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Excelsior: Roman parisien

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VII

LE SALON CARRÉ

Dans l'intervalle des deux rendez-vous, Blanche, mettant de nouveau à contribution la complaisance de son mari devenue inépuisable depuis la menace de séparation, lui avait éloquemment démontré quel beau rôle était celui de protecteur des lettres. Elle avait fait intervenir dans son exhortation les noms de Mécène et des Médicis, en les faisant suivre naturellement d'une légende explicative à l'usage du duc de Largeay. En fin de compte elle chargea l'amant de Zoé de dénicher un éditeur qui voulût publier le poème de Jacques. Le duc obtint l'adhésion d'un libraire à la mode, le célèbre Benjamin Rouault qui consentit d'avance à faire paraître la Rédemption des Damnés à la condition qu'il lui fût préalablement consigné une somme de cinq cents francs. Blanche ne fut point arrêtée par une aussi mince considération, et elle se rendit, alerte et légère, au rendez-vous qu'elle avait fixé en apportant à l'auteur inconnu le moyen de franchir la première étape de la renommée. Mérigue se dirigea vers le Louvre avec une douleur poignante dans l'âme, mais en conservant la ferme résolution d'être impassible et implacable. Il prévoyait tous les assauts qu'il allait subir, mais lorsque les élans de sa passion toujours vivante lui faisaient craindre une défaite, il rappelait à sa mémoire, avec la force intense d'imagination qu'il possédait, cette minute inoubliable, où les voeux les plus purs et les plus sincères de son coeur avaient été dédaigneusement rejetés, comme des loques tombées par hasard aux mains d'une reine. Il avait bien songé un instant, soit à s'excuser par lettre, soit à manquer purement et simplement le rendez-vous, mais à la réflexion il avait compris que ce serait là un éclatant aveu de faiblesse, qui augmenterait d'autant l'impérieuse présomption de Blanche.

Il allait donc bravement à la bataille avec un bouclier de dignité et un casque d'orgueil. L'exactitude était une de ses vertus maîtresses, et à deux heures, le jour indiqué, il se trouvait devant le chef-d'oeuvre de Van Dyck, cherchant à modeler son attitude sur la fière allure de Charles Stuart. La duchesse était depuis quelques minutes en poste d'observation dans l'angle opposé du salon carré, près du grand tableau de Poussin. Par une antithèse singulière avec sa toilette de bal, elle portait un costume entièrement noir avec une rose rouge à la place du coeur, manifestant ainsi à la fois le deuil de ses pensées et la blessure de son amour. Quand elle vit Mérigue arrêté devant la toile du maître Flamand, elle marcha droit à lui comme un taureau sur le picador.

—Vous êtes bien aimable, aujourd'hui, monsieur, et d'une ponctualité vraiment au-dessus de tout éloge. L'exactitude est décidément la politesse des poètes comme celle des rois.

—Madame, j'ai l'honneur de vous saluer.

—Monsieur de Mérigue, je vous apporte une agréable nouvelle. L'éditeur bien connu, Benjamin Rouault, de la rue Vivienne, publiera votre poème aussitôt que vous lui aurez fait l'honneur de le lui remettre. Le duc de Largeay, qui est fort lié avec lui, a voulu vous donner un témoignage de notre sympathie en arrangeant cette affaire. Vous avez l'air étonné?

—Très étonné, madame. L'éditeur sentimental et qui publie un ouvrage pour l'unique plaisir d'être agréable à quelqu'un est un phénomène pathologique dont j'ignorais l'existence. Je vous prie de bien vouloir transmettre au duc tous mes remerciements pour une démarche que je me réserve d'utiliser ou de ne point mettre à profit. Quoi qu'il en soit, je suis désolé que vous vous soyez dérangée pour une oeuvre que vous ne connaissez point, et pour un personnage qui n'a aucun titre à tenir une place quelconque dans vos préoccupations.

—Une place quelconque, dites-vous?...

—Quelconque... si petite qu'elle soit, je ne m'en estime pas digne.

—Qu'il est mal de railler ainsi, monsieur Jacques, quand à vous seul vous remplissez mon âme, quand vous savez... que je suis à vous.

—Il m'est absolument pénible d'entendre un pareil langage... indigne de moi comme de vous, plus que de vous.

—Et à moi, il m'est doux infiniment, de vous répéter que je vous aime; je rouvre ainsi une plaie cuisante, mais j'y verse un baume qui la parfume et qui l'endort. Oui, monsieur Jacques, oui, Jacques, je vous aime... entendez-vous, je vous aime.

—C'est un grand malheur, madame, vous ne pouvez m'aimer sans crime, je ne puis vous aimer sans lâcheté.

—Que dites-vous... de quoi parlez-vous... de crime, je crois... ai-je bien entendu!...

—De crime.

—Il y a un crime à chérir le seul être qui ait fait tressaillir mon âme depuis l'éveil de mes sens et de ma raison! Jusqu'au jour où je vous aperçus noyé dans l'ombre des chapelles, mes regards ne s'étaient arrêtés que sur des mannequins bien coiffés, bien habillés, bien gantés, affublés de toutes les élégances et de toutes les excentricités de la mode, et tous incapables de vibrer au plissement d'un sourire, à l'ébauche d'un geste, au feu d'un regard. Vous prétendez que j'aime des fantoches, que je m'assimile à des pupazzi... Vous avez aussi prononcé, je crois, le mot de lâcheté.

—Il ne s'adressait pas à vous, madame, je me le réservais à moi-même, pour le cas où j'aurais accepté l'offre de votre amour.

—Vous m'avez aimée, Jacques, vous m'aimez encore, ne cherchez pas à vous tromper vous-même. Votre coeur saigne comme le mien. Eh bien, pourquoi, je vous le demande, trouverez-vous lâche de changer une souffrance en joie, une amertume en ravissement? Vous avez su revêtir votre visage d'un masque dur et insensible, mais ce masque a l'épaisseur d'une gaze, et derrière ce vain simulacre, je vois briller un coeur tout plein de moi, où chaque goutte de sang reflète mon image, dont chaque battement répète mon nom.

—Je vous ai aimée, madame, je puis le dire sans honte, je vous l'ai prouvé, je vous l'ai répété, je vous ai offert ce coeur dont vous voulez vous emparer aujourd'hui, vous ne vous êtes pas contentée de le repousser, ce qui était votre droit, vous l'avez souffleté, pour avoir osé aspirer jusqu'à vous. Vous vouliez bien de moi comme d'un jouet qui vous amuse l'espace d'une heure, qu'on disloque et qu'on brise dès qu'il a cessé de plaire. En vertu de votre haute naissance, vous avez cru qu'il vous était permis de mettre la main sur un pauvre passant obscur qu'avaient ébloui vos charmes, et de l'attacher à vous comme une breloque ou un pendant d'oreilles. Et parce qu'un jour ce passant a eu l'audace de montrer une âme et de l'estimer à la hauteur de la vôtre, vous lui avez infligé avec le déshonneur de l'outrage, des supplices intimes dont vous ne connaîtrez jamais la cruauté et l'horreur.

—Que dites-vous, Jacques!... Vous souffrez... donc?... vous m'aimez?...

—Vous raisonnez mal, madame. La maladie est la route par où s'enfuit la vie, la torture que j'éprouve est la voie douloureuse par où s'écoulent pour jamais les dernières gouttes de mon amour. Certes, si je la niais, cette torture, vous auriez le droit de révoquer en doute ma sincérité, mais je ne mettrai pas mon point d'honneur à vous la dissimuler. La honte n'existe pas dans la douleur endurée avec courage, mais dans la barbarie qui vous livre aux griffes de cette douleur. Si vous pouvez trouver une satisfaction à savoir que vous m'avez donné un coup de poignard, soyez heureuse, madame.

—C'est vous, Jacques, qui me martyrisez en ce moment. Vous me le disiez tout à l'heure: Nous nous sommes aimés à première vue... nous étions faits l'un pour l'autre, l'invincible attraction qui existait entre nous était celle de deux êtres qui se cherchaient pour se compléter. Mais j'ai toujours considéré deux faces dans notre vie, à nous femmes du monde, la face publique, banale, officielle, écoeurante, pleine de liens et d'obligations, et la face intime, secrète, seule existante et vraie, où le coeur se montre sans fard et sans maquillage, rouge de vrai sang, brûlant de chaleur vivante. J'ai laissé emporter ma vie extérieure au courant de moeurs et de coutumes que je n'avais pas créées, et j'ai gardé la possession pleine et entière de la meilleure partie de moi-même pour l'être futur qui saurait la découvrir. Est-ce que je ne vous ai pas conservé la bonne part? Est-ce que je ne vous ai pas livré le miel de la ruche, le suc de la fleur, la sève intime de l'arbre? Que vous importent la brèche apparente, l'enveloppe des tiges, la grossière écorce? Vous, poète, vibrant et palpitant à l'appel des voix mystérieuses, qui trouvez un sens au murmure du vent et au bruit des fontaines, pour qui la nature est un livre ouvert, qui lisez même au fond de nos âmes, à travers le cristal transparent des yeux, vous rechercheriez les vains oripeaux et les chiffons de soie qui éblouissent la multitude? Si vous saviez tout ce que j'ai creusé depuis un mois de pensées et de sentiments, depuis un mois où la plus haute portion de moi-même pleure dans le silence et dans la nuit! Vous êtes venu, Jacques, à cette fête éblouissante où il y avait dans l'église pour un million de pierreries, où toutes les splendeurs de l'autel s'étalaient en mon honneur, où les prêtres trompés par ma robe blanche ont prodigué des louanges à ma piété et à ma pureté... Eh bien! ce jour-là fut un jour mortuaire, c'était le Dies iræ que j'entendais mugir dans les grandes orgues, dès l'instant de mon mariage, ô Jacques! j'étais veuve.

—Vous êtes éminemment habile, madame la duchesse, à changer de place toutes les culpabilités.

Je ne sais si cela tient à ma pauvre origine, à mon existence en tout temps, humble, laborieuse, pénible, mais je ne saurais admettre le dédoublement de notre personne. Si j'aime, je veux pouvoir le dire à toute la terre. La vie est trop courte pour pouvoir en consacrer la moitié à des poses et à des parades. Au reste, je ne saurais m'attarder à discuter une subtilité. Vous avez trouvé mon amour trop inférieur et trop vulgaire pour l'avouer à la face du monde. Au lieu de voir un coeur tout embrasé de tendresse, vous avez pensé au sixième étage, au travail acharné qui gagne le pain, aux habits râpés, à la nourriture sèche et frugale. Vous n'avez pas seulement réfléchi à une chose, c'est qu'un pauvre habillé en duc pourrait avoir bonne mine, et qu'un duc habillé en pauvre pourrait sembler misérable et chétif. Vous vous êtes préoccupée de l'opinion de ces pantins et de ces automates dont vous me parliez tout à l'heure. Ils ont réglé vos choix et vos décisions, et, sur un signe de leur main, vous avez renié la plus belle partie de votre âme, pour employer votre langage. J'ai la conscience de n'avoir rien fait pour mériter cet outrage. Si j'ai quelque mémoire, je ne suis point allé chez vous de moi-même, vous m'avez attiré, choyé, caressé, vous m'avez laissé croire que j'occupais une place dans vos pensées. Or, mes principes d'honneur me la désignaient impérieusement, je vous ai fait connaître mes voeux et mes désirs, vous savez la réponse que vous m'avez faite. Elle est telle que tout l'amour que vous pourriez me prodiguer, tout le dévouement que vous déploieriez en ma faveur, tout le repentir même que vous essayeriez de me témoigner, n'effaceraient point dans mon souvenir l'écho méprisant de votre voix. Vous me parliez tout à l'heure de souffrances et de tortures. Voyez si les vôtres sont comparables aux miennes. Vous veniez de me dire: Je vous aime, et de me transporter des profondeurs de mon enfer aux plus hautes gloires de votre Paradis. Et au moment où j'étendais la main vers la couronne que vous m'aviez préparée, vous me précipitiez au fond des abîmes, impitoyablement, d'un coup de pied. Je puis pardonner la douleur infligée, je n'oublierai jamais l'affront...

—Je suis bien malheureuse. Je vous demande pardon...

—Je viens de vous répondre, madame, la trace de l'injure est ineffaçable. Auriez-vous tenté de la faire disparaître même avant de vous appeler la duchesse de Largeay que vous n'y seriez point parvenue. Votre fierté vous a poussée à l'insulte gratuite et inique, souffrez que la mienne m'enchaîne au juste ressentiment.

Nous aurions pu être heureux, madame, je le voulais passionnément, c'est vous qui avez refusé. Que pouvais-je faire? Que puis-je faire encore? Une seule chose: Oublier l'ivresse que vous m'avez un jour versée, me rappeler que je suis un homme, étouffer mon coeur et agiter mes bras.

—Cela ne peut être votre dernier mot, Jacques, je vous le dis encore: j'ai péché contre vous, je m'en humilie en votre présence. Voyez, je vous parle comme une pécheresse parlerait à Dieu, je m'attache désormais à votre vie comme un ange gardien et consolateur. Vous pouvez me repousser aujourd'hui, je reviendrai demain, après-demain, toujours. Je vous aime assez pour commettre ce que vous appelez un crime. Et vous me verrez à l'oeuvre à toute heure, à tout instant. Je bénis Dieu de vous avoir fait pauvre et dénué...

—Pardon, madame, je ne me suis jamais plaint à personne de ma pauvreté.

—Je vous dis que je bénis Dieu, parce qu'ainsi je pourrai, autrement que par des paroles...

—Assez, madame, assez. Vous aggravez les anciens opprobres...

—Je vous aimerai tellement que je vous forcerai à m'aimer.

—Ne me contraignez point à concevoir pour vous un autre sentiment dont le nom arrive sur mes lèvres...

Blanche pâlit horriblement, quant à Mérigue un tremblement involontaire agitait tous ses membres. L'amour et la fierté se livraient en lui un suprême combat.

—Adieu, dit la duchesse après un moment de silence, je vous pardonne à mon tour l'humiliation que vous m'infligez.




VIII

DIVERSION

Après son entretien avec la duchesse, Jacques était retombé dans toutes ses perplexités et dans toutes les amertumes de son âme. Le contentement qu'il ressentait de sa victoire s'effaçait rapidement sous l'impression croissante de ses regrets et de sa douleur. Dans la crainte où il se vit de succomber aux appels enchanteurs de la sirène qui avait juré de l'ensorceler, le poète prit immédiatement la résolution de se jeter sans plus tarder dans les tracas sans nombre et les travaux multiples résultant d'une candidature à la Chambre des députés. Il fit insérer le soir même une note dans les journaux et se rendit chez le président du comité royaliste. Cette assemblée venait d'être réorganisée sur des bases entièrement nouvelles. Les braves gens un peu vieux et un peu mous avaient été remplacés par des personnages plus jeunes, plus actifs et possédant une certaine habitude des choses politiques et parlementaires. Jacques espérait trouver auprès d'eux un accueil plus chaleureux et surtout plus effectif qu'auprès des vénérables bornes-fontaines qui lui avaient récemment donné leur appui moral assaisonné d'un petit blâme. Le président actuel du comité était un homme d'une soixantaine d'années qui avait rempli sous l'Empire d'importantes fonctions diplomatiques.

Fort bien de sa personne, possédant un visage très officiel, où ceux qui ne le connaissaient point s'imaginaient découvrir la plus auguste gravité, le baron d'Édelweis passait auprès de ses intimes pour un simple homme de plaisir. Il parlait avec aisance et volubilité, possédait une dose suffisante de bagou administratif et était surtout fort bien doué pour pratiquer de petites intrigues de couloir, sous un gouvernement parlementaire, paisible et bien établi. Derrière son attitude d'apparat, on sentait un viveur élégant et enjoué, aimable et galant, quand il en était besoin, impertinent par occasions. Sa physionomie, même dans les cas les plus solennels, reflétait toujours quelque arrière-pensée se rapportant à ses bonnes fortunes, dont la dernière assurément serait un petit fauteuil à l'Académie, parmi le groupe douceâtre des bénins et des inoffensifs. Un tel homme était peu fait pour accueillir le sincère et impétueux Mérigue, recommandé par sa valeur seule, sans la plus petite rente à la clef.

