Fils d'émigré
—Nous voilà toujours tranquilles de ce côté, pensait le loyal serviteur de la maison de Malincourt. Les preuves qui pourraient faire condamner M. le comte n'arriveront pas à Paris.
Il remonta dans la chambre où Joseph Moulette venait d'être arrêté, fourra pêle-mêle dans une valise les effets du citoyen président dont il paya la dépense, et donna l'ordre à l'aubergiste d'envoyer le tout à la forteresse de la Chartreuse. Quant aux papiers, il les mit dans sa poche en disant:
—Un sauf-conduit! Une carte de civisme! Cela peut servir un jour ou l'autre. Si jamais il les réclame, on lui répondra qu'ils ont été saisis.
Le même soir, Joseph Moulette était écroué à la forteresse de la
Chartreuse, prison d'État de l'électorat de Trèves. Sur le registre
d'écrou, à côté de son nom, on écrivit ces mots: «Homme très dangereux.
Devra être l'objet d'une surveillance rigoureuse.»
Peu de jours après, au commencement d'août, l'électeur de Trèves et les frères du roi de France rentrèrent à Coblentz, faisant escorte à Frédéric-Guillaume, roi de Prusse, qui venait attendre son armée dans cette ville, où elle devait se concentrer pour marcher sur la frontière française. Ce ne fut pendant une semaine que «noces et festins», banquets, bals, illuminations, revues. Armand de Malincourt était revenu en même temps que le comte d'Artois. Son retour, les bruyantes solennités qui suivirent, furent un allégement à la tristesse de Bernard, une éclaircie dans l'ombre qui l'enveloppait. Heureux de revoir son frère, rassuré par l'arrestation de Joseph Moulette sur le sort de ses parents, excité par les brillants spectacles dont il était témoin, il recouvra la gaieté de son âge, son ordinaire sérénité, la confiance naturelle de la jeunesse dans l'avenir.
Malheureusement, le séjour des princes à Coblentz devait être de courte durée. À Mayence, ils avaient plaidé leur cause auprès de l'empereur François II et du roi de Prusse, obtenu de prendre part aux opérations militaires, eux et les vingt mille hommes enrôlés sous leurs ordres et sous les ordres du prince de Condé. Attaché à la personne du comte d'Artois, Armand était tenu de le suivie, et Bernard, trop jeune encore pour être admis parmi les belligérants, contraint de résider à Coblentz jusqu'à la fin de la campagne. Une séparation nouvelle s'imposait donc aux deux frères. Mais, quelque chagrin qu'il en ressentît, Bernard semblait disposé à la supporter plus courageusement que la première. C'est que cette fois, partageant de nouveau les illusions des émigrés, il entrevoyait le terme de leurs communes douleurs et la délivrance de ses parents.
Ces illusions dont, durant quelques jours, par suite de son isolement, il avait cessé de subir l'influence, de nouveau le dominaient, l'emportaient sur leurs ailes, et quoique la guerre qui allait s'engager choquât son patriotisme à peine éveillé, il la considérait comme une nécessité, comme l'unique moyen d'abréger les malheurs qui désolaient la patrie. De toutes parts, autour de lui, l'ardeur des émigrés se donnait libre cours. C'était une ivresse folle qui mettait des menaces dans leur bouche et gonflait leur coeur d'insatiables besoins de représailles et de vengeances. Ils annonçaient bruyamment leurs prochaines victoires, l'écrasement de leurs ennemis, la défaite des armées françaises, la restauration de l'ancien régime et des privilèges de la noblesse. Princes et gentilshommes, officiers et soldats, tous tenaient le même langage, en proie à la même exaltation et au même aveuglement. Chaque jour, des régiments autrichiens et prussiens arrivaient à Coblentz, allaient camper autour de la ville, où le roi de Prusse les passait en revue. Les émigrés se portaient à leur rencontre, visitaient leurs campements, les acclamaient.
Ces événements grisaient Bernard, et, n'ayant en vue que la mise en liberté de ses parents, il faisait des voeux pour le succès des armes étrangères. Plus tôt elles seraient à Paris, plus tôt ses parents seraient délivrés et plus tôt lui-même pourrait se réunir à eux. Il n'était plus question maintenant du départ de Valleroy. Armand avait jugé que ce voyage devenait inutile et que M. et Mme de Malincourt ayant été transférés à Paris, à leur fils incombait le devoir de les secourir. Valleroy, constitué protecteur et gardien de Bernard, devait rester à Coblentz avec lui jusqu'à la victoire définitive de la coalition. À ce moment, Armand, ayant tiré de leur captivité le comte et la comtesse de Malincourt, appellerait Bernard auprès d'eux, et celui-ci partirait sous la conduite de Valleroy pour aller les rejoindre. Tels étaient les plans qui furent concertés entre les deux frères pendant les quelques jours qui précédèrent le nouveau départ d'Armand. Celui-ci voulut aussi assurer l'existence de Bernard et de Valleroy, pendant la durée de son absence. Aux économies de Valleroy il joignit tout l'argent dont il pouvait disposer, ne gardant pour lui-même que ce qui lui était nécessaire durant sa route jusqu'à Paris. Là, il devait trouver des ressources et notamment les cent mille livres cachées dans l'hôtel de Malincourt et dont le comte avait révélé l'existence à Valleroy en le chargeant d'aller les chercher pour les offrir aux princes.
Ces arrangements occupèrent les dernières heures de son séjour auprès de son frère, puis vint le moment de la séparation. Ce jour-là, Coblentz assista à un inoubliable spectacle. Dès la veille, la presque totalité de l'armée prussienne s'était mise en marche sur l'Alsace, suivie des Corps d'émigrés qui devaient combattre à ses côtés. Il ne restait plus au camp que quelques régiments. Le roi de Prusse à cheval se met à leur tête, ayant à ses côtés les princes français, le duc de Brunswick, et derrière eux une escorte dans laquelle figuraient pêle-mêle des officiers de tous grades, français et allemands. Au bruit des acclamations et au son des musiques, le brillant cortège et les régiments défilèrent devant cent mille spectateurs accourus de toutes parts. C'était le prologue de la guerre.
CHAPITRE VII
DOULEURS D'EXIL
Le jour commençait à baisser. Dans son atelier où déjà pénétrait l'ombre, Wenceslas Reybach, penché, depuis plusieurs heures, sur son travail, se hâtait, afin de mettre à profit les derniers éclats de la lumière expirante. Ce travail, qu'il espérait finir avant la nuit, était un portrait, non un portrait sur toile et de grande taille, mais une miniature sur émail reproduisant avec fidélité la brune chevelure et le pur visage de la petite Nina. La plus importante partie de l'oeuvre était terminée. Sur un fond rouge sombre, les traits de l'enfant s'enlevaient avec vigueur. Maintenant, le peintre en était au dernier coup de pinceau, à ces perfectionnements de la fin par lesquels l'artiste imprime aux enfants de sa pensée, livre ou statue, musique ou tableau, son empreinte personnelle et son cachet définitif.
En face de lui, tante Isabelle, posée au bord d'un fauteuil, tenait Nina sur ses genoux. Celle-ci, entourée de deux bras dont toujours l'étreinte lui était douce, demeurait immobile dans la pose que lui avait donnée le peintre. Méritante était cette immobilité, car, autour de Nina Bernard présent à la séance s'agitait à outrance sans parvenir à se dominer assez pour rester en place. Tantôt assis tantôt debout, il allait du portrait à peine terminé de sa petite amie à un autre portrait également sur émail, achevé et parachevé, celui-là, et qui reproduisait ses propres traits. À chaque halte près de l'un ou de l'autre, il s'épandait en cris d'admiration et d'enthousiasme, tandis que, tout en lui souriant, tante Isabelle enveloppait Nina d'une attention plus grande afin d'éviter qu'elle se laissât distraire par le bruit qu'il faisait.
—Là, là, tout beau; du calme. Monsieur le chevalier, répétait Wenceslas Reybach. Évitez, je vous en prie, de tourner autour de moi. Vous troublez mon recueillement et vous faites trembler mon pinceau entre mes doigts.
—C'est que je suis si heureux de penser que, grâce à vous, Nina aura mon portrait et que j'aurai le sien!
—Tu le garderas, dis? reprenait la petite.
—Sur mon coeur, dans un médaillon, répondait Bernard car c'est pour le porter toujours sur moi que j'ai prié M. Reybach de le faire. Je posséderai ton image, Nina; tu posséderas la mienne, de telle sorte que si nous sommes séparés, nous ne nous oublierons pas.
—Séparés! Crois-tu que nous le serons?
—J'espère que non; mais il faut tout prévoir.
—Me pleurerais-tu pendant longtemps, si tu me perdais? demanda Nina.
Sans rire et très grave, il répondit:
—Je te pleurerais toujours.
—Passez à un autre sujet d'entretien, mes chéris, fit tante Isabelle. À peine entrés dans la vie, vous redoutez déjà des catastrophes! Laissez cette crainte aux vieillards.
—Y penser n'est pas les redouter, observa Bernard avec simplicité. Ce que je voulais dire, c'est que ce portrait, destiné à me rappeler ma petite amie, ne me quittera jamais.
—Ne vous rappellera-t-il qu'elle, chevalier? demanda le peintre, en reculant d'un pas pour mieux juger de l'ensemble de son oeuvre.
—Il me rappellera ceux que j'ai connus et aimés en même temps qu'elle,
Monsieur Reybach.
Il formula cette réponse d'un ton si pénétrant que le vieux Reybach jeta sur Isabelle un regard entendu, en murmurant à demi-voix:
—Enfant par l'âge, homme par le coeur.
Le peintre, de nouveau, se penchait sur la miniature, s'attaquant aux yeux cette fois pour leur donner tout l'éclat que venaient de prendre ceux de Nina qu'émerveillait le beau langage de son petit ami, et qui, n'osant remuer, manifestait son émerveillement par un sourire. Bientôt, personne ne parla plus, comme si l'ombre, en montant dans l'atelier, eût imposé silence. Le peintre s'acharnait au travail. Bernard, devenu immobile, se tenait près de lui dans l'attente d'une parole qu'il devinait imminente et qui indiquerait que le portrait était fini. Quant à tante Isabelle, l'expression de son regard témoignait qu'à la faveur de ce silence une distraction puissante s'emparait d'elle et l'emportait loin, bien loin de l'atelier de Wenceslas Reybach. Et attristantes devaient être les images qu'évoquait sa pensée, car son visage s'était assombri, comme si elle eût subi l'influence d'une angoisse soudaine.
En ces temps calamiteux, ces angoisses étaient fréquentes dans les âmes, aussi fréquentes qu'étaient nombreuses les causes qui les engendraient. Deux cent mille Français erraient hors de leur patrie. Ceux qui n'avaient pu s'enfuir; ceux que l'amour du sol natal tenait attachés à leur foyer, tremblaient sans cesse pour leur liberté et pour leur vie. Dans Paris, la guerre civile devenait de jour en jour plus imminente. Le 10 août, après la tragique invasion des Tuileries, le roi avait été arrêté, sa déchéance prononcée. Au commencement de septembre, des bandes féroces avaient massacré des prisonniers par centaines, et parmi eux la princesse de Lamballe, amie de la reine. Dans l'est et le nord de la France, la guerre étrangère déchaînait ses horreurs. Longwy et Verdun étaient tombés au pouvoir des armées alliées. Ces armées assiégeaient Thionville, et le duc de Brunswick marchait sur Paris. Quelle serait l'issue de la campagne commencée depuis six semaines? Aurait-elle pour effet de délivrer le roi, de relever son trône, de rouvrir la patrie aux proscrits, ou, au contraire, ne ferait-elle qu'accroître le pouvoir de la Révolution et ses fureurs?
En France ou dans l'exil, il n'était pas un Français qui chaque jour ne se posât ces questions, qui n'eût à se débattre contre les incertitudes et les doutes qu'elles soulevaient. Vainement on tentait de s'y dérober; elles s'imposaient, sans éclairer l'avenir. Il demeurait obscur, cet avenir, obscur et sanglant, car de toutes parts on n'entendait que des cris de vengeance, défis et menaces, car aucun des partis engagés dans ces luttes meurtrières ne pouvait se flatter d'obtenir la victoire sans faire des victimes par milliers. C'est à ces désastres prochains que pensait sans doute tante Isabelle, et c'est parce qu'elle y pensait que son coeur se serrait.
Dans cette tourmente qui brisait tout sur son passage, quelle serait sa destinée? Quelle serait la destinée de l'enfant confiée à sa garde? Pauvres, inconnues, abandonnées, que deviendraient-elles toutes deux, livrées à l'ouragan? Allait-il les emporter dans son tourbillon comme les feuilles détachées d'un arbre? Et lorsqu'il les aurait roulées sans pitié, pareilles à des épaves que se disputent les flots de la mer, où les déposerait-il?
Cette douloureuse rêverie fut subitement interrompue. Longtemps courbé sur la miniature qu'il parachevait, Wenceslas Reybach venait de se relever rayonnant, criant dans un soupir de soulagement:
—Je n'y vois plus; d'ailleurs, j'ai fini.
Ce cri ramena tante Isabelle dans l'atelier d'où son imagination l'avait emportée. Nina glissait de ses genoux, venait se placer à côté de Bernard, regardant de tous ses yeux, dans l'obscurité grandissante, son portrait minuscule et ressemblant.
—Est-ce que je peux l'emporter? demanda-t-elle à Reybach.
—Oh! pas encore, répondit le peintre. Je veux le revoir au jour. Et puis, il faut le laisser sécher.
—Quand je pourrai le prendre, ce sera pour l'offrir à Bernard.
—Et en échange, reprit celui-ci, je te donnerai le mien.
Tante Isabelle s'était rapprochée de Reybach et le remerciait.
—Laissez donc, faisait le brave homme. Tout le plaisir est pour moi.
En ce moment, Fraulein Lisbeth entra. Dans chaque main, elle portait un flambeau dont la flamme vacillante éclairait capricieusement les rides de sa figure grimaçante. Elle vint tout droit devant les portraits, les contempla d'un air capable.
—Êtes-vous satisfaite, Fraulein Lisbeth? lui dit son maître.
—Très satisfaite, Monsieur.
Grave et solennelle, elle posa les flambeaux sur une table et sortit.
Mais, comme elle passait le seuil de l'atelier, elle dut s'effacer pour
livrer passage à Valleroy. Il entra en coup de vent, tout essoufflé.
Bernard courut à lui, prit sa main, l'entraîna.
—Les portraits sont finis, fit-il; viens les voir.
Mais c'est à peine si Valleroy donnait son attention aux miniatures.
S'adressant à tante Isabelle et à Reybach, il dit:
—Il y a des nouvelles du théâtre de la guerre.
—Bonnes ou mauvaises? demanda tante Isabelle.
—Le 20 septembre, au village de Valmy, entre Sainte-Menehould et Châlons-sur-Marne, les Français, commandés par les généraux Dumouriez et Kellermann, ont remporté une grande victoire. L'armée austro-prussienne est en déroute. Brunswick renonce à marcher sur Paris et bat en retraite.
—Mais alors, tout est perdu! gémit tante Isabelle.
—Perdu! quand les Français sont victorieux? s'écria Bernard.
Il ne continua pas. Ce cri, un inconscient sentiment de joie l'avait poussé à ses lèvres et il n'avait pu le contenir. Mais brusquement il mesurait toutes les conséquences de cette victoire des Français qui mettait en péril les jours de son frère et reculait la délivrance de ses parents.
—Et Armand, soupira-t-il, qu'est-il devenu?
—J'ai lieu de croire que M. le vicomte est sain et sauf, répondit Valleroy, et qu'il est resté à Verdun avec le comte d'Artois. Il paraît certain que les émigrés n'ont pas pris part au combat du 20 septembre.
Rassuré de ce côté, Bernard songeait à son père et à sa mère, et il pleurait en silence ses espoirs détruits, ces espoirs qu'avait éveillés la marche des alliés sur Paris et qu'anéantissait la nouvelle de leur retraite. Nina, ayant vu ses larmes, se serra contre lui, et pleurant elle-même, répétait d'une voix caressante:
—Ne pleure pas, Bernard. Ça me fait trop de peine.
—Qu'allons-nous devenir? interrogea tante Isabelle.
Et après une pause, elle ajouta:
—Est-ce par le vidame d'Épernon que vous avez appris ces nouvelles,
Monsieur Valleroy?
—Le vidame d'Épernon est parti ce matin pour ses terres de Bavière. Mais il ne pourrait en dire plus que ce que je sais. Ce sont des fugitifs qui me l'ont raconté tout à l'heure au café des Trois-Couronnes, où ils sont arrivés exténués, les vêtements en lambeaux, remplis d'épouvante. Les Français ont été admirables, disent-ils, ils se sont battus comme des lions, et, quoique mal équipés, mal armés, quelques-uns même chaussés de sabots, ils ont enfoncé les carrés prussiens. La défaite de Brunswick est complète, et, s'il est en fuite, c'est qu'il a perdu l'espoir de vaincre. Ce qu'il y a de plus grave, c'est qu'il a entraîné les émigrés dans sa déroute et que tous les efforts faits par ceux-ci depuis deux ans sont perdus.
Valleroy semblait se complaire à ces détails, comme s'il se fût fait violence pour ne pas se réjouir de la victoire des Français. Bernard l'écoutait avec avidité, partagé entre une satisfaction qu'il ne pouvait étouffer et ses alarmes filiales renaissantes. Tante Isabelle était très agitée.
—Si ces graves nouvelles se confirment, dit-elle, il n'y aura bientôt plus de sûreté à Coblentz pour les émigrés. Ils seront réduits à quitter cette ville.
Mais Valleroy s'attacha à lui donner du courage, à lui rendre confiance. Selon lui, avant de songer à fuir, il convenait d'attendre les événements.
—Restez avec nous, tante Isabelle, ajouta-t-il. Quoi qu'il arrive, nous ne partirons pas sans vous.
—Et puis, ne serai-je pas là pour vous protéger? remarqua Reybach.
En rentrant dans leur demeure, Bernard et Valleroy y trouvèrent une lettre d'Armand. C'était la troisième qu'ils recevaient depuis son départ. Mais, autant les deux premières manifestaient de confiance, autant celle-ci trahissait de découragement. Datée de Verdun au lendemain de la bataille de Valmy, elle racontait les lamentables événements déjà connus à Coblentz. Elle décrivait en termes émouvants l'échec des alliés, la misère des émigrés et l'affreuse situation de l'armée des princes. C'était la débâcle dans toute son horreur. Elle entraînait les princes eux-mêmes. Ils se hâtaient de regagner Coblentz sans savoir s'ils pourraient y résider encore ou même y arriver. Parmi leurs partisans, les rivalités qu'avait longtemps contenues l'espoir du succès éclataient maintenant. Brunswick reprochait à Calonne de l'avoir trompé. Calonne reprochait à Breteuil d'avoir perdu la cause royale, Breteuil répliquait que la responsabilité du désastre n'était imputable qu'à Calonne.
«Au milieu de nos malheurs, ajoutait Armand, j'ai du moins la consolation, mon frère, de pouvoir te donner des nouvelles de nos parents. Un Français, envoyé secrètement à Paris par le duc de Brunswick pour porter au roi un message, a pu se renseigner sur leur sort. Ils sont à la prison des Carmes, où on semble les oublier. On ne les a pas encore interrogés. Ils ont couru, le 2 septembre, durant les massacres, les plus grands périls. Mais ils y ont échappé. Leur santé est bonne et ils supportent leur infortune avec courage. Pour moi, je pars à l'instant pour Londres, où m'envoie Mgr le comte d'Artois. Je vais porter une lettre au roi d'Angleterre. Dès mon arrivée, je t'écrirai, et ce sera, je l'espère, pour t'annoncer mon retour à Coblentz.»
Bernard et Valleroy ne furent rassurés qu'à demi par cette lettre. Elle les éclairait sur le sort des êtres chéris dont l'absence déchirait leur coeur. Mais elle ne permettait pas de prévoir le terme de leurs malheurs communs, indéfiniment ajourné par l'échec des alliés.
Durant les jours qui suivirent, parvinrent de Paris à Coblentz des nouvelles de plus en plus alarmantes. Après l'emprisonnement de la famille royale au Temple, la déchéance du roi et la proclamation de la République, c'était maintenant le général de Montesquiou entrant en Savoie, et le général de Custine franchissant le Rhin, entrant en Allemagne, marchant sur Mayence et s'emparant tour à tour des villes qui se trouvaient sur sa route. Worms, Spire, Wurtzbourg ouvraient leurs portes sans coup férir à ses armes triomphantes.
Ainsi, non contents de se défendre, les Français portaient l'attaque chez les imprudents qui avaient osé franchir leur frontière. On faisait de leurs soldats de terrifiantes peintures. On les représentait animés de fureur, redoutables comme des barbares, invincibles comme des héros. Tout fuyait devant eux. Tandis que l'armée de Brunswick, décimée, en désordre, se hâtait de repasser le Rhin, les émigrés quittaient les pays où ils avaient trouvé un refuge en deçà de Mayence, les uns pour s'enfoncer en Allemagne, les autres pour gagner les Pays-Bas, d'où à quelques semaines de là la victoire de Jemmapes devait encore les chasser. Leur fuite revêtait un caractère tragique. Avec l'automne était venu le mauvais temps. Sous la pluie qui ne cessait de tomber, dans le brouillard qui ne faisait trêve que durant quelques heures du jour, ces malheureux s'en allaient par les routes encombrées déjà de soldats fugitifs, à pied, à cheval, en voiture, en charrette, comme ils pouvaient, et tous portant sur leur personne, sur leurs traits, sur leurs vêtements, tant de visibles traces de leur infortune qu'on eût dit un défilé de vagabonds et de mendiants. Sur le Rhin, des bateaux, des radeaux, des petites barques en transportaient d'autres. Ils laissaient en chemin des villes et des villages, où ils n'osaient s'arrêter, préférant s'en aller toujours plus loin, craignant d'être repoussés. Là où, deux ans auparavant, ils avaient trouvé un fraternel accueil, on refusait à présent de les recevoir.
Les émigrés réfugiés à Coblentz vivaient en de continuelles alarmes. La bienveillance persistante de l'électeur les protégeait encore contre l'animadversion des habitants qui, longtemps excités par leur présence, les accusaient d'avoir attiré sur la ville les rigueurs des Français. Mais, à la tournure que prenaient les événements, il était aisé de comprendre que bientôt cette protection deviendrait insuffisante et que Coblentz n'offrait plus aux émigrés un asile sûr. D'autre part, on était convaincu que si Custine s'emparait de Mayence, il marcherait ensuite sur l'électorat de Trêves et que les émigrés seraient contraints de suivre l'irrésistible courant des fugitifs qui s'écoulait sous leurs yeux.
À la fin de la première quinzaine d'octobre, les princes français rentrèrent à Coblentz. Quelle différence entre ce retour lamentable et le triomphal départ du mois précédent! Les habitants qui se trouvaient encore dans les rues à 9 heures du soir virent passer trois chaises de poste allant à toute vitesse. Elles contenaient les frères du roi de France et une poignée de courtisans indissolublement liés à leur fortune. Elles traversèrent la ville pour gagner le château de Schonbornlust. Sur leur passage, plus d'acclamations retentissantes, plus de bruyantes fanfares; derrière elles, plus de bruyante escorte, mais partout un morne silence, dissimulant mal la sourde colère d'un peuple menacé, par la faute des émigrés, de l'invasion étrangère. Les princes ne devaient résider à Schonbornlust que quelques jours. Ils en repartirent nuitamment comme ils y étaient arrivés, en fugitifs et en proscrits, allant devant eux sans savoir où ils s'arrêteraient.
Après leur départ, les craintes des émigrés s'accrurent. Du matin au soir, ils circulaient dans les rues, s'attroupaient au café des Trois-Couronnes, à l'affût de nouvelles. Dans toutes les maisons, les malles étaient bouclées. Chacun se disposait à partir à la première alerte. On se disputait les voitures disponibles, les bateaux du Rhin. Les riches s'assuraient à prix d'or des moyens de transports. Les pauvres se résignaient à faire la route à pied. Mais où aller? Nul ne le savait, et, pour ajouter à leur détresse, voici que des pays allemands, où ils espéraient trouver repos et sûreté, on leur faisait savoir qu'on ne les recevrait pas. Cette incertitude les retenait encore à Coblentz, quel que fût le péril d'y rester.
