Excelsior: Roman parisien
XVII
LE SATYRE.
—Je ne comprends point les distinctions bizantines de cet excellent Sermèze, pensait Mérigue en avalant à la hâte un atroce dîner à vingt-cinq sous chez un mastroquet de dernier ordre—elle me gobe, dit-il; je ne suis pas une mouche que je sache.—Si elle a un penchant pour moi, ce qu'il avoue maintenant, ce sentiment-là, qui peut avoir des degrés, n'a pas trente-six noms dans le dictionnaire. Mes affaires sont diablement avancées, toute glace est rompue entre nous, aucune vaine retenue ne préside plus à nos entretiens—sa petite main est restée dans la mienne—sa jolie petite main, si fine, si blanche, si moelleuse au toucher avec ses ongles tellement brillants qu'ils ressemblent à des yeux et voilà qu'au lieu de penser à elle, il va falloir me rendre à cet affreux comité... passer deux heures sans autre consolation qu'une cigarette de la Régie offerte solennellement par le vidame du Merlerault. Ah mais, ils finissent par m'ennuyer avec leurs convocations! Ils me flanquent des blâmes. Ils ne se fendent pas d'un liard, et par-dessus le marché, ils me font venir trois fois par semaine, pour me donner leur appui moral. Je vais les arranger ce soir. Pourquoi me gêner? Quand je serai le mari de Mlle de Vannes... je lui ferai des papillottes avec leur appui moral.
La séance du Comité s'ouvrit à neuf heures du soir en présence du candidat. Le président, après l'avoir complimenté sur le succès de sa conférence, donna la parole au chevalier de Sainte Gauburge. Le vénérable burgrave pataugea, barbouilla et bredouilla pendant une grande demi-heure pour reprocher à Jacques la trop grande vivacité de ses attaques contre le gouvernement. Mérigue riposta avec une telle énergie que le président lui fit observer avec un sourire aigre doux qu'il se croyait sans doute dans une réunion républicaine.
—Bien pire que cela, dit Mérigue, je me sens au milieu d'une assemblée d'impuissants et d'inutiles.
—Vous êtes bien jeune pour nous juger, dit sentencieusement M. de Saint-Benest.
—Et vous bien âgés pour me commander, répliqua Jacques exaspéré.
La discussion se continua sur ce ton et se termina par cette apostrophe un peu méritée, mais assez dure de l'impétueux candidat.
—Je vous ai tout à l'heure traités d'inutiles: Messieurs, cela soit dit sans faire aucune personnalité. On a eu l'air de s'indigner. Des personnes dignes de foi m'ont pourtant affirmé que votre comité, qui renferme dans son sein les premières fortunes de la France, avait refusé de voter une cotisation hebdomadaire d'un franc par tête proposée par le vicomte d'Escal.
A l'issue de la réunion le vicomte d'Escal prit Mérigue à part et lui dit: «Mon cher ami, je vous adore, mais vous me compromettez... Je suis de votre avis sur bien des points, mais il y a des choses que l'on se contente de penser. Je ne pourrai plus vous soutenir avec la même liberté d'allures. Tâchez donc de vous calmer un peu.» Mérigue ne répondit pas et regagna son sixième étage.
—Quelle misère, s'écria-t-il en se jetant sur sa couchette, quelle misère d'être obligé de penser à toutes ces vieilles perruques, quand une jeune chevelure si splendidement soyeuse s'offre avec obstination aux baisers de mes lèvres.
Si j'avais osé dans cette grande église... ô sainte maman, pardonne-moi ce sacrilège, quelle distance pouvait-il bien y avoir de sa joue à la mienne? Dans combien de jours l'aurai-je franchie... vais-je lundi soir lui déclarer mon amour... pas encore... il est vrai que si son amabilité s'accroît toujours dans les mêmes proportions, elle m'aura sauté au cou avant la fin de la soirée. Elle m'a appelé mon cher... elle, Blanche de Vannes, fiancée au duc de Largeay! Ce duc me gêne. Mais en ce moment son étoile descend tandis que la mienne monte... Oh! quand je me promènerai dans les bois de Mérigue avec Blanche à ma droite et Jacqueline à ma gauche!
Le lundi suivant et cette fois à sept heures et demie très précise, Mérigue correctement équipé faisait son entrée dans le salon de l'hôtel Soubise.
—Vous êtes en retard, Monsieur, lui dit Blanche.
—Je ne crois pas, mademoiselle.
—Quant les bons amis n'arrivent pas une demi-heure d'avance, nous estimons ici qu'ils se mettent en retard; n'est-ce pas, maman?
—Je suis absolument de l'avis de ma fille, Monsieur de Mérigue, prononça rêveusement la comtesse douairière.
—Et moi aussi, dit le gros Théodore.
—La façon sympathique dont vous me recevez me rend véritablement confus, Madame, reprit Jacques.
—C'est que, voyez-vous, poursuivit Théodore avec un rire malin, comme je vous l'ai dit l'autre jour, tout le monde vous aime ici.
Mérigue rougit, Blanche resta impassible.
—Surtout, continua le terrible collégien, surtout vous savez qui?
—Je sais que c'est vous, mon cher Théodore, eut la force d'affirmer Jacques, tandis qu'il avait des tentations formidables de pulvériser son élève.
L'annonce du dîner mit fin à ce colloque désagréable.
Jacques, tout à fait enhardi, mangea comme quatre, parla beaucoup, et empêcha Théodore de placer un mot.
L'adolescent faisait de vains efforts pour recommencer la série de ses allusions inopportunes. Quand on fut revenu au salon, Jacques attira le jeune homme à part et lui souffla ces simples mots à l'oreille: «Si vous y revenez, je vous fais passer par la fenêtre.» Théodore se pinça les lèvres, se renferma dans un silence absolu et jeta à son professeur un coup d'oeil haineux. Il prétexta ensuite une grande fatigue et se retira dans sa chambre.
—Quel bon débarras! avoua Jacques en se penchant légèrement vers Mlle de Vannes.
—Quoi donc! vous faites attention à ce gamin, répliqua Blanche en haussant les épaules.
La comtesse douairière était complètement absorbée dans ses travaux manuels: «Nous allons causer littérature et poésie ce soir, dit Blanche en versant un petit verre de Kummel à son invité.
Mérigue répondit... De tout mon coeur Mademoiselle.
—Mais auparavant, Monsieur, aimez-vous les marrons cuits sous la cendre, j'ai un talent tout particulier pour les réussir.
—Je les adore, mademoiselle, repartit Jacques qui ne pouvait pas les sentir.
—Eh bien! attendez, je vais vous préparer un petit régal, j'en ai quatre... Nous en mangerons deux chacun...
—Et madame la comtesse?
—Oh! elle brode.
A ces mots l'étrange petite cuisinière sortit de sa poche deux paires de châtaignes, les fendit d'un coup de ses ciseaux d'or et les glissa délicatement sous la cendre chaude du foyer.
Puis elle resta assise sur le tapis et dit à Jacques:
—C'est l'affaire de cinq minutes.
Au bout d'un quart d'heure Blanche retira ses marrons avec la pincette, les plaça avec grand soin sur une petite soucoupe en porcelaine de Sèvres et les présenta à Mérigue, le plus gracieusement du monde. Jacques prit le plus petit et le mangea. Il était entièrement pourri, mais par un phénomène tout psychologique, on le déclara supérieur à tous les marrons glacés de Boissier.
Au moment où Blanche en portait un à ses lèvres:
—Ma fille, soupira la comtesse, prends garde à ne pas casser tes dents.
—Oh! oui, prenez bien garde, dit Mérigue avec sollicitude.
La douairière se replongea dans ses labeurs et Blanche fit avaler successivement trois châtaignes également avariées à son bien heureux admirateur.
Après cette petite collation, la quatrième Grâce s'approcha de la grande table de marbre entièrement couverte de journaux illustrés, de brochures, de romans, de poésies célèbres.
—Quel est votre poète préféré, Monsieur de Mérigue, commença Blanche en guise d'exorde.
—Vous le devinez, mademoiselle, celui que tous les faiseurs de vers appellent: mon cher maître.
—Hugo, en d'autres termes, dit mademoiselle de Vannes.
—Victor? interrogea la douairière.
—Non, maman... Georges... Brodez donc. Nous parlons très sérieusement avec Monsieur de Mérigue.
—Eh bien, Monsieur, je suis entièrement de votre avis, bien que je ne connaisse qu'une faible partie de l'oeuvre du grand homme. Ruy Blas en particulier m'a énormément plu... Ce ver de terre amoureux d'une étoile...
—Est mon emblème, Mademoiselle, figurez-vous en effet, qu'à l'âge de quatorze ans, j'avais le projet bien arrêté de conquérir les astres.
—Et vous êtes en chemin, Monsieur... vous serez conseiller municipal dans huit jours... député dans six mois.
—Ah! de tout cela, je me moque absolument. Les météores politiques sont trop mesquins pour le ciel de mon âme.
—Quelle jolie phrase, Monsieur! Revenons à Hugo... à ce propos, voulez-vous me rendre un service?
—Je suis votre esclave, Mademoiselle.
—Oh! c'est trop. Soyez tout bonnement mon interprète pour quelques minutes. J'ai lu ce matin la grande pièce de la Légende des Siècles intitulée le Satyre... je n'ai pas très bien compris ce que disait cette bouche d'ombre. Voulez-vous me l'expliquer... vous qui savez tout?
—Volontiers, Mademoiselle, mais permettez-moi d'ouvrir une petite parenthèse... allons-nous être interrompus par cet excellent M. de Largeay?
—S'il n'y a que lui qui vous gêne, rassurez-vous. Je lui ai fait dire qu'il ne me trouverait pas ce soir.
—Que de gracieuses attentions, Mademoiselle!
—Ainsi nous sommes seuls avec la chère poésie... Et maman, qui brode. Je vous écoute, monsieur de Mérigue. Je ne demande pas mieux que d'être charmée.
—Le satyre, Mademoiselle, est un pauvre habitant de la terre.
Presque toujours couché sous l'ombrage des forêts il ne lui est jamais arrivé de contempler l'Olympe radieux. Le Satyre est gauche et timide, et son corps, ployé aux voûtes des cavernes, n'a point l'éclat et la beauté dont resplendissent les habitants des cieux.
La Terre, sa pauvre mère, l'a créé humble et difforme, et chétif et dénué; pour tout héritage il n'a reçu qu'un chalumeau. Mais ce chalumeau est un don superbe, car l'humble satyre en connaît l'harmonie profonde; il peut, au gré de ses caprices, surpasser en terreur le grondement de la foudre et vaincre en doux ravissement la mélodie des oiseaux. Or les dominateurs de l'Olympe s'ennuient parfois dans leur sereines élévations, et ils ont appris un jour, par la bouche de la Renommée, leur plus fidèle esclave, qu'il existe bien loin, en bas sur notre globe obscur, caché au fond d'un antre solitaire, un petit joueur de flûte dont la musique charmerait les astres.
Les dieux ordonnent qu'il leur soit amené, et quand, ébloui par la lumière inconnue, le satyre entre dans l'Olympe, il est accueilli d'abord par une tempête d'éclats de rires, lui, indigent, maladroit, contrefait en présence des Invincibles et des Immortels. Et Vulcain est le seul à ne pas railler le nouveau venu.
Cependant, sur l'ordre des maîtres, le satyre à pris son chalumeau, et le voilà qui module des sons plaintifs et tendres qui vont éveiller la pitié dans les coeurs inexorables qui n'ont jamais su pardonner. Puis il chante l'Amour et l'ivresse qu'il a connus en cueillant les raisins d'or, et en reposant sa tête sur les seins blancs des Hamadryades. Les Olympiens se regardent entre eux et se demandent avec étonnement qui a pu enseigner ces divins accords à un misérable fils de la Terre. Tout à coup l'habitant des forêts s'est souvenu des jours d'ouragan, et son harmonie sauvage s'enfle jusqu'à dominer le tonnerre. De ce frêle chalumeau qu'une étincelle embraserait échappent en ondes inépuisables les clameurs de la tempête et les rugissements de la mer. L'Olympe est ébranlé dans ses fondements éternels; Jupiter, le Roi des Rois, vient s'incliner aux genoux du satyre. Un grand aigle effrayé tombe à ses pieds, et autour de son corps glorifié, dans la ferveur d'un amour immense, viennent s'enrouler les bras de Vénus.
Jacques ne parlait plus, et Blanche, entièrement hypnotisée, dévorait le jeune homme de toute la flamme de ses regards.
—Vous êtes splendide, Monsieur Jacques, lui dit-elle.
La porte s'entrouvrit et un laquais annonça:
—Monsieur le duc de Largeay.
XVIII
LE PRESBYTÈRE DE SAINTE-RADEGONDE
—Mon cher duc, dit Blanche à son fiancé d'un ton légèrement impertinent, vous serez puni d'avoir forcé la consigne. Je m'étais réservé cette soirée pour effectuer quelques travaux littéraires à l'occasion desquels M. de Mérigue veut bien me prêter les lumières de son talent. Vous allez être condamné à entendre un tas de choses auxquelles vous ne comprendrez rien.
—Le plaisir d'être avec vous me suffira, dit Largeay, qui avait sans doute pris son parti d'être insensible aux coups d'épingles de sa fiancée.
—Et je m'en voudrais, ajouta Jacques, de m'imposer plus longtemps. Si vous voulez bien, mademoiselle, nous continuerons une autre fois cette intéressante étude sur la Légende?
—Comment, vous partez? demanda Blanche, eh bien, promettez-moi quelques instants de votre temps précieux pour après-demain soir, le jour même des élections. Votre triomphe sera déjà un fait acquis et nous pourrons tous vous en féliciter.
—Tiens, mais à propos, dit Largeay, il vient de surgir une candidature in extremis.
—Républicaine? demanda Blanche.
—- Non, conservatrice, nuance impérialiste.
—C'est un peu fort! laissa échapper Mérigue.
—Mon cher duc, vous êtes décidément un oiseau de mauvais augure, répliqua Mlle de Vannes. Qui est donc ce malfaiteur public qui vient diviser à la dernière heure les voix des honnêtes gens.
—Le vieux baron Grémoli, l'administrateur général de la Banque Universelle. Sa fortune immense en fera pour M. de Mérigue un redoutable concurrent. Une nuée d'afficheurs sont en train de coller partout sa proclamation depuis la tombée de la nuit.
A ces dernières paroles du duc, Mérigue prit son chapeau et salua ses hôtes.
—N'oubliez pas que nous vous attendons après demain soir, dit Blanche.
Mérigue s'inclina et sortit. Il put entendre la phrase suivante, adressée au duc par la jeune fille: «Vous arrivez toujours comme mars en carême!»
Les fâcheux pronostics de Sermèze venaient de se réaliser. Le talent et la jeunesse de Jacques lui avaient fait beaucoup de jaloux, et sa raideur, avec ceux qu'il accusait d'une tiédeur trop grande, avait indisposé contre lui la foule immense des timides et des hésitants. Les impérialistes, assez nombreux dans le quartier, ayant eu vent de l'état des esprits avaient déterminé un de leurs chefs, le baron Grémoli, à poser sa candidature. Le choix de ce personnage était des plus habiles. Grémoli, homme de cercle et de plaisir, était fort riche et possédait une foule de relations dans le monde royaliste. Il avait les nombreuses sympathies que savent toujours attirer les bénisseurs affligés de grosses rentes, d'un peu de scepticisme, et dont les lumières intellectuelles ne sauraient porter ombrage à personne.
