Fils d'émigré
CHAPITRE XIII
LES CONSPIRATEURS
Quoi qu'en eût dit Bernard et de quelque énergie qu'en dépit de son malheur et malgré son jeune âge il parût animé, Valleroy n'espérait pas le voir de sitôt se dérober aux cruelles impressions qu'il venait de subir, recouvrer sa sérénité et se rattacher à la vie. Mais c'est le privilège de la jeunesse de plier sous les coups de l'adversité sans en être brisée. Elle possède des ressorts merveilleux qui lui permettent de se redresser après avoir paru à jamais accablé. C'est ainsi qu'au lendemain de l'affreux événement qui le faisait orphelin, Bernard se retrouva debout. Un inoubliable et cruel souvenir désormais pèserait sur lui. Longtemps, bien longtemps, son existence en serait assombrie. Mais ce souvenir obsédant et impitoyable ne devait affaiblir ni sa vaillance ni sa confiance. Au moment de se jeter dans une aventure où il pouvait périr, il les retrouvait en lui, accrues, développées et en quelque sorte exaspérées par la grandeur de la tâche qu'il avait entreprise. Dans l'entraînement de cette excitation intérieure, il parut transformé. Sous son enveloppe d'enfant perçait déjà la virilité de l'âge mûr.
Ce fut avec les allures d'un homme que, trois jours après son arrivée à Paris, il mit Valleroy en demeure de tenir sans délai l'engagement qu'ils avaient pris ensemble. Quelques instants après, ils arpentaient la rue du Four-Saint-Germain, à la recherche du personnage vers lequel les avait envoyés le marquis de Guilleragues, et qui devait leur révéler la retraite du comte de Morfontaine. Alors, comme il y a peu de temps encore, la rue du Four était une rue tortueuse où se pressaient, dans une indicible confusion, boutiques et enseignes. Bernard et Valleroy y marchèrent pendant quelques instants sans trouver ce qu'ils cherchaient.
—C'est ici, dit soudain Bernard, en désignant une large plaque de tôle peinte en vert, couverte de hautes lettres noires et qui se balançait au vent à l'extrémité d'une longue tige de fer, plantée dans le mur, en bras de potence.
—Grignan, marchand de meubles vieux et neufs, lut Valleroy; oui, nous voilà rendus, ajouta-t-il.
Une boutique étroite et profonde s'ouvrait devant eux, comme une galerie, laissant voir à droite et à gauche, rangés le long du mur et empilés jusqu'au plafond, des meubles de toutes sortes et de toutes formes, de tous les pays et de toutes les époques, amassés là, peu à peu, dans l'attente des clients. Les meubles neufs étaient de fabrication courante et de qualité commune. On les devinait destinés aux gens d'humble condition auxquels le luxe est interdit. Les vieux, au contraire, se faisaient remarquer par leur élégance, leur caractère artistique dont les moulures dorées et les cuivres ciselés rehaussaient la valeur. Il suffisait de voir la place qu'ils occupaient dans l'étalage pour comprendre que ces débris de l'opulence aristocratique détruite par la Terreur, ramassés un peu partout, au hasard des ventes, dans les hôtels confisqués, étaient la véritable raison d'être du commerce de Grignan, tandis que les meubles neufs n'en étaient que le prétexte.
La douceur de la température permettant de laisser la porte ouverte, le regard embrassait du dehors la boutique jusqu'au fond, arrêté, au passage par les commodes au ventre rebondi, les pieds tournés des tables, les fins contours des consoles, les étoffes claires des fauteuils aux formes élégantes, toute une richesse d'ameublement que les ineptes décrets de la Révolution n'avaient pu proscrire qu'en décapitant la plus belle et la plus lucrative des industries parisiennes. Puis c'étaient, dans des coins, des rideaux non encore dépliés, des candélabres tordus, des glaces brisées et des portraits de famille, des toiles crevées dans des cadres en bois, oeuvre de quelque artiste ignoré, et, suspendus au plafond, des lanternes et des lustres si nombreux et si pressés qu'ils cachaient la voûte à laquelle ils étaient accrochés.
Bernard et Valleroy, étant entrés dans la boutique, virent sortir de derrière ces amas de meubles un gros homme court et joufflu, avec une figure rougeaude et placide sous ses cheveux, gris ébouriffés, et vêtu d'un uniforme de garde national.
—Le citoyen Grignan? demanda Valleroy.
—C'est moi, répondit l'homme. Qu'y a-t-il pour ton service, citoyen?
Valleroy fouilla des yeux la boutique, et, s'étant assuré que Bernard et lui s'y trouvaient seuls avec Grignan, il reprit à demi-voix:
—Nous venons pour ce que tu sais.
Grignan ne broncha pas. Son visage conserva sa placidité. Il répondit sur le même ton:
—Voilà plusieurs jours que je t'attendais, toi ou d'autres, et je m'étonnais de n'avoir encore vu personne.
—Nous avons été empêchés de venir plus tôt.
—Suis-moi, avec ton jeune compagnon, et ayons l'air d'examiner des meubles. On peut nous voir du dehors, et, quoique garde national bien noté dans ma section, je ne suis pas sûr de n'être pas surveillé. Il y a des espions partout.
Grignan se mit à marcher dans sa boutique, à pas lents, le bras tendu vers les meubles, comme s'il en détaillait les beautés, accentuant son attitude de commerçant qui vante sa marchandise et cherche à séduire le client. Tout en marchant, il continuait l'entretien.
—Le comte de Morfontaine est absent pour le moment et vous ne pourrez le voir qu'un peu plus tard.
—Où le verrons-nous?
—Ici même. Il vit près de moi dans cette maison où il passe pour mon commis. Ce matin, il est sorti pour aller prendre possession de divers objets que j'ai achetés dans un hôtel d'émigré. Je ne peux dire au juste quand il rentrera, peut-être tout à l'heure, peut-être ce soir.
—Es-tu au courant des causes de son séjour à Paris? demanda Valleroy, qui n'osait encore se livrer.
—Comment ne serais-je pas au courant, moi son complice? Il est à Paris pour essayer de tirer la veuve Capet et sa famille de la prison du Temple.
Ces mots arrachèrent Bernard à son silence.
—C'est vous, un royaliste, qui appelez la reine du nom que lui donnent ses ennemis! fit-il vivement.
—Mais je ne suis pas royaliste, mon petit homme, répondit Grignan, et tu t'en apercevrais bien vite si ton ami et toi étiez ici pour tramer des complots contre la liberté, car j'irais vous dénoncer!
—Vous n'êtes pas royaliste?
—Pas plus royaliste qu'aristocrate. Je suis patriote avant tout. Mais on peut être patriote et homme généreux… Marie-Antoinette n'est plus la reine, puisqu'il n'y a plus de royauté. Mais elle est femme, elle est malheureuse. Chargé de la garder dans sa prison, j'ai admiré ses vertus et je l'ai prise en pitié. Elle est si belle et si bonne, et son infortune si touchante! J'ai résolu de la sauver. Et je ne suis pas seul à le vouloir. Parmi les sectionnaires qui ont été de faction au Temple, il en est d'autres qui sont décidés à faire comme moi. Aussi quand M. de Morfontaine est venu me trouver pour solliciter mon concours, je n'ai pas hésité. «Topez là, mon ci-devant gentilhomme, lui ai-je dit, et comptez sur moi.»
—Mais comment as-tu été mis en relations avec lui? demanda Valleroy.
—Je l'ignore et, je dois supposer que la veuve Capet, devant laquelle je me suis agenouillé un jour pour lui baiser la main, lui a fait savoir qu'on pouvait compter sur mon dévouement. Du reste, interroge-le toi-même, car le voilà.
Bernard et Valleroy tournèrent la tête du côté de la porte. Un homme entrait dans le magasin. C'était M. de Morfontaine. Ils l'avaient vu quelques mois avant à Coblentz. Mais, sous son costume actuel, costume d'artisan aisé, avec ses longs cheveux et son épaisse barbe noire, ils n'auraient pas reconnu en lui le brillant officier des chevau-légers de l'armée des princes, si Grignan ne le leur eût désigné.
—Mathieu, lui cria celui-ci, voici des citoyens qui désirent te parler.
Et M. de Morfontaine s'étant approché, il ajouta:
—Ils viennent pour ce que tu sais!
—Je vous reconnais, dit spontanément le comte Mathieu de Morfontaine à
Bernard et à Valleroy, en leur tendant la main.
Il retint celle de Bernard dans les siennes et continua:
—Je compatis à votre malheur, mon cher chevalier. J'ai vu vos héroïques parents gravir leur calvaire. J'ai pensé à vous, à votre frère, mon ami Armand de Malincourt, et je me suis associé à vos larmes. J'espère que vous puiserez dans votre infortune le courage qui vous est nécessaire aujourd'hui.
Quoique en proie à une cruelle émotion, Bernard se redressa.
—J'aurai ce courage. Monsieur, répondit-il. Mais vous parliez de mon frère. L'avez-vous vu? Savez-vous ce qu'il est devenu?
—Nous étions à Verdun la dernière fois que je l'ai embrassé. Il partait pour Londres où l'envoyait Mgr le comte d'Artois. Depuis, on m'a dit qu'il était allé en Russie et je ne sais rien de plus.
—C'est donc comme moi, soupira Bernard. Où est-il, mon frère, où est-il? Il m'eût été si doux de le revoir après ces jours de détresse et d'horreur… Mais ce n'est pas pour pleurer que je suis ici, reprit-il. Ne songeons qu'à ce qui doit faire l'objet de notre entretien. Valleroy et moi sommes envoyés vers vous par le marquis de Guilleragues pour vous communiquer ses instructions et recevoir les vôtres.
—C'est que l'endroit n'est guère propice pour un si grave entretien, objecta M. de Morfontaine.
—Pourquoi pas? demanda Grignan. Tant qu'il n'entrera pas de clients, on peut causer ici en liberté, avec la certitude de n'être pas entendu.
—Eh bien, soit! Parlez d'abord, Monsieur le chevalier.
—J'ai à vous transmettre en premier lieu l'exposé du plan d'évasion, tel que l'a dressé le marquis de Guilleragues, rectifié le vidame d'Épernon, et approuvé Monsieur, comte de Provence, frère du roi. Pour ne rien oublier de cet important document, je l'ai appris par coeur. Je l'ai récité à M. de Guilleragues à Bruxelles, et je vais vous le réciter à vous-mêmes.
D'une voix lente et grave, Bernard s'exécuta. En l'écoutant, M. de Morfontaine ne savait ce qu'il devait le plus admirer des habiles dispositions prises par l'inventeur de ce projet d'évasion ou de la fidélité avec laquelle les lui révélait le jeune messager de M. d'Épernon.
—Je n'ai rien à objecter, dit-il quand ce fut fini. Tout est prévu et je ne saurais rien faire de mieux que de me conformer aux ordres que vous m'apportez.
—Nous devons vous en communiquer un autre, dit alors Valleroy. Vous êtes invité à vous trouver tous les soirs à 8 heures, à partir du 5 avril, dans le parc de la Folie d'Épernon, à Gennevilliers, jusqu'à ce que vous y ayez vu la personne qui doit vous y rejoindre.
—À partir du 5 avril j'y serai. Grâce à Grignan et au sauf-conduit qu'il m'a fait délivrer à la section, je peux aller librement de Paris à Gennevilliers et de Gennevilliers à Paris. J'en ai profité déjà pour me procurer la voiture et les chevaux qui conduiront la famille royale à Dieppe, et pour les cacher dans les écuries de cette propriété, aujourd'hui délaissée.
—Alors, il ne nous reste plus qu'à recevoir vos instructions, continua
Valleroy.
—Vous les recevrez en temps opportun. Au dernier moment, il sera nécessaire que le plan d'évasion soit communiqué à la reine. C'est au chevalier, puisqu'il en est le dépositaire, qu'incombera cette mission.
—Je verrai Sa Majesté! s'écria Bernard.
—C'est moi qui te conduirai auprès d'elle, mon enfant, répondit Grignan. Tu auras soin de caser dans ta mémoire tout ce que tu devras lui dire, car, grâce à mes arrangements, tu seras seul en sa présence pendant quelques minutes, et il importe de profiter d'une occasion qui ne se représentera plus.
—Je tâcherai de ne rien oublier.
Sur cette réponse de Bernard, et après que ces obscurs mais intrépides conspirateurs se furent entendus pour décider comment ils se retrouveraient quand ils auraient besoin de se voir, ils se séparèrent. Bernard et Valleroy revinrent à l'hôtel de Malincourt. Là, Kelner leur apprit qu'en leur absence les officiers municipaux de la section de Grenelle-Fontaine étaient venus lui signifier le décret de confiscation des biens du comte et de la comtesse, et en prendre possession au nom de l'État. Ainsi qu'il l'espérait, et grâce à sa réputation d'ardent patriote, ils lui en avaient confié la garde jusqu'à la mise en vente, fixée à quelques jours de là.
—Si nous voulons, dit-il à Valleroy, que l'hôtel nous soit adjugé préférablement aux concurrents qui pourront se présenter, il importe d'agir sans retard. Tu m'as avoué que tu disposais de cent mille livres en or, ami Valleroy. C'est le moment d'échanger une partie de cette somme contre des assignats.
—Pourquoi faire, des assignats? interrogea Bernard.
—Pour payer l'hôtel quand nous l'aurons acheté.
—Ne peut-on le payer avec de l'or?
—Ce serait le moyen de nous faire arrêter comme accapareurs. Posséder de l'or aujourd'hui est un crime qui conduit à l'échafaud. Mais je connais un individu qui exerce secrètement l'industrie du change. Grâce à lui, j'aurai en papier-monnaie toute la somme qui nous est nécessaire.
Quelques instants après, Kelner quittait l'hôtel, emportant vingt mille livres en pièces d'or éparpillées dans toutes ses poches. Quant, au bout de plusieurs heures, il rentra, il rapportait cinq cent mille francs en assignats. C'était plus qu'il n'en fallait pour payer la demeure des Malincourt quand elle serait mise en vente, et pour acheter les services des employés de la municipalité chargés de prononcer l'adjudication.
Ces précautions prises, il n'y avait plus qu'à attendre les événements. Impuissants à les hâter, Bernard et Valleroy se résignaient à les attendre. Les jours qui suivirent n'amenèrent aucun incident. Cependant, Kelner ayant trouvé une occasion sûre de faire sortir une lettre de Paris, Bernard en profita pour écrire à Nina. Au milieu de ses agitations, il n'oubliait pas sa petite amie. Il tenait à lui apprendre l'irréparable malheur qui l'avait frappé. Il espérait qu'elle prendrait part à sa douleur et obtenir une réponse, sinon d'elle, puisqu'elle ne savait pas encore écrire, du moins de la chanoinesse de Jussac.
Sa lettre partie, il resta dans l'attente de cette réponse et des instructions promises par M. de Morfontaine et par Grignan. Elle se prolongea pendant une semaine, cette attente. Les journées étaient longues au logis, aussi longues qu'eussent été dangereuses les courses à travers Paris pour un enfant dont la distinction et les allures, sous ses simples habits de deuil, pouvaient trahir les origines aristocratiques et la haute naissance.
Par bonheur, pour charmer son isolement, il avait sous la main des moyens efficaces, les promenades dans le jardin de l'hôtel, les séances dans la bibliothèque, et enfin les visites au P. David. Il passait de longues heures auprès du vieux moine dont la parole le consolait, le charmait, réconfortait son âme ébranlée par les épreuves. Ensemble, ils allaient à travers le cloître désert, sous les nefs silencieuses de la chapelle abandonnée, dans la crypte mystérieuse où, sur l'unique autel resté debout au milieu des pierres tombales, le P. David, chaque matin, à la lueur crépusculaire du jour naissant, disait la messe. Pendant que Paris s'abîmait dans la Terreur, un prêtre et un orphelin, l'un proscrit, l'autre jeté dans une conspiration à l'âge où l'âme s'éveille aux joies de la vie, devisaient librement et, cachés au coeur même de la ville ensanglantée, priaient pour les victimes et aussi pour les bourreaux.
Bernard goûta une autre joie. Il reçut par une voie sûre une lettre écrite par la chanoinesse de Jussac, au nom de Nina, peut-être même dictée par celle-ci. Des consolations enfantines, des pensées naïves et pures, la promesse de prier pour les pauvres morts, des détails sur son existence quotidienne, un cri de reconnaissance pour sa bienfaitrice, un pieux souvenir à la mémoire de tante Isabelle et enfin une protestation de tendresse pour Bernard, tout cela signé Nina d'Aubeterre, telle était cette lettre. Bernard la lut, en ayant sous les yeux le portrait de la fillette, peint sur émail par Wenceslas Reybach. Le portrait ne le quittait jamais et la lettre alla rejoindre le portrait dans la poche où il le tenait enfermé comme un talisman qui devait lui porter bonheur.
Huit jours après la visite faite à M. de Morfontaine dans la boutique de Grignan, c'est-à-dire le 7 avril, cette paisible et réparatrice existence fut interrompue. Le marchand de meubles se présenta à l'hôtel de Malincourt. Il portait son uniforme de garde national. Cet uniforme, en ce temps-là, conférait une autorité et assurait une protection à qui en était vêtu, de telle sorte que, loin d'arriver à l'hôtel en se cachant, Grignan put y entrer la tête haute sans s'exposer aux soupçons des voisins.
—M. de Guilleragues est arrivé hier soir à la Folie d'Épernon, dit-il à Valleroy. M. de Morfontaine l'y attendait. Ils ont conféré ensemble. Ils conféreront de nouveau aujourd'hui et ils désirent que ton jeune compagnon et toi assistiez à l'entretien.
—Mais comment nous y prendrons-nous pour nous rendre à Gennevilliers? demanda Valleroy.
—Vous y viendrez tous deux avec moi, répondit Grignan. Il y a des meubles à vendre dans la maison de campagne d'un aristocrate qui vient d'être condamné. Je vais voir s'ils peuvent me convenir, et je vous emmène dans ma voiture pour faire faire une promenade à l'enfant.
Dans l'après-midi du même jour, un cabriolet sortait de Paris par la barrière Saint-Denis. Dans ce cabriolet, que conduisait Grignan; se trouvaient Bernard et Valleroy. Il était très fier, l'honnête Grignan, très fier et très important dans son uniforme, qui équivalait, pour lui-même et pour ses amis, à une sauvegarde. Au poste de la barrière il dut présenter leurs papiers et les siens, cette formalité étant exigée de quiconque franchissait l'enceinte de Paris, même pour une simple excursion aux environs. Mais le chef du poste n'y procéda que par acquit de conscience et pour se conformer à sa consigne. Le civisme du citoyen Grignan, de la section de Grenelle, était trop connu pour qu'on le soupçonnât d'avoir pris des émigrés sous sa protection et de conspirer avec eux.
—Vous voyez que ce n'est pas bien difficile, observa le marchand de meubles, une fois qu'on fut hors de la ville le tout est de savoir s'y prendre… Il n'en est pas moins vrai, ajouta-t-il philosophiquement, que nous jouons notre tête. Mais je ne regrette pas d'avoir mis la mienne au jeu pour la veuve Capet, pardon, pour la reine Marie-Antoinette, reprit-il en regardant Bernard.
Ce dernier lui prit la main, en disant:
—Vous êtes un brave homme, citoyen Grignan!
La voiture roulait sur le pavé d'une route déserte. Au loin, des collines et des bois se déroulaient sur l'horizon en un arc de cercle dont les extrémités revenaient du côté de Paris. Mais à droite et à gauche de la route, s'étendait une plaine triste et nue, à travers laquelle étaient jetées au hasard des masures de maraîchers, reconnaissables aux champs de légumes qui les entouraient. Dans ce monotone et plat paysage, l'oeil ne distinguait que de rares taches claires et riantes; c'était çà et là une agglomération de maisons dans un flot de verdure. Le village de Gennevilliers se présentait avec cette physionomie, grâce aux quelques parcs dont il était environné et qui rappelaient les temps encore récents où de grands seigneurs possédaient là, aux portes de la capitale, des habitations de plaisance.
Entre toutes, il n'en était pas de plus élégante que celle qu'avait jadis possédée le vidame d'Épernon, et qu'après sa fuite les autorités révolutionnaires avaient fait saisir comme bien d'émigré. Haute de deux étages, avec une toiture en terrasse, ornée de balustres sur lesquels se dressaient des statues mythologiques et précédée d'un portique monumental que soutenaient six colonnes de marbre grisâtre, elle était construite en pierres de taille, sur un monticule dominant un parc à la française dessiné dans le goût de celui de Versailles. Entre les murailles de ce parc, que tapissait un lierre vieux d'un siècle, on pouvait admirer des pelouses, encadrées de buis, d'épaisses charmilles taillées en voûte, de fines colonnades se mirant dans le bassin d'une source, des fontaines en rocaille au fond de niches mystérieuses qu'éclairait la blancheur marmoréenne de nymphes souriantes et de satyres ricanants, le bas du corps perdu dans une gaine, et enfin, çà et là, des kiosques d'une architecture capricieuse, offrant des haltes aux promeneurs et des points de vue habilement ménagés.
Ce n'était pas sans raison que les gens du pays désignaient ce domaine enchanteur sous le nom de Folie d'Épernon. Au dehors comme au dedans, où le luxe élégant et l'art raffiné du XVIIIe siècle s'étaient donné carrière par le pinceau ou le ciseau des artistes les plus renommés, il exprimait bien les entraînements d'une folie. Mise en vente un beau matin, la Folie d'Épernon avait été achetée à vil prix par un habitant de Gennevilliers, un pâtissier-traiteur qui rêvait d'y installer un cabaret où viendrait se divertir la jeunesse dorée de Paris.
Malheureusement, les promenades hors de la capitale exigeaient tant de formalités, et les plaisirs champêtres, en ces temps lugubres, étaient si peu compatibles avec l'état des esprits et la rigueur de la loi des suspects, que, faute de clients, l'acheteur de la Folie d'Épernon s'était vu obligé de renoncer à son projet avant de l'avoir exécuté. Depuis, le domaine était livré à l'abandon, la maison restait close, et, sur plus d'un point, les murs du parc tombaient en ruines. Des brèches même y avaient été pratiquées par les rôdeurs nocturnes ou par les enfants du pays et on pouvait y pénétrer librement.
Grignan, sans doute, connaissait ces particularités, car, contournant Gennevilliers, il dirigea son cheval par un étroit sentier du côté de la Folie d'Épernon et l'arrêta devant une des ouvertures que, de distance en distance, présentait le mur. C'est par là qu'étant descendu de voiture avec ses compagnons il les introduisit à sa suite dans le parc après avoir attaché à un arbre son cheval tout attelé. Le jour baissait. Mais il était encore assez clair, pour guider les pas sous les charmilles. Les trois amis prirent ce chemin mystérieux et arrivèrent ainsi à un kiosque perdu au milieu des arbres. C'était un de ces monuments minuscules, délicats et fragiles, tel que les aimait l'époque qui précéda la Révolution, la réduction d'un temple païen tout en marbre avec un dôme à jour, qui mettait dans la verdure la tache grise de sa toiture et le scintillement de son vitrage.
Au bruit de la marche de Grignan et de ceux qui le suivaient, un homme se montra sur le seuil du petit temple, et ils reconnurent le comte de Morfontaine.
—Le marquis est là, leur dit-il.
Ils entrèrent tous ensemble dans le kiosque. Au milieu d'une pièce étroite, meublée comme un boudoir, et du haut en bas revêtue de glaces qu'encadraient des guirlandes dorées figurant des feuilles d'acanthe, M. de Guilleragues se tenait debout. Il vint à eux les mains tendues, et, après un échange d'ardentes effusions, il parla de l'objet de leur réunion.
—Vous voyez que je vous ai tenu parole, fit-il. Tandis que vous partiez de Bruxelles pour Paris, moi j'en partais pour Ostende, d'où j'ai gagné l'Angleterre. À Brighton, j'ai frété un navire qui m'a conduit aux environs de Dieppe et qui doit se retrouver, à une date déterminée, à l'endroit où il m'a débarqué. De Dieppe à Gennevilliers, où je suis arrivé dans la soirée d'hier, j'ai fait la route à pied en suivant le chemin par où passera la voiture de la reine, dont je serai le postillon. Je me suis arrêté aux relais établis par nos amis, en des endroits désignés d'avance, pour les vérifier et pour me faire connaître. Je peux affirmer aujourd'hui que, grâce aux mesures prises, la famille royale sera sauvée si vous parvenez à la faire sortir du Temple d'abord, de Paris ensuite, et si elle arrive ici.
—Elle sortira du Temple, affirma Grignan, elle sortira de Paris et elle arrivera ici.
Il y avait tant d'assurance dans ce langage qu'il ne vint à la pensée de personne de mettre en doute l'engagement qu'il formulait. Cependant, comme une explication était nécessaire entre tous les conjurés et qu'ils devaient tous être mis à même d'apprécier les mesures prises, M. de Guilleragues interrogea Grignan.