Ce furent des heures cruelles, remplies par la terreur et l'angoisse. Bernard et Valleroy en connurent toute l'horreur, Valleroy surtout, qui se considérait comme responsable envers la maison de Malincourt de la vie du chevalier, et qui s'était engagé à veiller sur Nina et sur tante Isabelle. Ayant charge d'âmes, il tremblait pour les chers êtres qu'il devait protéger. Libre d'agir à son gré, il aurait quitté Coblentz sans attendre que les événements se fussent encore aggravés. Après avoir pris conseil de tante Isabelle, il était résolu à se rendre avec elle en Hollande, malgré la difficulté d'y arriver, parce que là du moins on trouverait un abri à proximité de la France. Mais Bernard, qu'excitait l'espérance du prochain retour de son frère, ne voulait pas partir sans l'avoir revu.
Le temps s'écoulait ainsi dans les incertitudes et les larmes Du dehors, n'arrivait aucune nouvelle sûre et précise. On ne voyait passer à Coblentz que des fugitifs. Affolés, brisés par la fatigue et par l'effroi, ils ne savaient rien, ne parlaient que de leur malheur. Ils faisaient de dramatiques récits de la détresse des émigrés, de cette débâcle effroyable qui emportait au hasard jeunes et vieux, femmes et enfants, les laissait sans gîte et sans pain, les jetait au bord des routes, exténués, les livrait à la brutalité des soldats, conduisait au suicide les moins vaillants d'entre eux. Impossible de tirer de ces infortunés aucun renseignement.
Mais, brusquement, la foudre éclata. C'était dans la nuit du 21 octobre. Après avoir passé la soirée avec Nina chez tante Isabelle et fait une courte halte au café des Trois-Couronnes, Bernard et Valleroy, rentrés chez eux, s'étaient couchés et endormis. Vers 3 heures du matin, Valleroy fut brusquement réveillé. Il se souleva et prêta l'oreille. Un bruit de foule montait de la rue, dominé par des rumeurs confuses qui, d'abord lointaines, se rapprochaient et grossissaient avec rapidité. Il se jeta à bas de son lit, s'habilla en un tour de main, courut à la croisée et l'ouvrit. La rue était pleine de monde, et de toutes parts éclataient l'effarement et l'épouvante. C'étaient des gens qui s'éloignaient à grands pas, un léger bagage à la main: d'autres qui se montraient aux croisées, à peine vêtus, d'autres enfin qui se lamentaient.
Dans ce tumulte de voix et de cris, se croisaient des phrases sinistres.
—Les Français sont entrés dans Mayence.
—Ils marchent sur Coblentz.
—Ils vont y arriver avant le lever du jour.
—Nous sommes perdus.
Valleroy ne voulut pas en entendre davantage. Depuis plusieurs jours, il attendait ce moment et s'y était préparé. Il entra dans la chambre de Bernard, et, réveillant l'enfant endormi, il lui dit avec sang-froid:
—Habillez-vous, Monsieur le chevalier. Nous partons.
—Nous partons! Pourquoi?
—Parce que, dans quelques heures, Coblentz sera occupé par l'armée de
Custine.
—Crois-tu donc que les soldats français nous feraient du mal s'ils nous trouvaient ici?
—Je ne le crois pas. Mais cette expérience, que j'oserais tenter si je n'avais à exposer que moi-même, je n'ai pas le droit de l'affronter alors que vous êtes sous ma garde. Le malheur des temps a fait de nous des émigrés. Nous sommes, vous et moi, passibles des lois révolutionnaires, vous surtout, en votre qualité de gentilhomme, fils d'un suspect. Il importe que les Français ne nous trouvent pas ici.
—Il faut donc fuir?
—Il le faut et sans tarder, Monsieur le chevalier. Hâtez-vous de vous préparer. Moi, je cours chercher la voiture et le cheval dont je me suis assuré la possession en vue de l'éventualité qui se produit.
—Fais prévenir tante Isabelle et Nina, reprit Bernard. Tu sais qu'elles doivent partir avec nous.
—Je vais les chercher. Elles me sont aussi chères qu'à vous-même, et pas plus que vous je ne veux les abandonner.
Mais comme Valleroy allait quitter la chambre, le bruit de la rue redoubla. C'étaient des pas rapides, un fracas de chevaux et de roues brûlant le pavé, qui cessèrent tout à coup. Puis on frappa à la porte de la maison.
—C'est Armand qui revient, s'écria Bernard, rouge de plaisir.
Ce n'était pas Armand, mais le vidame d'Épernon.
—Vous! Monsieur le vidame, dit Valleroy, qui lui avait ouvert, je vous croyais en Bavière?
—J'y étais en effet, répondit l'aimable gentilhomme, toujours guilleret, fringant et souriant. C'est même là que j'ai appris la marche des Français dans les pays du Rhin. Je n'ai pas voulu que le chevalier restât exposé aux dangers de la guerre et je viens le chercher. J'arrive à temps, à ce que je suppose.
—Nous allions partir pour La Haye.
—Vous y rencontreriez d'autres dangers. Je vous emmène en Bavière chez moi. Vous y attendrez la fin des mauvais jours.
—C'est qu'on assure que les émigrés n'y sont pas reçus.
—Rien de plus vrai; mais, grâce à moi, on vous y recevra. Faites mettre vos malles sur la berline, et partons. Il faut éviter de tomber dans l'avant-garde de Custine.
—Est-ce vous, mon frère? demandait Bernard du haut de l'escalier.
—Ce n'est pas votre frère, chevalier; mais c'est un fidèle ami.
Et le vidame enlevait Bernard dans ses bras, le serrait contre sa poitrine, le couvrait de baisers, en répétant:
—Je vous conduis en Bavière. Pressons-nous. Il n'y a pas une minute à perdre.
Bernard n'essaya pas de résister. Résigné à partir, il était heureux de trouver, à défaut de la protection de son frère, celle de M. d'Épernon.
—C'est que nous ne partons pas seuls, fit-il en regardant Valleroy, il y a Nina et tante Isabelle.
—Vos amies! répondit le vidame. Vous ne voulez pas vous séparer d'elles? Qu'à cela ne tienne! Nous allons les prendre en passant.
—Oh! que vous êtes bon, Monsieur! s'écria Bernard.
Quelques instants après, la voiture du vidame d'Épernon emportait l'enfant à travers les rues de Coblentz.
Oh! cette course dans la nuit, au coeur d'une ville qui s'attend à être prise d'assaut, il ne devait jamais l'oublier. Parvint-il à une vieillesse avancée, il reverrait toujours ce spectacle d'une population qu'a abandonnée le sang-froid et qui se croit perdue. Il reverrait ces fuyards affolés, leur cohue envahissant les bureaux des coches et des bateaux, des hommes campés au coin des avenues, montrant le ciel d'un geste menaçant; d'autres, d'un accent impérieux, demandant l'aumône pour subvenir aux frais de leur route, d'autres enfin portant des torches allumées pour guider leurs pas.
Devant le palais électoral, un attroupement plus nombreux que les autres arrêta la voiture pendant quelques minutes; c'étaient des sujets de l'électeur de Trêves, qui, sur le bruit répandu soudain de son prochain départ, venaient de se soulever, décidés à l'empêcher de fuir. Pour les apaiser, ce prince, dont leur révolte paralysait les projets secrets, se voyait contraint de renoncer à s'éloigner et de se résigner à partager leur sort jusqu'au bout; perspective affreuse, puisqu'ils s'attendaient à être massacrés par ces soldats français dont chacun parlait sans les avoir jamais vus, en racontant à leur propos les plus terrifiantes histoires.
Bernard, penché à la portière de la voiture, ne perdait pas un trait de ces scènes que dramatisait la nuit et par où se manifestait la panique de tout un peuple éperdu. Un indicible effroi le tenait à la gorge, oppressait son coeur. Il avait hâte maintenant d'être hors la ville, non seulement pour échapper aux Français que les cris de la foule représentaient comme au moment d'entrer dans Coblentz, mais encore pour se délivrer de cette foule que la fureur qui s'était emparée d'elle rendait agressive et menaçait de rendre meurtrière.
Enfin, on arriva devant la maison qu'habitaient tante Isabelle et Nina, dans une rue étroite, moins passagère et moins encombrée que les autres. Mais, au moment où Valleroy se jetait à bas de la voiture pour monter chez ses amies, sur le seuil de la maison apparut le propriétaire lui-même, qui, tout en larmes, à moitié fou, fit connaître qu'il ne savait ce qu'elles étaient devenues. Dès le début de la panique, M. Wenceslas Reybach, arrivant à l'improviste pour leur porter secours, les avait emmenées avec lui, sans dire en quel lieu. Valleroy jeta au cocher l'adresse du peintre, et le lourd équipage de nouveau s'ébranla. Mais, chez Reybach, portes et fenêtres étaient hermétiquement closes. Lui-même avait quitté la maison, et, vainement appelée à plusieurs reprises, Fraulein Lisbeth ne répondit pas.
—Que faire? demanda Valleroy dévoré d'inquiétude.
—Voilà qui est grave, objecta le vidame d'Épernon, car sous peine de nous mettre dans l'impossibilité de sortir de la ville, nous ne pouvons courir plus longtemps à la recherche de ces dames.
—Oh! Monsieur, ne les abandonnez pas! supplia Bernard.
—Ce n'est pas volontairement que je les abandonne, chevalier; mais encore faut-il ne pas nous perdre tous. Il est 4 heures… Au petit jour les Français seront devant Coblentz.
—Il était convenu avec tante Isabelle qu'à la première alerte nous nous réunirions, observa Valleroy. Peut-être allait-elle chez nous, pendant que nous venions chez elle.
—Assurons-nous-en, répondit M. d'Épernon.
Par son ordre, la voiture rebroussa chemin. Cette fois, elle n'avançait plus qu'avec difficulté, tant la foule se faisait compacte, devenait malveillante et soupçonneuse. On passa cependant, grâce au sang-froid et à l'énergie du cocher. Mais ce fut un vain et inutile effort. Pas plus là où on allait que là d'où l'on venait, on ne trouva trace de celles qu'on cherchait. Dans la tourmente de cette affreuse nuit, Nina et tante Isabelle avaient disparu.
Au moment où cette disparition mystérieuse venait d'être constatée, et comme le vidame d'Épernon et Valleroy se consultaient, se produisit non loin d'eux un nouveau mouvement de foule, une de ces furieuses poussées de peuple qui brisent tout sur leur passage. En même temps des clameurs plus bruyantes s'élevèrent. De toutes parts on n'entendait que ce cri:
—L'ennemi! Voilà l'ennemi!
—Il n'y a plus à hésiter, s'écria d'une voix énergique M. d'Épernon.
Il dit un mot au cocher, et la chaise de poste s'éloigna au galop de ses chevaux robustes. Quelques instants après, elle était hors la ville et cheminait rondement sur une route déserte allant vers le Nord.
Bernard, le front dans ses mains, pleurait et gémissait:
—Nina! ma pauvre Nina!
Plus intrépide et plus fort, Valleroy se dominait, contenait sa douleur. Mais le nom qu'étouffait sa bouche retentissait dans son coeur, et ce nom, c'était celui de tante Isabelle.
—Pauvre tante Isabelle!
En haut d'une montée gravie d'un train rapide, les chevaux s'arrêtèrent pour souffler. De cet endroit, à travers les brumes grisâtres du matin, on apercevait la masse confuse des maisons de Coblentz, et, autour de cette masse, la ceinture phosphorescente que lui faisaient les eaux du Rhin et de la Moselle. Les rumeurs de tout à l'heure s'étaient éteintes et la nuit s'achevait silencieuse. M. d'Épernon avait mis la tête à la portière.
—C'est étrange, murmura-t-il, on n'entend ni le son des tambours ni le bruit d'une armée en marche… Si c'était une fausse alerte!
Et c'était une fausse alerte, en effet. En arrivant au terme de leur course, nos voyageurs devaient apprendre que le général de Custine, après avoir annoncé, à peine entré dans Mayence, qu'il se portait sur Coblentz, avait modifié ses plans et s'était décidé à marcher sur Francfort.
CHAPITRE VIII
POUR LA REINE
À Hamm, en Westphalie, un soir des premiers jours du mois de mars 1793, dans une salle du château seigneurial appartenant au roi de Prusse, un gros homme en grand deuil occupait un fauteuil bas et large, au coin d'une haute cheminée, où brûlaient de lourdes bûches enterrées à moitié sous la cendre.
Ce qui caractérisait ce personnage dont le regard fin et clair révélait seul la jeunesse, c'était, indépendamment d'un masque bourbonien aux proéminences accusées, l'énorme embonpoint qui semblait le clouer sur son siège d'où pendaient, touchant à peine au sol, ses jambes épaissies par des enflures de goutte et presque caricaturales sous le bas de soie qui les dessinait. Sa main droite, enflée comme le reste du corps, s'étalait sur le bras du fauteuil. De la gauche, il tenait une canne à pommeau d'or dont il avait enfoncé l'extrémité dans son soulier, derrière le talon. À cette attitude qui lui était familière, tout émigré ayant vécu naguère à Coblentz aurait reconnu Monsieur, comte de Provence, ou Monseigneur le régent, pour rappeler le titre qu'il avait pris après la mort de Louis XVI, et dont il persistait à se parer, bien que les puissances eussent refusé de l'admettre en cette qualité.
C'était lui, en effet. Depuis déjà trois mois, il résidait à Hamm, où, en fuyant les bords du Rhin, il s'était réfugié, ainsi que le comte d'Artois, après avoir erré longtemps de tous côtés au milieu des plus pressants périls et où la Prusse consentait à lui accorder un asile provisoire. Là était venue le surprendre la nouvelle du tragique trépas de son frère aîné; là, son frère cadet l'avait quitté pour aller plaider auprès de l'impératrice Catherine de Russie la cause des Bourbons. Maintenant, il s'y trouvait seul, ou presque seul, entouré de quelques courtisans, oublié, perdu, si loin de tout, que souvent il pouvait croire qu'un voile épais le séparait du reste de l'Europe et qu'il n'était plus le représentant de la maison de France qu'aux yeux de ses compagnons d'exil ou des rares Français qui venaient protester auprès de lui de leur inébranlable fidélité.
Sans doute, c'était un de ces loyaux serviteurs, ce vieillard de petite taille, au corps mince, au visage maigre, qui se tenait assis, en face du prince, au bord d'une chaise, dans une attitude de déférence, vêtu comme un seigneur de la cour à l'époque de sa splendeur, tiré à quatre épingles, et si soigné sur toute sa personne qu'en son costume de velours aux parements ornés de jais il semblait sortir d'une boite. Oui, c'en était un, car un ardent dévouement à la cause royale avait seul pu le conduire à Hamm au cours d'une saison rigoureuse à peine achevée, et il se nommait le vidame d'Épernon.
En ce moment, sans se départir du respect qu'il devait à un prince du sang, le brillant gentilhomme causait librement avec Monsieur; et très attachant devait être le sujet de l'entretien, car le vidame s'était échauffé à parler, et Monsieur avait blêmi d'impatience en l'écoutant.
—Enfin, si je vous comprends bien, Monsieur le vidame, s'écria le prince tout à coup, vous venez nous solliciter d'approuver un complot qui a pour but de sauver notre belle-soeur, S. M. Marie-Antoinette, reine de France, veuve du roi défunt.
—C'est en effet pour solliciter l'approbation de Monseigneur que je suis venu du fond de la Bavière dans le fond de la Westphalie, répondit M. d'Épernon.
—On nous a proposé déjà plusieurs projets analogues, objecta Monsieur; mais, après examen, il a été reconnu qu'ils étaient inexécutables.
—Celui que j'ose soumettre à Votre Altesse Royale ne mérite pas le même reproche. C'est en cela qu'il se distingue des autres. Il est l'oeuvre de mon neveu le marquis de Guilleragues et de quelques vaillants gentilshommes qui en garantissent la réussite.
—La reine est détenue au Temple; elle y est gardée par des jacobins forcenés, inaccessibles à la pitié. Avant d'étudier les moyens de la faire sortir de Paris, il faudrait s'assurer qu'il sera possible de l'arracher à sa prison.
—L'exécution de cette partie du programme appartient aux royalistes fidèles qui n'ont pas quitté la capitale et dont le dévouement veille nuit et jour autour de la reine. Ils se disent sûrs de l'enlever du Temple et prétendent qu'ils l'eussent déjà fait s'ils savaient à quel lieu conduire Sa Majesté après l'avoir délivrée. C'est à les seconder et à couronner leur entreprise que mon neveu et ses amis se sont attachés.
—De Paris à toutes les frontières, les routes sont surveillées, reprit
Monsieur.
—Pas également, Monseigneur, et celle qu'aurait à suivre la reine n'offre pas ce danger au même degré que les autres. Du reste, si Votre Altesse Royale daigne jeter les yeux sur le plan que voici, elle verra que, grâce aux forêts de l'Oise et de la Normandie, il n'est pas impossible d'arriver à Dieppe par des chemins isolés, couverts et généralement peu surveillés par les autorités révolutionnaires.
—Voyons votre plan, Monsieur le vidame.
M. d'Épernon s'était levé. Il tira de sa poche une carte géographique, la déplia et la mit sous les yeux de Monsieur.
—Voilà l'itinéraire, continua-t-il. Monseigneur le régent peut voir que les grands centres de population sont soigneusement évités et qu'on n'a devant soi qu'une douzaine de villages qu'il est aisé de contourner.
—Mais vos relais de chevaux, où les placez-vous?
—Il y en a cinq, le premier dans une ferme au-dessus d'Andrésy, le second dans la forêt de Gisors, le troisième à Gournay sans y entrer, le quatrième à Serqueux, également sans y entrer, et le cinquième en vue de Gamaches. À Dieppe, ou plutôt à une lieue de cette ville, en remontant vers Saint-Valéry-en-Caux, une embarcation attendra la reine pour la transporter à bord d'un navire anglais qui stationnera non loin des côtes.
—Oui, c'est assez bien imaginé, fit Monsieur d'une voix grave et lente. Mais, si sûre que soit cette route, ajouta-t-il, comment la franchira-t-on? Car il y aura quatre personnes à transporter, Monsieur le vidame. Je connais la reine. Elle ne consentira à fuir que si sa fille, son fils et Madame Élisabeth, ma soeur, peuvent fuir avec elle.
—Tout est prévu, Monseigneur. Nos amis de Paris affirment que, grâce aux relations qu'ils se sont ménagées parmi les gardes nationaux, ils pourront faire sortir les quatre prisonniers en même temps. Au jour fixé pour leur évasion, ce sera le soir, une berline les attendra dans la plaine Saint-Denis. Le marquis de Guilleragues, mon neveu, sera sur le siège. Un autre gentilhomme, M. de Morfontaine, ira à cheval en avant de la voiture pour préparer les relais confiés à des hommes d'un dévouement à toute épreuve.
—En supposant qu'il n'y ait ni contre-temps, ni pertes de temps, combien faudra-t-il d'heures pour franchir la distance qui sépare Dieppe de Paris?
—Quatorze heures, Monseigneur. La famille royale sera déjà loin lorsqu'au Temple on s'apercevra de sa disparition.
—Ne sera-t-elle pas arrêtée en chemin? demanda encore Monsieur.
—C'est peu probable, répondit M. d'Épernon. Le plan que j'ai l'honneur de présenter à Votre Altesse Royale a pour base la certitude acquise que la route choisie est libre jusqu'au bout. Cependant, en prévision d'une mauvaise rencontre, nous nous sommes procuré des passeports au nom de la femme d'un conventionnel, voyageant avec sa famille.
—Décidément, vidame d'Épernon, vous avez réponse à tout, fit Monsieur, en se carrant dans son fauteuil sur lequel il s'était soulevé pour suivre les indications que lui donnait son interlocuteur.
Il garda un moment le silence, puis il reprit:
—Lorsque des gentilshommes français vont exposer leur vie pour sauver la reine, nous ne saurions, quoique leur entreprise nous inspire peu de confiance, refuser de l'approuver. Mais il faut que vous compreniez, Monsieur le vidame, que nous avons quelque mérite à donner cette approbation, car la reine en liberté deviendra pour nous une cause d'embarras.
—La reine! Une cause d'embarras?
—Elle voudra exercer seule le pouvoir; elle nous disputera la régence… Enfin, peu importe! On saura du moins combien étaient calomnieux les propos abominables qui nous ont accusé de souhaiter la mort de notre belle-soeur. Car, on l'a dit, Monsieur le vidame, on l'a dit, s'écria Monsieur d'un accent d'indignation.
—Il n'est pas un royaliste qui n'ait repoussé ces accusations avec énergie, Monseigneur, protesta M. d'Épernon.
—La reine y a cru, dit Monsieur. Tant pis pour elle, au surplus. Quant à nous, notre devoir consiste à lui prouver qu'elle s'est trompée, et ce devoir nous l'accomplirons. Nous approuvons en principe votre plan.
—Ce n'est pas mon plan, Monseigneur. L'honneur en revient tout entier au marquis de Guilleragues, au comte de Morfontaine et à leurs amis.
—Où sont actuellement ces messieurs?
—M. de Morfontaine est en route pour Paris, sous un déguisement, bien entendu. En attendant les ordres de Votre Altesse Royale, il se concertera avec ceux de nos amis qui travaillent à faire sortir du Temple la famille royale.
—Et le marquis de Guilleragues?
—Il est à Bruxelles, où je dois lui faire parvenir les avis d'après lesquels il agira.
—À Bruxelles! s'écria Monsieur. Mais, depuis la bataille de Jemmapes, cette ville est occupée par les Français. Il y a péril pour lui à y résider.
—Mon neveu parle la langue allemande comme sa langue maternelle. À Bruxelles, il se fait passer pour un artiste de Munich en tournée de visite dans les musées de Belgique et de Hollande, et, à la faveur de ce mensonge, il n'y est pas inquiété. Dès que je l'aurai fait avertir, il ira s'embarquer à Ostende pour l'Angleterre. Là, il frétera un navire qui le conduira sur les côtes de France près de Dieppe et qui devra venir l'y reprendre dix jours plus tard. Une fois débarqué, il partira pour Paris, à pied, par la route qu'il devra suivre au retour. Chemin faisant, il verra les royalistes qui se sont chargés d'organiser les relais de chevaux et ne s'arrêtera qu'à Gennevilliers, près de Saint-Denis, où M. de Morfontaine viendra le retrouver. Monseigneur estimera sans doute que nos dispositions sont bien prises.
—Oui, mais on y peut objecter qu'elles manquent de cohésion, remarqua Monsieur. Je vois bien que chacun des conjurés sait en gros ce qu'il doit faire, mais non à quelle date il doit le faire. Il faudrait à votre plan un lien qui en coordonnât toutes les parties. Il faudrait surtout une note qui les précisât, les résumât et les fit concorder.
—Cette note existe, Monseigneur. Elle prévoit tout ce qui doit être prévu; elle assigne à chacun sa tâche, et tous les associés de l'entreprise la recevront en temps opportun.
—Comment la leur ferez-vous parvenir?
—Par un messager très fidèle et très sûr.
—Si fidèle et si sûr qu'il soit, s'il est arrêté en route et si l'on trouve sur lui des instructions que vous lui aurez confiées, non seulement votre plan ne pourra plus être utilisé, mais tous ceux qui auront participé à son exécution payeront de la vie leur dévouement à la famille royale.
—Ce danger ne se présentera pas, Monseigneur. Le messager ne portera pas de papiers compromettants. Il n'aura à transmettre que des instructions verbales.
—Mais ne craignez-vous pas qu'en les transmettant il en oublie d'essentielles?
—Il les aura apprises par coeur et se contentera de les réciter à ceux vers qui il aura été envoyé, à M. de Guilleragues à Bruxelles, à M. de Morfontaine à Paris, et à Sa Majesté la reine au Temple, s'il est assez heureux pour arriver jusqu'à elle.