Dès le lendemain, Mérigue, délaissant cette fois ses préoccupations amoureuses, se mit à parcourir le quartier pour réchauffer le zèle de ses partisans. Comme le lui avait prédit Sermèze, il ne tarda pas à s'apercevoir que les gens du peuple et les petits boutiquiers lui resteraient fidèles, mais qu'il ne fallait faire aucun fonds sur les trois quarts des personnes de la société. Il trouva au comité une froideur voisine de l'indifférence. Le vicomte d'Escal lui-même, mobile comme tous les enthousiastes, ne lui cacha point que la partie était légèrement compromise. Mérigue se livra à des pointages laborieux et parvint en peu de temps à cette conviction que l'arbitre de l'événement électoral serait le clergé des deux paroisses Saint-Barthélémy et Sainte-Radegonde. Cette dernière considération lui rendait un espoir notable. Le baron Grémoli était protestant et Jacques ne pouvait guère s'imaginer que les prêtres et ceux qui étaient sous leur influence immédiate, donnassent leurs voix à un hérétique. Il alla trouver immédiatement l'abbé de la Gloire-Dieu, qui lui répondit: «Mon cher enfant, vous pouvez compter sur moi et sur tous ceux qui accordent quelque créance à mes conseils; mais il ne faudrait pas vous attendre à avoir dans votre camp l'unanimité de mes confrères. A côté des raisons de doctrine et d'opinion qui, à mon humble sens, devraient dominer en une question pareille, il y a une foule d'autres considérations, plus ou moins avouables, qui entraînent malheureusement certains caractères opportunistes, honorables sans doute, mais insuffisamment pénétrés de l'esprit chrétien. Tout ce que je puis vous promettre, mon bon Jacques, c'est de ne jamais vous abandonner.»
Précisément, la veille au soir, pendant que Mérigue commentait Hugo (Victor), devant Mlle Blanche émerveillée, une réunion politique se tenait au presbytère de Sainte-Radegonde, à l'effet de déterminer l'attitude électorale du clergé. Le curé de Sainte-Radegonde, l'abbé Roubley, avait convoqué chez lui son confrère de Saint-Barthélémy, l'abbé Vaublanc, qui arriva en compagnie de ses deux premiers vicaires, MM. de la Gloire-Dieu et Marquiset. A sept heures, les quatre ecclésiastiques s'étaient trouvés réunis à la table de M. le curé Roubley. Chacun de ces messieurs se comporta pendant le dîner de façon à indiquer d'une manière très nette son caractère, son opinion, et même l'avis qu'il allait émettre sur l'affaire à l'ordre du jour. Inutile de dire que l'abbé Roubley avait servi à ses hôtes un repas solide, substantiel, plantureusement ecclésiastique, accompagné de ces vins sérieux, bien soignés, de provenance sûre, que le phylloxéra épargne et que les négociants respectent en faveur des ministres de la religion. Le curé Vaublanc mangea de tout lentement, consciencieusement, dogmatiquement, revenant de préférence aux viandes nourrissantes et aux légumes opulemment beurrés. Il but avec la même pose méthodique, avec la même componction dévote. Le doyen de Sainte-Radegonde se contenta d'un perdreau et de quatre verres de vieux bourgogne des bons crus moyens. Le vicaire Marquiset fit la très petite bouche et grignota surtout les friandises du dessert, qu'il arrosa de quelques gorgées de Pontet-Canet. L'abbé de la Gloire-Dieu n'accepta, suivant son habitude, que de la soupe, du pain et de l'eau.
Les questions politiques ne furent abordées qu'au moment du café, sur la demande expresse de l'abbé Vaublanc qui prétendait, en bon et raisonnable apôtre, faire chaque chose en son temps. Ce digne homme exhiba, à l'issue du festin, une grosse pipe en merisier, tandis que l'abbé Roubley sectionnait l'extrémité d'un petit havane et que Marquiset allumait à une bougie une cigarette du Levant. L'abbé de la Gloire-Dieu toussa à trois reprises en jetant sur ses confrères un regard qui, traduit en langage ordinaire, eût fait une phrase peu charitable. On crut utile de constituer un président pour diriger la discussion. Cet honneur échut naturellement à l'abbé Vaublanc qui s'exprima en ces termes:
—Messieurs et honorés confrères, nous nous sommes assemblés aujourd'hui à la table si hospitalière du presbytère de Sainte-Radegonde, d'abord pour faire un excellent dîner... ceci entre parenthèses, mais pour nous occuper de la question électorale avant tout.
—Pardon, après tout, interrompit doucement l'abbé de la Gloire-Dieu.
—...Et pour déterminer quelle sera notre attitude au scrutin qui va s'ouvrir, poursuivit l'abbé Vaublanc, sans paraître avoir entendu la réflexion de son subordonné. Nous avons en première ligne un jeune homme, ardent, convaincu...
—Un peu trop convaincu peut-être, observa l'abbé Roubley, avec un sourire malicieux.
Le président continua:
—Je dis ardent, convaincu, honnête, bon catholique, ce qui doit être pour nous de quelque importance...
—Ce qui doit être tout pour nous, dit l'abbé de la Gloire-Dieu.
—Je ne vais pas jusque-là, rétorqua le curé Roubley.
Le doyen de Saint-Barthélémy poursuivit:
—Je ne puis reprocher à ce candidat que son manque de surface.
—C'est énorme, dit l'abbé Marquiset, notoirement bonapartiste et mondain.
—D'un autre côté, dit l'abbé Vaublanc, nous voyons un homme considérable, universellement connu, honoré et apprécié, très riche...
—Surtout très riche, glissa l'abbé de la Gloire-Dieu.
—Ce qui n'est pas à dédaigner, remarqua l'abbé Roubley.
—Ce qui est une condition sine qua non, pour représenter un quartier comme le nôtre, renchérit l'abbé Marquiset.
—Le baron Grémoli est protestant, dit l'abbé de la Gloire-Dieu. La fortune n'a rien à voir dans la question qui nous occupe. Il nous faut un homme actif, dévoué, intelligent. A égalité de talent et de considération, je vote pour le candidat catholique.
—C'est aller bien vite en besogne, mon cher confrère, reprit l'abbé Roubley avec des caresses dans la voix. En quoi, s'il vous plaît, la nomination de M. de Mérigue augmenterait-elle notre influence dans le monde? Je le juge à sa valeur. C'est un brave garçon, tout à fait dans les bonnes idées, qui lutterait avec intrépidité pour tous les principes qui nous sont chers, qui même, je n'en doute pas, serait prêt, s'il le fallait, à donner son sang pour notre cause... Vous voyez, la Gloire-Dieu, que je vous fais la partie belle, mais, en bonne politique, voyez-vous, j'irais au baron Grémoli, qui nous sera d'autant plus reconnaissant qu'il n'appartient pas à notre sainte religion, et qui est en mesure, par sa situation, de nous rendre les plus grands services. De notre temps, hélas! l'Église a plus besoin de banquiers que de martyrs.
—La sagesse vient de parler par votre bouche, dit l'abbé Vaublanc en déposant sa pipe et en aspirant une prise de tabac. La religion n'est pas en cause. Je voterai pour le baron Grémoli.
—Je suis entièrement de cet avis, ajouta l'abbé Marquiset. La chose ne me paraît pas discutable. Mme Grémoli est très généreuse et nous donnera à pleines mains pour le soutien de nos oeuvres et l'entretien de nos églises.
—Je suis sincèrement désolé de me trouver seul de mon opinion, dit alors l'abbé de la Gloire-Dieu, après avoir bu un grand verre d'eau claire. Le baron de Grémoli est un très digne homme, je le veux bien, mais il est âgé, fatigué, à peu près indifférent, en pratique au moins, à toutes les questions si graves qui nous préoccupent. Il possède un hôtel à Genève et une villa à San-Remo. Vous ne le verrez jamais au Conseil municipal. Il me paraît singulier, en vérité, d'envoyer à une assemblée une personne qui n'y siégera point. Il me semble frivole, pour employer une expression parlementaire, lorsqu'on a un homme à sa disposition, de se faire représenter par une étiquette. Plus que jamais les dévoûments se font rares, plus que jamais il faut leur ouvrir nos bras. D'abord, soyez bien assurés que quelques billets de cent, pas même de mille... seront tout la bénéfice que vous retirerez de l'élection Grémoli. Mais je vais plus loin, mes chers confrères: le baron Grémoli devrait-il nous faire édifier des écoles, des hôpitaux et des temples, devrait-il alimenter puissamment toutes nos oeuvres de bienfaisance, que je vous dirais encore: Votons pour M. Jacques de Mérigue. Trop convaincu, a-t-on dit tout à l'heure. Cette parole m'a profondément affligé. Est-ce qu'on peut être trop convaincu de la vérité, de la nécessité d'agir? Les trouviez-vous aussi trop convaincus ceux qui, dans les temps anciens, mouraient pour leur foi?... Rappelez vos souvenirs historiques, messieurs; comment l'Église chrétienne est-elle arrivée à dominer le monde? et, pour renverser le raisonnement qu'on vous faisait tout à l'heure, répondez-moi la main sur le coeur, sur votre coeur de prêtres, les apôtres de Jésus-Christ étaient-ils des banquiers ou des martyrs? Il y eut un banquier. Il s'appelait Judas.
Un silence suivit cette loyale déclaration. Les trois ecclésiastiques auxquels elle s'adressait en comprenaient au fond la justesse incontestable; mais leur parti était pris, il jugeaient la question en gens d'affaires et en hommes du monde.
L'abbé Roubley serra la main de son éloquent contradicteur en le qualifiant de «Cher exalté», et l'abbé Vaublanc prononça les paroles suivantes avec toute sa lenteur digne et toute sa gravité vénérable:
—Messieurs et chers confrères, il est et demeure acquis, à la majorité de trois voix contre une sur quatre votants, que le candidat appuyé par le clergé aux élections municipales du quartier Saint-Barthélémy, est l'honorable baron Anastase Grémoli.
XIX
RÊVE ET RÉVEIL
Théodore de Vannes ne pouvait pardonner à Jacques la menace que son professeur lui avait faite de lui tirer les oreilles. Sournois autant que rancunier, il se garda bien de laisser paraître les sentiments hostiles qu'il nourrissait à l'égard du candidat royaliste, mais la veille de l'élection il prétexta une indisposition pour se dispenser d'aller au collège, et il passa toute sa journée à courir les maisons et les boutiques où il était connu, pour combattre la candidature Mérigue. Il estima avoir enlevé à Jacques une soixantaine de voix; il réussit en réalité à détacher de lui une vingtaine de partisans auxquels il fit accroire que Jacques était un républicain déguisé. Ces transfuges étaient de tout petits commerçants voisins de l'hôtel Soubise et qui ne voulaient pas mécontenter le «jeune monsieur de la maison».
Le quartier Saint-Barthélémy se passionnait beaucoup pour cette joûte politique. On en parlait dans les cercles, dans les salons, dans les rues. On s'abordait en se demandant des pronostics. Mériguistes et Grémolistes avaient des disputes et des altercations. On parlait des deux candidats comme on fait des chevaux de course. On discutait leurs chances comme s'ils se fussent appelés Frontin ou Little Duck.
Au premier instant de sa mise en avant si brusquement improvisée, on donnait Grémoli à dix contre un et on payait pour avoir Mérigue. Le lendemain matin le riche baron descendait à deux; au coup de midi, il était à égalité. On le payait trois à six heures du soir, tandis que Mérigue s'élevait rapidement dans la série des cotes fantastiques.
Enfin, le grand jour arriva. C'était à double titre que Mérigue donnait cet adjectif au dimanche désigné pour la bataille des urnes. Il avait pris en effet une grande résolution. Invité à dîner le soir même à l'hôtel Soubise, il avait décidé qu'il n'attendrait pas l'heure du repas pour s'y présenter et se ferait annoncer à quatre heures à la porte du grand salon blanc et or. Il savait que la comtesse douairière sortait de trois à six et comptait se trouver en tête à tête comme par hasard avec Mlle de Vannes, qui profitait de l'absence de sa mère pour lire des romans. Il voulait en finir une fois pour toutes avec sa position d'amoureux inavoué, faire connaître ses sentiments à la jeune Muse et, dans le cas d'un accueil favorable qu'il espérait, mettre Blanche en demeure de se prononcer entre lui et le duc de Largeay. Toute la matinée Jacques parcourut les sections de vote, pâle, agité, fiévreux, donnant au hasard des encouragements vagues et des poignées de main inconscientes.
Son esprit était si peu avec son corps qu'il vota pour son concurrent impérialiste et donna une fraternelle accolade au candidat républicain.
La véritable urne était pour lui à l'hôtel de Soubise; il n'avait qu'un électeur, et les femmes, en ce qui le préoccupait, n'étaient point exclues du droit de vote.
A quatre heures sonnantes, Jacques de Mérigue, en tenue de ville, montait le grand escalier de l'aristocratique maison, tremblant, chancelant, sentant l'impérieuse nécessité de s'appuyer sur la rampe.
Le valet de service lui dit: «Monsieur, Mme la comtesse est sortie, mais Mlle de Vannes m'a chargée de la prévenir toutes les fois que monsieur se présenterait.» Jacques eut un coup de sang qui lui congestionna toute la tête et, en entrant dans le salon, il crut voir tous les meubles exécuter une sarabande fantastique. La pièce était vide.
Il ne voulut point s'asseoir et s'accouda à la cheminée pour ne pas tomber. Il n'y avait pas deux minutes qu'il se livrait au flux et au reflux violents de ses pensées folles et de ses impressions vertigineuses, que la quatrième Grâce entrait leste, vive, pimpante, et le saluait d'un petit mouvement de tête en lui tendant la main et en lui disant: «Vous êtes pas trop en retard aujourd'hui, monsieur Jacques.»
L'emploi de ce prénom parut de bon augure au poète.
—Vous avez probablement voulu me continuer notre conférence sur Hugo (Victor) sans crainte d'être dérangé par le duc. C'est bien aimable à vous, monsieur, et recevez tous mes remerciements pour votre gracieuse attention. J'ai deux heures à vous donner et je suis à vos ordres.
—Mademoiselle, répondit Jacques avec des essoufflements dans la voix, vous avez bien voulu l'autre jour à la cérémonie de Saint-Roch me demander à quoi je pensais pendant cette mélodie sublime qui nous a charmés tous les deux.
—Et vous n'avez pas voulu me répondre.
—Je ne le pouvais guère en ce moment-là, mademoiselle, mais aujourd'hui... je suis prêt à vous satisfaire.
—Je vous écoute le plus volontiers du monde, monsieur de Mérigue. Votre paraphrase du Satyre était ravissante.
—Il ne s'agit point de littérature, mademoiselle, interrompit Mérigue fiévreusement.
—Dites tout ce que vous voudrez, monsieur. Je suis certaine que vous m'intéresserez.
—Mademoiselle... vous me trouverez peut-être bien audacieux, mais mon ambition est plus grande. Elle va... jusqu'au... désir de vous plaire.
Blanche partit d'un grand éclat de rire bon enfant.
