Fils d'émigré
The Project Gutenberg eBook of Fils d'émigré
Title: Fils d'émigré
Author: Ernest Daudet
Release date: January 11, 2009 [eBook #27774]
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online
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FILS D'ÉMIGRÉ
PAR
ERNEST DAUDET
NOUVELLE ÉDITION
PARIS
_À ma Fille
MARIE-THÉRÈSE DAUDET
Ce Roman est dédié._
CHAPITRE PREMIER
CE QUI SE PASSAIT À SAINT-BASLEMONT EN 1792
En juin 1792, à la tombée du jour, dans une chambre du château de Saint-Baslemont, à l'entrée des Vosges, une femme et un enfant sont agenouillés devant un grand crucifix accroché au mur, entre des portraits d'ancêtres. Quoique la femme ait dépassé la première jeunesse, on la devine vieillie par la douleur plus que par l'âge. Ce qui lui reste de beauté resplendit encore sous ses cheveux blonds, dans l'éclat de ses yeux, dans la pureté de ses traits, dans la pâleur de son teint. Habillée d'une robe noire, en laine, sans ornements, toute sa personne, cependant, trahit tant d'élégance hautaine que ce vêtement de deuil la pare à l'égal des habits de cour qu'elle est accoutumée à porter. Elle se nomme la comtesse Louise de Malincourt.
L'enfant est son second fils, Bernard, celui qu'on appelle M. le chevalier. Il a treize ans à peine. Mais, depuis longtemps, il voit autour de lui des visages si tristes, il entend exprimer de si vives alarmes, raconter de si sombres histoires, proférer de si violentes menaces, que son esprit s'est mûri prématurément, et, qu'enfant par l'âge, c'est presque un homme par la pensée. Cette précocité se devine à l'expression inquiète de son regard, à la gravité répandue sur ses traits, au pli contracté de ses lèvres déshabituées du rire. Il est mince et brun, son front haut et large sous la perruque poudrée. Son habit violet, en soie unie, flotte sur les formes de son buste, élégantes quoique un peu grêles, et plus bas que la boucle d'argent qui arrête la culotte au-dessous du genou, la jambe se dessine fine et vigoureuse.
Agenouillé près de sa mère, il s'associe mentalement à la prière qu'elle récite à haute voix.
—Mon Dieu! dit-elle, daignez protéger et soutenir dans leur infortune S. M. Louis XVI, sa famille, les princes ses frères et ses neveux. Je vous implore aussi pour mon mari, pour moi-même, pour mes enfants, surtout pour l'aîné que le service du roi expose, loin de nous, à d'innombrables périls.
Dans l'accent de cette ardente supplication se devinent les angoisses de l'épouse et de la mère. Elles sont cruelles, ces angoisses, cruelles et justifiées par les événements survenus depuis la Révolution: le 14 juillet 1789, la prise de la Bastille; le 5 octobre de la même année, l'invasion de Versailles et le retour forcé de la famille royale aux Tuileries; en 1790, la fête de la Fédération; en 1791, la tentative avortée de Varennes et l'arrestation du roi fugitif; puis les massacres dans les rues de Paris, le pillage d'un grand nombre de châteaux, la fuite précipitée de plusieurs milliers de nobles, l'arrestation de beaucoup d'autres, l'audace croissante du parti jacobin et de la Commune de Paris. Avec un tel passé, que ne peut-on craindre de l'avenir? Cet avenir, la comtesse de Malincourt, à travers son imagination enfiévrée, le voit troublé, violent et sombre.
Et sa vision n'exagère rien. Ne touche-t-on pas à la journée du 10 août, durant laquelle sera proclamée la déchéance de Louis XVI, et aux journées de septembre, effroyable prologue du 21 janvier et des actes féroces qui suivront? Sans cesse cette vision angoissante la poursuit, lui montre son mari et son fils aîné payant de leur vie leur dévouement à la cause royale. Ne recevant, depuis qu'ils sont partis, que de rares nouvelles, toujours seule avec son fils cadet dans ce grand château où, quoiqu'elle n'ait jamais fait que du bien aux habitants de Saint-Baslemont, elle n'ose se croire en sûreté, elle vit écrasée sous une douleur persistante que les tendres soins de Bernard ne parviennent pas à alléger.
Quand, la prière achevée, elle se lève et va s'asseoir près de la croisée ouverte pour respirer un moment l'air apaisant de cette journée d'été qui finit, des larmes mouillent ses joues.
Bernard s'approche d'elle, se met à ses pieds, les coudes sur ses genoux, les mains croisées, et lui dit:
—Si vous saviez, mère chérie, combien je suis malheureux quand vous pleurez, vous ne pleureriez plus!
Ce reproche affectueux; la rend à elle-même. Elle prend à deux mains la tête de l'enfant, et, l'embrassant passionnément, elle soupire:
—Pardonnez-moi, mon fils. Je voudrais vous offrir toujours un visage souriant. Mais la poussée de mes pleurs est plus forte que ma volonté. Je songe aux malheurs publics, aux malheurs privés, aux nôtres…
—Vous disiez cependant, ma mère, qu'il fallait avoir confiance?
—Oh! je l'ai eue, je l'ai eue longtemps. Même lorsque, l'an dernier, votre frère est parti pour aller rejoindre à Coblentz nos seigneurs les princes, frères du roi, elle ne m'a pas abandonnée. Mais, depuis, tant de catastrophes sont survenues, tant de dangers nous menacent!… Si, du moins, votre père était près de nous…
—Il reviendra, il reviendra bientôt!
—Depuis qu'il est parti, depuis trois mois durant lesquels nous n'avons reçu ni lettres de lui, ni lettres d'Armand, je me suis souvent leurrée du même espoir… Mais on se lasse à la fin!
—Moi, je ne me lasse pas, reprend résolument Bernard. Mon père, vous le savez, a toujours blâmé les émigrés; il a toujours déclaré qu'il ne les imiterait pas, qu'il resterait à Saint-Baslemont, tout prêt à retourner à Paris si le roi faisait appel à son dévouement.
—C'est vrai, dit la comtesse. Quand il est parti pour Coblentz, c'est qu'il voulait voir Armand et mettre un terme à nos inquiétudes. Mais son dessein était de rentrer au plus vite, de reprendre sa place auprès de nous.
—Ayez donc du courage, ma mère. Il fera comme il a dit, et, avant peu, il sera de retour.
—Dieu vous entende, mon fils, et qu'il vous bénisse pour toute la joie que me cause votre tendre sollicitude!
Mme de Malincourt pose de nouveau ses lèvres sur le front de l'enfant, et ils restent ainsi, pressés l'un contre l'autre, immobiles et pensifs, le regard perdu dans le vaste horizon qui se déroule à leurs pieds.
Derrière les Vosges, le soleil décline lentement. À la cime des forêts dont la masse sombre, mouvante comme la mer, s'éclaire, çà et là, de couleurs lumineuses qu'y mettent les toitures de quelques villages, il laisse de longues traînées d'or. Une brise fraîche s'élève, chasse la chaleur, agite les feuilles d'où tombe la poussière qui s'y est amassée depuis le matin. Dans le ciel encore embrasé des feux en train de s'y éteindre, la lune dessine son disque argenté. Tout autour d'elle, de rares étoiles commencent à piquer de leurs pointes étincelantes la blancheur du vide. Une brume empourprée flotte sur les pelouses, caresse les massifs de fleurs, leur dérobe des parfums qu'elle répand ensuite dans l'ombre grandissante. Du fond des prairies qui séparent le parc seigneurial de Saint-Baslemont de la forêt de Relanges, elle a grimpé le long des terrasses étagées qui descendent du château en degrés géants, tout chargés de végétations arborescentes. Maintenant, elle escalade les murailles de l'antique demeure, ses lourdes tours, son faîte ardoisé, sa façade grisâtre, enveloppant comme d'un voile aux tremblantes transparences sa masse altière dressée en avant du village à l'extrémité d'un plateau qui domine la plaine. De tous côtés, à perte de vue, dans l'espace immense compris entre Saint-Baslemont et les coteaux de Darney qui dominent la Saône, dans les vallées, sur les collines, sous les feuillages, ce coin de terre où commencent les Vosges respire tant de paix et de sérénité qu'on ne pourrait croire qu'au delà des régions où règne ce silence auguste éclate une crise tragique.
Cependant, par toute la France, sous l'action des fanatiques et des méchants, la terreur s'est répandue. Elle commence, à travers d'émouvantes péripéties, son oeuvre sanglante. Aux frontières menacées par la coalition des armées étrangères, la guerre se prépare. Dans les campagnes, des châteaux incendiés étalent au soleil leurs ruines fumantes. Dans les villes, persécuteurs et bourreaux marquent la place où fonctionnera la guillotine, et déjà les victimes futures remplissent les prisons. Dans la poussière des routes, la trace des fugitifs que l'on a comptés par milliers depuis trois ans se devine à l'empreinte de leurs pas non encore effacés. Mais à ces agitations des hommes, la nature, comme toujours, demeure indifférente sans cesser d'obéir aux lois immuables qui règlent sa marche, et ce soir-là, comme les autres soirs, le jour, témoin insensible et complice inconscient des crimes qu'a éclairés sa lumière, va se perdre dans la nuit.
Brusquement, un coup discret frappé à la porte de la chambre vient mettre fin à l'étreinte silencieuse de la mère et de l'enfant. Ils se lèvent tous deux.
—Valleroy! s'écrie Bernard.
Celui qu'il nomme ainsi a trente ans. C'est un homme de haute taille, très large d'épaules, avec des yeux bruns qui révèlent une intelligence affinée, des traits à la fois énergiques et doux que couronne une chevelure épaisse et noire, toute crépue. Dans le château, où il est né, il remplit les fonctions d'intendant.
—Je viens rendre compte à Mme la comtesse de l'exécution de ses ordres, dit-il. Je me suis promené cette après-midi par tout le village afin de m'enquérir de l'état des esprits. Je suis entré dans plusieurs maisons, j'ai causé avec leurs habitants; dans la rue, j'ai interrogé les passants, et nulle part je n'ai constaté de défiance. Personne ne se doute de l'absence de M. le comte. On le croit malade, hors d'état de sortir, et on m'a parlé de sa santé avec intérêt.
—Puisse cette croyance durer jusqu'au retour de mon mari, répond la comtesse, et ces braves gens ignorer toujours qu'il est allé à Coblentz!
—En est-il donc parmi eux qui le dénonceraient? demande Bernard.
—Interrogez Valleroy, mon fils.
—La propagande jacobine fait de grands progrès dans nos contrées, dit
Valleroy sans attendre la question de l'enfant; on peut tout craindre.
—Même une trahison de la part de ceux dont mon père a été le bienfaiteur?
—Peut-être de ceux-là, Monsieur le chevalier, non par méchanceté, mais par peur, la peur de se compromettre en cachant la vérité. Heureusement, ils ne la connaissent pas, et, pour cette nuit encore, Mme la comtesse pourra dormir en repos.
Le langage de Valleroy exprime tant de confiance que Mme de Malincourt ne peut contenir l'élan de sa gratitude pour l'honnête serviteur qui s'attache à la rassurer. Elle s'écrie:
—Merci de votre zèle, Valleroy; nous ne perdrons jamais le souvenir des preuves que vous nous en donnez à toute heure.
—Jamais, répète gravement Bernard en mettant sa main petite et fine dans la robuste main de Valleroy.
Très ému, ce dernier s'incline et son geste proteste.
—Valleroy appartient à Malincourt, murmure-t-il.
Et c'est tout. Les quelques paroles qu'il vient d'entendre ont récompensé son dévouement du plus haut prix qu'il ait ambitionné. Il n'en attend rien de plus. Il est tout heureux d'avoir mérité la bienveillante parole de ses maîtres. Pendant cet entretien, les dernières lueurs du jour se sont dissipées; la nuit est venue à grands coups d'ailes. La comtesse et son fils descendent dans la salle à manger pour prendre le repas du soir.
C'est une vaste pièce voûtée, qui s'ouvre sur le parc. Jadis, autour de la table immense, de nombreux convives s'asseyaient gais et bruyants. Alors, tout brillait, tout étincelait, les lumières, les cristaux taillés, l'argenterie massive. Maintenant, sombre est la salle, à peine éclairée par quelques bougies. Les hauts dressoirs sculptés, rangés au long du mur, restent vides, depuis que la crainte d'un pillage a contraint le châtelain à mettre en sûreté les trésors qu'ils contenaient. Sur un bout de la table, deux couverts très simples. Ce n'est pas un domestique portant la riche livrée des seigneurs de Saint-Baslemont qui va servir le souper. C'est Valleroy, qui ne croit pas s'abaisser en se prodiguant pour ses maîtres. Au dedans du château comme au dehors, l'existence quotidienne se déroule sous une impression de terreur, qui en a changé les habitudes et éteint l'éclat. Exposé aux soupçons et à la délation, chacun évite d'attirer l'attention des espions révolutionnaires.
Maintenant, la mère et l'enfant mangent en hâte; ils ne parlent pas, comme s'ils redoutaient que, passant par les croisées largement ouvertes à la brise fraîche du soir, leurs paroles soient entendues au dehors. Valleroy s'applique à marcher sans bruit, pour ne pas troubler le silence qui pèse sur les hommes et sur les choses, traversé seulement par les rumeurs confuses de la nuit, chants d'oiseaux, cris d'insectes, murmures des forêts, qui montent des profondeurs de la vallée. Tout à coup, Mme de Malincourt voit son fils devenir très pâle, se lever et rester debout à sa place, cloué par l'effroi.
—Qu'est-ce donc, Bernard, demande-t-elle.
—Là, là, murmure-t-il en tendant le bras vers l'une des croisées.
La comtesse regarde dans la même direction et ne peut retenir le cri que la peur pousse à ses lèvres. Dans le cadre de la croisée, une ombre vient d'apparaître et se découpe immobile sur le fond des futaies baignées de lumière pâle.
Un peu avant l'heure où, au château de Saint-Baslemont, la comtesse et son fils se mettent à table, un homme a débouché de la forêt de Relanges par l'étroit sentier qui, du fond de Bonneval, conduit au village. Enveloppé, malgré la chaleur, d'un épais manteau à pèlerine, en grossière étoffe de couleur jaunâtre, le visage dissimulé sous les larges bords d'un chapeau brun, en feutre, il marche à pas pressés, enfonçant lourdement, dans la poussière, à chaque enjambée, ses pieds chaussés de gros souliers poudreux, aux semelles hérissées de têtes de clous. À quiconque le verrait passer, il suffirait d'observer son allure pour deviner qu'il ne veut pas être reconnu et qu'à cet effet, il a attendu la nuit et le moment du repas des habitants de Saint-Baslemont pour entrer dans le village. Du reste, il ne fait que le traverser. Au delà de la dernière maison, le chemin monte vers le château. Il le gravit sans ralentir sa marche jusqu'à ce qu'il ait atteint le mur du parc. Là, protégé par l'ombre du mur et des arbres, qui s'allonge sur la route toute blanche sous la lune, il ne peut plus être vu. Il en profite pour reprendre haleine, se découvrir et essuyer son front baigné de sueur. Puis, à la faveur de l'obscurité qui le cache et de la clarté du ciel qui le guide, il s'avance lentement, comme s'il cherchait à s'orienter. Mais ce n'est pas sa route qu'il cherche, c'est une brèche dans la muraille, brèche bien connue de lui. Il l'a vite trouvée et pénètre dans le parc, à travers l'amoncellement des pierres effondrées. Il marche vers le château, conduit par la lumière qui brille aux fenêtres du rez-de-chaussée.
Au fur et à mesure qu'il avance, l'intérieur de la salle à manger, le couvert mis, la comtesse et Bernard assis à table, Valleroy qui les sert prennent corps et se dessinent avec netteté. Son front s'éclaire; au fond de son regard passe un sourire. Sans s'inquiéter de savoir s'il ne sera pas aperçu, il demeure immobile dans le large cadre de la fenêtre ouverte, cloué sur place par l'émotion poignante qui l'étreint! Mais, de l'endroit où il est, il voit soudain Bernard se lever, le désigner à la comtesse et il entend le cri qu'à son aspect pousse celle-ci. Alors, il n'hésite plus et saute d'un bond dans la salle, en disant:
—Soyez sans crainte; c'est moi, Malincourt.
Trois cris simultanément lui répondent:
—Jacques! Mon cher mari!
—Mon père!
—Monsieur le comte!
Les êtres qu'il adore, desquels, depuis trois mois, il vit séparé, se précipitent dans ses bras, l'écrasent sous leurs caresses, tandis que Valleroy ferme les fenêtres et tire les rideaux. Ce n'est, pendant quelques minutes, qu'ardentes effusions, que n'épuisent ni les baisers, ni les étreintes, et qui ne laissent aucune place aux paroles.
—Nous ne vous aurions pas reconnu sous cet accoutrement, mon père, dit enfin Bernard qui, le premier, recouvre le sang-froid.
—C'est bien pour qu'on ne me reconnaisse pas que je l'ai pris, répond
M. de Malincourt.
En même temps, il se débarrasse du manteau qui le couvre, sous lequel il est vêtu comme un paysan, et le jette à Valleroy, dont les yeux sont mouillés de larmes de joie.
—En allant à Coblentz, continue le comte, j'ai couru tant de périls que, instruit par l'expérience, je me suis efforcé de les éviter au retour. J'y ai réussi, puisque me voilà.
—C'est vrai, vous voilà, Jacques! soupire la comtesse dont les traits s'illuminent.
—D'abord, je me suis travesti le mieux que j'ai pu. Puis, la frontière franchie, j'ai fait la route à pied, marchant la nuit, me cachant le jour, ne m'arrêtant pour manger que dans des maisons isolées, évitant, en un mot, d'attirer l'attention. Ce matin, au lever du soleil, j'arrivais aux ruines de Bonneval, bien près de vous, chers aimés; mais, quelque hâte que j'eusse de vous embrasser, j'ai résisté à la tentation et attendu la nuit pour venir vous retrouver. Puisqu'on ne m'a pas su parti, il importait qu'on ne me sût pas revenu. J'espère que mon voyage est resté ignoré.
—On l'ignore encore, répond la comtesse.
—Je m'en suis assuré aujourd'hui même, ajoute Valleroy.
—Alors, Dieu soit loué! reprend M. de Malincourt.
Et comme il est affamé par une longue route, il se met, sans ajouter un mot, à la place que vient de quitter son fils et mange avec avidité. Valleroy lui passe les plats, lui verse à boire, tandis que la comtesse et Bernard, pressés l'un contre l'autre, ne le quittent pas des yeux, affaissés sous le poids de leur soudain bonheur, succédant aux larmes qu'ils répandaient tout à l'heure. Quand elle juge que la faim du cher voyageur est apaisée, la comtesse lui dit:
—Vous ne nous avez pas parlé d'Armand, mon ami. J'espère que vous l'avez trouvé sain et sauf?
—Oui, sain et sauf, et, toujours digne de nous. Le comte d'Artois m'a fait son éloge en ces termes: «Le vicomte de Malincourt connaît son devoir et sait le remplir.» Tous ceux qui m'ont parlé de lui vantent sa courtoisie chevaleresque et son courage. Il fait honneur à notre maison.
—Pauvre cher enfant! soupire la comtesse. Quand le reverrons-nous?
—Plus tôt que vous ne pensez, Louise, car, avant peu, vous serez près de lui.
—Nous quitterions donc Saint-Baslemont?
—Je crois bien qu'il faudra s'y résigner.
—Vous savez, Jacques, que je suis prête à partir avec vous: mais sans vous, non.
Le comte ne proteste pas contre la ferme résolution que trahissent ces paroles.
—Nous reparlerons de ce projet tout à l'heure, se contente-t-il de répondre.
—La situation s'est-elle donc aggravée? demande la comtesse.
—Vous en jugerez quand je vous l'aurai exposée.
Pressée d'entendre les explications auxquelles fait allusion son mari, mais comprenant qu'il ne les lui donnera que lorsqu'il sera seul avec elle, la comtesse change le sujet de l'entretien.
—Vos cheveux ont blanchi, mon cher Jacques, dit-elle.
—Oui; c'est le résultat de mon voyage. Encore un peu, et je passerai pour un vieillard.
—Un vieillard à cinquante-cinq ans! objecte Bernard.
—Qu'importe l'âge, mon fils, si l'on vit plus vite aujourd'hui qu'autrefois?
L'enfant demeure rêveur. Il voudrait pénétrer la pensée de son père. Quant à la comtesse, elle examine son mari, cherchant si les émotions et les fatigues endurées par lui, au cours de l'excursion qu'il vient de faire comme un fugitif et comme un proscrit, n'ont pas causé dans sa personne d'autres dommages que ceux qu'elle vient d'y découvrir. Elle est bientôt rassurée. M. de Malincourt possède toujours au même degré l'élégance de sa jeunesse, sa taille svelte, sa vigoureuse agilité, son énergie physique et morale. Mais, obsédée du désir de s'entretenir librement avec lui, la comtesse dit à son fils:
—L'heure est venue d'aller dormir, Bernard.
—Déjà! quand j'ai à peine vu mon père! s'écrie l'enfant.
—Vous le verrez plus à loisir demain.
Bernard se résigne. Il vient présenter son front aux baisers paternels.
—Rentrez aussi chez vous, Louise, dit alors M. de Malincourt. J'ai diverses instructions à donner à Valleroy. J'irai vous retrouver ensuite.
Mme de Malincourt ne se montre pas moins docile que son fils. Le comte les embrasse tour à tour et les regarde sortir. Puis, quand la porte s'est fermée sur eux, il se tourne vivement vers Valleroy.
—J'ai besoin de toi, mon camarade, fait-il.
Et comme en lui parlant il tend la main, Valleroy la prend, se courbe pour y poser ses lèvres, et, se redressant, répond:
—Je suis à vos ordres, Monsieur, aujourd'hui et toujours.
—C'est que je ne sais si je ne vais pas t'envoyer à la mort, mon pauvre garçon!
—Je tâcherai de vivre pour vous servir. Mais, s'il faut mourir, je mourrai.
—Toi seul peux accomplir la mission dont je vais te charger, continue le comte. Demain, tu partiras pour Paris. Je te laisse maître de décider quelles précautions tu dois prendre pour y arriver sans encombre.
—Monsieur le comte peut s'en fier à moi.
—En y arrivant, tu te rendras à l'hôtel de Malincourt. Tu y pénétreras en veillant à n'être vu de personne, si ce n'est du suisse Kelner à qui j'en ai confié la garde.
—Kelner est un ami. Nous nous comprendrons à demi mot.
—Ecoute-moi bien, maintenant. Tu monteras dans ma chambre. À la tête du lit se trouve un bénitier; derrière le bénitier, un bouton de cuivre, dissimulé sous la tenture; Tu presseras ce bouton et tu découvriras une cachette ménagée dans le mur. Dans cette cachette, il y a un petit coffre en fer qui contient quatre mille louis. Tu me l'apporteras.
—Entendu, Monsieur, et, sauf incident, dans quinze jours je serai rentré à Saint-Baslemont.
—Ce n'est pas à Saint-Baslemont qu'il faudra venir me rejoindre.
—Et où donc, Monsieur?
—À Coblentz.
—C'est donc vrai, s'écrie Valleroy, Monsieur le comte songe à émigrer?
—J'y suis résolu. Oh! ne t'étonne pas, Valleroy. Il y a trois mois, quand je me mettais en route pour l'Allemagne dans l'unique but d'embrasser mon fils et de rapporter de ses nouvelles à sa mère, si quelqu'un m'eût attribué le dessein de vivre hors de France, j'aurais protesté.
—Et vous auriez eu raison, Monsieur. La place des bons Français est en France. Si tant de gentilshommes n'avaient pas émigré, les bandits dont nous subissons le joug ne seraient pas victorieux.
—C'est vrai; mais leur victoire est réalisée. Il en résulte qu'il n'y a plus sûreté dans le royaume pour les familles nobles. Moi-même, qui n'ai rien à me reprocher, j'ai été averti, en traversant Nancy, que le Comité révolutionnaire d'Epinal se propose de réclamer mon arrestation.
—Vous, Monsieur, vous! Que vous reproche-t-on?
—Mon nom, ma naissance, ma fortune, mon vieux dévouement au roi, la présence de mon fils sous l'étendard des princes.
—Alors, vous avez raison; il faut émigrer.
—Nous partirons la nuit prochaine, la comtesse, Bernard et moi. Je me suis procuré des passeports. Je sais quelle route nous devons suivre jusqu'à la frontière pour n'être pas inquiétés. Tandis que tu arriveras à Paris, nous arriverons à Coblentz. C'est là que tu m'apporteras le trésor dont je viens de te révéler l'existence et que je te confie. Sois-en le gardien courageux et vigilant, défends-le au prix même de ta vie, car il ne m'appartient plus; je n'en suis désormais que le dépositaire. Je l'ai offert aux princes frères du roi.
—Vous leur donnez cent mille livres!
—Il le faut bien, puisque leurs ressources sont épuisées.