—Il faudra donc que sa mémoire n'ait pas de défaillances?
—La mémoire des enfants est sûre. C'est le privilège de leur âge.
—Que parlez-vous d'enfants, Monsieur le vidame? Est-ce à un enfant que vous confierez d'aussi grands intérêts?
—Celui auquel je pense, Monseigneur, possède la raison d'un homme; il en aura la prudence et le courage.
Un sourire s'esquissa sur la large face de Monsieur, et il dit non sans raillerie:
—C'est donc un oiseau rare, un prodige? Comment se nomme-t-il?
—Il se nomme le chevalier de Malincourt, répondit M. d'Épernon en s'inclinant.
—Le chevalier de Malincourt? répéta Monsieur. Je connais ce nom.
—Votre Altesse Royale connaît aussi le noble enfant qui le porte. À
Coblentz, il fut présenté à Monseigneur par son frère le vicomte de
Malincourt.
—Oui, je m'en souviens… Une physionomie intelligente et recueillie, le fils d'un des plus fidèles serviteurs du roi… Et c'est cet adolescent que vous allez exposer aux périls dont nous venons de parler?
—Il s'est offert lui-même à les affronter. Durant l'hiver qui vient de finir, il vivait auprès de moi, en Bavière, où je lui donnais l'hospitalité. C'est pendant son séjour dans ma maison, qu'à diverses reprises il m'a exprimé sa ferme volonté d'aller à Paris pour se rapprocher de ses parents, détenus à la prison des Carmes.
—C'est un trait rare de vaillance et d'intrépidité, observa Monsieur.
Le vidame d'Épernon continua:
—J'ai vainement essayé de combattre ce projet, en montrant au chevalier les innombrables difficultés qui se dresseraient sur sa route. Mais, n'ayant pu le dissuader de faire ce qu'il avait résolu, après m'être convaincu qu'il le ferait malgré tout, l'idée m'est venue d'utiliser pour la cause royale son voyage en France. Je lui ai donc fait connaître ce que j'attendais de lui. Il s'est engagé à me servir, et, dans ce but, il a appris de mémoire le texte précis des instructions que je suis maintenant tenu d'envoyer à mon neveu et à ses amis.
—Il faudra nous présenter le chevalier de Malincourt, Monsieur le vidame. Nous serons heureux de le féliciter et de l'assurer de notre bienveillance. Amenez-nous-le demain.
—C'est qu'il est là, reprît le vidame, en désignant la porte close qui ouvrait sur une galerie servant d'antichambre. Il est là, ainsi que l'homme qui doit l'accompagner à Paris et veiller sur lui. Cet homme, qu'on appelle Valleroy, est aussi dévoué à la maison de Malincourt que je le suis moi-même à la famille royale. Monseigneur le régent veut-il m'autoriser à lui présenter sur-le-champ le chevalier et son compagnon?
—Faites, Monsieur le vidame, faites, dit Monsieur.
M. d'Épernon alla ouvrir la porte, appela de la main, et Bernard parut, suivi de Valleroy, qui marchait à trois pas de lui, sans embarras ni timidité. Depuis qu'il s'était enfui de Coblentz et durant le séjour qu'il venait de faire en Bavière, divers changements s'étaient opérés dans la personne de Bernard. D'abord, il avait grandi de manière à pouvoir tromper sur son âge. Il n'avait pas encore atteint sa quatorzième année et semblait cependant l'avoir dépassée. L'ensemble de son corps restait grêle, mais sa taille, en s'allongeant, était devenue plus flexible et plus élégante. Dans l'enfant, elle laissait deviner ce que serait le jeune homme quand ses membres se seraient développés et fortifiés.
Toutefois, c'est surtout le visage pâli, la grave expression du regard, la mobilité des traits qui trahissaient la maturité précoce de Bernard. Cette maturité, il en portait depuis longtemps le signe, depuis surtout qu'il avait vu pleurer sa mère. Elle formait en quelque sorte le trait caractéristique de sa physionomie. Mais, durant les six mois qu'il venait de passer en Bavière auprès du vidame d'Épernon, elle s'était encore accentuée. C'est que, pendant ce long hiver, au fond d'un vieux château perdu sous la neige, séparé du reste du monde, éloigné de ses parents, le pauvre enfant, malgré l'ingénieuse et infatigable bonté de M. d'Épernon, malgré la tendre sollicitude de Valleroy, avait beaucoup souffert et répandu, lui aussi, bien des larmes. Appelant vainement à son aide, pour se distraire et se consoler, la lecture et l'étude, il ne pouvait secouer les angoisses qu'amassait dans son coeur l'incessante vision des malheurs de sa famille et des malheurs de son pays. On vieillit vite au contact d'épreuves aussi cruelles. Le corps conserve sa jeunesse; mais l'âme se virilise, et c'est ainsi qu'un matin, Bernard s'était réveillé en possession de l'énergie qu'exigent les mâles résolutions.
Alors, il avait entretenu Valleroy de son dessein d'aller à Paris afin de se rapprocher de ses parents. Valleroy, loin de l'en détourner, ayant encouragé ce dessein et s'y étant associé, la volonté de Bernard était devenue peu à peu inébranlable, si bien que les prudentes objections qu'y fit d'abord M. d'Épernon, quand il en fut averti, étaient venues se briser contre le parti pris le plus absolu. À ce moment, le vidame correspondait avec son neveu le marquis de Guilleragues, réfugié à Berlin, au sujet d'un projet ayant pour but la délivrance de la reine Marie-Antoinette. Il pensa que Bernard, étant invinciblement décidé à se rendre à Paris, pourrait participer utilement à l'exécution de ce projet. Il le lui confia ainsi qu'à Valleroy, et tous deux promirent de se prêter à ce qu'on attendait d'eux. Telles étaient les circonstances qui les avaient conduits à Hamm et les mettaient, ce jour-là, en présence de Monsieur, comte de Provence.
Avant d'entrer dans la salle où il allait les recevoir, Bernard et
Valleroy s'arrêtèrent comme s'ils attendaient des ordres.
—Avancez, chevalier, cria Monseigneur le régent, et vous aussi. Monsieur Valleroy. Le bien que M. le vidame d'Épernon nous a dit de vous nous a suggéré le désir de vous connaître. Nous savons à quels nobles et louables projets vous êtes associés l'un et l'autre, et j'ai tenu à vous dire que non seulement je les approuve, mais qu'encore il m'est agréable de penser que l'exécution en est confiée à des vaillants tels que vous.
Bernard répondit au compliment par une inclination silencieuse, tandis que Valleroy balbutiait:
—Monseigneur me comble et me rend très fier.
—Il faudra que vous soyez prudents, jeunes gens, extrêmement prudents, insista Monsieur. Vous, Monsieur Valleroy, en votre qualité du plus âgé, vous veillerez sur le chevalier; vous modérerez ses ardeurs, vous lui interdirez tout ce qui pourrait trahir sa qualité et vos intentions. Quant à vous, chevalier, fiez-vous à votre compagnon, laissez-vous guider par lui et n'ayez d'autre souci que de ne pas perdre la mémoire, d'y garder très exactement les instructions confiées à votre honneur et à votre zèle.
—Je suis sûr de les apporter à Bruxelles et à Paris telles qu'elles m'ont été remises, fit Bernard à qui revenait le sang-froid. D'ailleurs, ajouta-t-il, pour ne pas les oublier, je les réciterai soir et matin.
Monsieur approuvait de la tête.
—Excellent système, fit-il.
Et après une pause, il ajouta:
—Nous avons encore une mission personnelle à vous confier, chevalier.
—Je la remplirai de mon mieux, Monseigneur, comme l'autre.
—Si vous voyez la reine, offrez-lui nos hommages et assurez-la du dévouement d'un frère quelle a méconnu et qui mérite sa confiance. Dites-lui qu'elle aurait tort, une fois en Angleterre d'y rester. Sa place est à Vienne, où sa présence aura pour effet d'exciter le zèle par trop boiteux de l'empereur.
—J'aurai l'honneur de répéter à la reine les propres paroles de Votre
Altesse Royale.
Il y eut encore un silence. Puis Monsieur reprit:
—N'avez-vous pas oublié votre leçon, chevalier, seriez-vous en état de nous la dire?
—Je le crois, Monseigneur.
—Eh bien, j'en veux faire l'expérience. Donnez-moi le texte des instructions, Monsieur le vidame.
M. d'Épernon présenta au prince une feuille de papier couverte d'écriture. D'un signe, Monsieur engagea Bernard à réciter.
Celui-ci commença d'une voix assurée:
—On sent combien il y a de difficultés présentement à s'en aller, et combien de danger à le risquer. Mais on croit qu'il est encore plus dangereux de rester, et qu'il est même impossible de sortir, autrement que par une fuite courageuse de l'état où l'on est réduit. C'est ce qui engage à demander attention et résolution très prompte sur un projet proposé par des serviteurs très fidèles, duquel on assure que Sa Majesté a déjà quelque connaissance. On l'a soigneusement examiné et discuté dans toutes ses parties il paraît avoir des avantages qui le rendent préférable à tous ceux dont il avait été question jusqu'à ce moment.
À cet endroit, Monsieur interrompit Bernard.
—Il importe que tout ce qui précède soit textuellement répété à la reine, Monsieur le chevalier. Vous aurez soin de n'en rien omettre. Continuez.
Bernard reprit sans hésiter:
—La sortie par mer n'est qu'à la distance de quarante lieues. On ne passera par aucune ville, ni par aucun lieu où il y ait garnison, garde nationale ou bureaux; la route est facile et connue dans les vingt premières lieues qu'il faudra faire avec grande vitesse. Elle est ensuite détournée et ne rentre dans aucune des parties sur lesquelles on a eu l'éveil et à l'égard desquelles on peut avoir des soupçons. D'ailleurs tout se fera par des relais et sous la conduite de gentilshommes sûrs qui périront tous plutôt que de laisser manquer l'entreprise.
Monsieur, brusquement, arrêta la récitation, et pliant la feuille de papier qu'il rendit au vidame d'Épernon, il s'écria:
—Inutile d'aller plus loin. C'est merveilleusement su.
Puis, d'une voix qui trahissait une émotion jusqu'à ce moment contenue, il ajouta:
—Quoique vous soyez un enfant, chevalier, on vous traite en homme. Montrez-vous digne du nom que vous portez et de la confiance qu'on vous témoigne. Macte animo, generose puer!
Monsieur savait ses classiques et aimait à les citer.
—Quand partez-vous? demanda-t-il encore, en s'adressant cette fois à
Valleroy.
—Demain matin, Monseigneur.
—Eh bien, demain, nous ferons prier Dieu et célébrer la messe pour l'heureuse issue de votre entreprise. Bon voyage et prompt retour, Messieurs. Vidame d'Épernon, nous serons heureux de vous revoir avant que vous ne retourniez en Bavière.
—Demain, alors, Monseigneur.
—Demain, soit. Nous vous recevrons après midi.
L'audience était terminée. Déjà, marchant à reculons, et le front incliné, le vidame et Valleroy se rapprochaient de la porte, quand ils s'aperçurent que Bernard, au lieu de les suivre, demeurait debout et immobile devant Monseigneur le régent.
—Avez-vous autre chose à nous dire, mon enfant? fit celui-ci.
—J'ai une grâce à vous demander, Monseigneur, répondit le chevalier.
—S'il est en notre pouvoir de vous l'accorder, c'est fait.
—Depuis plus de six mois, Monseigneur, je suis séparé de mon frère aîné le vicomte de Malincourt. Il m'a quitté en septembre dernier pour suivre Mgr le comte d'Artois à l'armée de Brunswick, et je ne l'ai plus revu. Un peu plus tard, j'ai su qu'il partait pour l'Angleterre. Ce sont les dernières nouvelles qui me soient parvenues de lui, et j'ignore s'il est mort ou vivant.
—Mais nous avons lieu de croire qu'il est vivant, s'écria Monsieur. Le comte d'Artois l'a chargé de diverses missions pour Londres, Copenhague et Stockholm. Si, durant ce long voyage, il lui était arrivé quelque accident, nous en serions averti déjà.
—Si donc je suis sans nouvelles de lui, c'est qu'il n'a su où m'écrire, ou que ses lettres ne me sont pas parvenues.
—C'est probablement cela.
—Eh bien, continua Bernard, je supplie Votre Altesse Royale de donner des ordres pour qu'on s'inquiète du vicomte de Malincourt, pour qu'on le retrouve et qu'on lui fasse savoir que son frère est parti pour Paris.
—Ce sera fait, chevalier, je vous le promets.
—Alors, je n'ai plus qu'à prendre congé de Monseigneur en le remerciant.
Bernard, pénétré de respect, se courba. Puis il rejoignit M. d'Épernon et Valleroy qui l'attendaient au seuil de la salle, et sortit avec eux, suivi du regard de Monsieur où passait un sourire de bienveillante et douce pitié.
Resté seul, le prince frappa deux coups sur un timbre. Presque aussitôt, à une porte basse dissimulée dans la boiserie qui cachait les murs, parut un homme en deuil. Quoique d'aspect jeune et dans la force de l'âge, il semblait n'avoir que le souffle, tant étaient pâles ses lèvres, décharné son visage et maladif son teint. C'était le comte d'Avaray, le conseiller privé, le favori préféré, l'ami fidèle dont l'habileté, le dévouement, le sang-froid avaient, en 1791, tiré Monsieur de la fournaise de Paris. Actif et remuant, toujours à portée de son prince, il exerçait sur lui une influence toute-puissante; nulle décision grave ne se prenait sans son avis.
—Venez, cher d'Avaray, lui dit Monsieur en le voyant; je suis seul; mes visiteurs sont partis.
—Ils vous ont longtemps retenu, Monseigneur…
—C'était ce vieux fou de d'Épernon… Ne s'est-il pas avisé de nous arriver du fond de la Bavière pour nous faire part d'un complot ourdi dans le but de délivrer la reine!… Comprenez-vous cela, d'Avaray! On n'a pu, malgré tant d'efforts successifs et combinés, sauver le roi mon frère, et on sauverait la reine!…
—Une telle tâche est impossible aujourd'hui, répondit le courtisan.
—J'ai essayé de le dire; mais on ne voulait pas m'entendre, et le vidame d'Épernon aurait pris en mauvaise part les efforts que j'aurais faits pour empêcher quelques braves gentilshommes d'aller périr dans une héroïque, mais folle aventure J'ai donc écouté, émis quelques conseils et donné l'approbation qu'on me demandait.
—Et vous avez bien fait, Monseigneur, M. d'Épernon est une si méchante langue…
—Ce qui m'attriste le plus, c'est qu'on jette un enfant dans cette équipée… Autant l'envoyer à la mort…
Mgr le régent fut un moment silencieux; puis, d'une voix un peu éteinte, comme s'il se parlait à lui-même, il reprit:
—Car il est évident que la reine ne peut plus être délivrée… Elle périra comme son mari; ses enfants périront avec elle; Madame Élisabeth ma soeur partagera leur sort, et, contraint d'accomplir le rigoureux devoir que m'impose ma naissance, j'aurai la douleur de monter sur un trône ensanglanté… C'est le destin, et nul n'est assez puissant pour en arrêter le cours… N'est-ce pas votre avis, cher d'Avaray?
—C'est mon avis, Monseigneur…
—Une couronne! Quel lourd fardeau dans les temps où nous sommes! continua Monseigneur en s'agitant dans son fauteuil.
Un nouveau silence suivit cette exclamation douloureuse. Le prince paraissait en proie à de sombres méditations.
—Allons, Monseigneur, reprenez courage et confiance, revenez à vous, lui dit le comte d'Avaray.
Et, désignant sur une table un volume in-folio, relié en cuir rouge, doré sur tranches, portant sur le plat les armes de France, il ajouta:
—Monseigneur le régent veut-il que je lui relise le cérémonial du sacre des rois?
—Oui, c'est cela, d'Avaray. Commencez là où nous en étions restés, quand le roi quitte son prie-Dieu pour aller recevoir la couronne des mains du cardinal archevêque… Si ce n'était ma maudite goutte, j'aurais pu m'exercer à cette belle cérémonie… Lisez, cher d'Avaray, je vous écoute…
CHAPITRE IX
À BRUXELLES
En ce mois de mars 1793, les Pays-Bas étaient en feu. Depuis l'automne, le général Dumouriez occupait Bruxelles, dont la victoire de Jemmapes lui avait ouvert la route et d'où les Autrichiens s'étaient enfuis à son approche. Maître de cette ville, il y avait pris ses quartiers d'hiver, et son armée confortablement installée en Belgique, il était parti pour Paris afin d'y faire accepter son plan de campagne en Hollande qu'il voulait exécuter au printemps. Après une absence de quelques semaines, il venait de rentrer à Bruxelles, et ses dernières dispositions arrêtées, il s'était porté à la rencontre des Autrichiens qui prenaient l'offensive en vue de reconquérir la capitale belge qu'ils considéraient comme la clé de voûte de leur puissance dans les Pays-Bas.
À la date du 15 mars, les belligérants étaient en présence aux environs de Liège. Une bataille paraissait donc imminente, et de toutes parts les populations en attendaient l'issue, affolées par les perspectives diverses qu'elles pouvaient craindre ou espérer. À Bruxelles, le trouble était à son comble, car c'est là que les événements qui se préparaient devaient avoir les contre-coups les plus retentissants et les plus funestes. À l'exception d'une faible garnison à qui restait confiée la garde de la ville, toutes les forces disponibles en étaient sorties ou continuaient à en sortir, se dirigeant sur Nerwinde, où Dumouriez les concentrait. Ce n'étaient que marches et contre-marches, ordres arrivant du quartier général, instructions arrivant de Paris, et un perpétuel va-et-vient de personnages de tous rangs et de toutes conditions, de visages plus ou moins suspects, et, à vrai dire, un désordre que favorisaient l'insuffisance et le désarroi de la police locale, placée sous les ordres d'un officier de Dumouriez.
C'est dans ces circonstances que, le matin du 17 mars, se présentait, à l'une des barrières de la ville, un marchand colporteur, jeune homme à mine débonnaire dont les simples allures, même en ce temps où les autorités se montraient aisément soupçonneuses, ne pouvaient éveiller leur défiance. Il conduisait l'ordinaire équipage des gens de sa profession, une voiture-fourgon, attelée d'un seul cheval, dans laquelle étaient ses marchandises. Arrivé à la barrière, il s'arrêta, et, s'adressant au factionnaire de garde, il demanda à entrer dans la ville.
—As-tu un passeport, citoyen? lui dit le soldat. Est-il en règle? Dans ce cas, exhibe-le, afin qu'on voie d'où tu arrives.
—J'arrive de Coblentz, répondit le colporteur.
—De Coblentz! Mais, alors, tu es un émigré!… Et tu oses…
—J'ose parce que je ne suis pas un émigré. Voici ma carte de civisme qui prouve que je suis un bon Français, et voici un sauf-conduit qui établit qu'il y a déjà plusieurs mois j'ai été chargé par la municipalité d'Épinal d'une mission secrète en Allemagne.
Le soldat eut un geste de mépris. Il repoussa dédaigneusement les papiers que lui présentait le colporteur.
—Tu soumettras ces pièces au chef du poste, citoyen espion, fit-il.
Cette qualification ne parut pas offenser celui à qui elle s'adressait. Sans la relever, il entra dans le corps de garde et s'y trouva en présence de l'officier qui en avait le commandement. Il renouvela sa demande en montrant ses papiers. L'officier les prit et les parcourut.
—Quoique la sentinelle m'ait traité d'espion, dit le colporteur, je suis un ami désintéressé de la République une et indivisible, un défenseur de la liberté.
—Tu te nommes Joseph Moulette? demanda l'officier d'une voix brève.
—Joseph Moulette, d'Épinal, délégué de la municipalité de cette ville.
—Et tu viens de Coblentz?
—Oui, mon officier.
—Non pas à pied, j'imagine.
—Ma voiture est là.
—Eh bien, on va l'inspecter, ta voiture, et si elle ne contient aucun objet suspect, tu pourras entrer en ville, car tes papiers sont en règle.
Le colporteur sortit aussitôt. L'officier le suivit. Sur son ordre, deux soldats s'avancèrent pour procéder à l'inspection du fourgon dont le colporteur s'était empressé d'ouvrir les portes placées sur les côtés. On put voir alors, comme dans l'intérieur d'une boutique, tout un étalage de tricots, maillots, bas de laine et foulards couchés sur une étagère, ou suspendus à une tringle transversale, le tout en si bel ordre qu'il ne pouvait venir à l'idée qu'entre des marchandises si bien rangées, il y eût place pour quelqu'un des objets que l'officier avait qualifiés de suspects.
—C'est bon, laissez passer! dit ce dernier.
Le colporteur ferma sa voiture, et, se mettant à la tête du cheval qu'il prit par la bride, il pénétra dans la ville par une large rue que parcouraient en tous sens des piétons et des véhicules, au milieu desquels il se confondit. Pendant une demi-heure, il continua à avancer ainsi, regardant à droite et à gauche, comme s'il cherchait son chemin. Puis, lorsque, d'un rapide coup d'oeil, il eut constaté que, dans la foule qu'il traversait, personne ne l'observait, il s'arrêta. Il se trouvait alors devant l'église de Sainte-Gudule, au centre d'une vaste place. L'endroit, sans doute, lui parut propice au débit de ses marchandises, car il rangea sa voiture au long d'un mur et en détacha les auvents comme pour se préparer à exercer son commerce accoutumé. Mais, tout en feignant de mettre la dernière main à son étalage, il se penchait dans l'intérieur du fourgon, et parlant à demi-voix, il dit:
—Nous voici dans la citadelle, Monsieur le chevalier, vous pouvez vous montrer.
Sous une couverture jetée tout au fond du fourgon et dissimulée par les marchandises, un corps se dessinait. La couverture fut rejetée d'un brusque mouvement, et entre les tricots tendus sur les tringles apparut la tête fine et pâle de Bernard de Malincourt.
—Si tu continues à m'appeler Monsieur le chevalier, tu nous attireras quelque algarade, mon bon Valleroy, dit l'enfant en sautant à terre.
—C'est vrai, confessa Valleroy, j'oublie toujours…
—N'oublie plus, que diable! Rappelle-toi qu'il n'y a ici ni chevalier ni serviteur, mais seulement un oncle et un neveu, colporteurs de profession, voyageant ensemble. Tu es célibataire, et moi je suis Bernard, le fils de ta soeur.
—Entendu, Bernard; j'oublierai que je te dois le respect.
—Alors, nous sommes à Bruxelles? reprit Bernard en jetant des regards curieux autour de lui…
—À Bruxelles, place Sainte-Gudule, et très exacts au rendez-vous, puisque c'est aujourd'hui le 17 mars et que c'est du 17 au 20 que M. de Guilleragues, averti par M. d'Épernon, doit nous rencontrer ici.
—Nous n'avons donc qu'à attendre avec patience.
—C'est toute notre tâche pour le moment. Je vais profiter du répit qu'elle nous laisse pour me mettre en quête d'une auberge où nous prendrons nos repas et où nous coucherons, car je pense que vous en avez assez des nuits à la belle étoile…
—Oui, et j'avoue que ce soir, il me sera doux de dormir dans un bon lit… C'est égal, ajouta Bernard, il est heureux qu'au poste de la barrière on n'ait pas eu l'idée de regarder au fond de la voiture… Si on m'y avait découvert, comment aurais-tu expliqué ma présence sous la couverture et l'absence de mon nom sur ton passeport?…
—Aussi ai-je eu terriblement peur, sans compter que si l'officier avait regardé de près au signalement, il aurait vu que Valleroy ne ressemble guère à Joseph Moulette. Du reste, je renonce à me servir du sauf-conduit de ce vilain personnage. J'en ai fait usage à défaut de mieux et parce qu'il fallait entrer dans Bruxelles, coûte que coûte. Mais, maintenant que nous voici parmi des Français, nous ne nous remettrons en route qu'avec des passeports réguliers, un pour vous et un pour moi.
—Crois-tu pouvoir te les procurer?
—M'est avis que M. de Guilleragues m'y aidera.
