas?... Il y a trois semaines?...
—Je crois... mademoiselle...
—J'ai même ri comme une folle de cet accident; vous me pardonnez, monsieur?
—Mademoiselle! Comment donc?...
A ce moment la comtesse douairière entrait majestueusement.
—Bonjour, monsieur de Mérigue, dit Mme de Vannes d'une voix somnolente. Comme vous êtes donc aimable d'avoir bien voulu répondre à mon invitation un peu improvisée... et j'ai hâte de vous exprimer tout de suite mes compliments et mes remerciements.
—Madame!...
Théodore, dans un état à peu près normal, fait son entrée comme un bouledogue. Il ne daigna pas honorer sa famille d'un regard et se jeta presque au cou de Mérigue qui fut obligé de se reculer pour ne pas être embrassé.
—Bon coeur, quoique mauvaise tête, observa la comtesse.
—J'aime beaucoup monsieur votre fils, madame, répondit Jacques.
—En ferez-vous quelque chose? interrogea Blanche.
—Je l'espère, mademoiselle.
—Moi, j'en suis sûre, monsieur. Vous me paraissez un homme à faire des miracles.
—Oh! mademoiselle!...
La porte de la salle à manger s'ouvrit à deux battants et une voix de contrebasse annonça:
—Madame la comtesse est servie.
—Monsieur, dit la douairière au poète, excusez le sans façon avec lequel je vous reçois. J'ai tenu pour la première fois à vous avoir seul et en dehors de tout apparat. Nous verrons seulement, vers la fin de la soirée, le duc de Largeay, mon futur gendre, auquel je serai enchantée de vous présenter.
Mérigue s'inclina en marmottant avec efforts:
—Très honoré, madame...
Blanche haussait les épaules, n'osant pas formuler trop haut son opinion devant un étranger.
Théodore était exclusivement occupé à faire remplir l'assiette et les verres placés devant Jacques dont il connaissait l'appétit héroïque, mais, par un phénomène bizarre, le candidat, que n'effrayaient point d'ordinaire six tranches de gigot, touchait à peine aux plats exquis et aux vins délicieux qui s'accumulaient devant lui. Blanche prit bientôt la direction suprême de la conversation et questionna Mérigue sur tout ce qui le concernait comme aurait eu faire un juge d'instruction. Elle braquait sur lui tout en riant et en babillant le feu plongeant de ses yeux noirs qui magnétisaient le jeune homme et lui enlevaient toute conscience des monosyllabes étranges qu'il plaçait ça et là au hasard, pour ne pas demeurer bouche close. Blanche procédait par interrogations précises qui ne laissaient guère place qu'aux «Oui» et aux «Non». L'étincelant et puissant orateur qui avait électrisé une réunion de douze cents personnes parvenait avec beaucoup de peine à glisser de temps à autre un: «Mon Dieu, mademoiselle! Il se peut, mademoiselle. Comment donc, mademoiselle». La comtesse douairière se taisait et Théodore mangeait avec une gloutonnerie muette. Au dessert, Blanche de Vannes interromps tout à coup l'examen qu'elle faisait subir à Jacques et lui dit à brûle pourpoint:
—Monsieur de Mérigue vous n'avez rien mangé depuis que nous sommes ici. Rattrapez-vous au moins sur les bonbons et les petits fours. Théodore nous a confié que vous étiez très gourmand. C'est un péché mignon que je comprends à merveille et dont je n'ai jamais pu me corriger malgré tout ce qu'à pu me dire M. l'abbé de la Gloire-Dieu. On va emporter ces friandises de l'autre côté et vous pourrez leur faire honneur pendant le cours de la soirée.
Mérigue s'inclina sans trouver une parole. On passa bientôt au salon, et Jacques savoura une tasse de café incomparable versée par la jolie main de Mlle de Vannes.
—Vous fumerez certainement un cigare, observa la jeune fille. Théodore va chercher tes Rotschilds bien entendu vous resterez ici. Ma mère et moi sommes parfaitement habituées à la fumée... et... je vous avouerai même que j'aimerais assez...
—Blanche... ma fille, soupira la comtesse avec effort. N'en croyez rien, monsieur de Mérigue.
—Tout au contraire, croyez-le bien, répliqua Blanche, j'adore les cigarettes d'Orient.
Mérigue hésitait à allumer un magnifique cigare que venait de lui donner Théodore.
—Je vous en prie, monsieur, dit la comtesse. Ne vous gênez point, je vous donne toute licence.
—Et moi, je... désire que vous fumiez, appuya Blanche, qui interrompit un instant sa phrase, pour ne pas dire: «Je vous l'ordonne». La conversation, pimentée par la jeune fille, continua identiquement comme elle avait commencé pendant le repas. Mérigue laissa plus de dix fois s'éteindre son cigare... assurément sans aucun propos délibéré et, à chaque éclipse du bout embrasé, Blanche lui offrait une bougie avant qu'il eût eu le temps de faire un mouvement. Vers neuf heures et demie, un valet d'antichambre annonça: M. le duc de Largeay. Le jeune sporstmen fit une entrée rapide, adressa un sourire à la comtesse douairière et vint serrer la main de Blanche, qui le salua d'un petit signe de tête cavalier. Le duc feignit de ne faire aucune attention à Jacques, qui s'était pourtant levé à son arrivée et Mme de Vannes fut obligée de lui dire: Mon cher duc, permettez-moi de vous présenter votre vaillant candidat, M. Jacques de Mérigue.