—Ils peuvent s'en procurer d'autres, tandis que vous…
—Plus un mot, Valleroy, j'ai promis.
—Mais de quoi vivrez-vous dans l'exil, Monsieur? De quoi vivront Mme la comtesse et M. le chevalier?
—Dieu y pourvoira, réplique simplement le comte. Pour toi, ne pense plus maintenant qu'à l'exécution de mes ordres. Va faire tes préparatifs et te reposer, car il importe que tu te mettes en route demain en même temps que nous.
—Je partirai demain et Monsieur le comte peut compter sur moi.
C'est dit d'un ton qui, sous l'invincible dévouement de Valleroy, dissimule mal sa tristesse.
—Tu me désapprouves donc? lui demande M. de Malincourt.
—Vous désapprouver, moi! Je ne l'oserais. Mais, quitter son pays, aller vivre à l'étranger parmi ceux qui s'arment contre la France, au risque d'être confondu avec eux… je vous plains, je nous plains.
—Tu ne seras pas obligé d'y rester. Ta mission remplie, tu pourras revenir ici.
—Non, Monsieur, car ma place est près de vous. Rappelez-vous la vieille devise de mon père, que lui avait léguée le sien: «Valleroy appartient à Malincourt!»
—Si ta place est auprès de moi, la mienne est auprès des princes.
Malincourt appartient aux Bourbons.
Sur ces mots décisifs, Valleroy croit l'entretien terminé. Il va se retirer. Mais le comte le retient.
—Encore un mot, ajoute-t-il. Nous allons courir, l'un et l'autre, de grands périls, Valleroy, toi, pour mon service, moi pour la cause royale et aussi pour mettre en sûreté ma femme et mon fils. Je ne sais ce qu'il adviendra de nous. Mais, quoi qu'il arrive, et si je meurs et si tu me survis, souviens-toi que je remets à ta garde mon fils Bernard, et que, à défaut de son frère, tu dois le protéger jusqu'au jour où il sera devenu un homme.
—Oh! pour cela, Monsieur, la recommandation était inutile. Depuis qu'ont éclaté les tourmentes qui nous emportent Dieu sait où, je me suis dit souvent que si M. le chevalier venait à vous perdre, c'est à moi qu'incomberait la tâche de veiller sur lui. Soyez donc sans crainte, mon noble seigneur: tant que je vivrai, il sera bien gardé!
Cette promesse sincère et généreuse va au coeur de M. de Malincourt. Il ouvre les bras. Valleroy se presse contre lui, et, dans cette étreinte, le maître et le serviteur scellent le solennel engagement que vient de prendre ce dernier.
CHAPITRE II
SUITE DU PRÉCÉDENT
Tandis que M. de Malincourt s'entretenait avec Valleroy, la comtesse, rentrée dans son appartement, attendait impatiente. Rassurée sur le sort de son fils aîné, heureuse du retour de son mari, elle était troublée cependant par le peu qu'elle savait de ses projets. Elle avait hâte de les mieux connaître, et surtout d'en connaître les causes. Elle se disait que si, résolu naguère à ne pas quitter Saint-Baslemont, il avait changé d'avis et voulait maintenant en partir, c'est qu'il ne s'y croyait plus en sûreté; elle tremblait pour des jours qui lui étaient plus chers que les siens.
Afin de tromper son attente, elle présida au coucher de Bernard; elle fit avec lui la prière du soir et ne s'éloigna que lorsqu'elle le vit endormi, après l'avoir tendrement embrassé. Alors, elle revint dans sa chambre. Là, bercée par le silence de la nuit, elle laissa s'en aller librement sa pensée vers les souvenirs d'un passé lointain. Elle se revoyait jeune fille, quand, orpheline et unique héritière de l'antique maison de Saint-Baslemont, elle fut recherchée par le brillant comte de Malincourt, colonel d'un régiment du roi, l'un des favoris de Marie-Antoinette, et alors dans tout l'éclat de sa jeunesse. Devenue sa femme, elle l'adora. Au milieu d'une société sceptique et pervertie, ils donnèrent, le rare exemple d'une fidélité réciproque, qui n'eut d'égale que leur félicité successivement accrue par la naissance des deux enfants devenus la parure et l'orgueil de leur foyer. Elle repassait tous les incidents de sa vie d'épouse et de mère heureuse, ses succès à la cour, sa joie lorsque, à sa demande, la reine accorda à M. de Malincourt un brevet de maréchal de camp, en la nommant elle-même dame d'honneur. Son existence s'était écoulée ainsi sans nuages jusqu'à la Révolution. Alors, autour d'elle, tout s'était assombri, tout était devenu sujet d'angoisses et d'alarmes. Ses amies les plus chères avaient émigré. Elle-même avait dû s'éloigner de la cour, quitter Paris, se réfugier avec son mari et ses enfants au château de Saint-Baslemont où l'attendaient d'autres tristesses. C'est là que, contrainte de se séparer de son fils aîné, elle avait versé d'amères larmes au spectacle des tragiques infortunes de la famille royale et de la noblesse de la France; là qu'elle avait ressenti les angoisses et l'épouvante en voyant s'accroître et s'étendre de toutes parts la puissance inconnue et terrible qui emportait aux abîmes la vieille société française. Et, après avoir jeté un regard doux et attendri sur ce passé mort, douloureusement impressionnée par le présent qu'elle était en train de vivre, elle n'osait interroger l'avenir qu'elle n'entrevoyait qu'à travers un long torrent de sang.
Heureusement, dans le vaste corridor, des pas se firent entendre. Leur bruit sur les dalles coupa court à sa pénible rêverie. C'était son mari qui venait la rejoindre. Elle courut à sa rencontre. Sur le seuil de la porte, brusquement ouverte et vite refermée, elle le reçut dans ses bras.
—Je vous ai fait attendre, mon amie, dit-il, ne m'en veuillez pas. Les instructions que j'étais tenu de donner à Valleroy ne souffraient aucun retard.
Et, sans lui laisser le temps de l'interroger, il lui expliquait pourquoi il avait décidé d'envoyer Valleroy à Paris.
Elle approuva tout ce qu'il avait résolu, tout ce qu'il disait, et surtout le don généreux qu'il avait fait aux princes. Il lui exposa ensuite les motifs pour lesquels il fallait quitter Saint-Baslemont.
—Je me suis convaincu, continua-t-il, que nous n'y sommes plus protégés. On commence à nous surveiller, à tenir sur notre compte des propos malveillants. On a parlé de me dénoncer au Comité révolutionnaire d'Epinal comme entretenant des intelligences avec les émigrés. Si nous demeurions ici plus longtemps, nous y serions arrêtés.
—Oh! partons, partons, s'écria la comtesse.
—Nous partirons demain à la nuit, répondit-il.
—Où irons-nous, Jacques?
—A Coblentz. C'est là qu'est la place de tout bon gentilhomme.
—Mais pourrons-nous y arriver?
—Je l'espère. Durant le voyage que je viens d'accomplir, j'ai constaté que, dans les petites communes comme dans les grandes villes, aux relais, dans les auberges, partout où s'arrêtent les voitures publiques et les chaises de poste des particuliers, les municipalités, excitées par des agents venus de Paris, exercent une surveillance rigoureuse. À chaque arrêt, les voyageurs sont examinés et interrogés par des individus défiants et soupçonneux, devenus les maîtres du pays, disposés à voir dans tout inconnu amené devant eux un royaliste déguisé, un aristocrate, comme ils disent. Tant pis pour celui dont le passeport n'est pas en règle, dont la mine déplaît ou qui perd le sang-froid en répondant aux questions qu'on lui adresse. On le retient jusqu'au jour où le caprice qui l'a fait arrêter lui permet de continuer sa route ou l'envoie en prison comme suspect.
—Mais, alors, comment ferons-nous pour gagner l'Allemagne? demanda la comtesse. Et Valleroy, comment fera-t-il pour gagner Paris?
—Oh! je ne m'inquiète pas de Valleroy. Vous connaissez son courage et sa présence d'esprit. Il est de taille à se dérober aux investigations dangereuses. Et puis, un homme du peuple allant à Paris et voyageant seul ne court pas les mêmes dangers qu'un gentilhomme allant vers la frontière, accompagné d'une femme et d'un enfant. Valleroy saura conjurer ceux qu'il peut redouter. Pour moi, je devais surtout me mettre à même d'éviter ceux qui nous attendent.
—Et vous croyez y avoir réussi?
—Jugez-en, ma chère Louise.
À demi-voix, M. de Malincourt, maintenant, confiait à sa femme les mesures prises pour assurer leur fuite. À une courte distance de Saint-Baslemont et à l'entrée de la forêt, se creusait entre des hauteurs boisées un vallon agreste et mystérieux où existait autrefois un prieuré, le prieuré de Bonneval. De cette antique dépendance de l'abbaye de Relanges, il ne restait plus qu'une chapelle, au milieu de ruines croulantes. Ce site pittoresque où l'on ne passait guère, car on ne pouvait y accéder et on ne pouvait en sortir que par d'étroits sentiers escarpés et sablonneux, perdus sous les arbres, la comtesse le connaissait bien; naguère encore, c'était pour elle un but de promenade. C'est là que, le lendemain. M. de Malincourt devait envoyer, dès le matin, par un homme sûr, une voiture de ferme, légère, juste assez grande pour contenir trois personnes et attelée d'un vigoureux cheval. La nuit venue, les fugitifs quitteraient sans bruit le château pour se rendre à pied au prieuré, où les attendrait leur modeste équipage. De Bonneval à la frontière, la route est longue. Mais le comte, qui venait de la parcourir, savait que sur toute sa longueur elle est côtoyée par des chemins se déroulant à travers bois et montagnes. En suivant cet itinéraire et en évitant les lieux habités, on devait arriver sans encombre au point où sa famille et lui-même seraient hors de danger. Pour le cas où se présenterait quelque obstacle, il s'était procuré, à prix d'argent, des passeports au nom d'un fermier suisse habitant aux environs de Bâle. Un déguisement propre à confirmer la qualité qu'il avait prise devait compléter ces précautions. La comtesse écoutait avec avidité et d'un coeur ferme l'exposé de ce plan. En l'écoutant, elle sentait lui revenir la confiance. Quand s'acheva cette longue veille consacrée à étudier et à combiner les mesures de salut, elle s'endormit apaisée, un ardent espoir dans l'âme, l'espoir d'une délivrance prochaine.
Le lendemain, debout dès l'aube, M. de Malincourt, secondé par Valleroy, s'occupait des préparatifs de leur départ. Il était convenu que Valleroy quitterait Saint-Baslemont à la même heure que lui et marcherait toute la nuit, pour se trouver à Langres dès le matin, au passage du coche qui faisait la route de Nancy à Paris. En même temps, le comte et sa famille se dirigeraient vers Bonneval, où les attendrait la voiture qui devait les conduire à la frontière. Jusqu'au lever du jour, ils pourraient voyager librement, protégés par l'obscurité de la nuit. Lorsqu'à Saint-Baslemont on s'apercevrait de leur fuite, ils seraient déjà loin et hors d'atteinte. Du reste, comme on pouvait compter sur le dévouement des serviteurs, ils reçurent l'ordre de taire le départ des maîtres aussi longtemps qu'il leur serait possible d'en garder le secret. Grâce à tant de multiples précautions, le comte espérait que ses projets s'exécuteraient sans difficulté.
Ces dispositions arrêtées, il était tenu d'en prendre d'autres non moins importantes. En quittant la France, il ne se dissimulait pas que, lorsque son départ serait connu, il deviendrait passible des lois rigoureuses édictées contre les émigrés, qu'il serait condamné à mort et sa tête mise à prix, que ses biens seraient confisqués et vendus au profit de la nation. Ces biens, il ne pouvait les emporter avec lui. Il en avait donc fait le sacrifice, le sacrifice de ses terres, de son château, des richesses mobilières que dix générations y avaient accumulées. Mais il était convaincu que, lorsque, la Révolution finie, il rentrerait en France, la confiscation arbitraire et la vente illégale seraient déclarées nulles et que ses propriétés lui seraient rendues. Il entendait y retrouver alors les objets précieux qu'il était tenu maintenant de laisser derrière lui, les archives de sa maison, les portraits des aïeux, les souvenirs de famille, la vieille argenterie, les diamants de la comtesse. Durant tout le jour, il travailla à enfermer ces trésors dans des coffres, lesquels furent descendus ensuite dans les souterrains du château et enterrés, de telle sorte que les futurs propriétaires de l'antique demeure, qu'ils la démolissent ou la conservassent, ignoreraient toujours que sous ses murailles était cachée une fortune dont ses maîtres légitimes seuls connaissaient l'existence. Cette besogne, commandée par la prudence, s'accomplit sans bruit, sans qu'aucun témoignage extérieur la dénonçât à ceux qui devaient l'ignorer. Quand elle fut terminée, M. de Malincourt alla se montrer aux habitants du village, à l'effet de prévenir leurs soupçons. Il parcourut les rues, entra dans deux ou trois maisons, s'entretint avec diverses personnes. Depuis plusieurs semaines, ces braves gens le croyaient malade et couché. Ils parurent heureux de le revoir, le félicitèrent de sa guérison, le louèrent de n'avoir pas imité d'autres gentilshommes qui s'étaient enfuis depuis les troubles, protestèrent de leur dévouement envers sa famille et envers lui, et lui donnèrent enfin l'assurance qu'au milieu d'eux il était en sûreté. Par malheur, et comme pour démentir ces paroles rassurantes, des hommes étrangers au pays circulaient depuis quelques jours aux environs du château. M. de Malincourt les vit passer et devina en eux des agents Jacobins venus d'Epinal pour le surveiller, pour exciter contre lui ses anciens vassaux. C'en était assez pour justifier ses craintes et fortifier ses résolutions.
Quand il revint au château, la nuit approchait et avec elle le moment du départ. Bernard, à qui dès le matin en avait été confié le secret, guettait le retour de son père, après avoir erré tout le jour dans le parc, comme s'il eût voulu revoir, avant de s'en éloigner les terrains fleuris, les avenues ombreuses, les prairies vertes. Quoique la perspective d'un voyage en pays étranger séduisit son imagination, la tristesse était dans son coeur, au moment de s'éloigner de ce domaine enchanté, son berceau, où si longtemps il avait vécu heureux. Mais cette tristesse, il la dissimulait, et quand son père se pencha sur lui pour l'embrasser, c'est par une caresse presque joyeuse que Bernard lui répondit.
—Allez vous préparer, mon fils, dit M. de Malincourt, et venez me retrouver dans la salle à manger.
Quelques instants après, le père, la mère et l'enfant étaient réunis autour de la table familiale, silencieux, surpris de se voir sous les déguisements qu'ils avaient dû prendre en vue de leur voyage. La comtesse s'était vêtue comme une paysanne. Ses cheveux sans poudre, serrés sur la tête, disparaissaient sous un bonnet de deuil, tel que le portaient alors dans les Vosges les femmes du peuple. À la voir ainsi, personne ne pouvait deviner en elle une grande dame, car seules l'élégance de sa démarche et la blancheur de ses mains l'auraient trahie si elle ne s'était appliquée à les dissimuler. M. de Malincourt avait le costume qu'il portait la veille en arrivant de Coblentz. Quant à Bernard, il était habillé à l'unisson de ses parents.
Le repas fut rapide et silencieux. L'émotion étreignait les poitrines; l'angoisse pesait sur les âmes. Si grave était l'aventure qu'on allait courir! Puis, quand ce fut fini et quand M. de Malincourt eut dit à haute voix une courte prière, il s'adressa à Valleroy qui venait d'entrer, prêt aussi à se mettre en route.
—Fais venir nos gens, mon brave, lui ordonna-t-il. Valleroy ouvrit une porte, et, sur un geste de lui, se présentèrent cinq domestiques, hommes et femmes, les seuls qui, depuis la Révolution, eussent été gardés au château. Serviteurs éprouvés, ils se seraient laissés égorger plutôt que de trahir leurs maîtres, et ceux-ci, qui le savaient, n'avaient pas voulu partir sans leur dire adieu.
—Il faut nous séparer, mes amis, leur dit avec émotion M. de Malincourt. Il le faut, car ici votre seigneur et sa famille sont menacés dans leur liberté et dans leur vie. Nous partons, mais pour peu de temps, je l'espère, et avec l'espoir de vous être bientôt rendus.
Un sanglot lui répondit. Avant qu'il eût pu reprendre la parole, la comtesse, Bernard et lui furent entourés par ces obscurs et fidèles amis de leur maison qui s'inclinaient devant eux, leur baisaient les mains en les baignant de larmes.
—Mes pauvres chers enfants, murmura la comtesse défaillante, épargnez-nous!
En ce moment, au dehors, du côté de la cour d'honneur qui précédait le château, un bruit sourd troubla le silence. On eût dit une marche pesante sur le sol. M. de Malincourt prêta l'oreille.
—N'entends-tu rien, Valleroy? demanda-t-il.
Valleroy écoutait. À son tour il répondit:
—Je n'entends rien, si ce n'est la brise du soir qui se lève.
—Je me trompais, murmura le comte.
Et il reprit à haute voix:
—Madame a raison, mes amis. Ce n'est pas le moment de nous attendrir, et je vous supplie de m'écouter avec le calme que nécessitent les avertissements que je dois vous donner. Je voudrais vous emmener tous avec moi, mais force m'est d'y renoncer. Nous ne pourrions voyager aussi nombreux que nous le sommes sans attirer l'attention, et ce serait notre perte à tous. Je vous laisse donc ici, où votre obscurité vous protège contre les périls auxquels m'exposent ma naissance et mon rang. Si, lorsque je serai parti, le château n'est ni confisqué ni vendu, je vous autorise à y résider. Je souhaite même que vous y demeuriez aussi longtemps que vous le pourrez et que vous en soyez les gardiens. Si vous en êtes chassés, ne vous en éloignez pas et conservez fermement l'espoir d'y rentrer.
—J'y suis né et je veux y mourir, dit le plus âgé des serviteurs.
—Bien, mon brave Chourlot. Ton langage me prouve que je peux compter sur ton énergie et ta fidélité. Alors, écoute-moi, écoutez-moi tous. En mon absence, en l'absence de ma femme et de mes enfants, c'est Valleroy qui commandera sur mes domaines. Mais lorsque, pour me servir, il en sera loin, c'est toi, Chourlot, qui exerceras à sa place mon autorité. Tant que tu n'en seras pas empêché, cultive les terres avec l'aide de tes camarades ici présents; vends les récoltes et partages-en le prix avec eux.
—Je vous le conserverai, Monseigneur.
—Je m'y oppose, et j'entends que les choses s'exécutent ainsi que je viens de l'ordonner. De même, si le château est vendu, efforcez-vous de vous faire engager par les nouveaux propriétaires. Il me sera doux de savoir que vous continuez à vivre à l'ombre des vieilles tours de Saint-Baslemont, plus doux encore de vous y retrouver un jour. Maintenant, mes amis, disons-nous adieu.
Et déjà M. de Malincourt tendait ses mains ouvertes, quand, de nouveau, se fit entendre un bruit au dehors. Mais, cette fois, c'était une rumeur grossissante, une rumeur de foule à laquelle on ne pouvait se méprendre.
—Je ne me trompais pas! s'écria le comte.
Il s'élança vers l'une des croisées donnant sur la cour, souleva les rideaux et regarda. Sous la flamme vacillante et rougeâtre d'une demi-douzaine de torches, un groupe tumultueux s'était formé, au milieu duquel on distinguait des uniformes de gardes nationaux, et s'avançait vers le château.
—Sauvez-vous par le parc, Monsieur, dit vivement Valleroy.
Et il entraîna le comte vers la porte qui s'ouvrait de ce côté, suivi de Mme de Malincourt et de Bernard. Mais, comme ils y arrivaient, des crosses de fusils tombèrent avec fracas sur le sable de la terrasse.
—Les bandits ont cerné la maison, fit Valleroy avec un geste de fureur, et pas une arme pour leur résister!
—Leur résister! objecta le comte. Nous sommes ici quatre hommes valides, et ils sont cinquante.
—Que faire, alors?
—Nous résigner fièrement et sans peur.
Mais ses yeux s'arrêtèrent sur sa femme et sur son fils, qui s'étaient rapprochés de lui.
—Emmène-les, ordonna-t-il à Valleroy. Avec eux, on te laissera passer.
À ces mots, qu'elle entendit, Mme de Malincourt s'empara de son bras.
—Je ne vous quitte pas, Jacques, dit-elle; ma place est auprès de vous.
—Vous vous devez à votre fils, Louise.
—Je me dois d'abord à son père; il le sait.
La parole et le geste révélaient tant d'indomptable volonté que le comte se résigna. Il enveloppa sa femme d'un regard reconnaissant où se trahissaient sa tendresse ardente pour elle et le désespoir où le jetait son impuissance à la défendre. Puis ce regard revint vers Bernard, qui, pressé contre sa mère, portait haut la tête, comme si, dans cette minute critique, il eût voulu élever sa taille d'enfant à la hauteur d'un homme.
—Soit, reprit à voix basse M. de Malincourt. Mais que lui du moins soit sauvé.
Et, s'adressant à Valleroy, il ajouta:
—Souviens-toi de mes recommandations d'hier. Je te le confie. Pars avec lui.
Bernard eut un cri de révolte.
—Je veux rester avec vous, mon père, avec ma mère; je veux vous suivre et partager votre sort.
—Et moi, mon fils, j'exige que vous m'obéissiez et que vous vous éloigniez avec Valleroy.
—Mon père, je vous supplie…
La comtesse l'interrompit d'une voix qu'étranglaient les sanglots.
—Votre père a ordonné, Bernard…
Au même instant, l'enfant se sentit enlevé entre des bras robustes qui paralysèrent ses mouvements, comme l'ordre de son père et la prière de sa mère venaient de paralyser sa volonté. Sur son front renversé tombèrent des larmes et se posèrent des lèvres, tandis qu'à son oreille arrivait, comme une plainte, l'adieu suprême de ses parents auxquels l'arrachait Valleroy.
Il était temps. Par les portes de la vaste salle brusquement ouvertes, des hommes faisaient irruption. Le comte, que cette entrée violente ne détourna pas de la préoccupation paternelle qui le dominait, vit le fidèle Valleroy chargé de son précieux fardeau se jeter de côté pour éviter le choc des arrivants, puis, lorsqu'étant entrés comme un flot tumultueux, ils eurent dégagé la porte du côté du parc, s'élancer dehors et disparaître dans la nuit.
—Ma chère femme, supplia-t-il, de manière à n'être entendu que d'elle, ayez du courage; notre fils est sauvé.
Un éclair de joie traversa le regard de la mère.
—Que Dieu le protège jusqu'au bout! soupira-t-elle. Et, faisant violence à son effroi, elle redressa son front, défiant les nouveaux venus, toujours suspendue au bras de son mari. Ils venaient d'entrer au nombre d'une soixantaine, paysans et gardes nationaux confondus. Les paysans, M. de Malincourt les connaissait tous. Il n'en était pas un, parmi eux, auquel, durant les années de mauvaises récoltes ou au cours des rigoureux hivers, il n'eût tendu la main et porté secours. Quant aux gardes nationaux, étrangers au pays et venus de loin, tout poudreux encore de la poussière des routes, il n'avait jamais vu leur visage pas plus que celui de quelques hommes en haillons et de méchante mine qui s'étaient glissés dans leurs rangs. Après avoir envahi tumultueusement la salle par toutes les portes à la fois, la bande s'était massée dans un coin, tout à coup silencieuse et comme intimidée par le groupe que formaient le comte, la comtesse et leurs serviteurs.
—Que désirez-vous, Messieurs? demanda avec hauteur M. de Malincourt.
Depuis quand envahit-on les maisons des citoyens patriotes?
—Depuis que ces citoyens soi-disant patriotes conspirent contre le peuple.
Le personnage qui venait de prononcer ces paroles sortit de la foule. C'était un homme encore jeune, vêtu d'une carmagnole, coiffé d'un feutre en pain de sucre que décorait une cocarde rouge, et ceint d'une écharpe de même couleur. À sa démarche, à son attitude, on le devinait investi d'une autorité quelconque et chargé de commander aux autres.
—Votre nom, Monsieur! reprit le comte; vos titres, vos qualités?
L'individu se campa non sans arrogance devant le gentilhomme assez téméraire pour l'interroger.
—Mon nom, dit-il: Joseph Moulette, surnommé Curtius Scoevola; mes titres et qualités: membre de la municipalité d'Epinal, délégué par l'accusateur public de cette ville pour procéder à une visite domiciliaire dans ce château et à ton arrestation, Monsieur le ci-devant comte.
—On n'arrête que les coupables. De quoi m'accuse-t-on?
—Je ne suis pas chargé de te le dire, citoyen, et tu t'en expliqueras avec ceux qui m'ont envoyé. Je me figure cependant que, comme la plupart de tes pareils, tu es prévenu de communication avec les ennemis du dehors et du dedans et peut-être aussi d'émigration.