Tandis qu'il s'entretenait ainsi, Valleroy avait dételé et attaché le cheval derrière la voiture, en jetant devant lui une botte de foin. Maintenant, quelques passants, attirés par l'étalage, s'arrêtaient, s'informaient des prix, marchandaient, achetaient, et Bernard, à l'exemple de Valleroy, se prodiguait pour répondre aux clients. Jusqu'à midi, ils furent ainsi tenus l'un et l'autre, empêchés de se distraire de leur besogne. Mais, à ce moment, il y eut un répit. Ils en profitèrent pour manger un morceau sur le pouce. Puis Valleroy, laissant Bernard à la garde de la boutique, s'éloigna afin de s'assurer un gîte pour la nuit. Bernard resta donc seul, et comme, en cette fin d'hiver, soufflait encore une bise froide sous un ciel grisâtre, chargé de neige, il se mit à marcher de long en large pour se réchauffer.
Sa station durait depuis une heure quand, d'une des rues donnant sur la place, il vit déboucher un individu qui, le nez au vent, les mains dans les poches, marchait en sifflotant. Sur-le-champ, il le reconnut. C'était le marquis de Guilleragues, non tel qu'il l'avait entrevu au café des Trois-Couronnes, le soir de son arrivée à Coblentz, tout pimpant sous le brillant uniforme des gardes du comte d'Artois, mais vêtu de noir, portant toute la barbe, coiffé d'un feutre à larges bords, d'où sortaient en désordre de longs cheveux dont les boucles flottaient sur ses épaules. De son côté, M. de Guilleragues le dévisagea et d'un air d'indifférence s'approcha de lui, comme attiré par l'étalage des marchandises exposées.
—Votre serviteur, chevalier de Malincourt.
—Votre serviteur, marquis de Guilleragues.
—À Bruxelles on m'appelle Wilhem Mauser, un passionné d'art et ami des
Français.
—Et moi, Bernard, neveu de Valleroy, marchand colporteur.
—Où est votre oncle?
—Le voici qui revient.
Valleroy s'avançait, en effet, paisible et souriant.
—Vous m'apportez les instructions du vidame d'Épernon? lui dit le faux
Wilhem Mauser.
—Mon neveu Bernard est chargé de vous les transmettre.
—Alors, ce sera pour ce soir, à l'hôtel de la Providence, où je loge, dans la rue de la Montagne-aux-Herbes.
—Pourquoi ce soir, et pas tout de suite? demanda Bernard.
—Parce que Bruxelles, depuis que les Français y sont entrés, regorge d'espions jacobins, répondit M. de Guilleragues, et qu'ici nous sommes par trop exposés à leur curiosité. Il n'en sera pas de même à mon hôtel, où vous ne viendrez d'ailleurs qu'à la nuit. À ce soir, Messieurs, et soyez circonspects; les murs ont des oreilles.
Il s'éloigna sans ajouter un mot. Jusqu'au soir, Bernard et Valleroy appartinrent aux clients qui se pressaient autour de leur voiture. À la nuit, ils plièrent bagage comme des gens éreintés, pressés de goûter le repos, et allèrent s'abriter, eux, le cheval, le fourgon et les marchandises, dans une pauvre auberge de la chaussée de Louvain. Puis, à l'heure fixée pour leur rendez-vous, ils se rendirent à l'hôtel de la Providence, où les attendait le marquis de Guilleragues. Ils le trouvèrent au second étage, dans une chambre isolée, à l'extrémité d'un long corridor. Quand ils furent entrés, il ferma la porte et poussa le verrou.
—De cette manière, dit-il, personne ne saurait ouvrir du dehors à l'improviste, et comme je me suis assuré que rien de ce qui se dit ici ne peut être entendu au delà des murs, nous sommes à l'aise pour causer librement. À vous de parler, Monsieur le chevalier.
Bernard n'eut pas besoin de se recueillir pour retrouver gravées dans sa mémoire les instructions dont il était dépositaire. Il les récita d'une haleine, sans en omettre un seul mot, tandis que Guilleragues en écrivait les parties essentielles sous sa dictée, en une forme abrégée et indéchiffrable.
—Ainsi, notre projet a reçu l'approbation des princes, fit-il avec satisfaction, quand Bernard, ayant achevé la leçon, s'arrêta. Nous sommes autorisés, mes amis et moi, à travailler à la délivrance de la famille royale!
—Et nous-mêmes, ajouta Valleroy, nous vous sommes adjoints pour seconder vos efforts, si besoin est.
—Votre concours sera précieux et je l'accepte.
—Alors, marquez-nous ce que nous devrons faire, dit Bernard.
Guilleragues demeura pensif un moment, mais non immobile. Il faisait le tour de la chambre rasant la muraille comme pour s'assurer une fois de plus qu'elle ne présentait ni lézardes ni ouvertures quelconques. Il s'arrêtait devant la porte, y collait son oreille, s'attachant à épier les bruits affaiblis du dehors. Bientôt rassuré, il vint reprendre sa place entre Bernard et Valleroy et leur parla à voix basse.
—Écoutez-moi bien tous deux, afin que, si l'un de vous est empêché d'agir, l'autre puisse le suppléer. Dès que vous aurez pris à Bruxelles le repos qui vous est nécessaire, vous partirez pour Paris. En y arrivant, ou plutôt, quand vous vous serez mis en règle avec les autorités de votre section, et qu'en conséquence vous pourrez espérer de n'être ni surveillés, ni inquiétés, vous vous rendrez rue du Four Saint-Germain.
—Dans le voisinage de l'hôtel de Malincourt, remarqua Valleroy.
—Justement à deux pas de votre ancienne demeure. Monsieur le chevalier… Vers le milieu de cette rue, se trouvent les magasins d'un marchand de meubles nommé Grignan. Le nom est sur l'enseigne. Vous entrerez dans ces magasins et demanderez à parler au propriétaire. Lorsque vous serez en sa présence, seuls avec lui, vous lui direz: «Nous venons pour ce que tu sais.»
—Et que nous répondra-t-il? interrompit Bernard, que le langage de
Guilleragues intéressait comme un récit d'aventures.
—Il vous révélera la retraite où vit caché, depuis qu'il est rentré dans Paris, notre principal complice, M. de Morfontaine. Ce gentilhomme est mon ami. Vous lui réciterez les mêmes instructions qu'à moi, chevalier. Ensuite, il vous donnera les siennes que vous suivrez aveuglément.
—Mais nous-mêmes, demanda Valleroy, n'aurons-nous, aucun message à lui transmettre de votre part?
—Un message très bref. Vous lui ferez connaître qu'à dater du 5 avril prochain il devra se trouver tous les soirs à 8 heures dans le parc de la Folie-d'Épernon, à Gennevilliers, près Saint-Denis.
—Tous les soirs à 8 heures?
—Jusqu'à ce qu'il y ait rencontré celui qu'il attend.
—Est-ce tout?
—C'est tout pour aujourd'hui. M. de Morfontaine et le citoyen Grignan vous apprendront le reste. Maintenant, quand comptez-vous partir pour Paris? ajouta le marquis.
—Dès que nous aurons des passeports qui nous permettent de circuler librement sur le territoire de la République, répondit Valleroy.
—Vous n'avez pas de passeports! Mais alors comment avez-vous pu pénétrer dans Bruxelles?
—Grâce à un peu d'audace et à beaucoup de bonheur; grâce surtout à un subterfuge qui nous aurait perdus s'il n'avait pas réussi et auquel la prudence nous oblige à renoncer.
—J'espérais que mon oncle d'Épernon vous aurait mis en état d'arriver jusqu'à Paris, dit M. de Guilleragues d'un accent de regret. Il lui était plus facile qu'à moi de vous procurer des pièces d'identité. Voilà un contre-temps inattendu.
—Qu'allons-nous faire? soupira Bernard.
M. de Guilleragues eut soudain un geste de confiance.
—Bah! nous trouverons! s'écria-t-il. Je vais chercher, et d'ici à vingt-quatre heures j'aurai trouvé.
—Où nous reverrons-nous? interrogea Valleroy au moment de se retirer avec Bernard.
—Demain, comme aujourd'hui, devant l'église de Sainte-Gudule.
Ils se séparèrent sur ces mots. La nuit, obscurcie par un brouillard épais, avait protégé l'entrée de Bernard et de Valleroy à l'hôtel de la Providence; elle protégea leur sortie. Par les rues noyées dans la brume, ils arrivèrent sans encombre à leur auberge, en dépit des patrouilles qui, jusqu'au jour, parcouraient la ville.
Le lendemain, la voiture, avec son étalage, vint, dès le matin, occuper la même place que la veille, contre un mur, en face de l'église. Seulement, cette fois, les chalands furent plus nombreux, et durant plusieurs heures les colporteurs improvisés ne surent à qui répondre. Les marchandises qu'ils offraient étaient de qualité supérieure et d'un prix modéré. On se les arrachait.
—C'est qu'ils vont vider la boutique, disait Valleroy, en encaissant la menue monnaie mêlée d'assignats, qui lui tombait de toutes parts. Si nous restons ici deux heures de plus, nous n'aurons plus rien à vendre.
Heureusement, vers midi, la foule se dispersa. Valleroy et Bernard s'empressèrent de fermer la voiture, mais ils procédaient avec lenteur, n'ayant pas encore vu venir le marquis de Guilleragues et ne voulant pas quitter la place sans avoir échangé quelques mots avec lui. Ils l'aperçurent enfin, les mains dans les poches, la tête en arrière, et son chapeau sur la nuque, les airs d'un homme qui dédaigne la terre et vit dans l'idéal. Il marcha de leur côté. En passant devant eux, il dit rapidement et à demi-voix:
—Vous vous présenterez aujourd'hui chez le colonel Jussac, commandant du bureau de police. Il est prévenu de votre visite, et, sur votre demande, il vous délivrera des passeports.
—Sans autres explications? s'écria Valleroy.
—Sans autres explications, répéta M. de Guilleragues. Le colonel, quoique servant dans les armées de la République, n'oublie pas qu'il est gentilhomme et qu'il s'agit aujourd'hui du salut d'une reine, d'une femme… Quant à vous, une fois munis de vos passeports, vous vous mettrez en route. Le temps presse. Dumouriez est au moment d'en venir aux mains avec les Autrichiens. S'il est victorieux, il sera le maître de la France. Mais ce n'est pas au service, du roi légitime qu'il consacrera son pouvoir. Il est dévoué à la faction d'Orléans et c'est un prince d'Orléans qu'il veut mettre sur le trône. Il importe donc, pour déjouer ses intrigues, que la reine délivrée soit en état de rallier autour d'elle la noblesse de France afin de défendre la couronne de son fils.
—Nous partirons sans tarder, répondit Valleroy.
—Au revoir donc, Messieurs, continua le marquis. Soyez courageux et prudents et que Dieu vous protège!
Le même jour, vers 5 heures Bernard et Valleroy se présentaient au bureau de police, demandaient à parler au colonel Jussac et furent introduits aussitôt auprès de lui. Cet officier était gentilhomme. Mais, comme beaucoup de ses pareils que la Révolution avait trouvés dans les rangs de l'armée, il y était resté, résolu à ne pas émigrer et à servir la France, sous le régime nouveau aussi bien que sous l'ancien. Oublieux de ses origines, abdiquant titre et particule, il n'était plus aujourd'hui que le colonel Jussac, un vieux soldat, patriote avant tout, que la confiance du général Dumouriez avait commis à la garde de Bruxelles. Il touchait à la soixantaine. Mais, sous ses cheveux gris, son visage conservait la jeunesse, comme, dans sa poitrine, son coeur conservait, pour tout ce qui touchait au drapeau, l'enthousiasme des jeunes années.
Quand Bernard et Valleroy entrèrent dans le cabinet où il se tenait, ils le trouvèrent devant un bureau élevé où il écrivait debout.
—Que désirez-vous de moi? demanda-t-il en se tournant vers eux.
—Des passeports qui nous permettent de nous rendre à Paris, où nous appellent des affaires pressantes, répondit Valleroy.
—Vous vous nommez Valleroy et ce jeune enfant est votre neveu?
—Vous nous connaissez, colonel? s'écria Bernard.
—Wilhem Mauser m'a parlé de vous.
Il alla vers la porte pour s'assurer qu'elle était fermée, puis, revenant du côté des visiteurs, il reprit:
—Je sais quelles affaires vous appellent à Paris et je veux vous faciliter les moyens d'y arriver. Quoique serviteur passionné de mon pays, quoique désavouant les irréparables fautes de la noblesse, je sais me souvenir à propos que je suis gentilhomme. Je m'honore de m'associer aux efforts d'un enfant qui veut délivrer ses parents. Vous aurez vos passeports.
—Merci, mon colonel, murmura Bernard très ému.
—J'ai songé même à vous assurer, indépendamment de ces passeports, une protection plus efficace, propre à vous éviter les tracasseries des municipalités auxquelles vous aurez affaire en route. Demain, partiront de Bruxelles, sous la garde d'un détachement de troupes, des papiers saisis dans les bagages des prisonniers autrichiens et que j'ai ordre d'expédier au gouvernement. S'il vous convient de vous joindre à ce convoi, je vous recommanderai au sergent commandant l'escorte, et de cette manière vous arriverez sans encombre à votre destination.
—On pourrait même charger les papiers dans ma voiture, remarqua
Valleroy.
—Vous avez une voiture?
—Pour le transport de mes marchandises, oui, mon colonel, répondit Valleroy. Mais comme nous les avons vendues ici, en deux jours, le fourgon est vide ou c'est tout comme.
—Mais voilà qui se trouve à merveille et qui vaut mieux que des passeports. Vous serez roulier pour le compte de l'État, et à ce titre respecté partout où vous passerez. Est-ce convenu?
—C'est convenu, mon colonel. Mais comment vous exprimerons-nous notre reconnaissance?
—En me rendant à votre tour un service.
—Nous pourrions vous rendre un service, mon colonel?
—Pour arriver à Paris, vous traverserez Compiègne, continua le colonel. En avant de cette ville, sur les bords de l'Oise, se trouve un château qui m'appartient et où réside ma soeur, la chanoinesse de Jussac. Le service que j'attends de vous consiste à vous arrêter en cet endroit, à dire à ma soeur que vous m'avez vu bien portant et à lui remettre une lettre dont je vous chargerai pour elle.
—Madame votre soeur a pu demeurer dans un château, aux portes de Paris, sans être inquiétée! s'écria Bernard.
—Son histoire est celle de Mgr le duc de Penthièvre, qui a continué à résider à Sceaux. Comme lui, elle est protégée par la gratitude des habitants, par le souvenir de ses bienfaits.
—Un souvenir analogue n'a pu défendre mon père contre la haine des jacobins.
—Ils redoutaient son énergie… tandis qu'ils n'ont rien à craindre d'un vieillard, d'une femme.
—Vous pouvez être assuré que nous ferons vos commissions, mon colonel, dit alors Valleroy; mais, même après les avoir faites, nous resterons vos obligés.
—On va dresser vos passeports, reprit le colonel, et rédiger le contrat par lequel vous vous engagez à transporter, moyennant un prix convenu et que je fixe à cent livres payées d'avance, les papiers que je dois faire parvenir à Paris.
Il alla ouvrir la porte et appela un de ses officiers, auquel il donna ses ordres. Puis, avisant un sergent de grenadiers qui se tenait debout, au port d'armes, dans la place où travaillaient les secrétaires:
—Viens ici, Rigobert, lui dit-il.
Le sergent s'avança silencieux. C'était un vieux soldat, maigre et de haute taille, au visage rude, tanné, ridé, avec de petits yeux où pétillait la malice, et dont les allures automatiques et déférentes révélaient une longue habitude de la discipline et de la vie des camps.
—Je vais te charger d'une mission de confiance, mon vieux Rigobert, continua le colonel. Il s'agit de convoyer jusqu'à Paris des papiers d'État dont je te confie la garde et dont tu me réponds sur ta tête. Les caisses qui les contiennent seront chargées sur la voiture du citoyen Valleroy que voici, un bon patriote avec qui j'ai fait marché pour ce transport. L'escorte que tu commanderas se composera de cinq hommes. Tu vas les choisir toi-même parmi les bons. Vous partirez demain matin au petit jour.
—Bien, mon colonel, répondit Rigobert.
—À propos, ajouta le colonel Jussac, je te recommande le citoyen Valleroy et son neveu. Ce sont de braves gens en qui on peut avoir confiance.
Rigobert enveloppa Bernard et Valleroy d'un regard de sympathie qui signifiait que la protection de son chef les rendait sacrés à ses yeux. Puis, après avoir échangé quelques mots avec Valleroy pour s'entendre avec lui sur l'heure du départ et le chargement des papiers, il sortit. Pendant ce temps, les passeports avaient été préparés, ainsi que le contrat. Sur ce contrat, Valleroy apposa sa signature, en même temps que lui était comptée la somme stipulée pour prix de ses services. Il enferma dans sa bourse les quatre louis, en soufflant à l'oreille de Bernard:
—La protection des autorités et, par-dessus le marché, cent livres en or, décidément, M. de Guilleragues a bien travaillé.
Ils allaient se retirer; mais, à ce moment, entra dans la pièce un hussard aux vêtements en désordre et couvert de boue.
—Le colonel Jussac, demanda-t-il.
—C'est moi, répondit l'officier en s'avançant.
—J'arrive du quartier général, reprit le hussard, et j'ai ce papier à remettre à mon colonel.
C'était un pli fermé par un cachet de cire rouge. Le colonel le prit, l'ouvrit et y jeta les yeux sans se départir de son impassibilité.
—À quelle heure êtes-vous parti? interrogea-t-il, sa lecture achevée.
—À 9 heures, mon colonel, au moment où s'ouvrait le feu. Mon cheval a bien marché.
Le colonel se tourna alors vers ses officiers, dont l'arrivée du cavalier avait excité la curiosité, et d'un accent où se devinaient l'émotion et l'enthousiasme:
—Le général Dumouriez est aux prises avec les Autrichiens, non loin de Louvain, dit-il. Nous déplorons tous de n'être pas associés aux glorieux périls que courent nos compagnons d'armes et nous formons des voeux ardents pour leur triomphe. Vive la République!
—Vive la République! répondirent d'un élan unanime tous les soldats.
Et Bernard demeura stupéfait en constatant que lui aussi avait poussé ce cri. Et comme ses yeux surpris interrogeaient Valleroy, celui-ci dit gravement:
—Devant l'ennemi, la République, c'est la France.
On ne dormit guère à Bruxelles durant la nuit qui suivit. Vers le soir, s'était répandu le bruit qu'à vingt lieues de la ville, entre Louvain et Tirlemont, se livrait depuis le matin une grande bataille. Cette bataille, on l'avait prévue. Mais, maintenant qu'on la savait engagée, on en discutait fiévreusement les conséquences. Gagnée par le général Dumouriez, elle lui ouvrirait la Hollande que son ambition brûlait de conquérir; perdue par lui, elle l'obligerait à évacuer Bruxelles, à se replier sur les frontières françaises, en abandonnant les conquêtes déjà faites en Belgique. Ces deux perspectives étaient également espérées et redoutées. Ceux qui, lassés de l'ancienne domination autrichienne, avaient accueilli avec enthousiasme les Français, craignaient de tomber de nouveau aux mains d'un maître qui leur ferait expier les sympathies manifestées par eux aux soldats de la Révolution. Ceux qui, par haine du régime nouveau de la France ou par des motifs d'intérêt, appelaient le retour des Autrichiens, se demandaient avec angoisse si leurs voeux, contenus depuis quatre mois, allaient se réaliser ou s'il fallait renoncer pour toujours à leur réalisation. Puis, il y avait les indifférents, ceux que le joug autrichien laissait résignés au même degré que le joug français, et enfin les patriotes, ceux qui ne voulaient d'aucun maître étranger et qui rêvaient de reconstituer l'autonomie des Pays-Bas, longtemps asservis par l'Autriche.
Toutes ces opinions s'exprimaient avec la même exaltation dans les groupes qui, durant cette nuit, circulaient dans les rues de Bruxelles; chacun, à cette heure, y voyait l'avenir au gré de ses espérances. Tandis qu'à tout hasard les Français arrivés dans la ville à la suite de Dumouriez préparaient leur fuite, en prévision de sa défaite, les sujets belges colportaient de tous côtés leurs craintes et leurs désirs.
Les rares nouvelles qui parvinrent à Bruxelles, durant cette longue nuit, ne modifièrent pas l'état des esprits. Elles montraient les deux armées aux prises dans une action formidable, un des lieutenants de Dumouriez, le général Valence, disputant à l'archiduc Charles le village de Racourt; un autre, le général Neuilly, s'emparant de Nerwinde, et délogé ensuite par le général Clairfayt, puis le généralissime autrichien, prince de Cobourg, établissant son artillerie sur les hauteurs de Wommersse, et l'impétueux Dumouriez montant à l'assaut de ces positions formidables sous une pluie de feu. Mais ces épisodes isolés, successivement connus, ne présageaient rien quant à l'issue finale. Ce fut seulement au lever du jour que commencèrent à arriver quelques fuyards français. Ils avaient marché toute la nuit pour faire connaître la défaite de Dumouriez.
Par toute la ville se produisit alors un effroyable affolement. Dès 6 heures du matin, tandis que la population se demandait ce qu'allaient faire les Français, la plupart de ceux-ci commençaient à partir, et les autorités militaires, attendant d'un moment à l'autre l'ordre d'évacuer Bruxelles, se préparaient à l'exécuter. Six mois avant, les habitants de la ville avaient vu s'enfuir les Autrichiens et avec eux les émigrés. Maintenant, ils voyaient s'enfuir les soldats de la République.
À la même heure, Bernard et Valleroy étaient déjà loin de Bruxelles. Assis dans le cabriolet de leur voiture, ils allaient vers Mons, au petit trot de leur cheval, un tout petit trot, tranquille et doux, qui permettait aux cinq grenadiers de l'escorte que commandait le sergent Rigobert de suivre au pas accéléré.
CHAPITRE X
SUR LA ROUTE DE PARIS
—Vois-tu, petit, comme j'ai déjà fait la route de Paris à Bruxelles, je connais dans tous ses détours la route de Bruxelles à Paris. Au train dont nous allons, nous en avons pour huit jours. Ce soir, nous coucherons à Mons. Il y a dans cette ville, à l'entrée du faubourg, une bonne auberge, où nous descendrons. Le vin y est mauvais, mais la bière y est bonne, et dans ces pays du Nord, même quand on est du Midi, il vaut mieux boire de la bonne bière que du mauvais vin. Demain, nous coucherons à Valenciennes. Là, je connais un fameux cabaret où ils ont une eau-de-vie…
Le sergent Rigobert n'acheva pas sa phrase. Mais un fort coup de langue exprima clairement toute la douceur du souvenir que lui avait laissé l'eau-de-vie du cabaret de Valenciennes.
C'est à Bernard qu'il était en train de faire ces confidences, tandis qu'ils marchaient d'un bon pas sur la route durcie par la bise aigrelette qui soufflait de la plaine. Bernard et Rigobert étaient devenus bien vite une paire d'amis. Après un long trajet silencieux, dont quelques voitures, emportant des fugitifs de Bruxelles à Mons, interrompaient seules l'uniformité, on avait fait halte, vers 11 heures, sous un hangar abandonné, au bord de la route, pour manger un morceau et laisser le cheval se reposer.
Là, devant un bon feu, allumé par les grenadiers de l'escorte, à l'aide de quelques débris de poutres, tandis qu'installés comme au bivouac ils tiraient de leur sac un pain de munition et un morceau de boeuf bouilli, Valleroy avait pris dans la voiture des provisions un peu plus substantielles, une volaille froide, un pâté de gibier, quelques bouteilles de vin de Moselle, en déclarant que désormais et jusqu'à Paris grenadiers et rouliers partageraient le même ordinaire et qu'il entendait être leur pourvoyeur. Cette déclaration avait eu pour effet de jeter entre les voyageurs les jalons d'une amitié solide que le vin de Moselle ne fit que cimenter et qui revêtit les formes les plus joyeuses, quand Bernard ajouta que le cabriolet du fourgon pouvant contenir trois voyageurs, tout le monde y aurait place tour à tour. De cette manière, comme le fit observer le sergent Rigobert, on arriverait à Paris sans fatigue, et pour peu que le printemps qui commençait se montrât clément, ce voyage qui s'était annoncé à l'égal d'une corvée deviendrait une partie de plaisir.