—Monsieur le président, je viens vous faire connaître mon intention de poser ma candidature dans notre arrondissement.

—Mais, monsieur, vous ne pouvez avoir la moindre intention sans avoir d'abord soumis vos vues au critérium du comité, répondit le baron avec un mouvement de tête légèrement dédaigneux.

—Je suis venu dans ce but, monsieur le président.

—Que désirez-vous, Monsieur?

—Votre appui, monsieur le président.

—Notre appui ne s'accorde pas ainsi à la légère. A quel titre venez-vous?... Je ne vous connais pas.

—Vous n'êtes pas sans avoir ouï parler de ma dernière candidature au Conseil municipal, qui a été appuyée par le comité alors en fonctions.

—Le comité d'aujourd'hui, monsieur, ne saurait, en aucune façon, être solidaire du comité d'hier.

—Aussi viens-je causer quelques instants avec vous pour faire connaissance et nous entendre.

—Le comité, Monsieur, n'a pas à s'entendre avec les candidats. Il délibère sous sa responsabilité à huis-clos et donne des ordres qui doivent être obéis sans contestation.

—Je n'ai pas l'intention de m'insurger ni de violer le secret de vos délibérations, je viens simplement me présenter à vous.

—Et qui vous dit, monsieur, que le comité n'a pas déjà fait son choix?

—Je vous serais reconnaissant de me l'apprendre.

—Comment l'entendez-vous? Est-ce une mise en demeure, monsieur?

—Non, monsieur, une question pure et simple. Si je dois être le candidat du comité, j'ai intérêt à le savoir promptement.

—Alors, monsieur, nous sommes obligés de prendre votre heure?

—Nullement, mais je ne suis pas tenu moi-même à attendre la vôtre; pour mener une campagne sérieuse, je dois connaître d'ores et déjà sur quelles ressources je puis compter.

A ces derniers mots de Mérigue, d'Édelweis eut un plissement de lèvres empreint d'un dédain suprême.

—Je vous entends, monsieur, vous venez demander des subsides?

—Certainement, je suis sans fortune.

—Et vous songez à briguer une candidature?

—J'ai déjà conduit une campagne électorale et non sans un certain éclat.

—J'aime à vous entendre, monsieur.

—Vous devez bien le savoir, monsieur le président.

—Voici que vous me questionnez, maintenant.

—Rassurez-vous, je ne suis pas plus Hernani que vous n'êtes l'empereur Charles-Quint.

—Vous avez un charmant esprit, monsieur.

—Non, j'ai simplement le désir de mettre mon activité et mon énergie au service de mes convictions.

—Vous n'êtes pas le seul, monsieur, et je dois vous dire sans plus tarder qu'à égalité de capacité et de dévouement, le comité ira au candidat pourvu d'une situation de fortune qui lui permette de solder tous les frais de son élection.

—Pardon, monsieur, mais s'il n'y a pas égalité de talent et d'énergie?

—C'est presque de l'outrecuidance, monsieur.

—Un instant, monsieur, le mot me paraît un peu gros.

—De la susceptibilité, maintenant. Elle est malséante, monsieur.

—Je vous prie, monsieur le président, de modifier cette expression qui me paraît inacceptable.

—Dois-je être à vos ordres, monsieur?... enfin, soit. Mettons présomption, si vous le daignez vouloir.

—Je daigne, monsieur.

—C'est bien heureux, monsieur.

—Concluons, monsieur.

—Bon, me voilà sur la sellette. Vous plairait-il de formuler vos désirs?

—Avez-vous lu mes conférences publiques?

—Si je devais passer mon temps à parcourir la jeune prose de tous nos Éliacins!

—C'est vrai, j'étais présomptueux... Le comité me donnera-t-il audience?

—Le comité, monsieur, n'a pas de temps à perdre.

—Je désirerais entretenir quelques-uns de vos collègues, monsieur, pour ne pas être jugé sans avoir plaidé ma cause.

—Inutile, monsieur, le comité, c'est moi.

Jacques prit congé sur cette parole en disant à part lui: «Va donc, eh Louis XIV!»

Puis sa résolution fut immédiatement prise. Il n'attendrait pas la signification des volontés toutes puissantes de l'olympien baron et se mettrait à l'oeuvre dès le lendemain. Les premiers frais seraient couverts par les cinq cents francs d'économies qu'il avait faites sur ses émoluments de la rue de Monceau. Le coeur lui saigna bien quelque peu, en sacrifiant ce petit trésor prédestiné dans sa pensée à venir en aide à ses chers parents. Il en écrivit à son père, qui répondit courrier par courrier:

«Mon cher Fils,

«D'abord le devoir et l'honneur. La restauration de nos vieilles murailles viendra ensuite. Va de l'avant sans hésiter; tu es la joie et l'honneur de ma vieillesse.»

«Joseph, comte de Mérigue.»




IX

UN MELON

Blanche savourait pendant ses longues solitudes l'amertume de son dernier échec. Elle n'avait pas d'autres pensées que de chercher de nouveaux moyens, de combiner de nouvelles attaques; sa fantaisie d'enfant gâtée et de jeune femme capricieuse allait prendre, en se voyant ainsi repoussée, les proportions d'une passion tragique. Quelques jeunes gens, voyant une aussi jolie personne presque entièrement délaissée par son mari, commençaient à papillonner autour d'elle, et parmi le groupe des soupirants se faisait remarquer entre tous un de ses cousins éloignés, élève à l'École-Militaire et qui se prévalait de sa vague parenté avec Blanche pour lui faire deux doigts de cour. Une cour gauche, naïve, timide, avec des intermèdes d'audace tenant du manque d'usage, et que la duchesse considérait avec une sensible indifférence.

Robert de Vaucotte était un assidu des dimanches. Tout son jour de sortie se passait aux soins divers de son petit béguin juvénile. Débarqué à dix heures et demie par le train spécial de la gare Montparnasse, il sautait immédiatement dans un «ver rongeur», nom symbolique des fiacres—et se faisait conduire en premier lieu chez une fleuriste en renom des boulevards. Il payait un louis une botte de roses thé et s'empressait de venir en faire hommage à la duchesse Blanche, qui le remerciait d'un air distrait, ne l'embrassait jamais et l'invitait régulièrement à déjeuner. Robert déclinait avec non moins de persévérance l'offre de sa cousine, pour ne pas se trouver en face du duc, qu'il regardait comme son rival avec le plus grand sérieux du monde. Il revenait à l'hôtel de Largeay vers quatre heures avec un sac de marrons ou de fondants. Blanche croquait les friandises, offrait à son cousin une tasse de thé et ne l'invitait jamais à dîner, ce qui plongeait le favori de Mars dans la plus noire des mélancolies, car il savait que la duchesse dînait presque toujours seule, et il voulait profiter, pour faire la déclaration de sa flamme belliqueuse, d'un de ces moments de laisser-aller et d'abandon qui se produisent après un repas plantureux, entre le café et le cigare. Un jour, il se lassa d'attendre l'occasion souhaitée qui ne se présentait jamais; il dit brusquement à Blanche, en interrompant l'absorption d'une tasse de thé:

—Savez-vous, ma chère petite cousine, que vous êtes une femme très «bahutée».

—Hein, bahutée? Connais pas.

—Oui, enfin, très ruffe, vous me comprenez bien. On dit très v'lan dans le civil!

—Bien obligée du compliment.

—J'avais hier les plus vives craintes au sujet de ma sortie d'aujourd'hui; il y avait eu «grand vent».

—Que veut dire cela, en langage civil?

—Fureur du cadre contre les recrues.

—Oh! mon pauvre melon... je ne connais que ce mot-là de votre dictionnaire.

—Et j'avais bien peur de ne pouvoir vous apporter ce soir mon petit sac de «cornard».

—Oh! je n'y suis plus du tout.

—Le «poireau» voulait me bloquer.

—Vous êtes hébraïsant, Robert.

—Pour avoir piqué un «laïus» aux «copains» pendant «l'amphi» du «Pendu».

—Nous arrivons au sanscrit, mon cousin.

—J'avais heureusement piqué le «maxi» au «pète-sec».

—Pour le coup, votre langage devient cunéiforme.

—C'est la seule matière où je sois «fana».

—Voulez-vous me faire l'amitié de me traduire ces hiéroglyphes parlés?

—En langage pékin... parfaitement. Je devais être en retenue pour avoir chahuté au cours de physique. Mes bonnes notes d'escrime et de gymnastique m'ont sauvé. Voilà ce que c'est que d'avoir «un poireau fana de pète-sec».

Oh! pardon! le poireau... c'est le clou... le calot... le patron... le général...

—Merci, Robert.

—J'aurais été d'autant plus désespéré de ce malheur que je voulais aujourd'hui vous dire combien je vous trouve gentille, combien je vous aime, je ne pense qu'à vous depuis que j'ai pris le crampton... Excusez, le train.

—Je vous suis infiniment reconnaissante, mon cousin, et je ne puis que vous répéter moi-même: Vous êtes très gentil et je vous aime beaucoup.

—Vous dites cela d'un air?...

—Tout à fait sincère, mon petit.

—Je ne dis pas, ma cousine, mais ça ne paraît pas bien profond, bien enraciné.

—Comment! vous doutez de mon amitié? C'est bien mal à vous, monsieur le militaire... je serais vraiment d'une ingratitude dans les couleurs les plus foncées, si l'aimable parent qui m'apporte des fleurs si embaumées et des marrons si glacés...

—Pardonnez, cousine... ce n'est pas votre amitié que je convoite... pas plus que votre estime.

—Comment l'entendez-vous, parlez-vous toujours votre petit charabias?

—Oh! non, ma cousine. Je parle pékin, bien pékin.

—Eh bien, qu'est-ce qu'il vous faut, mon petit panache bicolore?

—Blanche... il me faut... votre amour.

—Vous êtes fou, Robert!

—Oui, tout à fait fou... de vous!

—Si le duc vous entendait, mon pauvre gamin.

—Le duc... le duc. Je lui donnerais bien un bon coup d'épée.

—Vous tueriez mon mari. Mais vous êtes un ange, mon petit... ou plutôt un aimable garçon bien drôle, et bien risible. Tenez, je m'en donne à coeur joie, ne vous en formalisez pas.

Et Blanche, en prononçant ces derniers mots, partit d'un grand éclat de rire qui se prolongea pendant plusieurs minutes, et qui apporta une sorte de soulagement physique à l'oppression de son âme.

Robert de Vaucotte n'était pas content du tout de son premier assaut.

Il se voyait repoussé avec pertes et même quelque peu berné.

—Je vous promets de sortir dans «la basane»... la cavalerie... hasarda-t-il en guise d'argument suprême.

—Vous ferez bien, repartit Blanche d'un ton positif, cela vous facilitera un beau mariage!...

—Me marier, moi!... avec votre image dans le coeur. Plutôt aller me faire casser la tête au Tonkin. C'est par là que je finirai, si vous continuez à me repousser... à moins que sans courir chercher aussi loin le remède suprême à mon chagrin... je ne me fasse ici même sauter la cervelle à vos pieds!

—Impossible, faute d'objet, répliqua Blanche, toujours gouailleuse.

Ce scepticisme à l'endroit de ses résolutions tragiques fit sur Robert l'effet d'une douche d'eau froide. Il se retira en maugréant, honteux comme un dragon battu par une cantinière.




X

LA QUÊTE

Jacques de Mérigue prit la résolution de poser sa candidature d'une manière éclatante. Le nouveau comité qui se résumait et s'absorbait dans la personne du baron d'Édelweis lui était nettement hostile et préparait en catimini ce que l'on appelait «une grande candidature.» Il était dès lors convenu dans les cercles et les salons politiques de la droite monarchique, que l'on se compterait sur le nom d'un homme considérable par son nom, ses antécédents et sa position de fortune. On ne se préoccupait en aucune façon d'avoir un candidat actif et énergique. Le baron Grémoli déclina les offres qui lui furent faites. Il lui répugnait de lutter encore avec Mérigue pour lequel il ressentait une réelle sympathie. En outre, n'allant déjà point au Conseil municipal, il avait quelque vergogne de s'exposer à brûler également les séances de la Chambre. Il fut décidé que le grand candidat serait choisi à l'issue du solennel banquet royaliste fixé aux premiers jours de juillet. Toutes les notabilités de l'arrondissement y furent convoquées, et plus de deux cent cinquante personnes se trouvèrent entassées au jour dit, dans un entresol de la rue de Lille, où le célèbre restaurateur Paget leur servit un de ces délicats et somptueux festins dont il a seul le secret. Un grand nombre de discours furent prononcés: d'Édelweis parla le premier et insista sur la nécessité de la discipline dans les questions électorales. L'ancien président du comité, le Vidame du Merlerault exprima le désir de voir tous les suffrages des royalistes se porter sur un nom universellement connu et honoré; M. Rau, trésorier, parla de l'exiguïté des ressources de la caisse, et annonça une souscription. Le chevalier de Sainte-Gauburge célébra les vertus du roi, et le vicomte d'Escal exalta la piété de la reine. Jacques de Mérigue se leva le dernier, et démontra que le souverain ramènerait en France la paix, la prospérité, la liberté et l'honneur.

«Le roi, s'écria-t-il d'une voix retentissante, le roi c'est la paix. Ouvrons l'histoire contemporaine: la République fut tantôt la guerre extérieure à perpétuité, tantôt la discorde civile sans trêve ni merci. Quand aux Bourbons, ils ont toujours été avares du sang français. Ils n'ont jamais cherché dans les aventures, une gloire de lanterne magique. Henri IV fit le premier le noble rêve de la paix universelle. Le plus fier de tous, Louis XIV, offrait en 1710 aux ennemis toutes ses richesses privées pour obtenir la paix à la France. Louis XV, après Fontenoy et Raucoux, sacrifiait à la paix l'orgueil de ses conquêtes. Louis XVIII, en 1815, refusait de s'allier avec l'Autriche pour poursuivre la lutte contre la Prusse et la Russie. Ils avaient sondé, ces monarques, l'océan des larmes maternelles. Chaque douleur d'un Français était une douleur de la royauté, aussi entendrons-nous le peuple redire le vieux cantique Domine salvum fac regem, Dieu sauvez le roi, qui, pareil à la colombe de l'arche, rentre en portant un rameau d'olivier. Le roi, c'est la prospérité, les ministres s'appellent Sully, Colbert, Turgot, Villèle; M. de Metternich, disait un jour «Il est heureux que la France fasse des révolutions.» Si elle avait gardé ses rois, elle serait assez riche pour acheter l'Europe. Le roi, c'est la liberté. Louis VI émancipa les communes; Saint Louis disait à son fils: «Vous maintiendrez les franchises et les libertés du peuple!» Philippe le Bel défend aux baillis d'envoyer les pauvres à l'armée; Louis XI ne veut pas qu'on élise pour maires les officiers de la couronne. Louis XII reçoit le titre de Père du peuple. Henri IV dit: «Je ne veux me bâtir une citadelle que dans le coeur de mes sujets.» Le roi, c'est l'honneur. Voyez donc les noms que la France a donné à ses monarques. Le Fort, le Hardi, le Bon, le Sage, le Lion, le Victorieux, le Juste, le Grand. Quelles oraisons funèbres faites, en un mot, par le peuple tout entier!

«Entendez-les retentir comme une haute fanfare à travers les échos des générations et des siècles. Mesurez la taille des ombres qui, à ces noms prononcés, soulèvent la pierre de leurs tombeaux. Et que notre dernière parole soit un cri d'espérance. Certes fussions-nous voués aux irréparables désastres, nous lutterions jusqu'à l'agonie, car notre sang est de celui qui a rougi la terre avec sa pourpre orgueilleuse aux cris héroïques de «Dieu le veut. Montjoie et Saint-Denis!»

«Mais la vague lueur qui nous environne n'est point un crépuscule mourant. C'est une aurore qui se lève: Royalistes, vous reverrez sourire la fortune. Cette noble maîtresse de nos aïeux se rappellera ses amours antiques, et son aile qui ombragea la tête des pères reviendra caresser le front des enfants.»