—Prévenu d'émigration quand vous me trouvez chez moi, au milieu de ma famille! s'écria M. de Malincourt. Il y a ici des braves gens qui me connaissent et m'ont vu depuis de longs mois. Qu'ils disent si j'ai émigré!
Du regard comme du geste, il semblait prendre à témoin ses anciens vassaux de la vérité de sa protestation. L'appel qu'il adressait à leurs souvenirs fut entendu. Il put même croire qu'ils étaient disposés à le défendre, car plusieurs voix s'élevèrent en sa faveur.
—Tout le monde à Saint-Baslemont peut affirmer que le citoyen n'a pas émigré, dit l'une d'elles.
—Depuis longtemps il était malade, dans son lit, hors d'état de voyager, dit une autre.
—Il a toujours été bon et compatissant pour les pauvres gens, ajouta une troisième.
—On ne peut l'arrêter, reprirent-elles en choeur, et déjà menaçantes.
Mais, d'un signe, Curtius Scoevola ordonna aux gardes nationaux disséminés dans la foule de se rapprocher de lui, et d'un ton de commandement il cria:
—Silence, et que nul de vous ne s'avise de résister à la loi, s'il ne veut tâter de la prison d'Epinal. J'ai ordre d'emmener le citoyen, et cet ordre je l'exécuterai. Qu'on se le tienne pour dit. Je pourrais borner là mes explications. Mais je veux bien vous en donner de plus complètes, ne serait-ce qu'afin de vous montrer jusqu'où peut aller la perfidie des aristocrates. Celui-ci vous a trompés, braves gens. Alors qu'on vous faisait croire que la maladie le clouait sur sa couche, il était à Coblentz. Il peut nier devant vous. Mais niera-t-il encore quand on le mettra en présence de ceux qui l'ont vu dans cette ville, au café des Trois-Couronnes, assis à la même table que les émigrés et en train de conspirer avec eux?
L'éloquent Curtius s'arrêta pour reprendre haleine et juger de l'effet de ses révélations. Cet effet était tel qu'il, le souhaitait. Se voyant trahi, et répugnant à un mensonge qu'il sentait inutile, devinant à l'attitude des gens de Saint-Baslemont leur surprise et comme un commencement d'irritation, M. de Malincourt se taisait.
—Il ne proteste pas, continua Joseph Moulette, dit Curtius Scoevola; il n'ose protester, et son silence est un aveu.
—Je suis allé à Coblentz avec l'intention d'en revenir, objecta simplement le comte, et j'en suis revenu.
—Avec le dessein d'y retourner, car tu allais partir, à preuve ce déguisement et celui de la citoyenne ton épouse. Depuis quand les riches seigneurs accoutumés au velours et à la soie revêtent-ils la laine et la bure, si ce n'est dans de méchants desseins? Tu déclares n'avoir pas émigré en fait, soit; mais tu as émigré d'intention, et c'est tout comme. Si j'étais arrivé une heure plus tard, j'aurais trouvé la maison vide, avoue-le.
—Eh bien! oui, je l'avoue, s'écria fièrement M. de Malincourt; c'est trop s'abaisser que de mentir. Je fuyais, non seulement pour sauver ma liberté et ma vie, la vie et la liberté de ma famille, mais encore pour ne pas rester dans un pays où l'innocence est persécutée et le crime triomphant.
Joseph Moulette souriait dédaigneusement.
—Vous l'avez entendu, mes amis, dit-il; non content d'avouer, il blasphème. Pensez-vous encore qu'il n'a pas mérité la rigueur des lois?
Et comme personne ne répondait, il ajouta en s'adressant à M. de
Malincourt:
—Citoyen, en vertu des ordres dont je suis porteur et au nom de la loi, je t'arrête. Dans deux heures, nous partirons pour Epinal.
À ce moment, Mme de Malincourt intervint.
—J'espère, Monsieur, que vous me permettrez de partir avec lui, fit-elle.
—C'est que je n'ai pas reçu d'instructions à ton sujet, citoyenne!
—Vous êtes donc libre d'agir à votre gré, et vous ne serez pas assez cruel pour me séparer de mon mari. S'il est coupable, je ne le suis pas moins.
—C'est vrai, ce que tu dis là. Eh bien, c'est entendu, je t'arrête aussi. Si vous avez tous deux quelques dispositions à prendre, je vous autorise à y consacrer le temps qui vous reste avant le départ. Quant à moi, je vais opérer une perquisition dans vos papiers.
Il donna un ordre aux gardes nationaux qui l'entouraient, et ceux-ci firent évacuer la salle, où bientôt le comte et la comtesse se trouvèrent seuls, gardés à vue, après avoir vu sortir lentement et tête basse leurs fidèles serviteurs impuissants à les sauver.
—Nous sommes perdus! dit alors M. de Malincourt.
—Qu'importe! répondit sa femme, si jusqu'à la fin on ne nous sépare pas.
—Mais nos enfants, Louise?
—Dieu veillera sur eux, répondit-elle.
Quelques heures plus tard, deux voitures sortaient du château de Saint-Baslemont, remis à la garde de la municipalité. Elles emportaient vers Epinal les prisonniers et leur escorte, tandis que, non loin de là, au prieuré de Bonneval, se mettait en route, s'en allant vers l'inconnu, sous la conduite de Valleroy, un enfant qui pleurait.
CHAPITRE III
SUR LE RHIN
Au lever du soleil, un bateau parti de Bâle et chargé de passagers descendait le Rhin, ses voiles ouvertes, gonflées par la brise. Après avoir dépassé Mayence, il se trouvait maintenant entre Bingen et Coblentz. Le matin était radieux. Sous la fraîcheur de l'air, on sentait pointer la chaleur. Du ciel qui s'embrasait, s'abaissait sur les choses, en les enveloppant, une lumière éblouissante. Aux bords du fleuve, se déroulait un paysage magique. C'étaient, tout au ras de la rive, des bourgs, des vignes, des forêts; au delà, des montagnes boisées, courant parallèlement au Rhin, portant sur leurs flancs ou à leur sommet des châteaux féodaux en ruines, et parfois, accroupies à leur pied, les murailles écroulées de quelque abbaye, percée de fenêtres ogivales qui encadraient, depuis des siècles, les mêmes coins d'azur. Brusquement, à de fréquents intervalles, cette splendeur de nature s'éteignait, dans l'évanouissement des horizons soudain disparus. Au-dessus des berges, des rochers sombres remplaçaient villages, vignobles et futaies. Ils surplombaient le fleuve où se reflétait leur paroi glissante et haute, couronnée de déchiquetures capricieuses, et le bateau, poursuivant sa route, paraissait s'engager dans un défilé sauvage sans lumière et sans issue. Mais bientôt le défilé cessait, et de nouveau le soleil caressait de ses feux la nappe mouvante des eaux s'étalant plus librement dans leur lit élargi.
Pour admirer la grandiose beauté de ce spectacle et goûter le charme infini de ce matin d'été, les passagers, depuis qu'avait commencé à poindre le jour, étaient montés sur le pont, peu à peu. Réunis en groupes, appuyés sur la balustrade en bois qui bordait le bateau, assis sur des bancs, des malles, des tas de câbles enroulés, ils causaient entre eux, en regardant fuir le rivage des deux côtés de l'immense fleuve au courant rapide, ou en se montrant les grands radeaux formés de troncs d'arbres fraîchement coupés, reliés entre eux par des cordes et des clous, et qui s'en allaient, au fil de l'eau, de leur point de départ à leur point d'arrivée.
Dans ces groupes, toutes, les conditions sociales étaient représentées. Il y avait des gentilshommes et des grandes dames que désignaient l'élégance de leurs vêtements et la blancheur de leurs mains; des paysans aux costumes pittoresques et variés, qui trahissaient pour quelques-uns une origine étrangère; des soldats de tous grades, aux uniformes divers, qui n'appartenaient pas tous aux armées de la Confédération germanique, bien qu'on fût en pays allemand; des prêtres en habit noir, reconnaissables à leur petit collet, des moines et des religieuses. Pour la plupart, ils parlaient en français, sans crainte de trahir leur qualité d'émigrés.
Les émigrés, à cette époque, remplissaient l'Allemagne et surtout les contrées du Rhin. On ne pouvait guère voyager sans en rencontrer, dans les villes, sur les routes, aux relais, sur les bateaux, dans les voitures publiques, dans les auberges. Partout ils révélaient leur nationalité par la spirituelle gaieté de leurs propos, par leur courtoisie envers les femmes, par leur générosité s'ils avaient la bourse pleine, et, si elle était à sec, par les bonnes et aimables paroles à l'aide desquelles, à défaut d'argent, ils payaient les services qu'on leur rendait. Les habitants des territoires qu'ils traversaient s'étaient tellement accoutumés à leur présence qu'ils ne la remarquaient plus. Leur rassemblement sur ce bateau, ce matin-là, n'offrait donc qu'une image réduite de ce qui se passait à la même heure, un peu partout, dans les pays suisses et allemands, où, quoique étrangers, ils se considéraient comme chez eux.
Il s'en fallait cependant que, dans cette foule nomade, réunie au hasard des voyages, tous les visages fussent heureux. Même sur ceux où s'affichait l'insouciance et s'épanouissait le rire, il y avait comme un reflet de mélancolie, et, tout au fond du regard, une expression d'inquiétude qui protestait contre la gaieté factice sous laquelle les plus fiers s'efforçaient de cacher leur peine. Comment en eût-il été autrement? D'abord exilés volontaires, les émigrés étaient bientôt devenus des proscrits, par suite des terribles châtiments édictés contre eux par l'Assemblée nationale de France. Cette patrie d'où ils s'étaient enfuis, poussés les uns par la peur, les autres par la colère, ils n'y pouvaient plus rentrer. Tous ou presque tous y avaient laissé des êtres chers, leurs biens, leur fortune, ce qui fait la douceur du sol natal et le charme de la vie. Ces trésors perdus, un ciel étranger ne pouvait les leur rendre; ils étaient condamnés à les pleurer jusqu'au jour où la patrie se rouvrirait devant eux.
Cette intime et cruelle douleur, aucun des passagers réunis sur le bateau allant de Bâle à Coblentz ne paraissait la ressentir au même degré qu'un enfant d'une douzaine d'années, qui affectait de se tenir à l'écart, à l'arrière du bateau, adossé au cabestan, d'où, les yeux fixés devant lui, il semblait suivre, dans le vide, une vision attristante. Son costume était celui d'une condition modeste. Mais la finesse de ses traits, la fierté de son regard, la grâce de sa personne révélaient si clairement la race et la haute éducation, que ses modestes habits en drap noir, où ne se voyaient ni soie, ni broderies, ni dentelles, ni rien de ce qui relevait alors la toilette des nobles, avaient l'air d'un déguisement. À quelque distance de lui, un homme, qu'à sa tenue on pouvait prendre également pour un artisan aisé ou pour un bourgeois de petite ville, ne le perdait pas de vue, tout en respectant son isolement et son silence. À les voir tous deux ainsi, il n'aurait pas fallu une longue observation pour deviner que le plus jeune avait le droit de commander au plus âgé, mais que le plus âgé n'était là que pour veiller sur le plus jeune et le protéger.
Depuis déjà longtemps ils gardaient l'un et l'autre la même attitude, lorsque, tout à coup, l'enfant sortit de sa rêverie, et se tournant vers son compagnon:
—Quand arriverons-nous à Coblentz, Valleroy? demanda-t-il.
Tout en se rapprochant, Valleroy répondit:
—Dans la soirée, Monsieur le chevalier.
—Encore douze heures, soupira Bernard; que c'est long!
—Et ce sera bien plus long encore si vous ne vous armez de résignation et de courage, Monsieur le chevalier; si vous vous obstinez dans votre tristesse, au lieu de vous distraire!
—Me distraire! Est-il donc possible de ne pas songer à mes malheureux parents? Me distraire! Quand ils sont emprisonnés, séparés de leurs enfants, privés de toute consolation!
—Il faut se dire que leur captivité ne durera pas.
—Qu'en sais-tu, Valleroy?
—Il n'est pas d'usage qu'on retienne des innocents sous les verrous.
—Ah! Valleroy, pourquoi m'as-tu emporté? Pourquoi ne m'avoir pas laissé avec eux?
—Parce que j'avais reçu de M. le comte l'ordre de vous sauver. D'ailleurs, même sans ordre, j'aurais agi de même. Nous serions bien avancés si vous étiez en prison! Cela n'eût fait que rendre moins aisée la délivrance de ceux sur qui vous vous hâtez trop de pleurer.
—Tu espères donc les délivrer?
—Oui, certes, je l'espère. Je n'ai cessé d'y penser depuis que nous sommes partis de Saint-Baslemont, Durant l'affreuse nuit témoin de notre fuite, dans la petite voiture qui nous emportait à travers bois, tandis que vous versiez des larmes, moi j'arrêtais les grandes lignes de mon plan. Pendant les quelques heures que nous avons passées à Bâle à attendre le bateau, j'y travaillais encore; j'y ai travaillé depuis, et maintenant je le tiens.
—Parle, parle, mon bon Valleroy, supplia Bernard en entraînant son compagnon plus loin des groupes que formaient les passagers. Confie-le moi, ton plan.
—Oh! il est bien simple. Quand je vous aurai remis à votre frère, à M. le vicomte Armand, je reviendrai sur mes pas; je referai seul le trajet que je fais en ce moment avec vous, et j'irai à Epinal. Là, j'ai des amis, des amis résolus, dévoués, à l'aide desquels je délivrerai M. le comte et Mme la comtesse.
—Comptes-tu forcer les portes de leur prison?
—Je compte acheter leurs geôliers.
—Et tu crois… As-tu de l'argent, seulement?
—Mes économies d'abord, que je portais sur moi quand le malheur est arrivé, puisque, par l'ordre de M. le comte, je me disposais à partir pour Paris.
—Et si tes économies ne suffisent pas?…
—Elles suffiront. Les services des gredins à qui j'aurai affaire ne coûtent pas cher. D'ailleurs, à Epinal on me connaît, j'ai du crédit, et, au besoin, je trouverai à emprunter.
—Mais je ne veux pas que tu y sois du tien…
—Le mien est le vôtre, Monsieur le chevalier. Vous me rembourserez plus tard, si tel est votre bon plaisir.
Bernard prit la main de Valleroy et dit:
—Pourrons-nous reconnaître jamais ce que tu fais pour nous?
—Vous ne me devez rien, Monsieur le chevalier. M. le comte a été mon bienfaiteur, et jamais je ne m'acquitterai envers lui. Et puis, vous le savez, Valleroy appartient à Malincourt.
—Oui, s'écria Bernard, mais si, grâce à toi, mes parents sont sauvés, c'est Malincourt qui appartiendra à Valleroy.
Pendant leur entretien, le soleil qui, tout à l'heure, était encore à son lever, avait poursuivi sa course dans le ciel. Après être sorti de derrière les montagnes qui fermaient l'horizon du côté de l'Orient, il planait maintenant tout en haut du vide immense que ses rayons chauffaient et éclairaient de leurs pointes de feu, en fouillant profondément le paysage. Sous sa lumière vibrante, le vert des arbres et le bleu des eaux étincelaient, chargés de paillettes d'or, que les forêts du rivage envoyaient au fleuve et que le fleuve leur renvoyait. Elles flottaient de toutes parts, ces paillettes lumineuses; elles s'accrochaient aux arbres, se laissaient charrier par les ondes, donnaient aux rochers nus, noyés dans leurs feux, l'aspect de gisements aurifères.
Sur le pont du bateau, on avait tendu des tentes sous lesquelles les passagers cherchaient un abri contre la chaleur. Tous jouissaient de cette matinée vivifiante et saine, si propre à rendre courage et sérénité aux âmes énervées par l'excès des infortunes subies déjà ou redoutées pour un avenir prochain. Les tristesses que la nuit amasse autour des malheureux, en vagues rêves ou en réflexions poignantes, se dissipaient, cédant la place pour quelques heures aux espérances qui soutiennent et consolent, sans lesquelles l'homme serait écrasé sous le poids de ses maux. Bernard lui-même, malgré de légitimes motifs d'angoisses, se sentait allégé, voyait l'avenir moins sombre, revenait à la gaieté de son âge. Oh! le puissant magicien, l'admirable guérisseur de plaies que le divin soleil!
—Ne voulez-vous pas déjeuner, Monsieur le chevalier? demanda Valleroy.
—Pourrons-nous nous procurer des vivres sur ce bateau? objecta l'enfant.
—Oui, à prix d'argent, un prix très haut sans doute. Mais, grâce à mes précautions, je suis en état de vous servir un repas à peu près convenable.
—Auquel je ne goûterai que si tu en prends ta part, assis à mon côté.
—Je n'oserai jamais, Monsieur le chevalier. Je n'oublie pas que vous êtes mon seigneur et que je ne suis ici que pour vous servir.
—Que parles-tu de me servir, Valleroy, quand mon père m'a confié à toi comme à un protecteur? Il n'y a plus ici ni serviteur, ni maître, mais seulement des amis, entre qui tout doit être commun.
Ce fut dit d'un accent de résolution et de crânerie qui ne permettait ni protestation ni résistance. Valleroy se résigna, sans mot dire, et s'éloigna docilement après avoir enveloppé Bernard d'un regard chargé d'admiration et de sollicitude, qui signifiait que, pour l'enfant remis à sa garde, il était prêt à se faire hacher en morceaux. Après avoir disparu la durée de quelques minutes, il revint. Il portait d'une main une sacoche en cuir, de l'autre, une vieille caisse vide. Il jeta le tout sur le plancher en disant:
—Voici la table et voici de quoi la garnir.
En un tour de main, le couvert fut dressé, une serviette blanche sur la caisse, et, sur la serviette, un poulet froid, un pâté à la croûte luisante, des cerises et une bouteille de vin du Rhin qui, sous le soleil, semblait contenir un flot de rubis.
—D'où vient tout cela? demanda Bernard surpris.
—De chez un traiteur de Mayence, Monsieur le chevalier. C'est moins brillant qu'au château de Malincourt, mais vous jugerez que c'est aussi bon.
Les sièges manquaient. À l'exemple de Valleroy, Bernard en improvisa un à l'aide d'un tas de cordes et, une fois installé, se mit à manger de grand appétit. Autour d'eux, beaucoup de passagers en faisaient autant. Des victuailles apparaissaient de toutes parts. Chacun s'était arrangé à qui mieux mieux, étalant son repas, qui sur ses genoux, qui sur un banc, qui sur un panier. Les menus, par exemple, étaient loin de se valoir; tandis que, pour les uns, ils se composaient de mets choisis, poissons bouillis ou viandes froides, ils se réduisaient pour d'autres à un morceau de pain bis sur lequel, très humbles, ils mordaient à la dérobée, en regardant le paysage, comme honteux d'être contraints de se nourrir pauvrement et comme si la nature radieuse, qui déroulait ses splendeurs sous leurs yeux, eût insulté à leur misère.
À ce moment, l'attention de Bernard fut soudain captivée par l'apparition d'une enfant qui venait de se montrer sur la plus haute marche de l'escalier conduisant dans l'intérieur du bateau. Huit ans à peine, des cheveux noirs épars sur les épaules qu'ils caressaient de leurs boucles soyeuses, des yeux larges et rieurs illuminant le visage d'une blancheur éclatante, une fossette à la joue droite, cette fillette vêtue de blanc était, des pieds à la tête, dans ses traits, ses mouvements, sa démarche, d'une grâce invraisemblable, d'une beauté de rêve. Timide et hardie à la fois, elle circulait à travers les groupes, avec l'attitude envieuse et gourmande d'un jeune chien qui rôde autour d'une table avec l'espoir qu'il en tombera quelque rogaton.
D'où venait-elle, l'adorable enfant? Comment se trouvait-elle là toute seule, ayant l'air de mendier sa nourriture? Qui était-elle? Oh! ce n'était pas difficile à deviner. Une petite Française, probablement une fille d'émigré…
—Peut-être est-elle comme moi, séparée de ses parents, pensa Bernard.
Sous l'empire d'un sentiment qu'il éprouvait pour la première fois, fait de commisération soudaine et d'involontaire attrait, son coeur allait d'un bond vers la mignonne créature dans laquelle il devinait une compagne d'infortune, et que le hasard de sa promenade conduisait vers lui et vers Valleroy. A trois pas d'eux, elle s'arrêta, l'oeil sur les cerises, dont la blancheur de la nappe avivait la couleur vermeille.
—Viens, petite! lui cria Bernard.
Elle obéit avec lenteur, un doigt sur ses lèvres, dévorant les fruits de son regard candide. Alors, il lui dit:
—Veux-tu déjeuner avec moi?
Comme elle ne répondait pas, Valleroy ajouta:
—Puisque M. le chevalier vous invite, acceptez, ma mignonne.
Elle hésitait encore. Mais Bernard tendit la main, attira l'enfant, l'obligea à s'asseoir sur ses genoux, et, lui donnant une aile du poulet déjà dépecée, il reprit:
—Mange donc, ma petite amie, et si tu as soif, bois.
Il lui offrait son verre. Elle y trempa ses lèvres et, sans se faire prier davantage, mordit à belles dents sur le morceau de viande qu'elle tenait au bout de ses doigts. Mais une voix grondeuse se fit entendre:
—N'as-tu pas de honte, Nina? Est-il convenable qu'une demoiselle de bonne maison s'attable avec des inconnus? Remercie ces messieurs et viens près de moi.
À ces mots, Bernard releva la tête pour voir la personne qui venait de parler. C'était une jeune femme, grande, mince et blonde, avec des yeux très doux, coiffée d'un chapeau de paille à larges bords, vêtue d'une robe en soie couleur feuille morte, jadis élégante, mais maintenant usée aux coutures et toute fripée. Surprise et mécontente de la hardiesse de l'enfant, elle la rappelait du geste et de la voix, avec des airs de colère qui n'étaient qu'en surface et ne l'empêchèrent pas de sourire, quand elle vit l'embarras de Nina partagée entre la nécessité d'obéir et le regret de quitter si vite le festin devant lequel elle venait de s'asseoir. Bernard s'était levé, et s'avançant vers l'inconnue:
—Ne la grondez pas, madame: la pauvre petite avait refusé d'abord.
C'est moi qui l'ai obligée à accepter.
—Alors, Monsieur, agréez mes remerciements.
—Je ne les accepterai, Madame, que si vous permettez à votre fille de rester avec nous et si vous vous joignez à elle pour partager notre repas.
Et relevant fièrement la tête, il ajouta, à demi-voix:
—On me nomme le chevalier Bernard de Malincourt.
L'inconnue s'inclina; puis montrant Nina, qui, sûre de son consentement, recommençait à manger:
—Je ne suis pas sa mère, dit-elle, mais, malgré l'apparente humilité de sa condition, elle est fille de gentilhomme. Son père était le baron d'Aubeterre, il commandait une compagnie dans le Royal-Allemand, régiment du prince de Lambesc. Il est mort, le 12 juillet 1789, pour le service du roi.
—Et sa mère? demanda Valleroy.
—Morte aussi, un an après, à Bruxelles, où elle avait émigré. Elle n'a pu résister à sa douleur.
—Si jeune et déjà si malheureuse! murmura Valleroy en couvrant l'orpheline d'un regard de commisération.
—Oui, et bien digne de pitié, continua l'inconnue, car, malgré mes efforts pour lui faire un sort meilleur, je n'ai pu que l'associer à ma misère. Sans vous, Messieurs, la pauvre chérie eût été réduite à déjeuner comme moi d'un morceau de pain… Je ne sais comment vous exprimer ma reconnaissance.
—C'est bien simple, répliqua Valleroy avec enjouement; mettez-vous là,
Madame, et suivez l'exemple de Nina.
Elle résistait encore, malgré la pressante invitation de Valleroy, que charmaient sa réserve, sa discrétion et sa grâce. Mais Nina, qui n'avait encore rien dit, joignit sa prière» à celle de ses nouveaux amis:
—Fais comme moi, tante Isabelle; cela vaudra mieux que de manger ton pain tout sec. N'est-ce pas, Monsieur le chevalier, que tu veux bien? ajouta-t-elle en s'adressant à Bernard.
—Je le veux, à condition que tu m'embrasseras.
Un rire clair et perlé lui répondit. Agitant au bout de ses doigts l'os de poulet qu'elle ne voulait pas lâcher bien qu'il ne restât plus de viande autour, Nina éleva ses lèvres à la hauteur des joues de Bernard et l'embrassa en disant:
—Tu es bien gentil, Monsieur le chevalier, et je t'aime de tout mon coeur.
—Maintenant qu'elle a payé, mettez-vous à table, Madame, reprit
Bernard.
—J'accepte puisque vous le voulez, répondit tante Isabelle souriante, et aussi parce que j'ai grand'faim.
Valleroy, très empressé, l'obligea à s'asseoir sur le rouleau de cordes dont il s'était fait un siège et lui-même resta debout, heureux de la servir, en la regardant. Pendant quelques instants, tante Isabelle mangea en silence. Puis quand sa faim fut rassasiée, elle dit:
—Je vous ai fait connaître qui était cette enfant. Je dois vous avouer mon nom et ma profession. On me nomme Isabelle Lebrun et je suis comédienne.