Largeay se retourna d'un mouvement automatique, fronça les sourcils et grogna sans s'incliner d'un ton raide: «Charmé, Monsieur.»
—Très heureux, fit Jacques.
—Figurez-vous, Monsieur, dit alors Blanche, que pas plus tard qu'hier au soir, le duc nous a lu votre magnifique discours.
—Magnifique! reprit Largeay, d'un air qui semblait dire: cet animal va-t-il me ficher le camp!
Jacques comprit la situation et se prépara à prendre congé.
—Déjà, Monsieur? fit la comtesse.
—Avant dix heures? appuya Blanche.
—J'ai tellement d'occupations, répondit Jacques, mais je vous supplie de croire que je suis désolé de vous quitter aussi vite, madame.
Il insista sur le mot désolé, en jetant du côté du duc un regard peu sympathique.
Comme il était dans l'antichambre, Blanche lui courut après:
—Monsieur de Mérigue, lui dit-elle, prenez donc ce sac de marrons glacés, auxquels vous n'avez pas touché. Ne faites pas de cérémonies. Je sais que vous aimez ces bagatelles.—Et Jacques emporta dans ses plombs du sixième la poche de douceurs dont venait de le gratifier son idole.
—Vous recevez ce Monsieur? dit le duc à la comtesse, quand le candidat se fut éloigné.
—Mais il est très bien.
—Que lui reprochez-vous? ajouta Blanche.
—Ma chère, reprit Largeay très vexé, quand on va dans le monde, on ne prend pas un complet de cent francs à la Belle Jardinière.
—Je l'ai trouvé bien mis.
—De la confection à quatre sous!
—Dame, s'il n'est point riche, ce garçon, pauvreté n'est pas honte.
—On ne va pas dans le monde, alors.
—Allons, duc, ne l'excommuniez pas... pour n'avoir pas comme vous un coup de hache au milieu de la tête et ne pas devoir, comme vous, deux mille louis à son tailleur!
XIII
L'INDISCRET
Quand Jacques de Mérigue se fut mis au lit, toutes les pensées extraordinaires et toutes les violentes impressions qui le bouleversaient commencèrent à se calmer peu à peu, sous l'énergique influence de sa volonté. Il n'avait point rêvé, c'était bien lui, un minuscule hobereau limousin, le petit employé destitué qui venait d'être traité avec une familiarité de camarade par une jeune fille du plus grand monde qu'il osait aimer depuis un mois. Maintenant, la chimère descendait de son royaume astral et arrivait, pour ainsi dire, à la portée de ses étreintes. Il était félicité, admiré, accueilli comme un ami de longue date. Un autre sentiment n'allait-il pas naître dans une âme dépourvue de préjugés et n'ayant rien de la retenue ordinaire propre à son âge, à son sexe, à sa qualité de fiancée? Le duc de Largeay pourrait-il être renversé comme un simple ministère républicain? Jacques en était là de ses réflexions, quand un coup de sonnette se fit entendre. Il se leva de fort mauvaise humeur et ouvrit à un guenilleux du pire aspect, qui mâchonna une phrase enrhumée, où ces mots seuls émergèrent clairement: «Ouvrier sans travail.»—A dix heures et demie du soir! hurla Mérigue hors de lui-même. Voulez-vous que je vous amène chez le commissaire, espèce de gredin? Allez-vous-en et plus vite que cela... ou je vais vous passer par la fenêtre... et joignant le geste à la parole, il bouscula assez vivement le malencontreux visiteur. Le mendiant, épouvanté, se rejeta d'un bond en arrière et se mit à descendre quatre à quatre les cent vingt marches, en grommelant: «Fils de bourgeois, ça ne te portera pas bonheur!»
Jacques entendit la réflexion et son bon coeur eut bientôt dominé sa vivacité assez explicable. Il rappela le pauvre à plusieurs reprises, mais le misérable ne répondit pas et continua à descendre l'escalier sinistrement.
—Le diable t'emporte! dit Mérigue.
Le lendemain, comme six heures tintaient au campanile de Saint-Germain-des-Prés, un nouveau coup de sonnette réveilla en sursaut le candidat royaliste.
Cela devenait trop fort!
—Ah ça! ils m'ennuient, les ouvriers sans travail! cria Jacques en passant sa robe de chambre. Il ne sera pas le bienvenu, celui-là. Il ouvrit brusquement, l'injure à la bouche. C'était son élève Théodore.
—Un million d'excuses, cher Monsieur, dit le jeune de Vannes, vous savez que je dois être au collège à sept heures et demie et je voulais un peu causer avec vous.
—Vous êtes bien aimable, reprit Jacques, en faisant bon visage à fortune médiocre et se disant à part lui: «J'eusse mieux aimé un autre membre de la famille.»
—Vous me pardonnez donc de vous déranger ainsi? insista le collégien un peu gêné.
—Oui, oui. Avez-vous quelque chose de pressé à me communiquer?... une bataille... un esclandre... une retenue, un pensum.
—Mais non, Monsieur, je venais bavarder un peu avec mon illustre maître.