De hautes acclamations s'élevèrent. Les applaudissements durèrent trois minutes et le président lui-même se surprit à ébaucher des gestes d'approbation. Tous les membres du comité, d'Édelweis en tête, vinrent féliciter l'orateur. Une demi-heure après, tous s'accordaient avec la même unanimité à proclamer comme «grand candidat» M. Belin, jeune chimiste d'avenir. Jacques de Mérigue n'avait été défendu que par le duc de Largeay.

Le lendemain au déjeuner, l'époux de Blanche rendit compte à la jeune femme de l'insuccès de ses efforts. La duchesse haussa les épaules, et parut s'enfoncer en une méditation profonde. Quand son mari fut parti pour Zoé, elle prit un portefeuille enfermé dans un coffret de santal, revêtit la toilette la plus simple et la plus sombre, et se dirigea vers la rue des Saints-Pères. Elle ne parla point au concierge de Jacques. Il n'y avait qu'un escalier dans la maison, et les 120 marches du poète étaient légendaires. Blanche les monta résolument, et donna à la porte où s'étalait la carte du jeune homme, un violent coup de sonnette. Jacques n'avait jamais pensé que son ancienne idole eût l'audace d'en venir là. Il ne la reconnut point tout d'abord, grâce à l'obscurité complète de sa petite antichambre.

La duchesse salua légèrement, et s'avança sans relever sa voilette jusque dans la chambre de Mérigue.

—C'est encore moi, Jacques, dit-elle, en montrant son visage étincelant de hardiesse et de désir. J'ose espérer que vous ne me jetterez point par la fenêtre. On vous ferait une contravention... eh bien... vous ne dites rien. Gageons que vous ne m'attendiez pas.

Jacques, répondit d'une voix sourde et tremblante:

—Il est certain, madame, que vous me surprenez... il est non moins sûr que, s'il plaisait à M. le duc de Largeay de me rendre visite à cette heure, il serait plus surpris encore que moi-même... et presque aussi désagréablement.

Jacques prononça ces dernières paroles d'un ton étranglé, convulsif, qui démentait leur signification brutale.

—Oui, oui, c'est entendu! vous voulez toujours faire le méchant; mais vous n'arriverez nullement à décourager ceux qui vous veulent du bien. Vous faites le méchant, dis-je, mais vous ne l'êtes pas, et tous les efforts auxquels vous vous livrez pour paraître tel, n'ont qu'un effet: ils font ressortir la bonté de votre coeur et la tendresse de votre âme, et aussi, je dois bien l'ajouter, votre inénarrable orgueil.

—Puis-je vous demander, madame, où vous désirez en venir! Votre présence ici est plus qu'inconvenante, elle pourrait donner lieu à des soupçons graves que je n'ai jamais justifiés.

—Vous tenez essentiellement à fournir une édition nouvelle des amours de Joseph et de Mme Putiphar?

—Je n'ai point l'esprit à la plaisanterie, madame. Il est peu délicat de vous jouer d'un malheureux. Que voulez-vous?

—Ce que je veux, Jacques!... Je veux le prendre dans mes bras, ce malheureux dont vous parlez, je veux effacer jusqu'à la dernière trace de ses peines et de ses chagrins, je veux lui faire oublier tous les jours sombres de sa jeunesse, et le rendre le plus fortuné, le plus glorieux des hommes.

—De grâce, madame, ne raillez pas. Ne vous donnez pas la volupté de vanter à un aveugle les charmes du jour, à un mourant les délices de la vie. Je n'ai présentement qu'un désir: arracher de mon âme jusqu'au souvenir de votre nom.

—Vous me dites des choses pareilles, Jacques, et vous m'accusez d'être cruelle. C'est vous qui l'êtes pour moi et pour vous-même.

—Non, madame, je suis juste.

—Dites: souverainement inique... ingrat à un degré révoltant. Tenez encore, un mot bien en situation! avec tout votre esprit, et tout votre talent, vous êtes ridicule... non... Jacques... pardonnez-moi cette parole, c'est mon exaspération qui l'a prononcée.

—Je vous renouvelle ma première question. Où voulez-vous en venir?

—Ah! vous êtes par trop... simple.

—Vous pouvez faire défiler toutes les aménités de votre vocabulaire.

—Je suis venue... m'emparer de vous, et vous aimer.

—Je ne suis pas l'arbitre de vos sentiments. Pour ce qui me concerne, je vous jure que vous ne vous rendrez point maîtresse de moi, et que je ne vous aimerai... jamais!...

—Vous mentez, Jacques.

—Je n'ai jamais menti.

—Ne jouez donc pas sur les mots. Le coeur qui bat dans votre poitrine et qu'il me semble voir heurtant à coups précipités la prison qui l'enserre pour se révéler au grand jour, votre coeur dément tout bas l'impitoyable rigueur de vos paroles. Quel dommage qu'il soit muet. Mais patience, si vous le comprimez trop, ses sentiments intimes jailliront malgré vous, en frémissements, en soupirs, en cris peut-être, qui seront la condamnation de votre orgueil et le triomphe de mon amour.

—Jamais.

—Oh! j'ai le temps, monsieur de Mérigue, nous verrons bien qui se lassera le premier.

—Qu'est-ce à dire, madame?

—C'est-à-dire que je suis ici, et que je n'en sortirai que poussée par les épaules... ah! vous pouvez compléter la gracieuseté de votre réception. Frappez-moi, jetez-moi à terre, ce sera digne de vous... ou bien encore, tenez... allez chercher mon mari!

—Vous m'insultez, madame.

—Dites-lui que je veux le tromper et priez-le de venir me couper la gorge.

—Je ne réponds pas un accès de démence, je vous prie le plus respectueusement possible de vouloir bien abandonner vos projets, et me laisser à ma solitude.

—Vous me mettez à la porte, monsieur?

—En aucune façon, madame.

—Alors, je reste.

—En ce cas, il me sera peut-être permis de m'en aller.

—Jamais de la vie, c'est une grossièreté... vous injuriez une femme sans défense.. oh! ne m'irritez pas davantage, car je ne sais pas ce que je vous dirais.

—Ni moi non plus, madame, car vous m'avez tout dit.

—Quand cela, s'il vous plaît?

—Quand à la demande de votre main, que je vous fis au printemps dernier, vous répondîtes: «Je vais sonner mes gens pour vous faire reconduire.»

—Laissez donc cela, Jacques, c'était une colère d'enfant. Vous auriez dû en rire et ne pas vous emparer d'un mot échappé à une jeune fille interloquée, pour torturer sans pitié une femme qui vient se livrer à vous.

—Vous n'aviez nullement l'apparence d'une jeune fille vexée, madame, mais bien l'attitude d'une femme outragée. Si l'amour honnête et loyal que je vous offrais alors était une insulte, comment pourriez-vous donc qualifier celui que vous réclamez aujourd'hui, si je commettais l'indignité de tomber dans vos bras?

—Voyons, Jacques, reprit la duchesse après une pause de quelques instants, causons un peu, sans nous fâcher, et sans employer de grands mots. Vous savez ce qui se passe à propos de votre candidature?

—Oui, madame.

—Le Comité la repousse et vous préfère M. Belin.

—Je sais tout cela, madame. M. Belin est un homme de grand mérite.

—Vous n'avez eu pour vous que la voix du duc de Largeay.

—Je vous prie, madame, de vouloir bien lui transmettre l'expression de ma plus vive gratitude.

—Ce n'est pas la peine... il a agi d'après mes ordres. Vous voilà renseigné.

—Alors, madame, c'est vous que je remercie.

—Mais cela n'est rien, c'est une manifestation platonique.

—Je l'apprécie néanmoins.

—Alors vous persistez dans vos projets?

—Certes.

—Où trouverez-vous les cinq ou six mille francs qui vous sont nécessaires?

—Je n'ai que des ressources restreintes. Je ferai peu de publicité. Je suppléerai à ce qui manquera de ce côté-là par mon activité personnelle.

—C'est chimérique, vous échouerez. Que voulez-vous faire sans Comité et sans argent?

—J'ai le peuple avec moi.

—C'est insuffisant. Il vous faut un groupe d'amis haut placés et des fonds. Je suis en train de songer au groupe en question. Je sais que le due de Belverana consentira à le présider. Quant aux trois cents louis qui vous sont indispensables... eh bien, Jacques, les voilà!

Et la duchesse Blanche ouvrit brusquement le portefeuille dont elle s'était munie, et l'étala grand ouvert sur la table du poète.

Mérigue, foudroyé, recula jusqu'à la fenêtre. Puis, à la pensée de cette femme qui venait acheter son amour et lui en lancer d'avance le prix à la face en billets de banque, il sentit bouillonner en son âme la plus épouvantable des colères.

Saisissant le portefeuille de la main droite et la duchesse de la main gauche, il jeta au front de Blanche la liasse de banknotes qui tarifait son déshonneur. Puis, confus de cet acte de violence, il tomba sur une chaise et prit sa tête dans ses mains. La duchesse, d'abord terrifiée, n'eut pas un geste, pas un cri. Elle demeura un instant immobile, puis un sourire affreux vint illuminer sa figure pâle. Elle reprit ses trente deniers et sortit lentement.

Arrivée au seuil de la chambre, Blanche dit d'une voix saccadée: «A revoir, monsieur», et referma sur elle la première porte. Puis, avisant une vieille jaquette suspendue à un porte-manteau, elle glissa dans une des poches un billet de mille francs:

—Ah! orgueilleux exécrable, murmurait-elle en descendant le long escalier, tu m'as deux fois vaincue, tu me soufflettes aujourd'hui. A moi la dernière manche!




XI

LES ANGOISSES DE M. GILET

La duchesse de Largeay, en quittant la rue des Saints-Pères, se rendit droit au bureau du commissaire de police. Elle demanda à parler à M. le commissaire en personne et, sur le vu de sa carte, on l'introduisit immédiatement dans la pièce la plus retirée du commissariat où se tenait M. Gilet. Le magistrat, qui à toutes ses autres qualités joignait une éducation parfaite, se leva respectueusement, salua avec déférence son illustre visiteuse et lui indiqua d'un geste plein d'urbanité le fauteuil de velours vert situé à la gauche de son bureau. Avec son flair habituel, M. Gilet vit dans le visage crispé et bouleversé de la duchesse qu'il devait s'agir d'une question grave.

—Madame la duchesse, fit-il avec une inclination de tête, je désire vivement que ce ne soit pas une triste communication qui me vaille l'honneur de votre visite.

—Hélas! monsieur le commissaire, nous ne dirigeons pas les événements, nous les subissons; ce que j'ai à vous confier dépasse tout ce que l'imagination peut concevoir. C'est à croire que je rêve et que je me trouve sous l'impression d'un hideux cauchemar.

—Veuillez vous remettre, madame la duchesse, j'occupe une position où je reçois tous les jours de bien terribles confidences, et je vous avouerai que, malheureusement, rien au monde ne saurait m'étonner.

—Vous avez, sans aucun doute, entendu parler de M. Jacques de Mérigue, candidat aux dernières élections municipales?

—Assurément, madame la duchesse.

—Jeune homme d'avenir, plein de talent et d'énergie, doué de facultés oratoires tout à fait remarquables!

—Je sais tout cela, madame la duchesse.

—Eh bien! monsieur le commissaire, ce que vous ne savez pas, ce dont vous ne sauriez vous douter, ce que vous aurez peine à croire, ce qui m'anéantit et me confond... Oh! non! c'est impossible... infâme... inimaginable...

—Achevez, madame.

—M. de Mérigue... est... un misérable... un...

—De grâce, madame, achevez.

—Un... un voleur!

M. Gilet bondit sur son siège. Il s'attendait au récit de quelque tentative de séduction et voilà qu'il se trouvait en présence du plus vil, du plus ignoble de tous les crimes.

Et commis par qui? Par un jeune homme, qu'il jugeait à tous les points de vue d'une nature supérieure, qu'il estimait, qu'il aimait, qui lui avait sauvé la vie. Blanche aperçut bien vite sur le visage du commissaire les traces d'une stupéfaction douloureuse; après quelques secondes de silence, M. Gilet reprit la parole:

—Veuillez m'exposer, madame, les circonstances qui ont accompagné l'acte délictueux auquel vous faites allusion.

—Très volontiers. Je suis venue pour cela. Je faisais une quête à domicile pour les pauvres de M. l'abbé de la Gloire-Dieu. J'avais prévenu par lettre les personnes auxquelles je comptais demander une offrande. M. de Mérigue était du nombre. Au moment même où j'entrais chez lui, il a avisé mon portefeuille d'un coup d'oeil rapide et a beaucoup insisté pour m'en débarrasser. A peine l'a-t-il eu déposé sur sa table qu'il s'est mis à parler avec une grande volubilité. Au moment où il a cru mon attention détournée, il m'a subtilisé assez adroitement un billet de mille francs. Vous savez, qu'il est candidat et n'a pas un sou. J'ai paru ne m'être aperçue de rien et j'arrive tout droit chez vous, monsieur le commissaire, pour vous prier d'agir immédiatement et de saisir le corps du délit avant que le coupable ait eu le temps de le faire disparaître.

M. Gilet avait appuyé son front sur sa main gauche et fermé un instant les yeux. Lui aussi se croyait en proie à un mauvais rêve.

—Eh bien! monsieur, poursuivit Blanche, vous attendiez-vous à cela? Vous que rien n'étonne, êtes-vous un peu surpris à cette heure?

—Je suis affligé, madame. Je ferai mon devoir; veuillez me dicter votre déposition et la revêtir de votre signature.

Pendant que, dévorée d'une affreuse soif de vengeance, la duchesse Blanche était en train de perdre celui qu'elle aimait pour le châtier de sa résistance inébranlable et de l'affront qu'il venait de lui infliger, le baron de Sermèze causait avec Jacques, auquel il apportait des renseignements électoraux. Le baron avait trouvé son ami sous le coup d'une émotion mal dissimulée, et attribuait cet état aux craintes que Jacques pouvait concevoir sur l'issue de la campagne engagée.

—Tu as absolument tort de t'inquiéter, mon cher, je t'apporte les meilleures nouvelles.

—Tu es bien aimable.

—J'ai fait avec plusieurs personnes fort entendues un pointage des plus rigoureux, et je vais te communiquer le résultat de cette opération. Évidemment, tu ne comptes pas sur la voix de M. d'Édelweis.

—Je n'y compte pas.

—Écoute-moi bien. Il y a vingt mille électeurs inscrits dans l'arrondissement. Il n'y a jamais eu plus de quatorze mille votants. Les républicains réuniront six mille voix environ au grand maximum. Restent huit mille conservateurs de toutes nuances. Tu auras contre toi la majorité des grandes familles, leurs gens et leurs fournisseurs. Presque tout le peuple marchera avec toi. Or, en bonne arithmétique, la classe populaire est plus nombreuse que la classe privilégiée. En mettant les choses au pire, remporteras au moins de cinq cents voix sur M. Belin, et il se produira un ballottage. M. Belin est un honnête et galant homme, il ne peut faire autrement que de se désister en ta faveur, et te voilà en chemin pour l'empire des étoiles.

—Tu as peut-être raison, cher ami. J'ai bien besoin de quelques compensations de ce côté-là... Je suis bien malheureux.

—Bah, elle est mariée maintenant. Tu n'as jamais voulu en faire ta maîtresse. Il faut donc absolument te consoler de l'envolement d'une chimère, et mettre toutes tes forces à conquérir la situation positive et brillante vers laquelle tu tends. Après ta réussite, toutes les belles héritières afflueront vers toi: tu n'auras que l'embarras du choix.

—Ah! puisses-tu dire vrai!... Comme ma pauvre famille serait heureuse... Pauvre vieux père! Chère bonne mère. Mignonnes et douces petites soeurs!

Comme Jacques achevait ces mots, un coup de sonnette retentissait à sa porte. C'était le commissaire de police; M. Gilet, après avoir reçu la plainte de Blanche, s'était immédiatement dirigé sur la rue des Saints-Pères.

Par égard pour l'homme qu'il allait interroger, il avait tenu à paraître seul et sans le cortège habituel de son secrétaire. Chemin faisant, il songeait à la pénible mission qu'il avait à remplir, mais il se consolait en se disant:

—Ce n'est pas possible, la duchesse est folle, tous s'éclaircira.