—Vous jouez la comédie? demanda Bernard, dont la curiosité brusquement s'éveillait.
—Et aussi la tragédie, tout comme la mère de Nina, qui faisait partie de la troupe des comédiens du roi quand le baron d'Aubeterre l'épousa. À cette époque, je ne l'avais jamais vue; je ne savais rien d'elle que son nom, qui était célèbre, car elle s'appelait Mme Dangeau.
—La grande tragédienne? reprit Bernard. Mais je la connaissais; ta maman, ajouta-t-il en embrassant Nina. Elle est venue une fois à l'hôtel de Malincourt, un soir de fête, il y a quelques années. Elle a récité des vers. J'étais tout petit, mais je m'en souviens.
—Puisque, vous l'avez connue, continua tante Isabelle, je ne vous parlerai ni de son talent ni de sa beauté. En épousant M. d'Aubeterre, elle avait quitté le théâtre et s'était fait oublier. Mais lorsque, après la mort de son mari, elle eut émigré, se trouvant à Bruxelles, dénuée de ressources, l'idée lui vint d'utiliser ses talents. Une troupe de comédiens français, dont je faisais partie, donnait des représentations dans cette ville. Elle alla leur offrir ses services, qui furent acceptés avec joie, comme bien vous pensez. Jusqu'à son arrivée, nous avions végété, tant étaient peu nombreux les spectateurs que nous attirions. Mais quand on sut que la célèbre Dangeau nous apportait son concours, ils affluèrent, et ce fut pour elle, pendant une année, sur toutes les grandes scènes de Flandre et des Pays-Bas, une suite de triomphes. C'est ainsi que j'eus l'honneur non seulement de paraître sur les planches à côté de la Dangeau, mais encore de recevoir ses conseils et de conquérir son amitié. Et cela vous explique comment sa fille se trouve aujourd'hui entre mes mains. En mourant, elle me l'a confiée.
Valleroy avait écouté ce récit avec une attention émue et attendrie.
—Et maintenant, comment vivez-vous? fit-il.
—De ma profession, quand je trouve à l'exercer. Je parcours les villes de Suisse et d'Allemagne où se trouvent des Français. S'il y a des comédiens donnant des représentations, je tâche de me faire admettre parmi eux. Malheureusement, ces occasions sont rares, d'autant plus rares que plusieurs dames de l'aristocratie, obligées de gagner leur vie, se sont résignées à monter sur les planches et y tiennent les mêmes emplois que moi. Alors, je vais réciter des vers dans les cafés, dans les auberges, sur les bateaux, partout où il y a des rassemblements. La petite est intelligente; je l'ai dressée à me donner la réplique. Elle s'en acquitte gentiment. Puis elle fait la quête parmi les auditeurs. Quelquefois, elle recueille beaucoup, d'autres fois, très peu. Comment nous vivons? Au hasard des chemins, comme les hirondelles.
—Vous étiez digne d'une existence meilleure, remarqua Valleroy.
—Aussi, suis-je horriblement lasse de celle que je mène, et si ce n'était cette enfant à laquelle je me suis dévouée…
Elle n'acheva pas et demeura rêveuse, tandis que Bernard, pressant plus étroitement contre lui la petite Nina qui s'endormait entre ses bras, interrogeait Valleroy d'un air inquiet comme s'il craignait de comprendre le langage de tante Isabelle.
—Si ce n'était cette enfant, que feriez-vous? s'écria Valleroy, tout à coup anxieux.
Elle regarda le ciel bleu, puis les eaux aux vagues étincelantes, et murmura:
—La mort, c'est la délivrance.
—La mort! À votre âge! Quelle impiété! Il faut vivre, tante Isabelle, surtout maintenant que vous avez des amis…
Valleroy parlait avec véhémence, comme inspiré par une ardente sollicitude. Mais tante Isabelle, un peu surprise, ne comprit pas ce que signifiait ce langage. Elle ne devait le comprendre que bien des années après. Elle y puisa cependant assez de confiance et de courage pour répondre, résignée, au cri de Valleroy:
—Vous avez raison, Monsieur; il faut vivre pour la petite, et je vivrai. Après tout, la vie n'est pas toujours inclémente. Elle est comme la nature, qui nous donne, après les jours d'orage, des jours de soleil. Aujourd'hui est un bon jour puisqu'il nous apporte la sympathie de coeurs généreux et bons.
Le repas était terminé. Valleroy en serra les restes dans la sacoche, jeta les débris par-dessus bord. Puis il se rapprocha de tante Isabelle pour continuer l'entretien commencé, tandis que Bernard, toujours assis à la même place, demeurait immobile, afin de ne pas réveiller Nina, endormie sur ses genoux.
Autour d'eux, le pont du bateau, tout à l'heure vivant, bruyant, animé comme une place publique ou une salle de restaurant, avait pris une physionomie de somnolence. La chaleur battait son plein. Le soleil de midi incendiait l'onde calme et unie, les forêts du rivage, les toitures des maisons, les rochers géants qui dressaient au-dessus d'elles leurs cimes altières, couronnées de ruines. La brise du matin ayant cessé, les voiles pendaient dégonflées, piteusement plates, aux mâts qui craquaient dans l'air brûlant et alourdi. Sous la tente, quelques passagers faisaient la sieste; d'autres lisaient qui des lettres, qui des gazettes. Ceux qui causaient entre eux parlaient à demi-voix comme s'ils eussent subi les effets de l'engourdissement qui pesait sur le paysage et sur les eaux.
Bernard, à l'exemple de Nina, s'était assoupi, et c'était un groupe exquis qu'ils formaient tous deux, lui assis sur le plancher, adossé au cabestan, protégeant de ses bras d'enfant, ainsi qu'un trésor précieux, l'autre enfant qui dormait la tête sur son épaule, mêlant ses cheveux aux siens. Comme si le souci de la petite créature laissée sans sa garde l'eût empêché de s'endormir, de temps en temps, il ouvrait les yeux. Mais il regardait sans voir et, presque aussitôt, ses paupières appesanties se refermaient. Tout en poursuivant sa causerie avec tante Isabelle, Valleroy ne le perdait pas de vue.
—M. le chevalier s'est endormi, dit-il, au bout de quelques instants. Le pauvre enfant tombait de sommeil. Il a passé la nuit dernière à pleurer.
—C'est comme Nina, répondit tante Isabelle. Elle avait des rêves affreux et ne cessait de m'appeler, bien que je l'eusse couchée près de moi sur un banc de l'entrepont.
—Les chères créatures auront connu bien jeunes de dures épreuves, observa Valleroy.
—Et cependant, que n'eussions-nous donné pour les leur épargner!
—Vous aimez tendrement cette petite Nina, tante Isabelle?
—Autant que vous aimez votre maître, Monsieur Valleroy.
Ils se regardèrent. À leur insu, l'identité de leurs sentiments rapprochait leurs coeurs, formait entre eux un lien plus fort.
—Nous avons tous deux ici-bas une tâche égale, reprit Valleroy, un enfant à protéger et à élever.
—Oui, mais celui qu'on vous a confié aura une destinée meilleure que celui dont j'ai la garde.
—Qu'en sait-on? Les parents de M. le chevalier sont en prison, réservés peut-être à quelque mort affreuse.
—S'il a le malheur de les perdre, il aura du moins leur fortune pour assurer son existence, son frère pour l'élever; enfin, à défaut de fortune, à défaut de son frère, il peut compter sur vous.
—Je ne suis qu'un homme, moi; je ne saurais lui tenir lieu de mère si jamais il devenait orphelin; si j'étais chargé de le préparer aux devoirs de la vie, je voudrais une compagne comme vous pour m'aider à remplir ma tâche. Elle serait une mère pour M. le chevalier; je serais un père pour Nina.
—Vous me jugez avec trop de bienveillance.
—C'est mon coeur qui vous juge, et il ne se trompe pas.
Ils restèrent silencieux, accoudés à la balustrade. Tout à coup, tante
Isabelle toucha le bras de Valleroy.
—Connaissez-vous cet homme qui rôde autour de nos enfants?
—Quel homme?
—Ce vieux à longs cheveux blancs.
—Oui, un drôle de particulier et d'allure étrange. Que leur veut-il? Pourquoi les regarde-t-il ainsi? C'est un personnage à surveiller. On rencontre tant de coquins en voyage!
L'individu qui attirait ainsi l'attention de Valleroy et de tante Isabelle ne méritait pas, cependant, à le juger du moins sur les apparences, la sévère appréciation dont il venait d'être l'objet. Son regard doux et clair respirait la bonté et sous les cheveux blancs qui sentaient de son chapeau en feutre, à larges bords, et couvraient ses épaules de leurs boucles en désordre, il avait une physionomie tout à fait vénérable. Par malheur pour lui, l'excentricité de son accoutrement ne prévenait pas en sa faveur. Il portait un vieux pourpoint en velours noir, serré à la taille par une ceinture de cuir, des culottes bouffantes également en velours, des bas de soie et des souliers ornés sur le coup-de-pied de rosettes bouffantes. Comme le fit remarquer tante Isabelle, on eût dit un personnage de Van Dyck, et, ce qui complétait l'illusion, c'était une barbe grise, taillée en pointe, et des moustaches dont les bouts effilés se relevaient menaçants au coin des lèvres, accusant les rides de la peau jaunie comme un vieux parchemin.
—Ce n'est pas un coquin, fit-elle en souriant.
—Un fou, alors?
—Plutôt un artiste, je suppose.
Comme pour justifier cette opinion, le personnage s'arrêta brusquement en face des enfants endormis, tira de la poche de son pourpoint un album auquel attenait un crayon et se mit à croquer rapidement les deux petits dormeurs.
—Que vous disais-je? continua tante Isabelle. C'est un peintre.
Mais, à ce moment, Bernard se réveillait et tournait la tête, cherchant des yeux Valleroy.
—Ne bougez pas, mon jeune seigneur, lui cria l'artiste avec un rude accent tudesque; je n'en ai pas pour longtemps.
D'abord surpris et craintif, mais vite rassuré en apercevant à quelques pas de lui tante Isabelle et Valleroy, Bernard ne remua plus. Ce fut, d'ailleurs, terminé en dix minutes et le peintre ferma gravement l'album en disant:
—Ce n'est qu'un souvenir que j'utiliserai dans mon prochain tableau, mais dont, moi, Venceslas Reybach de Coblentz, peintre breveté de S. A. S. Mgr le prince-évêque, électeur de Trêves, je serai enchanté d'offrir une copie à mes charmants modèles.
Dans ce boniment ampoulé, débité avec emphase, Valleroy n'avait saisi qu'une chose, c'est que Venceslas Reybach était de Coblentz et que, sans doute, il y retournait. Il alla vivement à lui.
—Puisque vous êtes de Coblentz, Monsieur, vous avez entendu peut-être parler du vicomte Armand de Malincourt.
—J'ai fait plus que d'en entendre parler, répliqua Venceslas avec hauteur; je suis son ami comme je suis l'ami de tous les grands seigneurs français émigrés, en résidence sur les bords du Rhin.
—Vous connaissez mon frère, Monsieur? s'écria Bernard d'un mouvement si brusque qu'il réveilla Nina.
—Le vicomte de Malincourt, votre frère!
—Oui, Monsieur, et nous sommes à sa recherche.
—Eh bien! soyez sans inquiétude, je vous conduirai vers lui. Est-ce là votre soeur? ajouta le peintre en désignant Nina qui, tout effarouchée par la soudaineté de son réveil, se réfugiait dans les jupes de tante Isabelle.
—Ce n'est qu'une petite amie, mais je l'aime comme si elle était ma soeur.
Sur cette réponse qui exprimait l'intime et pure pensée de son coeur, Bernard se mit à examiner le vieux Reybach, qui devenait un personnage à ses yeux puisqu'il était l'ami d'Armand, et qui se drapait dans sa défroque comme un paon dans l'auréole de ses plumes étalées, tout fier d'être devenu, grâce à ce petit incident, le point de mire de la curiosité des passagers. Du reste, en dépit de ses allures excentriques et de son costume invraisemblable, c'était le meilleur des hommes. Il eut vite fait d'en convaincre Bernard, tante Isabelle et Valleroy, auxquels, pressé de questions, il parla longuement de Coblentz, des princes frères du roi de France, du vicomte Armand. Bernard apprit ainsi que son frère était attaché, comme officier, à la personne du comte d'Artois, qu'à Coblentz, et partout dans les villes des bords du Rhin, les émigrés étaient si nombreux qu'il n'y avait plus de logements pour les nouveaux arrivants.
—C'est très heureux, dit Reybach à Bernard, que le vicomte de Malincourt soit en état de vous offrir un abri, car je ne sais trop où vous en auriez trouvé un, tant la ville est pleine.
—Mais alors, qu'allons-nous devenir, Nina et moi? demanda tante
Isabelle avec inquiétude.
—Nous ne vous abandonnerons pas, répondit vivement Valleroy.
—Partout où il y aura place pour moi, il y aura place pour Nina et pour vous, Madame, ajouta Bernard.
Venceslas ne voulut pas être en reste et dit à tante Isabelle avec bonne grâce:
—Ma maison n'est pas grande; mais, au besoin, je vous ferai dresser un lit dans mon atelier.
Les heures s'étaient écoulées ainsi. Maintenant, la chaleur s'apaisait et, du fleuve, commençait à monter, autour du bateau, un peu de fraîcheur. Sur le pont, le mouvement des passagers s'accusait dans la confusion de leurs allées et venues, dans le bruit des conversations reprises peu à peu.
—Ma mignonne, dit alors tante Isabelle à Nina, il faut tacher de gagner notre souper. Nous allons donner une séance.
À ces mots, Nina devint très sérieuse. Bernard la vit se recueillir, lever les yeux au ciel avec des airs inspirés et se poser immobile à côté de tante Isabelle. Sur un mot de celle-ci, un homme de l'équipage était descendu dans l'entrepont. Il en revint avec une guitare, que prit tante Isabelle, et dont elle tira quelques accords pour obtenir le silence. La rumeur des conversations tomba aussitôt, un cercle se forma autour des deux femmes, et ce fut dans un calme profond que tante Isabelle éleva la voix.
—Mesdames et Messieurs, dit-elle, je suis comédienne, et je vais avoir l'honneur de vous réciter des vers. Je commencerai par une scène d'Athalie, le chef-d'oeuvre du grand Racine. Mlle Nina, ma nièce et mon élève, me donnera la réplique. Elle sollicitera votre offrande pour elle et pour moi. Je fais appel à votre générosité.
En écoutant ce discours, Bernard sentait son coeur se serrer. Quoi! cette petite Nina, qui venait de le captiver, réduite à ce triste métier! Et tante Isabelle, si douce, si fière, si digne d'être heureuse, obligée d'implorer la charité publique! Cramponné au bras de Valleroy, il les suivait des yeux, secoué par l'émotion, ayant peine à refouler ses larmes, ne sachant s'il devait admirer les infortunées ou les plaindre. Pendant ce temps, tante Isabelle, figurant Athalie, commençait:
—Comment vous nommez-vous?
Et d'une voix douce, grave, ferme, qui paraissait être la voix d'une autre tant elle ressemblait peu à celle que Bernard avait entendue déjà, Nina répondait:
—J'ai nom Éliacin.
—Votre père?
—… Je suis, dit-on, un orphelin…
Et devant les spectateurs attendris, oublieux un moment des misères de l'exil, la scène se déroula dans la beauté radieuse des vers par lesquels ils étaient bercés, comme aux accents d'une musique divine.
CHAPITRE IV
LE FRÈRE DE BERNARD
À la fin du même jour, vers 9 heures, la population de Coblentz était sur les promenades, sous les quinconces, aux devantures des cafés, attirée au dehors par la beauté du ciel et le calme apaisant de cette soirée d'été. À cette époque où la science n'avait encore découvert ni le gaz, ni l'électricité pour éclairer les rues, elles n'avaient pour tout éclairage, la nuit venue, que la flamme pâle des réverbères à huile, et Coblentz, quoique capitale de la principauté de Trêves et résidence de l'électeur régnant, n'était pas mieux partagée que les plus grandes villes. Mais, ce soir-là, très claire était la nuit, de telle sorte qu'on y voyait comme en plein jour, et que nul ne semblait pressé d'aller dormir.
C'était surtout du côté des quais du Rhin, et vers le point où ce fleuve reçoit les eaux de la Moselle, que la foule se portait de préférence avec l'espoir de trouver au bord de l'eau un peu plus de fraîcheur que dans l'intérieur de la ville. De tous côtés elle circulait animée et bruyante, et, aux propos qui se croisaient, à l'accent des voix, aux locutions qu'employaient les parleurs, on se serait cru, non en Allemagne, mais sur les boulevards de Paris. Les costumes des hommes, les toilettes des femmes, les uniformes des soldats ajoutaient encore à l'illusion, car uniformes, toilettes, costumes sortaient de chez les faiseurs de Paris ou avaient été calqués sur les modes de France. Cette particularité ne pouvait surprendre. Si Coblentz, en cette année 1792, était la capitale de l'électorat de Trèves, c'était aussi la capitale de l'émigration, depuis que les frères de Louis XVI étaient venus y chercher un asile auprès de leur oncle l'électeur, et, grâce à sa faiblesse, avaient en toute liberté organisé dans ses États leur gouvernement, leur armée, leur police, en ressuscitant du même coup les élégances des Tuileries et les magnificences de Versailles. Dès ce moment, Coblentz était devenue une succursale de Paris, où des gentilshommes émigrés, accourus en grand nombre autour des princes, avaient imposé aux habitants leurs goûts, leurs habitudes, leurs moeurs. Coblentz n'appartenait plus aux Allemands qui y vivaient, mais aux Français qui y recevaient l'hospitalité et s'y conduisaient à peu près comme en pays conquis.
En même temps que la foule circulait bruyamment à travers les rues, de nombreux consommateurs étaient réunis au café des Trois-Couronnes, le café à la mode. Il y en avait sur la terrasse extérieure; il y en avait dans la salle principale, dont les fenêtres s'ouvraient toutes grandes à la brise du soir. Presque tous étaient gentilshommes; pour la plupart officiers dans l'armée du prince. On les reconnaissait à leurs allures hautaines, à leurs uniformes éclatants, et surtout à leur arrogance envers les rares bourgeois de la ville qu'une vieille habitude conduisait encore au café des Trois-Couronnes, bien que, depuis l'arrivée des Français, ils n'y fussent plus considérés que comme des intrus. Tandis que ces humbles bourgeois se tenaient à l'écart, timides, comme honteux d'oser fumer leurs pipes de porcelaine, peintes, à tuyau recourbé, en buvant de la bière, les gentilshommes, au contraire, allaient et venaient, encombrants, pariant haut, tenant là comme ailleurs toute la place et les meilleures places, affectant de dédaigner la bière allemande et se faisant servir des liqueurs, des sirops, des boissons glacées, toutes choses qui leur rappelaient la France, et, à défaut du vin de Champagne, les vins mousseux du Rhin qui seuls trouvaient grâce à leurs yeux.
À une table placée auprès d'une croisée, trois d'entre eux étaient assis. Indifférents aux bruyantes paroles qui s'échangeaient de table à table dans le tumulte grossissant des appels, des discussions, des entrées et des sorties, ils ne semblaient préoccupés que de ne rien laisser entendre de leur conversation. Penchés les uns vers les autres, ils parlaient à demi-voix.
—Malincourt ne viendra donc pas? dit brusquement le plus jeune, un officier des gardes du comte d'Artois, très élégant sous son costume vert, à parements, revers et collet cramoisi, galonnés d'argent.
—Eh! patience donc, marquis, il est à peine 9 heures. Malincourt était, ce soir, de service auprès du prince. Après le dîner, il aura dû l'accompagner chez Mme de Polastron, et peut-être l'aura-t-elle retenu pour faire la partie de Monseigneur.
Celui qui venait de parler était aussi un jeune homme de belle mine, qui portait avec aisance l'uniforme bleu des chevau-légers.
—Vous êtes heureux d'être patient, vous, mon cher Morfontaine, répliqua son compagnon, moi, je suis loin de vous ressembler. La patience ne fut jamais la vertu favorite de la noble maison de Guilleragues à laquelle j'ai l'honneur d'appartenir.
—Êtes-vous donc si pressé, mon neveu, de voir le vicomte Armand de Malincourt? demanda le troisième personnage, un vieillard, celui-là, qui n'avait rien d'un soldat, ni l'uniforme, ni les manières, mais dont le fin visage, la taille élancée et toute la personne, des pieds à la tête, révélaient la haute naissance. Aussi vrai que je m'appelle le vidame d'Épernon, je ne vous vis jamais agité comme ce soir.
—On le serait à moins, mon oncle, puisque j'attends une réponse d'une extrême importance pour moi.
—Quelle réponse? reprit le vidame, tout en ouvrant la tabatière ornée de diamants qu'il tournait entre ses doigts fins et blancs et en y prenant une prise de tabac.
Le marquis de Guilleragues regarda rapidement autour de lui pour s'assurer que ses paroles ne pouvaient être entendues, puis, se penchant vers son oncle, il dit:
—Nos princes ont été invités au couronnement de S. M. François II, roi de Bohême et de Hongrie, comme empereur d'Allemagne. La cérémonie, qui doit avoir lieu à Mayence, est fixée au 12 juillet et sera l'occasion de fêtes brillantes. Désireux d'y aller, j'ai sollicité l'honneur d'être attaché, pendant la durée du voyage, à la suite de Mgr le comte d'Artois. Malincourt, qui le voit librement à toute heure, s'est chargé de lui présenter ma requête. Il devait la présenter ce soir et m'en faire connaître ici le résultat.
—Alors, vous allez être fixé sur votre sort, mon cher, fit vivement celui qu'on avait appelé Morfontaine. Voilà le vicomte Armand.
Tous les trois tournèrent la tête vers la porte et virent Malincourt qui les cherchait du regard, et répondait aux obséquieux saluts que lui valaient de tous côtés la bienveillance et la faveur du comte d'Artois.
—Par ici, Malincourt, lui cria Guilleragues en se levant.
Armand s'avança, le sourire aux lèvres. C'était un beau garçon de vingt ans, à l'oeil pur et hardi, dont son uniforme, le même que celui de Guilleragues, mettait en relief les formes sveltes et vigoureuses.
—C'est fait, dit-il à son ami, en tendant la main au vidame d'Épernon et au comte de Morfontaine. Tu viens avec nous à Mayence.
Guilleragues lui sauta au cou.
—C'est entre nous à la vie et à la mort, vicomte. Je n'oublierai jamais ce que tu viens de faire pour moi.
—Adresse surtout tes remerciements à Monseigneur, répondit Armand en s'asseyant. Il a été charmant. À peine j'ai eu prononcé ton nom et formulé ton désir qu'il m'a coupé la parole en disant qu'il était très heureux de saisir cette occasion de te prouver l'estime particulière en laquelle il te tient.
—J'irai lui exprimer ma reconnaissance, fit joyeusement Guilleragues, et, dès demain matin, je m'occuperai de mes équipages.
Le vidame souriait à cet enthousiasme, tout en donnant de la main de petits coups secs sur son jabot de dentelle pour en faire tomber quelques grains de tabac qui en tachaient la blancheur.
—Est-ce de moi que vous souriez, mon oncle? lui demanda Guilleragues.
—De vous, non, mon neveu, mais de votre bonheur. Ah! c'est beau, la jeunesse! Et vous voilà tout content de pouvoir faire sauter vos écus.
—Puisque j'accompagne un prince de sang à un sacre impérial, il est tout naturel que je veuille m'y montrer à sa suite dans une tenue digne de lui.
—Oui, certes, et il est très heureux que votre grand-père maternel ait été fermier général et se soit enrichi. Seulement, mon enfant, si j'étais à votre place, je me contenterais des équipages que vous possédez actuellement et qui sont encore en bon état, et, au lieu de me livrer à une dépense au moins inutile, qui ne réjouira que vos fournisseurs, j'en distribuerais le montant entre les camarades moins fortunés que vous.
—Le fait est que nous ne sommes pas tous sur des roses! soupira
Morfontaine.
—Mais je ne demande qu'à vous rendre service, comte, s'écria Guilleragues, un peu troublé par la petite leçon que venait de lui donner son oncle.
—Eh bien, marquis, je ne vous cache pas que cinquante louis seraient en ce moment les bienvenus dans ma bourse.
—Vous les aurez demain, mon cher, et cela ne m'empêchera pas, tout en tenant compte du conseil de M. le vidame, mon oncle, de m'acheter un cheval qui soit digne de figurer dans le cortège de Monseigneur.
Pendant que s'échangeaient ces propos, Armand de Malincourt, qui s'était fait servir une glace, la dégustait à petites gorgées, silencieux et préoccupé. Tout à coup, du bout de la cuillère en vermeil, il frappa sur la table.
—Assez d'enfantillages! dit-il. J'ai à vous entretenir de choses plus graves.