—Comment la famille royale sortira-t-elle du Temple?
Grignan se recueillit avant de répondre. Puis il dit:
—Dans trois jours, je serai de garde à la prison pour vingt-quatre heures; à partir de 9 heures du soir, et en même temps que moi, cinq camarades sur lesquels on peut compter. En prenant la faction à la porte de la reine, je la préviendrai que tout doit s'effectuer dans la soirée du lendemain. Le lendemain, j'introduirai auprès d'elle le jeune citoyen Bernard qui lui récitera l'exposé du plan d'évasion que vous connaissez.
—Mais comment entrerai-je au Temple? interrompit Bernard.
—Tu le sauras au moment voulu, petit, reprit Grignan. Après t'avoir entendu, la reine, mise, par les instructions que tu lui portes, au courant de ce qu'elle doit faire, se tiendra prête ainsi que son fils, sa fille et sa belle-soeur. À la nuit, mes camarades et moi nous souperons. Il y aura, ce soir-là, sous un prétexte quelconque, abondance de vin d'Aï, et quiconque nous paraîtra suspect sera impitoyablement grisé.
—Même les deux officiers municipaux de service? demanda M. de
Morfontaine.
—L'un d'eux conspire avec nous. L'autre roulera sous la table. Pendant ce temps, la reine et sa belle-soeur endosseront l'uniforme de garde national, et quand on viendra relever la garde, à l'heure où d'ordinaire elles sont couchées, elles se mettront dans le rang et sortiront l'arme au bras, en réglant leur pas sur le nôtre.
—Mais le jeune roi et Madame Royale?
—Ils marcheront au milieu de nous. Ils sont de petite taille, et, à la faveur de la nuit, ils passeront inaperçus. D'ailleurs, le guichetier fermera les yeux.
Grignan débitait ces choses avec placidité, sans paraître se douter que son obscur et généreux héroïsme pouvait avoir la mort pour récompense. Mais, quand il eut fini, il crut discerner, à l'attitude de ses auditeurs, que l'audace de son plan excitait leur incrédulité en même temps que leur admiration.
—Ayez confiance, Messieurs, ajouta-t-il d'un accent solennel. Vous m'avez demandé de faire sortir du Temple la famille royale. J'ai tout calculé, tout prévu, tout combiné et, à moins que la fatalité vienne s'en mêler, elle en sortira.
—Mais une fois hors du Temple, dit M. de Guilleragues, reste à la faire sortir de Paris?
—Ceci regarde M. de Morfontaine.
—Oui, répondit ce dernier, c'est ici que mon rôle commence, pendant que Grignan opérera dans la prison, je serai dans une rue voisine, avec un fiacre que j'ai acheté. La famille royale y montera, moi sur le siège, et, protégé par un sauf-conduit que nous devons au savoir-faire de notre intrépide complice, je te l'amènerai, Guilleragues.
—Ajoutez, Monsieur, continua Grignan, que j'irai avec vous jusqu'à la barrière pour vous aider au besoin à la passer; justement, ce soir-là, le poste sera commandé par un de mes amis.
—Alors, la partie la plus difficile de notre entreprise sera accomplie, s'écria Guilleragues avec feu. La berline que Morfontaine s'est procurée sera tout attelée. Nous nous mettrons en route aussitôt et nous irons bon train toute la nuit. Quand, au matin, on s'apercevra au Temple que la famille royale est en fuite, nous aurons brûlé déjà deux étapes.
Et, dans l'excès de sa joie, l'enthousiaste gentilhomme ôta son chapeau et cria:
—Vive le roi!
—Eh! Monsieur, reprocha Grignan, ce n'est pas pour rétablir la royauté renversée par le peuple français que je conspire avec vous; c'est par humanité, par compassion, par admiration de celle que vous appelez la reine et qui n'est pour moi qu'une femme infortunée. Ne m'obligez pas, en criant; «Vive le roi!» à crier: «Vive la République!…» Je suis bon patriote.
—Pardonnez-moi, citoyen Grignan, répondit M. de Guilleragues… ce cri qui résume ma foi politique et ma foi religieuse m'a échappé. Je respecte vos convictions, et si tous ceux qui les professent étaient à votre image, je les honorerais… Il n'y a ici ni républicains, ni royalistes; il n'y a que des hommes de coeur.
Un court silence succéda à ces paroles. Puis M. de Morfontaine, qui avait à coeur de dissiper le léger nuage qu'avait attiré sur l'alliance l'étourderie de son ami, résuma les dispositions qui venaient d'être arrêtées.
—Tout est donc bien entendu, dit-il. Dans la soirée du 10 avril, la reine sera prévenue que le complot dont il lui a été parlé une fois, et auquel elle a adhéré, est mûr pour l'exécution. Le lendemain, notre ami le chevalier sera introduit auprès d'elle et lui communiquera le plan dans tous ses détails. Le soir à 9 heures, elle sortira du Temple. Une heure après, elle sera ici, amenée par moi. Guilleragues nous attendra et nous partirons aussitôt. Est-ce tout?
—C'est tout, déclara M. de Guilleragues.
—Et moi, n'aurai-je donc rien à faire? interrogea mélancoliquement Valleroy qui avait assisté silencieux à l'entretien. Il y aura dans cette entreprise de l'ouvrage pour vous tous, Messieurs. Pourquoi suis-je seul excepté?
—Nous songerons à vous en une autre circonstance, Monsieur Valleroy, répliqua en riant M. de Morfontaine.
—Et puis, ajouta Grignan, il n'est pas encore dit que nous ne trouvions pas à t'occuper ce soir-là, citoyen. Prends patience.
Tout étant définitivement arrêté, il n'y avait plus qu'à se séparer. La nuit était venue, et au moment de traverser le parc avec Bernard et Valleroy pour aller retrouver sa voiture, Grignan venait d'allumer une lanterne dont il s'était muni par précaution.
—Citoyen Grignan, dit alors M. de Guilleragues, jusqu'au grand jour je ne bougerai pas de la Folie d'Épernon. J'y suis dans les propriétés de ma famille, n'en déplaise à ceux qui les ont confisquées, et la sollicitude de Morfontaine m'y a assuré le vivre et le couvert. Vous sauriez donc où me trouver si vous aviez besoin de me revoir.
—Entendu, Monsieur.
Et comme les mains s'étreignaient, le marquis de Guilleragues reprit:
—Mes amis, que Dieu nous garde!
CHAPITRE XIV
À LA TOUR DU TEMPLE
La prison dans laquelle, après la déchéance de Louis XVI, avait été incarcérée la famille royale, s'élevait dans le quartier du Marais, sur l'emplacement où existe encore aujourd'hui le marché du Temple. Cette prison, connue sous le nom de la Tour du Temple, constituait le dernier vestige de la somptueuse résidence que, dès le XIIIe siècle, s'était créée au coeur de Paris l'Ordre des Templiers. Après la suppression de l'Ordre, les palais, construits au temps de sa splendeur et groupés dans une même enceinte, avaient d'abord changé de destination, puis disparu avec le temps. Au moment de la Révolution, la Tour du Temple en rappelait seule le souvenir. C'était une massive construction carrée, haute de quatre étages et flanquée de quatre tourelles. Chaque étage comprenait quatre pièces, la plus grande occupant l'étendue de la tour carrée, les plus petites ménagées, ainsi que l'escalier, dans les tours d'angle.
C'est au second étage de ce sombre bâtiment qu'habitaient Marie-Antoinette d'Autriche, fille de la grande Marie-Thérèse et reine de France, le jeune Dauphin son fils, sa fille qu'on appelait alors Madame Royale et qui devait épouser plus tard son cousin le duc d'Angoulême, et enfin Madame Élisabeth, soeur du roi défunt. Triste, affreusement triste, était l'existence des prisonniers, surtout depuis la mort du roi. Bien qu'après ce cruel événement la surveillance et les rigueurs dont ils étaient l'objet eussent paru se relâcher, ils n'en restaient pas moins soumis aux vexations quotidiennes de leurs geôliers et au caprice de la tourbe jacobine qui, après avoir envoyé Louis XVI à l'échafaud, les menaçait du même sort.
La reine avait alors trente-huit ans. Mais vieillie par les longues angoisses et par sa récente douleur, elle ne conservait de son imposante beauté d'autrefois que la calme fierté de son regard à l'expression douce et hautaine. Au coin des yeux et des lèvres, des rides s'étaient creusées; dans les cheveux, se marquaient des sillons d'argent, et, sous les coups du malheur, la peau, naguère d'une blancheur éclatante, commençait à se flétrir. Après l'exécution de son mari, elle était tombée dans une torpeur affreuse. Les caresses de ses enfants, la sollicitude de sa belle-soeur l'avaient peu à peu ramenée à la vie; mais sous son sourire contraint se devinait l'inguérissable plaie qui saignait dans son coeur.
Elle souffrait dans le passé qui n'ouvrait sa mémoire aux souvenirs heureux de Versailles que pour rendre plus douloureux les dramatiques souvenirs des Tuileries. Elle souffrait dans le présent où, à toute heure du jour et de la nuit, des incidents successifs et multiples venaient lui faire mesurer la profondeur de sa déchéance et l'étendue de sa misère. Elle souffrait enfin dans l'avenir, où tout s'annonçait redoutable et qu'elle ne scrutait qu'avec épouvante, tant il paraissait difficile qu'il mît un terme à son malheur.
Malgré tout, cependant, elle ne pouvait renoncer à l'idée d'une délivrance prochaine.
Avant l'horrible événement du 21 janvier, elle comptait fermement sur les secours du dehors, sur l'intervention de la maison d'Autriche dont elle était fille. Les égoïstes lenteurs apportées par les puissances aux préparatifs de la guerre avaient dissipé ces illusions sans cependant détruire entièrement dans ce pauvre coeur meurtri l'espérance de la liberté. Seulement, cette liberté, elle n'osait plus l'espérer de l'action des cours européennes. Elle en était réduite, maintenant, à l'attendre du hasard ou d'un coup d'audace accompli par quelques âmes généreuses dont son malheur exciterait la pitié, presque d'un miracle. Elle voulait fuir, non pas seule, mais avec ses enfants et sa belle-soeur, et dans tous ceux que leur grade ou leurs fonctions amenaient autour d'elle, elle cherchait des complices, non qu'elle tint à la vie pour elle-même, mais parce qu'elle voulait vivre pour les chers êtres qui partageaient sa captivité.
À la fin de ses journées monotones, sans joie et sans lumière, qui lui apportaient avec une régularité désespérante les mêmes soucis, les mêmes humiliations, les mêmes avanies; lorsque, la nuit venue et le repas pris en commun, elle avait couché ses enfants et était obligée de se coucher elle-même, en butte à une surveillance soupçonneuse qui blessait à la fois sa fierté de reine et sa pudeur de femme, elle gardait au coeur ce secret espoir. C'est lui qu'elle opposait, tantôt affaibli, tantôt surexcité, à ses épreuves réitérées. Il l'avait soutenue quand un jour, sous sa croisée, elle avait vu apparaître au bout d'une pique la tête sanglante de son amie la princesse de Lamballe, ou quand un autre jour on avait arraché son mari de ses bras. Et même maintenant, lorsque la cruauté railleuse de ses geôliers venait greffer des menaces sur les horreurs de sa prison, c'est encore dans cet espoir, cet espoir inavoué, cet espoir divin, dont ses enfants étaient l'âme, qu'elle puisait le courage.
Aussi quel ne fut pas son émoi lorsqu'un matin, peu de temps après la mort du roi, étant dans sa chambre avec son fils et sa fille, elle vit le garde national en faction à la porte restée ouverte la suivre d'un regard de respect et de compassion. Oh! ce regard, quel baume il versa dans son coeur ulcéré! Comme il était éloquent! Le sien l'interrogea. Ce fut un échange de pensées, rapide et lumineux comme un éclair, qui contenait plus de promesses de la part de l'homme, plus de prières de la part de la reine que n'auraient pu en exprimer des paroles. Puis elle attendit. Alors, le garde national tira de sa tunique un oeillet et, sans quitter sa place, le jeta sur le lit, en disant à demi-voix:
—Il y a un papier.
La reine prit la fleur et chercha. Sous les pétales, et fixé au calice par une épingle imperceptible, était cachée une étroite bande de papier, pliée en rouleau. Elle la déroula et lut ces mots tracés au crayon:
«Parmi ceux que leur malheur condamne à surveiller la reine, il y a des hommes généreux et dévoués, résolus à s'employer pour sa délivrance. Celui qui sera de garde à sa porte ce soir, à l'heure où les officiers municipaux et les sectionnaires de service descendent souper, profitera de ce répit pour exposer à Sa Majesté, si elle veut s'arranger pour être seule, un plan de fuite.»
La reine leva vers le garde national ses yeux chargés de gratitude et fit un signe d'intelligence. Mais celui-ci ajouta:
—Il faut détruire cet écrit ou me le rendre.
La reine avait roulé le papier. Elle le glissa dans la main de Madame
Royale qui se trouvait à sa portée et lui dit:
—Allez embrasser Monsieur, mon enfant.
La princesse s'élança, et déjà le garde national se penchait pour recevoir le baiser, lorsque dans l'escalier, auquel il tournait le dos, un bruit de pas se fit entendre. Brusquement, il reprit son papier, le fourra dans sa tunique et, écartant Madame Royale, il fit d'un accent de gronderie:
—Apprends à respecter les serviteurs de la loi, ma petite citoyenne. Je ne suis pas ici pour jouer.
—N'as-tu pas honte de maltraiter cette enfant, citoyen Grignan? dit une voix à son côté.
Grignan se retourna et reconnut un des officiers municipaux qui revenait prendre son service auprès de la reine.
—Chacun pratique son devoir civique comme il l'entend, citoyen Michonis, répondit-il. Grands et petits, les tyrans et les aristocrates ont souvent besoin qu'on leur donne une leçon de politesse.
L'officier municipal ne répondit pas. Mais il haussa les épaules, une expression de mépris sur le visage, et il entra chez la reine pour procéder à l'inspection des chambres occupées par la famille royale, inspection qui avait lieu à toute heure et au moins deux fois par jour.
La journée fut longue au gré de Marie-Antoinette, plus longue que les précédentes que cependant elle trouvait interminables. L'impatience la dévorait, et jusqu'au soir, elle se montra plus agitée que de coutume, quelque effort quelle fît pour dissimuler son émotion. Après lui avoir parlé, Grignan avait été relevé de faction et, depuis, il n'était pas revenu. Marie-Antoinette commençait à s'en inquiéter, lorsqu'à la nuit il reparut. C'était l'heure où le personnel de la prison prenait son repas et, comme Madame Élisabeth venait d'emmener chez elle le petit Dauphin et Madame Royale, la reine se trouva seule avec Grignan. Alors, celui-ci s'avança et lui remit un billet en disant:
—Lisez d'abord ceci, Madame.
Elle obéit et lut:
«On peut avoir confiance dans le porteur et croire ce qu'il dira,—Comte de MORFONTAINE.»
—Vous connaissez le signataire? demanda Marie-Antoinette.
—Je le connais depuis hier, Madame. Il s'est présenté chez moi et, après m'avoir dit qu'il me savait humain et généreux, quoique patriote, il m'a demandé si je voulais l'aider à délivrer la famille royale. J'ai promis.
—Mais qui êtes-vous, Monsieur, pour vous intéresser ainsi à nous?
—Un ennemi des rois, quand ils sont puissants; le serviteur de quiconque est malheureux, quand il est en mon pouvoir de le servir.
Après avoir formulé avec emphase cette réponse, comme s'il eût voulu affirmer ainsi sa foi républicaine, Grignan continua:
—Maintenant, Madame, écoutez-moi. Je ne sais pas si je retrouverai de sitôt l'occasion de m'entretenir avec vous, et les moments sont précieux. Voici ce que je suis chargé de vous dire: Trois ci-devant gentilshommes, MM. d'Épernon, de Guilleragues et de Morfontaine, se sont mis en tête de vous tirer de cette prison. Ils sont convaincus que cela est possible et qu'il est possible aussi de vous conduire hors de France vous et votre famille. Leur plan a été longuement mûri. Je n'en connais pas les détails. Je sais seulement qu'il consiste à vous emmener de Paris à Dieppe et à vous faire embarquer pour l'Angleterre. À eux seuls, ils ne peuvent l'exécuter, puisqu'il n'est pas en leur puissance de vous ouvrir les portes du Temple. Mais ce qu'ils ne peuvent, moi, je crois le pouvoir, avec le concours de quelques dévouements encore endormis dont je connais l'existence, et qui s'éveilleront quand on aura besoin d'eux. Si la reine donne à ses amis et à moi-même l'autorisation d'agir, nous nous occuperons de l'exécution.
—Merci, Monsieur, répondit la reine très émue, merci pour les vaillants gentilshommes dont vous me révélez les intentions, merci surtout pour vous qui vous associez à eux dans un généreux entraînement et sans y être poussé par les mêmes motifs. Mon coeur gardera de leur proposition et de la vôtre une éternelle reconnaissance. Mais je ne peux accepter votre dévouement à tous que s'il m'est prouvé qu'il ne coûtera la vie ou la liberté à aucun de vous.
—Oh! Madame, c'est une preuve que personne ne saurait fournir. Je ne peux affirmer qu'une chose, c'est que ces Messieurs et moi nous tenons à notre peau et que nous ferons en sorte qu'elle ne soit pas entamée dans l'aventure.
—Et vous croyez au succès de votre entreprise? demanda la reine ébranlée.
—J'y crois fermement, Madame.
—Dès lors, où puiserais-je la force de vous défendre d'agir et de vous dévouer? J'ai perdu mon mari: je voudrais au moins sauver mes enfants. Si ma réponse est égoïste, ne vous en prenez qu'à la confiance que vous m'inspirez.
—Voilà qui est entendu, Madame, reprit Grignan que ces accents ne semblaient pas émouvoir et qui conservait son ordinaire placidité. Nous allons nous occuper des détails de l'affaire. Il y faudra trois semaines, un mois peut-être. Ce délai sera long, mais la pensée qu'autour de vous des amis agissent en vue de votre salut vous suggérera la patience. Jusque-là, défiez-vous des pièges qui vous seront tendus, des propositions d'évasion qui pourraient vous être faites. Fermez impitoyablement l'oreille à tout ce qui ne vous sera pas transmis de ma part ou par moi; et si je ne vous fais rien dire, si vous restez quelque temps sans me voir, n'ayez pas d'inquiétude et ne vous découragez pas.
—J'aurai la patience et la confiance, soupira la reine.
—À bientôt donc, Madame, dit Grignan en s'inclinant au moment de se retirer.
Mais d'un geste, Marie-Antoinette l'arrêta.
—Je ne sais comment reconnaître ce que vous faites pour nous. Monsieur, dit-elle d'un accent où se révélaient les sentiments de reconnaissance qui gonflaient son coeur. Je ne puis même vous prier d'accepter un souvenir de quelque prix. On m'a dépouillée de tout; on ne m'a rien laissé, fit-elle en jetant un regard de regret sur sa pauvre robe de veuve sans ornements, et la reine de France ne peut vous offrir qu'une fleur, celle que vous lui avez donnée ce matin. La voulez-vous, Monsieur? Elle est flétrie; mais durant quelques heures, je l'ai portée…
Et elle tendait à Grignan l'oeillet penché sur sa tige, qu'elle venait de prendre dans son corsage, où elle l'avait caché. Grignan chancela comme s'il eût été frappé d'un coup. Un sanglot s'échappa de sa gorge, et, tombant à genoux, il reçut la fleur dans ses doigts tremblants, tandis qu'il touchait de ses lèvres la main amaigrie et pâle qui la lui offrait.
—Oh! Madame, bégaya-t-il…
Il ne trouvait plus les mots qu'il voulait prononcer. Enfin, il murmura:
—Je serais heureux de mourir pour Votre Majesté.
—Relevez-vous, Monsieur, fit vivement la reine, on vient.
Depuis ce jour, un mois, s'était écoulé et la reine n'entendait plus parler de ce projet de fuite. Une seule fois Grignan reparut devant elle, étant de garde à l'entrée de sa prison, mais sans pouvoir lui parler. Ce n'est qu'à force de ruse et d'habileté qu'il était parvenu à lui glisser ces trois mots:
—Tout va bien.
Elle avait dû se contenter de cette assurance verbale et y puiser la patience et le courage. Il lui semblait cependant qu'autour d'elle les conditions de son existence de captive se modifiaient. Les officiers municipaux chargés de la surveiller ne se montraient plus tous, au même degré, malveillants et soupçonneux. Il en était même trois qui saisissaient toutes les occasions de manifester leur respect. Les jours où leur service les réunissait autour de la reine étaient des jours presque heureux qu'elle aurait pu marquer d'une pierre blanche, tant ils lui donnaient la sensation d'un courant d'ardente sympathie en train de se créer autour d'elle.
Les gardes nationaux eux-mêmes affectaient des allures compatissantes. Le gardien chargé de veiller à la propreté des chambres qu'elle occupait, ayant, à diverses reprises, manqué d'égards, on le renvoya, sans qu'elle en eût fait la demande. Son remplaçant se montra respectueux et empressé. Un jour, comme il venait de servir le dîner, la reine ayant rompu son pain, en vit tomber sur son assiette un crayon. Le lendemain, elle reçut sous une forme analogue du papier et de la cire à cacheter. Elle ne jugea pas prudent de s'en servir, ni d'écrire au dehors, mais elle eut ainsi la preuve que quelqu'un travaillait pour elle et que l'évasion se préparait.
Enfin la certitude lui en fut donnée. Un soir, au moment de se mettre au lit, elle aperçut Grignan debout devant sa porte. Quoiqu'elle l'attendît, elle resta saisie. Quant à lui, sans émotion apparente, il lui jeta de brèves paroles.
—Le moment est venu. Demain matin, à 9 heures. Votre Majesté en saura plus long.
Elle dut se contenter de cet avertissement et se résigna. Mais, durant toute la nuit, il la tint éveillée. De bonne heure, elle fut debout. Le factionnaire de garde à ce moment lui était inconnu. Mais, à 9 heures, on vint le relever et ce fut Grignan qui le remplaça. En même temps entra l'officier municipal chargé de l'inspection quotidienne. Son inspection fut sommaire. Au bout de quelques minutes, il s'éloigna pour aller rédiger le rapport qu'on envoyait chaque matin à la section.
À ce moment, à l'entrée du Temple, se présentait un petit mitron, portant sur sa tête une corbeille couverte d'un linge blanc. Un homme qui, de loin, l'avait suivi jusque-là, se retira après l'avoir vu disparaître sous la voûte où se trouvait la loge du portier. Par une circonstance bizarre, le portier venait de s'absenter. Un garde national occupait sa place.
—Où vas-tu, petit? dit-il à l'enfant.
—J'apporte le pain de la famille Capet, répondit ce dernier. Mon patron m'a envoyé parce que mon oncle, le citoyen Grignan, est de garde aujourd'hui et qu'il sait que ça me fera plaisir de le voir.
—Alors, monte, répliqua le garde national, en quittant la loge pour ouvrir la lourde porte de fer au delà de laquelle se trouvait l'escalier.
Ordinairement, les consignes étaient rigoureuses et il fallait d'autres formalités pour entrer au Temple. C'était miracle que le petit pâtissier y pénétrât si facilement. Cependant, il s'était engagé dans l'escalier et monta jusqu'au second sans rencontrer personne. Là, il se trouva en présence de Grignan.
—Te voilà, mon neveu? fit ce dernier.
—Me voilà, mon oncle, avec le pain.
—Eh bien, entre. On t'attend.
Il désignait la chambre de Marie-Antoinette. L'enfant obéit et se trouva en présence de la reine. D'un mouvement spontané, après avoir déposé son panier, il s'agenouilla. Mais elle l'obligea à se relever aussitôt.
—Qui êtes-vous, mon petit ami? Que me voulez-vous? demanda-t-elle.
—Madame, je suis le chevalier de Malincourt. Je suis envoyé à Votre Majesté par S. A. R. Monsieur, que j'ai vu le mois dernier à Hamm, en Westphalie, et par MM. d'Épernon, de Guilleragues et de Morfontaine. Je suis chargé de faire connaître à la reine les dispositions arrêtées en vue de sa fuite.
—Mais comment êtes-vous arrivé jusqu'ici?
—Grâce aux combinaisons du brave Grignan, qui a si bien travaillé qu'aujourd'hui et jusqu'à ce soir Votre Majesté n'a autour d'elle que des amis.
—Alors, parlez, mon enfant, je vous écoute.