Il ne put s'empêcher de tendre la main à Jacques et pria poliment le baron de Sermèze de vouloir bien se retirer pendant quelques minutes. Sermèze pris congé de son ami en lui disant: «A ce soir, mon vieux, et bon courage.»


—Monsieur de Mérigue, excusez-moi de vous déranger. Il y a parfois des devoirs à remplir qui vous feraient souhaiter de vous briser bras et jambes. Du reste, je suis certain d'avance que les explications que vous allez me fournir réduiront ma mission au plaisir de vous avoir vu.

—Parlez, monsieur le commissaire.

—Eh bien, monsieur, je vous avouerai que la duchesse de Largeay me semble avoir perdu l'esprit.

Mérigue fronça vivement le sourcil et ce mouvement de physionomie n'échappa point au policier qui poursuivit:

—Cette dame vous accuse de lui avoir... excusez-moi un million de fois d'employer un mot pareil... de lui avoir... volé mille francs... ici... tout à l'heure.

Jacques partit d'un grand éclat de rire sonore et convulsif.

—Que dites-vous de cette inculpation, monsieur? ajouta le commissaire.

—Je dis, répondit Mérigue, que vous avez raison, la duchesse est montée dans le rapide de Charenton.

—A la bonne heure... Vous l'avez vue tantôt, n'est-ce pas?

—Parfaitement, monsieur.

—Ici... dans votre domicile?

—Rien de plus exact.

—Elle venait pour une quête, m'a-t-elle dit.

Jacques hésita une seconde et vit qu'il n'y avait pas moyen de répondre négativement.

—Oui, monsieur le commissaire, répliqua-t-il avec un soupir d'épuisement et d'énervement.

—Je suis obligé de faire une perquisition, continua M. Gilet. Je vous en demande pardon, mais comme cette formalité est indispensable et tournera du reste à la confusion de la plaignante, j'espère que vous daignerez ne pas m'en vouloir.

—Ah! vous pouvez fouiller et bouleverser; tout l'argent que je possède est dans ce tiroir. Il y a tout juste six cents francs en or, produit de mes économies sur mes émoluments de répétiteur.

Le commissaire constata l'assertion de l'inculpé et obtint de lui l'assurance qu'il n'était point sorti depuis la visite de la duchesse.

—C'est bien, dit le magistrat, je crois que je puis interrompre ma besogne, et vous demander simplement ce qui s'est passé entre vous et Mme de Largeay!

—Je ne l'entends pas ainsi, Monsieur le commissaire. Je n'ai point à redire notre conversation. La duchesse m'a accusé d'un fait précis. Poursuivez le cours de vos constatations. Ce ne sera du reste pas bien long. Mes meubles ne sont pas nombreux et je vais vous aider dans votre travail.

Je puis vous certifier que vous trouverez plus de grains de poussière et de toiles d'araignées que de billets de mille.

Sur les instances de Jacques, M. Gilet continua ses opérations de recherche, le lit fut tourné et retourné, tous les tiroirs de la commode et de la table minutieusement visités, tous les livres scrupuleusement ouverts et feuilletés, Mérigue vida ses poches malgré les gestes du commissaire qui se déclarait suffisamment édifié. Puis, ouvrant la porte de l'antichambre: Il y a encore là au porte-manteau, dit-il, une vieille défroque qui date de l'époque de mon baccalauréat, si vous désirez en examiner les poches et en sonder les doublures?

Machinalement, M. Gilet mit une main dans la poche la plus apparente de la guenille abandonnée et dit aussitôt:

—Vous y avez laissé un papier.

—Je ne crois pas, Monsieur le commissaire.

—Tenez le voilà! Ah! mon Dieu. Ah! mon Dieu. Ah! mon Dieu... un billet... un billet de mille.

Le commissaire tremblant et abasourdi tenait le billet dans sa main défaillante.

Jacques s'approcha vivement, vérifia le fait horrible, et en quelques secondes sonda l'immense scélératesse de la femme humiliée qui se vengeait. Il revint à sa table de travail, pencha sa tête sur ses bras croisés et vit alors dans une sorte d'hallucination funèbre le prodigieux écroulement de sa renommée et de sa fortune. Il n'avait pas songé un instant à exposer la réalité des faits. Ses nobles instincts de gentilhomme, unis à l'élévation de son âme, l'avaient averti qu'il ne pouvait, même pour sauver son honneur, perdre une femme autrefois aimée. Si quelque chose pouvait être plus colossal que l'infamie de son accusatrice, c'était assurément la prodigieuse grandeur du sacrifice qu'il allait accomplir. Évidemment il nierait jusqu'à la mort le fait odieux qui lui était imputé, mais rien dans ses moindres paroles ne laisserait transpirer une parcelle quelconque de la vérité. M. Gilet épuisé d'émotions s'était assis et courbait la tête. Le billet de banque lui avait échappé et étalait ses dessins bleus sur le parquet. Jacques fut le premier à reprendre la parole.

—Monsieur le commissaire, dit-il d'une voix brisée, je n'ai pas volé cette somme d'argent. Veuillez vous contenter de cette négation d'un honnête homme. Je me refuse à vous faire connaître quoi que ce soit au sujet de mon entretien avec la duchesse de Largeay. Toutes les apparences sont contre moi, je n'essaie pas de me le dissimuler. Faites votre rapport sur les choses que vous avez vues, relatez-les fidèlement et prenez les conclusions que vous dictera votre conscience.

—Mais, Monsieur, reprit le fonctionnaire avec des larmes dans la voix, si vous ne voulez pas entrer dans la voie des explications, en présence de ce qui se passe, je ne puis conclure qu'à votre arrestation.

—Vous me croyez un voleur, Monsieur Gilet?

—Dieu m'est témoin, Monsieur, que je vous estime et que je vous admire et que... je vous aime comme mon sauveur... et c'est pour cela que je vous supplie, que je vous conjure, au nom de votre famille, de votre honneur, de votre parti dont vous arborez le drapeau, du Dieu de justice auquel nous croyons tous deux, de vouloir bien m'avouer toute la vérité.

—Jamais, Monsieur le commissaire, c'est dit.

—Je vous le répète, Monsieur de Mérigue, je vous crois innocent comme je crois que le soleil existe, mais je serai le seul de mon avis... voyons... vous avez eu peut-être avec la duchesse... des relations...

—Assez, Monsieur.

—Des relations, d'une nature...

—Assez, vous dis-je, arrêtez-moi, et taisez-vous.

M. Gilet tomba aux genoux de Mérigue. D'abondantes larmes s'échappèrent de ses yeux si peu accoutumés à en verser et de profonds sanglots soulevèrent sa poitrine où personne n'avait jamais soupçonné un coeur.

—Je vous en supplie, Monsieur de Mérigue.

—C'est inutile, répondit Jacques violemment ému, mais encore plus exaspéré par l'insistance de son interlocuteur.

—Monsieur Jacques... Monsieur Jacques, au nom de ma vie qui vous appartient puisque vous l'avez sauvée, ayez pitié de moi; admettez-vous que vous devant l'air que je respire et la lumière que je vois je devienne aujourd'hui le bourreau de votre honneur?

—Relevez-vous, Monsieur le commissaire, les sentiments que vous manifestez vous élèvent et vous glorifient; aussi, soyez en bien persuadé, quoi qu'il puisse arriver, je ne vous en voudrai pas. Ma résolution est irrévocable, et croyez bien que si elle devait céder à une considération quelconque, ce serait à la douleur de l'honnête et brave homme que vous êtes: Donnez-moi la main, Monsieur Gilet.

Le commissaire serra fièvreusement la main que lui tendait le poète. Puis il lui dit: Promettez-moi au moins de passer la frontière cette nuit. Je retarderai jusqu'à demain l'envoi de mon rapport à la préfecture de police. Fuyez, fuyez, vous en avez le temps. Partez ce soir même pour la Belgique, demain ce ne serait plus possible.

—Jamais, Monsieur, ce serait avouer que je suis coupable!




XII

LE LECTEUR DE LA DUCHESSE.

De retour à l'hôtel de Largeay, Blanche fut saisie tout à coup d'un violent désir de posséder Jacques. Son animosité contre lui n'était point calmée, mais le souvenir de la scène qui venait de se passer, le tableau de l'homme qu'elle admirait s'élançant sur elle, la saisissant d'une main terrible et la frappant au visage, ce tableau se reproduisant en son imagination avec une puissance étrange, excita dans l'âme et dans les sens de la duchesse, une attraction irraisonnée et invincible vers celui qui depuis deux mois remplissait toutes les aspirations de sa vie. Elle répéta à son mari sèchement et brièvement le récit qu'elle avait fait dans le cabinet du commissaire et Largeay lui répondit:

—Ma chère amie, je ne puis guère vous dire que tant pis pour vous. Ce que vous auriez de mieux à faire serait une bonne fois de renoncer à votre rôle de Rédemptrice des Damnés. Ce que je vois de plus regrettable en tout cela, est le ridicule qui va me couvrir quand l'affaire aura transpiré dans le public. Vous vous rappelez en effet que sur vos instances j'ai soutenu à moi seul la candidature Mérigue contre tous les membres du Comité. On me traitera de serin et de gogo, toutes épithètes, qui seraient mieux appliquées... à d'autres, mais que je serai obligé d'accepter sous peine de paraître plus... jobard encore. Je me consolerais parfaitement de cette mésaventure, si elle vous décidait à ne voir que des gens de notre monde. Dieu merci, il n'en manque pas... quand vous en seriez réduite à la société du petit cousin de Saint-Cyr qui se contente d'une tasse de thé et est un garçon très convenable, cela vaudrait mieux que de courir après les deshérités de la fortune pour rencontrer des escarpes et des brigands.

De toute l'admonestation maritale, Blanche n'avait retenu qu'une phrase, celle où il était fait allusion à Robert de Vaucotte, et sa pensée, faute de mieux, se mit à errer machinalement et sans grand enthousiasme autour des épaulettes et du panache dont s'enorgueillissait le jeune Saint-Cyrien. Elle le trouvait bien fade ce pauvre cousin, si prévenant, et si attentionné, et la perspective de se consoler avec la conversation et la compagnie si «bahutée» du melon n'était point capable de lui faire oublier ses soucis et ses chagrins. Tout à coup elle porta rapidement sa main à son front comme pour saisir au vol le passage d'une idée lumineuse: elle saisit son block notes et traça au galop les lignes suivantes:

«Mon cher Robert,

«Je dîne seule demain soir dimanche. Vous seriez bien aimable de venir me tenir compagnie. Vous resterez avec moi jusqu'à l'heure de votre Crampton; j'espère que vous n'avez pas d'autres projets. Je serais désolée de vous priver d'une distraction pour m'en procurer une autre à moi-même. Je vous attends donc sans cérémonie.

«Votre cousine,

«Blanche.»

Le nourrisson de Mars fut transporté au quatorzième ciel à la lecture de cette missive. Il en sauta de joie, s'en frotta les mains, jeta un coup d'oeil plein d'orgueil légitime sur sa tunique bleue et sur son pantalon rouge, et brandit même son sabre d'apprenti cavalier. Il fut d'une sagesse exemplaire au cours du «Pendu» et se surpassa lui-même comme «fana» «du pète sec». Il embrassa à plusieurs reprises l'épître odorante où s'étalaient les pattes de mouche de la duchesse et ne put s'empêcher de montrer les dites pattes à quelques amis intimes qui le traitèrent de rude veinard. Puis il répondit à son estimable parente:

«Bien chère cousine,

«Le moment où j'ai reçu votre lettre comptera certainement parmi les plus heureux de mon existence et ne pourra se comparer qu'à l'instant prochain j'espère où je revêtirai d'une façon définitive l'uniforme du cavalier. Dîner avec vous... en tête à tête dans votre hôtel... ah! cousine de combien de sacs de cornard ne vous serais-je pas redevable? Vous ajoutez à votre invitation que vous espérez bien ne pas me voir occupé ailleurs. Quelles obligations, quels rendez-vous, quelles parties fines, quelles réunions au Café de la Paix, chez Peters ou chez Durand, seraient capables de me retenir quand vous avez parlé! quel coeur de pierre ne faudrait-il pas me supposer pour croire que sur un geste de vous je ne renverrais pas promener tous les «copains» avec le bahut par-dessus le marché. Adieu, ma chère cousine.

«Recevez dès à présent mes remerciements sincères pour votre amabilité et croyez que demain sera le plus beau jour de ma vie.

«Robert».

—Comme son sabre! dit Blanche en achevant la lecture de cette lettre embrasée!... Diable! il est emballé le petit futur dragon... Va-t-il être ennuyeux! bruyant... vulgaire! Va-t-il me couvrir de fleurs et me combler de «cornards». Sera-t-il seulement capable de me procurer un atome d'illusion!

Le dimanche convenu, à six heures et demie, Robert se présentait au grand salon de l'hôtel de Largeay. Il avait revêtu un petit uniforme de fantaisie d'un drap plus fin et mieux taillé que ses effets d'ordonnance. La première parole de Blanche fut une rebuffade inattendue.

—Comment Robert! En soldat? Vous n'avez donc pas d'habit civil? Est-ce qu'on se présente pour dîner dans le monde en costume de piou-piou. Quand vous serez officier passe encore, mais vous, un simple melon? où donc avez-vous été élevé.

—Je vous demande humblement pardon, répondit le pauvre Saint-Cyrien tout ébaubi et avec des larmes dans les yeux. C'est un ordre du général.

—Qui vous oblige à porter des costumes de fantaisie, n'est-ce pas.

A d'autres, mon petit. Il est six heures et demie. Votre «Crampton» de retour ne part qu'à dix heures. Nous aurons tout le temps de dîner et même de causer un brin de sept et demie à neuf et demie.

—Vous avez raison, ma cousine.

—Laissez-moi donc finir ma phrase, Monsieur le trop pressé. Vous allez retourner chez vous tout de suite, prendre votre habit et votre cravate blanche...

—Ah! que je suis malheureux, ma cousine... mon habit est en réparation...

—Petit maladroit, vous ne pouviez pas songer à cela hier au lieu de passer votre temps à m'écrire des fadaises... cela ne fait rien... vous êtes à peu près de la taille de mon mari. Le valet de chambre va vous conduire chez lui et vous mettrez un frac, un pantalon et une cravate. Est-ce compris!

—Je vous obéis, chère cousine. Veuillez m'excuser encore!

—Paroles oiseuses... mon cousin... allez et revenez vite.

Blanche sonna; un laquais polychrome apparut:

—Conduisez sur le champ M. le comte de Vaucotte aux appartements de M. le duc, et prévenez le valet de chambre, commanda la duchesse d'un ton sec et impérieux.

Au bout d'une demi-heure, Robert entra au salon en costume convenable. Blanche le toisa minutieusement.

—Vous avez les cheveux trop courts... et pas assez de moustaches, lui dit-elle, et puis vous n'êtes pas tout à fait assez grand ni assez fort... enfin vous n'y pouvez rien.

Robert, abasourdi, commençait à croire à une mystification. Il fut confirmé dans cette opinion douloureuse par l'attitude que garda la duchesse tout le temps du dîner. On le plaça en face de Blanche, et une nuée de gens de service ne cessa de papillonner autour de la table, rendant impossible le plus vague échange des moindres intimités. Quant à la duchesse elle-même, elle fut d'un bout à l'autre du repas absolument distraite et comme absorbée dans ses pensées. Elle ne répondait que par des oui, des non, des peut-être, des oh! vraiment, des vous croyez? à toutes les phrases héroïquement élaborées et timidement hasardées par le futur cavalier. Au reste, ce supplice ne dura pas longtemps, et au bout de vingt-cinq minutes on apporta les bols bleus dont Robert n'osa point user. Puis les deux cousins passèrent au salon où le café et les liqueurs attendaient.

—Ma cousine, soupira le Saint-Cyrien, voudriez-vous me permettre de griller une sèche... pardon, de fumer une cigarette?

—Ah! non, mon ami, pas aujourd'hui je vous en supplie. Je vous ai mandé non seulement pour le plaisir de vous avoir à dîner, mais aussi pour que vous me fassiez un bout de lecture... Cela vous va-t-il?