—Vous êtes bien gentil... mille grâces!
—Mon célèbre ami... Si vous autorisez la familiarité de cette dernière appellation.
—J'autorise... Je vous écoute, je me recouche, vous savez; asseyez-vous au pied de mon lit ou sur la table, je n'ai pas de divan à vous offrir.
—Je vais me mettre au pied de votre lit, puisque vous voulez bien... dites donc, monsieur de Mérigue, vous êtes un brave homme, n'est-ce pas?
—A peu près.
—Pas trop rancunier?
—Cela dépend.
—Vous n'en voulez pas à mon futur beau-frère?
—Pourquoi donc? grand Dieu.
—C'est que, il me semble...
—Quoi?
—Qu'il n'a pas été bien aimable envers vous, hier au soir.
—Je n'ai point remarqué cela... je n'ai pas l'honneur de le connaître... Nous nous sommes salués, je crois. Vous ne vouliez peut-être pas qu'il m'embrassât, comme vous le faites?
—Pourquoi pas?... Vous êtes notre ami, il doit être le vôtre. On a été très contrarié à la maison de son attitude à votre égard.
—C'est trop de bonté.
—Et on m'a chargé de vous exprimer les regrets de tout le monde.
—Enfin, soit, merci; je persiste à ne pas voir pourquoi nous serions ennemis... Il m'a paru très bien.
—Vous êtes bien mieux que lui.
—Je suis incompétent pour l'affirmer.
—Je ne suis pas le seul à être de cet avis.
—J'en suis charmé.
—Tout le monde est enchanté de vous chez moi, sans exception.
—C'est un grand honneur pour ma petite personne.
—Il y a surtout quelqu'un qui vous trouve très, très bien.
—Je lui en suis fort reconnaissant... Qui donc s'il vous plaît?
—Ah! dame! je ne puis pas vous dire cela, moi... c'est délicat.
—Je ne vous comprends pas, répondit avec un hoquet d'émotion Jacques de Mérigue, qui croyait très bien comprendre.
—Eh bien, je vais vous le dire.
—Je vous écoute.
—Parce que c'est vous...
—Soit, allez.
—C'est que je ne ferais pas de ces confidences-là à tout le monde.
—Allez donc!
—Je vous disais donc que tout le monde chez moi... vous comprenez, tout le monde?
—Je comprends.
—Tout le monde vous trouve très bien...
—C'est entendu.
—Mais là, très bien.
—Ce point est acquis.
—Sous tous les rapports.
—Parfait!... j'en ai pris note.
—Mais surtout quelqu'un.
—C'est ce que vous me dites depuis une demi-heure.
—Vous voudriez bien savoir qui?
—Peuh! mon Dieu non... je vous assure.
—Ne blaguez pas.
—Serait-ce M. le duc de Largeay?
—Pas celui-là.
—Mme la comtesse de Vannes?
—Vous n'y êtes pas.
—Vous-même, Théodore?
—Oh! moi, c'est entendu... mais il s'agit d'une autre personne.
—Votre concierge tricolore?
—Oh! cher Monsieur, vous vous moquez de moi.
—Qui donc, morbleu?
—Eh bien là! ma soeur!
—Cet excès d'honneur me confond.
—Elle a fait une scène au duc pour vous avoir si mal traité.
—Je vous répète, mon cher Théodore, reprit Jacques tellement radieux qu'il crut devoir prendre une mine sévère, je vous répète, mon cher Théodore, que je n'ai rien à reprocher au duc. Si j'avais à me plaindre de lui en quoi que ce soit, il recevrait mes témoins aujourd'hui même. Vous n'avez plus rien à me dire?
—Non, monsieur, je voulais simplement excuser le duc.
—L'incident est clos... Bonsoir, travaillez bien et ne prenez pas d'absinthe avant de rentrer chez vous.
Le soir même, Théodore de Vannes reprocha au duc de Largeay son peu d'amabilité pour Mérigue et trouva une délicieuse satisfaction à lui dire: «Vous savez, je l'ai vu; il m'a dit que si vous l'ennuyiez, il vous donnerait un coup d'épée.»
—Et moi, je vous donnerai une paire de claques, si vous vous mêlez de ce qui ne vous regarde pas, répondit Largeay fortement vexé.
En quittant l'hôtel de sa future belle famille, le duc, qui avait un peu bu, se sentit pris d'humeur querelleuse. Avec la rapidité de décision propre aux gens un peu éméchés, il résolut de monter chez Mérigue, de le provoquer en duel, de l'effrayer et d'obtenir de lui quelque platitude écrite qu'il pût montrer à sa fiancée. Il était onze heures du soir quand il sonna à la porte du candidat.
Mérigue fut absolument stupéfait à l'aspect de son interlocuteur et visiblement gêné de le recevoir dans un galetas aussi exigu et aussi minable.
—Monsieur, dit sèchement le duc, mon jeune ami, Théodore de Vannes, m'a dit tout à l'heure que vous vouliez me donner un coup d'épée.
—S'il vous a dit cela, monsieur, c'est qu'il était gris. Cela n'a pas le sens commun.
—Mais, monsieur, vous me semblez le prendre de bien haut.
—Du cinquième au-dessus de l'entresol... à votre service, monsieur le duc.
