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Excelsior: Roman parisien

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XVII

MISÉRICORDE!

En sortant du Ministère de la justice, M. Gilet s'était immédiatement rendu auprès de Jacques et lui avait fait connaître qu'il allait être gracié. Une scène émouvante eut lieu entre ces deux hommes que des circonstances bien singulières avaient réunis par les liens de l'amitié.

L'ancien commissaire, qui avait espéré un acquittement, n'estimait point avoir payé sa dette de reconnaissance et accusait lui-même son impuissance et son incapacité.

Le poète, au contraire, peu habitué à voir pratiquer autour de lui des actes d'abnégation, était profondément touché à l'aspect de cet homme qui venait de briser sa carrière pour venir le défendre.

—Si l'un de nous reste l'obligé de l'autre, dit-il à M. Gilet, c'est moi sans aucun doute. Le service que je vous ai rendu m'a coûté un simple geste, un mouvement de bras, le premier passant venu eût agi de même, tandis que vous vous êtes sacrifié, et je déclare hautement que je ne connais pas deux hommes au monde capables de tenir une conduite comme la vôtre.

Dès qu'il eut la certitude d'être gracié, Jacques de Mérigue fit ses préparatifs de départ. Tous ses plans étaient renversés, toutes ses espérances ruinées, tous ses rêves évanouis au vent de la réprobation publique. Il n'avait plus qu'à reprendre le chemin de son pauvre Limousin et à passer auprès de sa famille le reste d'une vie obscure et inutile. Cette pensée l'accablait. Se voir dans toute la force de l'âge et du talent, avoir pleine conscience d'une énergie et d'une valeur universellement admirées, s'estimer légitimement capable d'arriver aux destinées les plus brillantes, et, subitement, pour jamais, d'une façon irrémissible, se briser les reins dans une chute ignominieuse!

Et ce n'étaient pas là ses plus cruelles réflexions.

Ce qui infligeait à son âme une incomparable douleur, c'était l'idée que son vieux père, sa mère, tous les siens, pourraient le croire coupable en dépit de ses dénégations. Joseph de Mérigue avait écrit à son fils qu'il ajoutait foi à ses protestations d'innocence, mais qu'il le suppliait de lui dévoiler toute la vérité.

Or, Jacques se regardait comme tenu d'honneur à ne plus révéler à personne les tristes circonstances de son malheur. Il avait tout avoué à son ami le baron de Sermèze en vertu de cette disposition d'esprit, singulière peut-être, mais bien fréquente, qui établit entre les amis intimes des liens plus étroits que les liens même de la famille.

La confidence faite au duc avait été le corollaire obligatoire, on s'en souvient, de la révélation faite à l'ami. Actuellement Mérigue avait pris, au sujet de son infortune, la résolution d'un silence éternel, sans se dissimuler que cette ligne de conduite ferait naître autour de lui de bien pénibles soupçons. Il était abîmé dans ces réflexions quand il reçut la visite de l'abbé de la Gloire-Dieu.

—Comme je m'y suis engagé, lui dit le prêtre, je vous apporte une bonne nouvelle, mon cher enfant.

Mérigue regarda le premier vicaire d'un air triste et incrédule.

—Je suis en mesure, continua l'abbé, d'amener dans l'esprit de votre famille la pleine et entière conviction de votre innocence absolue.

—Ah! si vous faisiez cela, monsieur l'abbé, vous me rendriez la moitié de ma vie... mais vous m'étonnez beaucoup. Je nierai jusqu'à la mort, c'est tout ce que je puis faire.

—Ayez confiance en Dieu, Jacques, vous méritez une réhabilitation, c'est mon opinion inébranlable. Vous allez sans doute revenir au pays?

—Puis-je faire autre chose? Évidemment non. Les personnes les plus indulgentes m'accorderont leur pitié. Je suis fini. Je renonce à la conquête des astres.

—Non, non, cher enfant, quand on agit, comme vous l'avez fait, on va plus loin que les étoiles, on monte au ciel.

Jacques garda le silence, mais il comprit que l'esprit et le coeur du prêtre avaient l'intuition de la vérité.

L'abbé de la Gloire-Dieu poursuivit.