C'est ainsi que, lorsqu'on se remit en route, Bernard et Rigobert étaient compère et compagnon, comme si jadis, ils eussent été conscrits ensemble. Et vite, Bernard de faire parler Rigobert, ayant deviné que le sergent devait être un puits d'histoires intéressantes. Songez donc, un ancien garde-française de Louis XV, un soldat de Bergen et de Clostercamp, de Rosbach et de Minden, de Valmy et de Jemmapes, qui avait connu les maréchaux de Broglie et de Castries, sans compter la campagne d'Amérique, faite avec le général de Lafayette! En avait-il vu, celui-là, des victoires et des défaites, des triomphes et des revers, des jours de joie et des jours de deuil! Donc, tout en marchant et après que Rigobert eut énuméré les étapes auxquelles on s'arrêterait de Bruxelles à Paris et les bonnes auberges où l'on trouverait un gîte, Bernard le mit sur le chapitre de ses campagnes.
Sur ce chapitre, le sergent était aussi intarissable qu'était infatigable l'attention de Bernard. Les souvenirs imaginés et peut-être très embellis de ses faits d'armes charmaient à ce point l'enfant et trompaient si bien les longueurs de la route qu'on approchait déjà de Mons qu'il s'en croyait encore séparé par une longue distance.
—N'est-ce pas étonnant, sergent, que le général Dumouriez ait été battu hier par les Autrichiens? demanda-t-il tout à coup, convaincu par le récit des prouesses guerrières de Rigobert que tous les Français étaient invincibles.
—Tellement étonnant, petit, que je ne sais s'il faut croire à cette défaite. Quand nous sommes partis de Bruxelles, on ne pouvait encore rien savoir, et ce qu'on racontait, personne ne l'avait vu.
—Oh! puissiez-vous dire vrai!
—Battu, Dumouriez! Et par Cobourg encore! Allons donc… Il faudrait donc qu'il l'eût voulu… Je sais bien qu'on l'accuse de trahir…
—Un traître, lui! Un général français…
—Il y en a dans tous les pays, des traîtres, dit Rigobert d'un accent de fureur, et, à ce jour, la République compte tant d'ennemis… tous les nobles d'abord…
Bernard, à ces mots, redressa la tête comme un jeune coq:
—Vous vous trompez, sergent, pas tous les nobles… Vous oubliez que l'armée en est peuplée; Chartres, Valence, La Fayette, Biron, Custine, Montesquiou, Beurnonville et tant d'autres… Et votre colonel, un noble aussi, celui-là…
Le sergent Rigobert, écrasé par cette sortie véhémente, regarda Bernard avec stupéfaction. Puis, d'un ton contrit, il murmura:
—J'ai tort, car celui qui dirait que mon colonel Jussac est un traître, je lui passerais ma baïonnette à travers le corps.
Après cet aveu, il reprit sa mine joviale et ajouta:
—C'est égal, petit, pour un colporteur, tu en sais long. Où diantre as-tu appris tout cela?
Et comme Bernard à son tour demeurait interdit, en se confessant son imprudence, le sergent reprit:
—Quant à Dumouriez, quoi qu'on en dise, il n'a pas été vaincu, j'en suis bien sûr, et pour croire qu'il l'a été, je voudrais voir des fuyards de son armée.
—En voilà, dit brusquement une voix derrière lui.
S'étant rapproché sur la fin de la phrase, Valleroy l'avait entendue et y répondait en désignant un peloton de soldats qui débouchait d'un chemin de traverse sur la grande route.
—Ça, des fuyards! fit dédaigneusement Rigobert.
—Parbleu! Vous n'avez qu'à voir leurs mines déconfites, leurs habits en haillons, leurs bottes éculées par la marche et leurs mains sans armes. Et ces longues dents, et ces faces hâves ou congestionnées… Ils crèvent de faim, les malheureux!…
Rigobert, immobile, ne cherchant plus à taire son étonnement et son indignation, embrassait d'un regard furibond la procession sinistre qui défilait devant lui.
—Halte-là, vous autres! cria-t-il tout à coup.
Et comme les fuyards feignaient de ne pas l'entendre, il continua:
—C'est moi qui vous parle, moi Rigobert, sergent au 2e grenadiers.
Avancez à l'ordre.
Cette fois, son énergie en imposa à la bande. Ceux qui marchaient en tête s'arrêtèrent intimidés. Les autres suivirent leur exemple, et l'un d'eux s'avança, tête basse, vers Rigobert.
—D'où venez-vous? demanda ce dernier.
—Nous venons de Nerwinde, où nous nous sommes battus hier depuis le matin jusqu'au soir.
—C'est parce que vous vous êtes battus que vous n'avez plus de fusils?
—C'est parce que nous n'avions plus de poudre et que nos fusils nous gênaient.
—Ils vous gênaient pour courir, mauvais drôles! N'avez-vous pas de honte de fuir comme des lièvres devant les Autrichiens?
—Ils nous ont tué quatre mille hommes et fait six mille prisonniers.
—C'est donc vrai que Dumouriez est vaincu?
—Oui, vaincu, mais après une résistance héroïque… Il était nuit quand il a ordonné la retraite…
—Et c'est alors que vous l'avez abandonné, tas de lâches… Faites donc la guerre avec des clampins pareils… Vous êtes des volontaires, n'est-ce pas?
—Oui, sergent.
—Je m'en doutais. Des vieux soldats auraient déployé plus de courage.
Et maintenant, où allez-vous?
—Nous rentrons en France.
—Vous avez tort et vous feriez mieux de retourner là d'où vous venez! Ce que je vous en dis, c'est dans votre intérêt. Si vous passez la frontière, vous serez fusillés… La loi punit de mort la désertion devant l'ennemi.
Les fuyards hésitaient. Mais celui qui avait déjà parlé reprit:
—Alors, il faudra fusiller plusieurs milliers d'hommes…
Un geste d'indifférence compléta sa pensée. Il jeta les yeux sur ses compagnons, et derrière eux, sur la route qu'ils venaient de parcourir et par où s'avançaient en groupes d'autres fuyards dont les silhouettes lointaines allongeaient leur ombre dans la poussière.
—Jamais on ne pourra fusiller tant de monde! observa-t-il.
Il se remit en marche, suivi de ses camarades, et tous passèrent devant
Rigobert qui les injuriait au passage, irrité de ne pouvoir les arrêter.
—C'est parce que vous êtes des couards que Dumouriez est en déroute, balbutiait-il, tremblant de colère.
Il fit un signe, et le convoi qu'il escortait reprit son chemin. L'heure avançait et il fallait se hâter pour arriver à Mons avant la nuit.
Neuf heures sonnaient quand on entra dans cette ville. Pour y entrer et se rendre à l'auberge que Rigobert avait indiquée, Bernard, Valleroy et les grenadiers durent se résigner à être confondus parmi les fuyards, à marcher pêle-mêle avec eux. À ce contact, Rigobert s'exaspérait, et ce ne fut que devant l'hôtellerie hospitalière où l'on buvait de la bonne bière à défaut de bon vin que tomba son irritation. Cette hôtellerie était confortable et vaste. On mit le cheval à l'écurie, le fourgon sous une remise, avec un factionnaire à la porte, et les voyageurs pénétrèrent dans la salle commune.
Ils furent assez longtemps sans parvenir à se caser, tant les fuyards s'y trouvaient en nombre et y tenaient de place. Puis l'hôtelier, dûment sermonné par Valleroy, excité surtout par le menu du fin repas qui lui fut commandé, vint à leur aide et fit dresser dans un coin une table pour eux. Après une longue attente, ils purent enfin, comme disait Rigobert, se mettre une croûte sous la dent, ce qu'ils firent avec conscience, sans négliger d'envoyer sa part à celui des grenadiers qui veillait à la garde du fourgon.
Bernard fut le premier rassasié. Alors, ayant cédé à sa faim, il céda à sa curiosité. Si nouveau pour lui était ce spectacle, bien qu'il commençât à s'accoutumer aux foules! Pour la troisième fois il les surprenait dans le désarroi de la défaite et de la terreur. Il les avait vues cinq mois avant à Coblentz, quand les habitants de cette ville, se croyant menacés par Custine, fuyaient de toutes parts. Il les avait vues, la veille à Bruxelles, effarées à l'approche des Autrichiens. Mais jamais elles ne s'étaient offertes à ses yeux aussi hideuses que ce soir-là, dans cette salle d'auberge où montaient au plafond, avec le bruit des voix rauques et haletantes, la vapeur des haleines et l'odeur des victuailles.
Le visage et les mains noircis par la poudre, les vêtements maculés par la boue des routes, gardant encore dans le regard l'épouvante de la mort entrevue sans les ivresses de la victoire, ces soldats dépenaillés avaient l'air de bandits, mais de bandits exténués de besoin, rompus de fatigue, et si faibles, si démoralisés, si dépourvus d'énergie, qu'il aurait suffi pour les faire tous prisonniers d'une poignée d'hommes entrant à l'improviste.
Tandis que Bernard, recouvrant son sang-froid, accoutumait son coeur et ses yeux à ces images brutales, son attention tout à coup fut attirée par une image plus douce qui, dès ce moment, le prit tout entier. Il la contempla, silencieux, pendant quelques instants. Puis, touchant le bras de Valleroy:
—Regarde donc, lui dit-il.
Comme lui, Valleroy observa. Assis seuls à une table et adossés au mur, deux soldats avaient couché entre eux sur leur banc un enfant roulé dans une vieille couverture. Comme il dormait, et comme pour protéger son sommeil ils avaient couvert son visage d'un mouchoir, on ne voyait de lui que sa tête voilée, posée sur les genoux de l'un d'eux dans un flot de cheveux noirs, et ses pieds mignons, posés sur les genoux de l'autre. De temps en temps, celui qui soutenait la tête se penchait, écartait le mouchoir avec des gestes de femme et regardait l'enfant dormir, tandis que celui qui soutenait les pieds tirait la couverture pour les mieux envelopper. Rien ne se pouvait de plus émouvant que la sollicitude de ces deux hommes à mine de forban, pour l'être faible, délicat et fragile, endormi sous leur protection.
Cédant à un entraînement dont il n'était pas maître, Bernard se leva, quitta sa place, et, se glissant à travers les tables, se rapprocha de celle où mangeaient les deux soldats. Ils le virent venir, et, comme s'ils eussent deviné, à son oeil si doux, éclairant son teint si pâle, ce qui l'attirait, ils le saluèrent d'un sourire.
—Tu veux voir la petite, mon garçon, dit l'un d'eux; alors, approche.
—Justement la voilà qui s'éveille, dit l'autre.
Elle s'éveillait en effet. Se soulevant, toute surprise de son réveil dans cette salle bruyante et chaude, elle montra sa figure à Bernard, avant même de l'avoir vu. Il chancela sous le coup dune émotion trop violente, à laquelle il n'était pas préparé. Tout ce qui l'environnait disparut, pour ne laisser dans sa mémoire d'autre souvenir que celui qui maintenant le dominait. Il s'élança, sans savoir ce qu'il faisait, franchit la table d'un bond, se trouva sur le banc, entre les deux soldats, l'enfant dans ses bras, tandis qu'il criait à pleins poumons:
—Valleroy, c'est Nina!
Ce cri strident couvrit tous les autres bruits. Brusquement ils cessèrent, et, dans ce silence, une voix grêle et rieuse s'éleva:
—C'est mon ami Bernard; c'est M. le chevalier.
Puis, soudain, elle s'attendrit, s'abîma dans un sanglot en appelant d'un accent de détresse:
—Tante Isabelle! Tante Isabelle!
Un enfant qui pleure, ce n'est rien. Les conversations reprirent de plus belle; la rumeur bruyante recommença et l'incident fut vite oublié. Mais, au cri de Bernard, Valleroy était accouru. Il avait enlevé Nina, en faisant un signe aux soldats qui la gardaient, et maintenant, ayant regagné sa place auprès de Rigobert, il les interrogeait.
—Comment Nina est-elle entre vos mains? leur demanda-t-il.
—Vous savez qui elle est? fit l'un d'eux, défiant.
—Oui, je le sais. C'est une orpheline. Elle vivait avec une jeune femme qui l'avait recueillie et qu'elle appelait tante Isabelle.
—Tante Isabelle doit être morte à l'heure qu'il est, répondit le soldat.
—Morte! crièrent en même temps Bernard et Valleroy, consternés.
Le soldat reprit:
—C'était hier soir. Nous défendions la chaussée de Tirlemont, canonnée par les batteries autrichiennes étagées sur les hauteurs de Racourt. Écrasés et enveloppés, nous avons dû céder la place. Nous nous sommes enfuis, allant devant nous, serrés de près par la cavalerie de Clairfayt qui galopait sur nos talons. Tout à coup, du fond d'un fossé que nous venions de franchir, se sont élevés des gémissements et des cris de détresse, nous nous sommes arrêtés. Au fond du fossé, gisait une femme blessée. À côté d'elle, une enfant pleurait; c'était la petite; et la femme, en nous la montrant, nous a suppliés de la recueillir, de l'emporter. «Ne l'abandonnez pas, nous a-t-elle dit. Elle se nomme Nina d'Aubeterre. À Coblentz, il y a un brave homme, un peintre connu, Wenceslas Reybach. Tâchez de le retrouver, et, à défaut de lui, le sieur Valleroy, du village de Saint-Baslemont, dans les Vosges. Dites-leur que tante Isabelle leur confie la petite. Ils ne refuseront pas de s'en charger.» Après nous avoir fait cette recommandation, la pauvre femme s'est évanouie.
—Et vous l'avez abandonnée! fit Valleroy frémissant.
—Nous ne pouvions songer à la secourir, ni à l'emporter. Les
Autrichiens s'avançaient. Nous avons pris l'enfant, et nous voilà.
Du revers de sa main, Valleroy essuya ses yeux, qu'aveuglaient les larmes. Puis il dit:
—Vous pouvez me laisser Nina. C'est moi qui suis Valleroy.
Les soldats se consultèrent. Quoique Valleroy leur fût inconnu, ils ne songeaient pas à mettre en doute sa parole, à laquelle la présence du sergent Rigobert donnait à leurs yeux une autorité indéniable et que confirmait la joie qu'avait manifestée Nina en retrouvant ses amis. Mais on eût dit qu'il leur en coûtait de se séparer d'elle, comme si, durant les quelques heures où elle avait reçu leurs soins, ils eussent appris à la chérir.
—Puisque vous la connaissez, dit enfin l'un d'eux, gardez-la.
—En vous la laissant, continua l'autre, nous ne faisons qu'obéir.
Très émus, ils se penchèrent sur Nina et, après l'avoir embrassée tour à tour, ils s'éloignèrent.
—Nous ne nous séparerons plus, ma chérie, s'écria alors Bernard; désormais, tu resteras avec nous. Seulement, il ne faut plus m'appeler M. le chevalier. Je suis ton ami Bernard.
Le sergent Rigobert avait entendu, et, s'adressant à Valleroy:
—Cela vaudra mieux, fit-il. J'avais bien compris que ce petit-là n'est pas plus colporteur que je ne suis gentilhomme. Et cela ne m'empêche pas de déclarer que c'est un aimable enfant et d'être tout prêt à me faire trouer la peau pour lui. Mais, maintenant que nous allons entrer en France, il ne serait pas bon que d'autres découvrissent ce que j'ai découvert.
—Vous êtes un brave homme, sergent, répondit Valleroy, en secouant la main de Rigobert. C'est égal, ajouta-t-il en souriant tristement, me voilà, quoique célibataire, avec deux enfants sur les bras!
Ensuite, il interrogea Nina. Il voulait savoir ce qu'elle et tante Isabelle étaient devenues depuis le jour déjà lointain de la séparation et connaître surtout les circonstances dans lesquelles celle-ci avait été blessée. Mais tous les souvenirs de l'enfant n'avaient pas une égale précision. Elle se souvenait d'être partie de Coblentz, une nuit, avec tante Isabelle et Wenceslas Reybach, d'un long séjour à Liège, d'où le peintre, après les y avoir installées, était retourné dans son pays. À Liège, il y avait un théâtre et des comédiens français. Avec eux et pendant plusieurs semaines, tante Isabelle avait donné des représentations. Puis des événements inattendus étaient venus interrompre ces jours de trêve.
La mémoire et le coeur de Nina gardaient une empreinte confuse de ces événements sans en conserver les détails, car ils s'étaient précipités en quelques heures et elle ne les avait entrevus que comme dans un furieux grondement d'orage. C'était une armée autrichienne entrant dans Liège, une fuite haletante de femmes et d'enfants, un bruit ininterrompu de fusillade, dominé par celui du canon, des cris, des lamentations, des cavaliers à mine farouche, des blessés, des morts, une épaisse fumée criblée d'étincelles, enveloppant les hommes et les choses, toutes les horreurs d'une tempête dans la nuit, et tante Isabelle tombant tout à coup au bord d'une route en poussant un douloureux gémissement. Nina ne savait rien de plus.
Bernard et Valleroy durent se contenter de ce qu'elle racontait. Bernard s'y résigna. La jeunesse lui rendait facile la résignation, et le bonheur d'avoir retrouvé sa petite amie suffisait à cette heure à le consoler. Mais il n'en fut pas de même pour Valleroy. Il n'osait espérer que tante Isabelle eût survécu à sa blessure et ne pouvait se résoudre à croire qu'il ne la verrait plus. Cette horrible incertitude pesa sur son coeur durant toute la nuit, et longtemps encore il devait en souffrir. C'était comme un trou creusé soudain dans sa vie et qui jamais ne devait être fermé.
Le lendemain, dès le matin, on se remit en route, après que Valleroy eut couru par la ville, afin d'acheter pour Nina des vêtements plus chauds que ceux qu'elle portait et plus en harmonie avec sa condition nouvelle. De même que Bernard passait pour son neveu, elle devait passer pour sa nièce, et ce fut toute joyeuse qu'elle dit en l'embrassant:
—Tu seras mon oncle et Bernard sera mon frère.
Désormais, le voyage allait se poursuivre sans incidents. On marchait tout le jour, en faisant deux haltes, le temps de déjeuner et de laisser le cheval manger une mesure d'avoine ou une botte de foin. Pendant la marche, Nina, bien enveloppée, restait dans le cabriolet de la voiture, où Bernard, Valleroy et les grenadiers prenaient tour à tour place à côté d'elle. Au fur et à mesure qu'on s'éloignait des contrées du Nord, le ciel devenait plus bleu et l'air plus tiède, et la douceur de la température ouvrait à la gaieté l'âme des soldats comme celle des enfants. Quand c'était au tour de Bernard de monter auprès de Nina, il se faisait plus jeune que son âge, comme pour se mieux mettre à sa portée. Il avait toujours pour elle des pousses d'herbes ou des fleurettes à peine écloses, cueillies au bord du chemin, et aussi de belles histoires qui la faisaient se pâmer d'aise. Lorsqu'il la quittait pour céder sa place à l'un de ses compagnons, il redevenait sérieux, et quand, d'aventure, il marchait à côté du sergent Rigobert, il prenait des airs d'homme grave, interrogeant le vieux soldat, le provoquant à raconter ses souvenirs, les batailles auxquelles il avait assisté, ses veillées au bivouac, les légendes de son régiment, les faits et gestes des héros illustres qu'il avait connus.
Le soir, on s'arrêtait dans une auberge de grande ville, ou dans une grange de village, ou dans quelque ferme. Partout le convoi et son escorte recevaient bon accueil. La défiance des habitants, ordinairement excitée, en ces temps de trouble, par des visages nouveaux, tombait vite au spectacle de ces grenadiers dont le chef parlait haut et dur, comme un soldat qui ne craint ni le diable ni les hommes. On regardait avec respect le fourgon qu'ils escortaient, et quand le sergent racontait que la voiture transportait à Paris des papiers saisis sur les ennemis de la République et des preuves formelles de leur trahison destinées à en assurer le châtiment, ces propos, qui donnaient à Bernard et à Valleroy l'envie d'éventrer les caisses et d'en brûler le contenu, faisaient passer un frisson chez les auditeurs.
Valleroy et les deux enfants bénéficiaient de ce respect et de cette terreur. Grâce à leur escorte, ils passaient partout librement, sans que les sans-culottes des pays où on s'arrêtait manifestassent l'envie de les interroger, et quand Rigobert avait fait viser aux bureaux des municipalités le sauf-conduit délivré au convoi par les autorités militaires de Bruxelles, c'était à qui se prodiguerait pour lui et ses compagnons.
En plusieurs circonstances, ils purent mesurer l'étendue du service que leur avait rendu le colonel Jussac, en les plaçant sous la protection des armes françaises. Plus on approchait de Paris, plus les municipalités se montraient soupçonneuses, plus elles exerçaient une surveillance inquisitoriale sur les voyageurs. À la plupart des relais, on rencontrait nombre de ceux-ci que cette surveillance empêchait de continuer leur route, qu'on retenait durant plusieurs jours, sous prétexte de s'assurer de la sincérité de leurs déclarations, de la régularité de leurs papiers. Puis, c'étaient des prisonniers conduits par des gardes nationaux ou des gendarmes, pauvres diables, nobles et roturiers, hommes et femmes, jeunes ou vieux, arrêtés dans leur ville natale ou dans leur château, sur une dénonciation sans preuve, ou même sur un simple soupçon, et envoyés au chef-lieu de leur district ou à Paris, pour y répondre à quelque accusation de modérantisme ou de communication avec les émigrés.
Ces spectacles entrevus au passage, ces angoisses devinées dans l'effroi des yeux assombris ou mouillés de pleurs, ces traitements barbares infligés à des innocents sur qui déjà pesait la mort, serraient le coeur de Bernard, indignaient Valleroy, arrachaient un murmure à Rigobert. Mais il fallait passer, passer vite sans s'attendrir, car toute marque de pitié eût été recueillie par les affidés des jacobins et imputée à crime à ceux qui l'auraient manifestée.
En même temps, on recueillait d'affreux récits sur l'état de la capitale. Par les voyageurs qui en revenaient et qui osaient parler, on apprenait qu'à Paris les prisons étaient pleines, et que depuis la mort du roi on s'attendait chaque matin à voir fonctionner la guillotine. La vie sociale y était transformée, le commerce n'allait plus, on crevait de faim; la moitié de la population avait peur de l'autre moitié. La Convention tremblait devant la Commune, la Commune devant les clubs, les clubs devant l'horrible plèbe des sans-culottes et des tricoteuses.
À ces récits, Bernard se demandait ce qu'au milieu de tant de périls étaient devenus ses parents, et son impatience de les revoir devenait plus aiguë et plus douloureuse. Maintenant, le voyage, peu à peu, perdait tout charme pour lui; la route lui paraissait démesurément longue, et ce Paris où tout était sujet d'effroi l'attirait avec une puissance fascinatrice.
Il y avait déjà sept jours qu'on était en route, quand le soir, comme on s'arrêtait pour la nuit, le sergent Rigobert dit à Bernard:
—Demain, nous serons à notre avant-dernière étape, mon petit. Nous coucherons à Compiègne, et le surlendemain nous serons au bout de notre course.
—Alors c'est demain que la soeur du colonel Jussac aura des nouvelles de son frère, répondit Valleroy.
Ce soir-là, Bernard fut long à s'endormir. La fièvre de l'attente le tint longtemps éveillé, et quand le sommeil vint enfin fermer ses yeux, ce fut pour le transporter au pays du rêve, pays aux horizons capricieux, tour à tour riants et sombres, selon que le coeur de l'homme est joyeux ou triste à l'heure où les portes s'en sont ouvertes devant lui. Le voyage de Bernard à travers ce pays fut cette nuit-là douloureux et accidenté.