—Mais c'est déjà fait, monsieur. J'aime beaucoup votre conversation—quand vous daignez parler.—Vos opinions littéraires, vos sentiments politiques, votre caractère chevaleresque... enfin, vous me convenez tout à fait, et je veux demander aujourd'hui même à ma mère de prendre trois leçons de littérature par semaine avec vous. Vous me donnerez des devoirs... que vous corrigerez. Vous serez très sévère, vous m'apprendrez à écrire.
Jacques était navré de voir l'entretien dévier sans cesse des sujets intimes vers les questions d'art. Il dit soudain, presque brusquement:
—Mademoiselle, j'ai une confidence à vous faire. M'en accordez-vous la permission?
—Certainement, reprit Blanche sans quitter sa mine enjouée. Vous pouvez compter sur ma discrétion.
—Hélas! mademoiselle, reprit Jacques en baissant la tête et presque à voix basse, ce n'est point de votre discrétion que j'ai besoin, c'est de votre indulgence.
—Mon indulgence...
—De votre miséricorde.
—Je ne comprends plus du tout... Allez.
—Mademoiselle, la première fois que je vous ai vue à Sainte-Radegonde, j'ai reçu une de ces commotions que l'on n'éprouve qu'une fois dans sa vie. Mes regards vous ont traduit peut-être les sentiments impérieux qui subjugaient mon âme, et je ne pouvais avoir aucune espérance de vous voir, de vous approcher.
—Je me souviens, monsieur, dit Blanche devenue sérieuse.
—Et voici qu'un hasard divin ou plutôt une loi d'attraction mystérieuse a permis que mon rêve devînt une réalité. J'ai été reçu chez vous avec la plus grande distinction. On m'y a traité comme un... ami.
—Vous le méritez, monsieur, interrompit Blanche toujours grave.
—Alors, mademoiselle, une idée folle, insensée, absurde, a germé dans mon esprit, je me trompe, hélas! dans les replis les plus intimes et les plus profonds de mon coeur... Oh! ne m'en veuillez pas, je vous en conjure, de vous faire cet aveu, mademoiselle. Rappelez-vous ce poème que vous trouvez si beau... Vous êtes la Reine, je suis Ruy-Blas. J'ai osé... vous aimer.
Blanche sourit imperceptiblement et tendit la main à Jacques en lui disant:
—Cher monsieur... J'accepte de tout coeur votre amitié... elle me sera précieuse. Seulement, je vous recommande bien de ne pas risquer votre vie pour m'apporter des fleurs.
—Je donnerais tout mon sang pour vous, répondit Jacques impétueusement... mais... de grâce... comprenez-moi. Ce n'est point de l'amitié que je vous apporte. Quand mon âme se donne, elle se livre tout entière. Encore une fois, pardonnez-moi... Mais je ne pense plus retenir un mot qui me brûle. Mademoiselle Blanche, je vous aime... d'amour?
—Je vous aime beaucoup, monsieur, répondit Blanche avec un tremblement.
—Oh! je voudrais vous baiser les mains, mademoiselle, mais, de grâce, encore un mot.
—Je vous écoute, monsieur Jacques.
—Vous me faites l'insigne faveur de me dire: Je vous aime beaucoup... Je vous assure que je préférerais: Je vous aime un tout petit peu... Dites-le-moi, mademoiselle Blanche.
—Je mentirais, monsieur Jacques. Mon amitié pour vous...
—Ah! l'amitié, maintenant.
—N'est point du tout ordinaire ni banale.
—L'amitié, toujours l'amitié.
—Que voulez-vous de moi, monsieur Jacques?
—Vous me permettez de vous le dire?
—Je vous le permets.
—Votre amour.
—Vous l'avez, affirma Blanche nerveusement.
—Oh! que dites-vous, mademoiselle?
—Depuis trois jours.
—Oh! donnez-moi votre main et prenez ma vie.
Blanche tendit sa main que Jacques baisa respectueusement. Puis il souffla ces deux mots à voix basse: Merci, mademoiselle Blanche... Merci... Blanche.
Mlle de Vannes eut un léger sourire en disant:
—Pauvre monsieur Jacques... Pauvre Jacques.
Les deux acteurs de cette scène étrange demeurèrent quelques minutes sans parler, puis Jacques dit à Blanche:
—C'est aujourd'hui le plus beau jour de ma vie, mais toutes les roses ont leurs épines.
—Je n'ai pas l'honneur d'être une rose, reprit Blanche, mais j'ai l'avantage de n'avoir point d'épines.
—Êtes-vous charmante—d'esprit et de coeur.
—Bon, voilà le madrigal qui revient.
—Oh! je me soucie bien de ces sottises. Je pense à tous les obstacles qui peuvent nous séparer.
—Quels obstacles? J'avoue ne point en voir.
—Et le duc de Largeay?
Blanche éclata de rire.
—Le duc de Largeay, répéta-t-elle. Ce n'est que mon futur mari.
Jacques devint livide.
—Pardon, mademoiselle, je suis un peu troublé... C'est peut-être ce qui m'empêche de comprendre très bien... Vous me dites que vous épouserez le duc de Largeay?
—Certainement, d'ici deux ou trois mois... Je ne suis pas très pressée, vous savez.
—Mais alors, mademoiselle, j'ai rêvé... Ne m'avez-vous pas dit... que vous m'aimiez.
—Eh bien!... sans doute.
—Et le duc, alors?... Vous ne l'aimez pas?
—Oh! si peu.
—Et vous allez devenir sa femme?
—Mais... mon cher monsieur Jacques, vous, poète, littérateur... Vous qui savez tout... qui comptez vingt-cinq ans d'âge, vous n'avez dont jamais lu un roman?
—J'en ai beaucoup lu, mademoiselle, mais j'y ai toujours cherché des délassements pour mon esprit et jamais des règles pour ma vie.
—Est-ce un reproche?
—A Dieu ne plaise, mademoiselle. C'est une simple réflexion... mais je vois que je devrai taire la seconde partie de ma confidence.
—Comment? elle n'est pas finie?
—Non, mademoiselle.
—Eh bien! je vous l'ai dit tout à l'heure, je suis libre jusqu'à six heures du soir, et toujours charmée de vous entendre.
—Je ne sais comment vous accueillerez ce qui me reste à vous dire, mais si cela était de nature à vous déplaire, je vous supplie par avance de bien vouloir me pardonner.
—C'est entendu.
—J'étais venu pour deux choses, mademoiselle. D'abord pour vous dire que je vous aimais.
—C'est fait.
—Ensuite...
—Ensuite, monsieur?
—Pour vous demander votre main.
Blanche de Vannes se dressa comme soulevée par un ressort.
Son visage prit subitement une expression d'indignation et de colère.
Elle leva orgueilleusement sa jolie tête patricienne et jeta à Mérigue cette réponse foudroyante:
—Monsieur de Mérigue, je ne sais à quoi il tient que je ne sonne et que je ne vous fasse reconduire!
—Mademoiselle...
—Vous m'insultez, monsieur.
—Mon amour est une insulte?
—Ce n'est pas cela... Vous ne comprenez rien... c'est la demande que vous avez osé formuler tout à l'heure que je considère comme une injure sanglante, et je n'ai personne pour me venger.
—Vous avez le duc de Largeay, mademoiselle. Chargez-le de me tuer... Et je crois maintenant qu'il ne me reste plus qu'à vous présenter mes plus humbles hommages.
—Vous m'évitez la peine de vous le dire, monsieur.
Mérigue se leva.
—Pardon, monsieur, dit Blanche au moment où il ouvrait la porte, ma mère vous attend ce soir à dîner. Votre absence pourrait donner lieu à des commentaires. Je vous serai reconnaissante de vous trouver ici à sept heures et demie.
—Soyez tranquille, mademoiselle, j'ai encore assez d'éducation pour ne point commettre de grossièretés.
—Ah! monsieur, répondit Blanche, on peut s'attendre à tout avec des gens de vos espèces.
Mérigue sortit en s'inclinant profondément. Blanche saisit un chiffon de papier et y griffonna au crayon cette simple ligne:
«Je vous prie de donner un coup d'épée à M. de Mérigue.
«Blanche».
Elle cacheta le pli, sonna et dit au laquais qui se présenta:
—Portez sur le champ cette lettre à M. le duc de Largeay!
XX
CORRECT
Le duc de Largeay fut vivement contrarié à la réception de la missive de sa fiancée. Toute velléité belliqueuse à l'égard de Mérigue s'était évanouie chez lui du moment où il avait appris que le candidat royaliste fréquentait depuis dix ans les salles d'armes. Pourtant il n'y avait pas moyen de reculer ni de tergiverser. L'ordre était impératif et catégorique. Impossible de laisser apparaître la moindre hésitation avec une personne du caractère de Blanche. Ce n'est pas que le jeune duc brûlât d'amour pour sa fiancée, mais le million de dot exerçait sur ce clubman légèrement décavé une fascination qui pouvait lui donner à la rigueur l'apparence d'un amoureux très suffisamment transi. Il se dirigea donc vers la rue des Saints-Pères non sans une certaine émotion d'un genre fort désagréable. Il n'eut point la peine de monter de nouveau les cent vingt marches du candidat. Jacques, depuis qu'il avait quitté l'hôtel Soubise, errait dans les rues avoisinantes, les bras ballants, les yeux vagues, trop écrasé, trop anéanti pour ressentir déjà la douleur de sa blessure.
A l'angle du boulevard et de la rue Saint-Dominique, le duc aperçut son rival. Il prit son courage à deux mains, s'approcha de Jacques et lui donna un léger coup de canne sur l'épaule comme pour le faire retourner.
—Plait-il, monsieur? dit Mérigue d'une voix altérée.
—Ôtez-vous de mon chemin? dit le duc d'un ton nerveux et saccadé qui dissimulait assez mal l'exiguïté de sa vaillance.
—Encore vous, duc. En quoi puis-je?...
—Je viens de vous le dire.
—Je n'ai pas bien entendu.
—Vous avez pourtant des oreilles.
—Désirez-vous que j'allonge les vôtres?...
—Vous m'insultez, monsieur. Vous m'en rendrez raison!
—Comme il vous plaira.
—Voici ma carte.
—Bien honoré, voici la mienne.
—Impertinent!...
—Pardon, monsieur, vous êtes trop homme du monde pour ne pas vous rappeler qu'une fois leurs cartes échangées deux gentlemen ne doivent plus ajouter un mot sur le différend qui les divise; la parole, dès lors, est aux témoins et aux épées.
—C'est juste, monsieur le professeur. Alors vous y tenez absolument... à l'épée?...
—Mes témoins, monsieur le duc, auront l'honneur de vous donner ce renseignement.
—Bien obligé, monsieur le professeur.
—Je vous salue, monsieur le duc.
Et Largeay rebroussa chemin pour rentrer à son hôtel tandis que Jacques disait à haute voix d'un air de contentement un peu féroce: «Eh bien! oui; tu arrives encore comme Mars en Carême, et ta paillasse court certains risques.»
Blanche de Vannes, après avoir décrété la mort de son trop audacieux admirateur, s'était retirée dans sa chambre et jetée vivement sur son lit. Du premier jour où elle avait vu Mérigue, elle avait éprouvé pour ce passant étrange un de ces sentiments de curiosité féminine qui arrivent promptement aux frontières de la sympathie. La candidature du jeune Limousin et tout le bruit que la presse avait fait autour de lui n'étaient point pour affaiblir cette inclination chez une jeune fille d'un caractère impétueux et romanesque, surveillée uniquement par une mère... qui brodait, et habituée à n'avoir d'autres lois que ses caprices. C'était elle qui avait en réalité ouvert à Jacques la porte de l'hôtel Soubise, et l'attraction qu'il exerçait sur elle s'était dès le premier jour transformée en vrai «béguin». Le salut de Saint-Roch et la paraphrase du Satyre avaient accentué ce penchant d'une façon brusque et violente; la jeune lionne de la rue Saint-Dominique avait trouvé son dompteur. Aussi la déclaration de Jacques, qui eût pu sembler prématurée, s'était-elle trouvée accueillie par un coeur battant à l'unisson du sien. Mais Mlle de Vannes s'imaginait, avec une certaine candeur d'enfant gâtée et possédant un sens moral un peu vague, qu'elle pourrait très bien avoir Mérigue pour ami et M. de Largeay pour mari. D'autant mieux qu'en dépit de ses lectures, elle ne se rendait pas un compte bien exact de toutes les conséquences de ce jeu de coeur en partie double. La découverte subite des prétentions étranges de Jacques avait fait bondir en elle cet orgueil de la race, souvent plus incrusté chez certaines femmes que l'amour de la vertu.
«Il n'a pas de front, ce monsieur, ce Limousin, ce professeur qui a de l'encre au bout des doigts... ça lui apprendra... il ne sera pas tué certainement... Un coup d'épée à la mode du jour... au bras, à la main... ça lui servira de leçon... de correction. Moi, fiancée à un duc!... et puis quelle ingratitude!... M'adresser cet outrage au moment où je lui avoue, où je lui accorde... Oh! il mériterait d'être tué... il serait plus respectueux une autre fois. Il en réchappera; deux ou trois semaines au lit... comme c'est la coutume des gladiateurs du Jockey... puis... il reviendra... me demander pardon... et ma foi!... pourquoi ne pas le recevoir en grâce... Il est très gentil au fond... beau garçon!... Quelle différence avec le duc. Grand, bien découplé, des yeux rayonnants... parlant comme un membre de l'Académie... intelligent jusqu'au bout des ongles... spirituel... drôle... énergique... mais très insolent par exemple!... Il a besoin d'être rappelé à l'ordre...
Comme il doit bien embrasser... que ses lèvres doivent être chaudes et vibrantes... quand je pense au petit morceau de glace que le duc m'applique de temps à autre au bout des doigts... Oh! il ne faut pas du tout qu'il me le tue... Non. Non! ce serait dépasser le but... ni même qu'il lui fasse une blessure trop profonde... oh!... il me semble... que je souffrirais de sa douleur! et que j'aurais envie de me faire... soeur de charité pour le soigner. Mon cher duc, je vous défends bien de lui faire du mal... Est-il fou de Largeay de vouloir blesser mon ami... Ah! par exemple; s'il me fait ce coup-là je ne le revois de ma vie. Espèce de jaloux, va! Est-ce que je n'ai pas le droit d'avoir des amis?... Comment supporterai-je la compagnie de ce dadais si j'y étais réduite exclusivement? ah! je le déteste! Qu'il ne s'avise pas seulement de lui faire tomber un cheveu de la tête!»
Blanche en était arrivée à cette période de ses réflexions quand une femme de chambre frappa à la porte, entra sans attendre de réponse et lui remit une lettre qu'un exprès venait d'apporter. Elle lut:
«Bien chère amie,
«Vos ordres sont exécutés, j'ai bâtonné le drôle! Demain à la première heure échange de témoins. A midi, tout sera terminé suivant vos désirs.
«Votre petit duc vous baise les mains.
«L.»
—Stupide assassin! s'écria Blanche. Le commissionnaire est-il parti?... Faites courir après... Ramenez-le. Dépêchez-vous donc, petite sotte. Et tandis que la servante effarée obéissait, Mlle de Vannes écrivait d'une main fébrile au dos d'une carte de la comtesse douairière:
«Jamais de la vie. D'abord vous ne l'avez pas bâtonné. Vous n'existeriez plus à cette heure. En tout cas, il dîne ce soir ici. Vous viendrez à neuf heures lui faire des excuses devant moi... dans un coin du salon. Sinon tout est fini entre nous. C'est bien compris.