—Vous me préviendrez du jour de votre départ. Ce jour-là même j'écrirai à M. le comte votre père. Et je vous donne ma parole de prêtre et d'honnête homme, qu'après avoir lu la communication que je vais avoir l'honneur de lui faire, le chef de votre bonne et sainte famille ne reniera pas son fils, le représentant de son nom.

Jacques remercia le digne ecclésiastique, mais il considéra ses paroles comme une simple consolation et n'ajouta guère foi à la possibilité de ses promesses. Il prit la résolution de partir dès le lendemain soir. Il écrivit dans ce sens au baron de Sermèze, à l'abbé et au vieux comte Joseph. Sermèze vint passer une partie de la journée avec son ami et l'aida à préparer son pauvre petit bagage. A six heures du soir, Jacques se retrouva seul. Le départ du train était à neuf heures. Toutes ses petites dettes une fois acquittées, et quelques légères emplettes effectuées, il restait au poète quarante francs: Le prix d'une voiture pour le conduire à la gare et le montant de son billet en troisième classe.

Il se préparait à faire un repas plus que modeste, lorsque la sonnette de son antichambre fit entendre un léger tintement. Mérigue hésita à ouvrir croyant à une illusion, le tintement recommença presque imperceptible comme le dernier soupir d'un moribond, Mérigue ouvrit sa porte. Une femme tout en noir parut sur le seuil. Jacques recula jusqu'au milieu de sa chambre et croisa ses bras sur sa poitrine. La duchesse de Largeay s'arrêta à deux pas de sa victime.

—C'est moi, fit-elle d'une voix si faible et si brisée, que le poète en ressentit une étrange commisération.

Il répondit doucement.

—Vous souffrez, Madame? Qu'avez-vous?

La duchesse releva son voile et jeta à Jacques un regard suppliant. L'angoisse de l'amour désespéré et du repentir douloureux contractait son visage pâle comme une figure d'albâtre. Aucun bijou. Aucune parure. Pas le plus petit ruban de soie. La tenue morne du grand deuil.

Et subitement, Blanche de Largeay tomba à genoux. Jacques de Mérigue, éperdu, cachait sa figure dans ses mains. Il entendait monter vers lui, murmurée vaguement comme une oraison mortuaire, la prière de celle qu'il avait aimée, et qui faisait palpiter encore toutes les fibres de son coeur mutilé.

«Jacques... devant la mort toutes les colères s'effacent, je vous ai tué, et me suis poignardée du même coup de couteau. Je viens vous demander pardon. Je ne veux pas que vous partiez sans m'avoir tendu cette main généreuse, cette main héroïque et sublime qui à refusé de parer mes coups. Vous ne repousserez pas mes supplications quand vous saurez les tourments que j'endure. J'ai voulu me venger, et je vous l'avoue dans toute l'humilité d'une âme à jamais brisée, j'ai eu l'infamie de savourer le fruit empoisonné de mon ressentiment.

Mais au nom du Dieu que vous servez et que j'ai outragé, par tout ce que vous avez de plus cher, par votre mère, vos chères petites soeurs, par votre ancien amour pour moi, de grâce, ne m'accablez pas. Il m'a fallu du courage, allez, pour avoir osé me présenter ici. Vous pouviez, à bon droit, me jeter dans votre escalier comme la dernière des filles perdues. Mais je connaissais votre coeur, votre grand coeur, que j'ai percé d'un glaive, et je l'ai estimé si large et si bon, si haut et si doux, que j'ai espéré en voir couler sur ma tête, en même temps que son noble sang, hélas, quelques gouttes de miséricorde.

Il y a deux jours que j'éprouve les tourments de l'enfer; je n'en étais encore, je le confesse à ma honte, je n'en étais qu'aux repentirs vagues et lâches, quand à l'heure habituelle des plaisirs et des folies, un homme s'est présenté à moi, qui m'a dévoilé de sa main austère toute la noirceur de mon forfait. Et depuis ce moment j'ai revêtu une robe couleur de la nuit, comme la sienne. En vérité, Jacques, je suis plus malheureuse que vous.

—Je vous crois, Madame, répondit Jacques toujours immobile.