Le lendemain, vers 4 heures, au moment où le soleil pâle des premières journées du printemps commençaient à décliner, une petite barque, élégante de forme et peinte en vert, que conduisaient deux rameurs en livrée, s'arrêta au pied d'une terrasse dont les eaux de l'Oise baignaient les dernières marches. Un des rameurs se leva, et laissant à son camarade le soin de maintenir l'embarcation fixée au rivage, il tendit la main à une femme assise à l'extrémité, sous une tente en toile grise et l'aida à débarquer. Elle mit pied à terre aussi lestement que le lui permettait son embonpoint de quadragénaire, accusé par le fichu croisé sur le corsage de sa robe en soie grise.
Un jeune domestique à mine de page, imberbe et futée, vêtu d'une livrée pareille à celle des rameurs, l'attendait sur le bord et lui offrit une haute canne. Appuyée d'une main sur cette canne, de l'autre sur l'épaule du domestique, elle demeura debout et immobile, regardant les rameurs qui attachaient l'embarcation à un anneau rivé dans la pierre du quai.
—La promenade était délicieuse, leur dit-elle quand ils eurent fini.
Nous la recommencerons demain, si le temps le permet. Merci, mes amis.
Ils la saluèrent, tandis que, soutenue par son page, elle montait d'un pas solennel et lourd les marches de l'escalier en haut duquel commençait un parc suspendu en cet endroit au-dessus de l'Oise. Là, de nouveau, elle s'arrêta pour respirer. Sa figure, aux lignes restées pures, malgré l'envahissement des chairs, s'éclairait, sous les larges ailes de son chapeau, d'un regard énergique, dont les bandeaux des cheveux grisonnants, tombant le long des joues, adoucissaient l'expression dominatrice. Très vivant et très mobile, ce regard trahissait à la fois une grande intrépidité d'âme et une infinie bonté.
De l'endroit où elle avait fait halte, on découvrait un panorama riant et agreste. À quelque distance de la rive, à droite et à gauche, des coteaux accidentés découpaient sur l'horizon leurs sinuosités capricieuses, où s'étageaient des villages, des clochers d'église, des toitures de chaumières, des pignons de châteaux. À la base de ces collines, dans l'espace qui s'étendait entre elles et l'eau, des prairies déroulaient leur tapis d'herbe verte, tout étoilé de petites fleurs aux couleurs délicates et encadré de peupliers formant des avenues circulaires qui donnaient aux champs l'air d'un immense damier dans lequel, à deux kilomètres de là, Compiègne mettait l'agglomération confuse de ses maisons. Tout ce paysage à cette heure s'enveloppait de clartés mourantes, et l'air commençait à fraîchir. Alors et sans se départir de sa solennité, dont il eût été difficile de dire si elle était naturelle ou voulue, la femme se remit en marche, entre sa canne et son page, à travers les allées ombreuses et sablées du parc, dans la direction d'un château qui dessinait à travers les arbres sa façade, où la grâce luxuriante de l'art italien le disputait à la majesté mélancolique de l'architecture Louis XIII.
Sur le perron, trois laquais guettaient la venue de la châtelaine. En la voyant apparaître, ils se rangèrent devant la porte, où vint se camper un suisse qui la salua, à son entrée dans l'habitation, d'un coup de sa hallebarde sur les dalles.
Qu'en pleine Terreur et à quelques lieues de Paris, une châtelaine eût conservé ses habitudes d'avant la Révolution et l'apparat de son ancienne existence, cela paraissait à peine croyable. C'était cependant le cas de Mlle Sophie de Jussac, chanoinesse du Chapitre des dames nobles de Largentière. Alors qu'autour d'elle la haute société française, appauvrie, menacée, dépossédée de ses antiques privilèges, émigrait, cette grande dame, qu'on appelait Mlle la chanoinesse, était venue s'installer dans la demeure où elle était née et qui appartenait à son frère le colonel. Protégée par les services de ce frère, soldat dans les armées de la République, protégée aussi par le souvenir reconnaissant qu'avaient gardé les habitants de Compiègne des bienfaits de sa famille, elle vivait sous la Révolution comme elle avait vécu sous la monarchie. Non seulement elle continuait à faire montre de son opulence, mais encore elle en accentuait l'éclat, au risque d'attirer sur sa tête les soupçons, l'envie, la délation.
Il est vrai qu'en toutes circonstances elle affectait de donner au régime nouveau des témoignages de sa déférence, et, par tous ses actes, de prouver qu'elle n'en avait pas peur. Dans la cour du château, elle avait fait planter un arbre de la liberté. À l'occasion des solennités républicaines, elle ouvrait son parc aux habitants de Compiègne et des environs. Ils y trouvaient sur les pelouses des pièces de vin où ils étaient libres de boire à leur soif, et le soir ils pouvaient applaudir aux splendeurs d'un feu d'artifice tiré sur la terrasse.
—Je paye ma dette aux idées nouvelles, avait-elle coutume de dire, et j'achète ainsi le droit de conserver mes habitudes anciennes.
Chaque jour, on la rencontrait sur les routes en brillant équipage, allant visiter les pauvres gens des communes environnantes. Dans son château, elle comptait autant de domestiques qu'autrefois. Deux jardiniers entretenaient son parc. Elle continuait à affermer ses terres, et, tout en venant en aide à ses fermiers, elle exigeait qu'ils payassent avec exactitude le prix de leur fermage. Dans tous les actes de sa vie, elle apportait un si viril esprit de résolution, elle parlait d'un ton si ferme, qu'elle déconcertait, par son audace et ses attitudes d'homme habillé en femme, les pires énergumènes, déjà disposés, d'ailleurs, à respecter en elle la soeur d'un officier dont la République appréciait les services.
Si quelques amis scrupuleux ou pusillanimes, qu'effrayait cette audace, lui en signalaient les périls, elle levait les épaules et répondait:
—Je n'ai rien à redouter, puisque j'observe les lois.
Et elle les observait avec ostentation, exigeant même que ses gens l'appelassent citoyenne. Mais elle les enfreignait secrètement en donnant asile à des proscrits qui s'arrêtaient chez elle comme à la première étape de leur fuite, en cachant dans son château des prêtres non assermentés, en faisant chaque jour célébrer la messe par l'un d'eux, dans une chambre transformée en chapelle. Républicaine en apparence, royaliste en réalité, elle accomplissait ces choses simplement, en y apportant une prudence égale à sa témérité. Après la mort de Louis XVI, elle avait passé toute une semaine en prières et en larmes, sans que personne eût pu s'en apercevoir.
En rentrant dans son appartement, après sa promenade sur l'Oise, elle changea de toilette, aidée de ses femmes de chambre. Puis, les ayant renvoyées, elle prit un livre pour attendre ainsi le moment de souper. Mais une demi-heure s'était à peine écoulée, quand un de ses domestiques se présenta devant elle. Elle leva les yeux, et le regardant par-dessus ses bésicles, elle dit:
—Que me veut-on?
—Citoyenne, des soldats viennent d'entrer dans la cour.
—Ont-ils des intentions hostiles?
—Je ne le crois pas, citoyenne. Ils escortent un fourgon qui vient de Bruxelles et qu'ils conduisent à Paris. Avec eux, se trouvent un homme et deux enfants qui demandent à vous parler.
—S'ils viennent de Bruxelles, ils m'apportent des nouvelles de mon frère! s'écria-t-elle. Je vais les recevoir.
À son appel, le page sur lequel elle avait coutume de s'appuyer accourut. Avec son aide et celui de sa canne, elle descendit au rez-de-chaussée, traînant avec des allures de prêtresse sur les marches du monumental escalier les lourds falbalas de sa toilette de maison. Quand elle fut sur le perron, elle regarda.
Au milieu de la cour était une lourde voiture attelée d'un seul cheval encore suant de sa longue course. Autour de la voiture se tenaient six grenadiers qui venaient de mettre leurs fusils en faisceaux, et, près d'eux, un homme vêtu comme un marchand de campagne, tenant par la main un jeune garçon et une petite fille.
—Est-ce à la citoyenne Jussac que vous désirez parler? demanda-t-elle à haute voix, en enveloppant d'un regard hautain et défiant la troupe immobile.
—À elle-même, répondit l'homme qui tenait les enfants.
—Alors, je t'écoute, citoyen.
L'homme reprit en désignant les soldats:
—Ces braves gens te demandent l'hospitalité pour quelques heures, citoyenne. On leur a vanté ton civisme et ils espèrent trouver dans ta maison la bonne table et le bon gîte auxquels ont droit partout de vaillants serviteurs de la République, et, ici, des grenadiers appartenant au régiment de ton frère.
—À ce double titre ils sont les bienvenus, répondit la chanoinesse.
Mais toi, qui es-tu?
—Tu vas le savoir, si tu veux m'entendre en particulier.
La chanoinesse donna des ordres afin d'assurer aux grenadiers une hospitalité large et confortable. Puis, ayant fait signe à l'homme, elle rentra dans le château où, sans quitter les enfants, il la suivit.
—Maintenant, tu peux parler, citoyen, dit-elle, quand ils furent seuls dans un salon dont elle avait eu soin de fermer la porte.
Mais, au lieu de répondre, il s'inclina respectueusement et tendit une lettre à la chanoinesse de Jussac.
—Une lettre de mon frère! s'écria-t-elle en jetant les yeux sur l'adresse.
Elle la prit, les mains tremblantes, et, affaiblie soudain par la violence de son émotion, elle tomba dans un fauteuil, si troublée, qu'elle fut quelques secondes avant de trouver ses lunettes et de pouvoir briser le cachet. Elle lut enfin et eut vite fait de dévorer les quatre pages que lui écrivait le colonel Jussac. Quand ce fut fini, elle porta les feuillets à ses lèvres et les embrassa en murmurant:
—Mon frère chéri! Dieu te garde à ma tendresse!
Puis, tirant de sa poche, brusquement, un mouchoir, elle essuya ses larmes, et du même coup, sans doute, domina son émoi passager, car son visage rasséréné reprit son ordinaire physionomie, tranquille et hautaine.
—Mais tout cela ne m'apprend pas qui tu es, citoyen, fit-elle, ni ce que je peux pour toi.
—Le colonel ne le dit pas?
—Il me dit seulement que tu es un brave homme et que je peux ajouter foi à tes paroles. Fais-moi donc connaître ton nom.
—On me nomme Valleroy, Madame la chanoinesse.
—Et moi, la citoyenne Jussac, répliqua-t-elle vivement, je te dispense des vieilles formules; elles n'ont plus cours.
Valleroy s'inclina comme s'il s'excusait d'obéir et répéta:
—On me nomme Valleroy, citoyenne. Je suis l'intendant du comte de Malincourt, mestre de camp des armées royales, actuellement enfermé dans la prison des Carmes, à Paris, avec Mme la comtesse. Ce jeune homme est leur fils cadet, le chevalier de Malincourt; l'aîné est en émigration.
—Et cette fillette? demanda la chanoinesse en désignant Nina.
—Nina d'Aubeterre, fille du capitaine d'Aubeterre, qui servait dans le
Royal allemand et qui fut tué lors des troubles de 1789.
—Mais pourquoi avez-vous quitté Bruxelles, et où allez-vous?
—Nous allons à Paris.
—À Paris! Avec ces chérubins! Miséricorde! s'écria la chanoinesse en agitant sa canne. À Paris! Es-tu fou, brave homme? Ne sais-tu pas qu'on s'y tue avec fureur et que…
Elle fut soudain interrompue. C'était Bernard. Il avait fait un pas vers elle et dit avec exaltation:
—N'essayez pas de nous détourner de notre chemin, Madame. Plus on nous démontrera que Paris est dangereux et plus sera impérieux le devoir qui nous y appelle.
—Le devoir! Quel devoir?
—Je veux me rapprocher de mes parents, essayer de les arracher à leur cachot.
—C'est donc là ce but secret dont me parle mon frère?
—Nous en poursuivons encore un autre, reprit Bernard. Mais, sur celui-là, nous devons garder le silence. Seulement, soyez convaincue, Madame, qu'aucun obstacle, si grand qu'il fût, ne le serait assez pour nous empêcher d'aller à Paris.
Le regard de la chanoinesse arrêté sur Bernard exprima tour à tour l'admiration, la sollicitude, la pitié, et d'une voix grave et attendrie elle répondit:
—Vous vous êtes mépris, mon enfant. Je n'entendais pas vous détourner de vos projets que j'ignorais. J'ai seulement cédé à mon coeur en vous signalant les dangers que vous allez courir. Votre entreprise est digne d'un bon fils, d'un gentilhomme. Mais vous êtes bien jeune pour les efforts qu'elle exigera.
—Voici l'ami qui doit me seconder, dit Bernard en posant sa main sur le bras de Valleroy. À deux, nous réussirons.
—Je prierai Dieu pour vous, ajouta la chanoinesse.
Elle avait attiré Nina sur ses genoux et la caressait tout en parlant.
Puis elle dit:
—Mais cette petite mignonne, qu'allez-vous en faire une fois à Paris?
—J'espère trouver quelqu'un à qui la confier, répondit Valleroy, sinon elle partagera notre sort, car il ne m'est pas permis de l'abandonner.
À l'appui de sa déclaration, il racontait maintenant à la chanoinesse de Jussac l'histoire de Nina depuis le jour où il l'avait rencontrée et les circonstances par suite desquelles elle se trouvait sous sa protection. En écoutant son récit, la chanoinesse éprouvait une émotion poignante. Au fur et à mesure que se déroulait le tableau des malheurs de l'enfant, elle la serrait plus étroitement entre ses bras, et Nina, qui s'y trouvait comme dans un nid chaud et moelleux, se laissait bercer par les caresses silencieuses qu'on lui prodiguait.
—Au lieu de l'emmener à Paris, dit tout à coup la chanoinesse, laissez-la moi. Je suis seule ici, isolée, triste, et, sous la fermeté dont je fais montre, souvent épouvantée par la perspective des catastrophes que je prévois. La chère petite sera ma joie, ma consolation, le charme de ma vie. Elle est orpheline. Plus tard, après les mauvais jours, mon frère et moi nous l'adopterons.
—Me séparer encore de Nina! soupira Bernard.
—Mais vous pourrez la voir, la voir souvent. Compiègne n'est pas loin de Paris… Vingt lieues à peine… une petite nuit en poste…
—Et puis, ce serait d'un affreux égoïsme de priver Nina de la maternelle protection qui s'offre à elle, observa Valleroy.
—Elle aurait eu celle de ma mère, objecta Bernard.
—Eh bien, laissez-la moi provisoirement, jusqu'au jour où la comtesse de Malincourt délivrée pourra se charger d'elle. Voulez-vous, Monsieur le chevalier?
—Oui, cela, je le veux bien, Madame, car je sais, qu'elle sera heureuse près de vous, et pourvu que je la retrouve…
À ce moment, on vint annoncer à la chanoinesse que son souper était servi.
—Vous vous mettrez à table avec moi, dit-elle à Valleroy et à Bernard.
—Gardez les enfants, Madame, répondit Valleroy. Pour moi, permettez que je rejoigne mes compagnons de voyage. Ils ont été compatissants tout le long du chemin. Je ne veux pas avoir l'air de les abandonner.
—Soit, allez souper en leur compagnie. Tout à l'heure, j'irai vous retrouver au milieu d'eux. Ils pourront ainsi dire à mon frère qu'ils m'ont vue. D'ailleurs, je veux les prier de repasser par ici à leur retour de Paris et leur confier ma réponse au colonel. Pensez-vous que je puisse le faire en toute sûreté?
—En toute sûreté, Madame. Le sergent Rigobert qui les commande est dévoué corps et âme à votre frère, et si ce dernier m'a remis à moi et non au sergent la lettre qui vous était destinée, ce n'est point par défaut de confiance en lui, mais uniquement parce qu'il voulait assurer ainsi à mon jeune maître un meilleur accueil de votre part.
Valleroy prit congé de la chanoinesse et des enfants et se hâta de descendre dans la salle où se trouvaient réunis les grenadiers. Déjà, grâce aux ordres de la châtelaine, le couvert était mis. Rigobert et ses hommes, déshabitués depuis longtemps de tout confortable et des fins repas, se préparaient à faire honneur à celui qu'on venait de leur servir.
—La maison de mon colonel est une maison très hospitalière, observa sentencieusement Rigobert en montrant la table tout attrayante avec son luxe de linge et d'argenterie, qui flamboyait sous les bougies allumées. Les enfants ne soupent-ils pas avec nous?
—La citoyenne s'est intéressée à eux et a voulu les retenir, répondit Valleroy. Elle nous offre même de garder la petite pendant que nous irons à Paris.
—Elle est donc aussi bonne que son frère? Ah! si tous les aristocrates ressemblaient à ces deux-là, le peuple n'aurait pas eu besoin de démolir la Bastille ni de couper le cou à Capet.
Sur cette belle réflexion, on prit place autour du couvert. Il suffit du premier verre de vin avalé par-dessus une grande assiettée de soupe au lard pour ranger les cinq grenadiers à l'avis de leur sergent. Au rôti, ils confessaient que l'ancien régime avait du bon. Mais c'est surtout au dessert que fut ébranlé leur civisme. La châtelaine étant venue les visiter et boire avec eux à la santé du colonel Jussac, leur enthousiasme n'eut plus de bornes. Pour un rien, ils se fussent déclarés prêts à rétablir la monarchie.
CHAPITRE XI
LA PREMIÈRE CHARRETTE
Il y avait sept mois que la royauté était abolie et la république proclamée, deux mois que Louis XVI était monté sur l'échafaud, trois jours que le Comité de Salut public avait inauguré ses pouvoirs, et vingt-quatre heures que fonctionnait le tribunal révolutionnaire institué par la Convention pour juger les émigrés et les suspects. Paris, devenu, depuis 1789, un foyer d'agitations incessantes, de soulèvements populaires, d'émeutes sanglantes, de meurtres atroces, prenait la lugubre physionomie qu'il devait conserver jusqu'au 9 thermidor. Les lois édictées contre les émigrés et leurs complices ayant reçu un commencement d'exécution, les prisons se remplissaient. À peine installé, le Comité de Salut public y envoyait de nouvelles victimes.
À la Conciergerie, au Luxembourg, aux Carmes, à Sainte-Pélagie, à Saint-Lazare, à la Force, partout ailleurs, concierges, greffiers, guichetiers, étaient sur les dents, et les listes des registres d'écrou s'allongeaient indéfiniment. Ce n'étaient pas seulement des noms d'aristocrates qui figuraient sur ces listes, pourvoyeuses de la guillotine, mais aussi des noms de citoyens humbles et obscurs, qui avaient eu le malheur d'encourir la haine de quelqu'un des despotes subalternes chargés d'exécuter les ordres du gouvernement, agents de bas étage, plus féroces que les chefs auxquels ils obéissaient. Chaque jour et chaque nuit, les visites domiciliaires se multipliaient. Il n'était pas de famille, quelque ignorée qu'elle fût, qui n'eût à les redouter. La dénonciation d'un voisin ou d'un débiteur y suffisait.
Tout devenait crime en ces temps calamiteux. Dans le nom qu'on portait, dans les relations qu'on entretenait, dans les propos qu'on se permettait, dans les objets qu'on possédait, l'infâme ingéniosité des jacobins et des sans-culottes trouvait les éléments d'une accusation capitale. Crime, la carrière qu'on avait suivie autrefois; crime, le cri de colère que poussait à vos lèvres le spectacle de quelque injustice ou le soupir de pitié que vous arrachait l'infortune d'autrui; crime, quelques provisions mises en réserve en vue des mauvais jours; crime, un vieux parchemin conservé dans les archives familiales. On était dénoncé pour rien, pour moins que rien, et traité au gré du caprice de ceux dont, sans le savoir et sans le vouloir, on avait attiré l'attention, excité la cupidité. Arrêté par un officier municipal qu'escortaient des gardes nationaux, il fallait assister sans se plaindre au pillage légal de sa maison, décoré du nom de perquisition. On était conduit ensuite à la municipalité de son district, car Paris était divisé maintenant en quarante-huit districts ou sections dont chacune formait pour les citoyens qui en dépendaient un gouvernement plus redoutable encore que le gouvernement central. Après une longue attente dans la boue, sous la pluie ou sous le soleil, parmi d'autres infortunés, on comparaissait à son tour devant le Comité révolutionnaire de la section, auquel s'adjoignaient les plus fameux jacobins du quartier, ou même, quelquefois, un conventionnel. On subissait un premier interrogatoire à la suite duquel on était incarcéré dans l'une des prisons de Paris. C'est ainsi qu'elles s'étaient remplies peu à peu, tandis que la Convention avisait aux moyens de les vider et confiait ce soin au tribunal révolutionnaire présidé par le citoyen Dumas, à l'accusateur public Fouquier-Tinville et au bourreau Samson.
L'aspect général de Paris se ressentait de tant de mesures arbitraires et vexatoires. Elles déchaînaient la terreur. Dans les quartiers luxueux et riches, la plupart des maisons étaient abandonnées. Dans le faubourg Saint-Germain, dans la chaussée d'Antin qu'on appelait alors rue du Mont-Blanc, dans le faubourg du Roule, la plupart des hôtels de l'aristocratie avaient été confisqués et vendus. Payés à vil prix et en assignats, le papier-monnaie ayant remplacé l'or et l'argent, ils étaient devenus la proie de brocanteurs qui attendaient une occasion propice pour s'en défaire, ou les dépeçaient, débitant en détail les persiennes et les portes, les rampes et les balcons en fer forgé, les boiseries sculptées dont les murs étaient revêtus, les peintures des plafonds, les marbres des escaliers. Quand ces bandes dévastatrices avaient passé par là, quand il ne restait que les quatre murs, avec leurs fenêtres béantes n'encadrant plus que le vide, survenait un entrepreneur qui réparait les dégâts, et l'aristocratique demeure, tant bien que mal rafistolée, se transformait en une vulgaire auberge ou en un dépôt de marchandises.
Les couvents, si nombreux à Paris, n'avaient pas été davantage épargnés. Mais comme il était plus difficile de leur donner une affectation nouvelle, ils restaient pour la plupart dans un état complet d'abandon et de délabrement, ouverts à tout venant et surtout à des bandes d'enfants qui allaient jouer dans les cloîtres déserts. Quant aux églises, après en avoir supprimé les croix, remplacées maintenant par des piques surmontées d'un bonnet rouge, on en avait respecté les murailles extérieures. Mais à l'intérieur elles étaient dépouillées. Tableaux, statues, ornements, vases sacrés, ce qui naguère en formait la richesse, le Trésor national avait fait tout vendre à son profit, ne laissant dans le temple que ce qui était strictement nécessaire au culte qu'exerçaient des prêtres assermentés dont la présence éloignait plus de fidèles qu'elle n'en attirait. Encore quelque temps, et ces nobles monuments allaient servir de théâtre aux orgies des fêtes de la Raison.
Sur les boulevards, dans les rues réputées jadis comme les plus aristocratiques, il ne restait rien de ce qui en avait fait l'éclat. Toute vie élégante était morte; mort aussi le commerce, mortes surtout les industries de luxe. Elle ne se révélait plus que par la vente aux encans d'objets dérobés ou saisis dans les maisons des aristocrates. Seuls les cafés et les restaurants, les théâtres, les lieux publics et le Palais-Royal notamment, conservaient encore quelque animation. Mais, rares et isolés, ces points lumineux semblaient perdus dans l'immensité de la capitale, livrée le jour à une populace déguenillée, bruyante, et menaçante, et s'enveloppant le soir d'une tristesse silencieuse et morne, troublée seulement par les rumeurs fiévreuses des clubs.
Telle qu'elle vient d'être décrite, la capitale n'attirait plus d'étrangers. Il était si difficile d'en sortir par suite des surveillances qu'exerçait la police révolutionnaire, que le nombre des départs, comme celui des arrivées, décroissait de jour en jour. On ne pouvait fuir Paris, mais on n'y venait pas. Les barrières ne s'ouvraient plus qu'à des charrettes de maraîchers ou de meuniers, destinées à empêcher la population de mourir de faim, ou à des détachements de troupes revenant des frontières, ou enfin à des convois de prisonniers envoyés par les provinces sous la conduite des gendarmes. Si, dans ce défilé, se montrait une chaise de poste, on pouvait être sûr qu'elle ramenait à Paris quelque conventionnel dont la mission dans les départements ou aux armées avait pris fin et qui venait en rendre compte au Comité de Salut public.