«Blanche.»
Le duc était occupé à sa toilette intime quand il reçut cette nouvelle épître:
—Des excuses publiques à présent! A ça! mais elle est en train de me faire payer son petit million... aussi quelle bêtise de m'être vanté! je ne l'ai pas bâtonné du tout... oh! quelle histoire. Ce Mérigue va me prendre pour un fantoche... et il n'aura pas tout à fait tort!... oh! la petite vipère. Si tu n'avais point ton million. C'est horrible!... Il faut bien obéir.
A sept heures et demie très précises, Jacques, qui avait pour quelques heures dominé, comprimé et mâté les angoisses de son âme, pénétrait avec aisance et grâce dans le grand salon de l'hôtel Soubise. Il commençait à dépouiller très bien son écorce limousine et à saluer les grandes dames à peu près comme il convient. Blanche lui tendit la main comme à l'ordinaire et éprouva un certain frémissement en rencontrant celle du jeune homme, froide comme un gantelet de fer. Mérigue parla beaucoup, avec une tenue impassible, et maintint constamment la conversation sur les élections dont le résultat allait être connu au plus tard dans une heure. Théodore sortit au dessert pour aller prendre des nouvelles, espérant bien au fond du coeur apporter à son maître l'annonce d'un échec. Il rentra au bout d'un quart d'heure et trouva les autres convives déjà assis au salon et en train de prendre le café. Il tenait à la main un fragment d'affiche où il avait gribouillé les résultats du vote au moment même de sa proclamation. Il pouvait à peine prononcer une parole tant il avait couru. Il lut enfin de sa grosse voix:
—Électeurs inscrits 3.200.
Et il s'arrêta pour souffler.
—Électeurs ayant pris part au vote 2.500;
Majorité absolue des suffrages exprimés 1.251;
Le général Paulus Géraudel, républicain, 958;
Le baron Grémoli, bonapartiste, 772.
M. Jacques de Mérigue, monarchiste, 730.
Résultat: ballottage en faveur de M. le baron Grémoli.
Quand il eut achevé Théodore jeta à son maître un regard venimeux mal dissimulé sous une apparence de désappointement: «quarante-deux voix de moins, pensait-il, à cause de moi! Ça lui apprendra.» Mérigue se leva et dit à la comtesse:
—Je vais être obligé, madame, de me retirer plus tôt que je ne l'aurais désiré, car mon devoir de conservateur discipliné est de me désister immédiatement en faveur de M. Grémoli. Mes affiches doivent être apposées demain matin...
—C'est un très petit malheur, dit Blanche, un homme intelligent comme vous n'a point à regretter cet échec. Ce sont les réactionnaires du quartier qui sont le plus à plaindre. Je vous prie de bien vouloir demeurer encore quelques minutes.
Et elle poursuivit en baissant la voix:
—Quelqu'un va venir ici vous demander pardon.
La comtesse douairière soupira:
—Comme je suis vraiment désolée de ce contretemps, cher monsieur.
Et ses yeux un instant soulevés de son noble ouvrage y retombèrent automatiquement. Le duc de Largeay entra. Il se mordit violemment les lèvres, salua sommairement sa future belle-mère, et fit à Blanche une sorte de grimace à laquelle il s'efforça de donner l'aspect d'un sourire.
Puis résolument, brusquement, il dit à Mérigue en lui tendant la main:
—Tantôt, monsieur, j'ai eu tous les torts, dans le fond et dans la forme, veuillez recevoir mes excuses.
Le candidat vaincu hésita une seconde, fronça le sourcil, puis se laissa prendre la main avec un léger mouvement d'épaules en répondant au duc:
—Soit, monsieur.
—C'eût été vraiment trop bête, ajouta Largeay en minaudant.
—J'aurais mauvaise grâce à vous contredire, reprit Jacques.
XXI
DÉSOLÉS ET CONSOLÉS
Le lendemain matin l'affiche suivante était placardée à profusion dans tout le quartier Saint-Barthélémy.
«Électeurs royalistes,
«Nous devons tous nous coaliser contre l'ennemi commun, le candidat républicain qui réunit à lui seul un millier de voix. Je vous demande et au besoin je vous prie de vouloir bien au scrutin de dimanche prochain reporter l'unanimité de vos suffrages sur M. le baron Grémoli. Je serai le premier à vous donner l'exemple.
«Jacques de Mérigue.»
Jacques fit une visite à son heureux concurrent qui le reçut avec beaucoup d'urbanité et de distinction et lui offrit même un impérial cigare. Puis il trouva dans son casier un monceau de cartes émaillées de réflexions diverses. Les unes exhalaient des condoléances pures et simples. D'autres félicitaient le jeune homme de sa patriotique abnégation et lui pronostiquaient une revanche éclatante. Quelques-unes le blâmaient d'avoir abandonné la partie et d'avoir tendu la main «aux meurtriers du duc d'Enghien». La plus curieuse émanait du vicomte d'Escal; elle était ainsi conçue:
«Mon cher ami,
«Je ne saurais approuver votre détermination. Moi qui ai lutté toute ma vie (??!!) je ne puis concevoir un soldat capitulant. Pour vous témoigner mon mécontentement; je refuse de solder les frais de votre affiche de désistement. Ne voyez dans cette résolution qu'une protestation de ma part, non contre votre sympathique personnalité, mais contre une politique néfaste qui nous perd depuis cinquante ans et nous perdra jusqu'à la fin des siècles.»
Le baron Grémoli rendit sa visite à Jacques. La montée des cent vingt marches, sans ascenseur, et l'aspect délabré du logement situé à la cime plongèrent l'opulent financier dans une profonde stupeur.
—Comment, se disait-il, je ne l'ai battu que de quarante voix!
Mérigue eut aussi la visite de Sermèze qui lui fut plus agréable. Il lui raconta tous les événements de la veille et le jeune baron lui dit encore: «Pauvre Jacques!» Lorsque la nuit fut close il écrivit à son vieux père:
«Mon cher papa,
«Je tombe des astres comme feu Phaéton. Ni femme, ni siège au Pavillon de Flore. Ne te désole pas trop. Je vous embrasse tous comme je vous aime.
«Votre pauvre Jacques, comme devant.»
A la réception de ce pli tout à fait inattendu, bien des larmes coulèrent au noble repaire de Mérigue. La pieuse Caroline se consola en s'en rapportant à la volonté de Dieu, et le chef de famille en traçant au galop ces quelques lignes:
«Cher fils,
«Quem si non tenuit, magnis tamen excidit ausis.
«Les Titans aussi échouèrent dans l'assaut qu'ils voulurent livrer à l'Olympe, ce qui ne les empêcha pas de demeurer des Titans. Ton père toujours fier de toi.
«Joseph, comte de Mérigue.»
Le Comité royaliste du quartier Saint-Barthélémy ne mêla point ses lamentations aux tristesses de la pauvre famille. Ces messieurs si calmes et si paisibles allaient retrouver, après trois semaines d'agitation, leur bonne tranquillité d'autrefois. Et puis en définitive (considération qui avait bien son prix), c'était un jeune presque au moment d'arriver, et qui restait en chemin d'une façon inespérée.
XXII
LA RÉCOMPENSE DU PETIT DUC
—Ma chère Blanche, vous m'avez fait jouer hier au soir un rôle passablement... drôle, et en tout cas peu glorieux.
—Que voulez-vous, mon cher, il faut me prendre telle que je suis. J'ai eu un moment d'irritation contre cet homme.
—Pourrais-je en connaître le motif?
—Cela ne vous intéresserait pas du tout.
—Cependant, ma chère...
—N'insistez pas, je continue ma phrase... et au fond j'ai un faible pour ce Limousin-là!
—C'est votre fort d'avoir des faibles.
—Tiens! son contact vous a rendu spirituel!
—Toujours aimable à ravir, mais... à propos, trouvez-vous que je vous ai bien obéi?
—Assez convenablement.
—Me suis-je bien démenti, rétracté, aplati, devant ce monsieur?
—Pas mal.
—Savez-vous qu'il me prendra pour un fou, pour le dernier des nigauds?
—Pas pour un fou.
—Comment allez-vous me récompenser de ma docilité?
—Que pouvez-vous bien désirer?
—Un prompt acquiescement à mes voeux.
—Vous parlez comme Florian. On dirait que vous l'avez lu, c'est invraisemblable.
—Florian?... connais pas!
—Je m'en doutais... Parlez donc notre langue.
—Je voudrais que la fixation de notre mariage...
—Ah!... la fixation. Quel charabias.
—Enfin, vous saisissez très bien ma pensée.
—Je veux vous forcer à l'exprimer clairement, en bon français du XIXe siècle.
—Eh bien! je voudrais que nous nous mariassions...
—Ah! mariassions!... Vous n'avez donc jamais lu Sainte-Beuve?
—Quelle sainte dites-vous?
—Oh! vous ne la trouverez pas dans le martyrologe celle-là. Êtes-vous bachelier, cher duc?
—Mais, chère amie, je laisse ce titre aux professeurs, comme M. de Mérigue.
—Vous raillez. Êtes-vous prévôt d'armes?
—Vous jouez de moi, ma chère Blanche, comme un enfant de ses toupies.
—Vous avez, du moins, assez bon caractère, aussi ne veux-je point aujourd'hui vous tenir trop longtemps rigueur. Il faut bien aussi, pour être équitable, que je vous donne le prix de toutes vos soumissions récentes.
—Oh! comme ces paroles viennent agréablement sonner à mes oreilles.
—Tiens! voilà que vous devenez poète pour avoir failli vous battre avec un enfant du Parnasse.
—Alors, je puis espérer...
—Parfaitement... Vous pouvez faire publier nos bans.
—Et fixer la cérémonie nuptiale?
—Oh! toujours votre fatras... A quinzaine, si vous voulez.
—Vous me comblez de joie. Telle est aussi la manière de voir de la comtesse?
—Oh! soyez tranquille!... Laissez-la broder.
Quinze jours plus tard, l'église Sainte-Radegonde contenait vers l'heure de midi, tout ce que les quatre quartiers aristocratiques renfermaient de messieurs beaux ou laids, de femmes jolies ou peu agréables. Toutes les lumières du maître-autel resplendissaient et éclairaient le fin visage de l'abbé Roubley, qui allait bénir l'union de M. le duc de Largeay et de Mlle Blanche de Vannes. Les deux jeunes gens s'étaient agenouillés l'un auprès de l'autre dans la partie la plus avancée du choeur, sur des prie-Dieu en velours rouge.
Largeay, sec, raide, compassé, peigné comme une gravure de mode, avec un léger tic nerveux dans l'oeil gauche, annonçait par toute son attitude le contentement qu'il éprouvait d'avoir atteint son but et la hâte qu'il ressentait d'en avoir fini avec les pompes officielles. Blanche, profondément sérieuse et grave, contrairement à ses allures ordinaires, semblait presque une victime enguirlandée pour le sacrifice. Elle avait aperçu à dix pas d'elle, dans un bas-côté, la figure sévère et la haute stature de Mérigue. Une comparaison inconsciente s'était établie dans son esprit, et son fiancé paraissait se rapetisser au niveau des bancs, tandis que son ancien admirateur grandissait jusqu'aux clefs des voûtes. Les grandes orgues exhalaient leurs plus douces mélodies, auquelles la jeune fille trouvait des consonnances funèbres, songeant peut-être aux chants sacrés de la Sainte-Chapelle, dont elle avait savouré l'harmonie à côté de l'homme qui envahissait de plus en plus ses pensées et ses souvenirs. Depuis quinze jours, elle n'avait point aperçu Mérigue, et elle cherchait dans son imagination surexcitée mille moyens de le revoir. Elle avait eu soin de lui faire envoyer un billet d'invitation à la messe de mariage, en désespoir de cause, et ne pensait point qu'il répondît à cette avance. Puis, tout à coup, elle le découvrait auprès d'elle, pensif et hautain parmi la foule.
Le curé célébrant s'avança vers les futurs époux, et en sa qualité d'habile homme sachant le prix des courtes harangues, dit simplement à voix très basse:
«Mademoiselle, Monsieur le duc,
«Votre dévoué pasteur éprouve en ce moment une émotion trop grande pour vous adresser un long discours, et pour célébrer comme il faudrait les louanges de vos illustres familles qui ont donné tant de héros à la France et tant d'élus au ciel. Vous marcherez tous les deux sur les nobles traces de vos ancêtres, vous, mademoiselle, par votre piété, votre charité, votre fidélité à tous vos devoirs d'épouse et de mère, vous, monsieur le duc, par votre courage, votre grandeur d'âme, votre dévouement sans bornes aux principes de probité et d'honneur qu'ont aimés et servis vos aïeux. Vous continuerez une lignée glorieuse, et en tous temps comme en tous lieux, vous servirez d'exemples et d'impeccables modèles à l'immense foule des déshérités, qui tiennent leurs yeux fixés sur vous, comme toutes les misères d'en bas regardent toutes les splendeurs d'en haut.»
Après cette homélie un peu flatteuse, l'abbé Roubley procéda à la bénédiction nuptiale et se dirigea vers l'autel.
—Avez-vous entendu ce qu'il a dit? demanda la jeune duchesse à son seigneur et maître.
—Ma foi, j'allais vous faire la même question, répondit Largeay.
Dès lors, Blanche tomba sous le joug d'une obsédante pensée. Mérigue allait venir à la sacristie s'incliner devant elle et la foudroyer de son regard accusateur. Après bien des réflexions et bien des transes, elle résolut de se dérober à tous les hommages et de s'éloigner aussitôt après la cérémonie, sous un prétexte quelconque de fatigue ou d'émotion.
Cependant, au sein de l'église, la conversation était générale, quoique chuchotée à voix très basse et d'une façon tout à fait convenable.
Côté des dames: L'abbé a été fort bien, aujourd'hui.
—Toujours un peu bénisseur, ma chère.
—On ne vient pas ici pour se faire dire des sottises.
—Oui, mais cette évocation des grandes vertus est ironique, à force d'être peu en situation.
—Le duc n'est pas bien fort... c'est vrai!... mais il mène un cotillon, ma chère... il patine!... il a un tailleur!... Toutes ses culottes viennent d'Angleterre.
—La petite est pas mal délurée.
—Oh! simplement un peu originale... mais... si riche, un million de dot... et puis, voyez donc cette forêt de cheveux noirs... l'inflexion gracieuse de la taille... Elle fait faire ses corsets chez Mmes de Vertus.
—Oh! qu'elle doit mal supporter leurs étreintes... vous me donnez absolument raison, ma chère. Le bon curé, au lieu de faire intervenir la sainteté et l'héroïsme dans son petit prône, aurait dû nous parler des bals, des clubs, des five o'clock, des premiers coiffeurs, des couturières à la mode.
—Il y pensait, ma chère.
—J'incline à le croire.
—Je constate donc avec plaisir que nous sommes du même avis.
Côté des hommes: Très joliment tourné, le discours.
—Qu'a-t-il donc raconté déjà?
—Je ne me rappelle plus bien, mais c'était tout à fait délicat et puis si bien approprié.