—Votre vie est brisée, poursuivit la duchesse, tout avenir vous est fermé, tous vos amis vous abandonnent sans retour, mais vous gardez en vous-même le souvenir éternel d'un acte magnanime. Moi, je demeure toujours riche et fêtée, mais le remords m'étreint, un remords qui m'arrache toute faculté de penser, toute énergie de vivre. Je n'ai même pas, je l'avoue humblement, le vouloir nécessaire pour expier ma conduite envers vous, mais vous me plaindriez tout de même, si vous connaissiez le venin du serpent caché qui me ronge. Oh! dites-moi: j'ai pitié de vous!.. Jacques de Mérigue, déshonoré, ruiné, perdu, la duchesse de Largeay, puissante et adulée, se traîne à vos pieds et vous demande grâce.

—J'ai pitié de vous, répondit Jacques.

—Quelle douce parole, mon ami... Puis-je la croire sincère?... oh! ce doute est une nouvelle offense. Oui, vous avez pitié de moi, vous, le martyr, de moi, le bourreau. Vous n'avez jamais menti, vous. Quand vous dites un mot, c'est la vérité qui descend du ciel. Merci. Merci. Je ne vous promets pas ma reconnaissance, vous n'en auriez que faire, et je dois même vous savoir gré de tolérer ma présence ici, où tout vous retrace mon crime, où tout vous proclame ma trahison. Votre inépuisable bonté me pousse encore à vous demander quelque chose; vous frémirez de mon audace, vous me jetterez encore l'expression de votre mépris, mais qu'importe, j'accepte tout d'avance... Je ne puis taire le sentiment qui convulse mon âme... Auparavant, Jacques, dites-moi que vous me pardonnez?

—Je vous pardonne, répondit Jacques, et, s'avançant vers la duchesse, il la releva et la fit asseoir.

Blanche continua d'une voix plus animée.—Est-ce possible? Vous croyez à ma sincérité, vous me plaignez et vous m'absolvez après mes faux témoignages, mes cruautés, mes infamies... Je dois prononcer ce mot stigmatisant. Et maintenant, pour ce qu'il me reste à vous demander, je ne me sens vraiment la plus petite force et le moindre courage... Mon audace me semble à moi-même dépasser toutes les bornes, et vous aurez le droit et la justice pour vous si vous me repoussez en me foudroyant. Si quelque chose peut m'enhardir, c'est la douceur de votre voix que je n'ai jamais entendue aussi mélodieuse; non, Jacques, vous n'aviez pas d'accents pareils, même au temps cher où vous m'aimiez, dans la pénombre de la chapelle aux vitraux rouges, dans la gloire de la grande église où mugissaient les orgues et où les flûtes pleuraient, pendant les veillées illuminées de joie où vous me traduisiez les grands poètes nuageux et vagues, dans la langue brûlante et radieuse de votre coeur. Aussi, mon ami, je n'hésite pas plus longtemps. En me relevant tout à l'heure, vous m'avez un peu réhabilitée. Vous avez rendu des ailes à mon espérance. Je suis dans un cercle de l'enfer plus rapproché du Paradis.

Ah! le paradis, comme il est loin encore... comme il est douteux que je le contemple jamais. Et pourtant, Jacques, vous en avez la clef dans les mains, la clef étincelante et douce. Que dis-je? La porte de cet Eden pourrait s'ouvrir à un mot de votre bouche, à une seule parole murmurée par vos lèvres... Ange de pitié, vous m'avez plainte; ange de miséricorde, vous m'avez pardonnée. Ange de tendresse, m'aimez-vous encore?

Jacques répondit:

—Hélas, Madame... je vous aime.

La duchesse poussa un cri, se leva et tendit les bras au jeune homme. Le poète l'arrêta d'un simple geste doux et grave. Il continua ainsi.

—Blanche, le moment est solennel, nous nous voyons pour la dernière fois de notre vie. Les impressions ne se commandent pas, mais les actes dépendent du libre arbitre. Je puis songer à vous, vous pouvez penser à moi, mais ce sentiment ne peut plus être qu'un souvenir, un souvenir lointain et triste que nous devons ensevelir au plus profond de notre âme dans un impénétrable linceul. Rappelez-vous ces morts d'autrefois qu'on entourait de bandelettes parfumées, et près desquels veillait une faible lampe au sein des hypogées silencieux. Si nous étions héroïques nous laisserions même le flambeau s'éteindre. Vous avez des devoirs d'épouse, vous aurez un jour des devoirs de mère. C'est en les accomplissant que vous obtiendrez à vos propres yeux la résurrection de votre honneur. Quant à moi je vais disparaître, nul écho ne répétera plus mon nom, et j'aurai quelque droit dans ma solitude inviolée, à songer que je suis tombé dans la nuit pour sauver la femme que j'aimais.