Et comme les yeux de ses amis, subitement fixés sur lui, l'interrogeaient, il continua:
—De graves nouvelles sont arrivées ce soir, de Paris, de Berlin et de
Vienne, Monseigneur m'en a fait la confidence.
—Qu'est-ce donc? interrogea le vidame d'Épernon.
—À Paris, la situation du roi devient pire de jour en jour. Sa Majesté est réellement prisonnière aux Tuileries, n'ayant plus ni la liberté de ses paroles, ni celle de ses actes. Les scélérats qui gouvernent en son nom viennent de signifier à l'électeur de Trèves l'invitation pressante, presque un ordre, de licencier l'armée des princes, et s'ils résistent, de chasser les émigrés. L'électeur s'est effrayé; il a transmis cet ordre à nos augustes seigneurs, en les suppliant de s'y conformer.
—Il fallait s'y attendre, objecta le vidame. Voici trois mois que le gouvernement de Paris, pressé par l'Assemblée nationale, a fait connaître sa volonté. Il ne se laissera pas braver indéfiniment.
—Par bonheur, les puissances ont enfin mesuré le danger dont les menace la Révolution. Elles sont décidées à agir. L'empereur François II a donné l'ordre à ses troupes des Pays-Bas de marcher sur la frontière de France. D'un autre côté s'avance un Corps prussien. Il traversera Coblentz vers le milieu du mois prochain. Le duc de Brunswick est nommé généralissime des armées alliées. Il arrive ici demain.
—L'impératrice Catherine intervient-elle? demanda Morfontaine.
—Non encore par les armes. Mais le prince de Nassau est arrivé ce soir de Saint-Pétersbourg, apportant un million qu'elle offre à la cause royale. Quant aux émigrés, le général marquis de Bouillé vient d'obtenir du roi de Prusse qu'ils soient employés dans les opérations qui se préparent. Brunswick résistait. Il ne voulait pas de nous. Mais Frédéric-Guillaume s'est prononcé. L'armée des princes et l'armée de Condé seront de la partie. On doit négocier à Mayence les conditions de leur entrée en campagne.
—Enfin, nous allons donc combattre! s'écria Guilleragues dont le visage s'illuminait.
Le vidame intervint.
—Ne vous réjouissez pas, mon neveu, dit-il. Ce sera un triste spectacle que celui de Français mêlés aux armées étrangères pour combattre contre des Français.
Les jeunes gens protestèrent.
—Quoi, Monsieur le vidame, c'est vous qui parlez ainsi? dit
Morfontaine.
—Quand il s'agit de délivrer le roi et de rendre à la noblesse de
France ses antiques privilèges! continua le vicomte Armand.
—Mon oncle a toujours été un peu jacobin, ajouta Guilleragues en riant.
Le vidame allait répondre, mais sa parole fut étouffée sur ses lèvres par un cri de surprise que poussa Malincourt en se précipitant vers la porte, au seuil de laquelle venaient d'apparaître de nouveaux venus. Ces nouveaux venus étaient Bernard et Valleroy, accompagnés ou plutôt guidés par Venceslas Reybach. Quelques instants avant, au moment de quitter le bateau, le peintre leur avait dit:
—À cette heure-ci, c'est au café des Trois-Couronnes que vous êtes sûrs de trouver le vicomte de Malincourt. Je vous y conduirai; si vous le voulez bien.
Et à peine débarqué, après avoir laissé à sa porte tante Isabelle et Nina, auxquelles il avait offert une hospitalité provisoire, en attendant qu'elles trouvassent à se loger, il s'était empressé d'amener Bernard et Valleroy au café des Trois-Couronnes. Au moment où ils y arrivèrent, Armand regardait du côté de l'entrée. Il les vit surgir tout à coup, alors qu'il ne songeait guère à eux. Peut-être, si Bernard se fût présenté seul, il ne l'eût pas reconnu sur-le-champ, tant était complète la transformation qu'avait subie l'enfant depuis une année. Mais il reconnut Valleroy et son jeune frère du même coup. C'est alors que, au grand étonnement de ses amis, il s'était précipité vers la porte.
—Bernard! Valleroy! s'écria-t-il. Vous ici! Quelles circonstances?…
Il ne put achever, Bernard se jetait dans ses bras, secoué jusqu'aux larmes par l'émotion que déchaînait dans tout son être leur soudaine rencontre.
—Armand! mon Armand chéri!
Suspendu au cou de son aîné, il lui prodiguait passionnément de tendres caresses, tandis que Valleroy, respectueux, son chapeau à la main, répétait à demi-voix:
—Ah! Monsieur le vicomte, quelle joie de vous revoir!
—Je vous avais bien dit que nous le trouverions ici, observa Reybach.
—Quoi! mon vieux Reybach, c'est vous qui me les amenez?
—C'est moi, Monsieur le vicomte. Le hasard m'a fait connaître l'aimable Bernard et son digne compagnon sur le bateau qui vient de Mayence et je me suis engagé à les piloter jusqu'à vous.
—Comment vous remercier?
—En me permettant de me retirer et de rentrer chez moi où m'attendent deux charmantes Françaises à qui j'ai offert l'hospitalité.
—J'irai vous voir demain, Reybach, pour vous exprimer ma reconnaissance.
—Et la nôtre aussi, Armand, ajouta Bernard, car depuis ce matin M.
Reybach s'est prodigué en bons soins et en attentions.
—Eh bien, c'est entendu, répondit le peintre; je serai heureux de vous revoir demain, mes gentilshommes, et je crois bien que vous trouverez chez moi une petite personne qui sera enchantée, elle aussi, de retrouver Monsieur le chevalier. Sur ce, je me sauve.
Il s'esquiva, et Armand, qui le suivit d'un oeil reconnaissant, vit son grand feutre penché cavalièrement sur l'oreille et son pourpoint noir se perdre dans la foule pressée aux abords du café. Alors, il entraîna son frère et Valleroy au fond de la salle, et, s'asseyant avec eux à une table, il les interrogea.
—M'expliquerez-vous comment vous êtes à Coblentz tous les deux, quand je vous croyais à Saint-Baslemont?
—Nous avons été contraints de fuir, Monsieur le vicomte, dit Valleroy.
—Contraints de fuir! Et notre père, Bernard? Et notre mère?
—Ils ont été arrêtés, mon frère, et emprisonnés à Épinal.
Depuis qu'Armand vivait éloigné de ses parents, tant de malheurs avaient assailli la France; il avait subi lui-même tant de déceptions, tant d'angoisses, qu'il lui semblait qu'aucune catastrophe, quelle qu'elle fût, ne pouvait plus survenir qu'il ne s'y fût attendu et préparé. Mais celle-ci dépassait ses prévisions et ses craintes. Il s'attendait à tout, sauf à l'arrestation du comte et de la comtesse de Malincourt, qu'il croyait protégés par l'attachement de la population de Saint-Baslemont. Il fut comme écrasé sous cette nouvelle, et, mêlant ses larmes à celles de son frère, il resta pendant quelques instants sans pouvoir prononcer une parole, abîmé dans son silence.
—Comment cela est-il arrivé? demanda-t-il enfin.
Bernard étant hors d'état de répondre, Valleroy fit le récit que voulait connaître Armand, il raconta comment l'arrivée imprévue des gardes nationaux d'Épinal était venue surprendre M. et Mme de Malincourt dans les préparatifs de leur départ; comment lui-même, par l'ordre du comte, avait emporté Bernard, et, après l'avoir mis en sûreté, était revenu sur ses pas pour assister sans être vu à l'arrestation.
—Il y avait là, dit-il, un certain Joseph Moulette, surnommé Curtius Scoevola, qui est un fier bandit. Ah! si jamais il me tombe sous la main…
—Ce n'est probablement pas lui le plus coupable, objecta tristement le vicomte. Les vrais criminels sont ceux qui ont dénoncé mon père, des jacobins, assurément, et ces gens de Saint-Baslemont qui n'ont pas eu le courage de le défendre.
—Oh! ceux-là n'ont fait montre que de couardise. À la première menace du citoyen Curtius Scoevola, ils se sont mis à trembler comme des roseaux et n'ont plus songé qu'à se dérober. Peut-être, s'il s'était trouvé au milieu d'eux un homme énergique, se seraient-ils soulevés. J'ai été au moment de me présenter, de me mettre à leur tête. Mais nous n'avions pas d'armes, tandis que les brigands étaient armés jusqu'aux dents. Et puis, que serait devenu M. le chevalier?
—Oh! moi, je serais mort avec joie pour sauver nos parents! soupira
Bernard.
—Hélas! Monsieur le chevalier, nous aurions bien pu y passer tous; ils n'auraient pas été sauvés. Et puis, j'avais les ordres de M. le comte; j'étais tenu d'obéir.
Armand tendit la main à Valleroy.
—Tu as rempli tout ton devoir, mon brave, lui dit-il, et au nom de ma famille, en mon nom, je te remercie d'avoir sauvé mon frère.
—Vous me remercierez quand j'aurai complété mon oeuvre, Monsieur le vicomte, répondit Valleroy.
—Que veux-tu dire?
—Je veux dire que je partirai dès demain pour Épinal et que, dussé-je y laisser ma peau, je délivrerai nos prisonniers.
—Il a un plan, un plan superbe, ajouta Bernard.
Armand secoua la tête et fit un geste de dénégation.
—Je ne doute pas de la beauté de ton plan, Valleroy, reprit-il, ni du courage que tu mettrais à l'exécuter; mais je doute de son efficacité. Toute la noblesse de France conjurée, soutenue par l'or des puissances, n'a pu délivrer le roi.
—Justement parce que c'est le roi, et peut-être aussi parce qu'elle n'a pas su s'y prendre.
—Tu es libre de le croire; mais tu n'es pas libre d'aller exposer ta vie sans mon consentement, et sans que nous ayons étudié le moyen d'atteindre le but que nous poursuivons. Et puis si nous décidons qu'il y a lieu de tenter cette grande entreprise, n'est-ce pas à moi qu'il appartient d'agir?
—Vous, Monsieur le vicomte, mais vous ne feriez pas trois pas dans l'intérieur du royaume sans être arrêté! Songez que vous figurez sur la liste des émigrés. Ce n'est pas de vous que vos parents peuvent attendre un prompt secours.
—Aussi n'ai-je pas dit que je veux partir: j'ai dit que je ne veux pas que tu partes à la légère, sans accord préalable avec moi. D'ailleurs, en cette circonstance, j'ai le devoir de consulter Mgr le comte d'Artois. Peut-être sera-t-il d'avis qu'il vaut mieux attendre que les armées coalisées soient en marche sur Paris. Alors il me sera facile de m'engager à leur suite, et, en passant à Épinal, de rendre la liberté à nos parents.
—Mais est-il question de la mise en marche des troupes étrangères? demanda Valleroy.
—Elle est décidée, et, du même coup, celle de l'armée des princes.
Avant un mois nous serons à Paris.
—Après avoir combattu sous les drapeaux de l'Autriche et de la Prusse, et Français contre Français! Ce sera une victoire chèrement achetée.
—Et qu'importe, si le résultat final nous dédommage! Si j'étais homme à avoir comme toi des scrupules, crois-tu que les nouvelles que tu viens de m'apporter ne les dissiperaient pas? Catholique, hier, je défendais mon Dieu, et royaliste, je défendais mon roi; fils, je défends aujourd'hui mon père.
—Et la patrie. Monsieur le vicomte?
—La patrie! Elle est là où est le drapeau royal.
Un silence suivit ces paroles que Valleroy n'osa relever. Son dévouement à la maison de Malincourt n'altérait pas l'indépendance de ses opinions. Mais il y puisait l'énergie de ne pas les défendre contre ses maîtres, même lorsque, sans le vouloir, ils les froissaient. Et puis, il comprenait qu'un débat eût été en ce moment inutile et cruel, en présence de deux fils livrés à la plus légitime douleur. Cependant, ce fut une sensation d'une douceur infinie lorsque, après avoir parlé, il sentit la petite main de Bernard se poser sur la sienne et la presser. Il lui semblait que c'était un témoignage d'approbation, et il se réjouit en pensant que, sur ces graves questions de patriotisme et d'honneur, le coeur de l'enfant qu'il aimait battait à l'unisson du sien.
Quant au vicomte, les coudes sur la table, le front dans ses mains, il pleurait de nouveau en se rappelant que quinze jours avant, assis à la même place, il avait son père en face de lui, qu'ils causaient ensemble de leur réunion prochaine, en se leurrant de doux espoirs, et que ces espoirs étaient maintenant détruits. Perdu dans ses souvenirs, que le présent rendait plus affreux, il ne s'apercevait pas que Bernard, énervé par la fatigue autant que par la douleur, s'attendrissait encore au spectacle de celle de son frère, et allait, lui aussi, éclater en sanglots. Ce fut Valleroy qui le rappela à la réalité.
—Monsieur le vicomte, lui dit-il, pour vous-même et pour M. le chevalier, il est nécessaire que vous ne vous laissiez pas abattre. La situation est grave, mais non désespérée. Nous en viendrons à bout.
—Tu as raison, Valleroy. Pleurer est indigne d'un gentilhomme. Désormais, je serai courageux, je serai fort. Par exemple, si jamais les misérables qui, ce soir, ont fait couler mes larmes me sont connus!…
Et il eut un geste de menace.
—Oh! pour cela, je vous aiderai, interrompit Valleroy en essayant de rire, et le nommé Joseph Moulette, dit Curtius Scoevola, passera un mauvais quart d'heure.
À ce moment, le regard d'Armand s'arrêta sur son frère. Il le vit pâle, les traits altérés.
—Mais tu tombes de lassitude, mon pauvre chevalier, fit-il d'un accent de tendre sollicitude. Et moi qui ne m'en apercevais pas, égoïste que je suis! Allons, viens, rentrons.
Il se leva. Alors seulement il s'aperçut que l'explosion de sa douleur avait eu pour témoins les consommateurs réunis au café des Trois-Couronnes, et que, de toutes parts, les yeux étaient fixés sur lui. En même temps, le vidame d'Épernon, le marquis de Guilleragues, le comte de Morfontaine s'approchaient.
—Ne prenez pas en mauvaise part notre curiosité, mon cher Malincourt, lui dit le vidame, mais, en voyant votre désespoir, vos amis se sont inquiétés. Ne nous direz-vous pas quel événement vous afflige et refuserez-vous de mettre à l'épreuve, en cette circonstance, notre dévouement?
—Messieurs, répondit Armand en désignant Bernard, je vous présente mon frère, le chevalier de Malincourt. Chevalier, ajouta-t-il en s'adressant à celui-ci, je te présente les plus brillants gentilshommes de France.
Et les ayant nommés, il leur dit:
—Le comte et la comtesse de Malincourt ont été arrêtés par les jacobins d'Épinal, et le chevalier n'a pu se dérober au même sort qu'en prenant la fuite. En apprenant de sa bouche ce funeste événement, je n'ai pas été maître de mon émotion. Mais c'est fini maintenant, et je ne veux plus songer qu'à délivrer nos parents et à tirer vengeance de leurs persécuteurs. Au besoin, je ferai appel à votre aide, Messieurs.
—Tu peux compter sur moi, vicomte, s'écria Guilleragues.
—Sur moi aussi, ajouta Morfontaine.
—Sur nous tous, reprirent quelques voix.
Seul, le vidame d'Épernon, qui n'était pas soldat, ne s'associa pas à cette manifestation. Mais, tandis qu'Armand se prodiguait en remerciements et en reconnaissantes poignées de mains, il s'approcha de Bernard et lui dit d'un ton affectueux:
—Je vous plains de tout mon coeur, mon cher enfant, car c'est pitié de vous voir, à peine entré dans la vie, en butte à d'aussi rudes épreuves. Si vous voulez me rendre en confiance un peu de l'intérêt que vous m'inspirez, je serai heureux de vous aider à supporter vos peines.
—Oh! merci, Monsieur! s'écria Bernard avec effusion.
À Coblentz, comme dans toutes les villes qui donnaient asile aux émigrés, la plupart d'entre eux étaient réduits à la gêne ou même à la misère. On comptait ceux dont les ressources suffisaient à leurs besoins et qui pouvaient vivre sans faire appel à la générosité des princes ou à la bienveillance des cours étrangères. Armand de Malincourt appartenait à ce petit nombre de privilégiés. Grâce à la sollicitude paternelle, grâce à l'emploi qu'il occupait auprès du second frère de Louis XVI, il vivait dans l'aisance et pouvait même, de temps en temps, s'offrir le luxe de venir en aide à un camarade. Dans le quartier le plus élégant de Coblentz, il avait loué une petite maison, haute de deux étages, où il résidait avec un seul domestique qui devenait tour à tour cuisinier, maître d'hôtel, valet de chambre, palefrenier, selon les exigences du moment. C'est là qu'en quittant le café des Trois-Couronnes, il conduisit Bernard et Valleroy. Son appartement occupait le premier étage. Mais, au second, se trouvaient des chambres où il les installa. Bernard, excédé de fatigue, se mit au lit sans tarder et s'endormit à peine couché.
Le lendemain, quand il ouvrit les yeux, son frère était auprès de lui, debout et déjà en grande tenue.
—Oh! comme vous voilà beau, Armand! lui dit-il. Est-ce donc aujourd'hui que vous partez en guerre?
—Chaque chose vient à son heure, répondit Armand, et la guerre viendra plus tard. Aujourd'hui, j'ai un autre devoir à remplir. Pare-toi de tes plus beaux habits, chevalier, je vais te présenter à Mgr le comte d'Artois.
—Mes plus beaux habits! Hélas! Ils sont restés à Saint-Baslemont.
—N'en as-tu pas d'autre que celui que tu portais hier?
—Pas d'autre, mon frère. Le voilà sur cette chaise, regardez-le et vous comprendrez que je ne puis aller chez un prince du sang en si pauvre équipage.
—Bah! ce n'est que demi-mal. Nous allons passer chez le fripier et peut-être y trouverons-nous un costume à ta taille.
—Mais si nous n'en trouvons pas?
—Alors, nous en commanderons un au tailleur.
—Le tailleur demandera plusieurs jours pour le faire, et ma visite au prince devra être forcément remise.
—Nous ferons notre visite quand même. Une fois n'est pas coutume, et Monseigneur t'excusera, vu la gravité des circonstances. Allons, debout, chevalier, et hâte-toi.
Bernard s'empressa d'obéir. Valleroy étant entré sur ces entrefaites, l'aida à se vêtir, et, quelques instants après, comme sonnaient 9 heures à la cathédrale de Coblentz, les deux frères sortirent ensemble. De même que la journée précédente, celle qui commençait s'annonçait radieuse. Le soleil, déjà haut dans le ciel tout bleu, achevait de boire la fraîcheur de la nuit. Dans les arbres des promenades, les oiseaux piaillaient, mêlaient leurs cris aux chansons des joueurs de vielle et à la musique des orgues de barbarie. Au milieu des places, des charlatans en costumes mirifiques, juchés sur le siège de leurs voitures, récitaient leur boniment, arrachaient les dents «sans douleur» ou débitaient des fioles d'élixir bon à guérir toutes les maladies. Le long des quais du Rhin, quelques compagnies de l'armée des princes s'exerçaient aux manoeuvres militaires, et comme tous n'étaient pas encore armés, beaucoup de soldats se servaient de bâtons. La foule des oisifs circulait lentement, s'arrêtait à des échoppes en bois, dressées tout près du marché aux herbes, où des femmes de la noblesse, obligées de travailler pour vivre, vendaient des broderies, des dentelles, des étoffes, des parfums, des estampes et des livres. Au coin d'une rue, Bernard vit son frère saluer avec déférence un cireur de bottes, et comme il s'en étonnait:
—C'est un bon gentilhomme du Poitou, répondit Armand.
Un peu plus loin, une sémillante jeune femme arrêta le vicomte et lui demanda si son linge n'avait pas besoin d'être ravaudé. Le jeune homme la remercia en l'appelant madame la marquise. Puis il traita de baronne une marchande de fleurs, et, comme Bernard ne pouvait dissimuler sa surprise, il lui dit:
—Ne t'étonne de rien, chevalier, tu en verras bien d'autres. Partout où il y a des émigrés, ils font tous les métiers; cordonniers, cuisiniers, gardes-malades, porteurs d'eau, comédiens, d'autres encore. Avant tout, qu'on soit plébéien ou gentilhomme, il importe de ne pas mourir de faim.
Tout en parlant, ils étaient arrivés devant la boutique d'un fripier, reconnaissable aux innombrables habits accrochés à la devanture et dans l'intérieur; habits de toutes sortes, de toutes nuances et pour toutes conditions: en velours, en soie, en drap; les uns sans ornement, les autres chargés de broderies d'or et d'argent ou agrémentés de dentelles, mêlés à des chapeaux, à des bas de soie, à des souliers à boucles, à des bottes, à des chemises, le tout, neuf ou vieux, étalé au tas dans une confusion bizarre et criarde de formes et de couleurs.
—C'est ici, fit Armand.
Et sur le seuil de la boutique, au moment d'entrer, il ajouta:
—Le propriétaire de toutes ces défroques est un ancien fermier général.
Le voilà qui vient vers nous.
Un petit vieux, propret, turbulent, très affairé, s'avançait à leur rencontre.
—Qu'y a-t-il pour votre service, mes gentilhommes? demanda-t-il.
—Nous voudrions un costume élégant pour M. le chevalier, lui dit Armand en désignant son frère, un costume de cour qui lui fasse honneur et profit, sans coûter un gros prix.
—M. le chevalier est de petite taille, observa le marchand, et je ne sais si nous trouverons… Parbleu, j'ai votre affaire, s'écria-t-il tout à coup, en se frappant le front. C'est la garde-robe des enfants d'un duc, qui me l'a cédée l'an dernier, au moment de partir pour Rome. Il était pressé de se mettre en route, et comme les fonds qu'il attendait n'arrivaient pas, j'ai pourvu aux frais de son voyage. Il m'a laissé ses malles en gage.
Il s'enfonça dans son magasin, disparut un moment derrière un comptoir chargé de marchandises, et revint bientôt, traînant péniblement un immense coffre en bois à ferrures.
—Nous devons trouver là-dedans ce qu'il vous faut, dit-il, en l'ouvrant, après s'être essuyé le front.
Il en tira d'abord toute une toilette de petite fille, une robe en soie rose, une écharpe blanche, en gaze, à paillettes d'or, une guimpe en point de Malines, et enfin une mante en satin, couleur feuille morte, à triple collet, bordée autour du cou d'une fine fourrure de petits gris. Il maniait délicatement ces divers objets et les mit de côté, en faisant remarquer qu'ils avaient appartenu à la fille cadette de M. le duc, une jolie blonde de sept ans.
—L'âge de Nina, pensa Bernard en jetant un regard de convoitise sur la toilette de la petite duchesse.
—Voici ce que je cherchais, ajouta triomphalement le marchand.
Et il présentait à Bernard, en les dépliant devant lui, un habit en soie, couleur chocolat, à boutons en similor, un gilet gris perle en satin, à semis de fleurettes bleues, une culotte de même étoffe et de même nuance, avec les bas assortis, des souliers à boucles et un tricorne à la mode de 1789.
—Ceci doit vous aller comme un gant. Monsieur le chevalier, et c'est neuf, entièrement neuf. Remarquez qu'aucun de ces vêtements n'a été porté.
—Le tout est qu'ils soient à ma mesure, objecta Bernard.
—Nous allons nous en assurer. Venez, mon jeune gentilhomme.
Le marchand entraînait Bernard dans son arrière-boutique, en priant Armand d'attendre. La transformation fut vite opérée, et le vicomte vit reparaître son frère, vêtu selon son rang, charmant dans sa tenue nouvelle.
—C'est à croire qu'on l'a fait pour lui, répétait le petit vieux en s'extasiant; oui, c'est à le croire.
—Et le prix? demanda le vicomte.
—Pour vous, mon officier, c'est soixante-quinze livres, tout au juste.
—Je ne marchande pas; voici votre argent.
Armand jeta trois louis sur le comptoir, et s'adressant à son frère:
—Filons vite, chevalier, Monsieur fera porter chez nous les vêtements que tu viens de quitter.
Mais, au lieu d'obéir à son aîné, Bernard interrogeait le marchand, en lui désignant la robe rose, l'écharpe blanche, la guimpe en point de Malines et la mante à triple collet.
—Combien voulez-vous vendre ceci, Monsieur?
—Vingt-cinq livres seulement, à cause de la difficulté que j'ai à m'en défaire.
—Mon frère, continua Bernard en se tournant vers Armand, permettez-moi d'offrir ces parures à une pauvre petite fille avec qui j'ai fait la route de Mayence à Coblentz?
—Ton amie Nina dont Valleroy m'a parlé? À ton aise, chevalier. Voici un louis de plus, Monsieur le marchand.
Une pièce d'or alla rejoindre les trois autres. Puis, après que Bernard eut donné l'ordre d'apporter chez le peintre Venceslas Reybach, pour Mlle Nina, les objets qu'il venait d'acheter, les deux frères sortirent pour se rendre au château de Schonbornlust, somptueuse résidence située aux portes de la ville et mise par l'électeur de Trêves à la disposition des princes français.