—Du moment que j'obéis à vos ordres, répondit Robert d'une voix lamentable, mais résignée.

—Savez-vous déclamer un peu?

—J'ai joué la comédie au collège.

—Ah! très bien. C'est la première chose sensée que vous me dites. Avez-vous une voix un peu vibrante?

—Vibrante, ma cousine?

—Ah! c'est juste, vous ne comprenez pas ces mots-là, vous autres, malgré vos trompettes et vos clairons.

—Vous voulez dire peut-être une voix forte?

—C'est à peu près cela, je vous fais grâce de la nuance.

—Mais oui, ma cousine, si vous m'entendiez commander «par le flanc gauche!» J'ai une poitrine un peu «bahutée».

—Troubadour, va! Enfin, c'est bien, vous allez donc me servir de lecteur!

—Je suis à votre disposition.

—Prenez cette brochure bleue qui est sur la table.

—Voilà, ma cousine.

—Lisez-moi le titre, s'il vous plaît.

—«La République ennemie du Peuple, conférence faite à la salle de l'Agriculture, 84, rue de Grenelle, Paris, par M. Jacques de Mérigue».

—C'est bien cela. Lisez.

Robert commença.

—Prenez une voix moins saccadée et plus moelleuse. Il ne s'agit pas de flanc gauche, ici.

Robert s'efforça de se conformer aux indications de sa cousine et poursuivit sa lecture. La duchesse fit un geste qui signifiait: «C'est à peu près cela!» Puis elle alla sur la pointe du pied vers les deux lampes qu'elle baissa peu à peu jusqu'à produire une très vague pénombre. Robert s'arrêta en disant: «Ma cousine, je crois que les lampes vont charbonner.»

—Allez donc, petit sot, répliqua Blanche vexée, allez donc!

Et Robert continua. Blanche poussa alors une chaise derrière le fauteuil du jeune homme et s'y agenouilla; puis elle posa ses deux mains sur les épaules du Saint-Cyrien qui suspendit encore sa lecture, pris cette fois d'un tremblement de bonheur: «Allez, allez, s'écria la duchesse très rudement».

Robert obéit. Son étrange cousine se mit alors à approcher insensiblement la tête en murmurant à voix très basse: «Que vous êtes beau! que je vous aime!» Le lecteur improvisé n'osa point interrompre sa tâche, mais sa voix devint palpitante et troublée. Tout d'un coup, il s'arrêta brusquement: Un divin baiser venait d'effleurer sa joue.

—Allez donc, allez donc! rugit Blanche d'une voix haletante et rauque qui contrastait étrangement avec la douceur de ses caresses.

Vaucotte se résigna en se résolvant, quoi qu'il pût arriver, à ne plus suspendre sa lecture. Il prit sa voix la plus théâtrale possible et, sous l'influence des émotions qui l'agitaient, lut presque très bien le morceau suivant:

«Le Titan qui a nom la France a été frappé de la foudre, il n'est pas mort, mais le Jupiter sinistre d'un Olympe brumeux lui a mutilé les membres et l'a couché sous d'énormes montagnes. Que peuvent faire, hélas! pour soulever un poids incommensurable, le courage et la musculature du géant tombé? Soyez patients, donnez du temps au vaincu: Ses mains peu à peu guéries et fortifiées creuseront les flancs de Pélion et d'Ossa, un jour il émergera du gouffre, si vigoureux et si beau que l'ennemi s'inclinera, et le vieux captif rajeuni, plus radieux qu'autrefois sous ses cicatrices lumineuses, reprendra, fier et doux, sa place antique parmi les Dieux!»

—Oh! mon bien aimé, mon amour adoré, soupira Blanche, que tu es beau, que tu es grand, et, entourant Robert de ses deux bras, elle le couvrit de baisers en fermant les yeux. Cette fois le Saint-Cyrien n'y tint plus; il laissa tomber la brochure bleue et voulut enlacer la taille de Blanche. Mais la duchesse, après quelques secondes d'abandon, s'arracha aux étreintes de son cousin en lui disant rageusement: «Ah! vous êtes décidément insupportable, vous pouvez vous en aller!»

—Plaît-il! ma cousine, hasarda Robert avec une angoisse profonde.

—Je vous répète que vous êtes intolérable, vous ne faites rien de ce que je vous dis. Il est inutile de continuer plus longtemps.

—Ah! ma chère Blanche, répondit le futur cavalier. Vos paroles me brisent le coeur. Disposez de moi comme vous l'entendrez. Ordonnez-moi de manquer le «crampton». Consigne, salle de police, prison, cellule, conseil de guerre, je braverai tout pour demeurer à vos genoux... Je vais prendre ma meilleure voix, je vous ferai la lecture jusqu'à onze heures, minuit, deux heures du matin... jusqu'au lever du soleil, et encore toute la journée, et encore toute la nuit. Mais de grâce ne vous fâchez pas, ne vous irritez pas, la faveur que j'implore de vous est bien simple: «Commandez-moi de poursuivre.»

Blanche, qui avait relevé les lampes, se contenta de dire sèchement: «C'est fini.»

—Par grâce, ma cousine...

—Assez, vous êtes sot, mon cher.

Un silence suivit. Robert se résigna et dit à Blanche:

—Me permettez-vous au moins de rester jusqu'à neuf heures et demie?

—Comme il vous plaira.

—Vous ne m'en voulez pas, ma petite cousine?

—Non... vous m'ennuyez.

—Je vous promets de ne pas m'interrompre une autre fois. Je prendrai des leçons de déclamation si vous le voulez?

Blanche ne répondant point, Vaucotte voulut mettre sur le tapis un autre sujet de conversation.

—Qu'est-ce que ce M. de Mérigue, ma cousine?

—Une canaille qui m'a volé mille francs.

—Le misérable! Je le tuerai, je le tuerai!

—Ce n'est pas nécessaire.

—Comment! voler une adorable cousine comme vous. Je vous dis que c'est un homme mort... Je manquerai le «Crampton», cela m'est égal, mais j'aurai sa vie.

—Allez vous déshabiller, répondit Blanche.

Robert s'élança vers les appartements du duc où gisaient ses défroques militaires. Pendant cette deuxième toilette, Blanche songeait, avec un sourire amer mêlé de haussements d'épaules, au Mérigue idéal qu'elle avait étreint dans la personne de son cousin, revêtu des nippes de son mari. Quant à Vaucotte, il faisait un vacarme épouvantable au premier étage et rugissait en agitant son sabre vierge: «Je le tuerai. Je le tuerai!»




XIII

LE DUC DE BELVERANA

Une heure après le départ du commissaire, le baron de Sermèze accourait de nouveau chez son ami.

—Bonne, très bonne nouvelle, cria-t-il en entrant. Tu seras énergiquement appuyé par le duc de Belverana.

—Eh bien! mon pauvre Sermèze, j'ai quant à moi une nouvelle d'un tout autre genre à t'annoncer.

—Ayant trait à la visite du commissaire?

—Précisément.

—Que te voulait donc ce corbeau sinistre?

—Ne le traite pas ainsi. C'est un esprit droit et un noble coeur... Je ne plaisante pas.

—Eh bien, mon ami, je t'écoute. Je serai charmé, je l'avoue, rien que pour la rareté du fait, d'apprendre que les qualificatifs dont tu te sers peuvent être justement appliqués à un fonctionnaire d'espèce peu sympathique.

—D'abord, je te demande la discrétion d'un confesseur.

—D'un tombeau, si tu le désires.

—Foi de gentilhomme?

—D'accord.

—Je considère mon honneur comme attaché à ton silence.

—Bien, va donc.

—La duchesse de Largeay m'aime. Elle n'a pas voulu de moi pour mari, je la repousse comme maîtresse. Furieuse de ma résistance, à l'issue d'une scène violente où j'ai eu le tort de me laisser emporter, elle a glissé un billet de banque dans la veste qui est à mon porte-manteau et à été m'accuser de vol. Je ne puis me défendre sans la compromettre. Je me laisse condamner. Est-ce clair?

—Tu es absolument fou et je crois que tu veux me mystifier.

—En aucune façon.

—Ah ça, Jacques, tu t'imagines que je vais te laisser sauter à la mer avec une pierre au cou?

—Que pourras-tu faire, mon bon ami?

—Tout révéler à la justice.

—Halte-là. J'ai ta parole d'honneur.

—Ah! tu perds la boule, mon ami?

—J'ai ton serment, j'exige que tu le tiennes.

—Comment cela?

—S'il le faut l'épée à la main... Toi... le meilleur, le plus cher de mes amis... Je...

—Jacques... tu aimes cette femme?

—La question n'est pas là.

—Je te dis que tu l'aimes!

—Je la méprise. J'en jure sur mon âme.

—Tu la méprises... mais tu l'aimes?

—Que t'importe!

—Tu n'es pas gentil, mon petit Jacques.

—Ce qui est certain, c'est que j'aime ma dignité, ma conscience, mon honneur au point de leur sacrifier la considération des hommes.

—Et moi je t'aime au point de te sauver malgré toi.

—N'essaie pas, tu nous perdrais tous deux. Merci de la bonne affection, et pardonne-moi ma vivacité de tout à l'heure, mais ma résolution ne saurait changer.

—Je ne te revois de ma vie si tu commets cet acte insensé. Je ne puis rester l'ami d'un homme condamné pour vol.

—J'ai réfléchi à tout cela, Sermèze... j'ai calculé toutes les conséquences de mon abnégation, mais je l'avoue bien franchement... que je n'aurais pas cru à ton abandon. Ce serait la dernière et la pire des croix que l'impitoyable Destinée pût jeter sur mes épaules... eh bien, je l'accepte.

—Oh! mon ami, mon cher Jacques... as-tu pu croire un instant que je m'éloignerais jamais de toi?...

—Non, certes... C'est pour te dire que rien ne saurait me faire reculer. Tu entends?... Rien au monde.

—Et ton vieux père, ta pauvre mère... Voyons, Jacques.

—Ah! démon, ne me tente pas... jamais.

—Tu veux les condamner à un deuil éternel.

—Je veux que leur fils reste un honnête homme.

—Mais enfin, tu n'as consulté personne, tu ne peux, en une question aussi grave, t'ériger en juge unique et infaillible... Tu ne veux pas t'en rapporter à mon opinion?

—Tu m'aimes trop.

—J'ai une idée... Promets-moi de prendre l'avis de la personne que je vais te désigner?

—Cela dépend, mon ami.

—Le duc de Belverana.

—D'accord, Sermèze. Je connais d'avance sa réponse.

—Enfin on ne peut pas savoir... As-tu pleine confiance en ses appréciations sur une question d'honneur?

—Pleine et entière confiance.

—Et crois-tu aussi à sa discrétion?

—Comme j'espère en la tienne.

—Va le voir... à ce prix je ne dirai rien.

—C'est conclu, j'irai demain matin, à moins que je ne sois arrêté d'ici là.

—Sauve-toi donc d'ici, grand maladroit.

—Un innocent ne prend point la fuite.

—Don Quichotte, va!...

Le lendemain, vers dix heures, Jacques de Mérigue se rendit à l'hôtel de Belverana et fut introduit immédiatement dans le cabinet du chef de l'aristocratie française.

Le duc François de Belverana était la figure la plus sympathique et la plus justement honorée de la grande noblesse. Il joignait à l'esprit et à l'affabilité du XVIIIe siècle, le caractère chevaleresque de ses ancêtres du moyen âge. Il excellait, chose rare entre toutes, à allier ses obligations d'homme du monde à ses travaux d'homme de devoir. Magnifique dans ses réceptions, généreux à l'excès dans ses charités, d'une urbanité exquise dans tous ses rapports sociaux, époux et père de famille irréprochable, doué avec cela des grandes manières et du grand air presque disparus à notre époque démocratique, portant sur son visage et dans toute son attitude les allures de ces vieilles races faites pour commander et pour charmer les hommes, le duc François était bien le chef unanimement accepté par cette pléiade de familles illustres qui furent jadis la force et la gloire de notre patrie, et qui en sont demeurées l'ornement et la splendeur.

Il serait souverainement inique de juger le grand monde par les quelques échantillons apparus jusqu'ici dans ce livre. Les Largeay, les Prunière, les Saint-Benest étaient de rares exceptions dans une société universellement et justement respectée. On a dit que les peuples heureux n'avaient pas d'histoire, on pourrait ajouter que les personnes vertueuses ne sauraient figurer qu'en petit nombre dans l'exposition, drames de la vie contemporaine. Quel que soit le milieu qu'on soit appelé à décrire, on est fatalement amené à faire une place très exiguë aux gens entièrement dignes de considération et d'estime.

—Monsieur le duc, dit Jacques de Mérigue avec lenteur et gravité, je viens prendre votre sentiment au sujet d'une question d'honneur dont je vous constitue juge en dernier ressort.

L'aimable visage du duc revêtit aussitôt une expression inquiète.

—Je ferai ce que vous voudrez, monsieur de Mérigue, mais je vous prie de ne vous considérer lié en aucune façon par ma manière de voir. Je suis loin de prétendre à l'infaillibilité, et j'estime qu'un homme dans ma situation ne doit pas assumer à la légère d'inutiles responsabilités.

—Monsieur, je ne vous ferai pas l'injure de vous demander le secret sur ma communication. J'ai simplement l'honneur de vous avertir que ce secret doit être absolu et perpétuel.

—Vous n'aviez pas besoin, monsieur, de cette précaution, c'était entendu par avance.

Mérigue fit alors à son noble interlocuteur le récit fidèle et minutieux des événements qui avaient abouti à la catastrophe récente et lui annonça ses intentions en lui demandant de les approuver. Profondément ému, le duc de Belverana resta muet pendant quelques minutes. Comment décourager une résolution héroïque? Comment, d'un autre côté, prononcer sans appel la perte et la ruine absolue d'un honnête homme? Il répondit enfin:

—Vous m'avez constitué juge, monsieur?...

—Je ne m'en dédis point.

—Cette déclaration entraîne par avance votre complète soumission à mon arbitrage?

Ces mots firent pâlir Mérigue qui sut y lire très clairement l'immense pitié qu'il inspirait. Il ne put cependant s'empêcher de dire:

—Oui, monsieur le duc.

Mais il ajouta:

—J'ai confiance en vous comme en Bayard ou en Duguesclin, comme dans le Roi chevalier dont votre ancêtre fut le parrain.

Une cruelle angoisse s'empara du duc François.

—Aimez-vous encore cette femme, monsieur de Mérigue? demanda-t-il.

—Mais, monsieur le duc...

—Je ne suis plus monsieur le duc, je suis votre juge... je dois tout savoir avant de prononcer ma sentence. Je me récuse si vous ne parlez pas. Aimez-vous encore cette femme?

—Je suis attaché par-dessus toutes choses à l'accomplissement de mon devoir.

—Il n'y aurait devoir que si vous aimiez encore.

—Alors, monsieur le duc, vous êtes de mon avis.

Le duc fit un violent effort sur lui-même. Des larmes vinrent au bord de ses paupières. Puis il se leva et ouvrit ses bras à Mérigue en lui disant:

—Vous avez raison.

—Merci!... cria Jacques. J'en étais bien sûr.

—Mais à une condition, reprit le duc. Vous devez, tout en gardant le silence au sujet des événements qui ont eu lieu, vous devez, dis-je, nier énergiquement l'action infâme qui vous est imputée...

—Cela va sans dire.

—Ce n'est pas tout... vous serez vraisemblablement condamné avec un pareil système de défense.

—Je m'y attends absolument.

—Eh bien, monsieur, en reconnaissance du pénible service que je viens de vous rendre, je vous demande expressément de vous présenter à l'une de mes réceptions qui suivra le jugement de l'affaire. J'irai à votre rencontre devant tout le monde et bien osé sera l'homme qui ne viendra pas vous serrer la main.

—Je vous remercie, monsieur, je n'attendais pas moins de vous, mais je ne puis compromettre le chef du parti royaliste. Il me suffira de savoir que je garde votre estime.

—Mon admiration, monsieur de Mérigue, mon admiration. Nous ramènerions le roi et nous reprendrions l'Alsace avec mille Français comme vous.