—Vous raillez, monsieur le professeur.
—Et vous, monsieur le duc, vous cherchez une affaire. Il en sera ce que vous voudrez. Je vous ai vu avant-hier au soir pour la première fois, nous n'avons rien à nous reprocher l'un à l'autre, je n'ai point tenu le propos qui m'a été attribué par un gamin. Maintenant, si vous tenez absolument à vous battre, je suis votre homme. Seulement, mes principes d'honneur me forcent à vous dire qu'étant provoqué je choisis l'épée, que j'ai dix ans de salle, et que vous pouvez commander votre logement au Père-Lachaise.
Le duc était abasourdi et de plus légèrement dégrisé par cette riposte en quarte à laquelle il était loin de s'attendre.
—Si vous m'affirmez n'avoir pas tenu ce langage?
—C'est fait. Je ne dis pas deux fois la messe pour les sourds!
—En ce cas, monsieur, je vous salue bien.—Et le duc sortit.
—Ah! çà, s'écria Mérigue lorsqu'il fut seul, l'autre jour la mère; hier, le frère; aujourd'hui le futur. A quand donc la fille?
XIV
LA PEAU DE L'OURS
«Mon bien cher père,
«Je suis admiré, fêté, choyé, à l'hôtel Soubise; demain à n'en pas douter, j'y serai aimé. Je ne m'amuse pas à énumérer toutes les conséquences des événements qui se passent ces jours-ci à mon sujet, et auprès desquels toutes les candidatures et tous les professorats du monde ne sont que des fétus de paille. Au reste toutes choses concordent pour me préparer le plus splendide avenir, une situation telle que dans tes rêves d'amour paternel tu n'en as jamais imaginé de semblable. Vois donc un peu: J'épouse, cela devient vraisemblable, la seule femme qui ait jamais fait battre mon coeur. Cette femme m'apporte la splendeur de l'alliance, l'opulence de la fortune et, ce qui est mieux que tout cela, l'amour sidéral, l'amour des contes de fées. Mes débuts politiques ont été assez retentissants pour me permettre d'aspirer aux plus hautes destinées dans la vie publique. Et quand je serai riche, puissant, honoré, j'aurai la plus douce des satisfactions, celle de faire du bien d'abord à vous tous, à vous, mes chères âmes, qui avez vécu, souffert et espéré avec moi, à toutes les bonnes oeuvres où se consume votre existence, à notre pauvre pays, à notre France bien-aimée. Le premier résultat des événements qui approchent sera de créer entre nous des liens plus intimes. Vous viendrez auprès de moi, et j'irai auprès de vous. Nous ne nous quitterons plus jamais. Comme cette chère petite Jacqueline sera mignonne à nos grandes réceptions! Comme tout le monde en raffolera! Comme nous lui trouverons une perfection de mari, qui ajoutera une perle nouvelle à ta couronne! Elle figurera la grâce et la gaîté. Mathilde incarnera le dévouement et la fidélité aux yeux émerveillés des gens du monde si peu habitués au contact de ces vertus. Marianne sera la sagesse vivante, l'oracle des grandes résolutions et je transporterai sur un théâtre digne d'elle cette prudence impeccable et cette infatigable activité. Maman, la pauvre et douce maman, aura le plus beau rôle. Ce sera la sainte qu'on vénérera et qu'on invoquera. Et toi, tu apparaîtras à tous les yeux, comme le grand chêne d'où sont sortis tous ces rameaux de gloire et de bonté. Il n'y a dans tout cela qu'une petite anicroche. Ma chère Blanche est fiancée à un certain petit duc fort maussade, fort ignorant, fort dépourvu de charmes. Je me laisse peut-être entraîner à des divagations, mais mon coeur et mon esprit débordent et où épancherai-je ce trop plein de sentiments et de pensées, sinon dans vos âmes qui veillent sans cesse autour de la mienne, comme ces lampes d'église qui ne s'éteignent jamais. Adieu, mon bien cher père. Je compte un de ces jours vous annoncer une grande nouvelle. Pauvre vieux repaire noble de Mérigue, tout croulant, ruines aimées, nous vous relèverons et vous aurez bien encore assez de vie pour saluer de votre bon sourire la Rédemptrice qui va venir.
«Jacques.»
Il est inutile d'essayer de peindre l'effet produit sur le comte Joseph par cette missive de voyant et de stigmatisé. Cela n'eût pu se comparer qu'au résultat d'une étincelle électrique au milieu d'un paquet de dynamite. Cette fois il n'y eut pas de voix discordante dans la famille. Marianne elle-même paraissait convaincue et tout le monde se mettait à tirer de petits plans conformes aux désirs et aux aspirations de chacun.
Le chef de la famille parlait d'aller trouver immédiatement un architecte pour entreprendre la restauration de Mérigue commencée depuis vingt ans et à peine ébauchée pendant cette longue période pour des raisons financières faciles à découvrir. La pieuse Caroline demandait qu'avant toutes choses, on transformât en chapelle un vieux souterrain où l'on conservait les pommes de terre.