C'est dans ces circonstances que, huit jours après avoir quitté Bruxelles et douze heures après avoir quitté Compiègne, le convoi que conduisaient Valleroy et Bernard et qu'accompagnaient le sergent Rigobert et ses grenadiers se présenta à la barrière Saint-Denis. Habituellement, cette halte à l'entrée de Paris était de longue durée. On opérait des perquisitions dans les voitures, on fouillait les voyageurs et leurs bagages, on vérifiait leurs passeports, et si leur mine déplaisait, on les soumettait à mille taquineries.
Mais, ce jour-là, quand Rigobert eut présenté au poste de la barrière, occupé par des gardes nationaux, le sauf-conduit qui lui avait été délivré à son départ de Belgique, et lorsqu'on sut qu'il amenait de loin des papiers d'État, à destination du Comité de Salut public, toutes les difficultés ordinaires s'évanouirent. Le fourgon de Valleroy, conduit par son propriétaire, assis dans le cabriolet, et à côté duquel se tenait Bernard, passa librement, escorté par les six grenadiers, entre une double haie de curieux, et s'engagea dans le faubourg Saint-Denis pour gagner la place de l'Hôtel-de-Ville et de là les Tuileries, où siégeait le tout-puissant et redoutable Comité.
Mais les gens qui d'abord s'écartaient pour lui livrer passage ne tardèrent pas à se rapprocher, et bientôt des groupes se trouvèrent devant lui et lui barrèrent le chemin. En d'autres circonstances, Rigobert n'eût pas hésité à croiser la baïonnette pour se dégager. Mais, outre qu'il n'ignorait pas que dans Paris le peuple était souverain, l'attitude de cette fouie ne présentait rien de malveillant ni d'hostile. Il résolut donc d'agir par la douceur.
—Que désirez-vous, mes amis? demanda-t-il. Votre intention est-elle de nous empêcher d'arriver à notre destination? Je dois vous faire remarquer que je suis chargé d'une mission importante et que je suis résolu à la remplir, et mes camarades autant que moi.
—Il n'est pas question d'y mettre obstacle, sergent, répondit un homme qui s'était placé en tête de la bande, une pique à la main et un bonnet rouge sur la tête.
—Mais, alors? fit Rigobert.
—Voilà ce que c'est, camarade, reprit l'homme. On nous dit que tu arrives de Bruxelles.
—C'est vrai. Mes compagnons et moi en sommes partis à la fin de la semaine dernière.
—Alors, tu sais que Dumouriez a été battu par les Autrichiens?
—Vous en avez déjà la nouvelle?
—Elle est arrivée voici trois jours par estafette au Comité de Salut public, qui l'a communiquée à la Convention.
—Alors, je n'ai plus rien à vous apprendre.
—Au contraire, car tu peux nous dire s'il est vrai, comme on l'affirme, que Dumouriez est en train de trahir.
À cette question, Rigobert tressaillit.
—Eh! ce n'est pas mon affaire, camarades, répondit-il avec embarras, n'osant prendre sur lui d'accuser Dumouriez et encore moins de le défendre…
—C'est l'affaire de tous les patriotes, citoyen sergent, reprit l'homme d'une voix sombre.
—Comment se fait-il que Dumouriez se soit laissé battre! ajouta un autre.
—Si tu le sais, ton devoir est de le dire, continua un troisième.
La situation se compliquait. Ne sachant quel parti prendre, Rigobert regardait Valleroy comme pour lui demander conseil. Mais Valleroy, résolu, au moment où il entrait dans Paris, à ne se laisser détourner sous aucun prétexte du but qu'il poursuivait en y venant, affectait de ne pas comprendre la question muette du sergent et paraissait très occupé à contenir son cheval qui se cabrait, effrayé par la foule. Alors Rigobert prit un grand parti.
—Ce que je pense, résultat de ce que je sais et de ce j'ai vu, je ne dois le dire qu'aux membres du Comité de Salut public. Mais je ne refuse pas de vous raconter les incidents de la bataille. Seulement, je vous ferai observer qu'il est 11 heures et que depuis le petit jour nous sommes en route et à jeun.
—Viens te réconforter, sergent, toi et tes braves compagnons, s'écria l'orateur qui avait parlé au nom du peuple. Puis tu nous raconteras la bataille et nous te laisserons ensuite poursuivre ton chemin, ou plutôt nous t'accompagnerons jusqu'à la place de l'Hôtel-de-Ville, où doit fonctionner aujourd'hui la guillotine.
Sans attendre la réponse de Rigobert, il prit le cheval par la bride et le fit entrer sous une remise qui se trouvait en cet endroit, à côté d'une boutique de marchand de vin.
Bernard se pencha sur Valleroy.
—Si ces gens-là nous retiennent longtemps ici, j'en deviendrai fou, murmura-t-il d'un accent désespéré. J'ai hâte d'arriver à la prison des Carmes, de voir mes parents ou d'avoir de leurs nouvelles.
—Mon impatience est égale à la tienne, mon enfant, répondit Valleroy; mais gardons-nous de nous trahir. Descendons d'abord en feignant la résignation. Je vais aviser aux moyens de nous délivrer.
Ils mirent pied à terre au milieu de la cohue qui s'agitait aux abords de la remise. À ce moment, la foule poussait vers le cabaret Rigobert qui se débattait, ne voulant pas s'éloigner du fourgon sans y laisser un factionnaire.
—Que redoutes-tu, lui criait l'orateur de la bande, que redoutes-tu, puisque ta voiture reste sous la garde du peuple?
Rigobert n'était pas insensible aux attraits d'un verre de vin. Mais, soldat avant tout, il s'en tenait aux devoirs de son état et à la discipline. Il comprit que, s'il ne faisait pas acte d'autorité, quelque incident grave allait se produire. D'un violent coup de coude, il se dégagea de ceux qui l'environnaient, et d'un ton de commandement:
—En voilà assez, déclara-t-il; je ne connais que ma consigne. J'accepte volontiers de boire avec vous, mais à la condition que personne ne restera sous la remise et qu'on en fermera les portes.
Son accent et son attitude en imposèrent à la bande, et cette fois il fut obéi. Les portes de la remise closes, il y mit un de ses grenadiers en faction, et alors seulement il consentit à entrer dans le cabaret. Comme il allait en franchir le seuil, Valleroy s'approcha et lui dit à voix basse:
—L'enfant et moi avons autre chose à faire qu'à t'attendre, sergent. Je te confie l'équipage, pour lequel tu trouveras bien un conducteur parmi ces braillards. Je compte sur toi pour le faire ramener ici, quand les caisses qu'il contient seront déchargées. Je reviendrai demain pour le chercher. Tu me feras connaître par l'homme que tu en auras constitué le gardien où je peux te revoir.
—Compris, répondit simplement Rigobert.
Il se laissa entraîner chez le marchand de vin, où le suivit la foule, tandis que Bernard et Valleroy, profitant de ce que personne ne s'occupait d'eux, s'éloignaient à grands pas dans la direction de l'hôtel de ville. À d'autres époques et à plusieurs reprises, Valleroy était venu à Paris, appelé par son maître. Il connaissait donc suffisamment la ville pour s'orienter.
—Avant tout, dit-il à Bernard, nous allons nous rendre à l'hôtel de Malincourt. Il est probable que le suisse Kelner pourra nous renseigner sur le sort de M. le comte et de Mme la comtesse et nous fournir les moyens d'arriver jusqu'à eux.
Mais Bernard semblait soucieux et garda le silence.
—As-tu entendu ce que disait à Rigobert l'homme de tout à l'heure? demanda-t-il tout à coup.
—Que disait-il?
—Il disait que la guillotine allait fonctionner aujourd'hui sur la place de l'Hôtel-de-Ville. Cette place ne se trouve-t-elle pas sur notre chemin?
—Il nous sera facile de l'éviter, répliqua Valleroy, essayant de se montrer plus rassuré qu'il ne l'était.
Ils passaient en ce moment sous la porte Saint-Denis. Ils traversèrent le boulevard et entrèrent dans l'étroite et longue rue qui va de cet endroit vers la Seine. Mais à peine y eurent-ils fait quelques pas, qu'ils s'aperçurent qu'un grand nombre de gens suivaient la direction qu'ils suivaient eux-mêmes. Ces gens étaient animés et bruyants. Il y avait parmi eux des gardes nationaux, des hommes vêtus de la carmagnole, coiffés du bonnet rouge, quelques-uns portant des piques, d'autres en haillons, à face patibulaire, et des mégères qui traînaient derrière elles des enfants et hurlaient d'une voix avinée des refrains patriotiques, la Marseillaise, le Ça ira, ou menaçaient les passants, en proférant le terrible cri: «À la lanterne, les aristocrates!» Les flots de cette plèbe grouillante se grossissaient de tout ce qu'elle ramassait au coin de chaque rue, comme un fleuve qui se grossit sur son parcours des rivières qui lui portent leurs eaux. Bientôt, la rue fut trop étroite pour la foule, et on n'avança plus qu'avec lenteur. En cet instant, dans la poussée tumultueuse qui l'emportait ainsi que Bernard, Valleroy se trouva auprès d'un homme âgé, dont la figure lui inspira confiance. Il le questionna:
—Citoyen, quoique tu ne me connaisses pas, veux-tu me permettre de te demander en quel endroit se rend tout ce peuple?
À cette question, l'individu à qui elle s'adressait leva les yeux, dévisagea son interlocuteur et répondit non sans ironie:
—Ce peuple va voir couper le cou à quatre aristocrates, que le nouveau tribunal révolutionnaire, pour ses débuts, a condamnés hier à mort. Depuis l'exécution de Capet, c'est la première fois que se dresse l'échafaud.
—Quatre! s'écria Valleroy, sans dissimuler la commisération qui s'emparait de son coeur. De quel crime se sont-ils rendus coupables, les malheureux?
Au lieu de lui répondre l'inconnu saisit sa main, et comme, s'il eût compris à qui il avait affaire, il dit à voix basse, avec douceur et courtoisie:
—Gardez-vous de tout mouvement généreux, Monsieur, si vous ne voulez suivre à la mort ceux que vous plaignez. Ces quatre infortunés n'en ont peut-être pas fait autant dans le passé que vous dans la seconde durant laquelle vous avez parlé, et si d'autres que moi vous avaient entendu…
—Mais, encore une fois qui sont-ils? murmura Valleroy. Pourquoi va-t-on les guillotiner!
—L'un se nomme Guyot-Dumollans. Il avait émigré; il a cru pouvoir rentrer. Cette imprudence va lui coûter la vie. L'autre est un soldat appelé Luthier. Il s'est fait condamner pour avoir osé prétendre que Louis XVI était un bon prince. Quant aux deux autres, un homme et une femme, il paraît…
L'individu ne put achever. Une poussée de foule, plus violente que les autres, le sépara de Valleroy, et lorsque ce dernier le chercha des yeux autour de lui, il lui fut impossible de le retrouver.
Alors, son regard s'abaissa vers Bernard, qui, suspendu à son bras, réglait son pas sur le sien, et il s'aperçut que le visage de l'enfant, couvert d'une pâleur livide, exprimait l'horreur.
—Qu'as-tu donc, petit? lui demanda-t-il.
—Je songe à ces pauvres gens qui vont mourir, murmura Bernard et je hais les monstres qui vont les voir mourir.
Valleroy ne releva pas cette phrase imprudente. Mais une pression de son bras sur celui de Bernard fit comprendre à ce dernier qu'il fallait s'abstenir, à cette heure et en ce lieu, de toute marque de compassion. Du reste, la conversation devenait maintenant impossible, tant la foule se faisait épaisse et houleuse. Entre ses chocs tumultueux, Valleroy se sentait ballotté comme une épave. Ce n'était pas trop de toute sa vigueur pour protéger Bernard. Il le tenait devant lui et s'efforçait en vain de faire le vide autour d'eux.
—Nous avons bien choisi notre jour pour arriver à Paris! pensait-il avec amertume.
Il semblait en effet que toute la population fût dehors par cette radieuse journée de printemps. Sous le ciel bleu, vibrant de soleil, aussi loin que s'étendait la vue, ont ne voyait que têtes remuantes, pressées entre les hautes maisons, aux croisées desquelles on en apercevait d'autres suspendues par grappes. Il y en avait même sur les toits, et l'immense clameur qui, du haut en bas des édifices, montait, étage par étage, jusqu'à leur sommet, y trouvait des échos qui la renvoyaient à la rue.
Tout à coup, par-dessus ces vagues humaines que, par intervalles, il parvenait à dominer, Valleroy vit l'espace s'élargir et la lumière du ciel devenir plus éclatante. On venait de sortir du long boyau de la rue Saint-Denis et on touchait à la place de l'Hôtel-de-Ville. Mais, tandis que la foule croyait pouvoir se répandre librement, elle se trouva subitement comprimée entre les gendarmes à cheval qui gardaient toutes les issues de la place et les larges masses de peuple, qui, faisant irruption des rues voisines, affluaient en cet endroit. Un remous effroyable se produisit. Il arracha des cris de détresse à ceux qui en étaient les victimes et un cri d'épouvante à ceux qui, des croisées où ils se tenaient, en furent les témoins.
—Grimpe sur mes épaules, Bernard, cria Valleroy.
Raidissant son buste et ses bras, il fit de ses mains un marchepied à Bernard et parvint à le mettre à califourchon sur son dos. Mais, presque aussitôt, il sentit se plier le corps frêle de l'enfant, et il l'entendit pousser un gémissement de terreur.
—Qu'est-ce encore, Bernard? lui demanda-t-il.
—Remets-moi par terre, Valleroy. Ce que je vois est horrible; je ne veux pas voir.
—Si je te remettais par terre, tu serais écrasé. Qu'as-tu vu?
—Là, là! C'est affreux, reprit Bernard éperdu, en tendant le bras devant lui.
Ce qu'il avait vu, c'était, au milieu d'un carré vide formé par les gendarmes devant la façade de l'hôtel de ville, les armatures de la guillotine, dressée sur un haut échafaudage, et, entre ces armatures, une planche inclinée sous une poutre transversale à laquelle attenait un large coutelas. Trop effrayante pour lui était cette vision. Il courba le front, et, penché à l'oreille de Valleroy, il lui retraça le spectacle qu'avait saisi son regard.
—Courage et patience, lui répondit Valleroy; nous allons sortir d'ici.
En attendant, si tu crains de voir, ferme les yeux.
Bernard obéit, tandis que Valleroy essayait de se frayer un passage à la suite d'un courant de foule qui se formait pour contourner l'hôtel de ville. Pendant une demi-heure, il dut se résigner à un piétinement sur place qu'interrompait de temps en temps, tantôt une poussée en avant, tantôt une poussée en arrière, et qui recommençait ensuite pour s'interrompre de nouveau. Par bonheur, Valleroy était grand et vigoureux, sa vigueur lui permettait, quoiqu'il portât Bernard, de résister aux poussées de la foule, et sa taille, de respirer librement. Son sang-froid ne contribua pas moins à le tirer d'affaire. Après un dernier et suprême effort, il put enfin reprendre haleine et se décharger de son précieux, mais lourd fardeau.
Il se trouvait en ce moment sur les quais de la Seine, aux abords d'un pont au delà duquel s'étendait la cité et se déroulait la masse imposante du Palais de justice et de la Conciergerie. À sa droite, il avait la place de l'Hôtel-de-Ville qu'il ne pouvait voir, et les grilles du monument contre lesquelles il s'appuyait; à sa gauche, le fleuve, le long duquel s'échelonnaient quelques privilégiés que les gendarmes avaient laissés arriver jusque-là. Comment lui-même était-il en cet endroit, dont l'accès restait interdit à la foule? C'est ce qu'il lui eût été impossible de dire. Le flot populaire l'avait porté sur ce point, et quand il s'en aperçut, ce fut pour constater que la circulation, tout à coup, venait d'y être interdite, et qu'en conséquence Bernard et lui y étaient en sûreté.
Alors il respira soulagé, et, s'asseyant au pied des grilles de l'hôtel de ville, sur les pierres dans lesquelles elles étaient plantées, il dit à Bernard:
—Force nous est d'attendre ici qu'on nous permette de poursuivre notre chemin. Profitons-en pour nous reposer.
Mais l'enfant, au lieu de suivre ce conseil, grimpait sur les pierres, se dressait sur la pointe des pieds, afin de regarder par-dessus les groupes qui se trouvaient devant lui, derrière une rangée de gardes nationaux formant la haie. Entre ces gardes nationaux et des gendarmes à cheval immobiles en face d'eux était ménagé un large chemin, se déroulant comme un ruban blanc à travers les masses profondes de la foule, tout brillant du scintillement des baïonnettes au bout des fusils et des sabres tirés du fourreau: il partait de la place de l'Hôtel-de-Ville, longeait le quai jusqu'au pont de la Cité, traversait la Seine sur ce pont et venait s'arrêter aux portes de la Conciergerie. Il mettait ainsi en communication la prison et l'échafaud, et c'est par là qu'allaient passer les condamnés.
—Ces pauvres gens vont défiler devant nous, remarqua Bernard, qu'obsédait maintenant un impérieux besoin de regarder en face ce qui tout à l'heure lui faisait peur.
—Tu ne les verras que si tu veux les voir, répondit Valleroy, et peut-être vaut-il mieux que tu renonces à ce douloureux spectacle.
Bernard allait obéir et s'asseoir à côté de Valleroy, quand monta de la foule une clameur plus forte que les autres, qui, d'abord faible, grossit rapidement, s'éleva dans l'air et couvrit la rumeur confuse de ce peuple accouru pour voir mourir des innocents. Toutes les têtes se tournaient du même côté, du côté de la Conciergerie, et de toutes parts retentissait le même cri:
—Les voilà! Les voilà!
Bernard ne fut pas maître de sa curiosité. C'était une attraction dominatrice à laquelle il fallait obéir. Valleroy lui-même la subit. Il se levât et, debout sur les pierres, il regarda. À l'extrémité du chemin formé par la double haie de soldats, une charrette venait de sortir de la Conciergerie. Valleroy vit les gens qu'elle transportait, bien qu'il ne pût distinguer leurs traits. Il les compta; ils étaient cinq, quatre assis, un debout. La charrette tourna sur le quai. Elle fut enveloppée aussitôt par une escorte de cavaliers, et ce ne fut pendant un moment, dans la poussière et sous le soleil, qu'une masse confuse d'uniformes, sillonnée de miroitements sur les armes étincelantes.
—Viens, Bernard, supplia Valleroy en quittant sa place.
—Laisse-moi, je veux voir, répondit l'enfant d'un accent impérieux où se trahissait la fièvre.
Il était parvenu à se hisser à la cime des grilles et se tenait là, à peine assis, accroché aux pointes qu'il serrait de ses mains crispées, blême, l'oeil brillant d'émotion et de colère. Valleroy ne tenta pas de vaincre sa résistance ni de l'arracher à sa contemplation. Mais il se rapprocha de lui, et, grimpé de nouveau sur les pierres, il le soutint de ses mains robustes. Le lugubre cortège se rapprochait. Encore quelques minutes et il allait passer près d'eux.
Autour de la charrette qu'entouraient de près les gendarmes, sautait et gambadait une bande d'êtres hideux, des hommes en bras de chemise, aux culottes fripées sur leurs jambes nues, coiffés d'un bonnet rouge, et des femmes aux vêtements sordides, les cheveux sur les épaules. Au passage, ils haranguaient la foule en lui montrant les condamnés qu'ils apostrophaient, le rire aux yeux, l'injure aux lèvres, avec des gestes immondes. Ceux-ci ne leur répondaient pas, ne les regardaient même pas. Deux d'entre eux, un homme et une femme, étaient placés sur le devant de la charrette, les cheveux coupés ras, vêtus tous deux comme des gens de haute condition, les mains liées derrière le dos. Sur une seconde banquette, se trouvaient leurs compagnons d'infortune, et, au milieu d'eux, le bourreau, qui tenait dans la main gauche l'extrémité de leurs liens. Traînée par un seul cheval, la charrette avançait lentement, mais elle avançait. De la place où ils se trouvaient, Bernard et Valleroy commençaient à distinguer les visages des condamnés, entre les rangs des gendarmes, et le regard de l'enfant était invinciblement attiré vers eux. Soudain, Valleroy, qui le tenait dans ses bras, le sentit se raidir; une main frémissante se posa sur sa tête en même temps qu'un cri d'épouvante et de terreur déchirait l'air et jetait dans les clameurs de la foule ces deux mots, qui la dominèrent la durée d'une seconde:
—Papa! Maman!
Valleroy chancela sous le choc du corps de Bernard convulsé, et son sang se glaça. S'il ne s'était arc-bouté contre les grilles, il serait tombé, car, en même temps que Bernard se renversait sur lui, il venait de reconnaître dans les deux condamnés assis sur le devant de la charrette le comte et la comtesse de Malincourt.
—Viens! viens! murmura-t-il on essayant d'enlever Bernard.
Mais celui-ci se cramponnait aux grilles en criant:
—Non! non! Je veux leur parler, les embrasser. Au secours!
Délivrez-les! Ce sont mes parents!
À ces cris, des gens se retournaient.
—Emportez cet enfant! crièrent quelques voix.
Mais ce fut tout. Le spectacle de cette charrette traînant des innocents à la mort était plus pathétique sans doute que celui d'une douleur d'enfant. Ceux qu'avait importunés cette douleur l'oublièrent presque aussitôt pour s'absorber dans la vision sinistre qui maintenant prenait corps. Le cortège passait au milieu d'un silence que troublaient seuls les hurlements des sans-culottes et des tricoteuses, attachés à ce char mortuaire comme une bande de démons.
Bernard, le coeur étreint par la violence de son désespoir, la gorge obstruée par des sanglots qui n'en pouvaient sortir, était impuissant à proférer un son. Ses lèvres remuaient et demeuraient silencieuses. Il croyait crier et on ne l'entendait pas. Il n'avait plus de force que pour résister à Valleroy, qui voulait l'emporter et ne pouvait y parvenir, en dépit de la force qu'il déployait.
Enfin, l'enfant triompha. Il recouvra la liberté de ses bras et de ses jambes que Valleroy avait essayé en vain de comprimer. Sa fine silhouette se dressa au sommet des grilles, et, retrouvant la parole, il adressa à ses parents un suprême appel. Alors on vit la comtesse de Malincourt relever son front courbé; ses yeux suivirent la direction d'où venait le cri qui l'avait arrachée à ses pensées. Son visage, dans un sourire où déjà passait la mort, exprima la stupéfaction, la douleur et la joie. D'un bond de tout son corps, elle se pencha vers son mari, et lui parla fiévreusement. Le regard du comte suivit le sien. À leurs joues qu'avait blêmies l'approche du trépas, monta un flot de sang qui les colora. Et sur leur visage effaré se traduisit le martyre indicible de leur âme, quand, au moment où la charrette allait tourner sur la place, ils aperçurent leur fils adoré, leur cher Bernard, qui, dans une convulsion, leur envoyait de la main un baiser.
Puis, brusquement, avant qu'ils eussent pu comprendre si cette image fugitive était un rêve ou la réalité, elle s'évanouit. Ils ne virent plus rien que les armatures de la guillotine, qui se détachaient sur les vieilles murailles de l'Hôtel-de-Ville, et la foule immense qui, de toutes les extrémités de Paris, était accourue pour assister à leur supplice. Quant à Bernard, en les voyant disparaître, accablé par l'immensité du coup qui le frappait, il perdit toute volonté et toute énergie. Ses doigts se détendirent, lâchèrent les grilles auxquelles il se retenait, et, poussant un gémissement, il roula inanimé dans les bras de Valleroy. Ce dernier ne songeait plus qu'à s'enfuir. Par bonheur, la foule, en se ruant derrière les condamnés, avait laissé un passage libre jusqu'au pont de la Cité. Ce pont lui-même par où venait de défiler le cortège était encore presque vide. Valleroy s'y engagea, traversa la Cité devant le Palais de justice et put atteindre ainsi la rive gauche de la Seine, portant toujours, serré contre sa poitrine, Bernard évanoui. Là, il aperçut des fiacres qui stationnaient. Il en héla un, y déposa avec sollicitude l'enfant dont il était désormais l'unique protecteur et y monta lui-même en donnant l'ordre au cocher de les conduire dans la rue de l'Université, où était situé l'hôtel de Malincourt.