Jacques courut immédiatement chez son ami Sermèze pour lui annoncer la décision du noble arbitre mis en avant par le baron lui-même. Sermèze voulut le retenir à déjeuner.

—Non, lui répondit Mérigue, on pourrait venir m'arrêter pendant ce temps là, et je serais désolé qu'on ne trouvât personne.

—Don Quichotte! Don Quichotte! murmurait le baron avec des sanglots dans la gorge. Pourquoi la Providence t'a-t-elle fait naître au siècle des Prudhommes et des argentiers...

De retour à son domicile Mérigue écrivit à son père:

«Mon bien cher Père,

«Je suis faussement accusé d'un délit, et de malheureuses circonstances m'enlèvent tout autre moyen de défense qu'une négation sans commentaires.

«Supportez comme moi ce nouveau coup de la fortune et surtout croyez invinciblement que votre enfant est resté digne de vous.

«Jacques

Mérigue, après avoir mis cette lettre à la poste, rentra chez lui pour liquider toutes les questions relatives à sa candidature. Il travailla jusqu'à une heure assez avancée de la soirée pour faire connaître à ses principaux amis et partisans qu'il se retirait purement et simplement. Il fit une note exacte des dépenses engagées jusqu'à ce jour et indiqua d'une façon minutieuse les divers créanciers auxquels il était redevable de la moindre somme.

Puis, toutes choses étant réglées, il se croisa les bras et attendit la justice. Son imagination surexcitée s'égara longtemps parmi les étoiles, sa perpétuelle chimère, qu'il venait d'approcher et qui s'éloignaient sans retour. Et d'un coup d'oeil douloureux et morne, il put mesurer l'étroit espace qui sépare un siège à la Chambre de l'escabeau d'une prison. Puis, sa pensée se reporta tout à coup en Limousin, dans son Mérigue bien-aimé, au milieu de sa famille dont il était le soutien et l'espoir.

Seulement alors il pleura.

A neuf heures et demie du soir un coup formidable retentit à sa porte: Bon! se dit-il, mon lit est prêt à Mazas. C'est bien. Et il alla ouvrir.

—Le comte Robert de Vaucotte, élève à l'école militaire, candidat cavalier, dit une jeune voix qui voulait s'enfler au niveau de la foudre.

Mérigue salua légèrement et introduisit son visiteur.

—Je parle, poursuivit Robert, à monsieur Jacques de Mérigue?

—Vous avez cet avantage, monsieur, ou cette mauvaise chance, comme il vous plaira.

—L'un et l'autre, monsieur. Je suis le cousin de la duchesse de Largeay et vous devez comprendre le but de ma visite.

—Pas du tout, monsieur, je vous assure.

—Il paraît que vous l'avez volée, monsieur.

—Et ensuite, monsieur?

—Je viens vous demander raison de cet acte infâme.

—Tiens, dit Mérigue en regardant le plafond, la note grotesque manquait au drame... c'est complet maintenant... le dernier acte doit approcher.

—Vous m'insultez, monsieur, si vous savez tenir une épée et si vous avez du sang dans les veines...

—Vous, monsieur le candidat cavalier, si vous aviez un atome de bon sens dans la tête, vous n'auriez pas pris la peine considérable de monter mes six étages. Si j'ai volé madame la duchesse, vous devez savoir qu'on ne se bat pas avec un voleur. Si je ne l'ai pas volée, que venez-vous faire ici. Dans les deux cas vous êtes, permettez-moi le mot, un tout petit peu ridicule.

—Monsieur!!!

—Oui, monsieur! De plus vous êtes en danger de manquer votre train, ce qui vous attirerait une punition sévère et compromettrait peut-être votre candidature à la cavalerie. Croyez-moi: une candidature est chose fragile. Dépêchez-vous bien vite de redescendre mes cent vingt marches. Vous trouverez une station de voitures au coin de la place Saint-Germain-des-Prés. Filez. Il n'est que temps.

—Monsieur, nous nous reverrons.

—C'est improbable. Filez donc, vous dis-je.

Passablement stupéfait, Robert se retira.

—C'est curieux, murmurait-il dans l'escalier. Il ne me prend pas plus au sérieux que ma cousine.




XIV

MAZAS

Le lendemain, Jacques reçut la lettre suivante:

«Monsieur,

«J'ai appris avec la plus vive douleur que vous n'aviez point profité du retard que j'avais apporté à l'expédition de mon rapport. Il est vraisemblable que vous serez arrêté dans la journée, mais, en tout cas, ce ne sera pas moi qui porterai la main sur vous. Je vous jure, monsieur, que j'ai pensé un instant à mourir, mais, en outre du déshonneur qui s'attache généralement au suicide, j'ai songé au peu d'utilité qu'auraient pour vous les éclats de la cervelle du pauvre Gilet. J'ai trouvé un moyen de mieux vous témoigner ma reconnaissance qui survivra à tous les événements et à toutes les décisions de la justice. Je viens d'adresser ma démission à la Préfecture et ma résolution est irrévocable. Vous devez savoir que le président du tribunal peut autoriser un inculpé à faire présenter sa défense par un de ses parents ou amis. Je brigue l'honneur de plaider pour vous, monsieur, et j'espère bien m'inscrire le premier sur la liste de tous les hommes de coeur qui ne manqueront pas de vous offrir le concours de leur talent. Je vous supplie de vouloir bien accepter ce témoignage de dévoûment d'un homme qui vous doit la vie et qui n'a jamais douté de votre innocence.

«Anselme Gilet

Jacques répondit immédiatement:

«De tout coeur, Monsieur, mais à une condition: Les avocats ont la coutume toute naturelle d'interroger leurs clients sur les circonstances qui ont accompagné l'acte soumis à l'appréciation des tribunaux. Force m'est de vous prévenir que dans le cas particulier qui me concerne, je ne pourrai me soumettre à cet usage et que vous devrez prendre la parole sans aucun nouvel éclaircissement de ma part, sur la simple donnée des faits et en vous appuyant seulement sur l'opinion de votre conscience. C'est une tâche bien ingrate que je vous impose. Je vous prie de l'accepter telle quelle, puisque vous voulez bien vous charger de mes intérêts.

«Jacques de Mérigue

A la réception de cette lettre, M. Gilet crut devoir faire une démarche auprès de la duchesse et se rendit à l'hôtel de Largeay. Quoique vivement contrariée à l'annonce de ce visiteur, Blanche ne crut pas pouvoir lui refuser sa porte.

—Monsieur le commissaire? dit-elle en l'apercevant.

—Non, madame, monsieur Gilet, avocat de M. Jacques de Mérigue.

Blanche tressaillit et resta muette.

—Madame la duchesse, vous savez que le devoir d'un défenseur est de s'entourer de tous les renseignements propres à lui faciliter l'accomplissement de sa mission. Je ne puis obtenir aucun détail de M. de Mérigue. Il nie. Voilà tout.

—Cela ne m'étonne pas, monsieur, dit Blanche avec une expression de stupéfaction profonde que M. Gilet ne s'expliqua point.

La duchesse n'avait pas un instant conçu la possibilité de la sublime abnégation de Jacques.

Elle pensait qu'il déclarerait simplement la vérité, mais que l'invraisemblance de ses allégations ferait hausser les épaules aux magistrats instructeurs. Maintenant, elle voyait la grandeur de la victime qu'elle immolait, et la colère qui dominait son âme fit une légère place au premier cortège des remords.

M. Gilet reprit:

«Quant à moi, madame, je suis absolument abasourdi et désorienté. Je suis tellement convaincu de l'innocence de M. de Mérigue que je me dérobe par une démission envoyée aujourd'hui même à la tâche qui m'incombait d'opérer son arrestation. J'ai rempli mes devoirs de magistrat en faisant parvenir mon rapport sur les faits constatés aux autorités compétentes; je crois accomplir maintenant mes obligations d'honnête homme en prêtant mon concours au sympathique prévenu. Ma première pensée a été de venir chercher ici les renseignements qu'on me refusait là-bas.»

—Monsieur l'avocat, j'ai tout dit l'autre jour à M. le commissaire, répondit Blanche avec amertume; comme vous pouvez le voir à toute heure, je vous engage à l'interroger. Je vous trouve osé de mettre en balance les négations de M. de Mérigue et les affirmations de la duchesse de Largeay.

M. Gilet comprit que son audience était terminée. Il salua la duchesse en lui disant:

—Je vous affirme sur l'honneur, madame, que je n'établis aucun parallèle entre la valeur de vos deux paroles.

Blanche avait un plan de vengeance absolument défini. Elle comptait sur la condamnation de Jacques et se promettait ensuite de demander sa grâce, avec la conviction intime qu'elle lui serait accordée. L'obtention de la grâce serait, en même temps, un acte d'humanité et une marque suprême de dédain. La duchesse estimait aussi vaguement qu'après avoir brisé l'homme, après en avoir fait un lépreux et un pestiféré moral, elle pourrait peut-être triompher de ses résistances et conquérir ses caresses, sinon son amour, quand elle serait seule à lui tendre la main, parmi l'universel dédain. Elle se promettait pour lors de lui venir en aide, de le contraindre à accepter son appui, et ces vagues projets de bienfaisance, après son horrible faux témoignage, calmaient à ce moment les cris de sa conscience, encore étreinte par la fureur.

Le soir même, vers cinq heures, deux agents de la sûreté se présentaient au domicile de Jacques, porteurs d'un mandat de comparution délivré par le juge d'instruction.

Le baron de Sermèze avait voulu assister son ami dans cette terrible épreuve et il l'accompagna jusqu'à la porte du Palais-de-Justice. Mérigue fut conduit par les gardes dans le cabinet du magistrat chargé de l'information qui s'efforça vainement, pendant plus d'une heure, d'obtenir des détails sur le fait du vol. Jacques demeurait identiquement ce qu'il avait été devant le commissaire.

Il nia l'imputation et se refusa à tout autre renseignement.

Le juge d'instruction convertit alors le mandat de comparution en mandat de dépôt, et le candidat royaliste fut conduit et écroué sur le champ à la prison de Mazas.

On criait à huit heures sur le boulevard:

—Demandez l'Écho de Paris. Les royalistes sont des voleurs. Arrestation de Mérigue, candidat royaliste: cinq centimes, un sou. Voir les curieux détails; l'arrestation du coupable, un sou.

Le lendemain matin, on lisait dans une grande feuille républicaine:

«Les réactionnaires n'ont pas de chance. Un de leurs plus brillants candidats, sur lequel ils fondaient de grandes espérances, vient de s'échouer aux bancs de la police correctionnelle, sous l'inculpation hideuse de vol. Nous regrettons vivement que ce scandale ait éclaté quelques semaines trop tôt. Le sieur Mérigue avait, dit-on, les plus sérieuses chances d'être élu dans l'arrondissement le plus aristocratique de la capitale. Pas dégoûtés, messieurs les ci-devant! Il eût été piquant de voir arracher des bancs de la Chambre le coryphée du drapeau blanc. Cette satisfaction nous est refusée. Mais nous avons le ferme espoir que cet accroc subi par un des Éliacins du parti rétrograde éclairera la population saine et impartiale de l'arrondissement en question, et que le candidat républicain ralliera autour de son nom tous les suffrages indépendants et honnêtes.»

Le principal organe des conservateurs se défendait allègrement en jetant l'accusé par-dessus bord avant toute décision de la justice: «Ce n'est pas d'aujourd'hui que les meilleurs troupeaux sont infestés de brebis galeuses, et cela ne prouve rien, sinon que les règles les mieux établies sont toujours confirmées par des exceptions. Nous nous permettons, en outre, de faire observer à nos adversaires politiques que le comité actuel s'est refusé à soutenir la candidature de l'homme qui vient de s'effondrer. Il se présentait aux suffrages des électeurs de son autorité privée, comme le dernier des pensionnaires de l'Assistance publique aurait le droit de se présenter demain, s'il pouvait faire les frais nécessaires à une apposition d'affiches. Le sieur Mérigue n'avait aucune chance dans sa lutte contre M. Belin, qui réunira certainement la majorité des suffrages au premier tour. Le seul effet du krack Mérigue sera de nous épargner un scrutin de ballottage.»

Au comité, le baron d'Édelweis se fit voter des félicitations pour avoir combattu dès l'abord la candidature Mérigue. L'ordre du jour visait sa prévoyance et son flair pratique et le vieux beau souriait dans sa longue barbe et remerciait la destinée d'avoir confirmé les appréhensions qu'il n'avait jamais eues. De tous côtés, on chercha querelle au vicomte d'Escal qui avait enfanté un misérable à la vie politique. D'Escal repoussa tant bien que mal les attaques, en rejetant toute la responsabilité sur les membres de l'ancien comité, et en faisant remarquer qu'il n'avait pas voulu s'associer à la nouvelle campagne du candidat prisonnier.

Le duc de Largeay était fortement battu en brèche et répondait: «Prenez-vous en à ma femme!» Et les bonnes âmes de s'écrier: «Oh! l'ingrat; voler sa bienfaitrice!» On fut très fortement scandalisé de voir le duc de Belverana prendre la défense de l'inculpé, et on attribua cette attitude à sa répugnance d'avouer une erreur. Les abbés Vaublanc, Roubley et Marquiset rompirent des lances terribles avec l'abbé de la Gloire-Dieu, qui s'obstinait à nier la possibilité du crime. «Voyez ce saint homme, disaient ses confrères, il jeûne au pain et à l'eau et n'avoue pas qu'il puisse se tromper!»

Des altercations se produisirent dans plusieurs cafés, dans quelques foyers de théâtre, dans deux ou trois clubs à la mode. Le baron de Sermèze administra à lui seul une demi-douzaine de soufflets qui, chose étrange, ne furent pas suivis d'effusion de sang ni d'éclats de poudre. Il est vrai que le baron tirait l'épée comme un spadassin et faisait mouche neuf fois sur dix à vingt-cinq pas au pistolet de combat. Robert de Vaucotte se vanta d'avoir provoqué Mérigue et de l'avoir fait caler doux. Théodore de Vannes se glorifia hautement d'avoir combattu la première candidature de Jacques. Le R.P. Coupessay, supérieur des Oratoriens de la rue de Monceau, se hâta de signifier un congé immédiat au jeune professeur, qu'il avait appelé «notre grand Jacques» et qui n'était plus que «ce triste Mérigue».

La comtesse douairière de Vannes se demanda avec stupeur comment ce vilain homme avait pu être une cause si fréquente d'interruption pour sa broderie. Le coup de pied de l'âne fut envoyé à la victime par sa femme de ménage, l'altière Hortense, qui déclara par écrit donner ses huit jours à monsieur.

La fatale nouvelle était parvenue au repaire noble de Mérigue vingt-quatre heures après l'annonce de l'arrestation sur les boulevards. Violemment ému par la lettre de son fils, le vieux comte avait été complètement écrasé par l'entrefilet du journal conservateur qu'il recevait, et qui était conçu en ces termes: «M. de Mérigue, le candidat royaliste bien connu, vient d'être écroué à Mazas sous l'inculpation de vol. Nous attendons, pour apprécier ce triste événement, les décisions de la justice.»

Le vieux comte Joseph ne communiqua à sa femme ni la lettre ni le journal. Il emporta l'une et l'autre et s'enfonça dans la profondeur des bois. Caroline s'étant mise à sa recherche le découvrit au bout de plusieurs heures, embrassant un gros chêne dans ses bras, et la poitrine gonflée de sanglots. Il fallut que le chef de la famille se décidât à tout avouer et à montrer les quelques lignes de son fils, et le terrible alinéa de la feuille publique. Caroline, sans parler, entraîna son mari vers l'oratoire où elle passait en prières la plus grande partie de ses journées. Les deux époux y demeurèrent longtemps inclinés et prosternés aux pieds du Dieu sévère, qui permettait à la Destinée d'empoisonner ainsi leur vieillesse. Au repas du soir, on fit connaître aux trois soeurs l'effroyable accusation qui pesait sur leur frère bien-aimé. Jacqueline éclata en pleurs, mêlés d'un rire nerveux.