—Que vous aimez encore, Jacques?

—Je ne m'en dédis point, Blanche, mais les passions du coeur, sachez-le, sont pétries d'une double argile. Il y a deux fleurs dans l'amour: le dévouement et la tendresse. La tendresse est une sensitive qui se fane au moindre brouillard, le dévouement est une immortelle dont nul hiver ne flétrit le calice.

—Excusez mes prières importunes, Jacques, répondit la duchesse, mais je vous conjure de me donner un gage de cet amour que vous me gardez, un gage dont le souvenir puisse éclairer toute ma vie... Mettez ce comble à votre intarissable bonté!

—Que puis-je faire, madame?

—O Jacques! un baiser... un seul baiser.

—Vous appartenez au duc, madame.

—Appelez-moi Blanche, mon ami.

—Blanche, ne me demandez pas une chose impossible.

Les yeux de la duchesse se fixèrent sur Jacques dans une attitude suppliante et désespérée.

Tout à coup, le poète reprit:

—Un jour, Blanche, je vous ai insultée, je vous ai frappée au front, je vous dois réparation pour cet outrage; permettez-moi de l'effacer avant de vous dire un adieu éternel.

A ces mots, Jacques de Mérigue se pencha lentement vers la duchesse et lui effleura les cheveux de ses lèvres. Blanche, toute radieuse, saisit les mains du poète et y colla sa bouche palpitante; le jeune homme se dégagea doucement:

—Maintenant, dit-il, soyez forte et courageuse, faites du bien aux pauvres, aux inconnus, aux malheureux; aimez à soulager les misères qui se cachent, les infortunes ignorées du monde. C'est dans l'obscurité et dans l'indigence que vous avez rencontré... un jour, celui...

Jacques ne put continuer, les sanglots étreignaient sa gorge. Il prit la duchesse par la main et la reconduisit en pleurant jusqu'à la deuxième porte. Arrivée là, Blanche lui souffla à voix basse:

«Rappelle-toi.»

Jacques répondit: «Oubliez... Adieu!...»




XVIII

LA CONQUÊTE DES ÉTOILES

A huit heures et demie, Jacques prit lui-même sa malle, jeta un dernier coup d'oeil à la triste mansarde qui avait vu l'éclosion et l'anéantissement de ses rêves, puis descendit à pas lents, courbé sous son fardeau, les cent vingt marches qu'avaient si souvent montées, chargés d'illusoires mensonges, les fantômes disparus de la gloire et de la fortune. En passant devant la loge du concierge, il tendit à cet homme une pièce de deux francs.

—Plaît-il? demanda le portier dédaigneux.

—C'est pour vous, dit Jacques.

—Merci, je n'ai pas besoin de votre argent, répondit le grossier cerbère.

—Vous avez raison, répliqua Jacques, et il se dirigea vers la rue au bruit d'une querelle assez vive faite par la femme du pipelet à son trop superbe époux.

—Es-tu serin, Hippolyte, disait la compagne du préposé au cordon; tu refuses là de quoi acheter une belle moitié de lapin.

—Cours-lui après, si tu y tiens, répliqua Hippolyte.

La ménagère ne se le fit pas dire deux fois. Elle s'élança sur les pas du voyageur en lui disant:

—Monsieur, je vais vous chercher une voiture.

Mérigue monta dans le véhicule amené et donna les deux francs à Mme Hippolyte, qui retourna insolemment la pièce sous toutes les faces, pour s'assurer qu'elle n'était pas fausse.