CHAPITRE XII
L'HÔTEL DE MALINCOURT
L'hôtel de Malincourt était une des plus pompeuses résidences de la rue de l'Université. Construit sous Louis XV, il s'élevait entre une cour d'honneur d'aspect monumental et un jardin qui s'étendait jusqu'aux murs d'une abbaye de Bénédictins, morcelée et vendue en partie en 1791, en exécution des décrets de l'Assemblée nationale par lesquels les biens du clergé avaient été déclarés propriété de l'État. À sa droite et à sa gauche, s'élevaient d'autres hôtels «t s'étendaient d'autres jardins, de telle sorte que, quoique situé en plein Paris, il donnait, avec sa ceinture d'arbres séculaires, ses vieilles charmilles et ses larges pelouses, l'impression d'un château planté au milieu d'un parc solitaire.
Cette physionomie de solitude s'était encore accentuée depuis que la vente de plusieurs parcelles des terrains du couvent et des constructions voisines, dont les propriétaires figuraient sur la liste des émigrés, avait détruit l'opulence et éteint l'éclat de ce quartier où vivaient jadis en bons rapports moines et noblesse. De cet éclat, de cette opulence, plus rien ne restait, pas même les armoiries sculptées dans la pierre, qui naguère s'étalaient au-dessus des hautes portes et qu'avaient effacées à coups de pic et de marteau les émeutes populaires, comme elles avaient détruit à l'entrée de la plupart des églises les statues de saints et les croix qui les décoraient. Sur le pavé de ces rues aristocratiques, les carrosses aux portières blasonnées ne roulaient plus. En beaucoup d'endroits, des vitres brisées, des trous dans la muraille, des traces d'incendie, des débris de marbres, des portes enfoncées attestaient que les mains dévastatrices de la racaille de Paris avaient, là comme ailleurs, tenté de détruire.
Cependant, sauf ses armoiries enlevées, l'hôtel de Malincourt ne portait aucune trace apparente de ces profanations. On ne l'avait encore ni confisqué ni vendu, son propriétaire n'étant pas considéré comme émigré, et il était resté sous la garde du suisse Kelner, honnête homme, depuis longtemps au service du comte de Malincourt. À l'entrée de la cour d'honneur, se trouvait un étroit pavillon avec un premier étage en mansardes. C'est là que vivaient Kelner et sa femme Rose, filleule de la comtesse, dotée par elle quand elle s'était mariée.
Le jour et à l'heure où, sur la place de l'Hôtel-de-Ville, la population de Paris assistait à l'exécution des malheureux contre lesquels le tribunal révolutionnaire avait rendu ses premiers arrêts de mort, Rose se trouvait seule au rez-de-chaussée de son habitation. Sûre de n'être pas vue, elle s'était agenouillée dans un coin et priait en pleurant. C'était une jeune femme, petite et mince, à la figure maladive, aux traits étiolés, dont le regard exprimait les angoisses affreuses qu'elle subissait depuis les débuts de la Révolution par suite des événements tragiques dont elle avait été témoin.
Vivement, la porte s'ouvrit sous la poussée d'une main robuste. Un homme gros et court entra, jeta son chapeau sur une table et alla tomber dans un fauteuil qui figurait parmi le modeste mobilier de la pièce. L'épouvante dans le regard, une pâleur livide sur la face, il était haletant, et la sueur qui perlait sous ses cheveux grisonnants descendait le long de ses joues grasses, où elle traçait un sillon humide.
Rose, en l'apercevant, s'était levée. Elle alla vers lui.
—Est-ce fini, Kelner? demanda-t-elle, le visage convulsé par la peur.
—Oui, ce doit être fini maintenant, répondit-il.
—Tu les as vus?
—Au moment où ils sortaient de la Conciergerie, la durée d'un éclair. Les gendarmes empêchaient d'approcher. J'ai voulu les suivre jusqu'au bout, mais le coeur m'a manqué. Et puis, il aurait fallu se mêler aux scélérats qui dansaient autour de la charrette, et j'ai craint de me trahir. Plutôt que de faire comme eux, j'en aurais étranglé un.
—Nos pauvres maîtres! soupira Rose dans un sanglot.
Et croisant les mains, les yeux au ciel, elle pria:
—Mon Dieu, ayez pitié de leur âme!
Kelner fit un geste de dénégation.
—Inutile de prier pour eux, Rose; c'est eux qu'il faut prier, à qui il faut demander de veiller sur nous, car, pour sûr, le ciel les attendait. Ils sont morts comme des martyrs, comme des saints.
—Crois-tu qu'ils t'aient vu?
—Je l'espère et il me semble bien que M. le comte m'a reconnu, car il a souri et a parlé à Mme la comtesse, qui a paru chercher dans la foule. Comme ils étaient beaux tous deux! Le regard si fier, l'attitude si dédaigneuse, Madame surtout… Ah! malheur sur les bourreaux qui ont mis à mort des innocents…
Il s'arrêta, écrasé sous sa douleur, et sa femme resta debout devant lui, affaissée elle aussi, et hors d'état de le consoler.
À la porte de la rue, un coup de marteau résonna.
—Qui nous arrive? murmura Rose d'une voix étranglée.
Kelner s'était soulevé pour écouter.
—Peut-être les sectionnaires de la municipalité, fit-il. Ils viennent nous signifier la sentence de confiscation.
—Déjà, quand le corps des victimes n'est pas encore refroidi!
Kelner allait répondre. Mais il en fut empêché. À l'entrée, on frappait de nouveau, et, cette fois, c'étaient des coups précipités qui couvraient le bruit d'une voiture en train de s'éloigner. Il se décida à aller ouvrir, sans se presser cependant, redoutant quelque nouveau malheur. Il entre-bâilla la porte et allait passer la tête pour voir qui venait, quand un choc violent le jeta de côté. Un homme qui portait un enfant entre ses bras se précipitait dans l'hôtel d'un élan furieux.
—Monsieur Valleroy! s'écria Kelner. Vous ici!
—Oui, moi, répliqua Valleroy. Ne m'interroge pas. Je te dirai tout à l'heure d'où je viens et pourquoi je viens. Mais avant tout il me faut un lit pour cet enfant.
—M. le chevalier! Miséricorde!
C'était Rose qui, tout effarée, avait poussé ce cri,
—Ne l'appelez pas ainsi, Rose, reprit Valleroy. Pour vous, pour moi, pour tout le monde, c'est mon neveu Bernard, fils de ma soeur, marchand colporteur comme moi-même, et nous sommes vos cousins. Ceci dit, couchons-le vite, car il est sous le coup de la plus horrible émotion. Il a reconnu ses parents sur la charrette des condamnés.
—Ah! le pauvre agneau, où allons-nous le mettre?
—Dans la chambre de M. le comte, répondit Kelner. C'est la seule qui soit en état de le recevoir.
—Mais tu redoutais la visite des sectionnaires, Kelner. S'ils viennent…
—S'ils viennent, je leur dirai que j'ai mis mon jeune cousin malade dans les draps d'un aristocrate et ils me féliciteront de cet acte de civisme. Venez, Monsieur Valleroy.
—Si tu me donnes du monsieur, tu me feras couper le cou.
—Tu as raison, citoyen. Suis-moi.
Ils traversèrent la cour déserte et pénétrèrent dans l'hôtel abandonné. Puis, par l'escalier monumental, aux murs dépouillés de leurs tentures, ils montèrent au premier étage. Au milieu d'un large palier, s'ouvrait l'ancien appartement de M. de Malincourt composé d'un salon et d'une immense chambre dont les croisées donnaient sur le jardin. Dans cette chambre se trouvait, dressé sur une estrade et abrité sous de lourds rideaux, un lit de pied. Bernard, déshabillé par Rose en un tour de main, y fut couché. Mais il ne reprenait pas connaissance. Son immobilité, la pâleur de ses lèvres, ses mains glacées lui donnaient l'apparence d'un cadavre, et, sans les battements de son coeur qu'on entendait, en collant l'oreille contre sa poitrine, on aurait pu le croire mort.
—Maintenant, il nous faudrait un médecin, dit Valleroy.
—Est-ce prudent d'introduire un étranger ici? demanda Kelner.
—Je ne sais si c'est prudent. Mais ce que je sais, c'est que nous ne pouvons laisser mourir le fils de notre maître, faute de soins.
Kelner consulta sa femme du regard; Rose devina sa question. Et ce fut par un signe d'adhésion qu'elle lui répondit. Alors, s'adressant à Valleroy:
—Nous aurons un médecin, lui dit-il. Mais, avant de l'aller quérir, je dois te confier un secret qui ne m'appartient pas, un secret dont la découverte nous enverrait tous à l'échafaud et avec nous un proscrit.
—Un proscrit! répéta Valleroy sans comprendre;
—Il vit caché près d'ici, dans une retraite qui communique avec cette maison. C'est un moine bénédictin dont la tête a été mise à prix parce qu'il a protesté publiquement contre la mise en vente de l'abbaye dont il faisait partie. Il y est resté, dans une partie du couvent qui n'est pas encore vendue, et comme il ne pourrait en sortir sans danger, c'est nous qui le nourrissons.
—Mais, en quoi peut-il nous servir?
—Le P. David a étudié la médecine. C'est lui qui soignait les membres de sa communauté.
—Cours vite l'appeler, Kelner. Pour le rassurer, dis-lui qui je suis, qui est cet enfant. Il verra bien qu'il n'a rien à redouter de nous.
—J'y vais, répondit simplement Kelner en s'éloignant.
—Et moi, ajouta Rose, je vais chercher du vinaigre et préparer des compresses pour le cas où on en aurait besoin.
Valleroy resta seul avec Bernard. Il se pencha sur lui, et il lui sembla que la respiration reprenait sa régularité et que la chaleur revenait aux extrémités glacées tout à l'heure. Il se rassura, et, en attendant les secours que lui-même était impuissant à donner, il resta debout à la tête du lit, essayant de se remettre des émotions qu'il venait de subir.
Autour de lui, tout était paix et sérénité. À voir par les croisées les pelouses du jardin et les arbres avec leurs branches toutes vertes des premières feuilles qui venaient caresser les vitres; à entendre les cris d'oiseaux qui seuls troublaient le silence, il pouvait se faire illusion et se croire loin, bien loin de Paris, loin de cette cité maudite où les innocents tremblaient devant les juges et devant un bourreau. Alors, dans ce profond recueillement succédant aux dramatiques agitations de tout à l'heure, un épisode déjà lointain, auquel il n'avait jamais cessé de penser, mais qui n'était plus qu'un souvenir à demi effacé, reprit corps dans sa mémoire. Il se rappelait le dernier entretien qu'il avait eu avec son maître à Saint-Baslemont et les ordres de ce dernier qu'il s'était engagé à exécuter.
Ces ordres résonnaient maintenant à son oreille, clairs et précis.
—Tu iras à Paris. En y arrivant, tu te rendras à l'hôtel de Malincourt. Tu monteras dans ma chambre. À la tête du lit, se trouve un bénitier; derrière le bénitier, un bouton de cuivre dissimulé sous la tenture. Tu presseras ce bouton et tu découvriras ainsi une cachette ménagée dans le mur. Dans cette cachette, il y a un petit coffre en fer qui contient quatre mille louis. Tu me l'apporteras. Il était à Paris, à l'hôtel de Malincourt, dans la chambre, à la tête du lit… Il chercha le bénitier. Le bénitier avait disparu, enlevé par une main prudente, les objets de piété étant assimilés à des insignes séditieux. Mais un clou doré marquait sa place vide, et la tenture soulevée laissa voir le bouton de cuivre. Alors, Valleroy s'assura qu'il était seul auprès de Bernard, et, sans hésiter, poussa le bouton. Sous cette pression, un pan de la boiserie s'écarta du mur, se renversa, et, au fond d'une niche apparut le petit coffre en fer. Valleroy l'attira à lui, tourna une clé laissée sur la serrure, souleva le couvercle et vit les pièces d'or soigneusement empilées.
—Cela pourra servir, pensa-t-il.
Mais Bernard remuait. Aussitôt le couvercle retomba sur le coffre, la boiserie se referma et la tenture reprit sa place.
—Valleroy! gémit l'enfant.
—Je suis là, Bernard, mon cher Bernard.
—Où sommes-nous?
—Dans un asile sûr, où tu recevras des soins et où tu pourras guérir.
—Ai-je donc été malade?
—Très malade et tu l'es encore assez pour que j'aie cru nécessaire de mander un médecin. Il va venir.
Bernard s'était soulevé, regardait avec surprise autour de lui.
—Mais nous sommes à l'hôtel de Malincourt, s'écria-t-il… Je me reconnais dans la chambre de… Je me souviens… je me souviens… Papa, maman!… Au secours! Ils sont morts, morts, morts…
Et, renversé sur l'oreiller, il y enfonçait son visage, tandis que de nouveau une convulsion tordait ses membres.
Heureusement, Kelner et Rose revenaient, amenant avec eux le P. David. Valleroy vit entrer un vieillard septuagénaire, aux traits fins, au regard à la fois énergique et doux, cassé, maigre, ridé, et dont cependant les allures révélaient la force comme sa parole révélait une indomptable volonté. Vêtu ainsi qu'un artisan, rien en lui ne trahissait son caractère ecclésiastique, et personne n'eût deviné qu'il avait porté la robe noire des Bénédictins. En route, Kelner lui avait confié le nom et l'histoire de Bernard. Elle était émouvante, cette histoire. Mais le P. David avait vu, depuis trois ans, se dérouler tant de péripéties sanglantes; il vivait en butte à tant de redoutables périls, que, toujours prêt à mourir, il était cuirassé contre les émotions qui altèrent le sang-froid. Ce fut donc avec son entière présence d'esprit qu'il examina Bernard.
—Ce n'est qu'une crise passagère, dit-il à Valleroy. Nous en aurons promptement raison. Cet enfant a besoin de pleurer. Il faut qu'il pleure. Les larmes le soulageront. Laissez-moi seul avec lui. Je vous appellerai quand j'aurai besoin de vous.
Sa parole inspirait confiance. Personne ne songea à protester, moins encore à désobéir, et tandis que, s'asseyant au chevet de Bernard et lui prenant les mains, il commençait à prononcer des paroles consolantes, Valleroy, Rose et Kelner se retirèrent pour aller attendre dans le logement du suisse que le P. David les appelât.
Valleroy profita de ce répit pour raconter à ses amis les événements qui s'étaient accomplis depuis qu'il avait dû s'enfuir de Saint-Baslemont. Kelner, à son tour, lui révéla comment M. de Malincourt, en arrivant à Paris, l'avait averti qu'il était détenu à la prison des Carmes avec la comtesse, en lui ordonnant de le faire savoir à ses fils. Kelner avait écrit aussitôt à Coblentz. Mais sa lettre, envoyée par des voies détournées, était à peine partie que les hostilités s'engageaient sur les bords du Rhin entre Prussiens et Français, et il avait pu se convaincre qu'elle ne parviendrait pas à sa destination. Il s'était alors occupé d'adoucir le sort des prisonniers. Malheureusement, ses efforts avaient été vains. Maintes fois il avait tremblé pour eux, notamment durant les terribles journées de septembre. Puis, ce danger redoutable écarté, il se leurrait de l'espoir de conjurer les autres, lorsque tout à coup il avait appris que le comte et la comtesse étaient renvoyés devant le tribunal révolutionnaire à peine constitué. Témoin de leur procès, de leur condamnation et presque de leur mort, il n'avait rien pu pour les sauver.
—Et cependant, ajouta Kelner en finissant, quels efforts n'ai-je pas tentés pour assurer leur délivrance! Tel que tu me vois, citoyen Valleroy, je me suis fait jacobin, jacobin farouche, un habitué des clubs, un orateur populaire… J'ai hurlé avec les loups, et, puisque ce fut en pure perte, je ne m'en consolerai jamais.
—Ne regrette rien, Kelner, car il est heureux que tu sois en faveur auprès des puissants du jour. Nous allons avoir besoin d'eux.
—Pour quelle entreprise?
—Pour préserver les héritiers de nos maîtres d'une spoliation, pour empêcher qu'on les dépouille de leurs biens.
—Et comment, puisque la confiscation a été prononcée?
—En rachetant ces biens nous-mêmes et en nous en constituant les dépositaires jusqu'au jour où nous pourrons les leur restituer.
—J'y ai bien songé. Mais, pour acheter, il faut des fonds.
—J'en aurai, des fonds, moi, répondit Valleroy avec assurance. Cent mille livres en or suffiront-elles?
—Tu as cent mille livres en or?
—Je les ai et peut-être davantage.
—C'est plus qu'il n'en faut pour acheter la moitié de Paris. Avec mille francs d'or, bien employés, on peut avoir des assignats pour une somme cent fois supérieure. Nous serons donc en état de payer l'hôtel de Malincourt et le château de Saint-Baslemont.
—C'est déjà beaucoup; mais on pourrait mieux encore. Il faut voir tes amis, Kelner, et recourir à leur protection pour nous faire adjuger les biens à vil prix, quand ils seront mis en vente. Puisque tu comptes parmi les bons patriotes, ils te doivent leur appui. Tu me présenteras comme ton associé pour le commerce des biens d'émigrés. Je me ferai jacobin comme toi, et à nous deux nous défendrons l'héritage de la maison des Malincourt. Est-ce entendu?
—C'est entendu, Valleroy, répondit Kelner en lui tendant la main.
Il n'y eut pas entre eux d'autre pacte que ce pacte verbal. Mais il suffisait de leur loyale étreinte pour le sceller à jamais et le rendre plus solide que s'il eût été écrit et revêtu de leur signature. Ils causèrent encore pendant quelques instants en présence de Rose. Elle était de bon conseil et approuva leurs plans. Il fut convenu que, dès le lendemain, Kelner commencerait des démarches pour hâter la mise en vente des biens de Malincourt et se les faire adjuger. Leur entretien ne fut interrompu que lorsque le P. David vint les chercher pour les ramener auprès de Bernard. Ils trouvèrent l'enfant toujours accablé par sa douleur, mais apaisé par les réconfortantes paroles du P. David, comme par les larmes qu'il avait versées.
—Longtemps encore il sera triste, dit le vieux moine à Valleroy; longtemps encore il sera poursuivi par l'horrible vision de ses parents traînés au supplice. Pour consoler cette douleur filiale, il faudrait des secours qui ne sont pas en mon pouvoir, les tendresses du vicomte Armand, par exemple. Mais, à force de sollicitude, nous empêcherons le retour des crises violentes et ce sera le commencement de la guérison.
Tandis qu'il parlait, Bernard lui avait pris la main.
—Je vous reverrai souvent, mon Père? dit l'enfant.
—Aussi souvent que vous voudrez, mon cher petit. Dès que vous serez sur pied, vous connaîtrez la retraite où je vis caché. Je serai toujours heureux de vous y recevoir.
Jusqu'à la nuit, le P. David resta près de lui, veillant sur son sommeil qu'interrompaient parfois des gémissements, lui prodiguant ses soins avec une sollicitude paternelle. Kelner et Rose, pendant ce temps, étaient aux aguets, car, ainsi qu'ils l'avaient dit, ils redoutaient la visite des sectionnaires chargés de prendre possession, au nom de l'État, des biens des condamnés, et il importait que ces personnages n'entrassent pas dans l'hôtel avant que le P. David en fût sorti. Mais ils ne se présentèrent pas ce jour-là. Quant à Valleroy, quoique accablé par la fatigue, il était parti sous le prétexte de retrouver le sergent Rigobert et de rentrer en possession de son cheval et de sa voiture. Lorsque le soir il revint, il raconta à ses amis qu'il avait pris congé du brave soldat auquel était donné l'ordre de rejoindre sur-le-champ l'armée de Dumouriez. Il ajouta qu'ayant trouvé un acquéreur pour son équipage, il le lui avait vendu à un bon prix.
Puis, après s'être assuré que Bernard ne pouvait l'entendre, il continua:
—J'ai fait autre chose encore. J'ai procuré à la dépouille mortelle de nos malheureux maîtres une sépulture décente en un endroit connu de moi seul.
—Tu as osé aller réclamer les corps, Valleroy! s'écria Kelner. Tu n'as pas craint de te compromettre?
—J'ai acheté des influences, répliqua Valleroy. Vois-tu, Kelner, avec quelques pièces d'or habilement distribuées, on peut payer bien des consciences de patriotes, car ça ne vaut pas cher. Le comte et la comtesse reposeront en terre sainte, et plus tard leurs fils pourront aller s'agenouiller sur leur tombe.
À la nuit, le P. David laissa Bernard, en lui promettant de revenir le lendemain dès le matin. Puis, après avoir échangé avec Kelner et Valleroy quelques paroles qui échappèrent à l'enfant, il se retira. Valleroy s'étendit sur un matelas auprès du lit de son maître, et celui-ci, rassuré par sa présence, s'endormit. Lorsque, le lendemain matin, il se réveilla, un spectacle étrange frappa ses yeux. Entre les croisées de la chambre, par où entrait à flots le soleil, un autel s'élevait, et, agenouillé devant un crucifix, priait le P. David revêtu d'habits sacerdotaux.
—Qu'est-ce donc? demanda Bernard à Valleroy.
Ce fut le moine qui lui répondit.
—Mon cher enfant, dit-il, j'ai pu jusqu'à ce jour, en dépit de la persécution, célébrer chaque matin le Saint Sacrifice de la messe. Aujourd'hui, j'ai tenu à le célébrer ici pour le repos de l'âme de vos parents, et j'ai pensé qu'il vous serait doux d'implorer pour eux avec moi la miséricorde divine.
Bernard éclata en sanglots.
—Merci, mon Père, murmura-t-il.
La pieuse cérémonie commença. Il y assista, assis sur son lit, les mains jointes, et se joignit d'un coeur fervent aux oraisons du prêtre. Kelner faisait le clerc, tandis que Rose et Valleroy se tenaient à genoux. Ce fut une suprême émotion pour Bernard. Elle couronnait toutes les autres, mais elle fut salutaire et hâta sa guérison. Le même jour, il voulut se lever. Et, comme Valleroy insistait pour l'obliger à se reposer encore, il lui dit:
—Je me sens redevenu fort, Valleroy, et je dois être courageux pour te seconder dans l'entreprise que nous avons pris l'engagement d'exécuter. M. de Morfontaine nous attend pour s'occuper du salut de la famille royale.
—C'est y songer trop tôt, répondit Valleroy.
—Nous devons nous en occuper sans tarder, reprit Bernard avec énergie.
Nous nous mettrons à l'oeuvre dès demain. Plus tard, ce serait trop tard.
Devant ce langage, Valleroy céda. Bernard essaya ses forces en allant visiter le P. David dans sa retraite. Au fond du jardin de l'hôtel de Malincourt, une brèche dans la muraille donnait accès à l'ancien couvent, pour lequel, lors de la mise en vente des biens ecclésiastiques, ne s'était pas présenté d'acquéreur et où se trouvaient la chapelle et le cloître. En sa qualité de voisin et d'ardent patriote, Kelner avait été préposé, par les officiers municipaux de sa section, à la garde de ces bâtiments où, en attendant l'occasion de les vendre, personne ne venait jamais, parce qu'on les croyait inhabités. Autant dire qu'il en était le maître, ce qui lui permettait d'y donner secrètement l'hospitalité au P. David.
Le vieux moine habitait son ancienne cellule, au-dessus du cloître, ayant à sa portée, pour s'y réfugier en cas de surprise, les caveaux de l'abbaye et les jardins de l'hôtel. Ses journées s'écoulaient dans la prière et dans l'étude. Nourri par le ménage Kelner, objet de la part de Rose de soins incessants, il attendait sans impatience le terme des mauvais jours. C'est là que, dès ce moment, Bernard prit l'habitude d'aller le voir. Au cours des heures tragiques qui commençaient, il devait trouver auprès du saint religieux des conseils, des encouragements, des consolations, et, par-dessus tout, un exemple de l'intrépidité que savent opposer les grandes âmes aux plus dures épreuves.