—Mon petit Jacques, qui doit ramener le Roi, dit-elle, un voleur! je ne croirai jamais cela.

—Quelle infamie! s'écria l'ardente Mathilde, ce sont tous les misérables communards de Paris qui l'ont accusé pour s'en débarrasser; cela ne peut pas s'expliquer autrement.

—Certainement; notre frère ne peut être coupable, reprenait la sage Marianne, mais en pareille matière le plus simple soupçon est déjà une catastrophe. Quelle que soit l'issue de l'accusation, Jacques ne pourra demeurer à Paris. Sa carrière, qui s'annonçait fort avantageuse, est définitivement brisée. Nous n'avons donc plus à compter sur aucune ressource de son côté. Il faut songer au contraire à le recevoir ici, et à l'y soigner de notre mieux.

—Comment, répliqua Jacqueline, tu crois qu'il ne se relèvera pas? Il s'était bien relevé de son échec au Conseil municipal, puisqu'il allait être nommé député.

—Jacqueline a raison, dirent à la fois Mathilde et le vieux comte.

—Rien n'est impossible avec le secours de la providence divine, affirma Caroline. Il faut faire violence au ciel par nos instances et nos supplications.

—Il faut d'abord, reprit Marianne, interrompre toutes les réparations que nous avons commencées, et prendre le plus tôt possible des arrangements pour solder les dépenses déjà faites.

—Que dis-tu là, ma fille! interrompit Joseph de Mérigue; et mes vignes, qui me donneront un jour deux cents barriques de vin; et ma truffière, que je suppose devoir être en plein rapport d'ici deux ans.

—Et notre frère bien-aimé qui triomphera des méchancetés et des calomnies! dit énergiquement Jacqueline.

A ce moment Pierrille et Jeannette arrivèrent pour la prière du soir:

Il faudra bien prier pour Monsieur Jacques, dit la pieuse Caroline d'une voix triste et lente.

—Notre Monsieur est malade? demandèrent à la fois les deux domestiques.

—Non, mes amis, répondit Caroline qui ne savait pas mentir.

Alors les fidèles serviteurs eurent la claire intuition d'un grand malheur planant dans l'air. Leurs visages fatigués prirent une expression de lourde tristesse, et ils pleurèrent silencieusement en s'agenouillant sur les dalles.




XV

L'INFLUENCE DU COMMISSAIRE

A la sixième chambre on avait rarement vu un pareil encombrement. Depuis les plus jolies comtesses des deux faubourgs jusqu'aux reporters des moindres feuilles, en passant par la nuée des avocats et des simples stagiaires, le public habituel des représentations judiciaires se trouvait au grand complet. La partie de l'auditoire dont la curiosité se trouvait le plus vivement surexcitée, était naturellement l'éternel féminin. Toutes les jeunes femmes un peu à la mode s'étaient exténuées d'amabilité envers le président pour obtenir des cartes, et pouvoir contempler le visage de ce prévenu dont on parlait tant, et que les gazettes dépeignaient comme possédant toutes les qualités d'aspect, d'allures, qui séduisent et conquièrent le sexe faible. Deux hommes émargeaient au sein de cette foule hétérogène: Mérigue et son défenseur. Jacques, entièrement vêtu de noir, l'oeil fier, la tête haute, le visage grave et légèrement mélancolique, avait plutôt l'air d'un accusateur que d'un inculpé. Debout à ses côtés, Monsieur Gilet, la figure contractée, les yeux hagards, la figure pâle, semblait en proie à une insurmontable émotion. Ce qu'il y avait de plus à remarquer était l'absence de la duchesse. Elle avait prévenu par lettre le président, qu'étant très souffrante, il lui serait impossible de paraître aux débats, qu'au surplus elle n'avait rien à ajouter au rapport de M. le commissaire et à sa propre déposition revêtue de sa signature.

L'interrogatoire fut excessivement court. Mérigue déclina ses noms et qualités, nia péremptoirement le vol, et refusa de répondre à toutes les questions subséquentes qui lui furent adressées. L'audition des témoins ne fut pas non plus bien longue. Lecture fut donnée de la déclaration de la duchesse, après quoi l'on dut passer aux témoins à décharge. Quelques amis de Mérigue, entre autres le baron de Sermèze, apportèrent à la barre l'éloge du prévenu, et détaillèrent ses antécédents de travail, d'économie, de constante probité. La tâche du procureur de la République n'était pas bien difficile en présence d'un prévenu qui persistait à se renfermer dans un silence inexplicable. Le réquisitoire rendit hommage à la vie antérieure de Jacques, et réédita cette rengaine vieille comme la Basoche: «Un criminel est honnête homme jusqu'au moment où il accomplit son crime.» L'organe du Parquet ne réclama pas, du reste, une bien grande rigueur, et s'en remit complètement aux juges sur la durée de la peine à infliger. Mais il réclama l'emprisonnement, la notoriété récente dont jouissait l'inculpé nécessitant plutôt la sévérité que l'indulgence. Le représentant du ministère public termina sa harangue par des considérations prudhommesques sur la fragilité des réputations amenées par un ouragan, et emportées par une tempête. Il invita les jeunes gens ambitieux à méditer sur cette catastrophe, et à tendre au but de leur vie plutôt par une longue suite de travaux modestes, que par de vains coups de canon.

La parole fut donnée au défenseur: Messieurs les juges, s'écria M. Gilet, il faudrait à la cause que je plaide le plus éminent des membres du barreau, non que l'innocence de mon honorable ami, M. de Mérigue, ne soit certaine et évidente, mais pour esquisser en termes dignes d'elle la noble et sympathique figure d'un prévenu qui purifie et illustre, en s'y asseyant, le banc d'ignominie. A défaut d'éloquence je vous apporte un fait inouï dans les annales de la police correctionnelle: un commissaire résignant ses fonctions pour défendre l'inculpé dont il a procuré l'arrestation. Les longues années pendant lesquelles j'ai exercé ma pénible charge m'ont donné une expérience et un coup d'oeil qui ne sont guère susceptibles de s'abuser. Or, Messieurs, sur mon honneur de fonctionnaire irréprochable, sur ma conscience d'homme intègre et de citoyen n'ayant jamais failli, je vous affirme avoir décelé en M. de Mérigue l'attitude d'une victime pure et résignée, et dans l'accusatrice qui n'a point osé soutenir elle-même ses allégations devant vous.... que sais-je? une ennemie qui se venge et qu'assiège déjà l'invasion des remords. Le silence obstiné de l'inculpé, où M. le président voit un aveu, ne serait-il point par hasard une abnégation sublime, l'inertie d'un être miséricordieux qui se laisse immoler pour ne pas tuer en se défendant, l'héroïque urbanité d'un galant homme qui, pour ne pas effleurer la chair d'une femme de la moindre égratignure, renonce à parer ses coups de poignards? S'il m'était donné de soulever le voile mystérieux qui recouvre ce drame, l'accusé, j'en ai la persuasion intime, deviendrait un formidable accusateur. C'est l'infinie délicatesse de M. de Mérigue qui oppose sans doute à nos investigations un formidable rempart. Admirons ce sentiment chevaleresque, mais refusons de nous en rendre les complices.»

Ces quelques paroles émues, quoique dépourvues du moindre argument, impressionnèrent vivement les juges. Mais M. le procureur de la République répondit spontanément: «M. de Mérigue a sauvé la vie à M. Gilet. Ce que vous venez d'entendre n'est point l'exposé de la conviction du défenseur, mais l'explosion de sa reconnaissance. M. Gilet a accompli une série d'actes qui l'honorent au premier chef, mais qui ne sauraient empêcher le tribunal de faire son devoir.»

L'ancien commissaire de police comprit sur le champ, que cette simple phrase du ministère public détruisait tout l'effet de sa harangue. Il se leva pour répondre, mais la claire vue du danger couru par son sauveur lui fit perdre le fil de ses idées et une violente angoisse l'étreignit à la gorge. Il fit quelques gestes indignés sans parvenir à articuler une parole, et retomba bientôt abîmé et anéanti sur son banc. La cause était perdue. Le tribunal, après une très courte délibération, et prenant d'ailleurs en considération les bons antécédents de l'inculpé et le manque de netteté des témoignages accusateurs, condamna simplement Jacques de Mérigue à deux mois de prison.

Le greffier l'avertit ensuite qu'il ne serait point immédiatement incarcéré, et qu'il avait quinze jours pour se constituer prisonnier sans préjudice de son droit d'appel. Le condamné haussa les épaules, et sortit au bras du baron de Sermèze. Les deux amis traversèrent la foule accablés de regards méprisants, et se dirigèrent lentement vers la rue des Saints-Pères. Ils ne tardèrent point à être rejoints par M. Gilet qui engagea instamment Mérigue à faire appel. Tout en remerciant son défenseur avec effusion, le poète refusa catégoriquement de se pourvoir.

—Eh bien, lui dit M. Gilet, je vous ferai gracier.

Jacques secoua tristement la tête.

Quand il arriva à l'entrée du quartier Saint-Barthélémy, il fut pris d'un invincible sentiment de douleur et de honte. Il lui sembla que tous les passants l'écrasaient sous le dédain de leurs regards. Il vit quelques manoeuvres occupés à arracher et à lacérer ses affiches dont les déchirures jonchaient le sol ou roulaient au ruisseau, comme les débris de sa fortune et de sa vie. Il entendit ce bout de conversation entre deux afficheurs de M. Belin.

—Eh bien, dis donc, Polyte?

—De quoi, mon vieux briscard?

—T'as pas besoin de faire attention aux pancartes du Mérigue, tu peux les sabrer, va!

—Est-ce qu'il est parti pour le champ des navets?

—C'est tout comme... le bourgeois-là était tout bonnement un voleur. On l'a jugé, il y a cinq à six jours.

—Euh! malheur... Il devait se présenter à la Nouvelle...

—De quoi, à la Nouvelle?... Les copains n'en voudraient pas...

Tout à coup Sermèze et Mérigue se rencontrèrent nez à nez avec le vicomte d'Escal. Le bonhomme terrifié détourna vivement la tête, et voulut se sauver par une rue latérale. Mais son mouvement fut si brusquement maladroit qu'il glissa, s'entrava avec son parapluie, et la rotondité de son petit corps aidant, s'épata lourdement sur le trottoir. Sermèze, qui n'était pourtant pas en veine de gaîté, partit d'un éclat de rire.

—Tu n'es pas charitable, mon vieux, lui dit Jacques. Va-t'en donc aider ce brave membre du comité à se remettre sur ses pattes. Je t'attends là. Il ne voudrait pas de mon secours.

Le baron accéda par curiosité au désir de son ami, et s'avança vers le vicomte d'Escal, encore tout ébahi de sa chute, et tout honteux d'avoir balayé l'asphalte avec sa noble redingote:

—Eh! bonjour, cher ami, s'écria le vicomte. Vous me rencontrez en mésaventure. Quel excellent hasard me procure le plaisir de vous voir... La baronne de Sermèze se porte toujours comme vous voulez? La vicomtesse d'Escal meurt d'envie de la voir. Quand vous verrons-nous donc tous deux à nos petites soirées du mardi?... Dieu! je suis sale!... Comme ces voies sont boueuses et mal entretenues sous cette vilaine république... excusez-moi... je suis toute crotté... je me sauve chez moi. Ravi, cher baron, de vous avoir rencontré, mes hommages à la baronne. Au revoir. A bientôt, adieu...

Sermèze ne put intercaler la moindre syllabe, et l'ancien patron de la candidature Mérigue détala au petit galop de ses jambes trop courtes, en tenant cette fois le milieu de la chaussée, et en brandissant, sans la moindre intention belliqueuse, son parapluie inoffensif.

Les deux amis rencontrèrent encore quelques personnages de leur connaissance qui affectèrent de regarder le firmament, entre autres un ancien chef de service de l'instruction publique, soupçonné de malversations, et qui, à l'aspect de Mérigue, détourna sa face honnête, rasée de frais en un majestueux mouvement de pudeur. Soudain un prêtre s'avança, qui tendit bravement la main à Jacques. C'était l'abbé de la Gloire-Dieu.

«Je vous tiens pour innocent, mon bon Jacques, lui dit-il d'une voix entrecoupée, et je puis encore quelque chose pour vous. J'espère d'ici peu de jours vous annoncer une bonne nouvelle. Courage et espoir, mon cher enfant.»

Quand Jacques et Sermèze entrèrent dans la maison de la rue des Saints-Pères, ils furent insolemment toisés par le concierge dont la dignité offensée par la vue de son locataire condamné parut subir une violence cruelle.

Sermèze répondit à l'attitude froissée du pipelet, par un regard si peu sympathique, que le représentant du propriétaire se retira brusquement dans sa loge, et s'y enferma à double tour. L'ascension des cent vingt marches fut la dernière période de la voie douloureuse.

On croisa dans l'escalier plusieurs locataires qui prirent de grandes mines sévères. Sur le palier même de Mérigue, un employé de commerce, son voisin, le regarda sans le saluer. Au moment où ils entraient dans le logement, les deux amis s'entendaient rappeler par une voix perçante et criarde qui montait du rez-de-chaussée.

—Eh là-haut. Eh donc là-haut!

—Qu'y a-t-il? demanda Sermèze.

—Le propriétaire vous donne congé, répondit la voix dépourvue d'harmonie.

—Ah! dit Mérigue avec un soupir de dégoût, le proverbe parle du coup de pied de l'âne au singulier. Voilà le dixième que je reçois depuis une heure... je n'ai rencontré sur ma route que des aliborons scandalisés.

—C'est pas tout ça, mon pauvre vieux, reprit Sermèze, que vas-tu faire maintenant?

—Maintenant?... je vais attendre la quinzaine pour me constituer prisonnier.

—Mais en attendant tu ne vas pas rester désoeuvré?...

—Jamais de la vie.

—A quoi vas-tu t'occuper?

—Je vais achever ma Rédemption des Damnés, puisque la politique et le professorat me laissent des loisirs.


La duchesse Blanche avait été informée par exprès de la sentence prononcée par le tribunal correctionnel.

La vengeance était assouvie, elle pouvait maintenant songer à jouer son rôle de souveraine clémente.

Sa colère s'était peu à peu dissipée dans son âme, et sa passion inapaisée commençait à y rentrer en compagnie du repentir, Blanche se fit belle comme à ses plus beaux jours de gala; elle revêtit une robe de damas rouge, et surchargea son cou, ses bras et ses mains des joyaux les plus splendides. Le duc de Largeay étant survenu par aventure:

—Où allez-vous donc comme cela, ma chère?...

—A la direction des grâces, mon ami.

—Cette direction, duchesse, se trouve depuis longtemps entre vos mains.

—Oh! vous êtes galant aujourd'hui, je crois, Dieu me damne, que vous me confondez avec Mlle Zoé.

—Oh! méchante!... Laquelle de vos sujettes allez-vous chercher?...

—Trêve de calembours, mon ami, je vais demander la grâce de M. de Mérigue.

—Vous avez perdu le sens... je n'y comprends plus rien.

—Consolez-vous... vous n'y avez jamais rien compris.

—Vous l'avez donc fait condamner pour vous donner la satisfaction de lui pardonner ensuite.

—Eh! eh! peut-être bien!

—Ce sont les jeux de reine.

—Qui valent bien le jeu de l'oie, j'imagine.

—Vous êtes vraiment ravissante ainsi. Je dînerai ce soir avec vous.

—Non, non, mon ami. On vous traiterait d'infidèle de l'autre côté de l'eau.

La duchesse descendit alors dans la cour, se jeta au fond d'un coupé bleu, attelé de deux alezans rapides, en disant au valet de pied:

—Place Vendôme, au ministère de la justice.

Le duc de Belverana se trouvait déjà auprès du directeur des affaires criminelles. Il dit tout le bien qu'il put imaginer de Mérigue sans toutefois faire la plus petite allusion au grand secret qui lui était confié. Le chef de service l'écouta avec déférence et lui répondit:

«Je ne demande pas mieux, monsieur le duc, que de faire un rapport favorable à vos désirs, mais le condamné doit au préalable épuiser les juridictions. Qu'il aille d'abord en appel. Nous verrons ensuite.»