Une fois de plus, Bernard récita la leçon qu'il avait apprise à Hamm et qui contenait l'exposé fidèle des mesures prises pour sauver la famille royale. Mais cette fois, à la leçon, il dut ajouter divers commentaires. Son exposé ne s'occupait en effet que de la sortie de Paris et du voyage jusqu'en Angleterre, ce qui concernait la sortie du Temple ayant été laissé à l'intelligence de ceux qui en seraient chargés, et Grignan s'étant engagé à élaborer cette partie du plan. Bernard en révéla les détails à la reine.
Quand Marie-Antoinette apprit qu'elle et Madame Élisabeth devraient revêtir un uniforme de garde national, elle demanda comment on le leur procurerait.
—Voici les deux costumes, Madame, répondit Bernard en découvrant la corbeille qu'il avait apportée.
Ils y étaient en effet, très habilement cachés sous le pain et dans un double fond.
—Mais qu'allons-nous en faire jusqu'à ce soir? interrogea la reine.
—Que Votre Majesté les mette entre les matelas de son lit. Personne, aujourd'hui, ne s'avisera de les chercher là.
Marie-Antoinette suivit ce conseil, et, aidée de Bernard, eut caché en un tour de main les uniformes.
—Est-ce là ce que vous aviez à me dire, mon enfant? reprit-elle alors.
—C'est ce que M. de Morfontaine m'a prié de répéter à Votre Majesté.
—Vous m'aviez parlé de mon beau-frère, le comte de Provence. Ne vous a-t-il confié aucun message pour moi?
Bernard se recueillit, puis il dit:
—Son Altesse Royale conseille à Votre Majesté, si elle arrive en
Angleterre, de n'y pas résider, mais de se rendre plutôt à Vienne.
La reine se raidit.
—Je sais ce que j'ai à faire, répliqua-t-elle avec hauteur et d'un ton de mécontentement; le conseil de Monsieur est superflu. Est-ce tout?
—C'est tout, Madame. J'attends maintenant les ordres de Votre Majesté.
Il y eut un silence, la reine enveloppait Bernard d'un regard curieux et bienveillant.
—Vous êtes mêlé bien jeune à de terribles événements, chevalier, dit-elle enfin. Pour venir de Hamm à Paris, il vous a fallu beaucoup d'audace et d'énergie. Au cours de votre voyage, n'avez-vous pas couru de dangers?
—Une main dévouée et prudente les avait écartés de mon chemin, Madame; et pour m'aider à surmonter ceux qui auraient pu surgir, j'avais un compagnon sûr et fidèle.
—Dites-moi son nom, je le fixerai dans ma mémoire à côté du vôtre et de celui de vos généreux complices, et si jamais je redeviens reine…
—Il se nomme Valleroy, Madame. Ce n'était qu'un serviteur de la maison de Malincourt. Il est maintenant mon ami.
—Malincourt, Valleroy, d'Épernon, Guilleragues, Morfontaine, Grignan! soupira la reine. Je me souviendrai de ces coeurs intrépides!…
—Ce n'est pas seulement pour parler à Votre Majesté que je suis venu à Paris, continua Bernard, c'était aussi pour travailler à la délivrance de mes parents, emprisonnés comme prévenus d'émigration.
—Avez-vous réussi à les délivrer? interrogea Marie-Antoinette avec intérêt.
—Je suis arrivé pour les voir aller à l'échafaud.
Et comme Bernard, accablé par ce souvenir, courbait la tête afin de cacher les larmes qui montaient à ses yeux, la reine posa la main sur son épaule et, tout attendrie, murmura:
—Ils ont tué aussi ma chère Malincourt! Pauvre enfant, je vous plains!
Elle allait continuer mais elle en fût empêchée. De la porte où il veillait, Grignan cria tout à coup:
—As-tu fini, mon neveu?
—On m'appelle, Madame, dit Bernard, et Votre Majesté ne m'a pas donné ses ordres.
—Je n'en ai point à vous donner, chevalier. Faites seulement connaître à vos amis que je me confie à eux comme je leur confie mes enfants et ma belle-soeur. Ce soir, à 9 heures, nous serons prêts, armés de sang-froid et de courage. Jusque-là, nous prierons Dieu pour qu'il protège cette grande entreprise et la fasse réussir. Quant à vous, aimable enfant, j'espère vous revoir un jour et récompenser votre héroïsme…
—Oh! Madame, je suis payé par la bonté de la reine.
Il voulut de nouveau s'agenouiller comme il l'avait fait en entrant. Mais Marie-Antoinette le retint, l'attira dans ses bras et l'embrassa comme elle eût embrassé son fils. Il demeura tremblant et pâle sous ce témoignage de gratitude le seul que pût lui donner la souveraine captive, mais qui, pour un gentilhomme, avait plus de prix qu'un riche trésor. Puis, se remettant, il prit sa corbeille vide et se dirigea vers la sortie. En même temps que lui, y arrivait le garde national qui venait relever de sa faction l'impassible Grignan.
—Je vais avec toi, mon neveu, cria ce dernier.
Ils descendirent ensemble, sans parler. Mais lorsqu'au bas de l'escalier, la porte de fer s'ouvrit devant Bernard, Grignan ajouta:
—File, maintenant, et qu'on ne te revoie pas ici. Il est plus facile d'y entrer que d'en sortir.
En mettant le pied dans la rue du Temple, Bernard aperçut Valleroy qui l'attendait. Au lieu de venir à sa rencontre, Valleroy se mit à marcher, sans hâter le pas et sans chercher à le rejoindre; Bernard le suivit. Ils allèrent ainsi, parmi les passants affairés, à travers des rues tortueuses, jusqu'aux abords de la place Royale. Là se trouvait la boutique d'un boulanger. Valleroy étant entré dans cette boutique, Bernard y entra derrière lui.
Cinq minutes après, ils en sortaient tous deux. L'enfant avait quitté son déguisement pour reprendre ses habits ordinaires. Ils se dirigeaient à grands pas du côté de la Seine, pressés de s'éloigner de ce quartier où il importait que personne ne fût à même de les reconnaître un jour. Ce n'était en effet que par un coup d'audace de M. de Morfontaine et de Grignan, une de ces ruses dont usent fréquemment les conspirateurs, mais qu'à cette époque payaient de leur tête ceux qui se laissaient surprendre, après y avoir participé, qu'avec la complicité payée à prix d'or du boulanger du Temple, Bernard avait pu arriver jusqu'à la reine. Ils marchèrent sans s'arrêter jusqu'à la rue du Four-Saint-Germain, où le magasin de Grignan leur offrait un asile.
CHAPITRE XV
SOMBRES JOURS
En l'absence du marchand de meubles, c'était son prétendu commis, M. de Morfontaine, qui gardait la maison. Quand ils y pénétrèrent, le gentilhomme ne s'y trouvait pas seul. Un personnage inconnu d'eux causait avec lui. Mais, à l'aspect des nouveaux venus, il prit congé brusquement et s'éloigna sans se retourner.
—C'est fait, dit alors Valleroy.
—Vous avez vu la reine? demanda M. de Morfontaine à Bernard.
—Je l'ai vue. Elle a tout écouté, tout compris, tout accepté…
Il s'arrêta stupéfait. Au lieu de paraître heureux du succès de sa démarche, M. de Morfontaine donnait les signes du plus grand accablement.
—Qu'y a-t-il donc? questionna Valleroy.
—Il y a que nous avons trop tardé, répondit M. de Morfontaine d'un accent où perçait son angoisse. Il fallait agir hier, car aujourd'hui, au moment de réussir, nous sommes menacés d'échouer.
—Le complot est-il découvert?
—Non, mais son exécution peut être entravée par un événement dont la nouvelle est arrivée à Paris dans la nuit.
—Quel événement?
M. de Morfontaine se rapprocha de ses amis et répondit à voix basse:
—L'homme que vous avez vu sortir est un de nos agents, employé dans les bureaux de la Guerre. Il est venu me confier que le général Dumouriez a fait arrêter, il y a quelques jours, le ministre Beurnonville et les quatre représentants Quinette, Lamarque, Bancal et Camus, qui s'étaient rendus à son camp, devant Condé, pour lui intimer l'ordre de comparaître à la barre de la Convention afin de rendre compte de sa conduite.
—Il a trahi! s'écria Bernard. Le sergent Rigobert le prévoyait.
—Non seulement il a fait arrêter le ministre et les quatre conventionnels, mais, le même jour, 2 avril, il les livrait aux Autrichiens, et, le lendemain, menacé lui-même par ses soldats qui l'accusaient de trahison, il prenait la fuite… Il a passé à l'ennemi.
—Mais en quoi l'infamie de ce traître peut-elle nous empêcher de réussir? fit Valleroy.
—C'est qu'elle aura pour résultat d'exciter les alarmes et les soupçons de la Convention, de la Commune et des clubs; d'accroître les mesures de surveillance dans tout Paris, au dedans et au dehors du Temple, dans les prisons, aux barrières… Si l'on découvre que Dumouriez voulait s'emparer du pouvoir, songeait à marcher sur la capitale, y avait des complices, c'en est fait de nos projets… Dans quelques heures, ces graves nouvelles seront communiquées à la Convention. Nul ne peut prévoir l'effet qu'elles y produiront.
—Alors la famille royale ne pourrait être délivrée? demanda Bernard anxieusement.
—Pas cette fois, hélas! Comment pourrait-elle l'être si l'on change ses gardiens, si l'on éloigne ceux dont nous avions acquis le concours, si les rigueurs redoublent autour d'elle. Tout serait â recommencer, à supposer qu'on nous en laissât la faculté et qu'un de nos complices prenant peur n'allât pas nous dénoncer… Et Guilleragues qui ne sait rien… ajouta M. de Morfontaine.
—Voulez-vous que j'aille à Gennevilliers? demanda Valleroy.
—Comment y arriveriez-vous sans sauf-conduit? Vous ne parviendriez même pas à passer la barrière, surtout en plein jour… D'ailleurs, c'est moi que ce soin regarde. À la nuit, quand j'aurai vu Grignan, je sortirai de Paris, coûte que coûte…
Bernard et Valleroy, obligés de rentrer à l'hôtel de Malincourt, où Kelner les attendait, quittèrent M. de Morfontaine en lui promettant de le revoir dans la journée. Mais, lorsqu'au cours de l'après-midi, ils revinrent au magasin de la rue du Four, ce fut pour constater qu'il était fermé et que M. de Morfontaine avait disparu. Quant à Grignan, que son service de garde national devait retenir au Temple jusqu'au soir, il ne pouvait songer à le rejoindre. Ils se dirigèrent alors du côté des Tuileries et des bâtiments où siégeait la Convention. Déjà, les nouvelles qu'ils avaient apprises le matin commençaient à être connues et se propageaient rapidement. Elles attiraient la foule dans les rues où se formaient des groupes bruyants et agités. On y discutait avec fièvre les événements. Les visages étaient consternés et des menaces tombaient des lèvres contractées par la colère. De bouche en bouche se colportait un seul mot: trahison. Des crieurs de gazette et de pamphlets annonçaient la grande trahison du général Dumouriez. Des bandes avinées de sans-culottes et de tricoteuses parcouraient les rues en criant: «Mort aux traîtres! À la lanterne, les aristocrates!» Aux portes de la Convention, on se battait pour entrer dans les tribunes et de toutes parts se répandait le bruit que les Comités allaient proposer des mesures nouvelles de salut public, plus rigoureuses que celles qui avaient été édictées déjà. Bientôt les attroupements devinrent si compacts que Valleroy, jugeant qu'il n'était pas prudent de rester dehors, voulut retourner à l'hôtel, malgré les prières de Bernard que passionnait ce spectacle. Ils revinrent tristement vers leur demeure et, jusqu'au soir, y restèrent enfermés. Ces heures furent longues. Bernard les passa auprès du P. David, dans la pauvre et paisible cellule où vivait caché le vieux moine, et au seuil de laquelle expiraient les retentissantes rumeurs du dehors. À la nuit, Valleroy sortit seul pour aller aux nouvelles et tâcher de retrouver Grignan. Jusqu'à une heure avancée de la soirée, Bernard l'attendit en compagnie de Kelner et de Rose. Alors, écrasé par la fatigue et tombant de sommeil, il se mit au lit en exigeant de Kelner la promesse de le réveiller au retour de Valleroy. Mais on ne le réveilla pas, et ce ne fut que le lendemain matin qu'il connut les lamentables nouvelles recueillies par son ami.
Au Temple, dans la soirée de la veille, au moment où la reine et Madame Élisabeth songeaient à se préparer pour la fuite, étaient arrivés brusquement trois commissaires de la Convention. Ils avaient procédé à des perquisitions minutieuses dans la prison, jusque dans les lits, et découvert des uniformes, du papier, un crayon, des pains à cacheter, d'autres preuves encore des complicités que la reine était parvenue à nouer avec le dehors. Une enquête ouverte sur-le-champ pour découvrir les complices était restée sans résultat. Mais les gardiens des prisonniers avaient été changés sur-le-champ, et Grignan, son service expiré, s'était vu contraint de quitter le Temple sans pouvoir échanger un seul mot avec Marie-Antoinette. Comme l'avait redouté M. de Morfontaine, tout était à recommencer.
Ces nouvelles accablèrent Bernard. S'exaltant à la pensée qu'il contribuerait au salut de la famille royale, il avait subi sans défaillance les émotions de son long voyage et de son arrivée à Paris. Sa douleur filiale même n'avait pas ébranlé son énergie. Il avait supporté, sans en être écrasé, l'horrible événement qui le faisait orphelin. Mais l'échec de la tentative dans laquelle il s'était jeté avec l'ardeur et la confiance de son âge ravivait sa douleur. Son courage l'abandonnait. Sous le coup de tant d'épreuves successives, il tombait de toute la hauteur de ses illusions dans le gouffre creusé par l'implacable réalité.
Ce fut comme un ébranlement de ses facultés, comme un choc violent sous lequel chancela sa nature, en train de se former, en même temps qu'il se prenait à douter de la justice divine qui favorisait les méchants et leurs desseins. Que ses parents fussent morts à l'heure même où il venait les retrouver, que le complot ourdi pour délivrer la reine eût échoué au moment de réussir, que de vaillants gentilshommes tels que MM. de Guilleragues et de Morfontaine se fussent en pure perte dévoués jusqu'à jouer leur vie, c'est là ce que sa raison se refusait à admettre et ce qui dépassait son entendement. Un grand trouble s'emparait de lui. Dans son esprit, se dressaient de lugubres images; dans son coeur, naissaient d'inguérissables regrets. L'absence de Nina, par deux fois séparée de lui, ajoutait à sa tristesse, et, l'imagination surexcitée par le spectacle de Paris livré aux émeutes, il subissait maintenant les premières atteintes de cette Terreur à laquelle il avait d'abord échappé et qui déjà régnait de toutes parts.
Pendant quelques jours, il demeura silencieux et morne.
Puis, une nuit, son sommeil fut troublé par le délire et la fièvre. Il eut d'affreuses visions qui lui arrachèrent des cris et des plaintes. Valleroy accourut à son appel, et sur ce visage d'enfant, pâle, décomposé, baigné d'une sueur glacée, il crut voir passer la mort. Il alla chercher le P. David. L'ancien moine reconnut tous les symptômes d'une affection cérébrale qui échappait à sa rudimentaire science médicale. Il fut d'avis qu'on devait appeler un médecin.
C'était grave, en ce temps, d'introduire un étranger chez soi. Dans tout inconnu, on pouvait craindre un espion ou un dénonciateur. Il fallut cependant se résoudre à suivre le conseil du P. David. Heureusement, lui-même désigna un praticien habitant le quartier, très brave homme auquel on pouvait se confier. Celui-ci fut mandé, vint, examina Bernard et diagnostiqua une de ces maladies du cerveau qui succèdent souvent aux commotions trop violentes, surtout chez les adolescents et pour lesquelles il n'est guère de remèdes si ce n'est ceux que porte en soi le malade quand il possède un tempérament vigoureux, une santé robuste. Le lendemain, le mal éclatait avec violence. Pendant trois semaines, Bernard resta littéralement entre la vie et la mort, et quand, à force de soins, de dévouement, de sollicitude, il fut enfin sauvé, le médecin déclara que longtemps encore il demeurerait faible, délicat et débile.
Oh! le printemps et l'été de 1793! Cette époque n'eût-elle pas été rendue inoubliable par les événements qu'elle vit se dérouler, que Valleroy, pour lequel, à cette heure, il n'en était pas de plus important que la maladie de Bernard, n'en aurait pas perdu le souvenir. Que de fois, durant ces sombres jours, il crut que c'en était fait de son cher chevalier! Que de fois Kelner et Rose, qui se dévouaient comme lui, le surprirent accablé par le désespoir! Que de fois le P. David dut le consoler et le réconforter! Enfin, le mal s'apaisa, la convalescence se fit pressentir. Elle fut longue, beaucoup plus longue que la maladie elle-même. Mais, du moins, elle apportait l'espoir et non l'angoisse, et chaque jour quelque progrès nouveau dans l'état de l'enfant.
Quand il put se lever pour la première fois, ses amis constatèrent qu'il avait grandi. Dans sa maigreur maladive, avec ses membres élancés et frêles, il ressemblait à un long roseau. Sa physionomie s'était assombrie, et sur son visage sillonné de rides que devait effacer la guérison, la douleur semblait s'être à jamais imprimée. Par bonheur, ces ravages accidentels n'étaient qu'à la surface. La maladie vaincue, l'intelligence redevenait vive et brillante, et la mémoire, un moment affaiblie, se raffermissait. Bernard, maintenant, se rappelait les événements dont le choc l'avait brisé. Mais il se les rappelait sans en souffrir au même degré qu'autrefois.
Au cours de sa convalescence, un soir d'été où, étendu sur une chaise longue, dans le jardin, il s'entretenait avec Valleroy, il se mit tout à coup à en parler, de ces événements funestes, déjà vieux de plus de trois mois, et comme Valleroy le suppliait de les oublier:
—Je ne les oublierai jamais, répondit Bernard. Mais je m'engage à n'y plus revenir à la condition que tu me feras connaître ceux qui les ont suivis.
—Je ne te comprends pas, mon Bernard.
—Alors, je vais t'interroger.
Valleroy écoutait anxieux, ne devinant que trop quelles questions allaient lui être posées et se demandant comment il devait y répondre.
—Interroge, fit-il enfin.
—Nous continuons à habiter l'hôtel de Malincourt, reprit Bernard. Au moment où je suis tombé malade, il allait être vendu Ne l'a-t-il pas été? Et s'il l'a été, comment se fait-il que nous y soyons encore?
—Il l'a été, dit Valleroy. Mais Kelner et moi, nous l'avons acheté afin de vous le conserver, à ton frère et à toi-même. Il t'appartient donc toujours. Pour ne pas éveiller de soupçons, nous l'avons mis en location. Mais comme nous ne voulons pas de locataires, nous avons écarté, sous divers prétextes, ceux qui se sont présentés.
—Et tu crois, qu'à force de les écarter, vous ne vous attirerez pas des plaintes et des remontrances de la part de la section?
—Nous l'espérons. Au surplus, nous comptons des amis parmi les officiers municipaux.
—Parmi les jacobins?
—Nous avons braillé et vociféré avec eux.
—Oh! Valleroy, jacobin, toi, mon ami!
—Il le fallait bien pour nous éviter les perquisitions et les avanies auxquelles sont exposés les suspects.
—Alors nous pouvons être tranquilles de ce côté?
—Je le crois, et Kelner le croit aussi.
—Tu parlais de mon frère. Pendant ma maladie, n'est-il arrivé aucune nouvelle de lui?
—Aucune. Comment, d'ailleurs, pourrions-nous en recevoir? Il ne sait pas plus où nous sommes que nous ne savons où il est.
—C'est vrai! soupira Bernard. Mon pauvre frère, quand le reverrai-je?… Et Nina, fit-il tout à coup, a-t-elle su que j'étais malade?
—Une occasion s'est offerte de prévenir Mlle de Jussac. À deux reprises, elle s'est informée de ta santé, en me disant que Nina s'associait comme elle à mes angoisses.
—J'écrirai bientôt à Nina, répliqua Bernard.
Et comme il restait silencieux.
—Est-ce là tout ce que tu voulais me demander? interrogea Valleroy.
—Je voulais te demander aussi où est la reine?
—Plus tard, mon enfant, plus tard, s'écria Valleroy. Tu te fatigues et le médecin a recommandé…
—Je veux savoir ce qu'est devenue la reine… Je le veux…
—Elle est toujours au Temple…
—Nos amis ont donc renoncé à la sauver?
—Ils ont dû y renoncer par sa volonté.
—Elle a refusé de les suivre!… Parle, Valleroy, parle donc!
—Je pense qu'il eût été mieux à toi de ne pas m'interroger, Bernard, et qu'il serait sage à moi de me taire. Mais tes questions ont un tel accent d'exigence… Et puis, ce que je te cacherais aujourd'hui, tu l'apprendrais demain. Autant donc te le dire, puisqu'aussi bien te voilà redevenu fort. La reine est toujours au Temple, mais pas pour longtemps, je le crains. On prépare son procès et il est question de la transférer à la Conciergerie.
—Ainsi, on n'aura pu la sauver! murmura Bernard.
—On aurait pu si elle avait voulu. Grignan malgré l'avortement de sa première tentative, ne s'était pas découragé. Avec MM. de Guilleragues et de Morfontaine, il avait combiné un nouveau plan d'évasion. Seulement, cette fois, il n'était plus possible de faire partir les enfants en même temps que leur mère. Celle-ci serait partie en avant… Mais elle a refusé.
—Il fallait s'y attendre. Une mère n'abandonne pas ses enfants.
—La reine n'a voulu abandonner ni les siens, ni Madame Élisabeth. Le jour où Grignan parvint à s'introduire auprès d'elle—c'était le 2 juillet,—il la trouva en proie au plus affreux désespoir. Le matin même, on lui avait enlevé son fils. C'est alors qu'elle déclara que tout projet de fuite devait être abandonné…
—Et nos amis, que sont-ils devenus? demanda encore Bernard.
Cette fois, Valleroy baissa la tête sans répondre.
—On les a arrêtés? s'écria l'enfant en se soulevant.
—Un misérable, qui s'était fait leur complice, les a trahis et dénoncés.
—On les a arrêtés tous les trois?
—Tous les trois.
—Et où sont-ils, ces pauvres gens?
—Là où vont les martyrs et les saints.
—Morts! Ils sont morts!
—Exécutés il y a huit jours.
Bernard retomba sur sa chaise, stupéfait et comme anéanti. Des larmes obscurcirent son regard. Mais, en même temps qu'il pleurait, il priait pour les deux gentilshommes et pour le modeste plébéien qu'un même dévouement à la reine captive avait conduit au même supplice.
La douloureuse et nouvelle émotion qu'il venait de ressentir n'entrava pas cependant sa guérison. À la fin de l'été, il était complètement rétabli et sur son visage ne restait aucune trace de la maladie, au cours de laquelle il avait été si souvent près de périr. Dès ce moment, commença pour lui une triste et monotone existence. Valleroy et Kelner étaient appelés chaque jour au dehors, non seulement par la nécessité d'aller aux provisions et aux nouvelles, mais encore par l'obligation où ils étaient de faire preuve de civisme en se montrant aux clubs, dans les réunions populaires, aux solennités légales. Comme le disait Valleroy, pour ne pas être dévoré par les loups, il fallait hurler avec eux, et, comme Kelner, il ne perdait aucune occasion d'étaler ses sentiments patriotiques. Mais Bernard sortait peu. Il vivait entre Rose et le P. David, n'ayant d'autre horizon que le jardin abandonné de l'hôtel de Malincourt ou le cloître désert du couvent des Bénédictins, d'autre distraction que l'étude à laquelle il s'astreignait sous la direction du moine.
Si longs et si sombres que fussent les jours dans Paris terrorisé, ils passaient cependant. Malheureusement, le temps s'écoulait sans que se montrât au ciel un seul coin bleu. Ni l'été, ni l'automne de 1793 ne virent la fin des tragiques péripéties commencées au mois de janvier, et l'hiver de 1794 arriva.
Oh! l'horrible hiver! Il semble que tous les fléaux s'y soient donné rendez-vous. La Terreur bat son plein et un fleuve de sang coule à travers la France. L'année précédente, le roi a péri le premier, condamné à mort par la Convention. Après lui, trois aristocrates et un obscur soldat sont envoyés à l'échafaud. Le 14 octobre seulement, on y conduit la reine. Mais déjà, d'innombrables victimes en ont rougi le chemin. Madame Élisabeth y sera conduite un peu plus tard. Le Dauphin a été remis aux mains d'un cordonnier ivrogne et brutal chargé désormais de son éducation. Madame Royale vit au Temple, malheureuse, isolée, séparée de son frère.