Le cocher partit. Aux lueurs des réverbères, Jacques aperçut encore ça et là, sur quelques vieilles murailles, des fragments de sa proclamation aux électeurs, imparfaitement recouverts par les affiches de M. Belin. Le faubourg Saint-Germain fut dépassé bien vite et l'image importune de la récente gloire disparut avec lui. En traversant le quartier Latin, le poète songea aux jours laborieux et obscurs des études scientifiques et juridiques, et cette époque lui parut noyée dans une fabuleuse antiquité. La vue du Jardin des Plantes et de la Halle aux Vins lui rappela son arrivée à Paris, accompagnée du cortège des jeunes espérances. La gare d'Orléans apparut enfin, comme le grand écueil définitif où sa pauvre barque venait se briser. Il eut encore à essuyer les impertinences de l'automédon, qui critiqua la modicité du pourboire et le ton discourtois des employés à l'égard des voyageurs de troisième classe. On lui demanda à quatre reprises d'avoir à exhiber son billet. Il monta dans un compartiment bondé de soldats et eut à subir leurs cris, leurs disputes, leur joie bruyante avec la grossière fumée de leurs pipes. Il succomba bientôt à l'excès du dégoût et de la fatigue morale et s'endormit profondément sur sa banquette.

Et le vaincu de la vie eut un long rêve glorieux. Il rentrait à Mérigue accompagné de Blanche, avec une escorte de triomphateurs. Des fanfares jouaient, des feux de joie s'allumaient, des jeunes filles aux robes voyantes apportaient des corbeilles de fleurs. Les vieux parents attendaient leur fils illustre au seuil de leur maison rajeunie, les fidèles serviteurs pleuraient de joie, les chiens aboyaient d'allégresse.

Les floraisons et les verdures s'agitaient au vent comme des étendards victorieux. Une chambre nuptiale resplendissante s'ouvrait aux pas des jeunes époux, et un grand lit mystérieux et sombre enveloppait l'ivresse de leur amour. Puis, sur les ailes d'une brise parfumée au souffle des roses, tout le château s'élevait au ciel dans une apothéose de rayons. Et du sang de Jacques et de Blanche descendait une lignée de poètes couronnés qui gouvernait et charmait la terre.

Un violent coup de sifflet arracha Mérigue au ravissement de ses songes. Il releva sa tête appesantie et tourna ses yeux vers l'étroite fenêtre du vagon. Il faisait déjà grand jour et beau soleil. Les compagnons du triste voyageur, abrutis dans un sommeil stupide, étaient vautrés au hasard, les uns sur les autres, tout débraillés et la bouche entr'ouverte.

Ils rêvaient, ceux-là, aux marches pénibles, aux châtiments barbares, à la pesanteur du joug implacable, aux grondements des canons, aux râles étranglés des mourants dans une plaine ensanglantée. Aussi le cri de la vapeur se gardait bien de les réveiller.

Vers neuf heures du matin, le serre-frein, d'une voix gasconne et nasillarde annonce la station de Bussière-Galand. Jacques de Mérigue est arrivé. Il franchit à grand'peine la soldatesque endormie et descend à contre-voie.

—Eh! là-bas, pas de ce côté, grogna un facteur avec des gestes furibonds, voulez-vous que je vous f..... un procès-verbal, b..... d'animal?

Le poète hausse les épaules et repart. Dans la petite cour de la gare, Jacques aperçoit l'humble voiture à deux roues qu'il connaît bien, et à laquelle est attelée, morose et courbant la tête, la célèbre Piga, la vieille jument légendaire et débonnaire que le futur empereur du monde enfourchait aux jours de sa première jeunesse. Le bon Pierrille tient la bête par la bride, dans l'attitude du respect et de la désolation.

—Bonjour, Pierrille, mon père est-il souffrant?

—Notre Monsieur est toujours bien fatigué ces jours-ci, mais il n'est pas couché.

—Tout le monde va bien, autrement?

—Oui, notre Monsieur.

—Et Jeannette aussi?

—Oui, notre Monsieur.

—Et Éva?

—Oui, notre Monsieur. Elle sera bien contente de vous voir... je suis sûr quelle vous reconnaîtra.

—Et vous, mon bon Pierrille, vous avez l'air tout triste.

—C'est qu'on nous a dit que notre Monsieur avait été bien malheureux à Paris.

—Que voulez-vous, mon pauvre, je vais tâcher maintenant d'être heureux par ici.

Le visage du vieux serviteur s'illumina:

—Notre Monsieur va rester ici?

—Mais oui... Pierrille, ça vous fâche-t-il?

—Oh! que non pas!... toujours?

—Toujours, je ne vous quitte plus.