—Qu'est-ce que Largeay va faire de la petite Zoé?
—Peuh! ce qu'il en a fait jusqu'ici.
—Pas possible? il va lui continuer sa pension de cent louis par mois?
—Nullement. Il va l'augmenter, puisque le voilà devenu plus riche. Il lui a même fait un cadeau de noces ultra pschutteux.
—Vous êtes sûr de cela?
—Très sûr. Un poney de trois cents louis... qu'il n'a même pas payé.
—Qu'il paiera un de ces jours avec l'argent de sa femme.
Tel était le genre dominant des prières adressées au Seigneur par l'opulente assistance.
Blanche était toujours absorbée dans ses impressions. Quant au jeune duc, il dormait.
On se leva à l'Évangile, on s'assit à l'Offertoire, on s'inclina à l'Élévation, on se prépara au départ après la bénédiction du prêtre.
—Mon ami, dit vivement Blanche à l'oreille de son époux, je me sens un peu fatiguée. Voulez-vous me ramener à l'hôtel de Largeay?
Le duc s'empressa d'arrondir son bras et le couple entra à la sacristie. Alors Blanche et Largeay prièrent leurs parents respectifs de vouloir bien recevoir en leur lieu et place les hommages du faubourg assemblé. Puis ils sortirent par une porte dérobée et s'élancèrent dans leur coupé.
Quelques minutes après, ils se trouvaient dans le boudoir rose aménagé pour Blanche à l'hôtel de Largeay.
La jeune duchesse dit à son époux: «Voici le programme de la soirée: Dîner au Café de Paris, coucher à l'Hôtel de Bade.» Le duc s'inclina. «Maintenant, veuillez me laisser seule pendant quelques moments.» Le duc sortit.
En quittant Sainte-Radegonde, Jacques de Mérigue avait pris le boulevard, le pont de la Concorde et les Champs-Élysées. Il était poussé vers le grand air par toutes les aspirations de son coeur broyé et de son âme étouffée. Depuis son double échec, il était retombé dans l'oubli, à peine traversé de temps à autre par quelque lettre de condoléance banale et quelques visites d'ouvriers sans travail. Sa blessure double saignait jour et nuit, la plaie de l'orgueil et la meurtrissure de l'amour.
Et c'était Blanche qui les lui avait infligées toutes les deux, en lui jetant à la face un outrage que rien ne saurait effacer. Il comprenait vaguement que tout sentiment pour lui n'était pas éteint au coeur de la jeune femme, mais il jugeait inexorablement qu'après l'affront reçu par lui, tout devait être fini entre eux et pour jamais. Et son coeur, embrasé d'amour, livrait un furieux combat à sa fierté robuste qui demeurait victorieuse, à la condition de lutter sans repos. Il s'était rendu à la cérémonie machinalement, sans but précis, peut-être pour bien voir de ses yeux l'irrévocable immolation de son rêve, et maintenant il marchait droit devant lui, à lourdes enjambées, comme parmi les grands sables un voyageur perdu.
Arrivé à l'Arc-de-Triomphe, il prit l'avenue Wagram et les boulevards extérieurs. Il descendit jusqu'à la Bastille et traversa le pont Henri IV. Il s'arrêta à une petite échoppe du quai de la Tournelle et dîna pour vingt-cinq sous, puis, appesanti par son repas, bien léger cependant, il se traîna péniblement vers la rue des Saint-Pères, avec la nuit qui tombait. Comme ses cent vingt marches lui parurent pénibles, harassantes, interminables. Comme il se sentait tiré en bas par la torpeur, la lassitude et le désespoir. Arrivé dans sa chambre, il ouvrit sa fenêtre et regarda le ciel; par cette brumeuse soirée de mars, les quelques étoiles visibles là-haut semblaient entraînées vers un gouffre noir parmi l'avalanche confuse des nuages.
Le duc et la duchesse de Largeay dînaient au Café de Paris. Leur conversation fut moins nourrie que leurs appétits et il fallut que le café succédât à deux bouteilles de vin capiteux, pour parvenir à délier leur langue.
—Pourquoi cette nuit à l'Hôtel de Bade? interrogea le duc en allumant son cigare.
—C'est drôle... c'est drôle! répondit Blanche d'un air rêveur... On n'y connaît personne... personne ne vous y connaît. On n'est qu'un numéro dans la cohue bruyante et banale. On est plus à même de passer ses fantaisies, car vous n'ignorez pas, mon cher duc, que vous avez épousé une fantaisiste... une capricieuse... qui aime bien sa petite indépendance...
—Je ne m'en plains aucunement, duchesse.
—Puissiez-vous être toujours aussi accommodant.
Il était dix heures quand le noble couple entra à l'hôtel et prit possession d'un petit appartement de trois pièces, retenu par dépêche pendant la journée. La première pièce était une antichambre où l'on déposa les manteaux. Puis venait un salon où brillait un feu clair. En arrière, la chambre à coucher. Largeay, qui grelottait, s'approcha du foyer embrasé et se laissa même aller à la jouissance de s'accroupir auprès des chenets. Blanche, pendant ce temps-là, pénétrait dans la dernière pièce et s'y barricadait.
Quand le duc jugea ses mollets rôtis à point, il voulut aller retrouver la duchesse et se heurta à une porte fermée: «C'est moi! fit-il, chère amie.
—Cher ami, répondit la jeune mariée; n'avez-vous pas un divan dans votre salon?
—Effectivement, répondit Largeay avec un hoquet d'angoisse.
—Eh bien, mon bon duc, répliqua Blanche, faites-moi donc l'amitié de vous y installer le mieux que vous pourrez. J'ai un peu mal de tête et je voudrais dormir seule. Souvenez-vous que vous m'avez promis de ne jamais vous plaindre de mes petites fantaisies.
—C'est vrai, gémit le duc... mais celle-là... est inattendue.
Blanche coupa court à l'entretien en disant:
—Bonne nuit, cher duc. Enveloppez-vous bien pour ne pas vous enrhumer.
Le lendemain matin, à huit heures, le concierge de Jacques lui apporta une lettre cachetée qui venait d'arriver par exprès. C'était une bande de papier timbré pour billet à ordre.
Mérigue y lut:
«Mon coeur vous reste.
«Duchesse Blanche de Largeay.»
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE
DEUXIÈME PARTIE
LE MÉPRIS DE L'HOMME
Coeur trop haut.
I
LA SALLE DU PRÉ AUX CLERCS
«A bas le calotin! A l'eau le Jésuite! A la lanterne Torquemada! Enlevez-le! Sus à Basile! Mort au corbeau! A la guillotine le ci-devant!»
Tels étaient les cris, accompagnés d'autres imprécations moins convenables, qui accueillaient, au cours d'une réunion d'autonomistes, en l'illustre salle du Pré aux clercs, l'apparition inattendue de Jacques de Mérigue à la tribune. L'estrade était occupée par plusieurs notabilités du parti radical où l'on remarquait, entre autres intelligences lumineuses, les citoyens Troubault et Baroudier, représentants de Paris. Cette assemblée, annoncée depuis plusieurs jours par les journaux cramoisis à grands renforts de tamtams et de grosse caisse, avait pour but la formation d'un comité de la libre-pensée au milieu du quartier le plus religieux de la capitale. Naturellement tout ce que la clientèle des salles Levis, Graffard et autres, renferme d'escarpes et de tire-laine, s'était donné rendez-vous ce jour-là au local du Pré au Clercs. On avait défié par avance les réactionnaires et les aristos de se présenter à la séance, et Mérigue, accompagné du baron de Sermèze et de quelques autres vaillants, avait relevé le gant et profité d'une bourde expectorée par le président, le citoyen Troubault, pour réclamer la parole et se précipiter à la tribune. De grossières protestations s'étant élevées aussitôt, l'ancien candidat avait salué la foule, hurlante de l'exclamation un peu risquée de «Vivent les Jésuites» qui avait déchaîné l'ouragan dont un bien faible écho est reproduit en tête de ces lignes. Jacques ne se laisse point intimider; il fait d'héroïques efforts pour permettre à sa voix de dominer le tumulte, mais l'auditoire appelle le brouhaha des bancs et des cannes à la rescousse des beuglements.
Le président Troubault somme l'orateur d'évacuer la place.
—Vous imprimez depuis huit jours que je n'aurai pas le courage de monter ici, reprend Mérigue. J'y suis, j'y reste!
Nouvelle tempête de clameurs: «A bas Mac-Mahon! «A bas Fourtou! Mort au seize-mai! A l'eau, à l'eau!
Sur cette dernière interjection, Jacques de Mérigue prend avec le plus grand calme le verre d'eau sucrée destiné au conférencier radical, et le vide d'un trait aux yeux de six cents énergumènes ébaubis devant tant d'audace.
—Je vous ordonne de descendre, réitère le citoyen président.
—Vous ne comprenez la tolérance que comme le secrétaire de l'Élysée, riposte Mérigue.
Un flot de furieux se précipite vers l'estrade pour exécuter l'intrépide jeune homme. Ses amis, dirigés par le baron de Sermèze, s'élancent en avant et, par une pression énergiquement exécutée, refoulent un instant les envahisseurs.
Mérigue alors enfle ses poumons d'une aspiration suprême et jette cette apostrophe à la multitude furibonde: «Est-ce que par hasard vous me trouvez la tête d'un otage?»
Cette dédaigneuse bravade est lancée d'une voix pleine, sonore, retentissante. Toutes les oreilles l'ont entendue. C'est alors, de la base au sommet et de la gauche à la droite de l'énorme salle, un tonnerre de rugissements, de grognements, de trépignements. Les quelques royalistes égarés dans la horde fédérée sont enveloppés et bousculés.
Mérigue saute magnifiquement au milieu de la mêlée pour apporter à ses amis le contingent de ses poings redoutables.
Le baron de Sermèze, qui allie un courage impassible à une vigueur peu commune, distribue des coups formidables et pratique à chaque fois de sérieuses brèches parmi la cohue tourbillonnante des assaillants. Les démagogues sont six cents contre huit, mais ils sont pour la plupart maladroits, indisciplinés, lâches, et fortement émus par d'abominables libations. Ceux qui occupent les derniers rangs poussent ceux du centre, ce sont toujours les mêmes qui empoignent les horions terribles impartialement distribués aux quatre points cardinaux par le bataillon carré de Sermèze. Cette petite phalange de spartiates forme un rempart autour de Jacques qui domine de la tête ses braves compagnons, et montre, lui aussi, qu'il n'est pas manchot, après avoir prouvé qu'il n'était pas muet. Les représentants du peuple, blêmes de stupeur sur leur estrade ébranlée, lèvent leurs mains et leurs yeux vers le ciel comme de simples cléricaux en prières. Ils ont la vague appréhension de voir cette poignée d'enragés réactionnaires rosser à plate couture leur armée fidèle, et donner l'assaut à leur Olympe qui serait insuffisamment défendu par la foudre de leur éloquence.
Le président Troubault se penche à l'oreille de l'assesseur Baroudier.
—Ces b...-là, dit-il, vont nous assommer tout notre monde; voyez donc comme ils tapent. Hue donc! hue donc!
—Pourvu qu'ils ne montent pas jusqu'ici, reprend le deuxième représentant. Ils en seraient bien capables.
—C'est ce que j'étais en train de me dire, ma vieille branche... Ces jeux-là ne sont plus de notre âge. Si nous allions colporter quelques paroles de conciliation.
—Peste, comme vous raisonnez. Il faudrait descendre pour cela... diable!
—Ils n'oseront pas nous cogner si nous nous présentons en pacificateurs. Si nous leur offrions de rendre la parole à cet enragé de Mérigue?
—Il faudrait la trouver pour la rendre.
—Ah! ils sont repoussés, enfin, Dieu soit loué.
—Comment Dieu? A quoi pensez-vous, dans une réunion de comités libres-penseurs!
—Diable! les voilà qui reviennent. Ils sont à deux pas de la tribune.
—Mon Dieu! mon Dieu! Nous sommes perdus.
—Non... voilà qu'ils reperdent du terrain. Eh bien, mon petit! Vous avez invoqué à votre tour le nommé Jéhovah. Ça vous apprendra à me blaguer.
—Une habitude incorrigible. C'est la force occulte directrice des choses que j'aurais dû prendre à témoin.
—La force occulte... Vous êtes bon... C'est une force manifeste qui nous serait nécessaire. Oh! Seigneur Jésus!... Ils reviennent sur nous... Allons-nous-en.
—Il est difficile de quitter notre poste; d'abord, il y a la question de décorum... et puis par où diable voulez-vous décaniller?
—Le décorum doit être mis de côté dans les cas de force majeure. Il y a une petite porte derrière la tribune... Je crains qu'il nous faille... en passer par là. Oh! que ça va mal!
—Pardieu! Il n'y a qu'une vingtaine des nôtres qui soient sérieux. Les autres poussent et se gardent bien de remplacer les blessés.
—Vous qui avez des cheveux blancs, Baroudier si vous essayiez de faire entendre des paroles de paix... Je crois que c'est le meilleur moyen... ils n'oseront pas frapper un vieillard.
—C'est très délicat ce que vous me demandez là.
—Au nom de la République démocratique et sociale.
—Mais vous, au contraire, qui êtes plus jeune, vous courriez beaucoup moins de risques.
—C'est une erreur. On me prendrait pour un combattant et on me cognerait... Allons, Baroudier, le temps presse.
Le citoyen Baroudier se laissa persuader et se mit en demeure de descendre. Au dernier échelon, un de ses coreligionnaires politiques, entièrement ivre, lui envoya un va-te-laver gigantesque qui l'eût bombardé au repos éternel si Mérigue lui-même, presque acculé aux tréteaux en cet instant, n'eût pris en pitié le vieux démocrate et prestement paré le coup. Du haut de son siège, le président Troubault frissonne. Baroudier, vivement heurté, fut renversé sur les marches de la tribune et parvint à grand'peine à revenir auprès de son collègue. L'anxiété de ce dernier croissait de minute en minute. Le groupe compacte des opposants, trop faible pour se maintenir en un lieu déterminé, oscillait tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre, sous les propulsions alternantes de la foule, mais il ne se laissait jamais entamer et offrait constamment à ses adversaires un front de bataille éminemment pratique, composé de seize poings aguerris et infatigables qui s'abattaient, se relevaient et retombaient encore, avec la régularité des marteaux-pilons dans les forges.
Les royalistes étaient tous plus ou moins violemment contusionnés des chevilles à la ceinture. C'était toujours aux régions basses de leurs corps que s'adressaient les attaques des autonomistes. Quant à ceux-ci, ils comptaient déjà une vingtaine des leurs assez sérieusement atteints pour n'être plus d'aucun secours actif sur le terrible champ-clos. Soudain, Troubault dit à Baroudier: «Mon cher collègue, nous ne pouvons pas laisser compromettre, dans cette bagarre, notre dignité de représentants du pays. C'est une question de tenue et de convenance. Je vous cède pour un moment la présidence terriblement honoraire—je l'avoue—et je m'en vais par la petite porte de derrière chercher la police. Surtout, que personne n'en sache rien. Ma réélection serait compromise dans deux mois.»