Partout, la guillotine est dressée. À Paris, elle fonctionne sur la place de la Révolution. Il ne s'écoule pas de jour où le tribunal révolutionnaire ne lui envoie des condamnés. L'accusateur public Fouquier-Tinville en est le grand pourvoyeur. Instrument impassible des Comités, de la Commune et des clubs, c'est lui qui dispose des malheureux dont les prisons sont remplies. Émigrés, conspirateurs, gentilshommes, artisans, suspects de tout sexe, de tout âge et de toute condition, c'est lui qui les tue ou les sauve au gré de son caprice et de son humeur. S'il veut qu'ils meurent, il les envoie au tribunal révolutionnaire; s'il veut qu'ils vivent, il les oublie. Quelquefois, c'est à son insu qu'ils vivent ou qu'ils meurent, grâce à un hasard ou à une erreur.
Le bourreau Samson est en permanence. On ne saurait compter ceux qui lui passent par les mains. Ses victimes sont tour à tour inconnues ou illustres. Un jour, c'est Vergniaud, le groupe des Girondins, Mme Rolland; un autre jour, Danton et Camille Desmoulins, puis pêle-mêle, des prêtres, des conventionnels, des religieuses, des généraux, des duchesses, des paysans, André Chénier, Mme du Barry. Plus tard, ce sera Robespierre et la fleur de ses partisans. Dans les prisons peuplées d'innocents, il n'est personne qui puisse affirmer, le matin à son réveil, qu'il ne sera pas guillotiné le soir, tant les sentences arrivent imprévues et soudaines. Les greffiers du tribunal passent chaque jour, suivis d'une charrette. Ils appellent les prisonniers désignés pour cette fournée. Ceux-ci quittent le groupe où ils se tenaient, embrassent leurs compagnons, échangent avec ceux qu'ils aiment de tendres adieux, et en route pour le supplice. Aussi s'est-on accoutumé à l'idée de la mort. Elle n'épouvante plus. Les femmes mêmes vont à elle comme à une amie. C'est par exception que fait défaut le courage de mourir.
Ce qui se passe dans les provinces est à l'image de ce qui se passe à Paris. Partout, dans les départements, la Convention a envoyé des commissaires armés de pouvoirs souverains. Sur leur, passage, ils répandent la terreur. Arrivés à leur poste, ils reçoivent les dénonciations, et, en quelques ordres d'arrestation, décernés contre quiconque est suspect, ils remplissent les prisons et alimentent la guillotine. Quand elle ne fonctionne pas assez vite à leur gré, ils inventent d'autres procédés homicides. À Lyon, Fouché procède par fusillades; Carrier, à Nantes, par noyades. Dans le Midi, en Bretagne, en Vendée, partout où la République rencontre des résistances, c'est de la mort qu'elle use et toujours de la mort.
En même temps que la Terreur, règne une effroyable misère. À Paris, durant l'hiver de 1794, les denrées n'arrivent plus, et on meurt de faim. Pour avoir un morceau de pain chez les boulangers ou un morceau de viande aux halles, il faut attendre de longues heures, et, quand on a longtemps attendu, se battre pour n'avoir pas attendu en vain et ne pas revenir les mains vides. La capitale de la France n'est plus la brillante cité, la première ville du monde, mais une vaste prison où chacun surveille son voisin ou se défie de lui. Par les rues, on ne voit que gens pressés, s'en allant tête basse, comme s'ils redoutaient d'être reconnus. Le pavé appartient aux sans-culottes et aux tricoteuses, ordinaire escorte des condamnés. Dans le jour, le peuple, s'il n'est sur leur passage, est aux abords de la Convention ou dans les tribunes de l'assemblée. Du dehors ou du dedans, il dicte ses volontés à ceux qui légifèrent, et ceux-ci obéissent. Comme le confessera, un jour, l'un d'eux, ils votent sous les poignards. Le soir venu, le peuple se répand dans les clubs. Il se presse surtout aux Cordeliers et aux Jacobins, et sous les voûtes vers lesquelles montaient naguère les prières et les psalmodies, résonnent maintenant les cris furieux de la poignée de brigands qui fait trembler Paris.
Parfois, à l'improviste, se produit un symptôme de réaction brusque, lorsque, par exemple, Charlotte Corday assassine Marat. Mais, immédiatement, les réactionnaires sont écrasés, terrorisés, et le Comité de Salut public, par des mesures radicales et rapides, coupe court à leurs tentatives de protestations et de représailles.
Entre temps on se bat de toutes parts. En Bretagne, en Vendée, dans le Vivarais, dans la Lozère, sous les murs de Lyon, c'est la guerre civile avec toutes ses horreurs, royalistes contre républicains, blancs contre bleus. Aux frontières, vers l'Espagne, vers la Savoie, sur le Rhin, dans les Pays-Bas, à Toulon, c'est la guerre étrangère avec ses abominations et ses gloires. Partout où il y a des grottes et des forêts, elles donnent asile à des proscrits, poursuivis et traqués sans savoir quel est leur crime. On se cache dans les champs, sous les ruines, au fond des granges, un peu partout, comme on peut. Ainsi, la guillotine et la misère se sont alliées pour répandre la Terreur. Comme pour régler ce tragique désordre et diriger ces sanglantes saturnales, existent trois pouvoirs rivaux: la Convention, la Commune, les clubs. Mais, au-dessus d'eux, règne le Comité du Salut public et sur ce Comité règne Robespierre, qui croit encore à l'éternelle durée de sa puissance quand déjà le guette le bourreau.
CHAPITRE XVI
OÙ L'ON REVOIT D'ANCIENNES CONNAISSANCES
Depuis près d'une année, Bernard et Valleroy vivaient à Paris, résignés à leur sort, attendant avec une secrète impatience, comme la plupart des Parisiens, la fin des mauvais jours. On était en mars 1794, quand, un matin, vers 10 heures, sous une de ces violentes averses qui éclatent au printemps entre deux rayons d'un pâle soleil, une voiture s'arrêta devant le ci-devant hôtel de Malincourt. C'était le moment de la journée où, là-bas, tout au fond du cloître, dans la pauvre cellule du P. David, Bernard travaillait avec l'ancien religieux qui avait entrepris son instruction, négligée depuis de longs mois, par suite des événements. À la même heure, aux étages supérieurs de l'hôtel, Valleroy procédait au classement des papiers de M. de Malincourt, laissés en désordre depuis le commencement de la Révolution. Kelner étant aux provisions, Rose se trouvait seule dans le pavillon d'entrée qu'elle habitait avec lui. Au bruit des roues sur le pavé, elle alla ouvrir la porte de la rue et regarda au dehors.
La voiture qui venait de s'arrêter devant l'hôtel, après avoir fait vibrer les vitres des maisons du quartier, était une antique et vénérable berline peinte en jaune, portant encore sur ses panneaux des traces d'armoiries mal effacées. Attelée de deux robustes chevaux à qui des harnais sans élégance donnaient l'air d'un attelage de labour, elle avait un paysan pour cocher. Dans l'intérieur étaient assises une femme et une petite fille; celle-ci au regard vif et pénétrant, avivant son teint de brune qu'accentuait sa chevelure noire toute bouclée; la femme, déjà grisonnante, avec son visage énergique et ayant haute mine, en dépit de l'embonpoint qui alourdissait ses mouvements et ses gestes.
Toutes deux étaient vêtues comme des femmes de condition, et, avant même de savoir qui elles étaient, Rose éprouva cette surprise qu'on éprouvait alors, toutes les fois que dans Paris, en proie à la Terreur, apparaissait sur les gens, dans leurs allures, leur langage, leur manière d'être, quelque vestige de la vie d'autrefois. Deux femmes habillées à la mode de 1789, circulant à travers les rues, dans un équipage aristocratique, qui conservait, malgré tout, des airs d'ancien régime, c'était à cette époque, dans une existence aussi monotone que celle de Rose, aussi dominée par d'incessantes craintes, un événement.
En voyant s'ouvrir la porte de l'hôtel et Rose sur le seuil, la grosse dame mit la tête à la portière.
—Citoyenne, demanda-t-elle d'une voix où se révélait une hardiesse toute virile, n'est-ce pas ici qu'habite le citoyen Valleroy?
—C'est ici, Madame, répondit Rose, impressionnée au point d'oublier que la Révolution avait décrété l'égalité entre tous les Français.
—Alors, ma bonne, aidez-nous à descendre et veuillez le prévenir que la chanoinesse de Jussac désire lui parler.
Et prenant l'enfant entre ses fortes mains, après avoir, d'un geste brusque, ouvert la portière, elle la passait à Rose et mettait ensuite pied à terre aussi lestement que le lui permettait sa massive carrure.
Mme la chanoinesse de Jussac! s'était écriée Rose; mais, alors, cette jolie enfant est Mlle Nina d'Aubeterre!
—Vous me connaissez? fit Nina.
—Je vous connais, oui, ma mignonne, pour avoir souvent entendu parler de vous par votre ami Bernard, et c'est de même aussi que je connais Mme la chanoinesse.
—Mais, vous, comment vous nomme-t-on? demanda celle-ci.
—On me nomme Rose, Madame, Rose Kelner.
—Eh bien, Rose, hâtez-vous d'aller quérir le citoyen Valleroy, car ce que j'ai à lui dire ne souffre aucun retard.
La chanoinesse et Nina entrées dans l'hôtel et la lourde porte refermée. Rose s'empressa d'obéir. Moins de cinq minutes après, Valleroy arrivait, manifestant de loin la joyeuse surprise que lui causait l'arrivée des deux visiteuses. En le voyant, Nina s'était précipitée dans ses bras. Quand il l'eut tendrement embrassée, tout en saluant la chanoinesse, il interrogea celle-ci.
—D'où venez-vous et où allez-vous? dit-il.
—D'où je viens? répondit-elle. Je viens de Compiègne où, par suite de l'audace croissante des jacobins du cru, je n'étais plus en sûreté. Où je vais? Au Comité de Salut public pour réclamer contre les traitements que je subis là-bas, malgré ma réputation de bonne patriote.
—On vous a maltraitée?
—Maltraitée, non. Mais, depuis huit jours, des bandes de chenapans sont venues, à diverses reprises, aux abords du château, proférer des injures et des menaces, chanter la Carmagnole et le Ça ira. D'abord, j'ai toléré ce supplice quotidien. Puis, quand j'ai compris que mes oreilles s'échauffaient et que l'aventure tournerait mal, je suis allée me plaindre à la municipalité de Compiègne.
—Elle vous devait protection, en effet.
—Elle me la devait et me l'a promise. Mais, promettre et tenir font deux, et, soit méchanceté, soit impuissance, on ne m'a pas protégée. Dès lors, que pouvais-je toute seule contre cinquante mauvais drôles dont la malice inventait chaque jour quelque nouvelle avanie, et qui se sont même avisés de mettre le feu à l'une de mes granges? Si j'eusse été seule, j'aurais livré bataille, et, aidée de mes gens, je me serais défendue, eussé-je dû voir mon château mis au pillage. Mais la présence de Nina m'a empêchée de suivre mes instincts belliqueux. J'ai décidé de me réfugier dans Paris, et, puisque m'y voilà, j'en veux profiter pour dénoncer les malfaiteurs qui m'ont chassée de ma demeure. Il m'a semblé que la soeur du colonel de Jussac pouvait et devait obtenir justice.
—Justice contre d'intrépides sans-culottes! fit Valleroy.
Détrompez-vous, Madame, vous ne l'obtiendrez pas.
—Paris est donc une caverne de brigands?
—Dites même d'assassins… Une caverne, oui, Madame. À supposer que vous trouviez un conventionnel de bonne volonté pour écouter vos doléances, il n'en tiendra aucun compte. Si vous objectez que votre frère est un des plus vaillants serviteurs de la République, on vous répondra que le colonel de Jussac a été l'ami du traître Dumouriez et que, sans doute, ils ont conspiré ensemble. Peut-être même serez-vous soupçonnée d'avoir conspiré avec eux, de telle sorte qu'en voulant vous défendre, vous vous exposez à attirer sur vous les foudres du terrible Comité, sur vous et sur votre frère.
-Que faire alors? demanda la chanoinesse, dont le langage de Valleroy contrariait les résolutions sans les ébranler.
—Rien: ne pas vous montrer, ne pas agir, vous faire oublier. C'est déjà un miracle que vous ayez pu rester jusqu'à ce jour dans votre château sans y rien changer à votre vie. C'était trop beau pour durer et, à l'improviste, on vous l'a fait comprendre. Maintenant, moins vous ferez parler de vous, mieux cela vaudra.
—Mais, pendant que je m'appliquerai à garder le silence, qu'adviendra-t-il du château de Jussac? Sera-t-il mis à sac, ou démoli, ou incendié?
—Nul ne peut le dire et tout est à craindre.
—Et vous croyez que je me résignerai à voir MM. les jacobins de Compiègne consommer leur attentat sur les pierres innocentes de Jussac? s'écria la chanoinesse avec impétuosité. Cela est impossible, citoyen Valleroy. Je me dois, je dois à mon frère, au nom que nous portons tous deux, de ne renoncer à la lutte qu'après avoir épuisé les moyens de défense et de salut. Quoi que vous en disiez, j'irai s'il le faut jusqu'à Robespierre en demandant justice et sûreté. Si je ne réussis pas à les obtenir, je retournerai à Compiègne, et là, à l'exemple d'une de mes aïeules, Yolande-Athénaïs de Jussac, qui soutint un siège contre les Anglais, j'en soutiendrai un contre les jacobins; je me défendrai par le fer et par le feu, et, plutôt que de me rendre, je m'ensevelirai sous les ruines de mon château.
La vaillante femme debout, le bras tendu, l'air impérieux, semblait chercher une épée pour engager le combat. Et tant de mâle résolution éclatait sur son visage empourpré que Valleroy n'osa tenter de la dissuader de son dessein, ni lui démontrer que son héroïsme n'aurait d'autre effet que de la marquer irréparablement pour l'échafaud.
—Mais, Nina, qu'en ferez-vous? se contenta-t-il de demander, en désignant l'enfant qui, durant cette scène, était restée silencieuse, collée aux jupes de Rose Kelner.
—Nina, je vous la laisserai, répondit Mme de Jussac. Je vais même vous la laisser dès maintenant. Je ne dois pas l'associer aux aventures où je m'engage. Si j'en sors saine et sauve, je viendrai vous la redemander et elle continuera à vivre auprès de moi. Sinon, et comme il faut tout prévoir, vous trouverez dans ce pli, en billets de la banque d'Angleterre, de quoi assurer son avenir.
Et elle tendait à Valleroy une large enveloppe scellée à ses armes, qu'il prit en tremblant, tant il était ému par la sollicitude et la générosité que la chanoinesse prodiguait à Nina.
—La petite vous a-t-elle remerciée? interrogea-t-il, ne sachant que dire.
—Elle sait combien je l'aime, et sa reconnaissance s'est manifestée par un redoublement de caresses. À son âge, je ne puis rien lui demander de plus. Plus tard, que je vieillisse près d'elle ou que je ne sois plus pour elle qu'un souvenir, c'est vous, Valleroy, qui lui apprendrez à bénir mon nom.
En prononçant ces mots, sa voix virile et dure s'était attendrie. Elle se baissa pour embrasser l'enfant qui se suspendit à son cou en disant d'un accent d'effroi:
—Est-ce que vous me quittez, bonne amie?
—Non, certes, se hâta de répondre la chanoinesse. Je sortirai tout à l'heure, mais, je reviendrai. En attendant, tu joueras avec ton ami Bernard. Où est-il, Bernard? ajouta-t-elle en s'adressant à Valleroy.
Celui-ci fit un signe à Rose qui s'éloigna aussitôt. Alors il se rapprocha de la chanoinesse, et, après s'être assuré que Nina ne pouvait l'entendre, il dit:
—Madame, par pitié, réfléchissez avant de donner suite à vos projets. Vous avez parlé d'aller trouver Robespierre. Autant vous jeter dans la gueule du loup!
—Je me suis toujours montrée bonne patriote, répliqua Mme de Jussac, et j'ai le droit de vivre libre dans ma maison. Qu'on m'y protège ou je m'y défendrai contre ceux qui viennent en troubler la paix. C'est tout ce que je veux dire à Robespierre. Il doit m'écouter et m'écoutera quand je lui rappellerai que mon frère a versé son sang pour la République.
—Robespierre est jacobin, Madame, et auprès de lui la voix des jacobins de Compiègne sera plus puissante et plus écoutée que la vôtre.
—Tant pis pour lui, alors, reprit l'intraitable chanoinesse. Quant à moi, tant qu'il me restera un souffle, je réclamerai la liberté d'exercer tous mes droits.
L'entretien fut interrompu. Rose revenait et ramenait Bernard qu'elle était allée chercher dans la cellule du P. David. Nina, en l'apercevant, courut à lui, le rire aux lèvres, et ils s'embrassèrent avec effusion.
—Petite Nina, je ne m'attendais guère à te voir aujourd'hui, disait
Bernard à travers les baisers.
—Moi, je savais que je te verrais. Quand, ce matin, nous sommes montées en voiture avec bonne amie, elle m'a dit que c'était pour venir te retrouver.
Laissant un moment sa petite camarade, Bernard alla saluer gravement la chanoinesse. D'un brusque mouvement, elle l'attira sur son coeur, en témoignage du plaisir qu'elle avait à le revoir. Mais lorsqu'après un échange de tendres propos, il voulut s'informer des motifs de ce voyage impromptu, ce fut Valleroy qui répondit:
—Tu les connaîtras plus tard, mon garçon, dit-il. À cette heure, je dois te demander d'emmener Nina dans le jardin et de jouer avec elle jusqu'à ce que j'aille vous rejoindre.
Bernard le regarda, comprenant qu'il y avait du nouveau. Mais il se garda d'interroger, et, sans mot dire, il entraîna sa petite amie qui le suivit toute joyeuse.
—Maintenant, je peux partir sans faire verser des larmes, observa la chanoinesse. À bientôt, je l'espère, Valleroy. Au revoir, ma bonne Rose.
Elle se dirigeait vers la porte. Alors seulement Valleroy vit la vieille berline qui stationnait dans la rue.
—Vous êtes venue de Compiègne dans cet équipage? s'écria-t-il. Et on ne vous a pas arrêtée en route?
—Au contraire, on m'a arrêtée plusieurs fois. Mais il m'a suffi de montrer mes passeports pour circuler librement. À l'entrée de Paris, on me les a redemandés, on les a visés… J'ai bien aperçu des gens de méchante mine qui se retournaient pour nous voir. Mais, en somme, je suis arrivée ici sans encombre.
—C'est extraordinaire, Madame, et providentiel le hasard qui vous a protégée! Se promener dans une voiture pareille est le plus souvent un crime. C'est déjà grave qu'elle ait stationné devant le ci-devant hôtel de Malincourt, et si cela se renouvelait, il y aurait de quoi nous compromettre tous.
—Je ne peux cependant aller à pied dans Paris.
—Prenez un fiacre, alors; ce sera plus prudent.
—Pauvre Paris, comme ils me l'ont changé…
—Oui, la guillotine en permanence et tout luxe proscrit! C'est ce qu'ils appellent le règne de la liberté.
La chanoinesse remonta dans sa voiture, et, à son départ comme à son arrivée, le fracas des roues et des chevaux sur le sol parut ébranler les maisons de la rue ordinairement silencieuse. Quand il eut perdu de vue l'équipage, Valleroy ferma la porte, et, très triste, dominé par de sinistres pressentiments, il revint vers Rose.
—Nous voilà avec un enfant de plus, Rose, dit-il. Il faudra maintenant que vous teniez lieu de mère à cette fillette; je crains bien que la chanoinesse ne puisse de si tôt venir la chercher.
—Je l'aimerai comme j'aime Bernard, répondit la brave femme, et elle trouvera en mon mari comme en vous un protecteur qui ne cessera de veiller sur elle.
Dans la soirée du même jour, Valleroy, laissant les enfants à la garde du ménage Kelner, sortit pour se rendre au club des jacobins où le rôle qu'il s'était donné l'obligeait à se montrer assidu. En ce temps-là, pour être classé parmi les bons citoyens, pour rester à l'abri des soupçons et des dénonciations, il ne suffisait pas de manifester une fois des sentiments civiques. Il fallait les manifester souvent, par les actes, par le langage, par une exemplaire assiduité aux réunions populaires, par les applaudissements accordés aux orateurs les plus exaltés.
Valleroy, résolu à écarter de Bernard et de lui-même la foudre toujours grondante, ne négligeait rien pour tromper sur ses véritables sentiments la clique tumultueuse et malfaisante au milieu de laquelle il était obligé de vivre. C'est donc par prudence et sur le conseil de Kelner qu'il s'était affilié à la Société des jacobins. Fondée au commencement de la Révolution, cette société comptait dans son sein les terroristes les plus ardents, et le plus redoutable de tous, Robespierre. Par la création de Sociétés similaires, émanées d'elle, qui correspondaient avec elle, sollicitaient ses ordres et les exécutaient, elle avait étendu son action sur tout le territoire de la République. Si forte était son organisation, si puissante son influence, que tout tremblait au simple énoncé de son nom et qu'elle dictait sa volonté à la Convention, à la Commune et même au Comité de Salut public qui seul, à cette heure, constituait le gouvernement de la France. Elle tenait ses réunions dans la chapelle d'un ancien couvent de Dominicains ou Jacobins, située sur l'emplacement actuel du marché Saint-Honoré.
Là, chaque soir, devant une foule passionnée, docile à la voix de quelques fanatiques qui menaient tout le reste comme un troupeau, des orateurs se faisaient entendre. Des conventionnels, revenant d'une tournée de province ou d'une inspection aux armées, y rendaient compte de leur mission. Des publicistes y examinaient, soit pour les critiquer, soit pour les approuver, les décrets de la Convention. De cette tribune retentissante tombaient tour à tour des accusations contre les hommes publics, des propositions de lois que le vote des sociétaires imposait au pouvoir, des protestations ardentes en faveur de la Révolution. En un mot, la Société des jacobins était une puissance dans l'État, avec laquelle toutes les autres devaient compter.
Lorsque, ce soir-là, Valleroy entra dans la salle des séances, un orateur occupait la tribune. Si pressés étaient les auditeurs, que, obligé de rester aux derniers rangs de cette foule compacte, Valleroy d'abord ne le vit pas. Il se contenta donc d'écouter. Mais, soudain, il tressaillit. Cette voix aiguë, qui montait vers les voûtes de la vieille chapelle et remplaçait les chants religieux, il la connaissait, et ces accents évoquaient dans sa mémoire les douloureux souvenirs d'un passé déjà lointain.
—Oui, citoyens, disait l'orateur, je suis moi aussi une victime des tyrans et des aristocrates, et j'ai voué une haine éternelle au vil Cobourg par qui je fus emprisonné. Je voulais déjouer les complots liberticides et je m'étais rendu à Coblentz, dans la citadelle même de l'émigration scélérate pour surveiller ses menées. Par un vote patriotique, la Société des jacobins d'Épinal m'avait confié cette périlleuse mission, et je l'avais acceptée à l'image de ces vieux Romains qui brûlaient de mourir pour la liberté.
—Mais c'est Joseph Moulette! se dit Valleroy.
En jouant du coude à travers la foule, il put s'approcher assez de la tribune pour distinguer les traits de l'orateur. C'était bien Joseph Moulette, en effet, mais Joseph Moulette amaigri, transformé, une expression tragique dans le regard.
—Dénoncé, arrêté, jeté au fond d'un obscur cachot, continua-t-il, j'y suis resté durant une année, séparé du monde, chargé de chaînes. Voyez, citoyens, voyez mes poignets meurtris par le poids des fers! Enfin j'ai pu m'enfuir, et je suis ici pour te vouer, Coblentz, à l'exécration de l'univers et de la postérité!
Des applaudissements couvrirent ces paroles, et Joseph Moulette, dit Curtius Scoevola, descendit de la tribune au milieu d'une bruyante ovation. Valleroy restait anxieux.
Qu'allait-il faire? Devait-il s'esquiver, éviter Joseph Moulette? Valait-il mieux aller à lui, feindre d'être heureux de le revoir, s'exposer à encourir ses reproches et les conséquences d'une colère qui serait terrible, si le citoyen président connaissait les circonstances de son arrestation?
Valleroy hésitait. Mais il était homme de décision et n'hésita pas longtemps. Il se décida pour le parti le plus énergique, quelque périlleux qu'il fût. Justement, Joseph Moulette, poussé par la foule, venait de son côté. Il l'attendit au passage et le salua.
—Je suis heureux de te revoir, citoyen président, et d'attester dans cette assemblée de patriotes la vérité de ton récit.
—Valleroy! s'écria Joseph Moulette.
Il se jeta dans les bras de Valleroy, lui donna l'accolade et s'élança, le traînant derrière lui, vers la tribune qu'il venait de quitter.