—Alors, ce malheur qui vous est arrivé est bien heureux.

—Certainement, mon bon Pierrille, je pense comme vous.

La malle de Jacques fut chargée sur le cabriolet, et l'équipage se mit en route à un tout petit trot languissant et minable. Piga avait vingt-cinq ans.

—Je lui ai pourtant donné trois litres d'avoine ce matin, observait Pierrille.

Jacques remarqua que son conducteur faisait un assez long détour pour éviter la bourgade.

—Notre Monsieur, dit Pierrille, m'a recommandé de ne pas traverser la rue, parce que la jument est devenue très peureuse.

Mérigue considéra l'honnête rosse, et comprit que son père avait redouté de montrer aux habitants du village l'ignominie de son pauvre enfant.

Il eut un sourire rempli d'amertume.

Après une heure environ on déboucha dans le vallon de Mérigue. Le temps était splendide, et le vieux repaire noble, blotti là-bas sous la verdure, semblait sourire au voyageur. On rencontra un métayer qui salua gravement. La voiture quitta la route publique pour s'engager dans l'avenue étroite et raboteuse qui conduit à Mérigue. Là, il fallut renoncer à tout simulacre de trot. La vieille jument gravit la côte ardue avec l'allure d'un cheval de corbillard. Personne au loin dans la campagne verte, personne devant l'habitation dont on n'était plus éloigné que de quelques centaines de pas.

—Notre Monsieur ne nous attendait pas aussitôt, observa Pierrille; Piga a marché plus vite qu'à l'ordinaire, elle n'a mis que cinq quarts d'heure à faire ses deux lieues.

Tout à coup Jacques aperçoit le vieux comte qui vient à son avance à pas lents, ses cheveux blancs rayonnent au soleil comme un diadème de vertu et d'honneur. Dès que le fils voit son père il saute à bas du cabriolet et court à lui. Joseph ouvre ses bras et étreint Jacques sur son coeur.

—Maman va bien, mon père?

—Oui, mon enfant, elle t'attend dans sa chambre; elle craint un peu la chaleur.

—Et Marianne, et Mathilde, et ma chère Jacqueline?

—Tout notre petit monde est en bonne santé.

Marianne prépare son déjeûner, Mathilde fait le catéchisme aux petits métayers, Jacqueline est occupée à arranger ta chambre. Nous sommes tous bien heureux de te revoir, mon fils.

Quelques minutes après Jacques embrassait sa mère qui pleurait en silence.

—Allons, Caroline, dit le comte, soyons un peu plus gais, suivons l'exemple du soleil.

Les trois soeurs accouraient dans l'appartement. Toutes avaient les paupières bien rouges, mais chacune s'efforça de dire une parole alerte, faisant diversion aux tristes pensées qui étreignaient tous les coeurs.

—Viens vite voir ta chambre, mon petit frère, disait Jacqueline, je l'ai nettoyée à fond et je l'ai remplie de fleurs.

—Moi, j'y ai mis une belle gravure représentant ton patron saint Jacques, ajouta Mathilde.

—Pour moi, dit Marianne, j'ai pensé que tu aurais faim en arrivant, et suivant mon habitude, j'ai soigné la cuisine. Tu auras deux plats que tu aimes bien.

La gentille Éva, de son côté, n'était pas en reste de prévenances avec son maître, elle lui léchait les mains en poussant des cris et des aboiements joyeux. Jeannette avait quitté sa cuisine, et se tenait au seuil extérieur de la chambre, tout inquiète et n'osant pas entrer.

—Bonjour, ma bonne Jeannette! lui cria Jacques, il paraît que vous m'avez préparé un bon déjeuner. Merci.

Après les premières effusions passées et en attendant que le repas fût servi, Jacques prit le vieux comte à part:

—Avez-vous une lettre de M. l'abbé de la Gloire-Dieu?

—Non, mon fils.

—Il doit vous écrire ce qu'il pense de moi.

—Je n'ai rien reçu, mon pauvre enfant.

—Ce sera peut-être pour aujourd'hui, dit Jacques sans y croire.

Le poète ouvrit ensuite sa malle, où il avait un petit souvenir à l'adresse de chaque personne: une épingle de cravate pour son père, un chapelet pour sa mère, un couteau à papier, une gravure du Sacré-Coeur et une boîte d'enveloppes chiffrées pour Marianne, Mathilde et Jacqueline. Jeannette reçut un mouchoir de tête et Pierrille une petite lanterne sourde.