A ces mots le président s'éclipsa, suivant la méthode indiquée, et alla droit au bureau de M. Gilet, commissaire de police du quartier, puis revint avec une agilité non moins grande reprendre possession de son fauteuil. Le magistrat, dont l'appui était réclamé, ceignit son écharpe et, à la tête d'une escouade de douze agents, fit irruption dans la salle un quart d'heure à peine après la réquisition qui lui avait été faite.
L'aspect des sergents de ville produisit dans la multitude un sauve-qui-peut général. La grande porte fut en un clin d'oeil encombrée et obstruée.
Un silence relatif s'étant établi, M. le commissaire Gilet en profita pour prononcer la dissolution de l'assemblée, et le citoyen Baroudier protesta en termes éloquents contre cette violation de la liberté et des droits garantis par la constitution.
L'évacuation s'opéra d'une façon désordonnée et tumultueuse, et mit près de trois quarts d'heure à s'effectuer. Mérigue et ses amis sortirent les derniers avec M. Gilet et les gardiens de la paix. Les royalistes s'attendaient à ce que la lutte recommençât dans la rue, mais ils avaient compté sans l'inconstance des adeptes de la libre-pensée, qui, à peine hors du lieu de réunion, se dispersèrent rapidement dans toutes les directions et allèrent peupler tous les zincs du voisinage. C'était bien le moins qu'ils puissent faire après s'être couverts pendant une heure de la glorieuse poussière des combats.
Le commissaire de police pria Jacques de vouloir bien rester quelques instants à sa disposition pour s'expliquer sur le grief de provocation au désordre formulé contre lui par le citoyen Troubault. Au moment où ces messieurs tournaient l'angle de la rue du Bac et de la rue de Varenne, un des membres de l'assemblée dissoute, qui semblait en proie à un délirium alcoolique, se jeta à l'improviste sur M. Gilet, brandissant à son poing un stylet acéré.
Le magistrat n'eut pas le temps de se jeter en arrière, et il eût été infailliblement poignardé si Mérigue, plus prompt que le misérable, ne lui eût arrêté le bras.
L'irascible électeur fut rapidement saisi et désarmé par les gardiens, tandis que le commissaire disait à Jacques: «Monsieur, vous m'avez sauvé la vie. La personne et la reconnaissance d'un fonctionnaire de mon ordre sont bien peu de chose aux yeux de l'opinion, mais je puis vous jurer que si jamais le brillant orateur Jacques de Mérigue pouvait avoir besoin du pauvre policier Anselme Gilet, il devrait compter sur lui comme sur le meilleur des gentilshommes.»
Jacques considéra à la lueur d'un réverbère l'interlocuteur qui lui tenait ce langage inattendu. Avec son coup d'oeil habile et sûr, il reconnut en cet homme le type du fonctionnaire courageux, loyal, souverainement honnête et possédant un coeur sous son écharpe. Spontanément il lui tendit la main. M. Gilet la serra avec une émotion frémissante et lui dit: «Maintenant, monsieur, vous êtes libre. Je crois que je n'ai rien de plus agréable à faire pour vous que de vous priver de ma compagnie. Au reste, pour ce qui est de la réunion, je sais parfaitement d'avance de quel côté sont les torts. Adieu, monsieur, et au milieu de tous les triomphes que l'avenir réserve à votre talent, n'oubliez pas qu'en arrachant aujourd'hui un de vos semblables à la mort vous avez remporté votre plus belle victoire, la seule peut-être dont l'image soit destinée à briller dans votre souvenir sans ombre et sans nuage.»
Les amis de Mérigue entendirent les remerciements du commissaire et voulurent plaisanter au sujet des belles phrases de ce vilain homme. Jacques leur imposa silence en disant: «De grâce, messieurs, la rencontre d'un homme de coeur est chose assez rare pour n'en point faire un thème à railleries. Qui peut savoir, en ces temps troublés, si je ne serai pas un jour réduit à l'amitié de M. Gilet?
—Ce n'est pas flatteur pour la mienne, répondit Sermèze.
—Oh! la tienne! fit Jacques, elle est toujours sous-entendue.
Jacques de Mérigue s'était remis avec ardeur à la conquête des étoiles. En dépit de la plaie, toujours saignante, qui lui rongeait le coeur, il avait dirigé vers le travail toutes les forces de sa volonté. Les élections législatives devaient avoir lieu à bref délai et, le scrutin d'arrondissement subsistant encore, le jeune héros limousin comptait briguer le siège afférent à sa circonscription. Il était en train, pour le moment, d'augmenter sa notoriété autant que cela était possible, en prenant la parole dans toutes les réunions parisiennes dont il pouvait avoir connaissance. La lecture du billet de la duchesse l'avait violemment émotionné, mais il n'avait pas eu un instant la pensée d'y répondre d'une façon quelconque. Le nom de ses pères souffleté dans sa personne criait trop haut contre l'auteur de l'outrage; mais il s'était surpris approchant de ses lèvres l'écriture enchanteresse, et il avait voulu se punir d'une seconde faiblesse en déchirant la noble lettre, et en jetant dans la rue ses débris froissés d'une main crispée.
II
LUNE DE MIEL
—Eh bien, ma chère Blanche, disait la comtesse douairière de Vannes d'un ton distrait, tandis qu'elle poursuivait certainement par la pensée le vol de son aiguille sur quelque canevas fantastique; eh bien, ma chère Blanche, es-tu bien contente et bien heureuse?
—Tout à fait, maman.
—Tu me dis cela d'un air peu convaincu.
—Oh! qui vous donne ce soupçon bizarre?
—Le duc est-il toujours bien gentil pour toi?
—Adorable. Je le vois une demi-heure par jour.
—Comme c'est peu, ma pauvre enfant. C'est vraiment bien mal à lui.
—Comment donc! comment donc, chère maman. C'est assez. Je n'en réclame pas davantage.
—Tu ne veux pas que je lui dise.....
—Ah! Dieu du ciel. Gardez-vous en bien.
—Tout amicalement... sans paraître lui faire de reproches... au cours d'une conversation...
—De grâce, maman, laissez-le donc tranquille; je l'aimerais peut-être beaucoup moins s'il était perpétuellement sur mes talons.
—Tu l'aimes donc toujours bien, ma petite Blanche?
—Suffisamment.
—Et lui te rend-il comme tu le désires tes sentiments d'affection et d'amour?
—Oh! comme je le désire.
—Voyons. Raconte-moi un peu ta journée. Tu te lèves toujours tard...?
Sur le coup de onze heures; mais je suis réveillée au point du jour.
—Et que peux-tu bien faire de six à onze?
—Mon Dieu, Maman, je prends du chocolat par toutes petites gorgées; la première me brûle, la dernière me gèle... puis je lis les romans nouveaux.
—Et ton mari, pendant ce temps-là?
—Mon mari, dit Blanche en éclatant d'un rire dédaigneux, est-ce que je puis le savoir? Depuis cinq semaines, il est entré une seule fois dans ma chambre.
—Dieu! est-ce possible?
—A quatre heures de l'après-midi.
—De l'après-midi, ma petite Blanche?
—Pour me demander l'adresse d'une fleuriste.
—Il t'envoie encore des bouquets?
—Ah! vous plaisantez, maman.
—Mais vraiment, ma fille, tu me plonges dans la stupeur. Où peuvent donc aller ces fleurs?
—That is the question. Je m'en soucie peu.
—Comment! il n'est entré qu'une fois dans ta chambre...? mais je pense que tu veux parler de la journée; j'espère que le soir... tu n'es pas seule.
—Non, je fais venir ma femme de chambre.
—Mais, la nuit, chère enfant?
—Ah! je ne suis pas peureuse, tranquillisez-vous.
—J'étais décidément promise à des étonnements aujourd'hui, moi qui ne pouvais jamais me débarrasser de ton pauvre père quand il vivait.
—Nous sommes une famille pleine de contrastes.
—Voyons, Blanchette... et quand tu es levée...?
—Je déjeune à la vapeur.
—Avec ton mari, j'espère?
—Généralement; mais il arrive toujours en retard, et il en est encore aux hors-d'oeuvre quand je mange la confiture.
—Est-il au moins bien mignon pendant le repas?
—Toujours à moitié endormi.
—- Il ne t'embrasse pas un peu, ma fille?
—Oh! si, de temps en temps... dans les cheveux.
—Dans les cheveux?
—Parfaitement, ça le fatigue de se courber.
—Il est toujours bien doux avec toi, ma chérie?
—Il ne m'a pas encore gifflée.
—Ah! vraiment.
—Ni même maltraitée.
—Quel époux modèle!
—Ni même injuriée.
—Il est trop bien élevé pour ça, j'espère.
—Et puis il sait bien que je lui rendrais.
—Après déjeuner que se passe-t-il?
—Je vais faire mes visites et puis mes petites courses particulières, mes petites études de moeurs, puis je rentre sur les cinq ou six heures, après avoir croqué quelques petits fours. Je reprends mes livres ou bien je dors jusqu'à sept heures et demie... puis je dîne.
—Avec le duc?
—Pas habituellement. Il trouve la cuisine du club très supérieure à la mienne.
—Oh! fi, le vilain.
—Il est vrai, pour tout dire, que la conversation de ma femme de chambre me paraît beaucoup plus intéressante que la sienne.
—Et tu ne le vois plus de la soirée?
—C'est très rare.
—Il ne t'amène jamais au théâtre?
—Il ne me défend pas d'y aller seule.
—Pauvre enfant! Quelle existence solitaire et monotone. Je viendrai te voir tous les jours, puisque c'est comme ça; je t'apprendrai à broder.
—Grand merci, ma petite maman, vos distractions sont trop follichonnes.
—Tu ne t'imagines pas comme ce travail-là fait passer le temps, et puis, il est si captivant, j'en rêve la nuit.
—Ma pauvre maman... eh bien, il m'arrive aussi de broder quelquefois... de jolis petits romans, dans mon imagination.
—Il est malsain de s'abandonner à la rêverie, ma petite Blanche.
—Parlons d'autre chose, chère maman. Sait-on ce que devient M. de Mérigue?
—M. de Mérigue... ah! oui, ce petit professeur que nous avons reçu et qui s'est présenté aux élections, je crois.
—Précisément... Le répétiteur de Théodore enfin... vous avez l'air de tomber des nues...
—Il n'est plus répétiteur de Théodore, il a dit à ton frère qu'il ne pouvait plus s'occuper de lui, qu'il avait d'autres chats à fouetter, je crois. J'espère bien qu'il n'aura pas fait subir ce traitement-là à mon fils...
—Il aurait eu raison quelquefois... Je le trouve très bien ce jeune homme... décidément.
—Il n'est pas de notre monde, mon enfant.
—Ah! c'est ça qui m'est égal! Si vous croyez qu'ils sont toujours drôles les gens de notre monde? Je suis sûre que lorsque M. de Mérigue se mariera il rendra une femme joliment heureuse.
—Que nous importe, ma fille! N'avons-nous rien de mieux à faire qu'à nous occuper de ces petites gens?
—Ah! c'est trop fort!... D'abord, de votre part, c'est de l'ingratitude... Ce pauvre garçon qui gagne peut-être vingt-cinq louis par mois à la rue de Monceau, vous en a donné cinq d'un seul coup à votre dernière quête.
—C'est bien possible, ma fille. Je ne me rappelle pas. Le prince de Gabrielli m'a bien remis un billet de mille. Si j'étais obligée d'avoir de la reconnaissance pour tous les gens qui m'ont envoyé leur offrande, je n'aurais plus le temps...
—De broder, chère maman.
Blanche de Vannes avait sommairement raconté sa vie quotidienne à la comtesse douairière, mais elle n'avait fait aux pensées qui l'agitaient qu'une bien légère allusion, que la noble manieuse d'aiguille n'avait aucunement pénétrée. Elle avait singulièrement débuté dans la vie matrimoniale en consignant son mari à la porte de sa chambre à coucher. Celui-ci n'avait éprouvé qu'une légère vexation toute passagère et non suivie de rancune contre la compagne de son existence. C'était pendant cette première nuit solitairement écoulée, que la jeune duchesse avait rempli, à l'adresse de Mérigue, la singulière lettre de change dont le texte était si bref et si catégorique. Elle avait attendu une réponse pendant de longues journées, et courait souvent elle-même à la loge aux heures de passage des facteurs. Le «béguin» qu'elle avait eu pour le jeune candidat se transformait décidément et invinciblement en un sentiment profond d'attachement qui contenait le germe d'une passion folle et irrésistible. La solitude presque absolue où vivait Blanche était un aliment de plus à cet étrange amour, et compliquait les mouvements de son coeur d'une violente excitation cérébrale. Les quelques moments passés avec le duc irritaient et exaltaient ses pensées; elle comparait sans cesse et avec une mesure d'appréciation peu impartiale la platitude de l'homme qu'elle apercevait en face d'elle, et l'auréole du fantôme qu'elle poursuivait dans ses rêves. Ce duc, si froid, si compassé, si correct dans sa tenue irréprochable, si uniforme dans sa vie frivole et inutile, et ce bel aventurier si romanesque, si ardent, si dédaigneux de l'étiquette, si impétueux dans ses ambitions hardies, ces deux êtres, si dissemblables, ne pouvaient s'équilibrer dans les plateaux d'une balance intelligente. La duchesse en était même venue à admirer vaguement, comme un trait inouï d'audace, cette prétention insensée de Jacques, qui avait d'abord révolté son orgueil. Elle cherchait à cet acte fou des circonstances atténuantes, et elle découvrait comme telles, avec un frémissement intime, la séduction de ses charmes et l'attraction exercée par sa beauté, bien capables sans doute de griser le cerveau d'un homme. Ce qu'elle ne pouvait point encore comprendre, c'était que l'explosion de son dédain eût fait à Mérigue une incurable blessure. Aussi était-elle de jour en jour plus stupéfaite du silence implacable où le poète se renfermait.
III
SUITE DE LA MÊME LUNE
—Oh! voyons, ma petite Zoé, tu n'es pas raisonnable, je t'ai encore donné hier cinquante louis pour payer ton terme.
—Ah ça! mon petit duduc est-ce que tu t'imagines qu'on n'a pas autre chose à faire qu'à penser à son loyer, et que je vais jeter tout de suite tes jolis petits monacos à la tête de cet escogriffe de concierge. Ce sont des soufflets qu'il attrapera, s'il insiste.
—Mais, ma fignolette, il te fera donner congé, tu seras expulsée, quel déshonneur pour moi si l'on dit au club que j'ai laissé vendre les meubles de ma petite Louloute six semaines après avoir fait un riche mariage.
—Certainement, c'est un déshonneur.
—On me traitera d'ingrat, d'oublieux, de pingre, de vieux rapiat, de sale grigou.
—Surtout de mufle et de moule, et on aura diablement raison.
—Tu es dure, ma petite Zoé.
—C'est toi qui est dur. Comment tu me donnes un billet de mille et parce que ça se trouve être le montant du terme, et que ce terme arrive par hasard à échoir aujourd'hui, il faut que je renonce à tous mes petits projets et que je jette cette somme dans ce tonneau des Danaïdes qui s'appelle la poche du propriétaire. Va donc, mon vieux. C'est toi qui n'est pas raisonnable, pour deux sous, vois-tu.
—Pour mille francs.
—Ah! voila-t-il pas une belle affaire! Quand Mme la duchesse de Largeay aurait une perle fine de moins.
—Laisse donc la duchesse tranquille... comme je fais moi-même.