—Citoyens, reprit-il, voici un témoin de mes souffrances et de mes malheurs. Interrogez-le et que la foudre m'écrase si j'ai menti!
—Le citoyen Joseph Moulette a dit la vérité, dit d'une voix forte Valleroy, debout sur les degrés de la tribune. Il a été victime de son civisme et d'un infâme guet-apens, et moi-même, après avoir tenté en vain de le délivrer, je n'ai pu me dérober que par la fuite au même sort que lui.
Des acclamations nouvelles saluèrent ce langage. Un orateur proposa de déclarer que les citoyens Moulette et Valleroy avaient bien mérité de la patrie.
—Qu'ils se réjouissent, ajouta-t-il. Ils seront vengés. Avant peu l'armée du Rhin marchera sur Coblentz, et ce boulevard de la tyrannie tombera au pouvoir de la République. Alors, justice sera faite.
La proposition fut votée d'enthousiasme, et, quelques instants après, les deux amis quittaient la salle, enivrés de leur triomphe. Une fois dans la rue, Moulette prit le bras de Valleroy.
—Je t'avais promis, dit-il, de n'oublier jamais ce que tu avais fait pour moi. Estimes-tu que j'ai tenu parole?
—Tu ne me devais rien, citoyen président. Ma conduite à Coblentz a été conforme aux sentiments fraternels que tu m'avais inspirés.
—Oui, j'ai su que tu t'es efforcé, au prix des plus grands périls, d'obtenir ma mise en liberté.
—Tu le sais! répéta Valleroy abasourdi.
—Mes geôliers eux-mêmes ont rendu témoignage à ton dévouement républicain. S'il n'a pas porté les fruits que tu en attendais, tu n'en mérites pas moins ma gratitude. Aussi, n'hésite pas, si je peux quelque chose pour toi, à me le demander. Mais, d'abord, parle-moi de toi, de ta condition. J'ai vu avec joie que tu t'étais affilié aux jacobins.
—Peut-on être bon patriote sans cela?
—Exerces-tu un métier? Es-tu content?
—Tout en me consacrant à mes devoirs civiques, je me suis fait acheteur de biens nationaux et, pour commencer mes opérations, j'ai acquis l'hôtel du ci-devant comte de Malincourt.
—Malincourt! Celui que j'avais arrêté?
—Lui-même. La justice du peuple t'a donné raison, Moulette. Elle a condamné le ci-devant et sa femme et les a envoyés à la lunette.
—Ce que fait le peuple est bien fait, murmura Moulette. Périssent les traîtres et les aristocrates!
Résolu à tenir son rôle jusqu'au bout, Valleroy ne broncha pas. Il continua à régler son pas sur celui du citoyen président, et, comme ils arrivaient au bord de la Seine, il eut vaguement la pensée de débarrasser la société du malfaisant personnage, en le jetant à l'eau. Puis il se dit qu'il aurait peut-être besoin de lui et il écarta l'homicide obsession qui le poursuivait.
—Et toi, que fais-tu? demanda-t-il.
—Je suis employé dans les bureaux de l'accusateur public, Fouquier-Tinville. À mon retour de captivité, je suis allé le voir. Il a compris, me jugeant à ma valeur, quels services il pouvait attendre de moi. Il m'a proposé un poste de confiance auprès de lui, et, ma foi, jaloux de servir la République une et indivisible, j'ai renoncé à retourner à Épinal. Je suis chargé des enquêtes que nécessitent les dénonciations contre les suspects.
—Un bon métier, sans doute, remarqua Valleroy.
—Oui, excellent, répondit Joseph Moulette, qui s'abandonnait au besoin de faire étalage de son crédit et de son influence. Les aristocrates prévenus d'émigration, ou de relations avec des ennemis du dehors, ou de quelque autre crime, ont toujours l'argent au bout des doigts et croient pervertir ainsi la conscience des patriotes. On feint d'être sensible à leurs séductions et c'est tout bénéfice. Il y a aussi les visites domiciliaires qui rapportent. Il est si difficile de ne rien garder des objets précieux sur lesquels on fait main basse.
Le drôle souriait complaisamment.
—Tu es riche, alors? fit Valleroy avec admiration.
—Ça commence, mais ça ne fait que commencer.
—On pourrait peut-être violenter la fortune, et si deux hommes comme toi et moi s'alliaient secrètement, résolus à marcher d'accord, il y aurait plus d'un bon coup à faire.
Moulette regarda Valleroy, et la physionomie de ce dernier lui inspira tant de confiance qu'il s'écria, en tendant la main:
—Tope là, et soyons unis.
—Compris et entendu. C'est entre nous à la vie et à la mort.
Ils se séparèrent en se promettant de se revoir désormais tous les jours.
—C'est dur de feindre d'être l'ami, de ce coquin, pensait Valleroy en regagnant sa demeure, à travers les rues désertes et obscures. Mais il n'était pas d'autre moyen de se mettre à l'abri de sa méchanceté.
Le lendemain, dès le matin, comme Valleroy venait de se lever, Kelner lui remit une lettre qu'avait apportée, quelques instants avant un inconnu. Cette lettre, signée Sophie de Jussac, était datée de la prison du Luxembourg et ne contenait que quelques lignes ainsi conçues:
«Ainsi que je vous en avais prévenu, écrivait la chanoinesse, je me suis présentée hier dans les bureaux du Comité de Salut public, qui m'ont renvoyée au Comité de sûreté générale. Là, quand j'ai commencé à formuler mes plaintes, on m'a mis sous les yeux une dénonciation en règle, signée contre moi par ces coquins de Compiègne et qui m'avait devancée à Paris. Je suis accusée de complicité avec les ennemis de la République, de relations avec les émigrés et de résistance aux décrets de la Convention. On m'a arrêtée séance tenante et conduite à la prison du Luxembourg, où je suis incarcérée. Un homme sûr se charge de vous faire parvenir cet avis.»
—Pauvre femme! murmura Valleroy. La voilà victime de sa présomption et de sa confiance dans la justice des scélérats!
Et, songeant tout-à-coup à Joseph Moulette, il ajouta mentalement:
—Je ne peux abandonner à son sort la chère créature, et il faut que ce drôle m'aide à la sauver.
CHAPITRE XVII
CHEZ LES LOUPS
Les bureaux de l'accusateur public Fouquier-Tinville étaient situés dans les bâtiments du Palais de justice, entre la salle où le tribunal révolutionnaire tenait ses audiences et la prison de la Conciergerie destinée à recevoir les prévenus, au moment où commençait leur procès. Cette prison et cette salle pouvaient être considérées comme les deux étapes qui les séparaient de l'échafaud.
Ce fut donc au Palais de justice, que, au lendemain de l'arrestation de la chanoinesse de Jussac, se rendit Valleroy pour voir Joseph Moulette. À l'extrémité d'un long corridor, il entra dans une salle d'attente déjà remplie de gens, hommes et femmes de tous rangs et de tout âge.
C'étaient pour la plupart des solliciteurs qui venaient implorer, en faveur de parents incarcérés, la pitié du magistrat qu'avait investi de pouvoirs souverains un décret de la Convention, et dont le peuple de Paris ne prononçait le nom qu'avec terreur.
Au milieu de ces solliciteurs éplorés qui risquaient eux-mêmes leur vie en essayant de sauver celle d'autrui, parmi ces hommes dont le visage exprimait l'angoisse, parmi ces femmes en deuil, venues pour disputer à la guillotine un époux, un père, un frère, un fils, Valleroy, ne sachant à qui s'adresser, resta un moment décontenancé. Enfin, ayant interrogé un des sectionnaires préposés à la garde de la salle, il parvint à faire avertir de sa présence Joseph Moulette. Celui-ci vint aussitôt, et, apparaissant sur le seuil de la pièce où il se tenait, il appela d'un geste Valleroy qui s'empressa de le suivre.
—Je te sais gré, citoyen Valleroy, de n'avoir mis aucun retard à tenir ta promesse et d'être venu me trouver, dit Joseph Moulette. Que puis-je pour toi? As-tu un service à me demander ou une affaire à me proposer?
—C'est d'une affaire qu'il s'agit, répondit résolument Valleroy.
—Parle alors, je t'écoute avec l'attention que je dois à mon associé.
—On a arrêté hier une femme se disant chanoinesse de Jussac, continua
Valleroy. Elle est prévenue d'avoir conspiré contre la République.
—La chanoinesse de Jussac? dit Joseph Moulette. Il me semble que j'ai vu déjà ce nom quelque part.
Tout en parlant, il s'était assis devant une table couverte de papiers, et, maintenant, il avait l'air d'en chercher un parmi les autres.
—Que cherches-tu? demanda Valleroy.
—Parle, parle, je ne perds pas un mot de ce que tu dis. Justement, voilà le dossier de ta citoyenne. Je savais bien qu'il m'avait passé par les mains.
Il le feuilletait en murmurant entre ses dents:
—Une dénonciation de la Société des jacobins de Compiègne… Complicité avec des aristocrates et des émigrés… La messe célébrée la nuit dans son château… Luxe scandaleux… Oh! mais, tout cela est très grave!
Et se renversant dans son fauteuil, il ajouta:
—L'affaire de ta ci-devant chanoinesse est claire. Dans trois jours elle ira au tribunal et, le lendemain…
Il n'acheva pas; mais portant la main à sa nuque, il eut le geste tragique d'un bourreau.
Valleroy ne sourcilla pas, et ce fut avec le plus grand calme qu'il répondit.
—C'est que, justement, il n'y a pas lieu de se presser.
—Tu t'intéresses à elle?
—Comme on peut s'intéresser à une poule aux oeufs d'or qu'il serait imprudent de tuer trop vite.
—La citoyenne est riche?
—Très riche, et j'ai su par hasard qu'avant de partir de son château de Jussac pour venir se faire prendre à Paris, elle a enterré quelque part, dans un endroit connu d'elle seule, une grosse, très grosse somme en beaux louis comptant. Avant qu'elle soit envoyée à la guillotine, je voudrais gagner sa confiance, lui arracher son secret et savoir où est caché le magot. Quand nous le saurons, il sera temps de requérir sa condamnation et de nous débarrasser d'elle. Alors, part à deux!
—Oui, je comprends, et ton plan est certes bien imaginé. Mais l'exécution n'en est pas facile. Gagner la confiance de la citoyenne, comment?
—Rien de plus facile, au contraire, si tu veux me seconder.
—Tu as un moyen?
—Notre ci-devant chanoinesse est détenue au Luxembourg. Suppose que je sois nommé geôlier dans cette prison. Me voilà en relations quotidiennes avec la citoyenne. Je feins de m'intéresser à elle, de vouloir la sauver…
—Oui, oui, je comprends. Je comprends et je t'admire, car tu es un habile homme. Mais moi, que dois-je faire?
—Obtenir de Fouquier-Tinville ma nomination comme geôlier au Luxembourg. Tu me feras passer pour un de tes amis, bon patriote. D'ailleurs, je suis connu pour mon civisme. À la Commune et aux jacobins, vingt voix affirmeront que mes opinions sont pures et que jamais je ne tombai dans le modérantisme.
—Il suffira que je me porte garant pour toi, observa fièrement Joseph
Moulette. Fouquier-Tinville n'a rien à me refuser.
—Ce n'est pas tout, ajouta Valleroy, qui puisait l'imperturbable aplomb de son mensonge dans le souvenir qu'il avait gardé de la crédulité de Joseph Moulette, puisque ton crédit est tel que tu le dis, l'opération peut devenir plus lucrative que je n'espérais. La ci-devant Jussac possède un château aux environs de Compiègne. Après sa mort, ce château sera confisqué, mis en vente et nous tâcherons de nous le faire adjuger à bas prix. Il serait donc à souhaiter que, jusque-là, sous prétexte de frapper les aristocrates dans leurs biens comme dans leur vie, les jacobins de Compiègne n'allassent pas le détériorer.
—Ordre sera donné à la municipalité de cette ville d'y mettre bonne garde.
Joseph Moulette s'était levé. Soudain, il reprit:
—Mais, j'y songe! Attends-moi là. Fouquier-Tinville est dans son cabinet. Je vais lui parler de toi, séance tenante, et, si je le trouve en belle humeur, je lui arrache ta nomination.
Le citoyen président disparut et Valleroy resta seul, tout heureux du succès de sa ruse, se leurrant de l'espoir qu'il pourrait la prolonger et en obtenir ce qu'il en espérait: le salut de Mme de Jussac et la conservation du château. Ces pensées captivaient encore son esprit quand Joseph Moulette reparut et l'appela, en disant:
—Le citoyen accusateur public va te recevoir.
Sur son invitation, Valleroy entra derrière lui dans le cabinet de Fouquier-Tinville. Au milieu de la vaste pièce, que chauffait un grand feu, le terrible pourvoyeur de la guillotine travaillait, assis à son bureau encombré de lettres et de dossiers. Au bruit des visiteurs derrière lui, il tourna la tête, et Valleroy eut quelque peine à supporter sans en être intimidé le regard qui se posa sur lui. Il tombait, ce regard, de deux yeux chatoyants, ronds et petits, dont l'éclat sombre se reflétait sur le visage grêlé, couturé, exprimant à la fois une audace servile et cynique, une incessante agitation intérieure, et pour tout dire, hideux avec son front étroit et blême, à moitié caché par les cheveux noirs. Mais, à peine arrêtés sur Valleroy, ces yeux mobiles et fuyants prirent une autre direction, et ce fut sans le regarder que Fouquier-Tinville lui parla:
—C'est toi qu'on nomme Valleroy? demanda-t-il.
—C'est moi, citoyen.
—Tu désires être employé dans la prison du Luxembourg?
—Mon ambition serait comblée si je pouvais l'être.
—Est-ce dans celle-là ou dans une autre que tu veux servir la patrie?
—Dans celle-là, citoyen.
—Pourquoi?
—Parce que je sais que, dans celle-là, les ennemis de la République ourdissent plus qu'ailleurs des complots liberticides.
—Et tu espères les déjouer?
—C'est mon principal souci.
—Tu sais que si tu trompais la confiance du peuple dont je suis ici le représentant, tu périrais?
—Je le sais.
—N'as-tu pas été jadis observateur pour le compte de la Commune?
—Elle m'a envoyé à Coblentz en l'an I de l'ère de la liberté pour surveiller les émigrés, affirma Valleroy avec effronterie.
—Le citoyen Joseph Moulette me répond de toi et cela me suffit. Je vais donc faire ce que tu me demandes. Dès demain, tu seras geôlier au Luxembourg. Mais ce n'est pas seulement pour garder les prisonniers que je t'y envoie; c'est aussi pour surveiller ceux qui les gardent. Partout règne la trahison. Nous croyons tout savoir et nous ne savons rien. Le plus souvent, nos agents eux-mêmes pactisent avec nos ennemis. Ta vigilance devra donc s'exercer surtout sur le personnel de la prison, sur les gardiens, sur les sectionnaires, sur le greffier, et, fréquemment, tu me rendras compte par écrit de ce que tu auras découvert.
—Je me conformerai scrupuleusement à tes ordres, citoyen.
—N'oublie pas qu'il y va de ta tête.
Valleroy s'inclina comme s'il mettait sa tête à la disposition de Fouquier-Tinville. Le mouvement eut sans doute de l'éloquence et de l'à-propos, car l'accusateur public reprit:
—Je te crois bon patriote; sois-le toujours. Voici un ordre qui t'ouvrira les portes du Luxembourg.
Il tendait à Valleroy un papier, après l'avoir signé, et d'un geste il le congédia. Puis il se plongea de nouveau dans les paperasses où il cherchait les éléments des actes d'accusation qu'il dressait en grand nombre tous les jours.
—Est-ce là ce que tu souhaitais? demanda Joseph Moulette à son associé quand ils furent seuls.
—Tu as réalisé mes désirs.
—Alors, citoyen, bonne chance. Je ne te recommande pas d'agir loyalement avec moi, d'abord parce que, convaincu de ta probité, je suis sûr que tu ne manqueras pas au contrat verbal qui nous lie; ensuite, parce que, si tu me trompais, je consacrerais tout mon pouvoir à tirer vengeance de toi.
—Ne menace pas, Joseph Moulette, répliqua Valleroy d'un accent solennel. Je t'ai déjà prouvé que je suis au-dessus du soupçon. Les gains de nos entreprises doivent être partagés entre nous; et ils le seront tout aussi bien que si j'en avais signé l'engagement.
Sur cette superbe réponse, que le citoyen président accueillit par un silence embarrassé, ils se séparèrent, et comme Valleroy descendait lestement l'escalier du Palais de Justice, il ne put se défendre de penser que souvent rien n'est plus bête qu'un coquin. Il revint en toute hâte à l'hôtel de Malincourt, et, à peine arrivé, réunissant Bernard et Kelner, il leur annonça qu'il allait s'éloigner d'eux pendant quelques semaines. D'abord Bernard protesta. Mais, quand il sut à quelle noble tâche se dévouait son ami, loin de protester, il lui dit:
—Espérons que tu seras plus heureux que lorsque nous avons tenté de délivrer mes pauvres parents et la reine. Je t'approuve, Valleroy. Je regrette seulement que tu ne m'aies pas convié à te seconder.
—Eh! je le ferai peut-être, mon garçon! s'écria Valleroy. Attends-toi à être appelé à la prison du Luxembourg. Dès que je serai familiarisé avec mes nouvelles fonctions, je ne manquerai pas de t'inviter à me venir voir.
Ces paroles aidèrent Bernard à se résigner.
—N'estimes-tu pas qu'il serait bon de faire connaître au colonel de Jussac l'arrestation de sa soeur? demanda-t-il alors. Sans doute, il volerait à son secours, et on écouterait un brave soldat tel que lui.
—J'y ai pensé. Mais comment l'avertir? Par une lettre? Si elle était ouverte, elle nous perdrait tous. Par un messager? Où en trouver un assez sûr?
—Ne suis-je pas là? dit Kelner.
—Ta présence, Kelner, est nécessaire ici en mon absence pour garder la maison, ta femme et les enfants. Et puis, à supposer que le colonel soit prévenu, à supposer qu'il arrive, parviendra-t-il à sauver sa soeur? Ne s'exposerait-il pas lui-même à être soupçonné, arrêté, condamné? La République n'est pas tendre pour les soldats qui la défendent. Plus d'un a déjà payé de sa vie l'honneur de la servir. Laissons M. de Jussac aux armées. Là, du moins, sa qualité de gentilhomme n'est pas crime, et il est protégé. Si sa soeur doit être sauvée, elle le sera plus sûrement par nous que par lui.
Bernard et Kelner se rangèrent à cette opinion. Le lendemain, dès le matin, Valleroy les quittait pour aller prendre au Luxembourg ses nouvelles fonctions. Les arrestations, à cette époque, se multipliant incessamment et les prisons de Paris étant devenues insuffisantes pour recevoir les prévenus, il avait fallu en augmenter le nombre. C'est ainsi que le Palais du Luxembourg, ancienne résidence de Monsieur, comte de Provence, avait été transformé, après la fuite de ce prince, en maison de détention. À l'entrée de la vaste cour, sous les voûtes donnant accès dans l'intérieur des bâtiments, en bas et en haut des escaliers, dans les corridors, on avait planté de lourdes et solides grilles de fer. Les galeries, les salles aux proportions monumentales étaient devenues des dortoirs, des réfectoires, des cellules, et maintenant, sous les lambris dorés où, tour à tour, avaient vécu Marie de Médicis, Gaston d'Orléans, Mlle de Montpensier, la duchesse de Berry, fille du régent, et le frère de Louis XVI, des centaines d'innocents promenaient leur infortune, en attendant que leur destinée se réalisât.
C'est là qu'avait été conduite la chanoinesse de Jussac. Écrouée sur l'ordre du Comité de surveillance qui fonctionnait à côté du Comité de Salut public, on l'avait placée dans une salle où se trouvaient déjà d'autres femmes. Les unes étaient, comme elle, de nobles dames dont le crime consistait dans un passé aristocratique, dans le nom qu'elles portaient, dans les services rendus à l'État par leurs aïeux. Filles ou épouses d'émigrés, les relations entretenues par elles avec des êtres chers étaient assimilées à des complots contre la République, et, pour avoir obéi au plus naturel, au plus légitime des sentiments humains, elles étaient prévenues de communications avec les ennemis du dehors et du dedans. À côté d'elles, il en était de plus obscures, d'humbles épouses d'artisans, dénoncées pour avoir donné asile à des proscrits, pour avoir caché des prêtres insermentés, ou même pour moins que cela, pour des propos imprudents que l'étendue de leur misère avait arrachés un jour à leur bouche exaspérée.
Rapprochées par la communauté de leur malheur et par l'identité de leur sort, patriciennes et plébéiennes vivaient entre elles fraternellement. Les premières oubliaient leur éducation, leurs origines pour relever le moral de leurs compagnes par la parole et par l'exemple. Celles-ci, en retour, se prodiguaient pour leur rendre les mille soins auxquels étaient accoutumées les femmes de la noblesse et que le régime de la prison leur refusait. Monotone était leur existence, mais non sans charme, car, sauf la privation de la liberté et la perspective de la guillotine, leur sort ne comportait pas de trop cruelles rigueurs. Mal nourries, mal couchées, entassées dans des pièces trop étroites, exposées sans cesse à la brutalité de leurs gardiens, elles jouissaient, d'autre part, de précieuses faveurs. Le plus souvent, il leur était permis de circuler dans la prison. Elles pouvaient se visiter, se réunir, causer longtemps, se promener dans les cours transformées en préau, où elles retrouvaient parmi les hommes détenus comme elles des amis des jours heureux. Aussi, chacun organisait-il sa vie au gré de ses goûts et de ses sympathies, et, fréquemment, il arrivait que les journées, en s'écoulant, amenaient des douceurs et des surprises qui en abrégeaient la longueur. Ce qui dominait les préoccupations quotidiennes, c'était l'insouciance, le détachement de l'existence, le mépris de la mort. Comme, à toute heure, on pouvait croire qu'on allait être envoyé au tribunal, comme on savait que le tribunal précédait l'échafaud, on ne songeait qu'à être heureux durant les moments dont on disposait encore. Ce fut le trait caractéristique de ces temps que les plus faibles et les plus frêles se préparaient au supplice avec sérénité et l'attendaient non avec des larmes, mais avec des sourires. Ce qui se passait au Luxembourg se passait dans toutes les autres prisons. Seulement, dans ce vieux palais, on avait de plus qu'ailleurs des salles aérées, des cours spacieuses, la vue de jardins où se reposaient les yeux, et c'était encore une infinie douceur d'être incarcéré là plutôt qu'au Plessis, ou aux Madelonnettes, ou dans quelque autre des édifices où on emprisonnait les prévenus, édifices plus sombres et d'aspect plus effrayant que ce somptueux et élégant Luxembourg qui n'avait pas été construit pour recevoir des prisonniers. Mais si la captivité y revêtait une physionomie moins lugubre que dans les autres prisons de Paris, la mort s'y présentait dans des conditions analogues. C'étaient toujours les mêmes émissaires accompagnant la même charrette, et s'arrêtant à cette étape de leur tournée comme aux autres, afin d'y prendre les victimes désignées pour ce jour-là. C'étaient les mêmes formalités, le même appel, les mêmes adieux, et quand les victimes étaient parties, la même tristesse parmi ceux qui leur survivaient, tristesse bientôt dissipée par la volonté de ne pas affaiblir leur propre courage, appelé à subir, le lendemain, de nouvelles épreuves.
En moins de quarante-huit heures, la chanoinesse de Jussac fut faite à sa nouvelle vie. Elle trouva parmi les prisonnières l'accueil auquel lui donnaient droit dans le monde son rang, son âge et son nom. À peine incarcérée, elle s'occupa d'avertir Valleroy, et, à force de se remuer, elle parvint à trouver un homme sûr à qui elle crut pouvoir confier une lettre. Puis, certaine qu'elle serait promptement secourue, elle attendit, s'occupant à préparer sa défense, en prévision de sa comparution devant le tribunal. La salle dans laquelle on l'avait mise contenait douze lits où couchaient vingt femmes. Arrivée la dernière, elle aurait dû en partager un avec une de ses compagnes. Mais, par égard pour elle, celles-ci voulurent lui épargner cette obligation. Elle eut donc son lit. En outre, une femme du peuple, détenue comme elle, sollicita l'honneur de la servir, de telle sorte que la chanoinesse, accoutumée au confort et au luxe de son château, put espérer qu'elle n'aurait pas trop à souffrir de son changement d'existence.