Au fur et à mesure qu'ils avançaient, les maisons s'espaçaient. Ils se trouvèrent bientôt en pleine campagne, sur une route qu'ombrageaient de vieux arbres déjà poudreux de la poussière du jour, et tout au bout de laquelle le château dressait sa masse imposante. Sur cette route, les piétons étaient nombreux, tous des émigrés, à en juger par les costumes des hommes, les toilettes des femmes, les uniformes des officiers. Plus rares étaient les voitures. Cependant, il en passait quelques-unes, antiques et vénérables berlines pour la plupart traînées par de lourds chevaux que conduisaient des cochers à la livrée usée et défraîchie. Parmi ces équipages d'un autre temps, Bernard aperçut un de ces cabriolets, appelés «pots de chambre», qu'ils avaient vus souvent à Paris.
—Un fiacre de Paris à Coblentz! s'écria-t-il.
—Nous en avons une douzaine, répondit Armand. Ils ont amené des émigrés, et les cochers, la course faite, ont trouvé plus simple de rester ici que de retourner en France.
Ainsi, tout était pour Bernard sujet de surprise: des princes français en Allemagne, la noblesse dans l'exil, des gentilshommes vivant du travail de leurs mains, des grands seigneurs et des grandes dames s'en allant à pied par les routes, des fiacres entreprenant des voyages de trois cents lieues, et lui, le chevalier de Malincourt, jeté tout à coup dans cette existence aventureuse et se rendant à l'audience du comte d'Artois, ayant sur le dos des vêtements d'emprunt, la défroque d'un petit duc qui sans doute à cette heure menait la même vie nomade que lui!
Cependant, il continuait à interroger Armand:
—Est-ce que tous ces gens se rendent à Schonbornlust, mon frère?
—Ils vont, comme nous, faire leur cour à nos seigneurs les princes, qui, tous les matins, reçoivent la noblesse.
—Manifeste-t-elle toujours le même empressement?
—Aujourd'hui, l'affluence est plus nombreuse que de coutume. Cela tient à ce que la nouvelle s'est répandue que le prince de Nassau est revenu de Saint-Pétersbourg, apportant un million de livres que l'impératrice Catherine offre aux frères du roi de France pour subvenir aux frais de la campagne qui se prépare. Il y a beaucoup de malheureux parmi les émigrés. Ils se hâtent avec l'espoir qu'en arrivant les premiers ils recueilleront quelques gouttes de cette pluie d'or.
—Mais si on leur distribue le million, objecta Bernard, il ne restera plus rien pour les frais de la campagne?
Armand regarda son frère, comme s'il eût été frappé par la justesse de cette remarque et surpris de l'entendre sortir de la bouche d'un enfant. Mais il n'y répondit pas.
Qu'aurait-il pu répondre, sinon que la misère et l'exil sont choses lamentables et compromettent le succès des meilleures causes. Il ne le savait que trop, lui qui, depuis dix-huit mois, avait vu des sommes énormes se fondre entre les mains des princes, absorbées, sans profit pour la cause de la royauté, par l'entretien de leur maison et les pressants besoins des gentilshommes qui formaient leur cour.
D'ailleurs, on arrivait au château. Deux soldats de la garde des princes se promenaient devant la porte, silencieux, le fusil sur l'épaule. Ils présentèrent les armes au vicomte de Malincourt qui passa, suivi du chevalier.
CHAPITRE V
PRINCES ET GRANDS SEIGNEURS
L'intérieur du château du Schonbornlust présentait la même animation que l'intérieur du palais de Versailles aux beaux jours de la royauté, à l'heure du lever du roi. Au pied de l'escalier, des soldats formaient des groupes bruyants, en attendant le moment d'aller prendre faction sur quelque point de la vaste demeure. En haut, des suisses armés de hallebardes gardaient l'entrée du salon d'attente, qui précédait le cabinet des princes. De toutes parts, dans l'allure et la tenue des gens, dans les consignes, dans la diversité et l'éclat des uniformes, se révélaient le souci de l'étiquette, la constante préoccupation des représentants de la monarchie de s'entourer, dans l'exil, d'un appareil décoratif aussi pompeux que celui dont elle avait été, durant des siècles, entourée en France.
La porte du salon d'attente s'ouvrit devant Armand, avant même qu'il eût fait un signe, car les suisses le connaissaient, et, en sa qualité d'officier attaché à la personne du comte d'Artois, il avait accès partout, à tout instant du jour et de la nuit. À sa suite, Bernard se trouva donc tout à coup, sans avoir attendu ni sollicité, parmi les personnages les plus considérables de la cour de Coblentz. Ils remplissaient déjà la vaste et luxueuse salle, très imposante avec ses boiseries sculptées et ses lambris dorés. Devant le cabinet des princes, se tenaient immobiles deux gardes du corps, l'épée au poing, et tout à côté, assis à une petite table, un gentilhomme de la chambre qui inscrivait les noms des arrivants et désignait à ceux qui avaient obtenu une audience particulière l'heure à laquelle ils seraient reçus.
À tout moment, cette porte s'entre-bâillait pour laisser entrer ou sortir des visiteurs. Quelques-uns étaient introduits sans attendre, sur le simple énoncé de leur nom. Ceux-là étaient les membres du Conseil, à qui leur fonction assurait cette faveur. Sur le visage de ceux qui sortaient, ceux qui attendaient leur tour cherchaient à saisir un reflet, une impression, quelque trait propre à les fixer sur le sort de la requête qu'eux-mêmes venaient présenter. Ils allaient et venaient, impatients, dissimulant mal leur anxiété, interrogeant du regard le gentilhomme chargé de les appeler et de les conduire auprès des princes. Très mêlée et très bigarrée, cette foule! À côté de hauts seigneurs, faisant montre de leur nom et de leurs titres, on voyait des individus d'humble mine, solliciteurs d'argent ou solliciteurs d'affaires, les uns venus au nom des royalistes de leur province apporter des plans ou quémander des secours, les autres gentillâtres obscurs en quête d'un emploi dans l'armée royale, ou encore des banquiers juifs, cherchant à faire accepter leurs services. Tous n'avaient pu obtenir audience. Mais, comme ils savaient que les princes traversaient le salon d'attente en se rendant à la chapelle du château pour la messe et en revenant, ils tenaient à se trouver sur leur passage pour se faire voir et saisir l'occasion de toucher un mot de ce qui les avait amenés.
Au milieu de cette assemblée, Bernard fut d'abord perdu et tout étourdi. Son frère distribuait saluts et poignées de mains, s'inclinait respectueusement devant certains personnages, en traitait dédaigneusement d'autres qui semblaient se courber à ses pieds. Au passage, il présentait Bernard à quelques-uns qui l'accueillaient avec bienveillance, mais que, dans la cohue, celui-ci avait à peine le temps d'entendre et d'entrevoir. Ce fut pour le pauvre enfant, pendant quelques minutes, un inexprimable trouble, presque de l'effarement. Mais, soudain, il se trouva en présence du vidame d'Épernon. Le fringant et aimable vieux, assis auprès d'une croisée, paraissait se divertir à observer la physionomie des allants et venants et à tâcher de deviner les préoccupations qu'elle dissimulait. La veille, au café des Trois-Couronnes, il avait adressé à Bernard d'affectueuses paroles, et d'instinct l'enfant se sentait attiré vers lui. Il allait le saluer, quand Armand se jeta entre eux.
—Pardieu! voilà qui se trouve bien, dit-il. Monsieur le vidame, je sollicite vos bontés pour mon frère. Je cherchais quelqu'un à qui le confier pendant que je vais rentrer chez Monseigneur pour l'annoncer. Voulez-vous, pour quelques instants, le prendre sous votre égide? Je ne saurais le mettre en meilleures mains.
—Je m'en charge volontiers, répondit M. d'Épernon.
Et tandis qu'après l'avoir remercié le vicomte s'éloignait, il dit à
Bernard en lui désignant une chaise à son côté:
—Asseyez-vous près de moi, chevalier. On est très bien ici pour voir ce qui peut vous intéresser.
Bernard obéit, et ils restèrent là, tous deux, l'enfant assis au bord de la chaise, son chapeau sur les genoux, le vieillard enfoncé dans son fauteuil, sa canne droite entre ses jambes croisées, tournant dans ses doigts sa tabatière dont les pierreries étincelaient au soleil, entrant à flots par la croisée.
—Vous étiez triste et bien las, hier, mon enfant, dit M. d'Épernon à
Bernard. Vous sentez-vous mieux, ce matin?
—Oui, Monsieur, et je vous remercie pour la sollicitude que vous me témoignez.
—Elle est toute naturelle. Dès que je vous ai vu, je me suis intéressé à vous, à vos malheurs. Il faudrait avoir un coeur de pierre pour n'en pas être ému. Et voyez, ajouta-t-il avec un sourire, si vous interrogiez la plupart de ceux qui ne me connaissent que de réputation, ils vous diraient que le vidame d'Épernon n'est qu'un vieil égoïste sans entrailles.
—Vous avez, cependant, l'air bon et humain, observa Bernard.
—Et cet air n'est pas trompeur, croyez-le, chevalier. Il serait malséant de faire mon éloge. Au milieu de la société besogneuse et mendiante que vous voyez ici, j'ai le bonheur de n'être à charge à personne. J'ai trouvé dans l'héritage de mes parents des terres en Bavière. J'en touche le revenu librement et je vis à Coblentz comme je vivrais à Paris, si j'avais cru prudent d'y rester. En de telles conditions, je serais ingrat envers le ciel si je ne venais en aide à d'autres moins heureux que moi. Mais, grâce à Dieu, je n'ai point manqué à ce devoir.
—Mais alors, Monsieur le vidame, d'où vous vient cette réputation d'égoïsme?
M. d'Épernon protesta d'un geste, et se redressant, il reprit:
—D'où elle me vient, cette réputation imméritée? De ma franchise, de ce que je n'approuve pas tout ce qui se passe ici et de ce que j'ose le dire, de ce que je m'irrite au spectacle des sottises, des hypocrisies, des bassesses dont je suis le témoin. Plus tard, quand on parlera du temps où nous vivons, vous et moi, on vous dira que les princes frères du roi se sont héroïquement dévoués à leur aîné, que la noblesse de cour s'est sacrifiée pour la cause royale… N'en croyez rien, mon enfant.
—Cependant, Monsieur, il y a ici de grands dévouements.
—Ils n'existent qu'en apparence, chacun songe à soi. Ces gens que vous voyez se presser à la porte de nos seigneurs ne sont là qu'avec l'espoir de tirer d'eux pied ou aile. C'est à qui les exploitera le mieux. Autour d'eux, tout est intrigues, rivalités. Le comte de Calonne, leur homme de confiance, leur ministre, le personnage le plus puissant de l'émigration, jalouse le baron de Breteuil, l'homme de confiance du roi, et le baron de Breteuil jalouse le comte de Calonne, lequel, en sa qualité d'ami du comte d'Artois, est battu en brèche par le comte de Jaucourt, ami de Monsieur, comte de Provence. Ces divisions, au sommet, se répercutent à tous les degrés de l'échelle sociale et produisent de funestes conséquences. Les princes eux-mêmes, unis à la surface, sont désunis au fond. Condé, leur cousin, ne veut pas se soumettre à eux et eux ne veulent pas se soumettre au roi.
—Ils agissent pourtant en son nom, objecta Bernard.
—En son nom sans doute, mais contre lui. Monsieur, comte de Provence, déteste la reine, et, malgré le roi, voudrait être régent. Le comte d'Artois se plaint de Monsieur et déclare, comme lui, que le roi n'étant pas libre a perdu le droit d'ordonner. Ils ne se mettent d'accord que pour le blâmer, le bafouer et lui désobéir. Ils voudraient bien qu'il fût sauvé, mais non par d'autres que par eux, et quiconque n'est pas de leur avis perd leur faveur et tombe en disgrâce. Cette disgrâce, moi qui vous parle, j'en ai subi les effets.
—Vous, un vaillant gentilhomme, un serviteur éprouvé de la monarchie!
—Sans doute, mais j'ai l'impardonnable tort d'avoir proclamé que, par certains côtés, la Révolution était légitime, qu'elle serait déjà finie, si l'on avait donné satisfaction à celles de ses exigences qui étaient fondées, et surtout si l'on ne s'était attaché à exciter contre la France les puissances étrangères. Oui, poursuivit M. d'Épernon, qui s'animait, je passe ici pour un frondeur, pour un sceptique, pour un jacobin, et si l'on me ménage encore, c'est qu'aux jours de détresse on a trouvé ma bourse ouverte et qu'on se flatte d'y recourir encore. Mais, quoi qu'on dise et quoi qu'on fasse, on ne m'empêchera pas de penser et au besoin d'affirmer tout haut que la politique de Coblentz est une politique fatale, et qu'après avoir perdu la monarchie, elle enverra la famille royale à l'échafaud.
Bernard, très impressionné par ce qu'il entendait, s'étonnait de retrouver dans la bouche du vidame d'Épernon des propos que, en d'autres circonstances, il avait entendu tenir à son père et à Valleroy.
—Êtes-vous d'avis, Monsieur, que la noblesse eût mieux fait de ne pas émigrer? demanda-t-il.
—Oui, certes, et ceux-là ont été bien coupables qui ont donné l'exemple de la fuite.
—Mais vous-même, Monsieur? se permit de dire Bernard.
—Oh! moi, je n'ai pas donné l'exemple, je l'ai suivi. Je n'ai pas émigré en 1789, mais en 1791, quand les irréparables fautes des princes et des gentilshommes partis les premiers n'ont plus permis aux autres de rester en France.
Au cours de cet entretien, qui en apprenait long à Bernard, le salon s'était rempli au point d'y rendre impossible la circulation. Il régnait une chaleur lourde qui ajoutait à l'excitation des paroles échangées bruyamment. Quand s'ouvrait la porte du cabinet des princes, un mouvement se produisait dans cette foule. Toutes les têtes se tournaient du même côté, accompagnant d'un regard d'envie ceux qu'appelait le gentilhomme de la chambre pour les introduire auprès des Altesses Royales. Soudain, le mouvement s'accentua, la rumeur des conversations devint plus forte. Instinctivement, et sans qu'aucun ordre eût été donné, la foule se divisa, de manière à laisser un passage libre de l'entrée du salon au cabinet des princes. Trois personnages venaient d'apparaître devant lesquels tous les fronts se courbaient. Ils s'avançaient lentement, saluant à droite et à gauche, non sans un peu de hauteur dédaigneuse, qui se marquait surtout chez celui qui paraissait servir de guide aux deux autres.
—Voulez-vous voir de près les hommes du jour, chevalier? demanda en se levant M. d'Épernon à Bernard. Montez sur votre chaise et regardez. Celui qui marche au milieu, en uniforme de général prussien, est le duc régnant de Brunswick, à qui l'Autriche et la Prusse ont confié le commandement supérieur des armées qu'elles envoient contre la Révolution. Il est arrivé tout à l'heure pour attendre ici les troupes qu'il doit commander, et il vient présenter ses hommages aux frères de Louis XVI. Tel que vous le voyez, avec ce ventre proéminent, cette démarche lourde, ce nez busqué, ces gros yeux ronds et cette tête carrée d'Allemand, il n'a tenu qu'à lui de devenir roi des Français, oui, mon enfant, roi des Français. L'abbé de Talleyrand-Périgord et ses amis ne s'étaient-ils pas imaginé de lui offrir la couronne!
—Cet étranger sur le trône des Bourbons! s'écria Bernard.
—Il a refusé et il a bien fait. On dit qu'il possède tout le génie nécessaire pour délivrer le roi et le rétablir dans son autorité, on le dit, mais personne n'en est sûr. À sa droite, c'est le prince de Nassau, un aventurier de haute extraction, mais un aventurier qui a couru le monde, tour à tour au service de la France et de la Russie, et qui s'est offert, grâce à sa fortune, le luxe de devenir le trésorier des princes, leur chevalier servant, leur courtisan et même leur ambassadeur. Il revient de Saint-Pétersbourg. C'est lui qui a porté le million dont nous parlions tout à l'heure.
—Et le troisième, Monsieur, celui qui marche à gauche du duc?
—Celui-là, c'est le véritable roi de Coblentz, M. de Calonne.
Bernard observait avidement. Il vit passer un homme assez grand, mince, touchant à la soixantaine, portant haut la tête, au sommet de laquelle une perruque cachait mal les cheveux déjà gris et marchant avec une affectation d'élégance hautaine, qui évoqua dans l'imagination de l'enfant l'image d'un paon faisant la roue.
À l'aspect des nobles visiteurs qui s'avançaient, les gardes du corps placés à l'entrée de l'appartement des princes s'étaient empressés d'en ouvrir la porte. Au même instant, sortait de cet appartement un homme encore jeune, à la figure osseuse et maigre, d'un caractère ascétique, au regard pénétrant, les cheveux en coup de vent. Il s'effaça pour laisser passer les nouveaux venus, et s'inclina quand ils défilèrent devant lui. Puis, comme il relevait la tête, il aperçut M. de Calonne qui lui souriait d'un air de condescendance railleuse en accompagnant le sourire d'un geste de salut protecteur. Il répondit en courbant de nouveau le front, mais sans bassesse, très sérieux, très froid, et se faufila dans le salon d'attente, tandis que la porte se fermait sur ses talons et dérobait aux profanes le sanctuaire où venaient d'être introduits le ministre Calonne, le duc de Brunswick et le prince de Nassau. Mais, une fois en présence du flot pressé des courtisans, il fut tout décontenancé. Il ne connaissait aucun d'eux, et, s'ils le connaissaient, ils ne voulaient pas lui faire accueil, car il les vit lui tourner le dos et s'éloigner de lui comme d'un pestiféré.
—Quel est cet homme dont chacun s'écarte? demanda Bernard au vidame d'Épernon.
—Un messager envoyé officieusement par le roi à ses frères, répondit M. d'Épernon, en saluant avec bienveillance l'inconnu. À la manière dont on le reçoit, qui s'en douterait? Mais à Coblentz, les ambassadeurs des Tuileries ne sont pas en odeur de sainteté. M. Mallet du Pan est en train d'en faire l'expérience. Il a porté ici des ordres ou des avis qui déplaisent. On le sait, et vous voyez qu'on le traite en paria. Du reste, on ne comprendrait guère que Sa Majesté ait choisi pour l'investir de sa confiance un homme de peu, un gazetier comme l'est M. Mallet du Pan, si l'on ne savait que, prisonnier dans son palais, Louis XVI n'est pas libre de communiquer à son gré avec ses frères.
M. Mallet du Pan avait vu M. d'Épernon. Il le rejoignit, tout heureux de trouver à qui parler. Le vidame l'interrogea à demi-voix.
—Eh bien, Monsieur, êtes-vous satisfait de votre entrevue avec leurs
Altesses Royales?
—Non, Monsieur le vidame, et vous vous en doutez bien, vous qui savez qu'à Coblentz on ne tient aucun compte de l'autorité du roi. On me l'avait dit quand j'ai quitté Paris; M. le maréchal de Castries, que j'ai vu à Cologne, me l'avait répété. Mais je ne pouvais croire que les princes poussaient à ce point le mépris pour les ordres de leur frère…
—Ils vous ont mal reçu?
—En ennemi, pour dire le mot, et, à mes pressantes exhortations pour les détourner de prendre part à la guerre contre la France, ils ont répondu en se moquant du roi. Ah! Monsieur le vidame, pourquoi tout le monde ici ne vous ressemble-t-il pas? Pourquoi M. de Calonne est-il le maître?
Il soupira, puis, après avoir adressé ses compliments à M. d'Épernon, il s'éloigna, traversant la foule pour regagner la sortie. Maintenant, dans la vaste pièce, on ne parlait plus qu'à voix basse, comme si chacun eût été pénétré de la gravité des conversations qui se tenaient de l'autre côté de la porte close, et se fût attaché à ne pas les troubler. On attendit ainsi pendant vingt minutes environ. Puis cette porte se rouvrit, et on vit sortir les trois personnages qu'on avait vus entrer. La visite officielle terminée, ils se retiraient comme ils étaient venus. Mais, derrière eux, sur le seuil du cabinet des princes, se montrait le vicomte Armand. D'un signe, il appela son frère. Celui-ci courut à lui.
—Mgr le comte d'Artois consent à te recevoir, dit l'aîné. Viens vite: nous n'avons qu'une minute avant la messe.
Bernard suivit Armand et se trouva soudain en présence des deux princes, frères du roi de France. Ils n'étaient d'un grand âge ni l'un, ni l'autre: Monsieur, comte de Provence, avait trente-cinq ans; le comte d'Artois, trente-deux. Mais, auprès de l'aîné, le plus jeune, avec sa taille svelte, son regard clair, sa figure fine et rosée, semblait un enfant, tandis qu'auprès du plus jeune, le corps obèse, enflé par la goutte, le masque lourd et déjà ridé, l'aîné semblait un vieillard. Tous deux portaient un habit en drap bleu, à boutons d'or, flottant sur un gilet blanc, et sur ce gilet le grand cordon des Ordres du roi. Sous des bas noirs en soie, les jambes du comte d'Artois se dessinaient fringantes et nerveuses, tandis que celles de Monsieur apparaissaient épaisses et traînantes dans des guêtres qui montaient jusqu'au genou. Comme écrasé par son précoce embonpoint, ce prince était assis auprès d'une croisée ouverte, dans un fauteuil très large, fait exprès pour lui, et écoutait un de ses secrétaires qui lui lisait une lettre de façon à n'être entendu que de cinq ou six personnages, membres du Conseil intime, qui, tout en écoutant, gardaient une attitude de déférence. Le comte d'Artois, au contraire, allait et venait, parlait à son frère, voltigeait vers une table où travaillaient deux commis de la correspondance, dictait une phrase à l'un, jetait un ordre à l'autre, adressait entre temps la parole à ses officiers groupés dans un coin, pétulant, bruyant, toujours en mouvement, ayant réponse à tout, sans embarras ni réflexion.
Le hasard de sa marche à travers la salle l'amena vers les messieurs de
Malincourt, qui attendaient, immobiles, qu'il leur adressât la parole.
—Est-ce là votre frère, vicomte? dit-il à Armand en s'arrêtant devant eux.
—Mon frère, le chevalier Bernard de Malincourt, oui, Monseigneur.
—Vous nous avez apporté de tristes nouvelles, Monsieur le chevalier, continua le comte d'Artois d'une voix indifférente, comme si ses lèvres eussent exprimé d'autres idées que celles dont son esprit était maintenant assailli. Nous sommes sensibles à vos malheurs, car nous tenons le comte de Malincourt, votre père, pour un féal serviteur, quoique son zèle ait paru refroidi par le retard qu'il a mis à nous rejoindre, en dépit de nos avertissements; comme si les bons royalistes pouvaient hésiter à nous obéir. Mais ces malheurs sont réparables et seront réparés avec les autres. Le règne des méchants touche à son terme.
En écoutant le prince, Armand s'était presque agenouillé, témoignant ainsi sa reconnaissance. Mais Bernard, lui, ne retenait qu'un trait du langage qu'il venait d'entendre, le blâme indirect infligé à son père. Ses joues s'empourprèrent, son regard protesta, et, au lieu de s'incliner, il resta la tête haute. L'auguste interlocuteur ne comprit pas, et, interpellant un des personnages groupés autour de Monsieur, un gros homme aux cheveux grisonnants:
—Quand serons-nous à Paris, marquis de Bouillé? demanda-t-il.
Le général marquis de Bouillé, qui ne pouvait se consoler d'avoir été impuissant à sauver le roi, lors de la fuite à Varennes, tourna vers le comte d'Artois son morne et martial visage et répondit:
—Vers les derniers jours d'août, Monseigneur, si M. le duc de Brunswick tient ses promesses.
—Dans six semaines, vos parents seront en liberté, Messieurs, reprit le comte d'Artois avec assurance en s'adressant aux frères de Malincourt.
Il passa. L'audience était terminée, et Armand déjà entraînait son frère quand s'éleva, dans le silence, la voix grave de Monsieur. Elle interrogeait:
—Quel est ce jeune enfant?
À cette question, les deux frères revinrent sur leurs pas, et Armand répondit:
—C'est mon cadet, Monseigneur.
—Qui donc m'a parlé de lui? Ah! je me souviens, c'est dans un rapport de police que j'ai lu tout à l'heure le récit de son arrivée au café des Trois-Couronnes, hier soir, Eh bien, vicomte, il faut lui dire de se consoler, de se rassurer. Il verra de meilleurs jours. Qu'il travaille, et, à notre retour à Paris, nous le ferons entrer au corps des pages.
Puis tout retomba dans le silence aux entours de Monsieur. Quant au comte d'Artois, il avait repris sa pétulante promenade de l'un à l'autre. Armand, comprenant que la bienveillance des princes était épuisée, allait se retirer. Mais il n'en eut pas le temps. La pendule ayant sonné dix heures, le comte de Provence se leva:
—La messe, mon frère, s'écria-t-il.