—Je te dis que tu me lâches.—C'est pas gentil.
—Voyons, je te donne tout le temps que me laissent le club et ma promenade à cheval.
—Je te répète que tu me lâches pour ta petite duchesse de rien du tout.
—Tu es dure, ma petite Zoé.
—... Qui t'a fermé la porte au nez, le soir de tes noces.
—Hein! tu dis?
—Fais donc pas ton gros malin. Tout le monde le sait.
—Tout le monde sait... que...?
—Que tu as passé la première nuit sur le divan de l'antichambre, l'histoire a roulé dans tous les journaux du boulevard.
—Est-ce que je lis ces ordures, ma chère?
—Eh bien, moi, si tu n'es pas plus aimable, je vais faire comme la duchesse... je mettrai le verrou à ma porte... et tu te trouveras... tu sais comme l'infortuné cavalier le... dos par terre... entre deux selles...
—Oh! que tu es dure, Zoé.
—C'est toi qui es un sans coeur.—Au moment où ta fortune augmente de cinquante mille livres de rente, tu veux que je paye mon terme... si tu y tiens tant à ce terme, tu n'as qu'à le payer toi-même, je ne m'y oppose pas, mais j'avoue que tu ferais bien mieux de me donner l'argent...
—Tu me fais des facéties.
—Si c'était cette grande sauterelle de Microche qui te le demandât, tu t'empresserais de lui obéir.
—Il y a six mois que je ne l'ai vue.
—Je crois bien, elle te claquait, mais elle savait te mettre aux pas tout de même.
—Qui t'a raconté ces bourdes?
—Ça traîne dans tous les journaux.
—Je t'ai déjà dit que je ne lisais pas ces ordures.
—Si la duchesse te demandait mille francs tu les lui donnerais.
—Elle ne me demande jamais rien. Elle est bien plus sage que toi.
—Eh bien... écoute... Moi j'ai besoin d'argent... par dévouement pour toi j'ai repoussé des offres très brillantes... un sous-brigadier de la police des moeurs, un baryton des Folies-Dramatiques... un fabricant d'huile de foie de morue...
—Prends garde qu'il ne te mette dans son pressoir.
—Impertinent! Je vais faire comme la grande Microche. Gare aux calottes.
—Décidément, tu es trop dure, ma petite Zoé.
—Non content de me refuser du pain, tu m'insultes, tu me nargues au moment où je te donne les preuves de mon affection et de ma fidélité.
—Là! là! ne va pas pleurer maintenant... réconcilions-nous. Tu sais bien que je suis ton petit duduc...
—Donne-moi cinquante louis.
—Je te les enverrai ce soir.
—Tu sais, pas de blague! si je ne les ai pas avant la nuit, je fais comme la petite dame de l'hôtel de Bade.
—Allons, allons, ne te chagrine pas, tu les auras.
—Et puis, tant que j'y pense... tu feras peut-être bien de payer le terme aussi.
—Aïe, aïe, tu crois?
—Dame, c'est toi qui l'as prétendu tout à l'heure.
—Enfin... soit. Mais il faudra que tu sois joliment mignonne. Adieu, Fifine, et le duc sortit.
—Va donc, grand serin, murmura Zoé en se jetant sur son canapé.
IV
DOUBLE CROISEMENT
L'allée des Acacias resplendit dans la jeune gloire du printemps. Les grands arbres, doucement remués par une brise vague, répandent une ombre fraîche et un large flux de senteurs embaumées. Les rayons obliques du soleil couchant glissent parmi les floraisons et les verdures comme des regards souriants à travers les cils d'une blonde amoureuse. Une légère buée flottante noie les coteaux de Saint-Cloud dans un lointain nébuleux. Toutes les vigueurs et toutes les allégresses des bois ressuscités s'agitent dans le tremblement des feuillages. Les arbustes, les herbes, les fleurettes des massifs, éveillés de l'engourdissement hivernal, aspirent joyeusement leur part de vie, sous le balancement uniforme et cadencé des hautes branches. L'azur transparaît à la cime des arbres, purifié et avivé par le souffle du vent. Quelques flocons de nuages s'abaissent vers l'Occident et s'illuminent des teintes fauves d'un embrasement; mille reflets ondoient sous l'épaisseur des rameaux tendres, comme projetés par des miroirs fugitifs. Ils se poursuivent, se croisent et s'entremêlent, pour se séparer encore et recommencer sans fin leurs danses lumineuses.
A part quelques piétons bien rares, la foule bigarrée qui encombre l'avenue est insensible au langage de la nature radieuse. La grande chaussée est complètement obstruée d'une quadruple rangée d'équipages dont les courants ascendants et descendants se côtoient sans se heurter, sous l'habile conduite des cochers et la vigilance des gardiens du bois. Toutes les voitures vont au pas, et les chevaux, la tête haute, les naseaux palpitants, tous les muscles tendus et cambrés, frissonnent d'impatience nerveuse sous la splendeur des harnais étincelants, et mâchent leur mors tout blanc d'écume. Au fond des coupés, des victorias et des landaus, des personnages de tout âge et de tout sexe, ayant de commun un inexorable ennui, laissent errer dans le vide leurs regards atones. Quelques sportsmen et quelques belles petites conduisent leurs boggys et leurs phaétons et ne paraissent pas s'amuser beaucoup plus que les burgraves des grands carrosses. On voit ça et là des fiacres piteux, égarés comme par hasard parmi l'opulence des voitures de maîtres: on dirait d'humbles mendiants tendant leurs sébilles à la sortie d'une grand'messe. L'allée réservée aux cavaliers possède quelques fidèles excentriques qui tantôt se livrent à des steeples vertigineux, tantôt lorgnent insolemment les dames, sans distinction de rang ni d'espèce. Le chemin des piétons est rempli d'une foule disparate. Le jeune boudiné y coudoie l'ouvrier endimanché et le tourlourou au bras de sa payse; le petit employé, éreinté par six jours de rond de cuir, y salue son chef de service à l'arrière-train gélatineux, auquel la Faculté ordonne des promenades hygiéniques. A tout prendre, c'est encore parmi ces pousse-cailloux que se trouve la plus grande somme d'intelligence et de vie.
Le duc et la duchesse de Largeay parcourent l'avenue en landau découvert; la conversation des deux jeunes époux n'a point été bien remarquable de durée ni d'animation. La duchesse souffre, le duc s'ennuie.
—Belle journée! a dit le duc sur la lisière du bois.
—Effectivement, a répondu la duchesse.
—On devrait bien interdire cette promenade à ces fiacres infects.
—Comme vous êtes sévère, mon ami.
—Voyons, chère amie, est-il possible à la vue d'un homme qui aime la correction en toutes choses d'être réduite à tomber sur ces sapins crottés et ces haridelles osseuses. Une bonne police y devrait mettre ordre.
—Je ne suis pas de votre avis.
—Voyez plutôt à Hyde-Park... à la villa Pamphili... mon desideratum y est un fait accompli.
—Oh! ne me parlez pas latin, mon ami, vous risqueriez de vous tromper.
—Toujours malicieuse.
—Les petites gens des fiacres vous rouleraient sur cet article-là.
Le duc eut une moue dédaigneuse.
—Pour moi, continua Blanche, je trouverais barbare la mesure que vous proposez.
—Vous devenez bien philanthrope, ma chère. Je ne vous ai pas toujours connue ainsi.
—C'est vrai, cher duc. Je l'avoue à mon honneur ou à ma honte; je sens depuis quelques semaines comme un grand courant d'humanité qui passe dans mon âme.
—Un courant d'humanité! Vous avez appris cela au cours de M. Caro?
—Non, mon ami; mais en regardant vivre autour de moi les gens qui montent en fiacre, et même ceux qui n'ont pas de quoi y monter.
Le duc de Largeay poussa sans répondre un petit ricanement. La duchesse haussa les épaules et laissa tomber la causerie. A ce moment son landau était complètement arrêté; elle promena ses yeux sur l'allée des piétons. Elle aperçut d'abord un grand cuirassier qui lutinait une petite bonne et elle envia vaguement le bonnet et le fichu de la soubrette. Elle vit ensuite un jeune ouvrier robuste et bien découplé qui se dandinait les mains dans ses poches, en promenant ses regards dans la foule, comme sur un champ fertile en conquêtes. Elle le considéra avec un intérêt qui excédait les bornes de la curiosité pure et simple. Tout à coup, Jacques de Mérigue, rêveur et pâle s'offrit à ses yeux. Il débouchait d'une allée sombre et s'arrêta comme à dessein en face du landau ducal. Blanche ayant toussé à deux reprises, leurs yeux se rencontrèrent; Mérigue salua gravement et détourna la tête, tandis que la duchesse le dévorait du regard et ployait son cou pour le suivre à travers la foule. Au même instant, de l'autre côté de la voiture, Zoé passait conduisant son boggy et lançait au duc un petit signe de tête provocateur. Largeay lui répondit par un geste de la main gauche. Blanche aperçut le mouvement et un sourire de plaisir éclaira son visage pendant quelques secondes. Elle venait en un laps de temps inappréciable de combiner tout un plan de campagne amoureuse, et elle faisait à son mari l'honneur singulier de lui réserver un rôle dans ses opérations stratégiques. Un des plus humbles marcheurs du bois occupait la pensée d'une des plus riches propriétaires de carrosses.
V
L'OBSESSION
—Théodore, as-tu besoin d'argent?
—Toujours, ma chère petite soeur.
—Je t'en donnerai si tu es bien sage.
—Que faut-il faire et combien me donneras-tu?
—Dix louis pour m'aider à gagner une gageure.
—Parle toujours.
—Voilà! J'ai parié à ton beau-frère que je devinerais où il passe ses après-midi.
—Oh! là, là. Donne-moi un peu ces dix louis.
—Tu me promets de me dire la chose; tu pourras examiner cela un jour de sortie.
—Exhibe les monacos, tu seras bientôt satisfaite.
Blanche prit deux billets de cent francs dans une cassette et les remit au collégien rayonnant:
—Eh bien, reprit alors Théodore, je ne vais pas te faire languir. Toutes les fois que mon beau-frère n'est pas ici, tu peux jurer qu'il est chez la petite Zoé.
Blanche murmura tout bas: vingt-trois heures sur vingt-quatre, puis continua à haute voix:
—Veux-tu bien te taire, petit polisson. Est-ce qu'à ton âge on parle de choses pareilles? C'est bien vilain, monsieur, de tenir un tel langage à sa soeur.
—Dame! tu veux savoir la vérité... tu me l'as même achetée... je t'en donne pour ton argent.
—Petite Zoé, petite Zoé, d'abord quelle est cette personne, je te prie?
—Une horizontale de grande marque.
—Affreux gamin! qui t'a enseigné des mots pareils! A dix-sept ans, c'est scandaleux. Je le ferai dire par maman au père Coupessay; drôle, va!
Théodore sortit en ricanant.
Dès que son frère se fut éloigné, Blanche se frotta les mains avec de petits rires nerveux. Le duc, par extraordinaire, dînait ce soir-là chez sa femme. La duchesse fut ironique et gouailleuse pendant tout le repas. Il y avait longtemps qu'elle soupçonnait les fugues de son illustre époux, mais elle était ravie de voir ses conjectures brutalement confirmées. Au dessert, elle renvoya les gens de service et dit à brûle-pourpoint au clubman:
—Que devient Monsieur de Mérigue, cher ami?
—Je vois qu'il revient à la surface de vos préoccupations.
—Je ne le nie pas. Il m'est sympathique. Quand l'invitons-nous à dîner?
—Quelle idée singulière!
—Pas du tout singulière! Il m'avait promis dans le temps de me lire son grand poème sur la Rédemption des damnés.
—Oh! vous aimez les choses lugubres!
—Quand elles sont dites par une personne qui ne l'est pas.
—Mais, ma chère, je ne tiens pas du tout à dîner avec ce poète candidat, et encore moins à entendre son épopée. Vos divertissements ne rappellent en rien les Bouffes.
—Il faut absolument qu'on vous rappelle Mlle Zoé pour que vous fassiez risette.
—Plaît-il, ma chère?
—Non, il ne plaît pas du tout, et si peu que je suis déterminée à demander ma séparation.
—Oui dà. Vous prenez les choses au tragique,—mais je ne comprends pas très bien.
—Je vais vous expliquer. Vous êtes constamment fourré chez une fille affligée du nom de Zoé, qui possédait déjà vos faveurs avant notre mariage.
Vous continuez vos assiduités auprès de cette... dame; un bon avocat trouvera très bien dans ce fait matière à séparation de corps, qui entraîne séparation de biens. Aïe, aïe. Vous faites la grimace, mon beau duc. J'ai déniché le petit endroit sensible. Eh bien, rassurez-vous. Je n'abuserai pas de mes avantages. Je n'entends pas vous troubler dans vos excursions peu édifiantes... mais, de grâce, mon cher, faites bon visage à mes amis.
Le duc de Largeay avait compris. Il grimaça son plus aimable sourire et répondit à sa femme:
—Un galant homme comme moi est toujours aux ordres de son épouse. Parlez, duchesse, vous serez obéie.
—Vous allez inviter M. de Mérigue à dîner pour après-demain soir.
—La date est un peu rapprochée.
—On ne se gêne pas avec les intimes. Prenez une de vos cartes... bien. Vous avez un crayon dans votre carnet? C'est parfait. Maintenant écrivez:
«Le duc de Largeay prie le vaillant orateur royaliste de vouloir bien lui faire l'honneur de venir dîner chez lui mardi soir, sans cérémonie. M. de Mérigue serait bien aimable d'apporter quelques fragments manuscrits de son grand poème, la Rédemption des damnés. La duchesse et moi serons enchantés d'entendre les beaux vers de cet ouvrage.»
Le duc transcrivit fidèlement le factum ci-dessus et l'envoya à domicile par un de ses laquais.
Cet homme de service rentra au bout d'une demi-heure porteur de la réponse suivante:
«Monsieur le duc,
«Je suis aux regrets de ne pouvoir répondre à votre honorable invitation. Je prends la parole mardi soir au local de la Société d'horticulture, dans le but d'arriver à la formation d'un comité électoral.
«Agréez, monsieur le duc, l'expression de mes sentiments distingués,
«Jacques de Mérigue.»
P.S.—Tous mes remerciements pour les choses obligeantes que vous voulez bien penser au sujet de mes oeuvres.
Quand le duc eut donné lecture de cette épître, la duchesse s'écria vivement: Tiens! une idée; si nous allions entendre M. de Mérigue? Il admet les dames à ses réunions. C'est une partie de plaisir comme une autre, n'est-ce pas, mon ami?
—C'est un point de vue, ma chère.
—Vous m'y amènerez?
—Je vous y amènerai.
—Ah! vous êtes gentil ce soir.
Le duc et la duchesse, mal renseignés sur les heures, entrèrent dans la salle au moment de la péroraison. Mérigue s'écriait: «Le coeur du royaliste s'ouvre à toutes les gloires de la patrie, et le chevalier de Bouvines peut dire: Mon frère», au grenadier d'Austerlitz. Mais il faut revenir à la vieille souche dont la dernière pousse jaillit il y a deux cents ans au pied des nobles Pyrénées, à cette famille, au front blanc et éternel comme la neige des montagnes qui abrita son troisième berceau.» A ce mo-
ment l'orateur s'arrêta tout à coup; il venait d'apercevoir ses deux nouveaux auditeurs. Il mit son front dans ses mains; sa voix dominatrice s'éteignit, et il poursuivit d'un ton sourd et mélancolique: «Ne croyez pas qu'en vous conviant à la bataille je vous dissimule les épreuves que vous réserve le destin.