Mathilde préconisait la création d'un orphelinat et de plusieurs écoles congréganistes. Renchérissant sur cette idée, Jacqueline songeait à la fondation d'un hôpital, d'une bibliothèque de bons livres et d'un journal bien pensant que l'on distribuerait gratuitement à tous les paysans de la contrée. Marianne était beaucoup plus modeste dans les voeux qu'elle formulait. La réparation d'un vieux carrosse du temps de la Restauration, l'emplette d'un cheval de cinq à six cents francs, l'aménagement de quelques corbeilles de fleurs, l'achat de trois porcs et d'une vache à lait, constituaient pour le moment tout son programme ministériel. Elle s'opposait avec énergie à toute bâtisse, et ne voulait pas même que l'on jetât bas une étable immonde adossée à la maison et contre laquelle Jacques ne cessait de fulminer des bulles d'excommunication et des brefs d'anathème.
On but encore ce jour-là une bouteille de vieux Mérigue, et Joseph passa un grand nombre d'heures à mettre sous bandes une centaine d'exemplaires de la conférence électorale dont il voulait inonder la Haute-Vienne et les départements limitrophes.
XV
SAINT-THOMAS
—Eh bien, voyons, mon petit sceptique, disait Jacques triomphant à son ami Sermèze, après lui avoir exposé par le menu tous les détails de sa réception à la rue Saint-Dominique, que dis-tu de tout cela?
—Je dis que tu ferais bien de songer à ton élection.
—Il ne s'agit pas de cela.
—Il ne s'agit que de cela.
—Tu me confonds!—d'abord l'élection va comme sur des roulettes.
—Parfaitement... tu es en train de te faire rouler.
—Comprends pas.
—Tu as eu un grand triomphe, c'est vrai! on t'a porté aux nues. Tu es monté au Capitole, mais tu as réveillé les ombrageuses gardiennes de ce monument. L'admiration et la stupéfaction d'hier se changent en jalousie; de la jalousie à la haine, à la calomnie, à la cabale, il n'y a qu'un pas. Le comité ne te soutient que de la plus mauvaise grâce. Sans compter le duc de Belverana qui est trop occupé à la Chambre pour intervenir à tout instant, tu n'as pour toi en ce moment que le vicomte d'Escal qui te patronne encore, non pour tes beaux yeux, mais pour jouer un bon tour aux Gauburge et autres Prunières qui avaient conseillé l'abstention. Au fond son humeur n'est pas belliqueuse et sa petite manifestation inoffensive une fois exécutée, il rentrera dans son fromage comme le bon rat de La Fontaine.
—Où veux-tu en venir?
—Voici: Suppose qu'il se présente demain un autre candidat conservateur.
—Allons donc!
—Suppose-le un instant.
—Personne ne le soutiendrait.
—Tout le monde... quand je dis tout le monde, je parle des gens influents et haut placés qui voient avec peine un siège au Pavillon de Flore brigué par un jeune inconnu qui ne leur a rien demandé et ne leur doit rien, qui n'est pas de leur caste, de leur cercle, de leurs relations, de leur coterie, de leurs petits potins.
Tu garderas les convaincus, les croyants, les pauvres, les ouvriers sans travail... j'en excepte celui que tu as jeté l'autre jour dans ton escalier... Veux-tu que je te cite un exemple à l'appui de mes paroles?
—Deux, si ça peut te faire plaisir.
—C'est inutile, un seul est suffisant. Sais-tu la cause principale de l'échec du seize mai, toi vieux, seize-mayeux invétéré?
—Va toujours.
—Eh bien, c'est que l'homme intelligent et habile qui était à la tête de l'entreprise papillonnait dans les coulisses de l'Opéra au lieu de rester à son bureau.
Le jeu des dames qu'il cultivait à outrance est devenu pour lui un jeu d'échecs.
—Tu m'annonces des raisons et tu me fais des mots.
—Oui... tu es furieux de ne pas l'avoir fait celui-là, n'est-ce pas? Je te permets de le replacer.
—Tu n'es pas sérieux.
—Je te renvoie le compliment... Enfin que veux-tu donc faire à l'Hôtel Soubise?
—Être aimé.
—Une farce!
—Et tout ce que je me suis égosillé à te raconter.
—Prouve que tu es un gobeur et que si j'ai fait de toi un homme illustre, je n'ai pas réussi à te donner un grain de bon sens.
—Tu es dur.
—Non, juste.
—Pourquoi donc cet inconcevable accueil?
—Caprice, coquetterie, béguin peut-être.
—Non, amour.
—Tu me fais rire... à me faire pleurer.
—Que veux-tu parier?
—Eh bien, tiens, les dix louis que je t'ai prêtés, et dans des conditions tout à fait avantageuses. Si tu es vraiment aimé, tu ne me devras plus rien. Si tu ne l'es pas, si le coeur que tu prends pour un brasier ardent n'est qu'une simple glace, tu m'en paieras une à la vanille chez Tortoni.
—Fort bien!... Mais entre moi qui tiens pour la canicule et toi qui crois aux neiges hyperboréennes qui te sera le juge départiteur?
—Ma femme.
—J'accepte.
—Dans quelles conditions ferons-nous l'expérience?
—Dame! je vous raconterai sans rien omettre tout ce qui se passera.
—C'est insuffisant... Nous voulons voir... comme Saint Thomas... et puis, entre parenthèses, je t'engage vivement à faire en sorte qu'il ne se passe rien du tout.