Le duc en sortant croisa Blanche de Largeay dans les corridors du ministère. Il la salua le plus gracieusement du monde, lui demanda des nouvelles de sa santé, et ne lui souffla pas un mot du motif identique qui les avait amenés tous deux dans les antichambres de l'administration. La duchesse demeura près d'une heure avec le directeur des grâces. Elle essaya de toutes les instances et de toutes les supplications, mais se heurta constamment à la même réponse: «Qu'il fasse d'abord appel, nous verrons ensuite...» Comme elle sortait toute courroucée avec des larmes de dépit dans les yeux, elle rencontra M. Gilet qui se précipita sans la saluer dans le cabinet du chef de service. Il en sortit au bout de quelques minutes, et la duchesse entendit ces paroles prononcées par le directeur:

—Très bien, mon cher commissaire, je vais faire préparer les lettres de grâce dès que le dossier de l'affaire me sera parvenu du tribunal. D'ici trois jours, le décret sera revêtu de la signature du président de la République. Vous pouvez d'ores et déjà en aviser votre protégé.

La duchesse courut au devant de l'ancien commissaire.

—Vous avez dû être diablement éloquent, lui dit-elle, je n'ai pu, moi, me faire écouter de ce monsieur.

—Non, madame la duchesse, répondit M. Gilet, l'éloquence n'est pas mon fort. Je suis simplement un honnête homme qui se sacrifie à ceux qu'il aime, au lieu de les immoler à sa jalousie ou à ses ressentiments.




XVI

LE RENDEZ-VOUS

Ce même soir, suivant sa promesse, le duc de Largeay, qui était en délicatesse avec Zoé, vint dîner chez sa femme. Blanche n'apprécia guère cette rare amabilité, d'autant plus que son mari la taquina tout le temps du repas au sujet de sa démarche au ministère de la justice.

—Eh bien, chère amie, avez-vous réussi dans vos intentions miséricordieuses?

—Parfaitement, cher duc.

—Vous allez rendre ce jeune drôle aux douceurs de la liberté?

—Certainement. Ce sera fait sous trois jours.

—Vous aurez la bonté de m'indiquer la conduite que je dois tenir envers lui. Faut-il le provoquer, lui trouver un éditeur, lui loger une balle dans la tête, lui faire des excuses, le souffleter, patronner sa candidature, le tuer, le ressusciter, le calotter, l'adorer...

—C'est vrai tout de même, mon pauvre ami, vous avez à peu près fait tout cela.

—Si vous m'en gardiez au moins un atôme de reconnaissance.

—Oh! duc, c'est vous qui me devez de la gratitude pour les services que je vous demande.

—C'est juste. Merci de me rappeler aux vrais principes de la galanterie. Mais enfin, veuillez, de grâce, me faire connaître quel visage il me faudra faire à votre voleur favori, la prochaine fois que j'aurai l'heur de le voir?

Blanche était profondément vexée de voir son mari la «blaguer». Elle essayait bien de lui riposter par quelques-unes de ses pointes habituelles, mais son état de préoccupation émoussait les traits les plus acérés de son carquois.

Contrairement à ce qui se passait d'ordinaire, le duc, ce soir-là, eut un avantage marqué sur la duchesse et parvint, en très peu de temps, à l'exaspérer. Aussi, quand il lui fit la proposition de passer la soirée avec elle ou de l'emmener dans le monde, provoqua-t-il cette simple réponse, sèchement formulée:

—Allez donc à votre club, ou à votre...

—Ou à mon...

—Ne m'agacez pas... ou je vous lâche le mot... Bonsoir.

Le duc sortit le sourire aux lèvres.

Quelques minutes après on apportait à la duchesse une lettre dont elle reconnut l'écriture et qu'elle décacheta fiévreusement. Elle lut:

«Ma chère cousine,

«Nous avons demain une permission de minuit. Pourrai-je obtenir l'insigne faveur d'être de nouveau choisi par vous comme lecteur extraordinaire? J'ose vous assurer que je mérite bien quelque amabilité de votre part: Je suis allé l'autre jour, par amour pour vous, tirer les oreilles à ce misérable Mérigue qui a filé doux comme un agneau, et a péremptoirement refusé de se mesurer avec moi sur le terrain. A demain, chère cousine.

«Veuillez d'un tout petit mot accueillir ma très humble supplique.

«Votre affectionné cousin,

«Robert».

La duchesse répondit à son médiateur plastique:

«Venez à neuf heures et demie.»

«Vannes, Duchesse de Largeay

«P.S.—Soyez un peu vraisemblable dans le récit de vos prouesses.»

Blanche, à la lecture de l'épître élaborée par son jeune parent, le dépit et l'agacement aidant, fut prise tout à coup du désir très net de renouveler la pantomime galante du dimanche précédent, en y ajoutant même quelques fioritures encore inédites. Quant à Robert de Vaucotte, il n'eut pas plus tôt lu la réponse affirmative de sa cousine qu'il prit le solennel engagement devant la poignée de son sabre de ne pas se laisser berner comme la dernière fois et d'obtenir de plus sérieuses faveurs...

Blanche attendit l'heure qu'elle avait fixée au candidat cavalier en dînant seule au cabaret du Lion-d'Or, à l'effet d'émoustiller un peu son humeur tant par la nourriture pimentée des mets de restaurant que par l'éclat des lumières et le va et vient des jeunes élégants autour du linge éclatant des petites tables.

Cependant l'abbé de la Gloire-Dieu avait résolu ce soir-là d'avoir une entrevue avec la duchesse pour éclaircir l'affaire si étrange du procès Mérigue, et tâcher, par suite des renseignements qu'il pourrait obtenir, d'être de quelque utilité à son pauvre ami. Sans prévoir la vérité des faits dans son intégralité monstrueuse, il connaissait assez les personnages du drame qui venait de se dérouler, et en particulier la duchesse, sa pénitente, pour avoir la certitude morale de l'innocence de Jacques, et de quelque trame machiavélique ourdie par Mme de Largeay. Il ne s'arrêta point à la considération que sa visite vespérale pourrait être critiquée. Après avoir terminé sa journée d'apôtre et rempli toutes les obligations de son ministère paroissial, il allait droitement et simplement accomplir ce qu'il croyait une bonne oeuvre, sans s'inquiéter de ce que les malveillants seraient capables de dire ou de penser.

L'abbé se présenta à neuf heures à l'hôtel de Largeay et se fit introduire d'autorité dans le salon, où il trouva déjà couché sur un divan le jeune Robert de Vaucotte. Robert s'était jadis confessé au premier vicaire de Saint-Barthélémy, il le respectait et le craignait; son désappointement égala sa gêne quand, au lieu des volants de soie rouge qu'il attendait, il vit onduler à ses yeux les plis noirs de la soutane du prêtre.

—Vous ici, Robert, seul à cette heure! Que faites-vous, mon enfant? demanda l'abbé de la Gloire-Dieu.

—Ah! bonjour, monsieur l'abbé... je suis bien charmé... je ne pensais pas à vous... J'attends ma cousine qui va venir à neuf heures et demie.

—Je vous conseille de vous retirer, mon enfant. J'ai de graves questions à traiter avec la duchesse.

—Mais elle m'a donné rendez-vous, monsieur l'abbé.

—Eh bien, dit le vicaire en fronçant le sourcil, je me charge de lui dire que je vous ai renvoyé.

—Mais, monsieur l'abbé... monsieur l'abbé...

—Laissez-moi seul ici, Robert, retirez-vous, mon enfant.

Vaucotte n'osa point résister à l'injonction de l'abbé, prononcée d'une voix ferme et douce.

Il sortit lentement du salon et alla se blottir dans la salle à manger en se disant: «Quand il aura fichu le camp, je reviendrai. En voilà encore un qui ne me prend guère au sérieux.»

A neuf heures et demie très précises, le coupé de la duchesse s'arrêta devant le perron de l'hôtel. Elle en sortit leste, pimpante, éméchée, jeta précipitamment son chapeau et sa casaque dans l'antichambre et demanda au laquais de service:

—M. le comte de Vaucotte est-il arrivé?

—Oui, madame la duchesse, lui fut-il répondu.

Elle s'élança dans le salon: La haute et maigre silhouette de l'abbé de la Gloire-Dieu émergeait seule parmi le clair obscur des lampes baissées.

La duchesse poussa un petit cri de surprise désagréable.

—J'ai à vous entretenir d'une importante question, madame, dit le premier vicaire, aussi me suis-je permis de me présenter devant vous à une heure un peu insolite. Je compte que vous voudrez bien m'excuser?

—Certainement, monsieur l'abbé... Excusez vous-même mon étonnement. J'attendais... un de mes cousins.

—Je l'ai trouvé ici, madame, il n'y a pas vingt minutes. Je connais très bien Robert... bon enfant, un peu trop léger, peut-être... Bref, il eût empêché ou gêné notre entretien. Je l'ai prié de se retirer. Il a déféré au voeu que je lui exprimais.

—Ce nigaud de valet de chambre qui me dit que mon cousin est là, et ne m'avertit pas même de votre présence, observa Blanche sur un ton peu gracieux.

—Ne grondez pas vos gens, madame la duchesse. Ils ont rempli toutes leurs instructions. J'ai même eu quelque difficulté à pénétrer jusqu'ici, mais j'étais décidé à forcer la porte.

—Êtes-vous belliqueux ce soir, dit Blanche en essayant de sourire.

—Oh! madame, reprit l'abbé; ce que j'ai à vous dire est très sérieux.

—Ah! fit Blanche anxieuse et intimidée.

—Ma chère enfant, excusez cette appellation peu mondaine, mon âge me donne quelque droit à l'employer... Je vous ai baptisée, je vous ai fait faire votre première communion. Vous voulez bien vous adresser à moi de temps en temps pour éclairer et diriger votre conscience... Ne voyez toutefois en ce moment ni le prêtre, ni le confesseur, ni le directeur, mais un ami... affligé; un de vos meilleurs amis, j'en puis jurer, l'ami de votre âme.

Blanche, troublée, ne répondit rien. L'abbé poursuivit:

—Vous avez accusé M. de Mérigue d'une action infâme, je vous adjure, au nom du Dieu qui nous entend et qui nous jugera, de m'avouer la vérité.

La duchesse garda le silence.

—Vous vous taisez, mon enfant. C'est là un aveu d'une formidable éloquence, je l'interprète ainsi: «J'ai porté contre ce jeune homme une accusation calomnieuse.» Niez un peu, je vous prie. Niez donc... vous vous taisez... Une troisième fois, par Jésus-Christ notre Seigneur, opposez-moi une négation si vous n'êtes point coupable... Rien, rien... quel crime horrible, mon enfant!... Maintenant, pourquoi avez-vous commis cet acte odieux?

—Oh! monsieur l'abbé, je me sens bien souffrante!...

—Pourquoi avez-vous commis ce forfait? M. de Mérigue vous aimait... Vous l'aimiez peut-être... N'est-il pas vrai?

—Monsieur l'abbé, vous me torturez.

—Encore un aveu, ma pauvre enfant... mais ce jeune homme autrefois était en droit de vous aimer, et vous-même pouviez lui rendre amour pour amour. Vous êtes aujourd'hui la duchesse de Largeay. Il vous est interdit de penser l'un à l'autre.

—Oh! monsieur l'abbé, de grâce...

—Il fallait l'épouser, si vous l'aimiez... Du jour de votre mariage votre devoir était de l'oublier comme il vous a oubliée lui-même.

—Il m'a oubliée!... il m'a oubliée... que dites-vous?...

—Calmez les cris de vos passions. Vous n'avez plus le droit de faire entendre que les gémissements de votre pénitence. Que s'est-il passé entre vous? Je l'ignore. Toujours est-il que vos sentiments illicites probablement repoussés par cet honnête homme...

—Il vous a donc tout dit?

—Rien, mon enfant, rien. Laissez-moi poursuivre; je disais que votre amour déshonnête, probablement repoussé, avait dû, sous l'influence de quelque accès de folie, se transformer en un mouvement de colère féroce. Quand nous laissons dominer notre âme par ces deux passions, la luxure et la violence, il n'y a pas de monstruosités dont nous soyons incapables. Et vous, madame, enfant de Dieu et de l'Église, élevée par une mère chrétienne, croyant à notre sainte religion et la pratiquant, vous, placée au sommet de l'échelle sociale pour donner l'exemple aux faibles et aux petits; vous, dont les mains servent de canal aux divines aumônes; vous, qui faites chaque matin votre prière devant le crucifix, et qui courbez votre front dans l'ombre des temples; vous, qui vous indignez contre les blasphèmes proférés et contre toutes les profanations accomplies dans le monde; vous, qui n'avez pas assez de dégoûts et assez de flétrissures pour stigmatiser la débauche des malheureuses qui meurent de faim; vous, la duchesse de Largeay, infidèle à votre foi, à votre honneur, à votre Dieu, vous précipitez de gaieté de coeur dans un abîme d'opprobre, un homme irréprochable, parce qu'il vous respecte, vous ayant aimée!

—Purifiez-moi, mon père, sanglota la duchesse brisée.

—Je ne le puis en cet instant et en ce lieu. Venez me trouver demain à l'église. Je suis venu ce soir essayer d'éveiller au fond de votre conscience les échos de nos enseignements et de nos exhortations. Je bénis le Seigneur, car je ne crois pas avoir parlé en vain. Répondez-moi, êtes-vous coupable et vous repentez-vous?

—Oui, mon père, soupira Blanche à voix basse.

—Bien, mon enfant, mais sachez que ceci n'est rien. Il faut expier et réparer. Je vous épouvanterais si je vous exposais comment les chrétiennes des temps anciens auraient fait pénitence de pareilles indignités. Qu'auriez-vous cependant à m'objecter si je vous disais: «Pour recevoir l'absolution, vous confesserez à la justice toute l'étendue de votre crime, vous consentirez à être avilie à tous les yeux, vous subirez dans quelque prison obscure, côte à côte avec la lie des misérables, la peine édictée dans les codes humains contre la calomnie et le faux témoignage; après cette expiation préliminaire et insignifiante, vous revêtirez une robe de bure dans un monastère de carmélites, et, séparée à jamais du monde par une grille de fer, vous pleurerez toute votre vie la honte et l'horreur de votre forfait.» Dites-le-moi, en vérité, si je vous tenais un pareil langage, trouveriez-vous dans votre coeur ou dans votre conscience la force de me répondre: «Mon Père, vous dépassez la volonté de Dieu!»

—Grâce, grâce! murmurait la duchesse agenouillée.

—Debout, madame, vous ne pouvez rester ainsi... Eh bien! si vous eussiez vécu au temps de la primitive Église, une pénitence semblable vous eût été imposée. Mais Dieu proportionne la rigueur de ses ordres à l'abaissement de nos caractères et à la lâcheté de nos moeurs... Voici la réparation que je vous demande d'accorder à votre victime... Vous m'autoriserez verbalement à écrire à sa famille désolée, que M. de Mérigue a été condamné sur de fausses apparences, et que le fait qui a donné lieu aux poursuites est tout entier à son honneur. J'ajouterai que l'auteur, repentant des infortunes de ce jeune homme, m'a chargé expressément d'être auprès des siens l'interprète de la vérité...

—Mon père, répondit la duchesse, qu'il soit fait ainsi que vous le décidez.

—Et maintenant, ma pauvre enfant, priez le bon Dieu qu'il vous pardonne...

L'abbé de la Gloire-Dieu se leva sur ces dernières paroles. Il salua la duchesse anéantie et sortit lentement. Quand il se fut éloigné, Blanche entendit un pas rapide approcher du salon. La porte s'ouvrit bientôt. C'était Robert de Vaucotte.

—Ah! chère cousine, s'écria-t-il, vous êtes enfin libre!

La duchesse considéra le Saint-Cyrien avec la stupeur d'une personne qui passerait subitement de l'audition du Dies iræ à l'exécution d'un opéra bouffe. Elle laissa errer sur le futur cavalier un regard empreint d'une compassion dédaigneuse.

—Eh bien! cousine, poursuivit Robert, quelle lecture désirez-vous que je fasse ce soir?

Blanche lui répondit:

—Lisez donc dans votre Indicateur l'heure prochaine du train de Versailles!

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