Le surlendemain de son entrée au Luxembourg, vers 10 heures du matin, comme elle descendait dans la cour, accompagnée d'autres prisonnières, elle se trouva soudainement en présence de Valleroy. Mais il était accoutré de telle sorte, que, d'abord, elle ne le reconnut pas. Il portait une veste longue en ratine verte, ainsi que des culottes de même étoffe et de même couleur. Il était coiffé d'un bonnet rouge et tenait à la main un trousseau de clés. Ce costume le transformait et le déguisait à ce point que la chanoinesse ne se tourna même pas pour le voir. Ce fut seulement lorsqu'à deux reprises, il eut passé devant elle avec l'évidente intention de se faire remarquer qu'elle mit un nom. Elle allait manifester sa surprise. Mais Valleroy ne lui en laissa pas le temps. Avant que son étonnement se fût exprimé, il se trouva près d'elle et dit à voix basse, d'un air bourru, comme s'il adressait une remontrance à la prisonnière.
—Feignez de ne pas me connaître. Je suis ici pour travailler à votre délivrance.
Il s'éloigna sans ajouter un mot, la laissant stupéfaite. Durant la journée, ayant obtenu d'être préposé à la garde de la salle où elle se tenait, il trouva moyen, à diverses reprises de communiquer avec elle, tantôt dans cette salle, tantôt dans le préau. Elle sut ainsi que, désormais, elle avait auprès d'elle un protecteur et un ami.
—Si je peux quelque chose pour améliorer votre sort matériel, dites-le moi, ajouta-t-il. Je m'efforcerai de l'obtenir.
—Il me serait très doux d'être transférée du dortoir commun dans une cellule où je serais seule, répondit-elle.
—Ce n'est peut-être pas impossible.
Impossible ou non, ce fut fait dès le lendemain, et la chanoinesse de Jussac eut un chez elle où elle pouvait rester seule et recevoir, durant le jour, les prisonniers qu'elle avait distingués. Chaque après-midi, vers 3 heures, sa chambre se remplissait de ses compagnons d'infortune. On venait la voir, comme si elle eût eu encore un salon, et c'était un touchant spectacle que celui de ces réunions de grandes dames et de gentilshommes où, pour tromper les cruels loisirs de la détention, on remontait aux souvenirs du passé, sans négliger de s'entretenir des tristesses du présent.
Souvent manquaient à l'appel un ou plusieurs visiteurs qu'on avait vus la veille. C'est que, dans l'intervalle, ils avaient été mandés au tribunal et n'en étaient revenus que pour annoncer qu'ils étaient condamnés à mort. On leur donnait un souvenir, quelques larmes; puis on s'attachait à consoler ceux que leur brusque départ laissait dans le deuil.
Quand la chanoinesse restait seule, Valleroy, après avoir rempli les nombreuses obligations de sa charge, venait à son tour la voir. Leurs entretiens étaient toujours rapides, fréquemment interrompus et auraient pu se résumer dans cette phrase que Valleroy ne cessait de répéter:
—Tant que je serai près de vous, vous ne serez pas appelée au tribunal.
Il y avait déjà huit jours qu'il était entré au Luxembourg quand, un matin, il fut appelé chez le directeur de la prison. Il s'y rendit aussitôt et y trouva Joseph Moulette venu pour le voir. Sur l'ordre du citoyen président, le directeur, très humble devant lui, les laissa seuls dans son cabinet.
—Eh bien, où en sommes-nous? demanda le secrétaire de Fouquier-Tinville. Crois-tu que ta ci-devant chanoinesse déliera sa langue et te confessera l'endroit où elle cache son trésor?
—Je le crois, répondit Valleroy. Mais il ne faut pas lui manifester d'impatience. Nous nous exposerions à tout gâter. Elle est défiante, la vieille! Il faudra des ruses et du temps pour lui arracher son secret. Elle m'a bien avoué que le trésor, existe, mais elle ne semble pas encore disposée à dire où elle le détient.
—Il est dommage que Capet, quand il régnait, ait aboli la torture, fit observer Joseph Moulette. Nous aurions obligé ta chanoinesse à parler.
—Oui, mais nous n'avons plus la torture à notre service!
—Ce qu'elle nous eût donné en quelques minutes, combien te faudra-t-il de temps pour l'obtenir?
—Six semaines ou deux mois, répliqua Valleroy, peut-être davantage.
Le citoyen président bondit.
—Mais il sera impossible de résister durant si longtemps aux démarches de la Société des jacobins de Compiègne!
—Elle est donc bien pressée de voir couper le cou à la ci-devant
Jussac?
—Elle affirme que ce grand exemple est nécessaire dans le pays pour en imposer à l'audace des aristocrates. À deux reprises déjà, le Comité de surveillance a transmis à Fouquier-Tinville les requêtes des patriotes de Compiègne, et, par deux fois, celui-ci m'a ordonné de dresser le dossier.
—Mais alors notre opération est compromise? fit Valleroy d'un accent d'inquiétude.
—Oh! j'ai plus d'un moyen de gagner du temps, dit Joseph Moulette, avec un sourire hautain et ironique. Mais je tenais à exciter ton zèle, à te démontrer la nécessité d'agir rapidement. Si Fouquier-Tinville me demande de nouveau le dossier, je serai obligé de le lui remettre et de trouver des raisons pour retarder l'envoi au tribunal.
—Tu pourras invoquer les services que rend à la République le frère de la citoyenne Jussac.
—Le colonel? s'écria Joseph Moulette. Mais il est mort! La nouvelle en est arrivée à Paris durant la dernière décade.
—Il est mort!
—Tué à l'ennemi, dans un combat d'avant-garde.
—Et on oserait guillotiner la soeur de ce brave? Valleroy, un moment oublieux de son rôle, avait poussé ce cri avec impétuosité.
—Entre-t-il dans tes desseins de la sauver? demanda froidement Joseph
Moulette.
—Si elle était sauvée, fit Valleroy se reprenant, il n'y aurait plus ni château à vendre, ni trésor à retrouver, partant, plus de gain pour nous. Je ne peux donc vouloir la sauver. J'ai voulu seulement t'indiquer comment, en invoquant les services du frère, tu pourras ajourner la mort de la soeur jusqu'au moment où il ne sera plus utile qu'elle vive.
Si la généreuse mais imprudente exclamation de Valleroy avait éveillé un soupçon dans l'âme défiante de son interlocuteur, ce soupçon fut effacé par l'explication que son ordinaire présence d'esprit venait de lui suggérer.
—La ci-devant chanoinesse de Jussac vivra aussi longtemps que son existence nous sera nécessaire, déclara Joseph Moulette rassuré. Tu peux t'en fier à moi. Ne laisse pas cependant de t'appliquer à provoquer des aveux. Plus tôt nous les aurons et mieux cela vaudra, car nous avons tout intérêt à éviter que Fouquier-Tinville s'aperçoive que je n'apporte à l'exécution de ses ordres qu'un zèle refroidi. Et, à ce propos, ne néglige pas de lui envoyer les rapports qu'il t'a demandés.
—T'en a-t-il reparlé?
—Non; mais cet homme terrible n'oublie rien; il feint d'oublier; puis un beau jour, brusquement, il s'étonnera de ton silence, et alors… il a des colères terribles!
—Mais je ne sais qui lui dénoncer! Le personnel de la prison est dévoué à la République, à la liberté, à la cause du peuple.
—Et qu'importe! Invente, laisse pressentir que tu es sur la trace d'un complot. Fais comme moi; gagne du temps.
—Je tâcherai… Quand te reverrai-je?
—Oh! pas de sitôt. Il faut craindre les dénonciations que ne manqueraient pas d'exciter nos entrevues, si elles devenaient fréquentes. Il me suffit d'être venu et de t'avoir reçu dans ce cabinet pour donner à ta personne et à tes modestes, mais utiles fonctions, le prestige que tu dois conserver dans l'intérêt de notre entreprise, aux yeux de tes égaux, comme aux yeux de ceux de qui tu reçois les ordres. Désormais, sois-en sûr, on ne te demandera dans cette prison aucun compte de ta conduite, et, en ta qualité de protégé de Fouquier-Tinville, tu inspireras à tous une terreur salutaire; à toi d'en profiter. Quant à moi, je n'ai plus rien à faire ici.
—Mais alors, comment communiquerai-je avec toi?
—N'as-tu pas un intermédiaire à mettre entre nous?
Valleroy réfléchit un moment; puis, soudain, se frappant le front:
—J'en ai un, mon neveu, Bernard. Il va sur ses quinze ans. Il est, comme son oncle, ardent patriote et, soit dit en passant, pétri de malice. C'est lui que je chargerai de porter mes rapports à Fouquier-Tinville, et il aura ainsi une occasion toute naturelle de te voir, de te parler, de te donner mes avertissements et de recevoir les tiens. Est-ce entendu?
—C'est entendu. Maintenant, retourne à ton poste. Et crois-moi, ne perds pas ton temps. Il importe que le trésor des Jussac arrive à bref délai dans nos mains. Retrouverions-nous plus tard, pour nous l'approprier, des circonstances aussi favorables que les circonstances présentes? Si, d'aventure, les ennemis de Robespierre l'emportaient, qu'adviendrait-il de Fouquier-Tinville et de moi-même?…
—Robespierre! Que dis-tu là? Est-il menacé?
—Eh! que sait-on! Il est des scélérats aux yeux de qui son civisme est suspect et qui lui reprochent les impitoyables rigueurs qu'il déploie contre les ennemis de la patrie. Ils sont puissants, quoiqu'il les domine encore. Mais s'il allait faiblir…
—Pour la République et pour nous, puisse l'Être suprême écarter ces sombres perspectives! murmura hypocritement Valleroy.
Et d'un ton presque badin, il ajouta:
—Je m'engage à travailler activement à notre fortune.
Il alla ouvrir la porte du cabinet et, avant de se retirer, salua respectueusement Joseph Moulette et le citoyen directeur qui rentrait. Puis il s'éloigna, une grande joie au coeur et aussi un peu de tristesse; un peu de tristesse, quand il songeait au brave colonel de Jussac, mort à l'ennemi; une grande joie, lorsqu'il se disait que, grâce à son subterfuge, il pourrait mander auprès de lui son cher Bernard et le voir désormais en toute liberté. Pour la première fois, depuis une semaine qu'il l'avait quitté, il lui écrivit ce soir-là; sa lettre était brève et ne contenait que ces quelques mots:
«Viens, Bernard, j'ai besoin de toi.—Valleroy.»
Quant à la chanoinesse, en la revoyant, il se garda bien de lui annoncer le trépas glorieux de son frère. Si elle devait vivre, elle apprendrait son malheur toujours assez tôt; si elle devait mourir, autant épargner à son coeur ce nouveau déchirement.
CHAPITRE XVIII
BERNARD S'AGITE
Depuis qu'il habitait Paris, Bernard avait contracté l'habitude de ne sortir de l'hôtel de Malincourt qu'à de rares intervalles. C'est sur le conseil de Valleroy qu'il s'y était résigné. Si triste était la capitale avec ses solennités civiques et ses manifestations patriotiques, avec les convois de condamnés, parcourant la ville à toute heure, avec les sans-culottes et les tricoteuses maîtres du pavé, les longues files formées aux abords des halles et des boulangeries, la guillotine en permanence, que Valleroy s'efforçait d'en dérober le spectacle à Bernard. Mais lorsqu'il l'eut quitté pour s'enfermer au Luxembourg, l'enfant manifesta la volonté de changer d'existence et d'aller tous les jours par la ville. Il se considérait maintenant comme un homme, quoiqu'il n'eût pas quinze ans, et il voulait accoutumer son coeur et ses yeux aux émotions que, en ces jours douloureux, la rue, du matin jusqu'au soir, présentait aux Parisiens.
Kelner tenta vainement de le détourner de ce projet. Bernard demeura inébranlable, et le lendemain du jour où Valleroy était parti, il sortit accompagné du brave Suisse qui, pour cette première promenade, n'avait jamais voulu le laisser seul. Par la rue de Seine et par la rue de Tournon, ils arrivèrent au Luxembourg. Avant toute autre excursion, Bernard avait voulu voir la résidence de Valleroy et de la chanoinesse de Jussac. Ils en firent le tour, en traversant les jardins ouverts au public et, tant que dura la promenade, il tint ses yeux fixés sur les croisées du monument, comme s'il eût espéré d'y voir apparaître le visage énergique et doux de son ami.
De là, contournant le théâtre de l'Odéon et à travers le quartier Latin non encore ouvert par des boulevards, ainsi qu'il l'est aujourd'hui, à la lumière et à l'air salubre, ils gagnèrent le Palais de Justice. Ils y entrèrent. Le tribunal révolutionnaire siégeait ce jour-là. Bernard voulut graver dans sa mémoire la vision d'une de ces audiences où des innocents étaient jugés par des criminels. Il vit l'accusateur public Fouquier-Tinville, le président Dumas et ses assesseurs. Il vit aussi les prévenus: une femme du peuple et deux gentilshommes, compromis dans un prétendu complot contre la République. Il assista à leur interrogatoire et, après avoir constaté qu'on ne leur accordait pas la liberté de se défendre, il entendit la sentence qui les condamnait à mort tous les trois.
Très exalté et très ému, il entraîna Kelner, auquel il demanda de le conduire à l'entrée de la Conciergerie. Une fois là, il se dirigea vers la place de l'Hôtel-de-Ville, désireux de parcourir le chemin par lequel ses parents avaient été conduits au supplice. À cette heure, les souvenirs du passé assaillaient son esprit. Remontant à une année en arrière, il se revoyait arrivant à Paris, tombant à l'improviste dans la foule hurlante, et, parmi les flots pressés de cette foule, il suivait par la pensée la sinistre charrette où, pour la dernière fois, il avait aperçu ses parents ainsi que dans un sinistre cauchemar, sans pouvoir les embrasser ni même leur parler.
Comme au jour de ce drame abominable. Un tiède soleil de printemps descendait du ciel et éclairait la terre. La Seine coulait lumineuse entre ses hautes berges, au bord desquelles le Louvre, les Tuileries, le Palais Mazarin, dressaient leurs façades monumentales et allait se perdre au loin, sous les hauteurs verdoyantes de Passy qui s'étageaient dans une lumière éclatante, où flottait une poussière d'or. Et devant ce radieux spectacle, Bernard se demandait comment une ville si belle était tombée au pouvoir des scélérats qui la déshonoraient et pourquoi Dieu permettait que la nature, créée par lui et embellie par la main des hommes, servît de cadre à leurs forfaits. Silencieux, le coeur oppressé, il marchait à côté de Kelner qui n'osait interrompre ses rêveries et réglait son pas sur le sien, sans protester contré la longueur de la course.
Lorsque, après plusieurs heures, ils revinrent à l'hôtel, Bernard tombait de fatigue. Mais, résolu à se mêler désormais à la vie de Paris, il déclara qu'il sortirait le lendemain et ensuite tous les jours. Seulement, il entendait sortir seul, ayant, disait-il, acquis et payé chèrement le droit d'être traité comme un homme et non comme un enfant. Kelner, effrayé en songeant aux périls auxquels son jeune maître serait exposé, alla supplier le P. David d'user de l'ascendant moral qu'il exerçait sur Bernard pour le retenir. Mais, à sa grande surprise, le P. David fut d'un autre avis que lui.
—Laissez donc le chevalier agir à sa guise, dit-il. On ne saurait trop le pénétrer du sentiment de sa responsabilité personnelle. Il est jeune d'âge, mais mûr d'esprit, et à cette maturité, il faut un aliment qu'il ne peut trouver qu'au dehors. C'est une émancipation prématurée peut-être; mais dans les temps où nous sommes, on vieillit plus vite qu'autrefois.
À partir de ce jour, couvert par l'opinion du P. David, Bernard entreprit des excursions quotidiennes à travers Paris, et si rapidement se familiarisa avec les rues de la capitale qu'au bout d'une semaine il était en état de s'y guider. On le voyait sous les galeries du Palais-Royal où il assistait aux séances de clubs formés en plein vent, sous les arbres du jardin, par des orateurs improvisés; au restaurant Méot où dînaient d'illustres conventionnels; sur la terrasse des Tuileries, où, à deux pas de la Convention, représentants et spectateurs venaient continuer, en respirant l'air du jardin, les ardents débats commencés dans l'assemblée. Un jour, perdu dans des groupes hideux, il suivit jusqu'à la place de la Révolution, où avaient lieu maintenant les exécutions capitales, une charrette de condamnés. Cédant à une soudaine défaillance de son coeur, il ne cessa de les regarder qu'au moment où ils montaient sur l'échafaud.
À ces spectacles, son esprit et son coeur se trempaient: il y puisait l'art de juger hommes et choses au gré de sa raison grandissante et de sa jeune expérience. Il apprenait à détester le crime, à plaindre les criminels, et, en enveloppant d'une commisération plus attendrie leurs victimes, à reconnaître les fautes qu'elles expiaient quelquefois pour leur compte et plus souvent pour autrui. Les gens qui voyaient passer, à travers les tragiques et tumultueuses agitations de Paris, cet enfant long et frêle, vêtu de noir comme un petit bourgeois et dont un grave et ardent regard éclairait le visage pâle, ne se doutaient guère des idées qu'il portait en lui, ni des chocs qui se produisaient entre celles qu'il tenait de son éducation première et celles qu'il devait à sa précoce science de la vie. Pour les comprendre, il aurait fallu causer avec lui. Mais depuis que Valleroy s'était enfermé au Luxembourg, Bernard ne parlait à personne de l'état de son âme, sauf au P. David auquel chaque jour, en rentrant, il aimait à confier les impressions qu'il rapportait de ses promenades et à qui il les confiait parce qu'il savait que le vieux religieux ne le trahirait pas.
C'est dans ces circonstances qu'il reçut un matin le billet de Valleroy qui l'appelait au Luxembourg. Il se rendit à cet appel sans tarder. À la porte de la prison, on lui demanda qui il était et ce qu'il voulait. Quand il eut répondu qu'il venait pour voir son oncle, le geôlier Valleroy, on le fit entrer dans la salle du greffe, où celui qu'il demandait et qu'on était allé quérir devait venir le retrouver. Et là, soudainement, il eut l'impression nette et saisissante des rapides formalités de l'incarcération des détenus. Justement, on venait d'en amener six, parmi lesquels se trouvaient deux femmes, l'une en cheveux blancs, l'autre qui semblait avoir à peine vingt ans.
Assis sur un banc contre le mur, ces infortunés paraissaient accablés. Leur regard exprimait la résignation et l'angoisse. À l'appel de leur nom, ils se levaient, s'approchaient du greffier, et d'une voix brisée, répondaient à ses questions, questions brèves destinées uniquement à établir leur identité. Le nom inscrit sur le registre d'écrou, on y mentionnait sous une forme concise les causes de l'arrestation. Ces causes ne variaient guère. C'était toujours de complot contre la République et de relations avec les émigrés qu'on accusait les suspects.
Le coeur serré, Bernard s'intéressait passionnément à ces scènes douloureuses, quand entra Valleroy. Si vive fut la joie de l'enfant en retrouvant son ami que les cruelles impressions qu'il venait de ressentir s'apaisèrent un moment. Valleroy lui serra la main, puis s'approcha du greffier auquel il dit quelques mots à voix basse. Celui-ci regarda Bernard. Il écrivit ensuite quelques mots sur une feuille imprimée qui se trouva sous sa main et qu'il lui remit en disant:
—Tiens, citoyen, voici une autorisation qui te permettra de circuler librement dans la prison.
—Suis-moi! dit alors Valleroy.
Il entraîna Bernard dans la cour du palais, muette et déserte, les prisonniers n'étaient pas encore descendus.
—Tu m'as appelé, fit Bernard, et je me suis empressé de venir.
—Je suppose que Kelner t'a accompagné jusqu'à la porte du Luxembourg.
—Comme quand tu m'accompagnas au Temple, lorsque j'allai voir la reine? demanda Bernard en souriant. Non, Kelner ne m'a pas accompagné. Je suis assez grand pour aller seul, et je n'ai besoin ni de lui ni de personne. Traite-moi comme un homme, Valleroy.
—Tu vas voir que c'est comme un homme que je veux te traiter.
—En quoi puis-je servir?
Valleroy répondit à cette question en exposant à Bernard ce qu'il attendait de lui. La mission qu'il entendait lui confier consistait à être son intermédiaire auprès de Joseph Moulette, à recevoir les communications de ce dernier et à lui transmettre celles que l'intérêt de Mme de Jussac commanderait de faire au citoyen président, devenu secrétaire de Fouquier-Tinville.
—Ainsi, dit Bernard, je devrai me trouver en présence du personnage qui a arrêté mes parents: qui, sans les connaître, les a poursuivis de sa haine et est cause de leur mort?
—Oui, tu devras te trouver en sa présence, Bernard, et ne rien trahir des sentiments qu'il t'inspire.
—Sais-tu que c'est une dure tâche que tu m'imposes?
—Il te sera facile de l'accomplir jusqu'au bout, si tu veux te souvenir que le salut de la chanoinesse de Jussac l'exige et qu'elle est la bienfaitrice de Nina. Je pense de ce coquin ce que tu en penses toi-même. Je feins cependant d'être son ami, son associé, son complice. Guide-toi sur cet exemple, Bernard, il le faut.
—J'y consens, mais à une condition.
—Laquelle?
—C'est que plus tard, quand nous n'aurons plus besoin de lui, nous nous vengerons.
À ces mots Valleroy parut hésiter. Mais le visage et la parole de Bernard exprimaient tant d'ardeur passionnée et de volonté qu'il lui prit les mains et répondit:
—Oui, nous nous vengerons. Pour aujourd'hui, tu te rendras au Palais de Justice afin de remettre à Fouquier-Tinville le pli que voici. Tu arriveras à lui en t'adressant à Joseph Moulette, et tu ne manqueras pas de dire à ce dernier que tu attends ses ordres pour me les apporter. Désormais, tu viendras ici tous les matins.
Ils causèrent encore quelques instants. Puis Bernard songea à se retirer. Mais, à ce moment, éclatèrent à l'entrée de la cour un grand mouvement et du bruit. La lourde grille tourna sur ses gonds, s'ouvrit toute grande; une voiture entra, protégée par une escorte de gendarmes et vint s'arrêter devant un perron par où on accédait au greffe.
—Qu'est-ce que ces gens-là? demanda Bernard.
—Des prisonniers qu'on vient écrouer. Ils arrivent de loin sans doute; leur voiture est couverte de poussière et de boue.
Un gardien s'était approché, ouvrait la portière, et les voyageurs mirent pied à terre. Ce fut d'abord un vieillard de haute mine, vêtu comme un homme de condition. À peine descendu, il se retourna et, se découvrant, il tendit la main à une femme qui descendait à son tour. Celle-ci, étant enveloppée d'une mante brune dont le capuchon enveloppait sa tête, Bernard et Valleroy ne purent d'abord voir son visage. Mais, une fois sur le perron, elle rejeta le capuchon sur ses épaules d'un geste alangui, et alors, dans la pleine lumière du matin apparut, sous un casque de cheveux blonds, sa figure fine et voilée de mélancolie. Valleroy chancela. Bernard, saisi comme lui par la surprise, lui prit fiévreusement le bras, et ils restèrent ainsi tous deux, cloués au sol, tandis que de leur bouche sortait, dans un cri, ce nom si souvent répété par eux depuis un an.
—Tante Isabelle!
Oui, c'était elle! Ils l'avaient crue morte et elle vivait! Mais d'où venait-elle? Quelles aventures l'avaient conduite du champ de bataille de Nerwinde à Paris? Comment y était-elle et pourquoi venait-elle, après tant d'épreuves, s'échouer dans une prison? Et à la joie qui pénétrait leur coeur, alors qu'ils la retrouvaient vivante, se mêlait une inquiétude. Toujours immobiles, ils suivaient des yeux tante Isabelle et la virent entrer dans la salle du greffe.
—Il faudrait la rejoindre, dit Bernard, lui parler.
—Gardons-nous-en bien, répliqua Valleroy. La secousse serait trop violente pour son coeur et son émotion aussi funeste pour elle que dangereuse pour nous. Je trouverai une occasion meilleure de l'avertir que je suis près d'elle. Éloigne-toi, Bernard; ne songe qu'au message que je t'ai confié. Demain, tu en sauras plus long sur la tante Isabelle. Quelque excitée que fût sa curiosité, Bernard se résigna à obéir. Il sortit et se dirigea vers le Palais de Justice, ayant hâte de s'acquitter des commissions dont l'avait chargé Valleroy. Peu d'instants après, il était en présence de Joseph Moulette. Quoiqu'il se fût rencontré une fois avec lui, l'année précédente, au café des Trois-Couronnes à Coblentz, il ne se souvenait pas de l'avoir vu, et quand on l'introduisit auprès du secrétaire de Fouquier-Tinville, auprès de ce personnage malfaisant, cause première de ses malheurs, il était aussi ému, aussi troublé que s'il fût entré dans la cage d'une bête fauve.
—Qui es-tu, petit, et que veux-tu? lui demanda Joseph Moulette.