«Soldats de la résurrection nationale, ouvrez l'histoire du monde. Vous lirez sur toutes les tables d'ostracisme le nom de tous les rédempteurs. Vous sortirez sanglants et mutilés d'une lutte implacable contre l'indifférence du sort et l'ingratitude des hommes. Vous serez méconnus et honnis par ceux que vous avez le plus aimés. Ceux pour qui vous avez souffert mettront en doute vos blessures et se riront de votre vertu. Nouveaux Prométhées, vous aurez le sein rongé des vautours pour avoir touché au feu du ciel.
«Mais quand vous arriverez au seuil de la nuit dernière, vous trouverez l'ange de l'honneur debout sur la pierre tombale, et un divin sourire illuminera son front d'airain. Ses lèvres austères frémiront d'un tressaillement ineffable, et sa voix, comme un clairon prodigieux, fera retentir ces paroles à travers les échos du temps et de la mort: A vous, meurtris glorieux, l'immortalité des forts, l'apothéose des martyrs.»
Une longue salve d'applaudissements couvrit les dernières paroles de l'orateur. Tous les hauts personnages assis sur l'estrade vinrent lui tendre la main, un groupe d'auditeurs se précipita vers la tribune. Mais l'attention de Jacques était concentrée à l'extrémité de la salle du côté des nouveaux venus dont l'entrée avait troublé ses dernières périodes. Ses oreilles n'entendaient point les acclamations et les bravos, et son regard voilé d'un brouillard de tristesse cherchait à fixer une grande dame qui avait des larmes dans les yeux.
VI
LE BAL GABRIELLI
—Mon ami, c'est dans trois jours la grande soirée de la duchesse de Gabrielli.
—Oui, ma chère Blanche. Quelle corvée!
—Voulez-vous me rendre un petit service à ce sujet, mon cher duc?
—Vous savez que je n'ai rien à vous refuser.
—Je sais. Vous êtes à croquer depuis quelque temps. Tâchez de voir le duc ou la duchesse cet après-midi.
—Diable! cet après-midi... j'ai un rendez-vous avec mon tailleur!
—Bah! votre tailleuse attendra. Une minute vous suffira pour me satisfaire.
—Formulez vos désirs, duchesse.
—Un des amis de M. de Mérigue m'a dit que le poète-candidat désirait une invitation à ce bal.
—Rien de plus facile, ma chère amie... Vous êtes décidément hantée par la Rédemption des damnés!
—Comme vous par le souvenir de votre tailleur.
—C'est entendu, j'aurai une invitation pour votre protégé.
—Eh! je ne me défends pas d'être l'Égérie de ce pauvre Numa.
—Égérie? Numa? Vous dites?
—Rien, ce serait trop long à vous expliquer.
Et voilà comment Jacques de Mérigue reçut le soir même une invitation officielle à la soirée Gabrielli. Il pensa, non sans une certaine apparence de raison, qu'un de ses admirateurs politiques était l'auteur de cette gracieuseté. Les élections générales s'avançaient à grands pas et il était certain de rencontrer à cette réunion mondaine les sommités du parti royaliste. Aussi n'hésita-t-il point à endosser son frac et à se diriger au jour fixé, sur les minuit, vers le splendide hôtel de la rue Vanneau.
La duchesse de Largeay était arrivée à dix heures et demie, dans tout l'éclat de son altière et provocante beauté rehaussée par une toilette machiavéliquement simple: une robe en damas blanc et une énorme rose rouge parmi la forêt de ses cheveux noirs, comme une étoile éclairant les ténèbres. Blanche s'était constamment maintenue dans le premier salon afin d'entendre annoncer et de voir entrer tous les arrivants.
L'heure et demie qui s'écoula jusqu'à l'apparition de Mérigue lui parut interminable et désespérante.
Elle commençait maintenant à comprendre que le jeune homme, cruellement blessé par elle, avait résolu, soit par fierté, soit par rancune, de lui faire expier l'affront qu'elle lui avait infligé. Mais cette idée ne faisait qu'exciter davantage sa passion de jour en jour grandissante, et il ne pouvait pas entrer un moment dans son esprit que l'homme le plus rebelle et le plus ulcéré résistât longtemps à son pouvoir fascinateur.
Elle roulait dans sa tête cette orgueilleuse pensée quand un huissier annonça d'une voix sonore:
—Monsieur Jacques de Mérigue.
Blanche s'éclipsa derrière un groupe pour n'être point aperçue immédiatement par le jeune homme, et ne le quitta point des yeux, tandis qu'après le salut obligatoire aux maîtres de la maison il pénétrait lentement à travers la noble foule. Il y avait cette nuit-là deux mille personnes à l'hôtel Gabrielli; Jacques, à son entrée, fut matériellement ébloui par l'aveuglante clarté des lustres, ruisselant de tous côtés sur les remous des chevelures parées et sur la houle des épaules nues. On eût dit que, sous une illumination surnaturelle, les Vénus, les Hébés et les Fortunes d'un grand musée secouaient tout à coup leur engourdissement sculptural, et faisaient miroiter en de fiers mouvements leurs blancheurs marmoréennes.
Mérigue, un instant saisi, raffermit bien vite son regard et s'enfonça d'un pas ferme dans l'enfilade des salons resplendissants. Il serra la main à plusieurs notabilités de la droite monarchique et découvrit bientôt le petit vicomte d'Escal, le fauteur de sa première candidature, qui, blotti dans la pénombre d'un coin discret, lorgnait les jolies femmes avec un petit rire égrillard.
—Charmé de vous trouver ici, monsieur, lui dit Mérigue. Je désirais précisément causer un peu avec vous.
—Bien enchanté, répondit d'Escal avec une amabilité contrainte, maudissant au fond du coeur le passant intempestif qui venait troubler la douce paix de son petit observatoire.
—Vous avez été si gracieux pour moi lors des dernières élections municipales, continua Mérigue, que je ne doute point rencontrer en vous aujourd'hui le même appui et la même bienveillance.
Le vicomte d'Escal fit intérieurement une formidable grimace.
—Vous voulez tenter encore le sort des urnes, répondit-il d'une voix peu encourageante où Jacques lut sans peine l'anxiété du porte-monnaie.
—J'y compte, monsieur.
—C'est très cher, pour le Corps législatif. Le Comité n'est pas riche, vous le savez aussi bien que moi, et, quant à votre serviteur, il est dans une position absolument gênée et presque hors d'état d'acquitter le solde encore impayé des frais énormes entraînés par votre dernière candidature.
Il faut noter que le vicomte d'Escal n'avait pas d'enfant et possédait en revanche cent mille livres de rente en bonnes terres et en bons titres.
Il venait en outre de gagner un lot de cent mille francs au tirage des obligations de la ville de Paris.
Telle était la situation matérielle de l'homme qui affirmait avoir été ruiné par une dépense de cent louis.
—Il faut avoir confiance dans l'imprévu, mon cher vicomte, reprit Mérigue, et je suis du moins certain que votre appui moral ne me fera pas défaut.
—Oh! pour ma voix, mon cher Mérigue, vous l'aurez sans aucun doute, à moins toutefois que je ne sois à la campagne le jour de l'élection; je vous demande pardon de couper court à cet intéressant entretien, mais je guette depuis longtemps déjà le président du Comité auquel j'ai absolument besoin de parler... Bien enchanté de vous avoir vu.
Mérigue ne put retenir un léger haussement d'épaules et s'éloigna l'esprit soucieux. Comment ferait-il pour trouver les deux cents louis qui allaient lui être nécessaires? Tout à coup il sentit une légère pression sur son bras gauche, et se retourna vivement. Blanche de Largeay lui tendait la main. Jacques fût tombé à la renverse s'il n'eût été au milieu d'une foule aussi nombreuse. Il frissonna violemment mais reprit bien vite son empire sur lui-même. Il s'inclina devant la duchesse qui lui donnait un shake hand vigoureux.
—On ne vous voit plus, monsieur de Mérigue. C'est vraiment bien mal à vous d'oublier ainsi vos amis. Vous savez bien tout l'intérêt que nous vous portons.
—Soyez persuadée, madame, que je vous en suis très reconnaissant, mais en ce moment de nombreux travaux m'absorbent.
—Le duc et moi espérions si fort l'autre jour entendre quelques pages de la Rédemption des damnés!
Mérigue s'inclina sans répondre.
—Vous savez combien nous aimons la littérature en général et la poésie en particulier.
—J'étais retenu par des devoirs absolus, madame.
—Je le sais, je suis allée à votre conférence avec mon mari. Nous ne sommes malheureusement arrivés qu'à la fin, mais je déclare avoir entendu là une péroraison délicieusement émouvante.
Jacques s'inclina de nouveau.
—Mais enfin, poursuivit la duchesse, vous ne pouvez, malgré tout votre zèle et toute votre éloquence, faire un discours chaque soir. Je vais m'entendre avec mon mari pour vous prier de venir un de ces jours.
Mérigue fit un violent effort sur lui-même.
—Madame, reprit-il, je ne crois pas pouvoir répondre quant à présent au désir bienveillant que vous m'exprimez. Mes travaux considérables, la préparation d'une nouvelle candidature...
—Ah! vous allez vous porter pour la Chambre... Bravo. Toutes nos sympathies seront pour vous... Dieu! qu'il fait chaud dans ce salon, quelle déplorable mode que ces bals pendant l'été. Dansez-vous, monsieur Jacques?
—Jamais.
—C'est dommage, nous aurions valsé! Voulez-vous me conduire au buffet.
Jacques, plus mort que vif, offrit son bras à Blanche sans laisser tomber un mot de ses lèvres. Le buffet était à l'extrémité opposée des salons, et la duchesse de Largeay put marcher près d'un quart d'heure au bras de l'homme qu'elle aimait. Quand ils arrivèrent à la table des rafraîchissements et des victuailles, ils trouvèrent le précieux local encombré monstrueusement. De jeunes dandys montrant leurs dents blanches au sein des plus gracieux sourires, profitaient de la longueur de leurs bras pour faire passer aux jolies femmes des sandwichs et des verres de champagne, et de petits cris de fouines étranglées témoignaient parfois qu'une ou plusieurs gouttes du mousseux liquide avaient chuté sur les bras éclatants ou dans les nuques frissonnantes. De vénérables matrones portaient d'une main tremblante des babas juteux à leur bouche disgracieusement ouverte; de beaux gourmands, décorés de plusieurs ordres, engloutissaient rapidement des pains fourrés au foie gras tout en dévorant des yeux les poulets froids entourés de gelée. De petites dames maigriottes avalaient sans s'en douter des assiettes entières de petits fours aux ananas et de cerises glacées blanches et roses. De vieux Burgraves buvaient des bols de consommé nature et des petits verres de Château-Margaux, tandis que les danseurs exotiques s'attaquaient aux grosses brioches et aux petites tasses de chocolat. Le vicomte d'Escal fut aperçu dévorant à vilaines dents des truffes entières artistement enfilées en des broches d'argent.
—Comment approcher de cet Eldorado où il y a tant d'appelés et si peu d'élus? dit la duchesse à son cavalier muet.
—Veuillez m'indiquer ce que vous désirez, madame, je tâcherai de vous l'atteindre.
—Une petite flûte de champagne.
Mérigue opéra sans accident le transport du rafraîchissement demandé. La duchesse y trempa à peine ses lèvres, rendit le verre à Jacques et lui dit:
—Il y a trop de foule ici. Pas moyen de causer tranquillement. Voulez-vous me conduire à la serre du premier étage?
Jacques arrondit son coude et la grande promenade recommença à travers les habits distendus et les traînes froissées. Blanche, toute palpitante d'émotion, ne savait plus quelles phrases adresser à son partenaire implacable, et Mérigue, domptant par sa volonté les frémissements de son âme, paraissait insensible aux charmes suspendus à son bras inerte.
Il leur fallut vingt minutes pour aboutir au jardin d'hiver. Il était presque vide, tout le monde se pressant au salon principal où le cotillon allait commencer.
Blanche prit place sur un divan et contraignit pour ainsi dire son acolyte à s'asseoir auprès d'elle.
—Ce cotillon ne vous dit pas grand'chose, n'est-ce pas, monsieur de Mérigue? lui demanda-t-elle en manière d'exorde. Je serais certainement désolée de vous enlever à un spectacle susceptible de vous intéresser, mais je crois vous connaître assez pour être certaine que le déroulement banal de toutes ces ondulations vivantes vous laisse aussi froid qu'il me laisse indifférente.
—Vous me jugez bien, madame.
Blanche fut ravie de cette petite réponse, pour le moins aussi banale que les figures du divertissement chorégraphique. Elle estima que la glace était rompue et, dans les échos bruyants de l'orchestre qui parvenaient jusqu'au berceau de verdure où elle était abritée, elle crut entendre les fanfares de sa victoire prochaine.
—Êtes-vous méchant tout de même, monsieur Jacques, soupira-t-elle tout à coup avec un de ces sourires à faire damner tous les anges du ciel. Voyons, avouez-moi que vous êtes méchant?
—Même pour vous être agréable, madame, il m'est impossible de mentir. J'ai beaucoup d'imperfections et je m'empresse de les reconnaître. Mes qualités sont excessivement rares, mais vous voyez que l'humilité ne me fait pas défaut. Je suis donc assez impartial pour protester avec quelque raison contre une accusation de méchanceté. Je n'ai jamais su ce que c'était qu'infliger au plus infime des êtres vivants la moindre douleur, le plus petit chagrin.
Ces paroles furent prononcées par le poète d'une voix ferme et imperceptiblement mélancolique. La duchesse, avec son flair supérieur, comprit de suite qu'elle avait en face d'elle un adversaire sur ses gardes. Elle jugea que le lieu où elle se trouvait n'était pas propice au développement de toutes ses batteries et au déploiement de ses dernières réserves. Elle ne voulut point engager les carrés de la vieille garde.
—A propos, monsieur de Mérigue, dit-elle comme sous l'impression d'un ressouvenir subit, avez-vous un éditeur pour votre Rédemption des damnés?
—Il est bien rare, madame, répliqua Jacques, que les vers d'un poète inconnu trouvent un éditeur avant d'être terminés.
—Le duc de Largeay vous découvrira cela... d'ici quarante-huit heures.
—Tous mes remerciements, madame, mais mon oeuvre est encore inachevée. La question dont vous voulez bien m'entretenir est donc pour le moins prématurée.
—Peu importe, ce sera autant de fait. Je vous indiquerai après-demain le nom d'un éditeur par lequel vous serez bien accueilli. Trouvez-vous à deux heures au Louvre dans le salon carré, en face du Charles Ier de Van Dyck. Je vous donnerai de bonnes nouvelles. Je compte sur vous, n'est-ce pas?
Mérigue parut réfléchir quelques instants.
Blanche reprit avec volubilité:
—L'acceptation de ce rendez-vous est une question de galanterie. Ce principe une fois posé, je ne puis croire un instant que vous vous dérobiez à mon désir...
... A après-demain deux heures.