—J'ai une idée. On va exécuter à Saint-Roch les vieilles mélodies de la Sainte-Chapelle. Le divertissement sacré sera couru comme une première de Labiche ou une réception d'Académie. Les billets d'avant-scène... pardon, de nef centrale, sont au prix de deux louis. On peut donc les offrir à des personnes comme il faut. J'en aurai cinq quand je voudrai par la duchesse de Belverana. J'inviterai ces dames de Vannes et je les accompagnerai au spectacle... pardon, à l'église. Vous y viendrez également ta femme et toi. J'arriverai de bonne heure et vous ferai garder deux bonnes chaises par l'ouvreuse... je veux dire par le bedeau, tout juste derrière les nôtres. Je causerai avec la jeune fille, ô ma pauvre maman, excuse ce sacrilège!—Vous observerez et ta femme concluera.
—Voilà qui est arrangé. Quelle bonne glace tu vas me payer.
—Comme je vais purger agréablement ma dette.
—A quand cette clinique à l'Erotoscope?
—Après demain, de cinq à sept heures.
—La présence de la comtesse douairière ne gênera-t-elle pas vos communications?
—Ah! mon cher, elle brodera... ou plutôt, vu la sainteté du lieu, elle s'éventera et s'endormira.
—Et le duc de Largeay?
—Je ne lui octroie point de carte.
—S'il t'envoie la sienne?
—Il a déjà eu quelques velléités à ce sujet, mais elles se sont évanouies quand il a su que j'avais dix ans de salle.
—Comment l'a-t-il appris?
—De ma propre bouche.
—Et qu'a-t-il répondu?
—Qu'il considérait cette déclaration comme une lettre d'excuses plates.
—Ah! mon cher Mérigue, pauvre emballé, pauvre coeur généreux! Tu seras roulé, tu seras enfoncé! Ces gens-là sont trop pratiques. C'est égal, à la prochaine réunion publique, je veux proclamer ce petit duc le premier champion des idées conservatrices.
XVI
UNE PREMIÈRE A SAINT-ROCH
L'église est éclairée comme aux soirs de grande fête. Les lampes, les torchères, les candélabres resplendissent çà et là d'un plus large éclat parmi l'immense forêt des cierges. Une buée de poussière lumineuse flotte sous les voûtes et noie les piliers. Les orgues mugissent et leur grande voix fait trembler les murailles comme la fureur d'un ouragan.
Les pompes religieuses se déploient dans toute leur majesté et dans toute leur gloire, et pourtant il est aisé de reconnaître que parmi la foule dont le temple est bondé, les véritables fidèles sont en petit nombre. Sans parler des chanteurs profanes qui sont aux premières places du choeur, des journalistes et des reporters qui bavardent et gesticulent, de la masse des pauvres empilés au seuil des portes, et qui sont venus là, poussés par une attraction indéfinie, prendre un bain de lumière et d'encens, les personnes de la société que l'on remarque dans la grande nef n'ont point l'attitude recueillie des pieux croyants qui fréquentent d'ordinaire la maison du Seigneur.
De tous les côtés on jase, on rit, on se pousse. Quelques personnes exhibent des lorgnettes, toutes les dames ont leur éventail; on en découvre qui ne prennent aucune précaution pour dissimuler des romans: On s'attend à voir ces messieurs allumer leurs cigares. Jacques de Mérigue avait délaissé encore ce jour-là ses préoccupations électorales. Il était à l'église depuis deux heures pour réussir à procurer les meilleures places à ses invités de distinction. Le groupe qu'il a amené est à deux pas de la grande balustrade. La comtesse douairière et sa fille ont deux chaises en velours et sont assises l'une à côté de l'autre.
Le candidat royaliste est à la droite de Mlle de Vannes.
En arrière, immédiatement, se sont établis le baron et la baronne de Sermèze, très adroitement, sans broncher et sans que personne puisse soupçonner leur complicité avec l'amoureux. Impossible au reste de rêver un observatoire plus favorablement disposé. Le jeune baron peut sans avancer le bras jouer du piano s'il le veut sur le dos de Jacques, et si la baronne en prenait la fantaisie, rien ne s'opposerait à ce qu'elle tirât les cheveux aux très illustres personnes qu'elle est chargée d'examiner.
Mme de Vannes n'avait point sans doute apporté l'auguste ouvrage où ses doigts placides se mouvaient pendant les longues soirées, mais, à la façon dont ses mains ouvertes reposaient sur ses genoux, béatement couvées par son regard atone, il était aisé d'affirmer que la noble douairière laissait errer son âme autour des festons d'une broderie céleste.
La maîtrise, aidée de plusieurs artistes des meilleurs concerts parisiens, exécutait en ce moment une grande mélopée lugubre où l'on reconnaissait des accents de l'aède formidable qui rêva jadis le dies iræ.
L'âme poétique de Mérigue se laissait entraîner déjà au courant de ces notes funèbres, quand Mlle Blanche, qui paraissait être d'une humeur aussi peu mortuaire que possible, donna au jeune homme à l'aide de son coude une légère poussée qui le fit tressaillir.
—Voyez donc maman qui fait du point d'Angleterre, dit-elle en montrant sa mère assoupie.