—Je suis Bernard, neveu de Valleroy, citoyen. Il m'envoie auprès de toi, d'abord pour que tu me conduises chez l'accusateur public à qui je dois remettre un rapport secret; ensuite, pour que tu me communiques les instructions ou les ordres que tu aurais à lui faire parvenir.
—Mais, toi-même, n'as-tu aucune communication à me faire de sa part?
—Une communication très brève. Les choses qui t'intéressent marchent à souhait.
—Es-tu au courant de ces choses?
—Mon oncle a confiance en moi et ne me cache rien.
—Tu sais alors que tu ne dois me répéter ce qu'il te confie que lorsque nous sommes seuls…
—Je le sais, répondit Bernard.
—Si nos accords étaient découverts, continua Joseph Moulette, notre tête à tous trois aurait cessé d'être solide sur nos épaules. Maintenant que te voilà prévenu, je vais avertir Fouquier-Tinville de ta présence.
Il s'éloigna, revint presque aussitôt, fit un signe, et Bernard le suivit dans le cabinet de l'accusateur public, sanctuaire redoutable où il n'était aisé d'entrer et de s'assurer un favorable accueil que si l'on venait comme dénonciateur ou comme espion.
Fouquier-Tinville se tenait debout devant la cheminée sur laquelle un buste de la liberté, coiffé du bonnet phrygien, étalait ses robustes appas. Impénétrable et froid, il regarda venir Bernard qui, le coeur agité, se dominant pour ne pas trahir ses émotions, s'avançait vers lui.
—Tu as une lettre à me remettre, mon jeune citoyen? demanda l'accusateur public. Presse-toi de me la donner. Le tribunal n'attend plus que moi pour ouvrir l'audience et elle doit être longue… Il y a toute une fournée d'accusés.
Bernard, qui avait tiré de sa poche le pli destiné à l'accusateur public, le lui tendit en saluant. Puis il resta debout, promenant ses yeux autour de lui, tandis que le terrible magistrat lisait le mémoire rédigé par Valleroy. Joseph Moulette, pendant ce temps, allait et venait, autour du bureau, feuilletant les dossiers qui s'y trouvaient et en prenant quelques-uns qu'il mettait à part. Quand il en eut formé une liasse, il alla les enfermer dans un carton placé sur une étagère à côté de beaucoup d'autres, et sur lesquels Bernard lut ces mots: Dossiers des prévenus à envoyer au tribunal. Un frisson secoua son corps, car il venait de comprendre que ce carton contenait la liste des futures victimes et les pièces accusatrices savamment coordonnées pour justifier leur condamnation.
Cependant, Fouquier-Tinville avait achevé sa lecture et, par-dessus le papier qui tremblait entre ses doigts, il regardait de nouveau l'enfant. Tout à coup, s'adressant à Joseph Moulette, il lui dit d'un accent bref et impérieux:
—Laisse-nous, citoyen Moulette.
Les yeux de Joseph Moulette exprimèrent la surprise que lui causait cet ordre. Néanmoins, il mit un servile empressement à obéir. Il se dirigea vers la porte, comme il y arrivait, Fouquier-Tinville reprit:
—Il est arrivé hier de Lille au Luxembourg des prisonniers que le Comité de surveillance a mandés à Paris. Parmi eux se trouve une femme nommée Isabelle Lebrun. Elle est signalée comme ayant vécu à Coblentz et à Liège parmi les émigrés. Dès que tu auras reçu les papiers qui la concernent, tu me dresseras un rapport sommaire sur cette prévenue. Je te rappelle aussi l'affaire Jussac.
—Bien, citoyen accusateur public, répondit Joseph Moulette, qui s'était arrêté pour recevoir les ordres de Fouquier-Tinville.
Après ces mots, il sortit. Fouquier-Tinville et Bernard restèrent seuls.
—Tu es le neveu de Valleroy? demanda le premier.
—Oui, citoyen, le propre fils de sa soeur, répondit Bernard.
—Professes-tu les mêmes opinions que lui?
—Comme lui, je suis prêt à mourir pour la République et pour la liberté.
—Et en attendant de verser ton sang pour elles, tu les sers?
—Je suis son exemple.
—Quel âge as-tu?
—Quinze ans, citoyen.
—Connais-tu le contenu du pli que tu viens de m'apporter?
—Non, citoyen; c'est ce matin seulement que, pour la première fois, mon oncle m'a mandé près de lui. Il m'a fait connaître que, désormais, je serais chargé de t'apporter les rapports qu'il aurait à te faire parvenir. Il avait préparé celui-ci à l'avance et me l'a confié pour te le remettre sans avoir le temps de m'en révéler le contenu.
—Tu ne sais donc rien des tentatives de complot qu'il me dénonce?
—Rien, citoyen. Mais ce n'est pas que mon oncle doute de ma discrétion. Ce qu'il m'a laissé ignorer aujourd'hui, il se peut qu'il me l'apprenne demain.
—C'est donc qu'il te croit capable de garder un secret? Je veux espérer qu'il ne se trompe pas. Tu es jeune, non assez cependant pour ne pas être responsable de tes actes. Par conséquent, si tu te laissais tenter par les ennemis de la République, si tu versais dans la trahison, tu serais châtié comme un homme.
—Les menaces ne sont pas nécessaires pour m'inciter à remplir mon devoir, répliqua Bernard, d'un accent où se révélait l'orgueilleuse et ferme volonté de ne jamais faillir.
—Ta réponse est fière. Elle me garantit la pureté de ton civisme. Mais, peut-on compter sur ton énergie, sur ta clairvoyance pour surveiller les ennemis du peuple et déjouer les complots liberticides? Et si la conduite de quelque citoyen te semblait louche, celui-là fût-il Joseph Moulette ou ton oncle lui-même, le dénoncerais-tu?
À ces paroles odieuses, un flot de sang monta aux joues de Bernard, une indignation irritée gonfla son coeur. Sa jeunesse généreuse fut au moment de protester. Mais il se contint à temps, saisi par cette pensée que, s'il était assez faible pour se trahir, il se perdait et Valleroy avec lui. Sous l'empire de cette crainte, il parvint non seulement à se dominer, mais encore à feindre des sentiments contraires aux siens, et d'une voix que faisait vibrer sa colère, il s'écria:
—Celui-là, fût-il mon oncle, je le dénoncerais.
Un mauvais sourire éclaira le visage de Fouquier-Tinville, comme s'il eût été satisfait de découvrir, sous l'apparente candeur de l'enfant, des sentiments aussi féroces que les siens.
—Bien, bien, fit-il, je trouverai à utiliser ces heureuses dispositions. Tu diras à ton oncle de continuer à épier les menées des aristocrates et à se faire au besoin seconder par toi. Tu te prépareras ainsi à rendre de plus grands services à la République. Toutes les fois que tu voudras me parler, viens librement par la même porte qu'aujourd'hui. Joseph Moulette recevra des ordres pour que tu puisses toujours arriver jusqu'à moi, et même m'attendre ici, si j'étais au tribunal.
Bernard tressaillit. Presque malgré lui, son regard se coula vers le carton où se trouvaient les dossiers des prévenus bons à envoyer devant les juges et, une fois de plus, il dut se faire violence pour ne pas se trahir, tant il était ému à la pensée qu'il pourrait se trouver seul dans le cabinet de Fouquier-Tinville, en tête-à-tête avec ces dossiers qui contenaient la mort, et qu'il rêvait de détruire pour anéantir les preuves qu'ils renfermaient.
Cependant, il fallait feindre encore, et, poursuivant son rôle, il dit avec aplomb:
—Merci pour ta bienveillance, citoyen. Je saurai m'en montrer digne.
Il salua fièrement et sortit, tandis que Fouquier-Tinville se hâtait de se rendre à l'audience du tribunal, qui allait s'ouvrir à quelques pas de là. Joseph Moulette, très humilié de n'avoir pu assister à l'entretien, en attendait la fin avec impatience. Dès qu'il vit Bernard, il courut à lui:
—Que t'a-t-il dit? demanda-t-il.
Mais Bernard, le prenant de haut, répondit d'un ton pénétré.
—Le citoyen accusateur public m'a fait défense de répéter à qui que ce soit les propos qu'il m'a tenus. Sûrement, il t'en fera part. Mais c'est un soin que je suis contraint de lui laisser.
Joseph Moulette n'osa insister, et, quel que fût son dépit, il parvint à le dissimuler.
—La défense qui t'est faite est sacrée pour moi comme pour toi, fit-il.
Garde-toi de l'enfreindre.
—Que devrai-je dire de ta part à mon oncle? reprit Bernard.
—Rien, sinon qu'il se hâte d'agir. Tu as entendu Fouquier-Tinville me réclamer le dossier de la ci-devant Jussac. Il serait fâcheux que ma bonne volonté fût impuissante. Notre opération serait manquée.
—Heureusement, tu pourras lui livrer celui d'Isabelle Lebrun qu'il t'a réclamé aussi, observa Bernard.
—Oh! celui-là, il l'aura dans trois jours et beaucoup d'autres en même temps. C'est un loup affamé, ce Fouquier-Tinville, ajouta Joseph Moulette en souriant ironiquement; il faut tromper sa faim.
Pressé de revoir Valleroy et de lui révéler les détails de son entrevue avec l'accusateur public, Bernard n'eut pas la patience d'attendre jusqu'au lendemain. Dans l'après-midi, il retourna à la prison du Luxembourg dont les grilles, sur le vu du sauf-conduit qui lui avait été délivré le matin, s'ouvrirent devant lui. Libre de circuler à travers les bâtiments, il se mit à la recherche de Valleroy et finit par le découvrir dans un corridor, non loin de la cellule où était enfermée la chanoinesse de Jussac.
—Toi, encore! s'écria Valleroy. Qu'arrive-t-il?
—Il arrive qu'à moins d'un miracle, tante Isabelle est perdue et que
Mme de Jussac le sera bientôt.
Et Bernard répéta à son ami les paroles de Fouquier-Tinville.
—Joseph Moulette, excité par sa cupidité, ajouta-t-il, trouvera moyen de retarder la comparution de la chanoinesse devant le tribunal. Mais, n'ayant pas de motifs pour déployer les mêmes efforts en faveur de tante Isabelle, il va se hâter de préparer son dossier. Il le livrera, et, alors, c'est la mort.
—Il ne faut pas qu'il le livre, s'écria Valleroy.
—Comment l'en empêcher?
—Tu lui diras qu'Isabelle Lebrun est une ancienne amie de la chanoinesse, que je les ai mises dans la même cellule, qu'avant peu, rapprochées par la communauté de leur sort, elles n'auront plus de secrets l'une pour l'autre et que tout ce qui aura été confié par celle-ci à celle-là, je le saurai; que je suis sûr en conséquence de connaître bientôt le secret de Mme de Jussac, mais à la condition que les jours d'Isabelle Lebrun soient prolongés. Si elle meurt, je ne réponds de rien.
—Oh! voilà qui est bien trouvé! dit Bernard avec admiration. Nous gagnerons ainsi un peu de temps. Mais en gagnerons-nous assez? Et pourras-tu user longtemps de ce stratagème?
—J'ai confiance en Dieu. Il ne voudra pas laisser périr ces deux nobles créatures. Il étendra sa main pour les protéger, j'en suis sûr. Vois-tu, Bernard, continua Valleroy avec conviction, les Parisiens commencent à se lasser de voir verser des flots de sang. Après les avoir terrorisés, Robespierre les irrite; ils sont las de son joug, et, un de ces jours, ils se soulèveront. Déjà, dans la Convention, les ennemis de cet homme commencent à relever la tête; ils s'agitent…
—Tu crois qu'ils oseront se révolter?
—Je crois surtout à une réaction.
—Ce que tu penses, le P. David le pense aussi. Depuis quelque temps, il a repris confiance et ne cesse de répéter que le règne des méchants va finir.
—Alors, nos amis seront sauvés!
—Le ciel t'entende! murmura Bernard. Mais, dis-moi, ajouta-t-il, as-tu pu t'entretenir avec tante Isabelle?
—Quelques instants seulement, assez cependant pour savoir que ses malheurs, depuis que nous l'avons perdue, ont égalé son courage. Relevée grièvement blessée sur le champ de bataille de Nerwinde, elle fut transportée par des Français fugitifs, d'abord à Bruxelles, puis à Mons et de là à Lille, où elle fut soignée à l'hôpital et emprisonnée après sa guérison.
—Emprisonnée! Pourquoi?
—À l'hôpital, on trouva dans ses vêtements des lettres d'émigrés qu'elle avait emportées en quittant Liège. Ces lettres ont servi de base à l'accusation dressée contre elle.
—Et il a fallu plus d'une année pour la dresser?
—Oui, plus d'une année. Pauvre tante Isabelle, que de souffrances, que d'angoisses! D'abord, trois mois à l'hôpital; puis oubliée dans les prisons de Lille; enfin, une instruction longue et vexatoire, rendue plus longue par les exigences du Comité de surveillance de Paris qui avait jugé l'affaire assez grave pour vouloir en connaître lui-même et qui, plus tard, a exigé que l'accusée fût amenée ici. Et pour rendre plus cruelle cette persécution, l'inconsolable douleur d'avoir perdu Nina!
—Mais, maintenant, elle doit savoir que Nina est vivante! Tu le lui as dit, n'est-ce pas?
—Oui, je le lui ai dit, et cette nouvelle a cicatrisé la plus profonde plaie de son coeur meurtri. Mais la chère créature est encore bien accablée! Pour lui rendre confiance après tant de déceptions et d'épreuves, il faudrait la liberté et les caresses de sa fille adoptive.
—Ne puis-je la voir, ne fût-ce qu'une minute? supplia Bernard.
Valleroy ne répondit pas. Mais, après avoir regardé autour de lui et s'être assuré que le corridor était désert en ce moment, il alla tirer les verrous d'une porte qu'il entr'ouvrit en faisant signe à Bernard d'avancer. Bernard s'approcha et, par l'entre-bâillement, il vit tante Isabelle et Mme de Jussac. Au bruit des gonds, elles s'étaient levées et se tenaient débout dans un angle de leur étroite cellule, l'inquiétude aux yeux, effarées et toutes pâles. Mais à l'aspect de l'enfant qui leur envoyait de la main des baisers, leur visage se transfigura.
—J'embrasserai Nina pour vous deux!
Bernard leur jeta ces mots d'une voix éteinte. Mais elles les entendirent, et ce fut, dans les ténèbres de leur prison un rayon de soleil qui les réchauffa pour tout le jour, et porte se referma sans bruit.
—Maintenant, sauve-toi, mon Bernard, dit Valleroy. Tu verras plus longuement les nobles femmes à une heure plus propice; Quant à toi songe, cher enfant, que, hors de cette prison, tu es leur unique appui; que moi-même je n'ai d'autre complice que toi et ne peux compter que sur toi pour tirer parti de la cupidité du citoyen Moulette et pour détourner d'elles la férocité du tigre Fouquier-Tinville.
—Oh! nous les sauverons! s'écria Bernard.
À dater de ce jour, tous les matins, à la même heure, on eût pu voir Bernard à la prison du Luxembourg et au Palais de Justice. À la prison, il échangeait quelques mots avec Valleroy qui lui confiait, à d'assez fréquents intervalles, une communication pour Joseph Moulette ou un message pour Fouquier-Tinville. Au Palais de justice, il traversait gravement les salles d'attente remplies de solliciteurs. Cuirassant son coeur contre les émotions et la colère, il pénétrait chez Joseph Moulette et même dans le cabinet de Fouquier-Tinville, où, sous prétexte d'attendre l'accusateur public, il lui arrivait de rester seul. C'est ainsi qu'il parvint à se rendre compte que chaque jour, en arrivant à son bureau, Fouquier-Tinville tirait de son carton quelques dossiers pour les envoyer au tribunal, prenant ordinairement ceux qui se trouvaient au-dessus, ne touchant presque jamais à ceux qui se trouvaient au-dessous, plus pressé de fournir des victimes au bourreau que de les choisir. Il constata encore que, chargé de besogne, détourné à tout instant, par des incidents imprévus et multiples, des affaires qu'il avait paru suivre, le terrible accusateur les oubliait, arrivant à la fin de ses fiévreuses journées sans avoir pu épuiser les occupations qu'il s'était proposées le matin. Ces circonstances frappaient Bernard. Il se promettait d'en tirer parti au profit de tante Isabelle et de Mme de Jussac.
Plusieurs semaines s'écoulèrent ainsi sans amener de changement dans la situation des deux prisonnières. Il semblait même qu'on ne songeait plus à elles, et Valleroy, heureux d'avoir gagné du temps, se flattait d'en gagner encore. Au commencement du mois de juin, ou, pour parler comme le calendrier républicain, à la fin de prairial, Bernard, en arrivant un matin au Palais de justice, ne trouva pas Joseph Moulette dans la pièce où il se tenait ordinairement. Il allait s'enquérir des motifs de son absence, quand Fouquier-Tinville apparut, traversant cette pièce pour se rendre à l'audience.
—Tu cherches Joseph Moulette? dit-il à Bernard. Tu ne le reverras pas. Ce misérable a été surpris en flagrant délit de trahison. Il usait des pouvoirs dont je l'avais investi pour soustraire des coupables à la justice du peuple et leur vendre ses services. Son crime est grand et il le payera de sa tête. Médite cet exemple, et, puisque je t'ai accordé ma confiance, songe au châtiment que subiront ceux qui l'ont trompée. Il attend ceux qui la tromperaient.
Il sortit, laissant Bernard terrifié par la perspective des périls que l'arrestation de Joseph Moulette créait à ses amis et à lui-même. En toute autre circonstance, il se fût réjoui de l'événement qui le vengeait du personnage qu'il considérait comme l'artisan le plus actif de son malheur. Mais il craignait que le coquin, en se voyant perdu, ne voulût perdre du même coup ceux qui s'étaient servis de lui, et il quitta le Palais de justice en proie à la plus vive inquiétude. Lorsqu'au bout de vingt-quatre heures il y revint, il était anxieux, pressé de savoir si ses amis et lui-même n'étaient pas compromis dans l'aventure de Joseph Moulette. Et comme, avec une réserve prudente, il cherchait à s'en informer, un des employés du bureau lui apprit que le secrétaire de Fouquier-Tinville, arrêté, dans son lit, la veille, à 5 heures du matin, avait été conduit à la prison du Plessis, non sans avoir énergiquement protesté de son innocence et s'être réclamé des habitants d'Épinal. L'ordre était donné d'instruire son procès. Mais, sans doute, ce procès traînerait en longueur, et comme Joseph Moulette comptait parmi ses compatriotes des défenseurs ardents il ne désespérait pas de dérober sa tête au bourreau.
Ces renseignements ne rassurèrent Bernard qu'à demi. Ils permettaient de penser que le prévenu serait oublié au fond de sa prison, et que tant qu'il ne verrait pas sa vie menacée, il s'abstiendrait de toute révélation compromettante pour ses complices. Mais son arrestation n'en mettait pas moins les prisonniers du Luxembourg à la merci de Fouquier-Tinville, et c'est de cela, surtout, que Bernard s'alarmait. Ce même jour, sous l'influence de ses alarmes, il pénétra dans le cabinet de l'accusateur public. Avec une témérité qui pouvait lui coûter la vie, il alla droit au carton où étaient enfermés les dossiers, l'ouvrit et tira ceux du dessus. Sur l'un d'eux, il lut ce nom: «Ci-devant chanoinesse de Jussac»; sur l'autre: «Isabelle Lebrun».
Elles étaient là, les pièces accusatrices, les preuves accablantes. Allait-il les détruire? Non, car si Fouquier-Tinville s'apercevait de leur disparition, il en demanderait compte. Seulement, il les glissa sous les autres, tout au fond du carton, en se promettant de venir s'assurer tous les jours qu'elles étaient à la même place.
CHAPITRE XIX
HÉROÏSME DE FEMME
On était maintenant en plein été et le mois de thermidor venait de commencer. Dans le calendrier républicain, inauguré l'année précédente, le 1er thermidor correspondait au 19 juillet. À cette époque, une protestation lente et sourde commençait à s'élever contre la Terreur. Elle montait de toutes parts, cette protestation. Elle se dressait en face de Robespierre devenu, depuis la chute des Girondins, le maître tout-puissant de la France; en face de ses complices, Couthon et Saint-Just, membres comme lui du Comité de Salut public, et des nombreux exécuteurs de leurs volontés. Ceux qui la formulaient n'étaient pas seulement terrorisés, c'étaient aussi les premiers terroristes que Robespierre avait espéré anéantir en frappant Danton et qui maintenant relevaient la tête, devenaient menaçants, appuyés sur la réaction que provoquait l'abus qu'il avait fait de son pouvoir.
Lui-même comprenait la nécessité d'arrêter la Terreur. Il le proclamait en déclarant que seuls les tyrans et les aristocrates devaient subir les rigueurs des lois et que, désormais, les innocents devaient être épargnés. Mais arrêter la Terreur n'était point facile à ceux qu'on accusait de l'avoir déchaînée, et de plus en plus, la Convention, où il comptait plus d'ennemis que d'amis, s'attachait à le leur faire comprendre. Lancés sur la pente où d'autres avant eux avaient glissé, nul frein ne pouvait les y retenir. Ils étaient condamnés à aller jusqu'au bout et à périr par les armes qu'ils avaient forgées. Tout appel à la modération formulé par eux ne pouvait que les affaiblir, et tout retour en arrière leur était interdit. C'est en vain qu'ils s'efforçaient de résister à l'évidence, elle les écrasait. L'instrument dont ils avaient abusé s'énervait, se paralysait entre leurs mains, et en même temps qu'éclatait pour eux la nécessité de fortifier par un acte énergique, avec l'appui de la Commune et des clubs, leur pouvoir ébranlé, un parti se formait dans la Convention pour les renverser.
Au 1er thermidor, cette situation se posait nettement, grosse de complications prochaines et de crises violentes. Les Parisiens, chaque jour, à leur réveil, se demandaient qui allait l'emporter de la faction de Robespierre, ayant avec elle et pour elle le club des Jacobins, la Commune et les principaux chefs de la garde nationale, ou de la coalition des réactionnaires que la Convention comptait dans son sein. En attendant le dénouement, et comme pour se le rendre plus sûrement favorable, les terroristes redoublaient de rigueurs et de cruautés. Le tribunal révolutionnaire ne cessait pas de condamner, la guillotine d'exécuter, et alors qu'ils n'avaient jamais été plus près de la délivrance, les Parisiens pouvaient craindre de n'être jamais délivrés. La physionomie de Paris était lamentable. La ville appartenait aux brigands. Les honnêtes gens évitaient de se montrer dans les rues. Avec l'été revenu, la misère, dont on avait tant pâti durant les mois d'hiver, perdait son caractère aigu, non que les privations fussent moindres, mais parce que, grâce à la belle saison, on les supportait mieux.
Il n'y avait jamais eu plus grand encombrement dans les prisons. Les vides qu'y faisait le bourreau étaient comblés aussitôt, grâce à des arrestations nouvelles. Le pain manquait ainsi que la viande. Les citoyens étaient à la ration, et la difficulté de se procurer des vivres devenait telle que des familles entières souffraient de la faim. Il était clair que cet état de choses ne pouvait durer. Cependant, si grave qu'il fût, la chanoinesse de Jussac et tante Isabelle avaient jusqu'à ce jour échappé à la mort. Il est vrai que l'accusateur public Fouquier-Tinville, emporté maintenant par une folie homicide poussée au paroxysme, avait chaque jour tant d'arrêts de mort à signer qu'il les signait sans les lire, et que pour fournir un aliment à l'activité du tribunal révolutionnaire, comme à celle du bourreau, il leur envoyait des victimes sans se demander si elles étaient innocentes ou coupables. C'est au hasard et non d'après une volonté raisonnée qu'il les désignait, prenant dans l'énorme tas de dossiers que lui envoyait le Comité de Sûreté générale ce qui tombait sous sa main, négligeant même d'établir l'identité des prévenus, si bien qu'il arrivait que ceux auxquels on ne songeait pas étaient conduits à l'échafaud à la place de ceux qu'on avait voulu y envoyer.
Si la chanoinesse de Jussac et tante Isabelle étaient encore épargnées, si jamais le dossier contenant l'acte d'accusation dressé contre elles ne se présentait aux mains de Fouquier-Tinville, c'est que Bernard, habitué du cabinet de l'accusateur public, s'y introduisait tous les jours à l'heure où il était sûr de n'y rencontrer personne et enfouissait ce dossier sous les autres, avec l'espoir qu'on n'irait pas le chercher où il l'avait mis. Mais, en s'exposant ainsi pour les sauver, il ne se dissimulait pas que leur vie ne tenait qu'à un fil. Qu'il fût surpris au moment où il cachait la pièce accusatrice et tout était perdu. Il suffisait même qu'un jour, il lui fût impossible de se trouver seul dans le repaire de Fouquier-Tinville pour que le nom des deux prisonnières oubliées se présentât au souvenir ou aux yeux de ce dernier et pour qu'il les traduisît devant le tribunal. C'est là surtout ce que redoutait Bernard, ce qui lui suggérait les angoisses qu'il confiait au P. David, à Valleroy, à Kelner, et qu'ils ressentaient au même titre que lui.