Son frère se rapprocha de lui. Un gentilhomme remit à chacun d'eux un paroissien, un chapeau et, en plus, une canne à l'aîné. La porte qui donnait sur le salon d'attente fut ouverte: on entendit résonner sur les dalles le bruit des hallebardes, et comme le cortège se mettait en marche, Bernard perçut ces trois mots jetés à la foule des courtisans:
—Les princes, Messieurs.
Alors, ce fut dans cette foule une agitation et une rumeur qui éclatèrent brusquement, qui s'apaisèrent presque aussitôt. Les princes s'avançaient au milieu d'elle, dans un calme tel qu'on eût entendu voler une mouche si, de temps en temps, eux-mêmes ne l'avaient troublé en adressant la parole à quelqu'un de ceux qui formaient la haie sur leur passage. Armand avait pris sa place accoutumée derrière le comte d'Artois; Bernard marchait à côté de son aîné, mais sans rien distinguer de ce que disaient les princes, quand ils parlaient, bien qu'il le devinât à l'expression des visages. C'étaient des encouragements aux uns, des refus à d'autres; ici un éloge, là un blâme, et personne ne répondait. De toutes parts, on ne voyait que bustes inclinés et têtes courbées.
La chapelle était au rez-de-chaussée, à l'autre extrémité du château. En y arrivant, Bernard fut tout heureux de se retrouver à côté du vidame d'Épernon.
—Permettez-moi de rester auprès de vous. Monsieur le vidame, lui dit-il, et daignez me nommer encore les personnages fameux.
—Avec plaisir, chevalier, répondit M. d'Épernon. Mais, dites-moi, vous avez approché Leurs Altesses Royales! Vous ont-elles consolé?
—Elles m'ont parlé brièvement et je n'ai rien trouvé à leur répondre.
—Vous étiez intimidé?
—Irrité plutôt, répliqua Bernard.
Et il raconta les détails de l'audience.
—Toujours les mêmes, observa M. d'Épernon, se croyant déjà les maîtres et professant la haine de quiconque ne partage pas leurs téméraires et imprudentes ardeurs.
À ce moment, dans la chapelle, chacun avait pris sa place. Mgr de Conzié, évêque d'Arras, montait à l'autel. Au premier rang des fidèles, à droite, on voyait Madame, comtesse de Provence; derrière elle, l'orgueilleuse comtesse de Balbi, sa dame d'honneur, que l'amitié de Monsieur avait faite reine de l'émigration; la belle et modeste Louise de Polastron, favorite du comte d'Artois, et la princesse de Monaco, la vieille amie du prince de Condé, venue de Worms le matin, envoyée par lui pour faire connaître aux frères du roi la détresse de l'armée qu'il commandait. À gauche, se tenaient ceux-ci, ayant à côté d'eux le duc d'Angoulême et le duc de Berry, fils de l'un et neveux de l'autre, tous deux encore enfants.
Le vidame d'Épernon désignait au chevalier, en les nommant, ces hauts personnages. Puis, celui-ci, sa curiosité satisfaite, s'agenouilla et se recueillit. Alors sa pensée, un moment distraite, s'envola vers Saint-Baslemont. Il ne vit plus ni princes, ni princesses, ni grands seigneurs, ni grandes dames. Bercé par l'harmonie des chants religieux que l'orgue accompagnait, il revoyait le château où il était né, son père, sa mère. Il revivait tour à tour les jours heureux et les jours tristes, et la comparaison de ce passé avec le présent, son isolement au milieu de cette cour en apparence brillante, misérable en réalité, où il savait bien qu'il ne trouverait aucun secours, faisaient monter à ses yeux les larmes qui gonflaient sa poitrine, à ses lèvres des prières… Il resta longtemps ainsi.
—Venez-vous, chevalier? lui dit le vidame d'Épernon. C'est fini.
Les princes étaient sortis sans qu'il s'en aperçût. La foule se pressait sur leurs pas, dans le bruit des chaises sur les dalles, dans la rumeur des voix; que grossissait la sonorité des voûtes. Bernard suivit le vidame, mais il le perdit à la porte de la chapelle. Alors il revint dans le salon d'attente. C'est là que le retrouva son frère, quelques instants après, et ils quittèrent le château pour rentrer à Coblentz. Maintenant rassasié des splendeurs de la cour des princes, Bernard avait hâte de revoir Nina.
Dans sa modeste maison, située au coeur de la ville, le peintre Venceslas Reybach vivait seul avec sa gouvernante, Fraulein Lisbeth, qui le servait, depuis quarante ans. Indépendamment de l'atelier, l'habitation ne se composait que de deux chambres, l'une occupée par le peintre, l'autre par Fraulein. Aussi l'arrivée de deux étrangères dans cette demeure exiguë avait-elle pris aux yeux de la vieille gouvernante les proportions d'une inoubliable aventure. Pour la contraindre à les y installer, il avait fallu la volonté formelle de son maître. Il s'était empressé de céder sa chambre à tante Isabelle et à Nina, se résignant lui-même à coucher dans son atelier sur un matelas jeté par terre. Après avoir dormi comme au bivouac, il s'était mis au travail dès le matin et n'avait interrompu sa tâche que pour céder la place à Lisbeth qui venait dresser le couvert pour le dîner.
Maintenant, le repas s'achevait. On dînait alors à midi, et les aiguilles de l'antique cartel en cuivre, accroché au mur, au-dessus d'un grand buffet flamand, allait marquer une heure. C'est dire que, ce jour-là, le repas de Reybach, qui l'expédiait ordinairement en dix minutes, avait duré plus que de coutume. Il est vrai qu'un solitaire comme lui n'a pas tous les jours à sa table une aimable tante Isabelle et une mignonne Nina, et que, lorsqu'un heureux hasard les a conduites, il est bien excusable de s'attarder aux charmes d'une aussi séduisante compagnie. Un jour radieux entrait dans l'atelier par une vaste baie, inondait d'une lumière chaude les tableaux épars sur des chevalets, les vieux meubles ramassés un peu partout par Reybach, au hasard de ses voyages en Allemagne et dans les Flandres, et au milieu desquels il vivait comme un de ces peintres du XVIe siècle dont il portait le costume autant parce qu'il le trouvait commode et seyant qu'afin de témoigner de son enthousiasme pour l'époque de la renaissance artistique dont il suivait les traditions.
Amadouée par la bonne grâce de la comédienne et les caresses de l'enfant, Fraulein, le repas terminé, s'était retirée dans sa cuisine, et Venceslas Reybach causait librement avec ses petites amies. À cette heure, l'entretien roulait sur un incident qui venait de se produire. Quelques instants avant, un homme était entré, apportant un paquet pour Mlle Nina. Comme on lui objectait qu'il se trompait, que Mlle Nina, ne connaissant personne à Coblentz et personne ne la connaissant, n'attendait aucun envoi, il avait répliqué qu'il ne se trompait pas et était parti sans s'expliquer autrement. Alors, tante Isabelle ayant défait le paquet, en avait retiré une robe rose, une écharpe blanche, une guimpe en dentelles et un manteau garni, autour du cou, d'une fourrure, le tout à la taille de Nina, qui avait voulu revêtir sur-le-champ ces brillants atours, et, parée comme une fille de gentilhomme, ne cessait depuis de se pavaner, se trouvant belle comme le jour. Ce que tous trois cherchaient à deviner, c'était le nom du donateur généreux auquel l'enfant devait la possession de ces choses. Mais vains étaient leurs efforts; ils ne savaient à qui attribuer ce présent, et Nina parlait déjà d'aller promener sa toilette par la ville que sa protectrice en était encore à se demander si, une fois dehors, on ne l'arrêterait pas comme une voleuse.
Soudain, à la porte qui s'ouvrait sur la rue, un coup de marteau annonça des visiteurs. On entendit les pas alourdis de Fraulein qui descendait ouvrir, puis on l'entendit remonter précipitamment. Elle entra dans l'atelier comme un ouragan, sa coiffe sur la nuque et dardant sur son maître ses gros yeux effarés:
—Ils sont trois, Monsieur, gémit-elle.
—De qui me parlez-vous, vieille folle?
—De ceux qui marchent derrière moi. Je ne les connais pas, ou plutôt, il y en a bien un que j'ai déjà vu; quant aux deux autres…
Elle n'eut pas le temps d'achever. Au seuil de l'atelier venaient d'apparaître Bernard de Malincourt qu'accompagnaient Armand et Valleroy. La figure parcheminée de Reybach s'épanouit dans un bienveillant sourire, et s'adressant à sa gouvernante:
—Vous avez eu peur de ces gentilshommes! Les prenez-vous pour des malfaiteurs?
—Dans une ville pleine d'émigrés, on doit s'attendre à tout, grommela Lisbeth, traduisant à sa manière l'opinion défavorable que professait contre eux la population de Coblentz.
Satisfaite d'avoir décoché ce trait, qui, du reste, n'atteignit personne, elle disparut tandis que Reybach faisait fête à ses nouveaux amis.
—Nous venons vous remercier de vos courtois procédés envers mon frère, mon cher Reybach, lui dit Armand. Il a voulu le faire lui-même avec moi, et le fidèle Valleroy a tenu à se joindre à nous.
—Nous sommes tous ici les obligés de M. Reybach, ajouta Valleroy, n'est-ce pas, tante Isabelle?
Il saluait celle-ci, qui s'était levée pour faire sa révérence à la société. Elle le remercia d'un regard et répondit:
—Les heures de repos et de trêve sont rares dans la vie des proscrits. Nina et moi nous devons à M. Reybach quelques-unes de ces heures réparatrices.
—Et moi, intervint tout à coup Nina, je dois à M. le chevalier une belle toilette. N'est-ce pas, Monsieur, que c'est toi qui me l'a envoyée? fit-elle en se jetant dans ses bras.
Et comme le silence de Bernard équivalait à un aveu, le peintre se récria contre lui-même, tout honteux, à ce qu'il confessa, d'avoir laissé à la petite l'honneur de cette découverte.
—Vous allez la gâter, Monsieur le chevalier, murmura d'un accent de gratitude tante Isabelle, en s'approchant de Bernard.
—Oh! laissez-les tous deux jouir de leur bonheur, Madame, dit le vicomte. Le bonheur de recevoir n'a d'égal que le bonheur d'offrir. Vous pouvez voir que si Mlle Nina est heureuse, mon frère ne l'est pas moins.
Et c'était la vérité, car Bernard tournait et retournait comme une poupée la mignonne fillette, adorable dans sa robe rose, en riant aux éclats de ses attitudes coquettes et de la gravité qu'elle affectait, en croisant sur sa frêle poitrine l'écharpe blanche à paillettes d'or. Ce joyeux incident avait mis tout le monde à l'aise, et l'intimité nouée la veille sur le bateau reprit son cours, malgré la présence du vicomte qui ne demandait qu'à s'y associer. Valleroy, toujours empressé auprès de tante Isabelle, l'interrogea sur ses projets. Il sut d'elle qu'elle allait s'enquérir d'un logement pour ne pas rester plus longtemps à la charge de M. Reybach. Une fois installée chez elle, elle s'annoncerait dans la ville comme professeur de diction. Cette idée lui était venue pendant la nuit, et elle en attendait d'heureux résultats, surtout si M. le vicomte de Malincourt voulait la recommander aux personnes influentes de la société française réunie à Coblentz, et M. Reybach la présenter dans la société allemande. Elle s'offrirait en même temps pour réciter des vers dans les salons de la noblesse. Elle pourrait assurer ainsi l'existence de Nina et la sienne et goûter enfin un repos que n'avait pu lui assurer la vie errante qu'elle menait depuis quelques mois. Le peintre approuva ce plan, promit son concours et son appui.
—Je suis aimé, connu, honoré dans ma ville natale plus que ne le fut jamais citoyen dans la sienne, affirma-t-il. Il n'est pas un de mes compatriotes qui ne tienne à honneur de faire droit à mes requêtes, et quand on saura que je protège tante Isabelle, elle sera à la mode.
Il parlait, la tête fièrement dressée, le bras tendu, campé comme une statue héroïque sur son piédestal. C'était à croire qu'il prenait tout Coblentz à témoin de la vérité de ses déclarations. Avec moins d'emphatique solennité, mais avec un égal empressement, le vicomte de Malincourt fit des promesses identiques. Par malheur, obligé de partir le lendemain pour Mayence avec Monsieur et Mgr le comte d'Artois, ce n'était qu'à son retour qu'il pourrait s'employer utilement pour tante Isabelle. Mais il ajouta qu'en attendant il la mettrait sous la protection de ses amis.
—Je la recommanderai au vidame d'Épernon, s'écria Bernard. Il connaît tout le monde et ne refusera pas de nous servir.
Émue jusqu'aux larmes par ces témoignages d'intérêt, tante Isabelle ne savait comment remercier, se déclarait impuissante à exprimer sa reconnaissance. Mais ce fut pis encore, lorsque Valleroy s'approcha d'elle et lui dit à voix basse:
—Il se peut qu'avant que ces promesses se réalisent vous vous trouviez dans la gêne, tante Isabelle; sachez qu'aujourd'hui comme demain, comme toujours, la bourse de Valleroy est à votre disposition.
Elle prit la main du loyal garçon qui lui offrait ainsi son dévouement, et la gardant dans les siennes, elle murmura:
—Il est donc vrai que mes malheurs touchent à leur terme, puisqu'à l'improviste ont surgi sur mon chemin tant de coeurs généreux et secourables?
Et son regard interrogeait le ciel, comme si elle eût attendu qu'il lui révélât le secret de son destin. Hélas! si le ciel avait pu répondre, s'il avait répondu, voici ce qu'il lui aurait dit:
—Tu te trompes, tante Isabelle. L'heure de douceur et d'apaisement que tu es en train de vivre ne marque pas la fin de tes infortunes. Sur ta route escarpée et dure, ce n'est qu'une halte, une halte fortifiante mais brève, au delà de laquelle t'attendent de nouvelles épreuves. Prépare ton coeur, apprête tes larmes. Le présent est trompeur, l'avenir redoutable, et les années s'écouleront longues, terribles, sanglantes, avant que tu puisses atteindre le bonheur qui doit te dédommager de tes peines supportées avec vaillance et résignation.
Mais le ciel restait muet, et tante Isabelle, redevenue confiante, était rassurée et heureuse.
Dans la matinée du lendemain, vers 10 heures, la population de Coblentz se pressait sur les quais pour assister au départ du prince électeur de Trêves, Mgr Clément Venceslas de Saxe, et des frères du roi de France qui se rendaient à Mayence afin d'assister au couronnement de l'empereur François II, roi de Bohême et de Hongrie. Les augustes personnages devaient faire le voyage par le Rhin, et, dès 9 heures, le yacht de l'électeur, toutes voiles dehors, orné, pavoisé, enrubanné, se balançait au ras du ponton d'embarquement. Bernard et Valleroy, venus de bonne heure pour ne rien perdre du spectacle, virent arriver tour à tour et prendre place à bord le duc de Brunswick, généralissime des armées alliées, le prince de Nassau, fidèle ami des Bourbons, le comte de Romanzof, délégué auprès d'eux comme ambassadeur par l'impératrice Catherine, le comte d'Oxenstiern, ambassadeur du roi de Suède, le baron de Duminique, ministre de l'électeur, le chevalier de Bray, représentant de l'Ordre de Malte, puis les seigneurs français, le comte de Calonne, les maréchaux de Broglie et de Castries, chargés d'ans et de gloire, l'évêque d'Arras, le duc de Grammont, le général de Bouillé, le marquis de Vaudreuil, d'autres encore, officiers et gentilshommes que les princes avaient désignés pour les accompagner.
Tandis que sur un autre bateau où les gardes du corps occupaient une place réservée on embarquait pêle-mêle chevaux, voitures, des bagages et une nombreuse domesticité, les musiciens de l'électeur, groupés à l'avant du yacht, épuisaient leur répertoire, et le son des instruments, la rumeur des voix, les cris, les appels, les ordres, les acclamations de la foule se confondaient dans un indescriptible tumulte. C'est là qu'Armand de Malincourt, précédant les princes de quelques instants, retrouva son frère et qu'ils échangèrent de tendres adieux. Bien que l'absence du vicomte ne dût pas dépasser la durée de quinze jours, ils étaient émus l'un et l'autre. C'était si triste, à peine réunis, de se séparer de nouveau! Armand répétait ses dernières recommandations.
—Veille sur mon frère comme s'il était de ton sang, disait-il à Valleroy. Ne l'abandonne en aucun cas et n'oublie jamais que tu es responsable de sa vie devant nos parents. Et toi, chevalier, ne cesse de voir en Valleroy le plus sûr des protecteurs, le plus fidèle des amis.
Ces pressantes exhortations n'étaient pas nécessaires. Entre Bernard et Valleroy régnaient la confiance et l'amitié; ils rassurèrent la sollicitude d'Armand, qui pressait le chevalier sur son coeur. Soudain, dans la foule, une rumeur s'éleva. Elle annonçait l'arrivée des voitures de la cour. Les deux frères échangèrent une dernière étreinte, et le vicomte, après avoir embrassé Valleroy, courut où son devoir l'appelait. Bientôt, au milieu des acclamations redoublées, au bruit des fanfares retentissantes, le yacht s'ébranlait, gagnait majestueusement le milieu du fleuve et se mettait en route. Tant qu'on put le voir, Bernard et Valleroy restèrent à la même place, les yeux fixés sur le jeune officier qu'emportait le navire, et qui, le sourire aux lèvres, des larmes aux joues, agitait son mouchoir en signe d'adieu.
CHAPITRE VI
LE CITOYEN PRÉSIDENT
Il y avait à peine quinze jours qu'Armand était parti pour Mayence. Cinq jours encore et il serait revenu. Mais le temps écoulé depuis son départ, comme le temps à courir avant son retour, paraissait à Bernard démesurément long. C'étaient des jours et ils lui pesaient comme des années, non seulement parce qu'il souffrait d'être loin de son frère, mais encore parce que Coblentz ayant, en l'absence des princes, perdu l'éclat qu'y répandait leur présence, la misère des émigrés revêtait une physionomie plus lamentable. Chaque matin et chaque après-midi, Bernard sortait avec Valleroy, tantôt pour faire une excursion aux environs de la ville, tantôt pour en parcourir les rues ou en visiter les monuments, ou encore pour aller voir le vidame d'Épernon, à l'Hôtel de la Cigogne où il était en campement comme un voyageur, Venceslas Reybach à son atelier, tante Isabelle et Nina, installées toutes deux chez un épicier qui avait consenti à leur céder deux chambres au-dessus de sa boutique, tantôt enfin pour recueillir des nouvelles au café des Trois-Couronnes où elles arrivaient toutes. Mais, au terme de ces différentes stations, longtemps et à dessein prolongées, restaient encore bien des heures à remplir. C'était dans la vie de l'enfant comme un trou qui se creusait chaque matin, qu'il n'avait pu combler quand arrivait le soir, une monotone uniformité dont il ne parvenait pas à vaincre l'ennui, quelque effort que fit Valleroy pour l'en distraire, et qui le disposait à voir l'avenir sous des couleurs assombries et attristantes.
Par suite de cet état d'âme, quand sa pensée s'arrêtait au souvenir de ses parents, et c'est sur ce souvenir qu'elle était ordinairement fixée, il se sentait envahi et dominé par une noire mélancolie, pire qu'un bruyant désespoir. Vainement Valleroy s'engageait à partir pour Épinal aussitôt après le retour d'Armand, à en ramener le comte et la comtesse de Malincourt, à les rendre à la tendresse de leurs fils, Bernard refusait de croire au succès de cette entreprise. C'était pitié de mesurer l'influence qu'exerçait sur ce jeune coeur le doute affreux par lequel il était possédé et qui trouvait un aliment incessant dans le caractère tragique des événements qui se déroulaient en France et arrivaient à l'étranger travestis ou dénaturés, mais non exagérés. Le roi prisonnier dans son palais, sa liberté, sa couronne et sa vie menacées, les factions dominant le pays, les prisons remplies d'innocents, le gouvernement déclarant la guerre à la Confédération germanique et au Piémont, une armée austro-prussienne se préparant à franchir la frontière, toutes les puissances s'armant en hâte, la noblesse émigrée mourant de faim, tel était à mi-juillet de cette année 1792 le spectacle qu'offrait notre pays.
Quand ces nuages s'amassaient dans le ciel, comment concevoir l'espérance de se dérober aux tempêtes? Les folles illusions des émigrés pouvaient seules leur faire croire qu'ils s'y déroberaient. Mais ces illusions, à la faveur desquelles princes et gentilshommes élaboraient avec enthousiasme des plans dont ils se promettaient merveilles, Bernard ne les partageait pas. Ses précoces malheurs avaient mûri sa raison en donnant à sa jeunesse une rare prévoyance, et la captivité de ses parents fermé son âme aux espoirs chimériques. Valleroy se désolait de ne pouvoir guérir ce mal qu'avait fait éclater le départ d'Armand. S'il s'était agi de défendre son cher chevalier contre un danger visible et tangible, il aurait aisément trouvé des armes dans son dévouement, dans son énergie. Mais contre le danger mystérieux créé par l'état d'âme de Bernard, il se sentait impuissant. Il n'en déployait pas moins d'incessants efforts pour distraire son jeune maître. Il appelait à son aide tour à tour le vieux Reybach, l'aimable vidame, la chère tante Isabelle et surtout Nina, car il avait remarqué qu'auprès d'elle Bernard retrouvait facilement sa bonne humeur et son sourire. Souvent, tandis que tante Isabelle courait le cachet, se rendait chez les élèves qu'elle devait aux recommandations de M. d'Épernon et du peintre breveté de Son Altesse Sérénissime l'électeur de Trêves, Valleroy emmenait les enfants quelque part aux environs de Coblentz, les promenait tantôt en voiture, tantôt à pied, à travers monts et plaines, dans les forêts qui bordent le Rhin, demandant à l'exercice, au grand air, à l'enfantine gaieté de Nina la guérison de Bernard. Mais, un moment oublieux de ses peines, le chevalier, à peine rentré en ville et séparé de sa petite amie, retombait dans sa tristesse. C'était à croire qu'il ne voulait pas guérir. Aussi Valleroy appelait-il de ses voeux le retour d'Armand qu'il considérait comme un médecin indispensable à Bernard. Par bonheur, la date fixée pour ce retour était proche. Valleroy se rassurait en répétant aux trois amis qui partageaient ses angoisses, en se répétant à lui-même qu'elles touchaient à leur terme. Ce jour-là, vers la fin du jour, il s'était rendu, suivant sa coutume, au café des Trois-Couronnes, en compagnie du chevalier. C'était l'heure où s'y réunissaient les émigrés en résidence à Coblentz; toujours en quête de nouvelles, ils venaient en ce lieu lire les gazettes, interroger les voyageurs arrivés de France. Il était rare qu'une journée s'écoulât sans y amener des visages nouveaux. Malgré la rigueur des lois édictées par le gouvernement français contre les émigrés, le nombre des fugitifs, loin de diminuer, allait toujours en augmentant comme la terreur générale qu'ils invoquaient pour justifier leur fuite. À peine apparus au café des Trois-Couronnes, ces voyageurs y devenaient sur-le-champ un objet de curiosité. On commençait par les examiner en silence, par étudier leurs gestes, leurs allures; on les jaugeait en quelque sorte pour savoir ce qu'ils valaient, et, s'ils étaient pris au sérieux, jugés dignes de foi, on les interrogeait avidement.
Ce soir-là, comme il s'en était présenté quelques-uns, on les avait soumis aux formalités ordinaires, et maintenant l'attention était suspendue aux lèvres de l'un d'entre eux, un Parisien qui prétendait avoir quitté Paris cinq jours avant, parce que les royalistes n'y étaient plus en sûreté. Il décrivait l'aspect sinistre de la capitale livrée à l'émeute; il racontait les méfaits révolutionnaires, les rigueurs exercées contre des innocents, les violences des clubs, les rivalités de la Commune et de l'Assemblée, la misère publique, les humiliations subies par la famille royale. Ses récits consternaient et excitaient tour à tour ses auditeurs, leur arrachait des clameurs de colère et des cris de pitié, auxquels succédèrent des exclamations de surprise quand il révéla que les armées françaises en marche vers les Flandres et le Rhin étaient des armées redoutables, bien commandées, formées des vieilles troupes royales et de plusieurs milliers de volontaires, des adolescents pour la plupart, qui s'enrôlaient en jurant de mourir pour la patrie. Plusieurs voix protestèrent.
—Ce sont des contes que vous nous faites là!
—La Révolution ne trouvera pas de défenseurs parmi les braves.
—Calonne ne cesse d'affirmer que les factieux n'ont ni soldats ni argent.
—Calonne s'est trompé, répliqua le Parisien, et vous vous en convaincrez bientôt, Messieurs.
M. d'Épernon, assis à la même table que Bernard et Valleroy, assistait impassible à cette scène, et n'avait rien perdu des propos du voyageur.