Le repas fut morne et silencieux, malgré les efforts de chacun, les paroles expiraient sur toutes les lèvres.

Au dessert on annonça le facteur.

—C'est le meilleur moment de notre journée rurale, observa le vieux Mérigue. Le facteur est le Messie quotidien des campagnards.

—Une lettre de Paris! s'écria Jacqueline, elle est pour papa.

—Donne vite, ma fille, dit le comte impatient.

Joseph de Mérigue parcourut lentement la missive, et quand il l'eut terminée, leva les bras au ciel dans un mouvement d'enthousiasme.

Paroisse Saint-Barthélemy, Paris.

«Monsieur le Comte,

«J'accomplis ici un devoir sacré en prenant la plume pour disculper entièrement M. votre fils de l'accusation qui pèse sur lui. M. votre fils a été victime d'une machination abominable.

«Pour repousser victorieusement les imputations dirigées contre lui, il eût fallu qu'il consentît à compromettre de hautes personnalités qui lui étaient sympathiques. Ce coeur généreux et magnanime a préféré succomber sous le poids de la calomnie. Je suis autorisé à vous faire cette confidence, Monsieur le Comte, par le principal auteur des malheurs de Jacques, qui a eu, trop tard, hélas! l'âme touchée de repentir et de remords. Donc, et vous me permettrez d'insister très énergiquement sur ce point, non seulement ce jeune homme est innocent, mais encore est-il un des rares survivants de ces anciens chevaliers de l'honneur qui poussaient le culte de leur foi jusqu'au sacrifice de leur personne.

«Si vous désirez, Monsieur le Comte, l'expression entière et catégorique de mon opinion appuyée sur les faits, je vous dirai: Jacques de Mérigue est plus qu'un héros, c'est presque un saint.

«Agréez, Monsieur le Comte, l'expression de mon respectueux dévouement en N.S.J.-G.

«Christian de la Gloire-Dieu,

«vicaire à Saint-Barthélemy.»

Toute la famille de Mérigue se précipita les bras ouverts sur son représentant.

Les larmes longtemps comprimées s'échappèrent par torrents de tous les yeux, mais c'étaient maintenant des larmes de joie. Sans songer davantage à la ruine matérielle et à l'avenir perdu, tous étaient glorieux de ce fier rejeton de leur race, qui avait immolé sans hésiter sa renommée et sa fortune, pour conserver sa propre estime et demeurer un gentilhomme.


Après le coucher du soleil, Jacques prit le bras de sa jeune soeur, voulant rêver un peu sous la fraîcheur du crépuscule.

—Où allez-vous, mes enfants? demanda doucement Mme de Mérigue.

Son fils lui montra le ciel tout brillant d'astres vers lequel il semblait monter par le sentier du coteau. Puis il répondit avec un sourire mélancolique:

—A la conquête des étoiles!...

FIN




TABLE DES MATIÈRES

PREMIÈRE PARTIE

Quatorze ans..

Le Repaire noble.

Au cinquième.

L'abbé de la Gloire-Dieu.

Candidat.

Fiancés.

Le Comité.

A la Mode.

La Famille joyeuse.

La Douairière scandalisée.

Une Lecture.

Deux Rencontres.

L'Indiscret.

La Peau de l'ours.

Saint-Thomas.

Une première à Saint-Roch.

Le Satyre.

Le Presbytère de Sainte-Radegonde.

Rêve et Réveil.

Correct.

Désolés et Consolés.

La Récompense du petit Duc.

DEUXIÈME PARTIE

La Salle du Pré-aux-Clercs.

Lune de Miel.

Suite de la même Lune.

Double Croisement.

L'Obsession.

Le bal Gabrielli.

Le Salon carré.

Diversion.

Un Melon.

La Quête.

Les Angoisses de M. Gilet.

Le Lecteur de la Duchesse.

Le Duc de Belverana.

Mazas.

L'Influence du commissaire.

Le Rendez-vous.

Miséricorde!.

La Conquête des Étoiles.

FIN DE LA TABLE

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Paris.—Typ. Ch. Unsinger, 83, rue du Bac.

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