Cependant, depuis trois mois que la chanoinesse de Jussac et tante Isabelle étaient détenues à la prison du Luxembourg, l'espoir de la délivrance ne les avait pas un seul jour abandonnées. C'est à Valleroy qu'elles devaient le maintien de cet espoir, aux soins empressés qu'il ne cessait de leur prodiguer, à sa sollicitude toujours en éveil, qui les accompagnait à toutes les heures des longues et monotones journées de leur captivité. Quoiqu'il affectât de se montrer bienveillant et humain envers les nombreuses prisonnières placées sous sa surveillance, c'est surtout pour la chanoinesse et pour tante Isabelle qu'il se plaisait à adoucir les rigueurs du règlement de la prison. Elles jouissaient de toutes les faveurs qu'il pouvait accorder sans se compromettre. Elles en jouissaient avant de les avoir sollicitées. Elles vivaient librement dans la cellule où il les avait réunies. Elles pouvaient même y recevoir quelques-uns de leurs compagnons d'infortune, et comme, d'autre part, un lien d'étroite sympathie s'était formé entre elles, qu'elles y fussent en nombreuse compagnie ou seules, elles s'y trouvaient heureuses.
Dès leur première rencontre dans l'étroite chambre elles s'étaient senties attirées l'une vers l'autre. En dépit de ses préjugés aristocratiques, la chanoinesse n'avait pas été longue à tomber sous le charme de tante Isabelle, à lui témoigner un tendre attachement, et celle-ci à payer en respectueuses et incessantes prévenances la dette qu'elle avait contractée envers la mère adoptive de Nina. Nina! c'était elle qui réunissait dans un même sentiment affectueux les deux pauvres captives; par elle, en parlant d'elle qu'elles se consolaient. Privées de voir l'enfant, ne sachant de son sort que ce que leur en disait Valleroy, elles se promettaient une égale joie de la retrouver un jour, de la reprendre sous leur protection. La chanoinesse allait même plus loin. Elle rêvait d'une rentrée triomphante au château de Jussac et s'y voyait à jamais établie entre Nina et tante Isabelle. Ces divers espoirs fréquemment et longuement caressés apaisaient les tristesses de la prison, et tante Isabelle déclarait qu'après les cruelles épreuves qu'elle avait subies, nulle existence ne lui eût semblé plus douce que celle qu'on menait au Luxembourg, si seulement elle avait été libre d'y garder Nina à côté d'elle.
Cette vie, d'ailleurs, était presque joyeuse, comparée à celle des infortunés, détenus dans les autres prisons de Paris. Au Luxembourg, les prisonniers jouissaient d'une liberté relative. Ils pouvaient se réunir entre eux, se visiter, et même, avec un peu d'habileté, s'assurer, à un prix modéré, le droit de recevoir des communications du dehors, à la condition qu'elles auraient pour unique objet les nouvelles publiques ou le sort d'êtres chers et aimés. Brusquement, ces faveurs diminuèrent et finirent par être supprimées par une décision du bureau de la police générale, qui découvrit ou feignit de découvrir au Luxembourg une conspiration. Il y eut parmi les prisonniers des arrestations opérées. Plusieurs d'entre eux payèrent de leur vie le soupçon faux ou fondé qu'ils avaient encouru. La surveillance, dès ce moment, devint plus sévère.
Mais, grâce à Valleroy, la chanoinesse et tante Isabelle n'eurent pas trop à en souffrir. La protection de leur gardien continua à veiller sur elles, leur évita les mesures vexatoires que d'autres durent supporter, sans que jamais les traitements dont elles étaient l'objet donnassent lieu à des protestations. On redoutait Valleroy parce qu'on le savait en relations avec Fouquier-Tinville, mais on l'aimait parce qu'il avait maintes fois employé son crédit à améliorer le sort des prisonniers, et ses protégées bénéficièrent autant de la reconnaissance qu'il méritait que des craintes qu'il inspirait. Quand Joseph Moulette fut arrêté, Valleroy partagea un moment l'effroi de Bernard et redouta comme lui d'être compromis par les dénonciations du citoyen président ou même par le souvenir de leurs relations en apparence amicales. Il s'attendit durant tout un jour à être décrété d'arrestation et ne respira que lorsqu'il apprit que Joseph Moulette s'était laissé emprisonner sans le désigner comme son complice.
À ce moment, les échos du dehors commençaient à apporter dans la prison les rumeurs qui s'élevaient à travers Paris et présageaient la fin du pouvoir exécré de Robespierre. À partir du Ier thermidor, ces rumeurs se précisèrent. Elles annonçaient l'éclat des rivalités qui, depuis longtemps, s'étaient élevées entre le parti de Robespierre et la Convention. On racontait que Robespierre, appuyé sur les sections de Paris et de la garde nationale, voulait provoquer dans le sein même de la Convention un mouvement en sa faveur et l'écraser si elle lui résistait. Mais on disait celle-ci résolue à se défendre, à user de ses pouvoirs, pour mettre hors la loi quiconque méconnaîtrait son autorité, celui-là fût-il Robespierre.
Dans ces nouvelles qui se pressaient et enfiévraient Paris, Valleroy puisait l'espérance de voir finir la captivité des milliers d'innocents qu'avaient incarcérés les terroristes. Il se croyait au terme de ses angoisses et goûtait une indicible joie à communiquer à ses protégées tous les bruits propres à faciliter leur confiance et la sienne. Maintenant, le matin venu, il attendait avec impatience l'heure qui devait amener Bernard au Luxembourg. Dès qu'il l'apercevait, il courait à lui, l'interrogeait, dévorait des yeux les journaux que lui apportait l'enfant. Puis il se hâtait d'aller répéter à Mme de Jussac et à tante Isabelle ce qu'il venait d'apprendre.
C'est ainsi que le 8 thermidor, alors qu'entre les autorités rivales, Robespierre et la Commune d'un côté, et de l'autre, la Convention, parlant au nom de la loi, la lutte se préparait sans qu'on pût prévoir encore pour qui se prononcerait Paris, Valleroy se promenait à grands pas dans la cour du Luxembourg chauffée par le soleil de juillet, qui au même moment, incendiait les cervelles des Parisiens et ajoutait à leur exaltation. À tout instant, ses yeux se tournaient vers la grille d'entrée, exprimaient les anxiétés d'une attente prolongée et paraissaient interroger un être invisible et mystérieux. Soudain, un rayon de plaisir éclaira son visage. Mais ce ne fut qu'un éclair qui s'éteignit presque aussitôt dans un assombrissement soudain de sa physionomie. Bernard venait vers lui, non avec l'expression de gravité douce qu'il portait ordinairement sur le visage, mais livide, le regard effaré, les cheveux en désordre et tout essoufflé par la rapidité de sa course.
Valleroy pressentit un malheur.
—Qu'as-tu donc? lui demanda-t-il.
—J'ai que le dossier de tante Isabelle n'est plus dans le carton de Fouquier-Tinville. Il y était hier avec celui de la chanoinesse; je les ai vus tous deux. Il n'y en a plus qu'un aujourd'hui.
—On a enlevé l'autre! s'écria Valleroy écrasé par cette nouvelle.
—On l'a enlevé pour l'envoyer au tribunal, sans doute.
—Non, non, c'est impossible! Le ciel ne peut vouloir que tante Isabelle périsse, alors que nous sommes parvenus à la dérober jusqu'ici au bourreau et que, demain peut-être, la guillotine sera renversée! C'est impossible.
Sa voix tremblait; des larmes montaient à ses yeux, coulaient sur ses traits où se révélait son désespoir, tandis que ses mains s'agitaient convulsivement.
—Par grâce, Valleroy, supplia Bernard, domine-toi, ou tu vas te perdre.
—Et qu'importe! soupira le pauvre garçon… Pourquoi vivre si tante
Isabelle meurt?
—Pourquoi vivre? Ne suis-je donc plus rien pour l'ami à qui je dois de n'être pas mort de douleur et de misère? Pourquoi vivre! As-tu oublié ton devoir? Valleroy n'appartient-il plus à Malincourt?
Et comme dans la cour presque déserte personne ne s'occupait d'eux, Bernard saisit la main de son ami et la garda dans la sienne, s'efforçant, par cette étreinte, de le rappeler à lui-même.
—Oui, tu as raison, reprit alors Valleroy, j'ai fait à ton père une promesse, celle de ne pas t'abandonner. Je dois la tenir, je la tiendrai. Mais je veux tenter de sauver tante Isabelle.
—La sauver! Comment?
—Je ne sais encore. Mais je trouverai. Dieu m'inspirera.
Il poussa ce cri sans conviction, comme un soldat désarmé qui ne veut pas s'avouer vaincu. Sauver tante Isabelle, alors qu'elle serait appelée au tribunal et condamnée, était une tâche au-dessus de ses forces, et il le savait bien. Quant à la faire évader, il n'y fallait pas songer, les consignes étaient trop sévères et trop rigoureusement observées pour qu'on pût tenter de les enfreindre avec quelque chance d'y réussir. Il aurait fallu un miracle, et déjà, à cette époque, on ne croyait plus aux miracles.
Ces objections s'élevaient dans la pensée de Valleroy, et pour la première fois depuis qu'il était venu s'enfermer au Luxembourg, il sentait s'ébranler les fermes espoirs qui, jusqu'à ce jour, avaient fortifié son énergie et sa confiance. Mais ce fut pire encore quand la lourde grille de l'entrée s'ouvrit avec fracas pour livrer passage à une charrette vide qu'escortaient des gendarmes et qui, après avoir franchi l'enceinte de la prison, vint s'arrêter devant le greffe. Oh! cette charrette, il la connaissait bien, étant accoutumé à la voir arriver tous les jours. C'était elle qui venait chercher les prisonniers pour les conduire au tribunal et de là à la mort, après une courte halte à la Conciergerie.
—Tout est perdu! murmura Valleroy en désignant à Bernard le lugubre équipage.
Et tous deux restèrent debout au milieu de la cour, immobiles, les jambes tremblantes, pendant que le chef de l'escorte descendait de cheval et entrait dans le bureau du greffier où il resta quelques instants. Quand il en sortit, il n'était pas seul. Il avait à ses côtés le gardien-chef de la prison et le greffier, ce dernier tenant à la main une feuille de papier sur laquelle étaient inscrits plusieurs noms. C'était la liste des détenus que réclamait l'accusateur public.
—Qu'on fasse descendre tous les prisonniers, ordonna le gardien-chef en s'adressant à Valleroy.
Valleroy, contraint d'obéir, rentra dans la prison, transmit l'ordre à ses camarades qui le répétèrent. Alors, ce fut, dans les corridors, des cris d'appel, des fracas de portes ouvertes et fermées, des bruits de pas sur les dalles, une rumeur de voix éplorées, à travers laquelle on était surpris d'entendre passer des rires. Et à tous les étages, de toutes les issues aboutissant aux escaliers, sortaient des gens de tout âge et de toute condition qui se hâtaient de descendre dans la cour où ils se rangeaient en demi-cercle, les vieillards appuyés aux bras d'hommes plus jeunes qui les soutenaient les femmes pressées et effarées, les unes contre les autres, la pâleur aux joues, mais se raidissant pour surmonter leur angoisse et ne pas paraître avoir peur. Le nombre de ces infortunés était considérable; c'est par centaines qu'on les comptait. Parmi eux, on distinguait des gentilshommes, dont quelques-uns portaient encore les riches costumes d'autrefois, des bourgeois des paysans, pour la plupart vêtus de noir; des grandes dames parées comme pour un jour de fête, des femmes du peuple, des prêtres, des religieuses et même des enfants. C'est dans toutes les classes sociales que la Terreur ramassait ses victimes.
Bernard s'était jeté dans un coin et regardait, le coeur serré, ce triste spectacle, cherchant dans cette foule la chanoinesse de Jussac et tante Isabelle. Il s'étonnait de ne les avoir pas encore vues, quand, sur le seuil de la prison, apparut la chanoinesse, conduite par Valleroy.
Alourdie par son embonpoint, appuyée sur sa haute canne, elle marchait lentement et vint se placer dans un groupe formé de gens qu'elle connaissait. Alors, un vieillard lui offrit son bras, et elle s'y suspendit, en prononçant des paroles de remerciement.
Valleroy s'était rapproché de Bernard.
—Et tante Isabelle? demanda ce dernier.
—Elle est couchée, souffrante, et dormait encore, répondit Valleroy. Je n'ai pas osé la réveiller. Il sera toujours temps d'aller la chercher, si on l'appelle.
À ce moment, l'appel commençait. Dans le silence, le greffier jetait les noms à haute voix. Homme ou femme, le prévenu désigné pour le bourreau disait rapidement adieu à ses compagnons, recevait leurs étreintes, et venait se ranger près de la charrette, entre les gendarmes.
On n'entendait ni plaintes ni cris, à peine un gémissement répondant à la voix du greffier. Les douleurs restaient muettes, les larmes coulaient sans bruit, soit que l'habitude de voir mourir eût cuirassé les coeurs contre les émotions bruyantes, soit que ceux que la Terreur laissait encore vivre eussent compris qu'il importait de ne pas ébranler, par d'inutiles manifestations, le courage de ceux qui allaient quitter la vie. Quatorze personnes furent ainsi appelées. Valleroy et Bernard écoutaient cette funèbre énumération, saisis d'une horrible angoisse, espérant toujours que la liste était épuisée et que le nom de tante Isabelle n'y figurait pas.
Mais, tout à coup, le greffier reprit:
—Isabelle Lebrun, comédienne.
Valleroy chancela, s'appuyant d'une main sur le bras de Bernard, et, de l'autre, étreignant sa poitrine en feu, sous sa veste d'uniforme. Personne ne répondait à l'appel du greffier.
—Isabelle Lebrun, répéta ce dernier.
Valleroy, dont relevait la prisonnière absente, s'attendait à être interpellé par le gardien-chef et à recevoir l'ordre d'aller la quérir, quand, soudain, il vit la chanoinesse de Jussac abandonner le bras sur lequel elle s'appuyait, sortir des groupes et s'avancer vers le gardien-chef, en disant:
—Excusez-moi, Monsieur, je n'avais pas entendu.
Il y eut dans les rangs de ceux qui la connaissaient comme un murmure de protestation. Mais, d'un regard impérieux, elle imposa silence à ses amis, et aucun d'eux ne dénonça son généreux mensonge qu'au milieu de cette foule de prisonniers les gardiens ne remarquèrent même pas. L'accusateur public leur demandait une femme; c'est une femme qu'ils lui livraient sans demander qui elle était. Quant à Valleroy, il s'était élancé pour protester à son tour, entraîné par l'ardent désir d'arracher la chanoinesse à la mort. Mais, sans que ni Bernard, ni personne l'eût retenu, il s'arrêta aussi épouvanté par ce qu'il allait faire que par ce qu'il laissait faire. D'un mot, il pouvait sauver Mme de Jussac. Il lui suffisait de pousser un cri, de signaler au greffier l'erreur volontairement commise par celle qui devait en être la victime. Mais, prononcer ce mot, pousser ce cri, signaler cette erreur, c'était perdre tante Isabelle, l'envoyer à la guillotine. Oh! qu'avec joie il eût, en ce moment, offert sa vie pour les délivrer toutes deux. Par malheur, en se perdant, il ne les aurait pas sauvées, et il se trouvait dans cette effroyable alternative d'avoir à laisser mourir l'une ou de condamner l'autre. Et tandis que ces pensées torturaient son esprit, ordre avait été donné aux prisonniers de monter dans la charrette. Maintenant, ils s'y trouvaient tous, les femmes assises sur des planches posées transversalement en guise de banquettes, les hommes debout.
—C'est complet, cria le gendarme commandant l'escorte, qui venait de se remettre à cheval. En route!
Et, comme une voiture de boucher chargée de moutons qu'on mène à l'abattoir, la charrette s'ébranla et roula lourdement sous la voûte du palais, tandis que les prisonniers à qui on permettait encore de vivre se désespéraient de toutes parts et que Bernard et Valleroy assistaient de loin à ce départ, consternés et pénétrés d'épouvante. Le fracas des roues se perdit dans une subite poussée de cris. C'était la foule massée au dehors qui accueillait de ses huées les prévenus dont commençait le supplice. La grille s'était déjà refermée que ces cris retentissaient encore. Bernard dit alors:
—Si tante Isabelle, en s'éveillant, s'aperçoit de la disparition de la chanoinesse et apprend la vérité, elle ira se livrer pour son amie.
Valleroy tressaillit.
—Elle n'apprendra pas la vérité, fit-il brusquement. Je vais l'enfermer à clé dans sa cellule, et, jusqu'à demain, personne ne pénétrera auprès d'elle. Quant à toi, suis la charrette, et sache ce que va devenir Mme de Jussac.
Ils se séparèrent, et Bernard sortit du palais en toute hâte. En marche vers la Conciergerie, par les rues tortueuses du quartier Latin, le convoi des prévenus, quand il le rejoignit, entrait dans la rue Dauphine, où déjà stationnait une grande foule venue là, non pour voir passer la sinistre charrette, mais pour commenter les événements qui se précipitaient et allaient mettre aux prises la Convention et la Commune. Cette foule rejetée à droite et à gauche, contre les maisons, par les gendarmes, regarda défiler le cortège sans pousser les ordinaires cris qu'en pareil cas, et depuis de si longs mois, la peur lui arrachait. Son attitude maintenant disait l'horreur du sang versé, la pitié pour les victimes, la haine des bourreaux et l'impérieux besoin de tirer vengeance de leurs forfaits.
Ces sentiments, non encore hautement manifestés, éclataient avec tant de force dans l'expression des visages que les sans-culottes et les tricoteuses qui suivaient la charrette arrêtèrent leurs danses et leurs clameurs cannibalesques, dans la crainte de provoquer des protestations. Quelques voix même s'élevèrent en faveur des prévenus. Allait-on encore guillotiner ceux-là? N'était-ce pas assez d'avoir coupé le cou à des milliers d'innocents? Les juges et le bourreau ne se lasseraient-ils donc pas de leur sanglante besogne? Il y eut un moment où la foule devint menaçante. Les gendarmes se regardèrent et, aux signes échangés entre eux, on put deviner que si quelque tentative était faite pour délivrer les prisonniers, ils ne s'y opposeraient pas. Qu'un homme énergique et entreprenant se fût trouvé là, et les sans-culottes eussent été culbutés, les prévenus mis en liberté. Mais cet homme ne se rencontra pas et le peuple, si longtemps terrorisé, n'osa violer les lois. Robespierre vivait encore; il exerçait encore le pouvoir. À cette heure, il allait monter à la tribune de la Convention pour dévoiler les iniquités de ses ennemis, et ses partisans annonçaient qu'il en descendrait triomphant.
Les prévenus arrivèrent donc sans encombre jusqu'au Pont-Neuf. Là, leur escorte se resserra autour d'eux et on atteignit ainsi la Conciergerie dont les portes s'ouvrirent pour les recevoir et se refermèrent aussitôt. Alors, Bernard se rendit au Palais de justice et entra dans la salle où le tribunal révolutionnaire allait tenir son audience. Il attendit une heure environ, perdu parmi les spectateurs qui se pressaient dans l'espace réservé au public. Puis il vit entrer successivement l'accusateur public Fouquier-Tinville, les juges, en tête desquels marchait leur président Dumas, et enfin les accusés désignés pour comparaître les premiers.
Leur procès fut bref. Un interrogatoire sommaire, le réquisitoire de l'accusateur public, la condamnation et ce fut tout. La chanoinesse de Jussac comparut à son tour. Assurément, si elle eût révélé son nom, évoqué le souvenir de son frère mort au service de la République, on n'eût osé la condamner. Mais aux premières questions qui lui furent posées, elle répondit:
—Je me nomme Isabelle Lebrun.
—Tu as conspiré avec les ennemis de la patrie, lui dit le président. Tu étais à Coblentz, à Bruxelles, à Liège, partout où se tramaient des complots.
—J'y étais et j'ai conspiré, répliqua-t-elle. Condamnez-moi.
On la condamna. Elle écouta l'arrêt, la tête haute, un sourire dédaigneux sur les lèvres. Les sentences prononcées à cette audience reçurent leur exécution le même jour, comme si Fouquier-Tinville, en prévision des événements qui se préparaient, eût voulu hâter le supplice des condamnés que ces événements auraient sauvés. C'est ainsi que périt, victime de son héroïque dévouement, la chanoinesse de Jussac. Quant à tante Isabelle, elle devait ignorer longtemps en quelles circonstances elle avait été sauvée, Valleroy ayant jugé prudent de les lui taire pour ne pas accroître la vive douleur qu'elle ressentit en apprenant la mort de sa compagne de captivité.
Le 9 thermidor, dans l'après-midi. Robespierre, son frère, et ceux de ses collègues du Comité de Salut public qui avaient pris parti pour lui étaient décrétés d'arrestation par la Convention nationale et mis hors la loi. Le lendemain, après des tragiques péripéties qui appartiennent à l'histoire, ils montaient sur l'échafaud et y recevaient la mort de la main du même bourreau par lequel ils avaient fait verser à flots le sang des innocents, celui de leurs rivaux et de leurs complices. Ce jour-là Paris et la France se crurent délivrés. Ils se trompaient. Leurs maux n'étaient pas finis. Longtemps encore ils devaient subir d'autres tortures et connaître d'autres douleurs. Mais à ce premier moment, ils respiraient, soulagés; ils s'attachaient passionnément à l'espoir d'un avenir réparateur, et l'allégresse était générale parmi tous ceux qui, si longtemps, avaient été menacés, opprimés et persécutés. Ce qui ajoutait à la joie publique, c'est que partout s'ouvraient les prisons, et que les détenus étaient mis en liberté, tandis que les suspects qui, durant la Terreur, s'étaient tenus cachés, osaient enfin se montrer dans la rue.
Vers la fin de cette émouvante journée, dans une salle du ci-devant hôtel de Malincourt, tante Isabelle, Nina, Bernard, Valleroy et le P. David étaient réunis. Après un court repas servi par Kelner et par Rose, les coudes sur la table, ils s'entretenaient des événements passés et des pauvres morts tombés en chemin au cours de ces émouvantes aventures. Tout à coup et comme la conversation semblait languir, Valleroy, assis à côté de tante Isabelle, désigna Nina qui jouait avec Bernard sous le regard attendri de l'ancien moine bénédictin et dit à demi-voix:
—Vous souvenez-vous, tante Isabelle, de l'entretien que nous eûmes, sur le bateau de Coblentz, la première fois que nous nous vîmes, voici deux ans?
—Quel entretien? demanda la jeune femme.
—Je vous disais que nous avions tous deux, vous et moi, une tâche égale, un enfant à protéger et à élever et que, pour m'aider à préparer aux devoirs de la vie celui qui m'était confié, je voudrais une compagne comme vous. «Elle serait une mère pour lui, ajoutais-je, et je serais un père pour Nina.»
—Oui, je me souviens, répondit tante Isabelle avec mélancolie.
—Bernard sera bientôt un homme, reprit Valleroy; mais, en attendant qu'il le devienne, une maternelle influence lui serait nécessaire. Quant à Nina, elle est si jeune encore qu'elle aura longtemps besoin d'une sollicitude telle que la vôtre et d'un appui tel que le mien, de telle sorte que le voeu que j'exprimais il y a deux ans n'a rien perdu de sa raison d'être. Ne pensez-vous pas comme moi?
—Oui, je pense comme vous.
—Alors, ce voeu, voulez-vous le réaliser, tante Isabelle? Si vous me jugez digne de vous, voulez-vous être ma femme?
Et la main ouverte sur la table, le regard anxieux et suppliant, il implorait une réponse favorable. Tante Isabelle ne la fit pas longtemps attendre. Pendant quelques minutes, elle resta silencieuse et recueillie, les yeux à demi clos, comme si elle interrogeait sa raison et son coeur. Puis elle se redressa, et, laissant tomber sa main dans celle qui la sollicitait, elle répondit:
—Je le veux bien, Monsieur Valleroy.
Ce même soir, Joseph Moulette parvenait à sortir de la prison du Plessis où il avait été enfermé par ordre de Fouquier-Tinville. À lui comme à d'autres, la chute de Robespierre apportait le salut. Mais ce salut, il le devait au hasard seulement, car il n'avait cessé, depuis le commencement de la Révolution, d'être pour les oppresseurs contre les opprimés. Aussi, redoutant d'être recherché comme jacobin et de devenir victime de la réaction qui commençait, s'empressait-il de quitter Paris.