—Cet homme ne ment pas, dit-il à demi-voix. Quoique dans l'entourage des princes on affecte de traiter avec dédain les soldats que le gouvernement français envoie contre les Autrichiens et les Prussiens, ceux-ci trouveront à qui parler.
En entendant M. d'Épernon rendre cet hommage à la valeur des soldats de la France, Bernard ne put se défendre d'un mouvement de joie qu'il eut peine à dissimuler. Étrange et troublant, le sentiment qui s'emparait de lui. La royauté qu'avaient servie ses ancêtres était en péril; l'ancien régime, source des richesses et des honneurs de la maison de Malincourt, s'effondrait dans les débris du trône des Bourbons; son père et sa mère étaient en prison; lui-même n'était plus qu'un pauvre petit émigré ne pouvant rien attendre que des victoires de l'étranger, et cependant, quand tout lui commandait de former des voeux pour le triomphe de celui-ci, c'est aux armes françaises qu'inconsciemment, comme malgré lui, il les adressait, animé d'admiration et de sympathie pour ces jeunes volontaires dont venait de parler le voyageur, qui donnaient leur vie au pays, et tout brûlant du désir de les imiter. Dans son esprit, ces choses restaient encore vagues, ne prenaient corps que lentement, peu à peu. Il eût été bien embarrassé pour les expliquer et les définir, n'aurait même su de quel nom les appeler. Mais, c'était le patriotisme qui s'éveillait en lui, et dont il devait, à quelques années de là, subir la puissance et les entraînements.
Les émotions confuses qu'à cette heure il ressentait, il se garda de les confier à ses amis, et ils ne les devinèrent pas. M. d'Épernon suivait avec intérêt la discussion engagée par les habitués du café des Trois-Couronnes et le nouvel arrivant. Quant à Valleroy, tout en feignant d'écouter, il ne perdait pas de vue un personnage inconnu de lui, entré depuis quelques instants et qui se tenait à l'écart, le nez dans une gazette allemande. C'était un jeune homme, épais et replet, aux manières communes, à mine futée, avec des yeux gris et fuyants, percés en trou de vrille, sous un front bas et étroit, qui formait un saisissant contraste avec le reste du visage trop large et trop gras. Il portait une lévite noire à pèlerine, des culottes blanches, des bottes à la russe et un chapeau haut de forme, à grandes ailes, orné d'une boucle sur le devant. Bien qu'il affectât de se tenir éloigné des groupes que formaient les émigrés et parût indifférent à leurs propos, il y prêtait, à ce que crut remarquer Valleroy, une attention soutenue.
—Je connais cette figure, dit l'honnête serviteur des Malincourt. Je l'ai déjà vue. Mais où?
Et il scrutait ses souvenirs les plus récents comme les plus anciens, cherchant à y retrouver le personnage dont la présence lui causait maintenant un indicible malaise. Tout à coup, il tressaillit. Il se rappelait. À la clarté de sa mémoire, un tableau se dessinait dans sa pensée, dont les lignes vagues d'abord et comme à demi effacées sortaient peu à peu des nuages de l'oubli, prenaient une forme précise. C'était au château de Saint-Baslemont, le soir du funeste jour. Il se revoyait debout, sur la terrasse du château, secoué par la colère, le front contre les vitres, à travers lesquelles il embrassait du regard une vaste salle pleine de gardes nationaux et de peuple auxquels M. de Malincourt tenait tête. Dans ce tumulte, un petit homme vêtu d'une carmagnole, coiffé d'un feutre en pointe, s'agitait, pérorait et finalement donnait l'ordre d'arrêter les châtelains. Et c'était le même homme auquel, bien des fois depuis, avait songé Valleroy en se promettant de tirer vengeance de lui, s'il le rencontrait jamais, qui maintenant se trouvait là, sous sa main, audacieux et tranquille, parce qu'il se croyait inconnu. Oui, c'était Joseph Moulette, dit Curtius Scoevola, membre de la municipalité d'Épinal et président du club des Jacobins créé dans cette ville à l'image de celui de Paris.
Quand Valleroy fut assuré qu'il ne se trompait pas, sa physionomie prit, à son insu, l'expression menaçante d'un bouledogue en arrêt, la nuit, devant un malfaiteur. Ah! citoyen Joseph Moulette, dit Curtius Scoevola, que ne pouviez-vous comprendre la signification du terrible regard braqué sur vous!…
—Qu'est-ce qui l'amène à Coblentz? se demandait Valleroy. Sans doute une méchante action à commettre. C'est comme espion qu'il est venu. Il s'agit donc pour moi, non seulement de venger mes seigneurs, mais encore d'empêcher le citoyen de faire des victimes nouvelles. Ah! nous allons rire, maître Moulette. Monsieur le chevalier, dit-il soudain à Bernard, je suis obligé de vous quitter un moment. Vous voudrez bien m'attendre ici, et si je tardais trop à revenir, rentrez sans moi. M. le vidame daignera vous accompagner jusqu'à la maison.
—Où vas-tu donc, Valleroy? demanda l'enfant avec surprise.
—Je vous le dirai plus tard, Monsieur le chevalier, et vous aussi, vous le saurez, Monsieur le vidame.
Sans attendre leur réponse, il se leva et partit sur les traces de Joseph Moulette, qui venait de quitter sa place et se dirigeait vers la porte. Une fois dehors, le président du club des jacobins d'Épinal jeta dans la rue à droite et, à gauche un regard chercheur et inquiet, le regard d'un homme fraîchement débarqué dans une ville qu'il ne connaît pas, et embarrassé, la nuit venue, d'y trouver son chemin. Puis, s'étant retourné, il aperçut derrière lui, sur le seuil du café des Trois-Couronnes, Valleroy qui se donnait l'air débonnaire d'un bon bourgeois regagnant son gîte. Avec une politesse exagérée, il lui dit en allemand:
—Voudriez-vous bien, Monsieur, m'indiquer la route que je dois suivre pour regagner la Wilhelmstrasse?
Comme beaucoup de Français habitant les provinces de l'Est, Valleroy comprenait et parlait la langue allemande. Il s'en servit donc pour répondre:
—Je vais de ce côté. Monsieur, et je me ferai un plaisir de vous accompagner.
Sur cette offre courtoise, acceptée aussitôt que formulée, les deux hommes se mirent à marcher côte à côte. La nuit venait; les réverbères n'étaient pas encore allumés. Joseph Moulette ne pouvait lire le nom des rues, ni se rendre compte que son guide allongeait le chemin. Ce dernier, qui voulait se donner le temps de causer sans contrainte, se garda donc de prendre par le plus court et commença par tourner le dos à la Wilhelmstrasse.
Après quelques minutes de marche silencieuse, il interrogea son compagnon.
—Vous êtes Français, Monsieur?
—Vous l'avez deviné? s'écria Joseph Moulette.
—À votre accent, quand vous m'avez parlé tout à l'heure. Vous avez une certaine manière de prononcer l'allemand qui est commune aux gens de votre pays, du nôtre devrais-je dire, car je ne saurais dissimuler que je suis votre compatriote.
—Mon compatriote! Émigré, peut-être?
—Émigré comme vous, citoyen président.
Le citoyen président bondit.
—Eh! prenez garde, que diable! On peut nous entendre… D'ailleurs, je ne vous comprends pas; je suis voyageur en grains.
—La rue est déserte, observa Valleroy avec flegme. Vous êtes voyageur en grains comme moi voyageur en vins, ce qui est la qualification que je me donne ici.
—Ainsi, vous me connaissez? reprit Joseph Moulette résigné.
—Quand on a eu l'honneur de vous voir et de vous entendre à la tribune des jacobins d'Épinal, on ne peut plus vous oublier. Votre éloquence, la pureté de votre civisme laissent dans le coeur des vrais patriotes des traces ineffaçables.
—Est-ce sincère, ce que vous me dites là? demanda le citoyen président en essayant de dévisager son interlocuteur qu'enveloppait l'ombre du soir. N'est-ce pas plutôt un piège que vous me tendez?
—Un piège! s'écria Valleroy, continuant à mentir avec aplomb pour garder le rôle qu'il avait imaginé. Vous tendre un piège, moi! Dans quel but? Et quel gage faut-il vous donner de ma sincérité?
—Avouez-moi qui vous êtes.
—Qui je suis? Tiburce Valleroy, délégué à Coblentz par la commune de
Paris pour observer les menées des émigrés et lui en rendre compte.
—Un collègue, alors, un observateur comme moi.
—Parbleu, je m'en doutais, pensa Valleroy.
Et tout haut, il reprit:
—Ah! vous aussi, vous êtes délégué…
—Par la commune d'Épinal comme vous par celle de Paris, avoua Joseph
Moulette, mais avec une mission plus restreinte que la vôtre.
—Quelle est-elle, cette mission? continua le faux espion dont la curiosité s'excitait.
—Elle consiste à rechercher si un ci-devant comte de Malincourt, récemment arrêté par mes soins en son château de Saint-Baslemont, dans les Vosges, comme prévenu d'émigration, a séjourné, le mois dernier, à Coblentz, et si ses fils s'y trouvent encore.
Valleroy dressait l'oreille.
—Quel intérêt présente cette recherche? fit-il avec bonhomie.
—Un intérêt majeur, répliqua Joseph Moulette gravement. Comme je vous le disais, c'est par mes soins que le ci-devant comte a été décrété d'arrestation et emprisonné à Épinal avec la ci-devant comtesse qui n'avait pas voulu se séparer de lui. Le mandat d'arrêt se justifiait deux fois, d'abord par le séjour que le prévenu a fait à Coblentz, ensuite par sa volonté d'y revenir. Le séjour n'est pas contestable; il a eu un témoin; la volonté est évidente, puisque, lorsque j'ai arrêté le ci-devant comte, il se préparait à fuir.
—Ah! bandit, ta confession te condamne, murmura Valleroy.
—Vous dites?
—Moi? Rien; je vous écoute.
—L'arrestation était donc légitime et faisait honneur à ma perspicacité, continua Joseph Moulette. Mais figurez-vous qu'on l'a blâmée à Paris, où divers habitants de Saint-Baslemont ont, paraît-il, porté plainte contre moi, pour excès de pouvoir. Oui, on a critiqué mon zèle, on m'a désavoué, moi dont le civisme est si pur! Paris a commencé par revendiquer les prisonniers et par nous les enlever. Puis, l'accusateur public a fait savoir à la municipalité d'Épinal qu'aucune charge n'existait contre eux, puisqu'il n'était pas démontré que le ci-devant comte eût commis le crime d'émigration et qu'il était certain que la ci-devant comtesse ne l'avait pas commis, qu'en conséquence, il n'y avait pas lieu de poursuivre.
—Mais, alors, on les a mis en liberté? dit Valleroy qu'étouffaient la colère et l'angoisse.
—Oh! pas encore. Transférés à Paris, ils y ont trouvé des défenseurs. Mais, si malins que soient ceux-ci, Curtius Scoevola est plus malin qu'eux. Sur ses conseils, la municipalité d'Épinal a protesté contre l'esprit de modérantisme de Paris et obtenu un délai pour fournir les preuves du crime imputé au ci-devant comte. C'est afin de trouver ces preuves que je suis ici.
À ce moment, Joseph Moulette, dit Curtius Scoevola, courut à son insu le plus sérieux péril, celui d'être étranglé par les robustes mains de son prétendu collègue qu'indignait cette confession arrachée par son habileté à la sotte vanité du citoyen président. Mais, par bonheur pour ce dernier, Valleroy avait en horreur le meurtre et sut réprimer sa violence. Il recouvra même assez de sang-froid pour dire avec calme:
—Vous aviez sûrement à tirer vengeance de la famille de Malincourt?
Comment expliquer autrement que vous vous acharniez contre elle?
—Je n'en avais jamais entendu parler. Mais, vous concevez… des aristocrates… je suis patriote. Et puis, ils ont un château, des terres; ces biens seront confisqués, mis en vente au profit de la nation, et peut-être ne me sera-t-il pas impossible de me les faire adjuger à vil prix.
—Nous voici dans la Wilhelmstrasse, interrompit Valleroy, heureux de couper court à des propos qui mettaient sa patience à une trop rude épreuve.
—Et voici ma demeure, ajouta Joseph Moulette en s'arrêtant devant une auberge reconnaissable à son enseigne, qui représentait, grossièrement peint sur un fond de verdure, un boeuf couronné.
—Heureux de vous avoir rendu service, fit Valleroy en feignant de s'éloigner. Je vous souhaite de réussir dans votre entreprise.
Mais l'espion le retint.
—Je ne vous quitte pas si vous ne vous engagez à me revoir, à me venir en aide. Puisque nous servons tous deux la même cause, j'ai le droit de compter sur votre concours.
—Il ne vous sera pas refusé, s'il peut vous être utile. Mais que puis-je pour vous?
—Ce que vous pouvez pour moi? Tout ce que je ne peux moi-même. Me guider dans cette ville que vous connaissez et où je viens pour la première fois, m'introduire dans la société des émigrés, qui vous est familière puisque vous étiez tout à l'heure au milieu d'eux; seconder enfin les efforts que je viens faire pour découvrir les fils du ci-devant comte de Malincourt, et leur faire avouer, par la ruse, que leur père était ici le mois dernier.
Valleroy resta d'abord silencieux, comme si la réponse qu'attendait
Moulette eût mérité réflexion. Puis il dit résolument:
—Je n'ai rien à refuser aux amis du peuple, surtout lorsque, comme vous, ils s'attachent à déjouer les complots liberticides. Je vous guiderai dans la ville, je vous présenterai aux plus influents des émigrés et je vous ménagerai une entrevue avec les fils du ci-devant comte de Malincourt.
—Ils sont à Coblentz et vous les connaissez?
—Ils sont à Coblentz et je les connais.
—Mais alors, vous devez savoir si leur père est venu à une époque récente.
—Il est venu.
—Et vous n'en disiez rien!
—Avant de rien dire, j'ai voulu me convaincre que vous ne m'aviez pas menti, quand vous vous êtes attribué la qualité de délégué de la commune d'Épinal.
—Et maintenant, vous êtes convaincu?
—Absolument convaincu, et, dès demain, je vous le prouverai.
—Vous me rendez un fier service, citoyen Valleroy, et si jamais Joseph Moulette est à même de vous exprimer sa reconnaissance, il le fera, n'en doutez pas. C'est égal, continua le président du club des jacobins d'Épinal, quand le hasard se mêle d'être bienveillant pour ceux qui s'abandonnent à lui, il ne l'est pas à moitié. Lorsqu'il y a quelques heures je débarquais à Coblentz, pouvais-je croire que j'allais réussir du premier coup?
—Cela vous était bien dû, répondit Valleroy.
—Un mot encore. Demain, où vous verrai-je?
—Chez vous, à 5 heures: jusque-là, gardez-vous de sortir et d'attirer l'attention. La police de l'électeur est défiante et disposée en ce moment à voir dans tout nouveau venu un agent révolutionnaire. Il est inutile de vous attirer des avanies.
—Oui, vous avez raison. Demain, je ne bougerai pas de mon auberge et je vous y attendrai à l'heure dite. Au revoir, citoyen Valleroy.
—Au revoir, citoyen président.
Ils se séparèrent sur ces mots.
Il était temps, car, brisé par les efforts qu'il avait faits pour dissimuler ses sentiments et en contenir l'explosion, Valleroy n'en pouvait plus. Ainsi, le comte et la comtesse de Malincourt n'étaient plus à Épinal; on les avait transférés à Paris. Fallait-il s'en réjouir ou s'en attrister? On les avait soustraits aux basses vexations de Joseph Moulette et des tyranneaux d'Épinal, disposés à se faire honneur de cette importante arrestation. Mais on les avait jetés dans la vaste fournaise parisienne où dix prisons se disputaient les infortunés de leur condition et de leur rang et où l'oeuvre de leur délivrance rencontrerait plus de difficultés que dans une petite ville. À Épinal, Valleroy aurait aisément trouvé des complices pour aider à l'entreprise qu'il méditait. À Paris, il ne connaissait personne. Les preuves, il est vrai, manquaient à l'accusation. En empêchant Joseph Moulette de quitter Coblentz, où il était venu les chercher, on les empêcherait d'arriver à Paris, puisque seul il pouvait les fournir. Mais le comte et la comtesse de Malincourt n'en resteraient pas moins captifs, et à quels dangers une captivité prolongée ne les exposait-elle pas? Le séjour de Paris devenait d'autant plus redoutable aux aristocrates que la populace, surexcitée par la menace d'une invasion, ne parlait de rien moins que de les massacrer avec la famille royale, le jour où les armées étrangères, à supposer qu'elles fussent victorieuses, arriveraient sous les murs de la capitale. Ainsi, de quelque côté qu'on envisageât la situation, elle ne présentait que périls, et ce qui achevait de désoler Valleroy, c'est que son infatigable dévouement à la maison de Malincourt devenait impuissant et qu'il craignait de ne plus trouver une propice occasion de l'exercer.
Tout en examinant ces perspectives angoissantes, il revenait vers le café des Trois-Couronnes. Quand il y entra, Bernard et le vidame d'Épernon étaient encore à la place où il les avait laissés. Comme il les rejoignait, Bernard, sans lui laisser le temps de s'asseoir, l'interrogea.
—Nous diras-tu maintenant pourquoi tu nous as quittés si vite tout à l'heure?
—Pour aller chercher des nouvelles de vos parents. Monsieur le chevalier.
Bernard devint très pâle.
—Des nouvelles de mes parents? Tu en as?
—J'en ai, et quoiqu'elles ne soient pas telles que je le voudrais, elles ne sont pas aussi alarmantes qu'on pouvait le craindre.
Et, pressé de décharger son coeur des émotions qu'il y renfermait depuis une heure, il fit à Bernard et au vidame d'Épernon le récit fidèle de ce qu'il avait dit et appris dans son entretien avec le citoyen Joseph Moulette.
—Ainsi, murmura Bernard quand ce fut fini, cet homme est à Coblentz! Ah! pourquoi mon frère est-il loin de nous? À défaut de lui, pourquoi moi-même ne suis-je qu'un enfant?
—Que feriez-vous donc, chevalier, si vous étiez un homme? demanda le vidame.
—Je me vengerais. Je châtierais ce misérable comme il le mérite.
—Laissez là les idées de vengeance, Bernard. Celui que vous appelez un misérable n'est, comme ses pareils, que l'instrument de desseins qu'il ignore et d'ambitions qu'il ne comprend pas. Il n'est qu'une parcelle de la masse inconsciente, au nom de laquelle quelques fanatiques nous oppriment, un flot d'écume du torrent qu'ils ont déchaîné pour se frayer un chemin. Vous venger de lui, la belle affaire! Ne songeons qu'à l'empêcher de nuire, cela vaudra mieux.
—Oui, l'empêcher de nuire, c'est bien cela, observa Valleroy. Mais comment?
—Il est fâcheux que nous nous trouvions dans l'impossibilité de consulter le vicomte Armand, reprit M. d'Épernon, il nous eût suggéré peut-être un moyen. Pour moi, je n'en vois qu'un, un seul. Pour que le citoyen Moulette soit impuissant à nuire, il faut le retenir à Coblentz, l'empêcher de communiquer avec ses amis, et pour le retenir, l'enfermer. Eh bien, mais, les prisons ne manquent pas à Coblentz. La forteresse de la Chartreuse vaut bien la défunte Bastille. Nous y ferons mettre M. Moulette.
—Vous obtiendrez un ordre d'arrestation? s'écria Valleroy.
—Le chef de la police électorale est mon ami. Il ne me refusera pas une lettre de cachet. Ce ne sera peut-être pas très régulier, mais il y a force majeure. Et puis, nous trouverons un prétexte.
—Et si le prisonnier se réclame du ministre de France?
—On étouffera sa réclamation… Mais il est 9 heures, ajouta le vidame d'Épernon en se levant. L'heure de mon souper a sonné depuis longtemps et je vous quitte. Venez me trouver demain, dès le matin, maître Valleroy. Nous aviserons. Je vais réfléchir de mon côté; réfléchissez du vôtre. La nuit porte conseil.
Il s'éloigna à pas comptés, toujours fringant, toujours alerte, cachant sous son fin sourire ses impressions de la journée. Comme un philosophe, il les rapportait chaque soir en son logis pour y méditer à loisir et y puiser la sagesse. Bernard et Valleroy ne tardèrent pas à l'imiter. Mais ils ne possédaient ni son sang-froid ni son aimable scepticisme, et ils rentrèrent tristement, portant en eux, obsédante et troublante comme un cauchemar, la perspective des périls auxquels étaient exposés à Paris le comte et la comtesse de Malincourt.
Durant l'après-midi du lendemain, à l'auberge du Boeuf Couronné, dans la chambrette qu'il occupait sous les toits, la seule que l'affluence des émigrés eût laissée disponible, Joseph Moulette attendait la visite de Valleroy. Très agité, dévoré d'impatience, il allait et venait entre les quatre murs de son domicile, tirant sa montre à tout instant pour s'assurer qu'elle ne marquait pas 5 heures. Comme elle allait les marquer, il entendit un bruit de pas dans le corridor, courut ouvrir et se trouva en présence de celui qu'il attendait.
—Vous êtes exact, citoyen, lui dit-il. M'apportez-vous de bonnes nouvelles?
—Vous allez en juger, répondit Valleroy en entrant dans la chambre, dont il ferma la porte. J'ai vu ce matin les fils du ci-devant comte de Malincourt. Ils sont deux, l'un officier dans l'armée des émigrés, l'autre un enfant, de la graine d'aristocrate. Je leur ai annoncé l'arrivée à Coblentz d'un messager de leur père. C'est en cette qualité que, tout à l'heure, vous vous présenterez à eux.
—Oh! c'est bien imaginé, admirablement imaginé, s'écria Joseph Moulette emporté par l'enthousiasme…
—Une fois dans leur confiance, il ne tiendra qu'à vous, si vous êtes habile, de leur faire avouer tout ce que vous voudrez et d'en apprendre long. C'est eux qui vous fourniront ainsi les preuves que vous venez chercher et qui seront au besoin fortifiées par mon témoignage, puisque j'aurai assisté à l'entrevue.
—Bravo! Le ci-devant comte est frit et son château de Saint-Baslemont est à moi!
Et le président du club des Jacobins manifesta son contentement en exécutant une belle pirouette. Mais, à ce moment, on frappait à la porte.
—Entrez, fit-il sans défiance.
Ceux qui entraient étaient au nombre de cinq. Ils portaient l'uniforme des gendarmes de l'électeur de Trèves. L'un d'eux, un officier, commandait aux quatre autres.
—Qui demandez-vous, Messieurs? bégaya le citoyen président, médusé par cette apparition.
—Vous êtes bien le sieur Joseph Moulette? dit l'officier.
—Oui, Joseph Moulette, émigré français, faisant le commerce des grains.
Et voici mon ami Tiburce Valleroy, honorablement connu à Coblentz.
—Connu à Coblentz, oui, reprit l'officier en portant un regard de défiance sur Valleroy qui baissait les yeux: mais honorablement, c'est une autre affaire, et peut-être n'est-il pas bon pour lui d'être trouvé ici en votre compagnie… Peu importe, d'ailleurs; ce n'est pas de lui qu'il s'agit en ce moment, mais de vous, Joseph Moulette, dit Curtius Scoevola: au nom de Mgr l'électeur, je vous arrête.
Il fit un signe et les quatre gendarmes entourèrent le citoyen président.
—Messieurs, il y a méprise, protesta celui-ci; je ne m'appelle pas Curtius Scoevola. Je suis un homme inoffensif qui s'est vu contraint de fuir son pays pour échapper à ses persécuteurs. Vous arrêtez un innocent.
—Vous direz cela au magistrat chargé de vous interroger. Prenez vos hardes, si vous voulez, et en route!
—Ne résistez pas, souffla Valleroy à l'oreille de Joseph Moulette, vous aggraveriez votre cas. Je cours chez le ministre de France pour l'avertir; il vous fera mettre en liberté.
—Le ministre de France, Bigot de Sainte-Croix, un aristocrate! Il n'interviendra pas pour moi.
—Alors, j'écrirai à Paris; mais, au nom du ciel, soumettez-vous. Ne vous inquiétez pas, vous serez bientôt délivré. En attendant, je payerai votre auberge et vous enverrai vos vêtements là où vous serez.
—Je vous recommande mes papiers, s'ils ne sont pas saisis, murmura-t-il, surtout le sauf-conduit et la carte de civisme qui m'ont été délivrés par la municipalité d'Épinal…
Dans la rue, un attroupement s'était formé autour de la voiture qui devait emporter le prisonnier. Les gendarmes écartèrent cette foule pour permettre à celui-ci de passer. Ils le firent monter dans le carrosse où ils s'empilèrent avec lui, qui dans l'intérieur, qui sur le siège. Au moment où le cocher fouettait ses chevaux, Joseph Moulette aperçut Valleroy qui lui adressait dans un regard de pitié un triste adieu. Ce regard le réconforta. Mais, quand la voiture eut tourné le coin de la rue, le visage de Valleroy se détendit.