Jacques eut un sourire de commande qui signifiait: Mon Dieu, mademoiselle, comme vous avez de l'esprit!
—Vous savez, continua Blanche, j'ai fait toutes mes prières ce matin, nous allons causer un tantinet si ça vous est égal.
—Comment donc, mademoiselle.
—Ce sera une peccadille de plus à avouer la prochaine fois que j'irai voir M. l'abbé de la Gloire-Dieu.
—Espérons, mademoiselle, qu'il ne vous infligera pas une trop cruelle pénitence.
—Si je n'avais jamais fait de plus grand péché que celui-là!... il est très sévère M. l'abbé de la Gloire-Dieu...
—Je le connais, mademoiselle, je le respecte infiniment, et je vous avouerai même que je l'aime beaucoup.
—Ah! monsieur, comme vous devenez sérieux... avec cette musique d'enterrement par-dessus le marché... Vous allez me donner des idées noires.
—A Dieu ne plaise, mademoiselle... je puis vous assurer que les nuances sont d'une autre couleur.
—Ah! tant mieux. Vous êtes gai aujourd'hui?
—Tout à fait, mademoiselle.
—Un peu plus que l'autre jour au dîner et à la soirée, dites?
—Mais, mademoiselle je ne sache pas...
—Vous aviez absolument... Ah non, je ne peux pas vous dire cela tout de même...
—Je vous écoute, mademoiselle...
—Vous ne m'en voudrez pas, bien sûr?
—Comment donc, mademoiselle!
—Eh bien!... vous aviez l'allégresse d'un bonnet de nuit. Vous ne souffliez pas une parole.
—Mademoiselle... j'avais vraiment... tant de plaisir à vous écouter.
—Ah! que ce madrigal est mal tourné, fi donc!
—Il est si rare que les jeunes filles aient une conversation agréable...
—Prenez garde!... en vous moquant des jeunes filles, vous aggravez votre cas, le médiocre compliment devient une épigramme.
—Je voulais dire, mademoiselle, que vous êtes une remarquable exception.
—Ah! quel adjectif d'académicien! Vous avez passé par le pont des Arts pour venir ici?
A ce moment, les orgues entonnaient une mélodie d'hosanna et de triomphe, une sorte de magnificat agrandi, noyé dans un Veni Creator.
—Ils étaient sinistres... les voilà solennels, observa Blanche avec un haussement d'épaules. Ils ne répondent nullement à la disposition de mon âme.
—Vous désiriez peut-être, mademoiselle, quelque chose de plus alerte, de plus... sautillant?
—Pas tout à fait, quelque chose...
—Comme les Cloches de Corneville ou le Canard à trois becs.
—Vous voyez bien que vous moquez de moi, dit Blanche, en appliquant, d'un mouvement primesautier et spontané, un petit coup d'éventail sur le bras de son voisin qui frémit de l'extrémité des cheveux à la pointe des pieds, comme au contact d'une batterie électrique...
—Recevez toutes mes excuses, mademoiselle, reprit-il d'une voix tellement troublée que la jeune fille quitta subitement sa mine rieuse et enjouée.
—Je vous ai fait de la peine, monsieur de Mérigue?...
—Ah! mademoiselle, que dites-vous là! de la peine... mais c'est moi qui suis un malappris et qui me permets des plaisanteries déplacées.
—Comment déplacées? Est-ce que vous allez pleurer maintenant?... ou vous gêner... avec moi. Nous ne sommes pas ici pour nous assommer, je pense?...
—Je suis confus, mademoiselle... vraiment... de la façon indulgente et charmante... avec laquelle vous tolérez mes excès de langage.
—Mais vous n'y êtes pas du tout... je ne les tolère pas... je les approuve. Je ne veux pas mourir d'ennui au milieu de ces vêpres. Si encore, c'était la musique que j'aime!... car je vous l'avouerai, il y en a une que j'adore!...
—Beethoven, Mozart, Mendelssohn?...
—Ah! ouitche, vous n'y êtes pas...
—Meyerbeer, Hadyn, Haendel...
—Vous ne brûlez pas du tout...
—Alors votre musique favorite?...
—Est celle de Donizetti... sans calembour.
—Avec un calembour charmant, bien au contraire.
—Tenez, tenez, dit tout à coup Blanche attentive, écoutez bien. Voilà ce dont je raffole.
En cet instant s'élevait lentement sous la nef une mélodie amoureuse et plaintive. Les instruments de sonorité puissante s'étaient tus soudain. On n'entendait plus que les hautbois et les flûtes vaguement accompagnés par quelques notes basses des grandes orgues qui enveloppaient les hautes modulations comme le vent des forêts murmure autour du chant des oiseaux. C'était une supplication ineffablement douce, sans cris, sans effroi, sans désespérance; un long accent mélancolique, un tendre appel aux illusions perdues, un hymne de tendresse aux chimères envolées qui reviendront peut-être en un printemps lointain avec le choeur des hirondelles; et si, pour jamais elles se sont effacées, si leurs formes aériennes se sont évanouies dans l'immensité éternelle, leur souvenir enchanteur et profond garde assez de magie à travers l'espace, pour bercer les âmes veuves en une extase qui ne finit pas. Une tranquille aspiration vers l'azur bleu par delà les voûtes sombres, sur les ailes de l'encens illuminé par les cierges. Les accords diminuant leur ampleur en ralentissant leur mesure s'éteignaient insensiblement. Bientôt une seule flûte exhalait sa note cristalline qui allait s'affaiblissant d'inflexions en inflexions, de soupirs en soupirs, de tremblements en tremblements, et le dernier son était expiré, que toutes les oreilles en poursuivaient encore dans un infini très vague le prolongement idéal.
Subjuguée depuis un moment déjà par la puissance de cette harmonie, la multitude bigarrée et tapageuse qui emplissait les trois nefs gardait un silence ébahi. Les femmes souriaient, les gens du peuple tendaient le cou et ouvraient la bouche, les journalistes encensaient d'un léger mouvement de tête; les clubmen laissaient tomber leur monocle et chuchotaient à demi-voix en tapotant l'une contre l'autre les extrémités de leurs gants: Braô, braô! La comtesse douairière assoupie rêvait sans doute aux tapisseries de Pénélope, Blanche de Vannes et Jacques de Mérigue s'étaient inconsciemment rapprochés, si rapprochement il peut y avoir dans une foule où tous les assistants sont coude à coude. Quand la musique eut cessé, leurs mains se touchaient. Ils se regardèrent gravement et ne modifièrent point leur attitude. Quelques secondes s'écoulèrent. Puis Blanche eut comme un réveil subit et dit presque à voix haute: Véritablement on étouffe ici!
—Désirez-vous vous retirer, mademoiselle, demanda Jacques. Je vais essayer de vous ouvrir un passage.
—Vous êtes fou, mon cher, exclama Mlle de Vannes en éclatant de rire... Mille pardons... monsieur... je vous prenais pour le duc... enfin vous ne songez pas de vouloir traverser l'Océan humain qui nous sépare du grand air.
—Tout me sera possible, tout me deviendra facile, mademoiselle, dès qu'il s'agira de vous être agréable.
—Tiens! voilà que vous revenez maintenant au madrigal.
—Ah! pour ça non, reprit Mérigue un peu vexé, j'ai autre chose en tête que des fadaises.
—Pourrai-je savoir quoi?...
—Je... vous le dirai peut-être quelque jour..
—C'est-il bien intéressant?
—Peut-être.
—Bien drôle?
—Oh! pas du tout... Vous ne pensez qu'aux drôleries...
—Dame! avouez qu'il est permis d'y songer un peu après un spectacle aussi désopilant que celui qui nous est offert sous ces portiques sacrés!
—Mon Dieu! mademoiselle, permettez-moi de vous le répéter, je ne suis point en veine de plaisanteries ce soir. Ne m'en veuillez pas.
—Vous êtes dans une période d'hypocondrie?
—Je ne dis pas cela... mais depuis l'exécution du morceau... je suis sous l'empire d'une foule de pensées.
—Qui ne divertiraient pas le public du Palais-Royal.
Cette réflexion fit de nouveau froncer le sourcil à Mérigue. Quelle drôle de petite personne, se disait-il. Elle n'a pas l'air de se rappeler qu'il y a cinq minutes... Ah! mon Dieu... elles sont toutes comme ça... Je conçois que le sacré Concile de Trente ne leur ait accordé l'âme qu'à la majorité d'une voix. Mme Krauss chantait l'O Salutaris, les vapeurs de l'encens envahissaient tout l'espace.
—Ce n'est pas du tout rigolo, hasarda Blanche. Je l'aime mieux dans les Huguenots ou dans la Juive.
Mérigue restait taciturne.
—Monsieur, dit alors la jeune fiancée du duc de Largeay, Maman voudrait vous avoir à dîner lundi prochain. En cas qu'elle ne se réveille point d'ici là, je fais la commission. Aurons-nous le plaisir de vous voir à sept heures et demie?
—Très certainement, mademoiselle, répondit Jacques un peu rassénéré.
—Si toutefois vous n'avez rien de mieux à faire.
—Aucune partie de plaisir ne peut m'être aussi agréable, croyez-moi bien.
—Tiens! voilà Faure qui chante le Tantum Ergo. Je l'aime mieux dans Don Juan.
—Voulez-vous que tout à l'heure je me mette à la recherche de votre voiture?
—Ah! vous êtes vraiment la perle des chevalier servants, mais... nous sommes venues à pied.
—A pied, mademoiselle?...
—Cela vous étonne? J'adore les promenades à pied, moi... On voit, on entend. On se rend compte. On compléte par un petit travail personnel, l'éducation un peu étroite de ces bonnes dames du Sacré Coeur... enfin... on ne reste pas sainte Nitouche!
—Oh, mademoiselle, laissa échapper Jacques, je ne sais pas à quel feuillet du martyrologe est situé cette bienheureuse. Mais sa fête ne tombe assurément pas le jour de votre anniversaire.
Dès que Jacques eut pris congé de Mme et de Mlle de Vannes, il alla retrouver les Sermèze qui l'attendaient auprès de la grille des Tuileries...
—Eh bien, cher ami, que ta femme se fasse un instant pythonisse et nous prononce l'oracle, dit-il d'un air triomphateur.
—C'est inutile, reprit le baron. Nous sommes tous les deux du même avis. Elle te gobe et... tu l'aimes. Pauvre Jacques!...